Carmel

01 aout 1894 – Saintes

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Paix et très humble salut en N.-S. J.-C.

Nous venons à vous le coeur brisé, mais l'âme divinement consolée par la mort si édifiante et si sainte de notre bien-aimée et regrettée Soeur Joséphine-Suzanne-Marie de Saint-François d'Assise. Elle était professe du Carmel de La Rochelle et comptait 34 ans, 8 mois d'âge, et de religion 7 ans.

Le sacrifice, cet acte d'adoration, d'expiation et d'amour, a été le caractère distinctif de l'existence qui vient de s'éteindre dans l'offrande volontaire d'une vie qui nous était particulièrement précieuse au milieu des épreuves que nous traversons pour l'établissement de notre nouveau Monastère.

Nous en avons la douce certitude, ce premier et volontaire holocauste sera pour notre Carmel la garantie d'un avenir meilleur. Celle qui parmi nous n'était que dévouement pourrait-elle ne pas intercéder pour ses Mères et Soeurs, près de la Bonté Infinie !                   

Notre regrettée Soeur, née au sein d'une famille très honorable et chrétienne, sentit de bonne heure la Croix du Maître pénétrer dans son coeur. Encore dans la plus tendre enfance, sa digne Mère lui fut enlevée, non pas toutefois sans que cette vaillante chrétienne n'eut assuré l'avenir de son unique enfant, en la vouant d'une façon spéciale à notre glorieux Père Saint-Joseph. C'est cette circonstance de sa vie qui faisait dire plus tard à notre chère Soeur mourante : « Saint-Joseph doit venir me chercher. »

D'une nature énergique, aimante, dévouée, elle pénétrait le fond même des choses, et ne savait pas faire à demi. Donner, donner toujours tout son coeur, toutes ses forces avec une grande égalité de ferveur et de dévouement, avec une foi profonde que rien ne pouvait altérer et une piété vraiment naïve et touchante ; tel fut ici-bas le passage de cette âme aux vues larges et élevées.

Un seul trait de sa jeunesse vous la dépeindra tout entière, ma digne Mère. Chaque jour, quelque temps qu'il fit, la petite Joséphine se rendait prier sur la tombe de sa chère maman. Pour arriver au lieu de la sépulture, il lui fallait passer à gué un ruisseau. Une fois, que des pluies torrentielles avaient changé le modeste cours d'eau en torrent, l'enfant, sans se déconcerter, se mit vaillamment à le franchir sur une simple branche d'arbre. Monsieur son père, qui la surveillait de loin, en apercevant la petite imprudente, pousse un cri d'effroi; à ce bruit, Joséphine s'arrête, se retourne et se rendant compte du danger, se prend à trembler ; puis tout aussitôt exécute résolument son difficile passage. « C'est à ce moment, nous disait-elle plus tard, que je compris qu'il ne faut jamais regarder en arrière. »

C'est ce qu'elle fit, ma Révérende Mère. S'appuyant constamment sur la prière et l'esprit de foi, chacun de ses combats devinrent bientôt des victoires.

La droiture de son caractère ne lui permit jamais de biaiser, ni avec Dieu, ni avec le prochain, ni avec elle-même. Dans un de nos derniers entretiens, elle nous confia qu'elle n'avait jamais eu à porter un mensonge au confessionnal. Elle pouvait dire encore avec sincérité : « J'ai toujours aimé l'obéissance. » Elle se rendait simplement compte du sacrifice ou du devoir, puis allait droit au but, sans regarder quels pouvaient être pour elle-même les causes ou les effets.

Lorsque, il y a trois ans, pour obéir à notre Premier Pasteur, nous dûmes laisser notre ancien et cher Monastère pour venir fonder sur une terre que nous devons à une généreuse libéralité, le dévouement de ma Soeur Saint-François-d'Assise ne connut aucune bornes. Elle donnait à ses Soeurs son travail, sans repos, car elle ne se délassait des plus fatigants travaux qu'en leur rendant, par son habileté à l'aiguille, mille services aussi précieux.

L'office de la Provisoirerie, celui des cottes, celui de tierce, très fatigant en fondation, lui furent confiés à la fois. Elle n'en avait jamais trop à faire. Elle dirigeait la culture du jardinet, les soins à donner à l'étable avec une grande intelligence, se faisant toujours accompagner de son chapelet et parfois de sa broderie.

Son esprit de foi et son dévouement n'avaient d'égale que sa pauvreté. Combien elle aima cette compagne de Jésus ! de quel culte elle l'entoura toujours!... Lorsque dans nos récréations quelqu'une de nous lui faisait plaisamment apercevoir ses vêtements et son voile plus qu'usés : « Ma Soeur, répondait-elle très sérieusement, rappelez-vous que vous parlez à François d'Assise. » Elle aimait son saint Patron; et, à côté de son image, en honneur dans son office, on pouvait voir briller celle de saint Benoît Labre.

Sa mortification était réelle ; elle profitait de la latitude laissée aux provisoires, pour abuser un peu de son droit d'user pour elle-même d'une nourriture plus pauvre et parfois de restes demi-gâtés. Autant elle avait soin de ses Soeurs, autant elle s'oubliait elle-même en tout. Dans nos grands travaux, il fallut lui rappeler plusieurs fois qu'elle avait négligé de prendre sa nourriture.

Chez elle, ma Révérende Mère, cette mortification était le fruit de profondes pensées qui la tenaient dans un grand mépris d'elle-même, et dans une union habituelle à son Dieu : « Ma Mère, je n'en ai pas l'air, nous disait-elle, mais je prie toujours. » En effet elle accompagnait chacune de ses actions, nous pourrions dire chacun de ses mouvements, d'un Ave Maria, ou d'une invocation à la Très Sainte Face de N.-S.

C'est ainsi, ma Révérende Mère, que s'écoulèrent, pour notre bien-aimée Soeur, les deux premières années de notre fondation.

Elle et nous toutes étions joyeuses dans nos labeurs et nos souffrances, lorsque, tout à coup, éclata près de nous un effroyable scandale : des âmes profondément blessées, des ruines de toutes sortes, la Sainte Église en deuil, le coeur de notre vénéré prélat abreuvé d'une immense douleur, tel fut le spectacle que nous eûmes sous les yeux ; nos âmes en frémirent et rien ne fut négligé dans notre humble Carmel pour attirer les miséricordes du Seigneur. Notre bien-aimée Soeur en ressentit très particulièrement une profonde douleur ; avec son ardeur et sa simplicité ordinaires, elle vint nous demander la permission de s'offrir en victime d'expiation et de réparation. Nous accédâmes à son désir, sachant bien que la faire victime était nous faire victime avec elle. Dieu daigna accepter le sacrifice, et, quelques jours plus tard, une phtisie aiguë renversait notre chère Enfant dans toute la force de sa jeunesse et en faisait le premier holocauste de notre fondation.

Du 11 avril au 27 juillet, jour de son départ pour la vie meilleure, ses souffrances ne purent faire disparaître de ses lèvres le doux sourire de l'abandon.

Elle ressentait cependant en elle-même les luttes douloureuses qui peu à peu nous détachent de toutes choses et donnent à notre âme un accroissement de vie divine. « Oh ! qu'il faut souffrir, disait-elle, pour adhérer pleinement à Jésus-Christ ! » Elle éprouvait une soif toujours plus grande de sainteté, à mesure que la terre disparaissait, et que l'horizon lui apportait plus claires, et plus lumineuses les vérités célestes. « Qu'est-ce que toutes choses ? Il n'y a que la sainteté !... Combien je dois me sanctifier pour devenir une Victime pure aux yeux de Dieu !... » et puis encore, quand la souffrance agitait son pauvre corps : « Il faut que tout souffre en moi, car tout a péché et tout doit réparation à son Créateur. » Elle aimait à répéter : « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c'est un coeur contrit et humilié !... On ne peut jamais trop souffrir !... Que de grandes choses nous apprend la douleur, surtout la douleur de la dernière maladie ! Tant que l'on ne sait pas ces choses là, on ne sait rien. »

Et que de paroles saintes et touchantes ne prononçait-elle pas, s'adressant à Jésus-Victime, à Marie sa tendre mère, à Saint-Joseph son gardien, à ses saints bien-aimés. Elle renouvelait souvent, surtout dans ces dernières semaines, le sacrifice de sa vie. Plusieurs fois le jour nous l'entendions répéter : «Seigneur, je vous fais, librement, volontairement, par pur amour, le sacrifice de ma vie. Je le fais par le coeur immaculé de Marie, vous suppliant de rendre à mon âme cette beauté première qu'elle avait dans votre Éternelle Pensée. »

Nous étions profondément émue de la générosité de notre chère enfant, et nous contemplions avec bonheur dans cette âme l'action directe de Celui qui ne se laisse jamais vaincre en amour.

A la fin du mois de juin, Monseigneur, notre vénéré Prélat, vint encore ajouter à toutes ces grâces. De passage dans notre ville, Sa Grandeur daigna visiter notre chère enfant. Après un long entretien, Monseigneur, sortit de l'infirmerie visiblement ému. « Quelle belle âme, nous disait-il!... Ah ! comme vous savez vous immoler, vous, mes chères enfants ! » Sa Grandeur n'eut pour nous toutes que des paroles de la plus paternelle sympathie, dans lesquelles débordait la bonté de son coeur. Cette visite fut pour notre Communauté une grâce inappréciable, qui valut à notre bien-aimée malade l'insigne bienfait de la réception semi quotidienne du Saint Viatique.

L'Infirmerie devint alors un sanctuaire. La chère victime disait sans cesse : « Ici, il ne faut plus d'imperfection ; oh ! donnons bien tout à Dieu ! »

Elle veillait avec soin à laisser le plus de régularité possible à ses chères infirmières que nous sentions profondément impressionnées de son héroïque vertu. Tout autour de ce lit de douleur disait : Foi et amour, paix et abandon. Ah ! la foi ! l'esprit de foi... Elle en vivait de plus en plus à mesure qu'elle approchait du terme, elle voulait tout faire, même les actes les plus simples, en esprit d'obéissance, en conformité d'amour à Jésus. Un jour, nous ayant demandé la permission d'adresser quelques mots aux novices, elle ne les entretint que de cette véritable et unique base de la vie religieuse : l'Esprit de foi.

Nous aimions à demeurer longuement près de notre édifiante enfant ; à parler avec elle de sacrifice et de Patrie, « Je suis bien misérable, nous disait-elle, mais ma justice est dans la miséricorde de Dieu ; je veux m'oublier complètement afin d'aimer davantage et purement. »

Dans sa grande bonté, Dieu lui réservait pour les derniers jours une nouvelle faveur bien appréciée, Monseigneur l'Archevêque de Besançon, qui fut pour nous le père le plus dévoué lorsqu'il était vicaire général de ce diocèse, vint nous apporter avec sa bénédiction une des plus précieuses consolations que le Ciel put nous envoyer. Cet éminent et saint Prélat fut, comme toujours et plus que jamais, pour notre humble Carmel et pour la chère mourante, un Envoyé de Dieu.

Selon nous, ma Révérende Mère, notre bien-aimée Soeur réalisait dans sa maladie ce mot de saint Paul : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi; il me reste à recevoir ma trop grande récompense. »

Le temps s'écoulait dans cette immolation sereine et enviable. Notre chère enfant avait reçu les derniers Sacrements depuis plusieurs semaines, elle se nourrissait presque chaque jour du Viatique des voyageurs; elle tenait, dans sa main sa lampe ardente, attendant avec paix la venue de l'Epoux. Il vint.  

C'était le vendredi 21 juillet, jour de réparation par la sainte et auguste face de notre Rédempteur, objet de son ardente piété, à 10 h. 1/2 du soir, au moment où l'on achevait au choeur le chant du Te Deum.

Nous venions de nous apercevoir depuis quelques instants que sa respiration, toujours si haletante, s'affaiblissait sensiblement, lorsque la chère mourante, fixant sur nous un regard plein de douceur et de souffrance, prononça une des dernières paroles de Jésus expirant : « J'ai soif». Nous nous hâtâmes de lui présenter quelques gouttes d'eau, mais les sentant sur ses lèvres desséchées, elle nous regarda de nouveau et ajouta faiblement : « Il n'en avait pas sur la croix, Lui !» — " Non, mon enfant, mais sa soif divine vous a acheté cet adoucissement ; c'est Jésus qui vous l'offre ». Elle fit alors un angélique sourire « Oh ! puisque c'est Lui !... » Et elle prit quelques gouttes d'eau qu'elle ne put avaler. C'est à ce moment que nous fîmes venir nos chères Soeurs du voile blanc, la Mère Sous-Prieure et la Maîtresse des Novices pour faire avec nous les prières du Manuel. Nous récitâmes aussi les litanies du Saint Nom de Jésus qu'elle aimait tant.

Elle avait sa pleine connaissance. Nous souvenant alors qu'elle était victime volontaire, nous prîmes dans nos mains ses mains défaillantes qui tenaient, avec force le crucifix et le chapelet, et les élevant vers le Ciel, nous répétâmes, profondément émues, son acte d'offrande d'elle-même : « Seigneur, je vous fais librement et par pur amour le sacrifice de ma vie. » In te Domine speravi non confundar in aternum. In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Et tout fut fini. Sans secousse, sans soupir, les bras étendus vers le Ciel, elle rendit sa belle âme à son Créateur dans l'acte de pur et saint amour. Et nous, sa Mère prieure, qui l'avions suivie depuis son entrée en religion, nous pouvions, en face du Souverain Juge, lui rendre le témoignage de la fidélité à ses promesses et de la consolation qu'elle n'avait cessé d'être pour nous.

La paix de la béatitude demeura empreinte sur le visage de notre bien-aimée Soeur. Jamais nous n'avions ressenti impression plus suave... Douce victime avec Jésus et pour Jésus, nous comprenions qu'elle faisait déjà partie du cortège Virginal qui suit l'Agneau partout.

Quelle perte pour nous, ma digne Mère!... Mais aussi quelle consolation d'avoir pu offrir au divin Roi des coeurs une si douce et si pure victime.

Les obsèques de notre bien-aimée Soeur ont été très solennelles. Monsieur l'Archiprêtre de l'Insigne Basilique et Cathédrale de notre ville a bien voulu chanter lui-même la grand'messe et faire les trois absoutes. Il était entouré d'un nombreux clergé. Les Communautés Religieuses se sont empressées de nous témoigner la plus fraternelle sympathie par leur présence aux funérailles ; les orphelines de la Providence et un grand concours de fidèles ont également accompagné notre chère Soeur à sa dernière demeure.

Malgré la confiance que nous avons dans la Béatitude de notre chère, enfant, nous rappelant les divines Miséricordes à son égard ; nous nous souvenons aussi que nul ne peut pénétrer les secrets jugements du Dieu de Sainteté ; nous vous prions donc, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, une invocation à. la Très Sainte Face de N.-S., à son Sacré-Coeur, au coeur immaculé de Marie, à Saint-François d'Assise son patron, à notre glorieux père Saint- Joseph, et de lui appliquer les indulgences que votre charité vous suggérera. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire,

Ma Révérende et Digne Mère,

Votre très humble soeur et servante en N.-S.

Sr Marie de Jésus Hostie,

R. C. ind.

De notre monastère de la Réparation, de l'Immaculée Conception sous la protection de notre Père Saint-Joseph des Carmélites de Saintes.

Le 1er Août 1894.

P.-S. — Permettez-nous, ma Révérende Mère, de solliciter de votre charité une prière pour le père de notre bien-aimée Soeur et pour celle qui lui remplaçait ici-bas sa bonne mère. Nos coeurs étaient brisés en voyant ces dignes chrétiens prier et pleurer en face de ce cercueil qui emportait leur unique consolation.

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