Carmel
Correspondance de Thérèse LT 226 – Au P. Roulland – 9 Mai 1897

DE  
MARTIN Thérèse, Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus
À 
ROULLAND Adolphe Père

09/05/1897

J.M.J.T. 
Carmel de Lisieux        9 mai 1897 
Mon Frère,

J'ai reçu avec joie ou plutôt avec émotion les reliques que vous avez bien voulu m'envoyer, votre lettre est presque une lettre d'au revoir pour le Ciel, il me semblait en la lisant entendre le récit des épreuves de vos ancêtres dans l'apostolat.
Sur cette terre où tout change, une seule chose reste stable, c'est la conduite du Roi des cieux à l'égard de ses amis ; depuis qu'Il a levé l'étendard de la Croix, c'est à son ombre que tous doivent combattre et remporter la victoire : «Toute vie de Missionnaire est féconde en Croix» disait Th. Vénard, et encore : «Le vrai bonheur est de souffrir. Et pour vivre il nous faut mourir.»
Mon Frère, les débuts de votre apostolat sont marqués du sceau de la croix, le Seigneur vous traite en privilégié ; c'est bien plus par la persécution et par la souffrance que par de brillantes prédications qu'Il veut affermir son règne dans les âmes.  Vous dites : «Je suis encore un petit enfant qui ne sait pas parler.» Le P. Mazel qui fut ordonné prêtre le même jour que vous, ne savait pas parler non plus, cependant il a déjà cueilli la palme... Oh ! que les pensées divines sont au-dessus des nôtres !... En apprenant la mort de ce jeune missionnaire que j'entendais nommer pour la première fois, je me suis sentie portée à l'invoquer, il me semblait le voir au Ciel dans le glorieux choeur des Martyrs. Je le sais, aux yeux des hommes son martyre ne porte pas ce nom, mais au regard du bon Dieu ce sacrifice sans gloire n'est pas moins fécond que ceux des premiers chrétiens qui confessèrent leur foi devant les tribunaux. La persécution a changé de forme, les apôtres du Christ n'ont pas changé de sentiments, aussi leur Divin Maître ne saurait changer ses récompenses à moins que ce ne soit pour les augmenter en comparaison de la gloire qui leur est refusée ici-bas.
Je ne comprends pas, mon frère, que vous paraissiez douter de votre entrée immédiate au Ciel si les infidèles vous ôtaient la vie. Je sais qu'il faut être bien pur pour paraître devant le Dieu de toute Sainteté, mais je sais aussi que le Seigneur est infiniment Juste et c'est cette justice qui effraye tant d'âmes qui fait le sujet de ma joie et de ma confiance. Etre juste, ce n'est pas seulement exercer la sévérité pour punir les coupables, c'est encore reconnaître les intentions droites et récompenser la vertu. J'espère autant de la justice du Bon Dieu que de sa miséricorde. C'est parce qu'Il est juste qu'«Il est compatissant et rempli de douceur, lent à punir et rempli de miséricorde. Car Il connaît notre fragilité, Il se souvient que nous ne sommes que poussière. Comme un père a de la tendresse pour ses enfants, ainsi le Seigneur a compassion de nous»... O mon Frère, en entendant ces belles et consolantes paroles du Prophète-Roi, comment douter que le Bon Dieu ne puisse ouvrir les portes de son royaume à ses enfants qui l'ont aimé jusqu'à tout sacrifier pour Lui, qui non seulement ont quitté leur famille et leur patrie pour le faire connaître et aimer, mais encore désirent donner leur vie pour Celui qu'ils aiment... Jésus avait bien raison de dire qu'il n'y a pas de plus grand amour que celui-là !
Comment donc se laisserait-Il vaincre en générosité ? Comment purifierait-Il dans les flammes du purgatoire des âmes consumées des feux de l'amour divin ? Il est vrai que nulle vie humaine n'est exempte de fautes, seule la Vierge Immaculée se présente absolument pure devant la Majesté Divine. Quelle joie de penser que cette Vierge est notre mère ! Puisqu'elle nous aime et qu'elle connaît notre faiblesse, qu'avons-nous à craindre ? Voici bien des phrases pour exprimer ma pensée ou plutôt pour ne pas arriver à le faire, je voulais simplement dire qu'il me semble que tous les missionnaires sont martyrs par le désir et la volonté, et que par conséquent pas un ne devrait aller en purgatoire. S'il reste dans leur âme au moment de paraître devant Dieu quelque trace de la faiblesse humaine, la Ste Vierge leur obtient la grâce de faire un acte d'amour parfait et puis leur donne la palme et la couronne qu'ils ont si bien méritées.
Voilà, mon Frère, ce que je pense de la justice du bon Dieu, ma voie est toute de confiance et d'amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d'un si tendre Ami. Parfois lorsque je lis certains traités spirituels où le perfection est montrée à travers mille entraves, environnée d'une foule d'illusions, mon pauvre esprit se fatigue bien vite, je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le coeur et je prends l'Ecriture Sainte. Alors tout me semble lumineux, une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis, la perfection me semble facile, je vois qu'il suffit de reconnaître son néant et de s'abandonner comme un enfant dans les bras du Bon Dieu. Laissant aux grandes âmes, aux grands esprits les beaux livres que je ne puis comprendre, encore moins mettre en pratique, je me réjouis d'être petite puisque les enfants seuls et ceux qui leur ressemblent seront admis au banquet céleste. Je suis bien heureuse qu'il y ait plusieurs demeures dans le royaume de Dieu, car s'il n'y avait que celle dont la description et le chemin me semblent incompréhensibles, je ne pourrais y entrer. Je voudrais bien cependant ne pas être trop éloignée de votre demeure ; en considération de vos mérites, j'espère que le bon Dieu me fera la grâce de participer à votre gloire, de même que sur la terre la soeur d'un conquérant, serait-elle dépourvue des dons de la nature, participe malgré sa pauvreté aux honneurs rendus à son frère.
Le premier acte de votre ministère en Chine m'a semblé ravissant. La petite âme dont vous avez béni la dépouille mortelle devait en effet vous sourire et vous promettre sa protection ainsi qu'aux vôtres. Combien je vous remercie de me compter parmi eux ! Je suis aussi profondément touchée et reconnaissante du souvenir que vous avez à la Sainte messe pour mes parents chéris. J'espère qu'ils sont maintenant en possession du Ciel vers lequel tendaient toutes leurs actions et leurs désirs ; cela ne m'empêche pas de prier pour eux, car il me semble que les âmes bienheureuses reçoivent une grande gloire des prières qui sont faites à leur intention et dont elles peuvent disposer pour d'autres âmes souffrantes.
Si, comme je le crois, mon père et ma mère sont au Ciel, ils doivent regarder et bénir le frère que Jésus m'a donné. Ils avaient tant désiré un fils missionnaire !... On m'a raconté qu'avant ma naissance, mes parents espéraient que leur voeu allait enfin se réaliser. S'ils avaient pu pénétrer le voile de l'avenir, ils auraient vu que c'était en effet par moi que leur désir serait accompli ; puisqu'un missionnaire est devenu mon frère, il est aussi leur fils, et dans leurs prières ils ne peuvent séparer le frère de son indigne soeur.
Vous priez, mon Frère, pour mes parents qui sont au ciel, moi je prie souvent pour les vôtres qui sont encore sur la terre, c'est pour moi une bien douce obligation et je vous promets d'être toujours fidèle à la remplir, même si je quitte l'exil et plus encore peut-être puisque je connaîtrai mieux les grâces qui leur seront nécessaires ; et puis, lorsque leur course ici-bas sera finie, je viendrai les chercher en votre nom et les introduirai au Ciel. Qu'elle sera douce la vie de famille dont nous jouirons pendant toute l'éternité !
En attendant cette bienheureuse éternité, qui dans peu de temps s'ouvrira pour nous, puisque la vie n'est qu'un jour, travaillons ensemble au salut des âmes ; moi je puis faire bien peu de choses, ou plutôt absolument rien si j'étais seule, ce qui me console c'est de penser qu'à vos côtés je puis servir à quelque chose ; en effet le zéro par lui-même n'a pas de valeur, mais placé près de l'unité il devient puissant, pourvu toutefois qu'il se mette du bon côté, après et non pas avant !... C'est bien là que Jésus m'a placée et j'espère y rester toujours, en vous suivant de loin, par la prière et le sacrifice.
Si j'écoutais mon coeur je ne terminerais pas ma lettre aujourd'hui mais la fin du silence va sonner, il faut que je porte ma lettre à notre bonne Mère qui l'attend.
Je vous prie donc, mon Frère, de bien vouloir envoyer votre bénédiction au petit zéro que le Bon Dieu a placé près de vous.

Sr Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face rel.carm.ind.

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