Carmel
Correspondance de Thérèse LT 180 – A Mme La Néele – 14-15 et 17 Octobre 1895

DE  
MARTIN Thérèse, Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus
À 
GUÉRIN Jeanne

17/10/1895

J.M.J.T.

Jésus

14-15 et 17 Octobre 1895

                Ma chère Jeanne,

                Il me semble te voir et t'entendre en lisant ta lettre, cela me fait un très grand plaisir de constater l'aimable maladie que mon Oncle et ma Tante sont venus t'apporter de Lisieux, j'espère que tu n'es pas encore guérie de ta crise de gaîté... c'est probable puisque le Célèbre membre de la Faculté, malgré sa science universelle ne peut trouver aucun remède pour sa chère petite Jeanne. Si par hasard il en faisait la découverte, je le prie de ne pas oublier notre Carmel, tout le noviciat est atteint de la contagion depuis l'entrée «de la petite coquine qui a creusé les rides et blanchi les cheveux» de sa chère Fifine.
                C'est une grande consolation pour moi, la vieille doyenne du noviciat, de voir tant de gaîté entourer mes derniers jours, cela me rajeunit et malgré mes sept ans et demi de vie religieuse, la gravité me fait souvent défaut en présence du charmant Lutin qui réjouit toute la Communauté. Si tu l'avais vue l'autre jour avec ta photographie et celle de Francis, cela t'aurait bien amusée !... Notre Mère les avait apportées à la récréation et les faisait passer à chaque soeur ; quand vint le tour de Sr Marie de l'Eucharistie elle prit les photographies l'une après l'autre, leur faisant ses plus gracieux sourires et disant tour à tour : «Bonjour, ma Fifine... Bonjour, mon Séraphin». Ces expressions de tendresse ont fait rire toutes les carmélites qui sont bien contentes d'avoir une si gentille postulante. Sa belle voix fait notre bonheur et le charme de nos récréations, mais surtout ce qui réjouit mon coeur bien plus que tous les talents et les qualités extérieures de notre cher Ange, ce sont ses dispositions à la vertu.
                Il est bien grand, ma chère Jeanne, le sacrifice que le Bon Dieu vient de te demander, mais n'a-t-Il pas promis «à celui qui pour Lui quittera, ou son Père ou sa Mère ou sa soeur, le centuple en cette vie» ? Eh bien ! pour Lui, tu n'as pas hésité à te séparer d'une soeur chérie au-delà de tout ce qui peut se dire ! Ah ! Jésus sera bien obligé de tenir sa promesse... Je sais bien qu'ordinairement ces paroles sont appliquées aux âmes religieuses, cependant je sens au fond de mon coeur qu'elles ont été prononcées pour les généreux parents qui font le sacrifice d'enfants qui leur sont plus chers qu'eux-mêmes...
                Ne l'as-tu pas déjà reçu, le centuple promis ?... Oui, déjà la douce paix et le bonheur de ta petite Marie se sont échappés des grilles du cloître pour se répandre en ton âme... Bientôt, j'en ai l'intime confiance, tu recevras un centuple plus abondant, un petit ange viendra réjouir ton foyer et recevoir tes baisers maternels...
                Ma chère petite Soeur, j'aurais dû commencer par te remercier du cadeau que tu veux bien m'offrir pour ma fête, j'en suis bien touchée, je t'assure, mais pardonne-moi si je te dis simplement mon goût. Puisque tu désires me faire plaisir, j'aimerais mieux, au lieu de poisson, un modèle de fleurs. Tu vas penser que je suis bien égoïste, mais vois-tu, mon Oncle gâte ses chères carmélites, elles sont bien assurées de ne pas mourir de faim... La petite Thérèse, qui n'a jamais aimé ce qui se mange, aime bien cependant les choses utiles à sa communauté, elle sait qu'avec des modèles, l'on peut gagner de l'argent pour acheter du poisson. C'est un peu l'histoire de Perrette, n'est-ce pas ? mais enfin si tu me donnes une branche d'églantines, je serai bien contente. S'il n'y en a pas, des pervenches ou des boutons d'or, ou même toute autre fleur commune me ferait plaisir. J'ai peur d'être indélicate, si je le suis, ne fais pas attention à ma demande et je serai très reconnaissante du poisson que tu me donneras, surtout si tu veux bien y ajouter les perles dont tu m'as parlé l'autre jour... Tu vois, ma chère Jeanne, que je suis convertie et que loin de garder le silence, je parle comme une pie et je suis trop audacieuse dans mes demandes... c'est si difficile de garder le juste milieu !... heureusement, une Soeur pardonne tout, même les importunités d'un petit benjamin...
                J'ai interrompu si souvent ma lettre qu'elle n'a pas de suite, je pensais de bien belles choses au sujet du centuple dont je te parlais au commencement, mais je suis obligé de garder les belles choses au fond de mon coeur et de prier le Bon Dieu afin qu'Il les réalise pour toi, car je n'ai pas le temps de te les énumérer. Il faut que j'aille «Au lavage», écouter tout en frottant le linge le cher petit Lutin qui va sans doute chanter que «Ce lavage doit nous conduire au Rivage sans Orage...».
                Nos deux Bonnes Mères et toutes tes petites soeurs te disent mille choses aimables ainsi qu'à Francis. Je n'oublie pas que demain on célèbre la fête de St Luc, l'un de ses patrons, aussi je ferai la sainte Communion pour lui et je demanderai à Jésus de le récompenser du mal qu'il s'est donné à me trouver des remèdes...
                Je t'embrasse de coeur, ma chère petite Jeanne, et t'assure de l'affection et de la reconnaissance
                de ta toute petite soeur

Thérèse de l'Enfant Jésus rel.carm.ind.

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