Carmel
Correspondance de Thérèse LT 201 – Au P. Roulland – 1 Novembre 1896

DE  
MARTIN Thérèse, Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus
À 
ROULLAND Adolphe Père

01/11/1896

J.M.J.T.

Carmel de Lisieux

  Au Carmel le 1 novembre 1896

Jésus

                Mon Frère,

                Votre intéressante missive, arrivée sous le patronage de tous les Saints, me cause une grande joie. Je vous remercie de me traiter en véritable soeur ; avec la grâce de Jésus j'espère me rendre digne de ce titre qui m'est si cher.
                Je vous remercie aussi de nous avoir envoyé «L'âme d'un Missionnaire», ce livre m'a vivement intéressée, il m'a permis de vous suivre pendant votre lointain voyage. La vie du Père Nempon est parfaitement intitulée, c'est bien l'âme d'un missionnaire qu'elle révèle ou plutôt, l'âme de tous les apôtres vraiment dignes de ce nom.
                Vous me demandez (dans la lettre écrite à Marseille) de prier Notre Seigneur d'éloigner de vous la croix d'être nommé directeur dans un séminaire ou même celle de revenir en France. Je comprends que cette perspective ne vous soit pas agréable ; de tout mon coeur je demande à Jésus qu'Il daigne vous laisser remplir le laborieux apostolat tel que votre âme l'a toujours rêvé. Cependant j'ajoute avec vous : «Que la volonté du Bon Dieu soit faite». C'est là seulement que se trouve le repos, en dehors de cette aimable volonté nous ne ferions rien, ni pour Jésus, ni pour les âmes.
                Je ne puis vous dire, mon Frère, combien je suis heureuse de vous voir si complètement abandonné entre les mains de vos supérieurs, il me semble que c'est une preuve certaine qu'un jour mes désirs seront réalisés, c'est-à-dire que vous serez un grand Saint.
                Permettez-moi de vous confier un secret qui vient de m'être révélé par la feuille où sont écrites les dates mémorables de votre vie.
                - Le 8 Septembre 1890 votre vocation de missionnaire était sauvée par Marie, la Reine des apôtres et des martyrs ; en ce même jour une petite carmélite devenait l'épouse du Roi des Cieux. Disant au monde un éternel adieu, son unique but était de sauver les âmes, surtout les âmes d'apôtres. A Jésus, son Epoux divin, elle demanda particulièrement une âme apostolique, ne pouvant être prêtre elle voulait qu'à sa place un prêtre reçût les grâces du Seigneur, qu'il ait les mêmes aspirations, les mêmes désirs qu'elle...
                Mon Frère, vous connaissez l'indigne carmélite qui fit cette prière. Ne pensez-vous pas comme moi que notre union confirmée le jour de votre ordination sacerdotale, commença le 8 Septembre ?... Je croyais ne rencontrer qu'au Ciel, l'apôtre, le frère que j'avais demandé à Jésus, mais ce Bien-Aimé Sauveur, levant un peu le voile mystérieux qui cache les secrets de l'éternité, a daigné me donner dès l'exil la consolation de connaître le frère de mon âme, de travailler avec lui au salut des pauvres infidèles.
                Oh ! que ma reconnaissance est grande lorsque je considère les délicatesses de Jésus !... Que nous réserve-t-il au Ciel si dès ici-bas, son amour nous dispense de si délicieuses surprises ?
                Plus que jamais, je comprends que les plus petits événements de notre vie sont conduits par Dieu, c'est Lui qui nous fait désirer et qui comble nos désirs... Lorsque notre bonne Mère me proposa de devenir votre auxiliaire, je vous avoue, mon Frère, que j'hésitai. Considérant les vertus des saintes carmélites qui m'entourent, il me semblait que notre Mère aurait mieux servi vos intérêts spirituels en vous choisissant une soeur autre que moi ; seule la pensée que Jésus n'aurait pas égard à mes oeuvres imparfaites mais à ma bonne volonté, me fit accepter l'honneur de partager vos travaux apostoliques. Je ne savais pas alors que Notre Seigneur Lui-Même m'avait choisie, lui qui se sert des instruments les plus faibles pour opérer des merveilles !... Je ne savais pas que depuis 6 ans j'avais un frère qui se préparait à devenir Missionnaire ; maintenant que ce frère est véritablement son Apôtre, Jésus me révèle ce mystère afin sans doute d'augmenter encore en mon coeur le désir de l'aimer et de Le faire aimer.
                Savez-vous, mon Frère, que si le Seigneur continue d'exaucer ma prière, vous obtiendrez une faveur que votre humilité vous empêche de solliciter ? Cette faveur incomparable, vous le devinez, c'est le martyre...
                Oui, j'en ai l'espérance, après de longues années passées dans les travaux apostoliques, après avoir donné à Jésus amour pour amour, vie pour vie, vous lui donnerez aussi sang pour sang...
                En écrivant ces lignes, il me vient à l'esprit qu'elles vous parviendront dans le mois de Janvier, mois pendant lequel on échange d'heureux souhaits. Je crois bien que ceux de votre petite soeur seront les seuls dans leur genre... à vrai dire, le monde traiterait de folie des souhaits comme ceux-là, mais pour nous, le monde ne vit plus et «notre conversation est déjà dans le Ciel», notre unique désir est de ressembler à notre Adorable Maître que le monde n'a pas voulu reconnaître parce qu'Il s'est anéanti, prenant la forme et la nature d'esclave. O mon Frère ! que vous êtes heureux de suivre de si près l'exemple de Jésus... En songeant que vous avez revêtu le costume chinois, je pense naturellement au Sauveur se revêtant de notre pauvre humanité et devenant semblable à l'un de nous afin de racheter nos âmes pour l'éternité.
                Vous allez peut-être me trouver bien enfant, mais n'importe, je vous confesse que j'ai commis un péché d'envie en lisant que vos cheveux allaient être coupés et remplacés par une tresse chinoise. Ce n'est pas cette dernière que j'ai convoitée, mais tout simplement une petite mèche des cheveux devenus inutiles. Vous me demanderez sans doute en riant ce que j'en ferai ? Eh bien, c'est tout simple, ces cheveux seront pour moi des reliques lorsque vous serez au Ciel, la palme du martyre à la main. Vous trouvez sans doute que je m'y prends longtemps d'avance, mais je sais que c'est l'unique moyen d'arriver à mon but, car votre petite soeur (qui n'est reconnue pour telle que par Jésus) sera certainement oubliée dans la distribution de vos reliques. Je suis bien sûre que vous riez de moi, mais cela ne me fait rien. Si vous consentez à payer la petite récréation que je vous donne avec : «Les cheveux d'un futur Martyr» je serai bien récompensée.
                Le 25 Décembre je ne manquerai pas d'envoyer mon ange afin qu'il dépose mes intentions auprès de l'hostie qui sera consacrée par vous. C'est du plus profond de mon coeur que je vous remercie d'offrir pour Notre Mère et pour moi votre messe de l'aurore ; pendant que vous serez à l'Autel, nous chanterons les matines de Noël qui précèdent immédiatement la messe de minuit.
                Mon Frère, vous ne vous êtes pas trompé en disant que sans doute mes intentions seraient «de remercier Jésus du jour de grâces entre tous». Ce n'est point ce jour-là que j'ai reçu la grâce de la vocation religieuse. Notre Seigneur voulant pour Lui seul mon premier regard, daigna me demander mon coeur dès le berceau, si je puis m'exprimer ainsi.
                La nuit de Noël 1886 fut, il est vrai, décisive pour ma vocation, mais pour la nommer plus clairement je dois l'appeler : la nuit de ma conversion. En cette nuit bénie dont il est écrit qu'elle éclaire les délices de Dieu même, Jésus qui se faisait enfant par amour pour moi daigna me faire sortir des langes et des imperfections de l'enfance, Il me transforma de telle sorte que je ne me reconnaissais plus moi-même. Sans ce changement j'aurais dû rester encore bien des années dans le monde. Sainte Thérèse qui disait à ses filles : «Je veux que vous ne soyez femmes en rien, mais qu'en tout vous égaliez des hommes forts», Ste Thérèse n'aurait pas voulu me reconnaître pour son enfant si le Seigneur ne m'avait revêtue de sa force divine, s'il ne m'avait lui-même armée pour la guerre.
                Je vous promets, mon Frère, de recommander à Jésus d'une façon toute particulière, la jeune fille dont vous me parlez et qui rencontre des obstacles à sa vocation, je compatis sincèrement à sa peine, sachant par expérience combien il est amer de ne pouvoir répondre immédiatement à l'appel de Dieu. Je lui souhaite de n'être pas obligée comme moi d'aller jusqu'à Rome... Sans doute vous ignorez que votre soeur a eu l'audace de parler au Pape ?... C'est vrai cependant, et si je n'avais pas eu cette audace, peut-être serais-je encore dans le monde.
                Jésus a dit que «le royaume des Cieux souffre violence et que les violents seuls le ravissent», il en a été de même pour moi du royaume du Carmel. Avant d'être la prisonnière de Jésus, il m'a fallu voyager bien loin pour ravir la prison que je préférais à tous les palais de la terre, aussi je n'avais nulle envie de faire un voyage pour mon agrément personnel, et lorsque mon incomparable père me proposa de me conduire à Jérusalem si je voulais retarder mon entrée de deux ou trois mois, je n'hésitai pas (malgré l'attrait naturel qui me portait à visiter les lieux sanctifiés par la vie du Sauveur), à choisir le repos à l'ombre de celui que j'avais désiré. Je comprenais que véritablement un seul jour passé dans la maison du Seigneur vaut mieux que mille partout ailleurs.
                Peut-être, mon Frère, désirez-vous savoir quel obstacle je rencontrais à l'accomplissement de ma vocation ; cet obstacle n'était autre que ma jeunesse, notre bon Père Supérieur refusa formellement de me recevoir avant 21 ans, disant qu'une enfant de 15 ans n'était pas capable de savoir à quoi elle s'engageait. Sa conduite était prudente et je ne doute pas qu'en m'éprouvant il n'accomplit la volonté du bon Dieu qui voulait me faire conquérir la forteresse du Carmel à la pointe de l'épée, peut-être aussi Jésus permit-Il au démon d'entraver une vocation qui ne devait pas, je crois, être du goût de ce vilain privé d'amour comme l'appelait notre Ste Mère ; heureusement toutes ses ruses tournèrent à sa honte, elles ne servirent qu'à rendre la victoire d'une enfant plus éclatante. Si je voulais vous écrire tous les détails du combat que j'eus à soutenir, il me faudrait beaucoup de temps, d'encre et de papier ; racontés par une plus habile ces détails auraient, je crois, pour vous de l'intérêt mais ce n'est pas la mienne qui sait donner des charmes à un long récit, je vous demande donc pardon de vous avoir peut-être ennuyé déjà.
                Vous me promettez, mon Frère, de continuer chaque matin de dire au St Autel : «Mon Dieu, embrasez ma soeur de votre amour», je vous en suis profondément reconnaissante et je n'ai pas de peine à vous assurer que vos conditions sont et seront toujours acceptées. Tout ce que je demande à Jésus pour moi, je le demande aussi pour vous ; lorsque j'offre mon faible amour au Bien-Aimé, je me permets d'offrir le vôtre en même temps. Comme Josué vous combattez dans la plaine, moi je suis votre petit Moïse, et sans cesse mon coeur est élevé vers le Ciel pour obtenir la victoire. O mon Frère, que vous seriez à plaindre si Jésus Lui-même ne soutenait les bras de votre Moïse !... Mais avec le secours de la prière que tous les jours vous adressez pour moi au Divin Prisonnier d'amour, j'espère que vous ne serez jamais à plaindre, et qu'après cette vie pendant laquelle nous aurons ensemble semé dans les larmes, nous nous retrouverons joyeux portant des gerbes en nos mains.
                J'ai beaucoup aimé le petit sermon que vous avez adressé à Notre bonne Mère pour l'exhorter à rester encore sur la terre ; il n'est pas long mais, comme vous le dites, il n'y a rien à répliquer, je vois que vous n'aurez pas beaucoup de peine à convaincre vos auditeurs lorsque vous prêcherez, et j'espère qu'une abondante moisson d'âmes sera cueillie et offerte par vous au Seigneur.- Je m'aperçois que je suis au bout de mon papier, ce qui me force d'arrêter mon griffonnage. Je veux cependant vous dire que tous vos anniversaires seront fidèlement fêtés par moi. Le 3 juillet me sera particulièrement cher puisqu'en ce jour vous avez reçu Jésus pour la 1re fois et qu'à cette même date, j'ai reçu Jésus de votre main et assisté à votre 1re messe au Carmel.
                Bénissez, mon Frère, votre indigne soeur.

Thérèse de l'Enfant Jésus. rel.carm.ind.

                (Je recommande à vos prières un jeune séminariste qui voudrait être missionnaire, sa vocation vient d'être ébranlée par l'année militaire).

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