Carmel

01 décembre 1888 – Compiègne

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Sa volonté, toujours adorable, vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice, en enlevant à notre estime et à notre religieuse affection notre chère soeur Thérèse-Marie du Saint-Sacrement, âgée de 27 ans 6 mois.
Notre chère soeur avait à peine goûté le bonheur de se donner tout à Dieu au Carmel, lorsqu'il plut au céleste Epoux de cueillir ce lys resplendissant de blancheur, pour le placer au ciel, où ses parfums sont réservés pour son divin Coeur. Mais il nous en reste de si suaves souvenirs que nous voulons vous faire partager, ma Révérende Mère, l'édification que nous avons reçue pendant le court passage de cette belle âme au milieu de nous. En quelques jours, elle fournit une sainte carrière religieuse et vit exaucés ses voeux les plus chers, en se liant à Notre-Seigneur par une oblation parfaite, complément d'une vie toute livrée à la grâce ; et bientôt cet ange déploya ses ailes pour s'envoler vers les célestes demeures où son âme habitait déjà par l'amour et l'union la plus intime avec le divin Maître.
Le peu de temps que notre chère enfant vécut parmi nous ne nous a pas permis de connaître complètement ce que fut sa vie au sein de la famille chrétienne et distinguée que Dieu lui avait donnée. Mais il n'en est pas de même de son âme qu'elle nous avait ouverte finalement, et nous avions pu discerner déjà le haut degré de vertu auquel elle était parvenue, par une entière fidélité aux opérations merveilleuses de l'Esprit Saint en elle.
Notre chère soeur Marie du Saint-Sacrement était une nature d'élie. Âme élevée et généreuse, coeur noble et aimant, caractère aimable, tels étaient les dons sur lesquels la grâce divine vint s'enter et forma la jeune fille accomplie.
Le digne abbé Gallet, de pieuse mémoire, bien connu à Paris par la direction des Catéchismes de persévérance, disait à sa mère le jour de sa première Communion : « Voire Thérèse est une perfection, n'avez-vous pas des craintes pour l'avenir? » En effet elle n'était prêtée à la terre que pour un temps bien court.
La bonne et pieuse mère surveillait l'éducation de sa fille à la maison paternelle. Plus tard des voyages fréquents dans les différentes contrées de l'Europe achevèrent de former son esprit, tandis que dans la capitale, sous la* direction de prêtres éminents dont elle suivait les instructions assidûment et notait les avis avec exactitude, elle L acquérait une piété solide et éclairée. L'amour du devoir était son mobile en tout, elle se montrait, scrupuleusement fidèle à la loi du Seigneur. Aimable et bonne pour tous ceux qui l'approchaient, elle prenait pour sa part l'abnégation et le sacrifice; elle savait s'oublier, et s'il arrivait que l'on manquât de procédés envers elle, elle excusait tout avec une humilité et une charité parfaites. En un mot, Thérèse faisait le bonheur du foyer paternel ; elle était l'édification de sa paroisse et de ses nombreuses amies. Mais la félicité ne peut pas être de longue durée ici-bas, Notre-Seigneur réserve aux âmes qu'il veut tout à lui: une part meilleure et. plus éminente, et une grande douleur fut imposée au coeur aimant de Thérèse. Elle avait dix-neuf ans lorsque son excellente mère lui fut ravie. A cette heure amère, elle comprit le détachement que le céleste Époux demandait d'elle. Pureté d'amour et fidélité, telle était sa devise. Elle se montrait toujours aimable et prévenante, toutefois son âme était la fontaine scellée, le jardin fermé dont elle gardait les fruits pour Celui qui l'attirait fortement et suavement.
Tout entière aux devoirs de la piété filiale, la pieuse jeune fille consolait son respectable père de son veuvage et donnait à son frère les témoignages d'une affection dévouée et profonde ; elle était pour les siens le rayonnement de joie qui tempère les tristesses de cette vie si féconde en douleurs, lorsqu'un appel à une vie plus parfaite se fit entendre à son coeur, il y a deux ans environ.
La chère enfant ne soupçonnait pas jusqu'où pouvait aller le désintéressement de la tendresse paternelle et elle crut que le devoir filial lui imposait le sacrifice de ses désirs ardents. La voix du Maître cependant réitérait l'invitation à l'immolation complète, Thérèse consulta de nouveau, et il lui fut répondu que sa vocation devait être suivie. Elle n'hésita plus, fit part de ses projets à son bon père, et cet admirable chrétien, après s'être assuré que le bonheur de sa fille n'était que là, favorisa même ses démarches pour entrer an Carmel, malgré les déchirements que son coeur ressentait d'une telle séparation.
La santé de notre chère soeur était bonne, mais elle se livra à des mortifications excessives; sa conscience très timorée lui faisait toujours craindre de dépasser les limites de la tempérance dans l'usage delà nourriture elle se restreignit à une  si petite quantité qu'elle en vint à un état d'anémie complète. Son courage lui faisait surmonter les différentes alternatives du mal sans en parler, et sans y apporter de remède, sa physionomie ne laissait pas apercevoir l'altération profonde de sa santé. Toutefois avant d'entrer au Carmel il fallut consulter-le pieux et savant médecin auquel elle s'adressa, déclara qu'il ne serait pas prudent de la laisser embrasser notre vie austère sans quelques adoucissements. Ce fut donc en qualité de bienfaitrice que notre chère soeur fut admise dans notre monastère, mais elle espérait se mettre bientôt à l'observation complète de la règle c'était son voeu le plus cher.
Accompagnée de son frère dévoué, elle arriva au Carmel, le coeur rempli de générosité. Dès les premiers instants, ma soeur Marie du Saint-Sacrement parut animée d'un parfait esprit religieux. Régulière, mortifiée humble, d'une amabilité charmante, elle conquit aussitôt toutes les sympathies de sa nouvelle famille. Elle ne cessait de parler de sa joie. « Oh ! qu'il fait bon dans notre cellule, disait-elle, vraiment je suis gâtée du bon Dieu. Je ne voudrais pas perdre sa présence une minute. » En effet, imprimer à tous ses actes le sceau de la perfection, pour plaire à Dieu, telle était sa constante préoccupation, aussi la sérénité de son âme se reflétait-elle sans cesse sur ses traits. Nous n'avions en réalisé qu'un seul travail à opérer auprès de cette âme vaillante: arrêter son ardeur. Elle eût beaucoup souffert des ménagements que nous croyions devoir prendre au début si son esprit d'obéissance n'y eut trouvé une abondante compensation. Nous pouvions espérer qu'avec le contentement parfait qu'elle goûtait, et les soins qu'elle devrait docilement recevoir, notre chère enfant rétablirait une santé qu'elle avait compromise par des excès de mortification, mais déjà sa lâche était avancée il ne lui restait plus que la dernière fleur à poser à sa couronne.
L'oppression, dont notre chère soeur souffrait, depuis quelque temps, par intervalles, devint plus forte et plus fréquente, il fut constaté par la science qu'elle avait un point pleurétique à combattre sérieusement.
Nous l'avions fait mettre à l'infirmerie, où elle était entoure, des attentions les plus délicates, le jour et la nuit par une de nos jeunes soeurs, souffrante elle-même, que nous lui avions donnée pour Ange. Ma soeur Marie du Saint-Sacrement trouvait dans ce commerce de religieuse et fraternelle affection, de dévouement mutuel, une consolation dans les sacrifices qui lui étaient imposés. Un mot de son ange, lui parlant de Dieu ou lui exprimant un désir, suffisait pour lui faire renouveler des actes d'abnégation parfaite, et accepter joyeusement les remèdes, parfois douloureux, qu'il fallait employer.
Malgré les soins habiles de notre bon médecin, malgré le dévouement de ses infirmières et nos ardentes supplications vers le ciel, la maladie faisait de rapides progrès : des crises de suffocation se renouvelaient de plus en plus, et nous déchiraient en ne nous laissant plus d'espoir de sa conservation.
Au milieu de ces étouffements qui menaçaient de l'emporter, elle s'adressait à son crucifix : « Mon Dieu, disait-elle, je vous offre chacune de mes respirations douloureuses en union avec celles dont vous avez souffert sur la croix. Chacune vous dit : Fiat. Je vous offre tout, mais donnez-moi la force, répétait-elle souvent. »
Nous lui proposâmes alors de recevoir l'Extrême-Onction, elle accepta avec joie; elle conçut même l'espoir que ce sacrement des malades pourrait amener sa guérison. Elle la désirait pour embrasser complètement cette vie du Carmel qui lui apparaissait si belle e! si sainte. Elle se fit expliquer toutes les cérémonies et elle s'unit à chacune avec des sentiments de piété et d'humilité qui nous édifiaient beaucoup.
Ses admirables dispositions d'abandon à la volonté divine, de générosité dans le sacrifice de sa vie, se manifestèrent encore davantage. Après avoir reçu les saintes onctions, suprême purification d'une âme angélique qui avait toujours redouté l'ombre d'une imperfection volontaire, notre chère enfant goûta de nouveau ces ineffables consolations que Dieu lui avait enlevées depuis quelque temps. Naguère, en effet, pleine de ferveur dans ses exercices spirituels, elle était comblée des dons divins, son âme si pure s'épanchait avec délices aux pieds de Jésus Hostie, et elle en recevait des paroles qui lui montraient sa voie et l'aidaient à y faire des pas généreux; mais depuis plusieurs mois les faveurs sensibles avaient disparu, elle n'en conservait pas moins !a paix et la sérénité du coeur, l'amabilité du caractère.
Le jour de la fêle de Saint-Raphaël, elle promit à son Ange d'offrir la journée à son intention. Elle souffrit excessivement, et comme celle-ci lui exprimait sa compassion, elle lui répondit: « Mon bon Ange, je suis bien contente et je remercie Dieu qu'il en ait ainsi disposé aujourd'hui. Je voudrais seulement avoir quelques fleurs à vous offrir pour votre fête. »
Chacune de nos soeurs attendait le moment où il lui serait permis de donner à ma soeur Marie du Saint-Sacrement, dans une veille ou dans une visite,le témoignage de sa compatissante affection et de recevoir d'elle le bon sourire, le mot d'édification, le doux parfum de vertu qui s'échappait de ses paroles et de tous ses actes.
La grâce du Saint-Viatique lui fut réitérée plusieurs fois, et ses préparations comme ses actions de grâces étaient animées de ferveur et de foi, mais notre chère fille n'en était pas satisfaite : « Vous viendrez n'est-ce pas, ma Mère, nous disait-elle, avant l'heure où Jésus se donnera à moi, vous me parlerez de lui et de son amour, cela me fait tant de bien ! » Et lorsqu'au milieu de ses crises nous nous entretenions avec elle des bontés de Dieu, de la Sainte Eucharistie surtout et des merveilleuses avances du céleste Époux auprès des âmes fidèles, son agitation cessait pour quelques moments. Il nous était consolant, au milieu de notre vive douleur de pouvoir ainsi apporter du soulagement à notre pauvre enfant.
En poursuivant son action destructive à l'intérieur, la maladie amenait encore des ulcérations très douloureuses. La douce victime se reprochait les cris que la souffrance lui arrachait involontairement, lorsqu'on l'aidait à faire quelque mouvement. « Est-ce que ce cri ressemble à une plainte? demandait-elle ; dans ce cas, ce serait une imperfection. » Nous la rassurions, car il ne fallait rien moins qu'une héroïque patience pour soutenir habituellement, avec tant de sérénité, la douleur de ces plaies vives et profondes, ainsi que les autres effets du mal qui allait couper la traîne de cette existence.
La science avait lutté vainement en employant toutes ses ressources; notre dévoué docteur s'efforçait du moins, de prolonger la vie, en soulageant la chère malade et fit usage de la morphine, mais modérément, ce qui amenait aussitôt une tranquillité parfaite pendant un certain nombre d'heures.
Dans son infinie bonté, Dieu lui ménageait pour ses derniers jours de nouvelles grâces dont ma soeur Marie du Saint-Sacrement ressentit toute la douceur. La voyant si proche du terme, et comme nous connaissions ses ardents désirs, tant de fois manifestés, de vivre et de mourir au Carmel, nous lui parlâmes de recevoir le saint habit de l'Ordre; cette proposition la ravit de bonheur. Plus grande fut encore sa joie lorsqu'elle eut contracté avec le céleste Fiancé le premier noeud qui la liait à Lui et au Carmel, elle ne trouvait pas de termes pour l'exprimer, ainsi que sa reconnaissance. «Comme au jour de l'Extrême-onction, nous disait-elle, je goûte des consolations ineffables. » Que vous reste-t-il à désirer? lui demanda une de nos Mères qui pensait aux saints Voeux. Mais la chère malade ne se croyant pas si près de sa fin, lui répondit avec ferveur. « Ah ! c'est d'être bien fidèle. »

Pendant le cours de sa maladie, elle avait été soutenue par les paternels encouragements de notre
digne confesseur, en qui elle avait toute confiance, et dont la parole lumineuse et animée nourrissait son âme. Il lui fut aussi donné de recevoir une dernière fois les conseils du guide de sa conscience lorsqu'elle était dans le monde ; ce père dévoué voulut bien venir de Paris pour l'aider à se préparer au grand passage. Elle bénit Dieu de cette nouvelle faveur, qui la confirma dans son abandon à la divine volonté.
Pendant la nuit qui suivit ce jour de grâces, elle parut entrer en agonie mais sauf quelques intervalles, elle reprenait connaissance quand nous lui suggérions quelques pieuses pensées. Après Matines, une partie de la communauté se réunit auprès de son lit. Elle prononça les sains Voeux et nous récitâmes les prières, de la recommandation de l'âme. A la demande que nous lui faisions d'offrir à Dieu le sacrifice de sa vie pour l'Eglise et les âmes, surtout pour le salut de celles qui lui étaient chères, elle répondit: «Oh! oui de tout mon coeur. » Nous lui donnions son crucifix à baiser, et en le portant à ses lèvres, elle ajouta avec un accent de foi et d'amour inexprimable. « II nous a tant aimés ! » Nous lui demandions encore si elle était heureuse d'avoir prononcé ses saints Voeux, elle ne répondit que par un sourire céleste qui semblait nous dire : Pourriez-vous en douter? puis elle les renouvela en ajoutant : « Mon Dieu, fiat à tout. Sainte-Thérèse, priez pour moi, je suis maintenant tout à fait votre fille. » Vers six heures du matin, la respiration devint, moins haletante. Elle réclama le docteur qui avait tant de fois adouci ses crises, il vint, et nous dit en partant que notre chère soeur ne passerait pas la journée.
Vers onze heures et demie, elle reçut pour la dernière fois le Saint Viatique, et toute la Communauté récita de nouveau les prières du Manuel. L'indulgence plénière in articulo mortis lui fut appliquée. Nous avions profité d'un moment de calme pour lui parler, selon ses désirs, des bienfaits que Notre-Seigneur répand sans cesse sur nous, et de ce qu'il nous réservait encore dans le Ciel. La chère enfant joignit les mains, et le regard fixé sur le crucifix, elle nous dit: « C'est vrai! oh! je vais voir Dieu! quel grand bonheur!» Ce furent presque ses dernières paroles. Elle répéta encore après nous quelques invocations, et peu après parut perdre connaissance. Vers quatre heures et demie sa belle âme quittait la terre pour aller bientôt prendre place, nous l'espérons, parmi les phalanges virginales qui suivent partout l'Agneau, dans les rangs des enfants du Carmel et de notre Séraphique Mère Thérèse. A peine avions-nous pu distinguer son dernier soupir. La Communauté et nous étions présentes à cette mort qui ressemblait plutôt à un doux sommeil, c'était la réalisation de cette parole : « Là où ne se trouve plus le péché, il n'y a pas de mort. » Toutefois comme le souverain juge trouve des taches dans les Anges même, je vous prie, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre les suffrages de notre saint Ordre, comme pour une novice. Par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, les indulgences du Via Crucis, et celles des six Pater. Nous vous en serons reconnaissante, ainsi que cette âme en qui la gratitude s'épanouissait si largement ici;-bas, et nous sommes assurée qu'elle vous la témoignera dans le céleste séjour. Nous recommandons encore à vos saintes prières la famille de notre regrettée soeur, plongée dans le deuil et l'affliction, particulièrement son bon père qui voulut bien ajouter à son immense sacrifice celui de nous laisser les restes précieux de sa fille chérie. Elle appartenait en effet par beaucoup de liens au Carmel, où sa mort avait été une naissance, et où sa tombe devenait un berceau.

C'est au pied de la croix que j'ai l'honneur de me dire, avec un religieux respect, ma Révérende Mère,
Votre très   humble soeur et servante
Soeur MARIE DES ANGES
R. C. ind.
De notre Monastère de l'Annonciation des Carmélites de Compiègne, le ler décembre 1888.

Le divin Maître vient encore de nous donner part à son calice d'amertume, ma Révérende Mère, en rappelant à lui, hier 27, notre très chère soeur Marie-Louise de Saint-Gabriel, victime du Coeur de Jésus, professe de Troyes, envoyée à la fondation de notre Monastère en 1866. Elle était dans sa 76e année et avait; 52 ans de religion.
Le sacrifice est d'autant plus douloureux qu'il était moins prévu. Il y a quelques jours seulement, notre regrettée soeur était au milieu de nous, à tous les exercices de Communauté ; une maladie de coeur a terminé promptement sa sainte et laborieuse vie.
En attendant que nous vous adressions sa circulaire, ma Révérende Mère, nous nous empressons de solliciter pour notre chère soeur les suffrages de notre saint Ordre, ainsi que toutes autres indulgences qu'on voudra bien lui appliquer.

Compiègne. — Typographie Leroy-Joly, 15, rue Eugène-Floquet

Retour à la liste