Carmel

Biographie de Soeur Marie de l'Eucharistie

Marie Guérin 1870-1905

Extraits de la biographie de Marie Guérin rédigée par le P. Stéphane-Joseph Piat, franciscain (1899-1968). Le livre, épuisé, a été publié par l'Office Central de Lisieux en 1967. Ces extraits sont mis en ligne avec la gracieuse autorisation de l'Office Central de Lisieux. Le Père Piat a longuement rencontré les sœurs de Thérèse au parloir et a en obtenu des informations très précises ; on le consulte encore aujourd'hui en s'appuyant sur la rigueur de ses dates et des évènements mentionnés.

À la pharmacie Guérin

Pierre-Célestin Fournet s'était uni, le 11 novembre 1839, à Elisa Petit. Il en eut quatre enfants, dont deux morts en bas âge. Deux filles survécurent. La plus jeune, Céline, née le 15 mars 1847, épousa Isidore Guérin. L'aînée, Marie-Rosalie, se maria, le 7 juillet 1861, à César Maudelonde, et mit au monde cinq enfants : Ernest, Henry, Marguerite, Céline et Hélène.

A l'ombre des hautes tours de la cathédrale Saint- Pierre, en plein cœur du Lisieux pittoresque et médiéval, la pharmacie Guérin dressait jadis sa silhouette austère, alignant, en position d'angle, sur la Place et la Grande- Rue, sa double façade classique à quatre étages.

Sans égard pour la lignée d'apothicaires qui, depuis 1550, s'étaient succédé en ce lieu, sans considération surtout pour la relique d'histoire thérésienne que constituait cette demeure, les bombardements de 1944 ont jeté bas ce témoin du passé. Les Buissonnets survivent en leur enclos de mystère. De l'altière maison qui leur fut pour un temps fraternellement associée, il ne reste plus pierre sur pierre.

Celui qui la recevait des mains de M. Fournet, à l'été de 1866, Isidore Guérin, était destiné à devenir une des personnalités les plus en vue de sa cité d'adoption. Né le 2 janvier 1841 à la caserne de Saint-Denis-sur-Sarthon, dans l'Orne, transplanté, trois ans plus tard, à Alençon, il avait grandi, espiègle et volage, sous le regard indulgent de ses parents, parmi les caresses de ses deux sœurs, Elise et Zélie, qu'il suivait, en benjamin quelque peu gâté, à près d'une décade d'intervalle.

Au terme de brillantes études à l'école des Frères, puis au lycée public, délaissant la carrière médicale que les siens convoitaient pour lui et qui avait fait l'objet de ses premières aspirations, il s'était laissé tenter par le démon de la chimie. Un bref stage sur place, plusieurs années à l'Ecole de Pharmacie de Paris, un internat au service chirurgical de l'hôpital de Bicêtre, enfin, en mai 1866, le diplôme de pharmacien de première classe emporté de haute lutte, lui avaient permis de briguer la succession de M. Pierre Fournet. Il avait été assez heureux pour s'imposer de surcroît à l'attention de la seconde fille de son prédécesseur Le mariage, conclu le 11 septembre 1866, avait définitivement scellé son entrée en fonctions et son introduction dans la société lexovienne.

C'était un joli gars qu'Isidore Guérin, avec sa figure expressive et mobile, son front vaste que couronnait une opulente chevelure d'artiste, son regard vif et droit, ses moustaches bien taillées, l'allure svelte et martiale d'un officier du second Empire. Par ses mœurs turbulentes, il avait longtemps inquiété la tendresse jalouse de ses proches. Dans les milieux équivoques du Quartier Latin, sa foi, sans chavirer, avait subi quelque déclin. Il avait frôlé l'aventure, et l'on chuchotait sous le manteau l'épisode tragique de certaine rixe où il avait échappé de justesse à un coup d'épée. Caractère entier, batailleur et volontiers frondeur, il bravait les semonces de sa sœur Visitandine Elise, « la sainte Fille du Mans », comme on l'appelait, qui l'accusait avec une amusante indignation, et non sans exagération, de « boire l'iniquité comme l'eau ».

Il est vrai que Sœur Marie-Dosithée le morigène sans ménagement. Elle a beau rappeler à l'occasion le dicton cher à sa mère, qu' « on fait la barbe aux gens comme ils ont le menton », il faut à Isidore, à défaut d'humble docilités une réelle philosophie pour accepter sans broncher certaines algarades. Quelques silences prolongés soulignent par périodes les limites de sa patience. Il veut bien se faire auditeur du Père Félix à Notre-Dame, réciter en fin de journée trois Ave Maria... mais jeûner pendant le carême et assister à deux Messes en semaine, c'est, pour l'heure, forcer la dose ! La tendresse, d'ailleurs, reprend toujours le dessus et renoue le fil des missives. N'est-ce pas son aînée qui l'a, de ses prières, sauvé comme par miracle quand le croup, jadis, menaçait de l'emporter ? Et puis, les suffrages d'une moniale exemplaire ne sont pas à dédaigner lorsqu'on affronte un examen ou qu'on songe à s'installer ?

Plus fine et mieux avertie des réalités, Zélie Guérin, la future maman de Thérèse, vouait à son cadet une confiance obstinée. Ses lettres se faisaient insinuantes pour l'engager à visiter chaque jour le sanctuaire de Notre- Dame des Victoires. Elle le mettait en garde contre les promiscuités malsaines, en alléguant les souvenirs du vaillant M. Martin, qui naguère avait su vaillamment se défendre des « odeurs de Paris ». A l'occasion elle le gourmande de courtiser une tête légère, beauté toute en façade sur laquelle on ne peut faire fond.

Elle n'aura de repos que le jour où l'alliance avec Céline Fournet aura donné à Isidore une compagne de choix et, qui plus est, apparentée aux meilleures familles de la haute société lexovienne, comptant dans la galerie des ancêtres Thomas-Jean Monsaint, ancien vicaire d'Orbec-en-Auge, massacré, en haine de la foi, le 2 septembre 1792, à l'Abbaye. Grande et bien faite, encore que de complexion délicate et plutôt maladive, la jeune épouse séduisait avant tout par son exquise douceur. Dans sa petite enfance, ne la punissait-on pas de ses étourderies en l'attachant au pied d'une table avec un fil léger qu'elle n'eût pas brisé pour un empire ? Sa bonté enveloppante contribuera puissamment à tempérer ce qu'il y avait de brusque et d'autoritaire dans le caractère de son mari.

La pharmacie Guérin est des mieux situées. Les jours de marché, on voit s'arrêter à la porte les calèches des maisons les plus huppées du pays d'Auge. M. Guérin aime son métier et ne ménage pas sa peine. Sa probité est universellement reconnue. Sa compétence le fera désigner comme expert chimiste par le Tribunal et comme membre du Conseil d'Hygiène. Il aime s'isoler pour des expériences en son appartement du second, qui deviendra légendaire dans la famille et donnera le frisson aux fillettes, en raison des analyses viscérales qu'il dut y pratiquer. Les qualités commerciales ne lui manquant pas, le succès semblait assuré. Le départ sera néanmoins difficile. La trésorerie est souvent à sec. La droguerie, achetée le 16 juin 1870, deviendra une cause de déboires, avant de flamber toute dans un malencontreux incendie, le 27 mars 1873. Restaurée, il faudra la fermer le 1er novembre 1883. Mme Martin soutient le jeune foyer de ses encouragements et de ses prières, M. Martin de ses conseils et le cas échéant, de son crédit, jusqu'à ce que l'affaire ait surmonté les difficultés initiales et atteint un degré de réelle prospérité. Entre Alençon et Lisieux se noue une correspondance régulière, coupée de rares visites qui sont un événement.

C'est sur le plan spirituel surtout que les exemples de la rue Saint-Blaise se révèlent opportuns. Isidore Guérin ne reviendra que progressivement à la foi pleinement vécue. Son épouse, pratiquante certes, d'une étonnante maturité de jugement et d'un bel équilibre moral, n'avait pas reçu au foyer de spéciales leçons de ferveur. Son père ne fréquentait l'église qu'aux mariages et aux enterrements. Les Fournet, de notoriété publique, étaient plus riches d'écus que de convictions religieuses. Du mot « Fournet », par interversion des lettres, les malins composaient « fortune ». Encore qu'il fît parfois figure de « parent pauvre » dans ce monde grassement nanti d'entreprises de rapport et de gentilhommières, le ménage Guérin sacrifia quelque peu à la tyrannie des relations de salon. Il fallut l'influence exercée par M. et Martin pour que les Lexoviens adoptassent peu à peu, l'épouse d'abord, puis, à son heure, son impétueux et loyal mari, le ton et le rythme joyeux d'une existence exemplairement chrétienne. L'évolution sera assez sensible pour qu'Isidore compte bientôt parmi les notables de la paroisse Saint-Pierre. On le voit, en 1874, participer à la fondation de la Conférence Saint-Vincent de Paul et du Cercle Catholique, puis entrer dans le Conseil de Fabrique de la Cathédrale, dont il sera nommé trésorier. Plus tard, il aidera à constituer la Société Civile de la nouvelle Ecole des Frères et apportera pour un temps son concours à la Conférence Saint-Louis de Gonzague.

Plus que toute autre. Sœur Marie-Dosithée applaudira à cette transfiguration. Les lettres de la Visitandine à Isidore sont désormais empreintes d'une sereine allégresse. Elle relève sa noble devise : « Je ferai les affaires du Bon Dieu et IL fera les miennes. » Elle admire sa foi ; elle va jusqu'à la comparer à celle d'Abraham. Elle en vient à le féliciter d'avoir, au temps de sa jeunesse, traversé Indemne les orages de la Capitale. Nous voilà loin du ton quelque peu sermonneur dont, jadis, elle reprenait les fredaines, somme toute vénielles, de l'étudiant gavroche. Elle ne croit pas pour autant sa mission terminée. La Visitation du Mans reste le « haut lieu » d'où l'Esprit souffle sur toute la famille. C'est de là que vient le conseil, aussitôt mais en pratique, d'établir saint Joseph comme intendant de la pharmacie. Une correspondance régulière apporte à Lisieux comme à Alençon le parfum de la spiritualité salésienne, avec des formules où l'on pressent déjà certains traits de la « Petite Voie » :

« Moi, écrit la Visitandine, je vais au bon Dieu tout comme je le ferais à mon Père, même avec beaucoup plus de confiance et d'abandon. » — « Dieu aime d'un amour extrêmement tendre ceux qui s'abandonnent à Lui, et la mère n'a pas tant de tendresse pour son petit enfant que le Seigneur en a pour l'âme abandonnée. » — « Il faut avoir la foi et la confiance, faire ce qui dépend de nous, vivre en paix, et Dieu prendra soin de nous immanquablement. » « Notre-Seigneur ne veut point de forçats à son service. »

Pour ponctuer et illustrer ces enseignements, la «Sainte Fille » envoie à son frère l'Introduction à la Vie Dévote et aussi l'Année Sainte de la Visitation, douze volumes hagiographiques de huit cents pages, qu'on se dispute, dit-on — heureux temps ou heureuse illusion de l'épistolière ! — à la bibliothèque paroissiale du Mans.

En 1875, quand M. Guérin, inquiet pour sa santé, se rendra à la Grotte de Lourdes, il recevra cet encourageant billet :

« Il n'est pas question, pour obtenir un miracle, d'être digne ; les plus indignes sont souvent les mieux exaucés ; et qui donc est digne ici-bas ? Ce sont les plus misérables, mais qui ont le plus de confiance ; à ceux-là, toutes les grâces. Cependant il est sûr qu'il faut soumettre sa volonté à celle de Dieu et ne vouloir que ce qu'il veut, mais aller à cœur large et ouvert recourir à sa bonté ; il faut être enfant à son égard, mais un enfant confiant... Moi, je suis heureuse... je vais à Dieu comme à mon Père, et avec cela je ne m'embarrasse de rien... et crois-tu que j'aurai à me repentir d'agir de la sorte, et que je trouverai mon Dieu moins généreux que je l'ai cru ? »

Le cadet, désormais, répond aux avances de sa grande sœur. En même temps qu'il lui adresse maints médicaments et force largesses, il lui confie « ses pécheurs », car le voilà qui, à son tour, s'improvise convertisseur d'âmes, notamment au chevet de ses amis malades. Par-dessus tout, il recommande au Mans les intentions du foyer.

*

Les berceaux n'ont pas tardé à ensoleiller la maison. Le 24 février 1868, était née une petite Jeanne qui se verra toujours l'objet des prédilections paternelles. Le 22 août 1870, Marie-Louise-Hélène, dont le souvenir inspire ces pages, faisait son entrée dans la vie. Elle fut ondoyée le jour même de sa venue. Les cérémonies complémentaires du baptême eurent lieu le 14 septembre. M. Martin fit fonction de parrain. Il aimera toujours tendrement cette jolie brunette, qu'il appellera « la Grecque », à cause de ses grands yeux de jais expressifs et profonds, et qui sera bientôt la compagne de jeux de sa Thérèse.

Le 16 octobre 1871, un garçon, ardemment attendu, n'apparaîtra que pour mourir dès réception du sacrement. Cette cruelle épreuve sera pour Mme Martin l'occasion d'adresser aux parents éplorés une émouvante lettre de condoléances où, avec l'autorité de ses multiples deuils héroïquement supportés, elle chante l'honneur des mères chrétiennes qui donnent des élus au Ciel. Mme Guérin correspond à ces sentiments, si l'on en juge par le ton abandonné de sa réponse :

« Si Dieu m'a retiré cet enfant, c'est assurément pour son plus grand bien. Il s'est montré un bon Père pour nous puisqu'il a permis qu'il puisse être baptisé. Ce pauvre petit n'a pas connu les souffrances de la vie. Dieu l'a mis tout de suite dans son beau Ciel. Toutes ces pensées-là me donnent de la résignation, car, vous le savez mieux que moi du reste, c'est là seulement où l'on peut puiser le courage. »

Sœur Marie-Dosithée intervient à son tour pour panser la blessure. Elle continuera d'apaiser l'âme inquiète de sa belle-sœur, elle l'invitera à moins se tourmenter comme aussi à montrer plus de fermeté dans l'éducation de la petite Jeanne. Quand elle sentira la mort approcher, elle encouragera encore les siens dans ce testament où passe par endroits un accent prophétique :

« Dieu, Dieu seul sera votre récompense. Je vous ai remis à ses soins, je suis tranquille sur vous, vous réussirez ; mais alors dans la prospérité, ne vous élevez pas, que vos goûts et votre petit train de maison soient modestes ; faites part de votre abondance aux pauvres, et vous verrez arriver votre dernier jour avec un visage riant. »

C'est jusqu'au bout la ligne du Docteur de Genève : « Filez le fil des petites vertus ».

À peine s'était-on partagé les reliques de la Visitandine qu'un nouveau deuil allait assombrir et, finalement, rapprocher les foyers d'Alençon et de Lisieux. Le 28 août 1877, Mme Martin est terrassée par le mal terrible qui la minait depuis longtemps. Avant de partir, elle a, dans un suprême regard, confié à sa belle-sœur les futures orphelines. Déjà, dans la perspective de sa mort, M. Guérin avait proposé le transfert du foyer de M. Martin à Lisieux où le voisinage de leur Tante aiderait à parfaire l'éducation des enfants. L'offre, renouvelée avec insistance au lendemain des funérailles, ayant été agréée, il se mit en quête d'une maison et dénicha, en bordure du Parc de l'Etoile, le gracieux cottage des Buissonnets qui, par son initiative, entrerait dans l'histoire. Le mercredi 14 novembre 1877, il amenait lui-même à Lisieux ses cinq nièces que le père rejoindrait peu après, ses affaires entièrement liquidées. Marie, l'aînée, avait dix-sept ans et demi. Pauline en avait seize, Léonie quatorze, Céline huit et demi. Quant à Thérèse, elle atteindrait cinq ans, le 2 janvier suivant.

Les deux familles, désormais, fusionneront au point de paraître n'en faire qu'une. Il s'en faut toutefois que le climat fût exactement le même de part et d'autre. On sait la simplicité patriarcale qui régissait l'existence solitaire de M. Martin et la formation de ses filles. M. et Mme Guérin n'avaient pas, en matière d'éducation, des principes aussi rigides. Dans la répression de ces défauts initiaux qui requièrent une surveillance de tous les instants et une Inébranlable fermeté, ils firent montre d'une certaine faiblesse. Leur Jeanne était quelque peu adulée. Quant à Marie, c'était un gai bambin, pétillant de malice, qui savait l'art de se faire pardonner ses fredaines par un bon mot. Très petite de taille et bien vite souffreteuse, elle dut aussi connaître les ménagements périlleux qu'exige une santé délicate. Ces nuances transparaissent dans les passages de l'Histoire d'une Ame qui ont trait aux rapports entre cousines.

Les affinités d'âge orientant les préférences, Céline Martin était devenue pour Jeanne une amie d'élection, cependant que Marie s'attachait à Thérèse plus jeune qu'elle de trois ans. Ensemble on fréquentait les cours des Bénédictines. On prenait volontiers rendez-vous place Saint-Pierre, pour gagner de concert l'Abbaye, sous l'œil vigilant des servantes de l'une et l'autre famille, Victoire et Marcelline. Le jeudi, on se retrouvait assez souvent en compagnie des fillettes de Mme Maudelonde, pour une promenade ou des jeux en commun, et, le dimanche, à tour de rôle, les enfants de M. Martin étaient invitées à la pharmacie, où leur père, le soir, à la clarté des étoiles, venait lui-même les chercher. C'est en de telles circonstances que Marie Guérin et Thérèse se muaient en anachorètes, retirées en une pauvre cabane, cultivant un maigre lopin de terre, se relayant à la contemplation. La fiction, un jour, les captiva tellement qu'elles continuèrent sur la rue j'innocente mimique et s'en allèrent, les yeux fermés, heurter violemment l'étalage de quelque marchand.

Aux grandes vacances, une excursion collective emmène parents et enfants, dans un break loué pour la circonstance, à Saint-Ouen-le-Pin, où la grand-maman Fournet possède une modeste maison de plaisance.

Le séjour à la plage ajoute à ces rencontres l'agrément de la vie commune. En 1878, 1885, 1886, 1887, Mr Guérin loue sur la côte pour un ou deux mois et invite tour à tour ses nièces à venir partager les charmes du chalet Colombe de Deauville, de la villa Marie-Rose ou du chalet des Lilas à Trouville. Thérèse s'y rendra plusieurs fois. Elle a gracieusement conté comment, ayant voulu attirer l'attention en imitant les doléances de Marie en ses migraines chroniques, elle n'avait réussi qu'à renouveler à ses dépens la fable de l'âne et du petit chien. Se plaindre lui seyait si mal qu'on s'imagina que ses larmes cachaient quelque gros scrupule dont on voulut bien en vain la soulager.

*

A vrai dire, pendant toute cette période, Thérèse joua auprès de sa cousine un rôle d'ange gardien. Celle que, gentiment, elle appelait « Loulou » porta longtemps le poids d'une croissance prématurée. Elle devait souvent assister impuissante aux ébats de ses compagnes, assise à l'écart, frileusement emmitouflée dans une couverture. De fréquents maux de tête la tenaillaient ; des fluxions lui défiguraient le visage. Cela n'allait pas sans sautes d'humeur ni sans caprices, que Thérèse s'efforçait d'apaiser avec des soins charmants et une bonne grâce infinie.

Au Procès de Béatification de la Carmélite, sa sœur Léonie et l'ancienne servante de la pharmacie, Marcelline, témoignèrent combien elle s'ingénia à distraire et à entourer la malade jusqu'à lui faire oublier ses infirmités.

Marie n'avait pas d'ailleurs que des phases de langueur. D'une intelligence aiguisée, elle s'était placée, en dépit de ses fréquentes absences, aux premiers rangs de sa classe. En ses heures de santé, légère comme un papillon, elle animait la ronde, plaisantait volontiers et courait éperdument sans souci des obstacles, ce qui lui valut maints accidents.

Mme Guérin, imitant ce qu'avait fait jadis Martin pour ses aînées, tint à préparer elle-même sa fille à sa première Communion. Elle composa à son usage de petites prières, simples, concrètes, inspirées des événements liturgiques ou des incidents de la journée, dans lesquelles elle passait en revue les défauts à élaguer, les vertus à acquérir. Tout s'achève en résolutions et en supplication vers Dieu. L'accent est mis sur l'humilité du cœur et la sanctification des devoirs d'état. La morgue à l'égard du personnel domestique est impitoyablement réprimée. Voici un modeste échantillon de cette littérature maternelle :

« O mon Jésus, hier, je vous avais promis d'être bien sage, et voilà qu'il m'est arrivé de répondre mal à la bonne. Ah ! que je suis ingrate ! J'ai donc oublié que cette pauvre fille n'est pas heureuse comme je le suis. Elle est privée de sa mère et de toutes sortes de joies. O mon aimable Jésus, faites que jamais je ne retombe dans cette faute ; aidez-moi à être polie et douce envers les bonnes.

Que je me souvienne qu'elles sont mes égales et qu'un jour, au Ciel, elles auront peut-être une place bien plus élevée que la mienne. Pardonnez-moi, Jésus, oubliez mon ingratitude, et, pour ma première Communion, ornez mon âme des vertus qui vous plaisent, surtout de l'humilité. »

Bien qu'il fut un moment question de la retarder pour son étourderie comme en raison des maladies qui avaient écourté son temps de catéchisme, Marie fit sa première Communion dans la chapelle des Bénédictines, le 2 juin 1881. Cette cérémonie, préparée à coups de sacrifices, l'impressionna vivement, si l'on en juge par ce passage d'une lettre que, du Carmel, elle adressera plus tard à Marcelline, entrée, elle aussi, au cloître :

« Nul mieux que moi ne peut vous dire qu'en ce jour, le plus beau de ma vie, Jésus m'a appelée à la vie religieuse, et nous nous sommes promis fidélité. »

En grandissant, la fillette s'initiera peu à peu au culte de l'effort. Sa santé s'affermissent progressivement, elle voudra imiter ses cousines dans leurs fréquents exercices de piété, freinée en cela par ses parents soucieux de lui épargner la moindre fatigue et inquiets peut-être en secret de voir s'éveiller en elle des symptômes de vocation. Elle n'aura point licence de lire la biographie de Sainte Thérèse d'Avila que Pauline, entrée au Carmel le 2 octobre 1882, avait envoyée aux Buissonnets.

Marie s'était ouverte précocement à l'attrait de l'humilité. Estimant qu'elle n'avait d'aptitudes que pour les travaux les plus obscurs, elle s'était, toute petite, imposé pendant quelques jours l'apprentissage des tâches domestiques. L'essai fut concluant sans doute, car sa jeune imagination s'apaisa, assurée désormais d'une situation. En réalité, elle était brillamment douée des dons de l'esprit et du cœur. Tempérament d'artiste, sa voix avait une limpidité de cristal et des vibrations célestes qui ravissaient M. Martin et lui valaient de la part de son père le surnom de « petit rossignol ». Pianiste exercés, ses doigts couraient sur le clavier avec une agilité de virtuose, cependant que son âme passait toute en son jeu.

Elle était seule à méconnaître ses talents, uniquement soucieuse de s'effacer, paraissant ne tenir à rien. Une de ses cousines, Céline Maudelonde, lui ayant demandé un morceau de musique qui était son triomphe, elle s'en dépouilla sur-le-champ, et il n'en fut plus jamais question. C'est que déjà la grâce la travaillait en profondeur. La terrible épreuve des scrupules qui la poursuivra jusqu'à la fin l'affecta dès l'enfance, contribuant à la dégoûter du monde et de ses vanités. L'exemple de Thérèse l'incitera au suprême détachement.

On sait le rôle actif joué par M. Guérin dans la vocation de sa nièce. Résolument hostile d'abord à ce départ d'une enfant de quinze ans, troublé malgré tout par l'éminence de ses vertus, l'Oncle et tuteur s'était finalement incliné sous la motion de l'Esprit Saint. Il ira même jusqu'à revoir et corriger de sa main la lettre de supplique adressée par la future postulante à l'Evêque de Bayeux, à son retour d'Italie.

Cette phase de démarches et d'incertitudes ne fut pas sans émouvoir l'âme ardente de Marie Guérin. Elle s'afflige de perdre sa douce confidente ; elle l'aime assez toutefois pour épouser sa cause. Dans une lettre qu'elle lui adresse en la Ville Eternelle, elle insère ces phrases qui prennent à distance des allures de prédiction :

« ...Rien de neuf dans notre Lisieux, mais, pour Rome, c'est autre chose ! Il renferme un trésor dont il ne se doute pas et qu'il fera bien de me rendre bientôt, car l'absence de ma petite Thérèse commence à me sembler bien longue. Enfin, pour faire passer le temps, je prie beaucoup pour sa grande intention et le succès de son voyage. »

Auprès de celle qu'elle aime « non pas comme une cousine, mais comme une sœur et une vraie sœur », elle s'acquitte d'une mission qui a une portée historique :

« Pauline m'a chargée de te dire qu'elle désirait fortement que tu parles au Souverain Pontife au sujet de ton entrée au Carmel. S'il ne passe pas auprès de toi, elle voudrait que tu ailles au-devant de lui pour demander la grâce que tu souhaites avec tant d'ardeur. »

Le lundi 9 avril 1888, Marie Guérin, les yeux humides, embrassait sa cousine à la porte de clôture, désireuse déjà, par le meilleur d'elle-même, de la rejoindre un jour sur la Montagne du Carmel.

La victoire sur le monde

La pharmacie de la Place Saint-Pierre était en plein essor quand s'ouvrit pour son propriétaire une succes­sion fastueuse. M. Auguste David, ancien notaire à Évreux, demeuré veuf et sans descendance à la tête d'une opu­lente fortune, voulut rectifier les inégalités de certains partages antérieurs en choisissant pour héritiers ses cousins issus de germains, les enfants de Mme Fournet. Il n'avait jamais fait montre de sentiments chrétiens, non plus que sa très mondaine épouse, née Léonie Charvet, décédée subitement en son carrosse, le 29 août 1869. Quand il se sentit mortellement atteint, à soixante- quinze ans, il manda Isidore Guérin à son chevet, en sa somptueuse demeure de la Musse. Celui-ci apporta avec lui le seul objet qui manquât au décor, un Crucifix. Il fut assez heureux pour réconcilier avec Dieu le vieil­lard, qui expira le 22 août 1888, après avoir exprimé sa gratitude en ces mots : « Guérin, je vous dois mon salut. »

L'époux de Céline Fournet eut en outre la tâche, à litre de légataire universel, de débrouiller l'écheveau compliqué du testament. Un hôtel princier au chef-lieu de l'Eure, une résidence d'été à deux lieues de distance, un mobilier d'art, des valeurs et des terres formaient un patrimoine imposant que les familles Maudelonde et Guérin se répartirent à l'amiable, à charge de pour­voir à un certain nombre de legs secondaires attribués en viager. L'esprit d'entente fraternelle était si vif, le désintéressement si sincère que nulle ombre de chicane n'altéra jamais la solution parfois délicate de ces épi­neuses questions d'argent. On laissa même à l'état indivis, à l'effet de l'occuper tour à tour à la belle saison, la propriété de la Musse, cet ancien domaine seigneurial qui surplombait de sa coquette villa et de ses quarante et un hectares de jardins, de bois et de parcs, la sinueuse vallée de l'Iton.

Cette acquisition inattendue déchargeant M. Guérin de tout souci d'avenir lui permit de modifier totalement l'axe de ses travaux. Le 8 décembre, il cédait sa phar­macie. Le 20 avril 1889, il acquérait une maison de maître à Lisieux, 19, rue Paul Banaston. 11 l'occupait vers la fin de l'année, après un bref passage rue Condorcet et aux Buissonnets, hélas ! déserts, depuis le départ de M. Martin pour le Bon Sauveur et l'exode momen­tané de ses deux filles à Caen.

L'existence de l'ancien pharmacien sera désormais celle d'un notable, au sens d' « autorité sociale » qui s'attachait alors à ce mot.

Membre, depuis 1869, du Cercle littéraire, il peut enfin satisfaire à loisir sa passion des études scienti­fiques et des choses de l'esprit. Le soir, à la veillée, il aime lire à ses filles, et aussi à ses nièces, quand Léonie et Céline logent sous son toit, des morceaux choisis du théâtre classique : Corneille, Racine, Molière, ou des scènes étincelantes de Shakespeare. Voltaire, on le notera, n'est pas de son répertoire. Il fraye avec de hautes personnalités politiques et compte parmi ses frères d'armes sur le champ de l'apostolat Paul-Louis Target qui fut ministre plénipotentiaire à La Haye, avant de devenir député du Calvados.

Monarchiste invétéré, M. Guérin se range de surcroît parmi les fervents de la « Libre Parole » de Drumont. Conservateur, dans tous les sens du terme, son instinct de bibliothécaire, son flair d'archiviste, le portent à compulser, classer et tenir à jour les papiers où s'inscrit le destin de la famille, ce qui, plus tard, facilitera providentiellement les recherches des historiens que tentera la prestigieuse aventure thérésienne. Son cahier sera le livre de raison où ils puiseront, comme en un document notarié, les précisions généalogiques et chronologiques, cepen­dant que la postérité lui devra maintes lettres, minutieu­sement cataloguées, de Mme Martin et de ses filles.

Par-dessus tout, ce sont les intérêts de la foi qui sollicitent son dévouement. Si, en fait de pratique sacramentaire, il en est resté aux habitudes du temps, ne s'approchant de la Sainte Table qu'aux jours de fête, il a fondé, en 1885, à l'instigation d'ailleurs du père de Thérèse, le groupe­ment de l'Adoration Nocturne qui, malheureusement, ne lui survivra pas. Aux processions de la Fête-Dieu où il tenait un cordon du dais, le Saint Sacrement s'arrêtait au reposoir qu'il édifiait en sa demeure et qu'il voulait somptueux. C'est ainsi qu'en une année particulièrement néfaste, il fit dresser une croix de verres colorés portant cette inscription : « Plus on l'outrage, plus elle brille. » Il réalise, dans le style bourgeois de l'époque — et l'expression, ici, n'a rien de péjoratif — le type de l'homme d'œuvres, dont la bourse s'ouvre largement à toutes les détresses et pour toutes les bonnes causes, et qui n'hésite pas davantage à y aller d'une démarche, d'une présidence de réunion, d'un discours ou d'un article, chaque fois que la gloire de Dieu ou le bien des âmes sont en jeu. L'appui qu'il donne aux Missions lui vaudra même de devenir parrain d'un roi noir ; mais ce n'est pas l'honorariat qu'il recherche. Militant, il paie de sa personne, avec ce goût de la protestation et de la riposte qu'éveillaient alors, dans l'élite catho­lique, les approches de la persécution.

Cette fin de siècle sent la poudre. On n'en est pas encore au « régime abject », mais déjà, sur les pas de Jules Ferry, les laïcisateurs sont à l'œuvre ; les mots d'or­dre des Loges s'inscrivent peu à peu dans la législation.

Devant cette vaste offensive stratégique qui trouvera, hélas ! les croyants divisés et désemparés, M. Guérin a vite discerné les deux positions-clés à défendre coûte

que coûte : l'école et la presse. Il fait partie du Comité scolaire lexovien ; il soutient de ses deniers l'effort tenace des fils du Chanoine champenois que Léon XIII portera bientôt sur les autels, Jean-Baptiste de la Salle. Il honore de sa présence, et souvent de sa parole, leurs distributions de prix. Pour loger l'école des filles, il fait personnellement l'achat d'un immeuble à destination commerciale qui gardera dans son nouvel usage le titre du Bon Pasteur. Jusqu'à son dernier souffle, se souve­nant des crises de sa jeunesse, il luttera pour garder au Christ l'âme des générations montantes, ce « blé qui lève » que chantera demain René Bazin.

Pour faire front aux ennemis de l'Église et défendre la cause sacrée de ses libertés, le journal lui paraît une arène de choix. L'image, le fait divers et la publi­cité n'ont pas encore envahi les colonnes des périodiques en renom. Les batailles d'idées s'y livrent fiévreusement. M. Guérin, d'une plume incisive et lucide, se fait l'avocat de la vérité. Peu soucieux de porter sa prose aux feuilles dites « républicaines », avec le sens très particulier que le mot revêt à l'époque, il collabore volontiers au Normand qui, depuis 1833, rayonne, deux fois par semaine, le mardi et le samedi, dans la ville et l'arrondissement de Lisieux. Des événements de politique locale vont l'ame­ner, en octobre 1891, à y jouer un rôle de premier plan.

Les âpres débats du Parlement ont peu à peu gagné la province. Le visage calme du plantureux pays normand, ses mœurs paisibles et sages s'en trouvent bientôt bouleversés. Lisieux même s'éveille aux disputes du forum sous l'impulsion d'un folliculaire, alors en mai d'arri­visme, et dont l'âge et le Pouvoir assagiront l'humeur, Henry Chéron. Soit désir d'amuser la galerie, soit besoin de se tailler une clientèle, ce jeune avocat de vingt-quatre ans a lancé un organe avancé : Le Progrès Lexovien, où, comme on dit alors « il mange du curé ». Le 23 octobre 1891, sa verve ordinairement légère se fait soudain hargneuse. A l'occasion d'une Lettre de Léon XIII à Mgr Gouthe-Soulard, il s'en prend à la tourbe des « Vaticanards » et au Papa lui-même, qu'il ose accuser de « dérailler ».

M. Guérin bondit sous l'outrage, il connaît person­nellement l'insulteur. En 1884, celui-ci a passé quelques mois à son service comme élève en pharmacie, ce qui lui a fourni l'occasion de donner des leçons d'accordéon à Marie et de se faire entendre de la petite Thérèse. A l'époque, Henry Chéron ne dédaignait pas de jouer des cantiques ; il avait même amené à faire ses Pâques un collègue retombé dans l'indifférence. Raison de plus pour ne pas tolérer le scandale.

C'est ainsi que, le 3 novembre 1891, le polémiste du Normand se déchaîne pour réprimer l'insolence de son ancien stagiaire mué soudainement en grand-maître ès anticléricalisme. L'article, relevé de formules piquantes, a du souffle, de l'élan, presque de la passion. Il demande ses titres au gamin qui portait hier courte culotte et qui toise aujourd'hui de si haut les autorités morales les plus indiscutées. Il ironise sur ses prétentions. Puis, élevant le débat, il venge noblement le Pape «de génie dont la récente Encyclique Rerum Novarum sur « la con­dition des ouvriers » vient de susciter, à travers le monde, un vaste courant d'admiration :

« Il déraille, celui que des nations hérétiques choisissent comme médiateur.

« Il déraille, celui dont la science immense est consignée dans des écrits lumineux et profonds qui vivront plus longtemps que la prose du Progrès.

« Il déraille, celui qui seul a pu trouver la solution de cet infrangible nœud gordien qu'on appelle la question sociale, que, ni les économistes les plus habiles, ni les philosophes les plus profonds, ni les politiciens les plus perspicaces, n'ont pu encore dénouer.

« Il déraille, celui qui donne à la France les marques d'une sollicitude et d'une affection toute paternelle, qui gémit de ses malheurs, qui se réjouit de ses gloires et qui la déclare sa fille privilégiée.

« Il déraille, celui qui, JAMAIS, entendez-vous bien, n'a prononcé que des paroles de paix, de miséricorde et de pardon, celui qui jamais n'a mendié les vains applaudissements de la foule.

« Il déraille, celui qui, seul, sans armée, sans allié, rit, au milieu de son Vatican, de la rage impuissante de la meute révolutionnaire... »

La conclusion jaillit d'elle-même : « De quel côté est l'inconvenance ? Lequel « déraille », du Saint-Père ou du Progrès ? » La signature, droite comme une lame d'épée, est précédée de cette fière protestation : « Un Vaticanard qui demande qu'on respecte sa foi religieuse comme il entend respecter celle des autres. » [1]

[1] Promu aux plus vastes responsabilités municipales, parlementaires et gouvernementales, Henry Chéron dépouillera peu à peu le sectarisme d'antan. Il gardait ou fond du cœur pour M. Guérin une véritable estime. Quand l'étoile de sainte Thérèse montera à l'horizon, il aimera rappeler les heures de sa jeunesse où il la rencontrait avec sa cousine dans la pharmacie de la Place Saint-Pierre. Sa bienveillance pour la famille Martin et pour le Carmel ne se démentira jamais. Comme Maire de Lisieux, il facilitera les mani­festations grandioses en l'honneur de la Sainte et le développement des pèlerinages. On lui devra la création de l'avenue triomphale qui mène à la Basilique. La religieuse qui ensevelit l'homme d'Etat retrouva sur lui, avec une croix d'or et une médaille de la Sainte Vierge, une image thérésienne. Si la vigilance de l'entourage ne permit pas au prêtre d'approcher du lit du mourant, une absolution donnée à la dérobée rejoignit ce qui restait en lui, vivace, des souvenirs pieux du premier âge et autorise à espérer que celui qui connut Thérèse enfant la connaît maintenant dans sa gloire.

La riposte ne se borne pas à cette apostrophe venge­resse. Le Normand, en dépit de ses soixante années d'existence, est alors bien près de sombrer, par défaut de collaborateurs et de crédits, M. Guérin connaît la maison, y ayant plus d'une fois apporté le concours de son talent littéraire. Sollicité de s'engager à fond, après un temps d'hésitation, il vole à son secours, la renfloue financièrement et assume la charge de rédacteur principal, vouant à cet apostolat, pour lui primordial — n'a-t-on pas dit que « saint Paul, s'il revenait, se ferait journaliste ? » — avec un attrait indéniable pour les joutes contradictoires, un culte de la vérité, une dia­lectique serrée, un respect de l'adversaire, en un mot, une probité intellectuelle et une droiture de cœur, qui forcèrent l'admiration.

Cette attitude n'est pas sans risques. On cherche à le salir, on le provoque en duel. Il écarte l'insulte avec mépris et refuse de se battre autrement qu'à coups d'arguments, montrant que le vrai courage consiste à rester intraitable dans sa foi, en comptant pour rien le faux honneur du monde. Six années durant, il tiendra le poste, en dépit des attaques de rhumatisme arti­culaire qui, fréquemment, lui torturent le côté droit, ce qui fera dire à Thérèse, avec une légitime fierté :

« N'est-ce pas pour la gloire de Notre-Seigneur que le bras de mon Oncle ne cesse de se fatiguer à écrire des pages admirables qui doivent sauver les âmes et faire trembler les démons.»

À cette tribune du journal, M. Guérin, sans être un professionnel, consacre d'incontestables qualités d'édi­torialiste. Les nombreux articles signés de lui — on en compte, sauf erreur, soixante-quatorze pour la seule année 1893, parfois deux dans le même numéro, et toujours en première page — abordent toute la gamme des problèmes complexes que soulèvent, à l'époque, la situation intérieure française et les événements inter­nationaux. Ils vont de l'alliance russe aux études fiscales, des lois sociales à l'affaire du Panama, en passant par les irritants débats sur les élections locales.

Les questions religieuses tiennent toutefois la vedette. C'est le Concordat dont il faut venger l'esprit contre ceux qui prétendent en faire « un bâillon, un licol, un carcan, avec lequel ils peuvent museler, ligoter et étouffer l'Infâme ». C'est, courageusement dénoncés, l'action de la Franc-maçonnerie, ses rites mystérieux, ses manœu­vres de camouflage ou de pénétration, la corruption organisée de l'administration, l'assaut mené contre la magistrature, le favoritisme s'installant au Pouvoir et déterminant l'avancement à la cote d'amour politicienne. C'est la liberté scolaire surtout, défendue pied à pied contre les assauts du laïcisme, et les intérêts de la foi sans cesse revendiqués, avec l'honneur du Saint-Siège et l'obéissance à l'Église.

L'esprit conservateur anime ces écrits, non pas en son concept étroit, têtu et rétrograde, mais avec les élargis­sements mêlés d'impatiences d'un admirateur de Veuillot qui aurait goûté d'Albert de Mun. Manifestement, M. Guérin n'est pas démocrate. Il réédite volontiers le mot historique : « Suffrage universel, mensonge universel ». Il n'en accepte pas moins avec une parfaite soumission les directives du Ralliement. Il résumera en ces mots les enseignements de Léon XIII: « Acceptez franche­ment, loyalement, sans arrière-pensée, la forme de Gouvernement établie, mais combattez par tous les moyens légaux la législation antichrétienne. » Dès le 6 février 1892, Le Normand s'est réorganisé en se situant « sur le plan constitutionnel et religieux».

Même fidélité aux consignes romaines relatives à la question sociale. M. Guérin en a-t-il entrevu toute l'ampleur ? Il était mal placé pour cela, trop éloigné, par sa profession et ses relations, du monde de l'usine. Il n'en affirme pas moins son amour des petits et sa réprobation des excès de l'industrialisme. Dans un leader intitulé « Travail et Capital », il signale — et cela montre qu'il était au courant des thèses de La Tour du Pin et de ses disciples — l'insuffisance des pouvoirs concédés aux Syndicats en vue d'organiser la profession.

« Pour résister au socialisme, dit-il encore, il faudrait... les principes immuables d'une saine philosophie et la connaissance des droits et des devoirs réciproques qui incombent tant au travailleur qu'au patron. Le christia­nisme seul peut lui donner cette connaissance. »

Il n'en est que plus à l'aise pour stigmatiser les ravages de l'extrémisme et l'exploitation hypocrite que certains hommes de gauche font de la misère populaire. « Dans tout Jacobin, écrit-il, il y a un dictateur. »

Pour avoir longtemps fréquenté la prose drue et mordante du Directeur de L'Univers, M. Guérin apporte à soutenir ses idées une plume précise et piquante, maniant volontiers l'image et le mot qui font balle. Son style se dépouille progressivement de l'emphase oratoire où se trahissait l'influence du temps. Il se fait plus nerveux, plus direct, celui d'un excellent débateur, expert à débroussailler une question, à la poser en termes limpides et à saisir le point faible de l'argumen­tation adverse.

M. Guérin n'est pas l'homme qui fait un métier et qui rédige un « papier » sur commande. C'est une convic­tion au service d'une cause. Il fait sienne la formule maintes fois répétée : « Le journalisme est un sacerdoce. » « Nous ne reconnaissons, déclare-t-il, d'autre autorité que celle de Dieu, d'autre persuasif que la raison, d'autre guide que notre conscience. » Aux amateurs de compromis, il sert volontiers ce refrain :

Ne plaise aux dieux que je couche
Avec vous sous même toit !
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid !

C'est cette « âme intérieure » qui fait de telle de ses études consacrées à Renan et à Voltaire une véritable page d'anthologie, traversée d'une verve étincelante et d'un sens supérieur de l'ironie.

De ce courage et de ce talent, la maladie aurait promptement raison. Au début de 1896, M. Guérin cède à un nouveau venu la charge de l'éditorial. Son nom paraît encore en première page, au bas de certaines chroniques de politique générale ; puis la signature s'espace pour disparaître après un dernier hommage au Christ ressuscité et une suprême analyse du « Gâchis » où la persécution montante risque de plonger le pays. De sa retraite, le vieux lutteur suivra toujours avec un intérêt passionné les campagnes du Normand; il ne cessera de le soutenir de ses conseils et de ses fonds.

*

À ce mécénat exercé envers toutes les organisations catholiques, l'Oncle de Thérèse joignait la qualité de bienfaiteur éminent du Carmel. Celui-ci, grevé de travaux onéreux, passait alors par une phase d'extrême pau­vreté. L'argent manqua plus d'une fois pour les achats les plus nécessaires. Un renseignement furtif, au besoin une lettre discrète, alertaient la rue Paul Banaston d'où venait aussitôt le secours. La petite Reine soulignait le geste avec effusion, profitant de la fête de sa Tante, le 19 novembre, des anniversaires, des souhaits de l'an ou de quelque événement de famille, pour redire à ses parents d'adoption toute sa reconnaissance. Sans parler des messages adressés a sa cousine Marie, et sur lesquels nous aurons à revenir, les trente et une lettres ainsi conservées brillent par l'enjouement, la simplicité du ton et la sincérité d'une tendresse experte à renouveler sans cesse son registre.

Mère Marie de Gonzague, de son côté, exprimait la gratitude de la Communauté en envoyant quelque photo prise à l'intérieur du cloître. C'est à cette circons­tance que nous devons la profusion, insolite dans la vie religieuse, des clichés thérésiens, et aussi — car il s'agis­sait d'un appareil d'amateur et manié comme tel — leur caractère nécessairement imparfait.

Le parloir offrait de nouvelles occasions de rencontres, ainsi que les cérémonies de Vêture ou de Prise de Voile. Non content de participer aux fêtes dont quelqu'une de ses nièces se trouvait être l'héroïne, M. Guérin accepta le parrainage d'une religieuse converse, qui n'avait plus aucune famille. Sœur Marie-Madeleine du Saint- Sacrement, et, à ce titre, la conduisit à l'autel lors de sa Prise d'Habit. La lettre qu'il lui écrivit pour sa Profes­sion, le 20 novembre 1894, suscita les réflexions émues et enthousiastes de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.

La barrière morale de la clôture n'avait pu rompre les liens de famille. L'épreuve qui frappa aux Buissonnets les resserra encore. Pendant l'hospitalisation de M. Mar­tin à Caen, M. Guérin accueillit à son foyer Léonie et Céline et les traita comme ses filles. Le 10 mai 1892, il ramena lui-même à Lisieux son beau-frère, qu'on installa, 7 rue Labbey, à proximité de sa propre demeure. A l'été de 1893 et 1894, il l'emmena au château de la Musse, malgré toutes les difficultés de l'entreprise, car il s'agissait de transporter en chemin de fer jusqu'à La Bonneville, puis, de là, par la route, non seulement le vieillard, mais sa voiture et son lit de paralytique. Touché de ce dévouement aussi délicat qu'empressé — on n'eût pas fait mieux pour un père — le malade remerciait d'un mot qui en disait long : « Au Ciel, je vous revaudrai cela. »

En réalité, M. Guérin gardait pour son beau-frère une admiration profonde. Ce qui, aux yeux du monde, pouvait paraître déclin et faillite, cette vieillesse vouée à l'impuissance et à l'humiliation, apparaissait à ses yeux de croyant comme l'auguste couronnement d'une vie d'immolation. Peu après l'entrée de Thérèse au cloître, il avait adressé à l'aînée de ses nièces. Sœur Marie du Sacré-Cœur, cette lettre où l'on sent passer une réminiscence de Montalembert offrant sa fille ou Roi des rois :

« De quelles paroles enivrantes se sert-il donc ce Dieu jaloux pour attirer à Lui tous ces jeunes cœurs affamés d'Idéal et briser ainsi les liens les plus doux ? Je ne suis pas digne d'avoir de telles filles d'adoption et de vouloir toujours faire entendra des conseils de prudence humaine à des oreilles si près des lèvres de la sagesse infinie. Un jour, Dieu me montra un vieil arbre chargé de cinq beaux fruits attendant maturité ; Il m'ordonna de le transplanter dans mon jardin. J'obéis ; les fruits mûrirent successivement ; l'Enfant-Jésus, comme autrefois, lors de la fuite en Egypte, passa trois fois et fit un signe ; le vieil arbre se courba amoureusement et, chaque fois, sans murmurer, laissa tomber un de ses fruits dans la main de l'Enfant-Dieu. Quel admirable spectacle que celui de ce nouvel Abraham ! Quelle simplicité ! Quelle foi ! Quelle grandeur d'âme ! Nous ne sommes que des pygmées à côté de cet homme ! »

En écrivant ces lignes frémissantes, M. Guérin se doutait-il qu'il devrait un jour, lui aussi, sacrifier sa benjamine à l'Époux des Vierges !

*

Marie ne s'était pas laissé griser par la brusque accession de son père à la fortune et à la notoriété. Si ses parents se virent, plus que par le passé, soumis aux servitudes brillantes de la haute société, elle-même n'y éprouva que déplaisir et répugnance. Elle s'en évadait chaque fois que les convenances le permettaient. Avec l'affermissement de sa santé, son caractère avait pris un réel développement. Primesautière, taquine, elle était le rayon de soleil de la famille. À l'égard des étran­gers, son accueil se teintait de réserve. Nulle envie de paraître, une peur réelle de se produire, un art discret de s'éclipser pour mettre les autres en valeur. Cette timidité, cette défensive un peu sauvage, étaient chez elle parti pris d'humilité, volonté aussi de décourager les avances ou les espoirs qu'eussent justifiés, dans sa situation nouvelle, ses réelles qualités.

Fleur des champs et des bois, c'est dans les allées solitaires de la Musse ou perchée sur un chêne au feuillage propice, que Marie se sentait vivre, qu'elle était pleinement elle-même. Une lettre à Léonie Martin la dépeint tout entière, avec sa verve d'enfant qui s'enchante de la belle nature :

« Ici, sur ma branche, pas besoin de papier buvard ; le soleil se charge de cet office... Ma main est un peu chancelante. C'est que je viens d'avoir sur mon perchoir une peur terrible. Un petit écureuil a traversé l'allée à côté de moi, puis, me faisant pendant sur l'arbre voisin, il a positivement l'air de me narguer. Il reconnaît sans doute que je suis de la race des grimpeurs mais non pas des rongeurs.

« Je te dirai qu'ici, à la Musse, tout le monde est sens dessus dessous. Les oiseaux viennent me faire des cui-cui pour me demander : Mais où donc est Léonie ? J'aperçois l'Iton qui coule son eau claire d'un air taciturne, parce qu'elle ne peut y refléter ton visage. Du côté des écuries, même lamentation : je vois la tête de Bichette se hausser vers la lucarne, en quête de son amazone, et ce sont des hennissements à n'en plus finir. Poules, coqs et lapins s'arra­chent crêtes, queues et oreilles ; les lièvres du parc, venus, le pre­mier soir de notre arrivée, au nombre de vingt, ont presque tous disparu, parce qu'ils n'ont plus reconnu ta chère silhouette dans le lointain... Oh ! malheur ! un coup de vent a failli emporter ma lettre ! Comment ne pas courir après un tel chef-d'œuvre ? Pardonne-moi toutes mes malices et ce griffonnage. Dans la position où je suis, je ne puis mieux faire. »

Ce badinage cache une âme en mal d'approfondis­sement et qui s'arrache chaque jour un peu plus à la fascination de la bagatelle. On le vit bien le 1er octobre 1890, où, contrainte de jouer un rôle d'apparat aux noces de sa sœur, la jeune fille revêtit avec une entière indifférence, et sans même un regard sur le miroir, la toilette chatoyante qu'exigeait la cérémonie. Manifes­tement, son cœur était ailleurs.

Ce mariage qui, on s'en souvient, fut l'occasion pour Thérèse de rédiger le faire-part de son union avec l'Epoux Divin, introduisait Jeanne Guérin dans une famille originaire de la Manche, mais fixée alors à Caen. Francis La Néele était né le 18 octobre 1858, à Paris, où ses parents tenaient commerce. Devenu orphe­lin de père, il avait suivi sa mère et sa sœur à Venoix, près du chef-lieu du Calvados, avait fait ses humanités chez les Jésuites, conquis le grade de pharmacien de première classe, puis le doctorat en médecine et s'était enfin installé pharmacien, il avait sur ces entrefaites perdu sa mère.

Ce bon géant aux mœurs graves était un chrétien de race. Il ne craindra pas, en 1901, à Lisieux, de s'improviser orateur pour porter la contradiction en plein meeting au défroqué Charbonnel. L'apostat vomissant contre la confession les pires insanités, il protestera de toute sa foi au milieu des applaudissements. Au cri jeté par le conférencier : « Quel est votre drapeau ? », il ripostera crânement : « Mon idéal est inscrit sur mon front. Je suis catholique. » Le succès sera assez décisif pour faire suspendre en terre normande la tournée du prêtre renégat.

Plus tard, avisé par un tiers que l'ancien domestique de M. David, le fidèle Arsène, est en danger, Francis La Néele se précipitera à son lit d'agonie et lui rappellera la promesse qu'il avait faite jadis, devant la mort pieuse de son vieux maître, de ne pas partir comme un chien. L'affaire n'alla pas toute seule, mais la grâce de Dieu aidant, l'éloquence persuasive du Docteur eut raison du brave homme et de son respect humain.

C'était donc un convaincu, voire un apôtre, qui avait conquis le cœur de Jeanne Guérin. Il ne déparerait pas les traditions de la famille. Ayant par son mariage redoré son blason, il céda son affaire et ouvrit à Caen un cabinet médical. On lui verra bientôt clientèle hono­rable, cheval, voiture et cocher en petite livrée. Person­nellement de goûts très simples, il débutera modestement. Ce n'est que plus tard, à Lisieux, quand il se fixera chez M. Guérin devenu veuf, qu'il se prêtera davantage aux relations de société. L'ambiance plus mondaine, l'épreuve aussi du foyer, l'enfant si ardem­ment désiré et qui jamais ne vient, inclineront dans le sens de l'extériorisation, ce qui, à certains jours, modi­fiera quelque peu l'atmosphère de la rue Paul Banaston.

Marie Guérin suivait une évolution tout opposée. En son âme écartelée par les scrupules, la nostalgie du cloître se faisait lancinante, contrebalancée, il est vrai, par le sentiment douloureux de son indignité. Chaque année, choisissant à cette fin une période creuse, où les réceptions chômaient, elle s'adonnait aux exercices spiri­tuels, s'enfonçant dans les bois de la Musse pour y faire, quatre fois le jour, une demi-heure d'oraison. Elle n'au­rait pas manqué pour rien au monde à sa retraite du mois, insistant notamment sur la préparation à la mort.

Elle servait aussi Dieu dans les pauvres, imitant en cela son père qui avait jadis souhaité la richesse pour pouvoir se montrer plus généreux, et qui, l'ayant acquise, s'im­posait de surcroît des sacrifices personnels pour venir en aide à un plus grand nombre d'indigents. De concert avec sa cousine Céline et quelques amies de Lisieux, la jeune fille participa à des rencontres hebdomadaires où l'on confectionnait de quoi remonter le vestiaire des familles les plus misérables.

Tous les quinze jours, elle s'acheminait vers le Carmel et passait une demi-heure au parloir. Mère Marie de Gonzague l'avait prise en affection. C'était une maîtresse femme que cette Prieure, et qui jouissait dans Lisieux d'une réputation méritée en fait de direc­tion spirituelle.

Elle avait fait preuve d'une réelle largeur d'esprit en admettant Thérèse comme postulante dès ses quinze ans. Elle ne se montrera pas moins favorable à l'admis­sion de Céline, puis de sa cousine Guérin. L'histoire lui doit cette justice qu'elle n'a pas empêché, qu'elle a même facilité — quitte à en prendre par la suite quelque ombrage — ce rassemblement, somme toute insolite, de cinq membres d'une même famille dans une com­munauté qui ne pouvait en principe dépasser vingt et une religieuses et, par autorisation spéciale, en comptait à l'époque vingt-sept. C'est auprès de cette moniale, alors au faîte de son crédit, que Marie cherchait appui dans ses angoisses intérieures. Elle s'épanchait aussi dans le cœur de Sœur Agnès de Jésus et jouissait de quelques minutes de conversation avec celle qui restait pour elle « la petite Reine ».

Les lettres complétaient heureusement ces commu­nications intimes. Il lui fallait souvent les écrire en cachette, car ses parents, sans manifester d'hostilité déclarée à ses aspirations — ils étaient trop chrétiens pour entraver les desseins de Dieu — se méfiaient de l'impulsivité de leur benjamine et n'entendaient point favoriser sa tendance au mysticisme.

*

La Prise d'Habit de Thérèse, le 10 janvier 1889, impres­sionna profondément la jeune fille. Entre la novice et son amie d'enfance une correspondance va s'échanger, qui débutera par d'affectueuses banalités, pour s'achever en un dialogue haletant où s'affirmera de plus en plus la maîtrise incomparable de la Sainte dans l'art de gouverner les âmes. Les quatre premiers messages du Carmel se déroulent sur le mode mi-plaisant mi-tendre, coupés de remerciements pour les cadeaux reçus et de gracieusetés prodiguées à toute la maisonnée. La note émue surgit dans la missive du 24 avril 1889, à l'occasion de la croix qui afflige M. Martin :

« C'est incroyable, écrit Thérèse, comme maintenant nos liens se sont resserrés ; il me semble qu'après notre terrible épreuve nous sommes encore plus sœurs qu'avant... Si tu savais comme je t'aime, comme je pense à vous tous. Oh ! cela fait tant de bien, quand on souffre, d'avoir des cœurs amis dont l'écho répond à notre douleur !... Comme je remercie Jésus de nous avoir donné de si bons parents, des petites sœurs si gentilles... J'ai vu que le cœur de ma petite Marie avait touché le cœur de ma Céline, et cela a fait une grande joie à mon pauvre cœur... »

Un S.O.S. de sa cousine va permettre à la Sainte de hausser le ton et de se révéler déjà la parfaite maîtresse des novices qu'elle sera un jour. Au mois de mai 1889, la famille Guérin, accompagnée de Léonie et de Céline, visite l'Exposition Internationale organisée dans la Capi­tale pour le centenaire de la Révolution Française. Marie se trouve comme perdue dans ce brouhaha de mondanités. Son imagination affolée par tant de frivolités lui fait voir du mal partout. C'est une véritable obsession. Dans sa détresse, elle se tourne vers Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus en qui elle pressent déjà des trésors d'expérience. Après lui avoir conté ses tourments, elle avoue qu'elle n'ose en tel état s'approcher de la Sainte Table :

« C'est la plus grande épreuve, souligne-t-elle. Jamais je n'avais ressenti autant d'amour pour la Communion ; je sens que je serais inondée de consolations, je me sentirais fortifiée si je pouvais avoir le bon Dieu dans mon cœur. Autrement, il est si vide, mon pauvre cœur ; il est rempli de tristesse ; rien ne peut me distraire. Oh ! quelle ville que ce Paris ! On est bien plus heureux dans la petite maison de la rue Condorcet. Sais-tu où je ressens le plus de bonheur ? C'est lorsque je suis à l'église ; au moins, là, je puis reposer mes yeux sur le tabernacle ; je sens que je suis dans mon centre. Tout le reste n'est pas fait pour moi ; je ne sais comment on peut vivre ici. Pour moi, c'est un véritable enfer. »

La réponse arrive, apaisante, par retour du courrier, cette lettre du 30 mai 1889, d'une doctrine eucharistique si sûre et, pour l'époque, si audacieuse, que le Pape Pie X en dira plus tard son émerveillement, et que cela l'incitera à hâter l'introduction de la Cause de la servante de Dieu.

Rappelant qu'elle a passé, elle aussi, par « le martyre du scrupule », la Sainte écarte d'emblée le principal obstacle :

« Tu n'as pas fait l'ombre du mal... Il faut mépriser toutes ces tentations, n'y faire aucune attention. »

Elle dévoile ensuite le piège infernal :

« Quand le diable a réussi à éloigner une âme de la sainte Com­munion, il a tout gagné... et Jésus pleure !... O ma chérie, pense donc que Jésus est là dans le tabernacle exprès pour toi, pour toi seule, Il brûle du désir d'entrer dans ton cœur... »

Prévoyant des résistances, elle pulvérise d'un mot l'objection d'indignité.

« Il est impossible qu'un cœur qui ne se repose que dans la vue du tabernacle offense Jésus au point de ne pouvoir le recevoir. Ce qui offense Jésus, ce qui le blesse au cœur, c'est le manque de confiance. »

La consigne finale à l'âme qui se débat depuis trop longtemps dans le lacis inextricable de ses chutes imagi­naires, c'est l'invitation, alors bien originale, et qui anticipe sur les vues des moralistes, à voir dans l'Hostie non pas la récompense mais le tonique, le pain de la route :

« Communie souvent, bien souvent... Voilà le seul remède si tu veux guérir »
(LT 92, 30 mai 1889)

Ces conseils, et la sage direction de l'abbé Domin, chapelain de l'Abbaye, valent à la jeune fille une brève accalmie. Mais l'insidieuse pensée se réveille soudain, s'infiltre dons les détails les plus innocents et sème à nouveau le désarroi. Une lettre du 10 juillet 1889 avoue ces débats intérieurs où s'émousse tout mordant. Elle confesse aussi cette hypersensibilité dont Marie souffrira toute sa vie et qui constitue un trait attachant, mais combien périlleux, de sa physionomie morale :

«J'ai un cœur que je ne sens que trop; il a trop d'ardeur. Quand il aime, son amour n'a plus de bornes ; par moments, je sens que mon corps est trop étroit pour le contenir. Il y a entre nous une affection qui n'est pas de la terre ; c'est par les liens de l'âme que nous sommes unies. Que cette affection-là est douce ! Rien ne peut la dépeindre. Le mot sœur, qui est pourtant un des plus doux noms, n'est pas l'expression qu'il faut employer.

« Eh bien ! oui, ma petite Thérèse, le bon Dieu se plaît à briser mon pauvre cœur. Quand il veut me faire souffrir, c'est toujours de ce côté qu'il se tourne. Mon partage, ce sont les souffrances intérieures. Par moments, je me sens comme abandonnée à moi-même, je ressens un mortel ennui. Il ne faut pas croire que j'aime la vie. Non, on n'y rencontre que des déceptions. Il y a des personnes qui seraient à leur bonheur si elles étaient dans un château et qu'elles avalent tout à souhait. Qu'elles viennent donc à ma place ! je la leur cède volontiers. Pour moi, il n'y a pas de lieu où je sois plus heureuse qu'aux Buissonnets.

« Je voudrais bien que tu recommandes au bon Dieu ma vocation. Prie surtout pour cela. Je vois que je ne suis pas au bout de mes souffrances. Si le bon Dieu veut me prendre dans ses filets, comme tu me l'as déjà dit, oh ! je m'y jette avec amour. Je n'ai qu'une peur, c'est de me tromper. »

Thérèse reprend point par point cet inventaire psycho­logique. Pour calmer la conscience inquiète, elle en appelle au jugement de Mère Marie de Gonzague qu'elle a préalablement consultée, et dont elle note au passage « la profonde connaissance des âmes et de toutes leurs misères ». Avec beaucoup de finesse, elle détourne de tout repliement sur elle-même et de toute recherche égoïste cette affectivité qui serait vite morbide si elle ne s'épurait au feu de l'Esprit :

« Oh ! Marie, que tu es heureuse d'avoir un cœur qui sait ainsi aimer... Remercie Jésus de t'avoir fait un don si précieux et donne-lui ton cœur tout entier. Les créatures sont trop petites pour remplir le vide immense que Jésus a creusé en toi, ne leur donne pas de place dans ton âme. »

On reconnaît là l'optimisme thérésien qui fait flèche de tout bois pour conduire droit au Christ. Dans les paragraphes qui suivent, l'horizon s'élargit encore. C'est par l'apostolat co-rédempteur que la Sainte entend arracher sa trop craintive correspondante à ses excès d'introspection. Elle l'invite en même temps au dépouil­lement de la foi nue :

« Ne te fais pas de peine de ne sentir aucune consolation dans tes Communions, c'est une épreuve qu'il faut supporter avec amour, ne perds aucune des épines que tu rencontres tous les jours ; avec une d'elles, tu peux sauver une âme !... Ah ! si tu savais combien le bon Dieu est offensé ! Ton âme est si bien faite pour le consoler... Aime-le à la folie pour tous ceux qui ne l'aiment pas.»
(LT 93, 14 juillet 1889)

Cette provocation aux cimes ravit Marie Guérin et, tout ensemble, lui donne le vertige. L'enjeu du terrible combat qui, chaque jour, se livre en elle, et qui, maintes fois, la laisse épuisée et pantelante, c'est le don d'elle-même au Seigneur. Elle le note d'une plume brûlante à l'adresse de sa cousine, le 23 juillet :

« Comment veux-tu que le bon Dieu appelle à Lui une enfant qui ne cherche pas à procurer sa gloire? Si j'avais plus de volonté, est-ce que cette seule pensée ne me donnerait pas plus d'ardeur à me vaincre ? Il faut donc que je sois une âme tout à fait tiède et lâche ! Si tu savais ce que cette pensée me fait de peine, parce que je sens que je suis cette âme si faible ! »

Elle avoue néanmoins que la méditation est pour elle « un moment de délices », qu'elle passerait ses journées dans cet exercice, qu'elle s'y sent « embrasée d'amour ». Au château de la Musse, elle s'est taillé une façon de « ritiro », une cellule quasi monacale où elle vit « seule avec le Seul ». Elle a déjà adopté un nom de religion : « Marie du Saint-Sacrement ». La pensée de Dieu la suit partout. Quand elle s'égare dans la campagne, c'est pour déplorer le délabrement et la saleté repoussante de telle église de village où le Christ demeure en captif solitaire. C'est aussi — se souvenait-elle d'une leçon analogue dont Tamerlan fit son profit ? — pour puiser un exemple de courage et de ténacité dans la contempla­tion d'une fourmilière au travail.

Voilà un terrain propice pour un directeur d'âme, et qui offre à Thérèse le thème d'une réplique où éclatent déjà la sûreté de principes et la précision de touches du « Docteur de la Voie d'Enfance ».

« Marie, si tu n'es rien, il ne faut pas oublier que Jésus est tout ; aussi il faut perdre ton petit rien dans son infini tout et ne plus penser qu'à ce tout uniquement aimable... Il ne faut pas désirer non plus voir le fruit de tes efforts, Jésus se plaît à garder pour Lui seul ces petits riens qui le consolent... »

Tel est, radicalement redressé dans une perspective christocentrique, l'axe de l'existence. Mais comment s'y maintenir ? Comment y progresser ? La réponse vient aussitôt, qui évoque un propos salésien, ou mieux, qui préfigure les fulgurantes élévations de la lettre du 15 septembre 1896 à Sœur Marie du Sacré-Cœur :

« Pour moi, je ne connais pas d'autre moyen pour arriver à la perfection que l'amour... Aimer, comme notre cœur est bien fait pour cela !... Parfois, je cherche un autre mot pour exprimer l'amour, mais sur la terre d'exil les paroles sont impuissantes à rendre toutes les vibrations de l'âme, aussi il faut s'en tenir à ce mot unique : Aimer !... »
(LT 109, 27-29 juillet 1890)

*

C'est à la Prise de Voile de Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, le 24 septembre 1890, que se dénoua ce drame intérieur. Tandis que la Sainte était étendue sur le sol, pour la grande prostration, dans le chœur des moniales, Marie Guérin sentit ses derniers doutes s'évanouir. La grâce divine, cette fois, l'attirait invinciblement. Elle serait Carmélite.

Céline fut la première à recevoir cet aveu. Elle-même se destinait à la vie religieuse, retenue seulement dans le monde par la maladie de son père. Entre elle et sa cousine, à la faveur de la vie commune ou de la proximité d'habitation, des relations étroites s'étaient créées.

Sur la pressante invitation de Thérèse, sur le conseil aussi du Père Pichon, ce Jésuite qui fut le directeur attitré de la famille Martin, Marie avait choisi Céline pour confidente.

« Je lui ai découvert toute mon âme, écrit-elle. Il n'y a pas une ombre qui lui soit cachée. J'ai tout jeté dans son cœur. Pour elle maintenant, mon âme est un livre ouvert. Quel baume pour mon pauvre cœur ! Je me sens comprise, aimée et consolée. »

Entre les deux jeunes filles, une amitié profonde se noua, scellée par le même idéal. La piété de Marie y gagna en accroissement. Avec ce quelque chose de passionné qui était dans son caractère, elle cultiva cette union spirituelle au point de souffrir jusqu'au déchire­ment des moindres séparations. Cela lui valut même une plaisante leçon de sa sainte cousine. Certain jour qu'elle lui avouait son chagrin d'être privée momen­tanément de Céline, laquelle pérégrinait à Paray-le- Monial, Thérèse lui reprocha gentiment de manquer d'esprit de détachement. La jeune fille proteste, se défend et finit, dans le feu du dialogue, par lancer le mot de « sans-cœur » à son interlocutrice. Celle-ci, qui mimait à ravir, prend sa mine la plus offensée et lui ferme la grille au nez... pour la rouvrir peu après en riant aux éclats de l'air pantois de sa visiteuse.

Au fil des années d'ailleurs, le tempérament de Marie se mûrissait. La solidité de sa vocation ne pouvait être mise en doute. M. et Mme Guérin acceptèrent courageu­sement l'éventualité de la séparation. Le 23 juin 1893, Léonie avait tenté un troisième essai claustral à la Visi­tation de Caen où elle prendrait l'Habit — pour peu de temps, il est vrai — le 6 avril suivant. L'entrée de Marie au Carmel de Lisieux fut alors envisagée, mais une attaque d'influenza qui débilita sa santé fit reporter l'échéance à 1895.

Entre temps, M. Martin était mort à la Musse le 29 juil­let 1894. Jusqu'au bout, les attentions les plus délicates l'y avaient entouré. Il demeurait sensible aux charmes du paysage. Les roulades du rossignol au fond des bois gardaient pour lui des attraits, et aussi la voix enjôleuse de sa filleule, ou ses doigts de fée interprétant au piano son morceau préféré, « Rêverie » de Rosellen. Cette fin, bercée par l'affection de toute une famille, prenait, au sortir de péripéties déchirantes, la sérénité d'un beau soir. Le 10 août 1893, Thérèse en exprimait sa gratitude à Mme Guérin :

« Je ne puis vous dire, chère Tante, le bonheur que j'éprouve en pensant que mon cher petit Père est au milieu de vous, comblé de tendresse et de soins. Le bon Dieu a fait pour lui la même chose que pour son serviteur Job : Après l'avoir humilié, il le comble de ses faveurs et c'est par vous que tous ces biens et cette affection lui sont donnés. »

Peu après le trépas de l'auguste vieillard dont elle avait été l'ange protecteur, Céline, délivrée de tous liens, gagna le cloître de ses rêves. Le vendredi 14 septembre 1894, en la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, Marie Guérin, toute en larmes, escorta sa sœur d'âme à la porte du monastère de la rue de Livarot. Les lettres suppléant à la présence, en attendant de la rejoindre, elle lui narre par le menu les moindres incidents de sa vie, elle communie à ses premières impressions, elle lui parle du cher défunt dont l'image hante le sou­venir de ses filles carmélites.

Le 17 mai 1895, retournant seule, cette fois, en sa rési­dence printanière, elle écrit aussitôt :

« Que tu me manques, si tu savais !... et que je souffre d'être à la Musse sans ta douce société. »

Elle relate ses visites à la chambre où mourut M. Martin et la consigne d'exquise charité qui semble gravée sur ces murs : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. »

« J'ai revu aussi, continue-t-elle, les moindres incidents de ses derniers jours, nos conversations ensemble, tandis que nous restions toutes deux près de mon oncle, et sa belle figure que je me représente là, encore mieux que partout ailleurs, et dont la vision m'est si présente. Je me rappelle aussi avec un brisement de cœur la douleur de ma Céline que je ne pouvais consoler ; je revois la scène du dernier baiser, et alors, malgré moi, les larmes jaillissent de mes yeux.

« Ainsi mon séjour est-il mélangé de tristesse et de joie ; il me semble entendre, tous les soirs, le bruit, devant le perron, de la petite voiture où l'on emmenait mon bon Oncle, et je suis tout étonnée, quand je me penche par la fenêtre, de ne pas l'apercevoir. »

Bientôt sonne l'anniversaire de cette mort de prédes­tiné : c'est un nouveau message consolateur qui port pour Lisieux :

« Je veux que tu reçoives aujourd'hui un mot de moi, te prouvant que je pense beaucoup à toi, ces jours-ci. Je n'oublie pas, je t'assure, tout ce qui s'est passé, il y a un an, et mes pèlerinages à la chambre de mon Oncle vont devenir plus fréquents que jamais. Comme je te le disais au mois de mai, je ne puis passer devant cet appartement sans être, malgré moi, saisie d'un sentiment sérieux, calme, qui parle de l'autre monde et qui, en un mot, me remplit l'âme. Cela m'arrive bien souvent et sans aucune préméditation, je suis saisie tout entière.

« Je ne sais pourquoi, mais cet anniversaire, qui est triste par lui-même, ne me fait pas du tout cet effet-là, il est tellement certain que mon Oncle est entré au Ciel ce jour-là, que j'éprouve plutôt un sentiment de bonheur en pensant à sa délivrance. Qu'il est heureux maintenant, mais qu'il l'a bien mérité !... Oh ! demain, je me promets de lui demander bien des grâces. Quand on a, gravée dans l'esprit, sa belle figure céleste et exprimant un tel bonheur, il est impossible que cela ne remplisse pas l'âme et ne la porte pas à aimer le bon Dieu. »

L'heure viendrait bientôt où ces effusions épistolaires feraient place au plus émouvant des dialogues. Marie rejoindrait au Carmel celles qu'elle aimait comme des sœurs. Son entrée fut décidée pour le 15 août 1895, le jour même de sa fête patronymique et du triomphe de la Vierge en sa glorieuse Assomption.

Peu auparavant, la jeune fille recevait ce billet qui voulait être un suprême réconfort pour l'élue du Sei­gneur et pour tous les siens.

« À ma petite sœur chérie, de la part de sa petite Thérèse qui pense beaucoup à elle !... Et qui surtout espère (en tremblant) que sa chère Marie tient ses promesses, restant aussi tranquille qu'un petit enfant entre les bras de sa Mère...

« Je prie beaucoup pour toi, ma petite sœur chérie, et pour tous les chers habitants de la Musse qui doivent faire en ce moment de rapides progrès dans la perfection puisqu'ils acceptent si géné­reusement le sacrifice de la séparation. »

C'était, écrite de main de Sainte, l'antienne de l'espé­rance avant la cérémonie des adieux.

À l'école de Thérèse

L'entrée de Marie au Carmel fut toute ensoleillée de la grâce de l'Assomption. M. Guérin ne vit plus que l'hon­neur qui lui était fait de donner une fille au Seigneur :

« Nous pouvons maintenant mourir, écrivait-il, puisque nous laissons après nous une lampe ardente qui ne cessera jamais de brûler devant la divine Eucharistie. »

La maman partage sa foi :

« Quelle belle vie sera la tienne, mande-t-elle à la postu­lante, si tu veux rester obéissante et humble !... Je suis bien persuadée que le bon Dieu te veut foute à Lui. Mais que Lui avons- nous fait pour mériter une telle faveur ? Rien, absolument rien ! C'est Lui qui a fait les premières avances et tout est venu de Lui. Qu'il est bon de m'avoir ouvert les yeux en me faisant comprendre la beauté de la vocation religieuse ! »

Il n'est pas jusqu'à Jeanne La Néele, longtemps réti­cente, sinon hostile, aux aspirations de sa sœur, qui ne cède à la contagion de l'offrande. Elle en fait part à sa cadette, quelques jours après les adieux :

« Nous avions si bien la conviction que c'était Notre-Seigneur qui t'appelait que, pour ma part, j'ai été délicieusement consolée comme jamais je ne l'avais été de ma vie. Je sentais le bon Dieu présent au milieu de nous et nous regardant joie. »

L'enthousiasme n'est pas moindre chez la postulante. Elle est fière de son titre nouveau de Marie de l'Eucha­ristie qui lui a été jadis décerné au parloir, par Pauline, et qui correspond si bien à son attrait pour l'Hostie. Avec quelle émotion, entrant dans sa pauvre cellule, ne découvre-t-elle pas sur le lit, entourée de fleurs, la poésie Vivre d'Amour, récemment composée par Thérèse. Elle savoure aussi le morceau de circonstance écrit pour elle par la Sainte. Elle le chante, selon la coutume, devant la Communauté, à la récréation du soir. La mélodie évoque un air profane alors en vogue : Mignon, connais-tu le pays ? mais le thème de fond est emprunté au psaume cent quinzième : Dirupisti, Domine, vincula mea ! Le titre vaut tout un programme : Cantique d'une âme ayant trouvé le lieu de son repos. La première strophe magnifie les liens brisés, le monde quitté pour le cloître, et les faveurs célestes qui sanctionnent cet admirable échange. La seconde, jouant sur le nom nou­veau que portera la future religieuse, lui trace la ligne du don total.

Marie apprécie à sa juste valeur sa condition nouvelle. A l'ancienne bonne de ses parents, Marcelline Husé, qui, entrée en religion chez les Bénédictines de Bayeux, s'est avisée, pour la féliciter, d'arguer de l'appellation familière de servante, elle répond avec émotion :

« Je me permets de vous gronder, ma bien chère Sœur ; il faut changer votre signature ; le mot servante blesse mon cœur, car vous êtes pour moi une petite sœur bien-aimée. Ne recommencez plus jamais ; nous sommes toutes deux les épouses de Jésus. »

Cette noblesse nouvelle l'enchante. Elle en fait confi­dence à son père sur une pauvre feuille blanche, « misé­rable chiffon de papier », mais qui aura plus de prix pour le cœur paternel que «les belles missives des grandes dames, toutes parfumées et marquées d'un blason » :

« Mon blason à moi, il est trop beau, trop céleste pour être vu sur la terre ; et cependant, je le mets au coin de chacune de mes lettres, mais beaucoup ne le comprennent pas ou le regardent avec indifférence. Une croix et le nom de Jésus, voilà mon blason ! voilà ce qui ravit mon cœur et celui de mon cher petit père. »

Ce n'est pas qu'elle cède à je ne sais quelle tentation d'angélisme, tellement éprise de surnaturel qu'elle en renierait la parenté suivant le sang. Elle demeurera toujours l'ardente créature au cœur hypersensible, qui voue à sa famille une tendresse exquise :

« Il faut venir au Carmel, écrit-elle, pour savoir ce que c'est qu'aimer véritablement. Se donner à Dieu, c'est, disent les gens du siècle, abandonner ses parents. Qu'ils viennent me trouver, ceux qui parlent ainsi. Je leur ferai voir que moi, pauvre Carmélite, je n'ai pas partagé mon cœur avec la créature, je l'ai donné à Jésus tout seul, et Lui me le rend au centuple pour chérir mes bien-aimés parents. »

Si la réfection des parloirs la prive pour un temps des visites des siens, ses missives leur exposent sans fard ses impressions de débutante. C'est elle désormais qui se fera auprès de son père « la petite mendiante du bon Dieu », chaque fois — et ce sera fréquent à l'époque — que le monastère connaîtra la plus complète pénurie. A son appel, sans miracle mais non sans sacrifice, le geste de Cana et celui de la multiplication des pains se renouvellent autant que de besoin.

Par-dessus tout, l'aimable épistolière conte sa nouvelle existence, qui se déroule, régulière et dense, au rythme pieux des exercices conventuels scandant désormais tous ses actes.

*

Mère Agnès de Jésus fait montre, à la tête de la Com­munauté, d'une autorité douce et égale. L'ancienne Prieure, Mère Marie de Gonzague, continue de s'occuper des reli­gieuses en formation. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus lui a été adjointe à titre de « sous-maîtresse». Marie Guérin demeurera donc au contact immédiat de sa sainte cousine. Avec elle, elle s'initiera à la récitation de l'Office, aux usages de la vie monas­tique, cependant que la Maîtresse nommée présidera les réunions où la Règle, les Constitutions, le Cérémonial, les Livres d'usages, dépouillent leurs secrets aux néophy­tes du Carmel. Entre temps, elle aide au réfectoire ou à la sacristie. Plus tard, elle assumera la fonction de « Proviseuse », qui comporte certaines responsabilités dans l'approvisionnement du monastère, l'entretien du jardin, les relations avec les Sœurs du voile blanc. Les récréations la voient rieuse et boute-en-train, presque gamine à ses heures, ce qui ne messied pas pour détendre les nerfs et reposer les esprits dans un climat de vie contemplative. Thérèse elle-même souligne ce trait dans une lettre du 14 octobre 1895 à sa cousine Jeanne :

« C'est une grande consolation pour moi, la vieille doyenne du noviciat, de voir tant de gaieté entourer mes derniers jours ; cela me rajeunit, et, malgré mes sept ans et demi de vie religieuse, la gravité me fait souvent défaut, en présence du charmant lutin qui réjouit toute la Communauté... Toutes les Carmélites sont bien contentes d'avoir une si gentille postulante. Sa belle voix fait notre bonheur et le charme de nos récréations, mais surtout, ce qui réjouit mon cœur, bien plus que tous les talents et les qualités extérieures de notre cher Ange, ce sont ses dispositions à la vertu. »

Marie était entrée de plain-pied dans la vie carmélitaine. Le faste du monde avait glissé sur elle. Ses sortilèges s'étaient brisés contre une volonté très nette d'abais­sement. Plus que les splendeurs de La Musse, elle apprécie les murs dépouillés de sa cellule :

« La pauvreté a pour moi un attrait spécial, avoue-t-elle à son Père. J'aime à la pratiquer en tout, et le bon Dieu vient me servir lui-même quand je manque de quelque chose... J'use de petits moyens pour me rendre agréable à Jésus. La pensée de devenir sainte ne me quitte pas. »

C'est dans cet esprit qu'elle évite de demander les objets dont elle manque, qu'elle marque une sorte de prédilection pour le matériel usé ou démodé, qu'elle accueille avec le sourire les fréquents changements de cellule et, partout et en tout, veille à ne pas « s'ins­taller ». Dans le style classique des litanies de l'humilité, elle s'est composé une prière qui, chaque jour, l'invite à l'oubli de soi.

M. Guérin qui reçoit ces confidences est capable de les comprendre. Au moment de gagner sa résidence estivale, il épreuve un pincement au cœur en évoquant celle qu'il ne verrait plus comme par le passé papillonner avec Céline par les grandes allées ombreuses. Il domine toutefois la première impression et se ressaisit dans la prière :

« Dieu a cautérisé la blessure. Ce n'est pas du regret, c'est plutôt un bonheur calme et suave et une sorte d'orgueil qui accompagnent ton image toujours présente à mes yeux... J'ai pensé que ton divin Epoux te promène avec amour dans un parc bien plus beau, bien plus captivant que le nôtre, que, chaque jour, il te découvre des horizons nouveaux, des fleurs enchanteresses qu'il faut sans doute cueillir au milieu des épines, mais qui te rendent mille fois plus heureuse que les fleurs éphémères d'ici-bas... Quand je songe à tout cela, je comprends la souffrance extrême des parents qui, n'ayant pas la foi, voient leurs enfants bien-aimés s'ensevelir dans les cloîtres. Il me semble que leur affection doit s'émousser et même s'éteindre, tandis que la nôtre s'est accrus en devenant plus pure. Elle s'est doublée de reconnaissance pour Celui qui a choisi notre enfant, et pour cette enfant elle-même, maintenant l'avocate et la protectrice de toute sa famille. »

Dieu répondant royalement à la générosité de la postu­lante, c'est dans uns sorte d'euphorie qu'elle achève son temps de probation. Elle a d'ailleurs été aidée par les événements spirituels qui coupent de temps à autre la monotonie de l'itinéraire conventuel. En octobre 1895, elle a participé à la retraite de Communauté prêchée par le Père Lemonnier, des Missionnaires de la Délivrande. Le 24 février 1896, sa compagne de La Musse, Sœur Geneviève de la Sainte-Face, a fait Profession en la fête de l'Agonie de Notre-Seigneur.

Le 17 mars suivant, une même journée réunit les deux cousines au pied de l'autel. Le matin, Céline prend le Voile en une touchante cérémonie que préside Mgr Hugonin et où l'abbé Ducellier, doyen de Trévières, témoi­gne de son éloquence coutumière. L'après-midi, Marie Guérin, en toilette d'épousée, s'avance au bras de son père, à la porte de clôture. Le sermon de circonstance est prononcé par M. Levasseur, curé de Navarre, près d'Evreux, le directeur spirituel qui a guidé sa vie dans le monde et dont les visites contribueront encore à mettra l'apaisement dans son âme si vite troublée.

Elle reçoit l'Habit de la Vierge des mains de Mère Agnès de Jésus. Celle-ci n'a pas manqué, en agréant en Commu­nauté la demande officielle de sa jeune parente, d'ache­ver son allocution par la plus austère des consignes : « Je vous donne le conseil de vous considérer toujours comme la dernière de la maison, la petite servante de toutes, que chacune a le droit de commander et de reprendre à tout propos. C'est en agissant ainsi que vous serez heureuse et que vous trouverez la paix au Carmel. » C'est vraiment une fête de famille qui regroupe sous l'œil de Dieu, comme jadis aux Buissonnets ou à la pharmacie de la Place Saint-Pierre, ceux que les liens de la grâce, doublant les liens du sang, ont unis si inti­mement pour l'allégresse comme pour l'épreuve.

Un refrain monte, ce soir-là, de l'âme musicale de Sœur Marie de l'Eucharistie, celui qu'elle exprimait en ce passage d'une lettre à sa mère :

« Depuis que je suis ici, je n'ai jamais eu l'ombre d'un regret, je suis toujours dans une joie parfaite. Je me demande souvent comment il se fait que nous puissions nous trouver si heureuses dans une vie de mort continuelle. Malgré tous les plaisirs entrevus que je pouvais me procurer dans le monde, j'aime beaucoup mieux, sans hésiter, ma vie de privations et de souffrances. »

*

Quatre jours après la Prise d'Habit de Marie, le samedi 21 mars 1896, le premier mandat de 3 ans de Mère Agnès de Jésus arrivait à expiration. Le Chapitre se réunit. Il ne fallut pas moins de sept tours de scrutin pour dégager une majorité sur Mère Marie de Gonzague. Celle-ci sortit quelque peu ulcérée de cette élection mouvementée. Elle garda la charge du noviciat pour elle-même, et confirma dans son rôle de sous-maîtresse Sœur Thérèse de l'Enfant- Jésus, dont la vertu l'impressionnait.

La Sainte est entrée dans la phase décisive qui mettra le sceau à sa mission. Le 9 juin précédent, en la fête de la Trinité, elle s'est offerte en victime à l'Amour Miséri­cordieux. Cinq jours après, au cours d'un chemin de croix, le trait de feu au cœur lui apportait la réponse du Ciel. Au début de l'année, elle a remis à sa « Petite Mère » les souvenirs qui constitueront les huit premiers chapitres de l'Histoire d'une Ame. Dans quelques jours, le 3 avril 1896, une crise d'hémoptysie sonnera pour elle comme un prélude d'éternité. Elle est dans le plein épanouissement de sa grâce, et, si l'on ose hasarder une telle expression pour celle qui fut toujours souple et mouvante comme la vie, en pleine possession de sa spiritualité.

Après sa chère Céline et Sœur Marie de la Trinité, Sœur Marie de l'Eucharistie lui offrira une suprême et providentielle occasion d'inculquer aux âmes sa « petite voie ». Non qu'il faille imaginer un enseignement métho­dique procédant ex professa. La sous-maîtresse des novices n'avait à faire ni conférences ni causeries. Considérée comme la grande sœur toujours accessible, qui répond aux questions qu'on lui pose, qui aide de ses conseils à franchir les premiers obstacles de la vie religieuse, à s'adapter à ses coutumes, à ses travaux, elle avait une façon si naturelle d'élever le débat, de souligner ; la portée sanctificatrice des gestes les plus humbles, que sa doctrine passait imperceptiblement à travers, une remarque, une explication, un trait aimable, au besoin, un rappel à l'ordre. Pas d'exposé systématique : ce n'était pas dans sa manière ; mais, à propos de tout et de rien, elle livrait ses pensées profondes. La majesté de son exemple faisait le reste. C'était comme un envelop­pement, une imprégnation lente qui touchait et marquait pour toujours.

« Je n'ai rien à apprendre à qui ne veut pas m'aimer », disait Socrate. Thérèse ne cherchait pas à s'attacher les cœurs. Il y avait en elle un mélange de simplicité et d'auto­rité, de familiarité et de grandeur qui inspirait à la fois attrait et crainte révérentielle. Les âmes encore fragiles se sentaient portées vers elle et, par certains points, la redoutaient, comme on fait des exigences divines.

Sœur Marie de l'Eucharistie éprouvera à son égard ce complexe d'élan et d'Intimidation : « Je ne suis, moi, que votre cousine », lui disait-elle parfois, en guise de taquinerie. La Sainte, alors, l'embrassant affectueu­sement, la reprenait d'un air affligé : « Oh ! ne dites pas cela, vous êtes ma vraie petite Sœur. Si vous saviez comme je vous aime ! » Elle n'en était que plus vigilante à prévenir ou à rectifier chez la novice toute erreur d'orientation. Ce n'était plus alors la parente volontiers indulgente, c'était la grande Maîtresse dont un halo de sainteté auréolait les moindres paroles, celle en qui r la théorie et la vie étaient si étroitement fondues qu'elle désarmait toute objection et interdisait toute critique. On se cabrait bien un peu contre la hauteur de l'idéal qu'elle assignait à ses disciples, on arguait de l'impos­sibilité d'y atteindre, on plaidait, en cas d'infidélité, la faiblesse de l'homme moyen, mais on finissait toujours par rendre les armes et lui donner raison.

À pédagogie de cette qualité. Sœur Marie de l'Eucha­ristie offrait une vraie bonne besogne. Il y avait en elle un certain fond de légèreté qui induisait Mme Guérin à douter de la persévérance de sa fille dans une vocation aussi austère. Il y avait surtout une âme trop repliée, trop tremblante, trop préoccupée d'elle-même. La complexion maladive développe volontiers, si l'on n'y prend garde, ce penchant à l'introspection. De là, avec une violente propension au scrupule, une défiance de soi qui risquait de tourner à la pusillanimité. De là aussi un excès de sentimentalité qui, dans l'ambiance calfeutrée du cloître, cherchera son exutoire en des attachements passionnés à telle ou telle Supérieure. Au demeurant, une nature très droite, d'une entière bonne volonté, voire d'une générosité incontestable.

L'intuitive Thérèse a saisi d'emblée ce complexe psycho­logique où la sensibilité domine. Elle va en jouer à mer­veille pour le tourner tout entier vers Celui-là qui est seul digne qu'on l'aime sans mesure, seul capable d'assouvir les désirs brûlants d'un cœur humain. C'est l'objet d'une poésie qu'elle remet à sa novice, pour son anniversaire d'entrée en religion, le 15 août 1896. Le titre en est : Jésus seul. Empruntant la voix de Sœur Marie de l'Eucharistie, et sur le mode familier d'une prière personnelle, la Sainte marque le retournement radical, la conversion intérieure qu'exige tout travail de perfection.

Accepter paisiblement son impuissance, croire éperdument à l'excessive charité de « Papa le bon Dieu », s'efforcer en toutes choses de lui faire plaisir et de lui gagner des âmes : on reconnaît là les démarches essen­tielles de la « petite voie ». Aux troubles qui tourmen­tent Sœur Marie de l'Eucharistie, comme aux lacunes de sa première formation, il n'est pas de remède plus spécifique.

*

Avec une diligente affection de grande sœur, Thérèse s'applique à faire pénétrer ces principes dans l'esprit de sa cousine. Elle use de la méthode active. « Tout est grâce », dit-elle volontiers. C'est par les faits les plus menus que les exigences de la Sagesse éternelle entrent peu à peu dans la trame de l'existence quotidienne. Jusqu'en ses poésies les plus ailées c'est la prose héroïque de la Règle et du devoir d'état qu'enseigne notre Sainte. Les Souvenirs recueillis par Marie Guérin nous la montrent dans cet « art des arts » qu'est la direc­tion d'une âme. Combien de fois ne redit-elle pas à sa novice, venue lui confier quelque inquiétude secrète :

« Je vous en prie, occupez-vous un peu moins de vous, occupez-vous à aimer !e bon Dieu et laissez-vous vous-même. Tous vos scrupules, ce sont autant de recherches de vous-même. Vos chagrins, vos peines, tout cela roule sur vous-même, cela tourne toujours autour du même pivot. Ah ! je vous en prie, oubliez-vous, pensez à sauver des âmes. »

La jeune religieuse se débat. Ella s'épouvante, à cer­taines heures, des sommations de sainteté qui lui sont faites en-nom-Dieu. Avec une grâce mutine, elle cherche un alibi : « Je vous promets d'être sainte quand vous serez partie au Ciel ; à ce moment-là, je m'y mettrai de tout mon cœur. » La réplique éclate aussitôt, toute chargée d'une pathétique expérience personnelle :

« Oh ! n'attendez pas cela. Commencez dès maintenant. Le mois qui précéda mon entrée au Carmel est resté pour moi comme un doux souvenir. Au commencement, je me disais comme vous : Je serai sainte quand je serai au Carmel. En attendant, je ne vais pas me gêner... Mais le bon Dieu m'a montré le prix du temps. J'ai fait tout le contraire de ce que je pensais ; j'ai voulu me préparer à mon entrée en étant très fidèle, et c'est un des plus beaux mois de ma vie. Croyez-moi, n'attendez jamais au lendemain pour commencer à devenir sainte. »

Les relations conventuelles offrent aux débutantes mille occasions de s'exercer. Les tempéraments se heur­tent, les caractères se frottent. C'est le « cilice de la vie commune » avec ses aspérités aussi fatales qu'involon­taires, auxquelles il faut à tout prix s'adapter en cette période de « rodage » qu'est le noviciat. Cueillons sous la plume de Sœur Marie de l'Eucharistie quelques épisodes de ce combat dirigé de main de maître.

« C'est si joli, me disait Sœur Thérèse, une petite novice qui est humble, qui respire en tout l'humilité, qui s'humilie toujours au lieu de se révolter, qui convient de ses torts, qui est humble dans ses manières, dans le ton de sa voix !
« Un jour que j'avais eu une petite dispute avec une de nos Sœurs, je n'avais eu aucunement tort, elle en convenait, mais elle me conseillait de demander pardon quand même. Je me révoltais et ne le voulais pas ; alors elle me dit : Ne demander pardon que lorsqu'on a eu tort, mais ce n'est pas là qu'est le mérite; c'est de le demander quand on n'a vraiment eu aucun tort.
« Une autre fois, toujours avec la même Sœur, j'avais eu tous les torts et je dis à Sœur Thérèse de l'Enfant- Jésus, d'un air un peu léger : Eh bien ! je vais aller deman­der pardon. — Ah oui, reprit-elle, vous allez encore aller lui demander pardon en riant. Quand on va demander pardon, il faut toujours le faire humblement, d'une manière sérieuse et non pas en riant.
« Avec une autre Sœur avec laquelle je n'avais pas eu de vrais torts, elle me conseilla d'aller m'humilier près d'elle et de répondre : C'est vrai à toutes les petites remontrances qu'elle me ferait. »

Les choses n'allaient pas toujours toutes seules chez la jeune disciple qui n'avait point atteint à la sereine indifférence de sa sainte cousine. Celle-ci l'orientait alors vers le livre qui avait nourri sa jeunesse au point qu'elle était capable de le réciter tout entier de mémoire :

« Je vous conseille, quand vous aurez des combats contre la charité, de lire ce chapitre de l'Imitation : Qu'il faut supporter les défauts d'autrui. Vous verrez que vos combats tomberont ; il m'a toujours fait beaucoup de bien. Il est très bon et très vrai. »

Dans ces conflits irritants qui mettent aux prises, pour un même travail, des âmes inégalement douées et aux méthodes diamétralement opposées, la Sainte prêchait le renoncement:

« C'est là qu'est la vertu », soulignait-elle ; et repre­nant l'exemple des Pères du Désert, elle ajoutait : « Vous n'avez qu'à faire ce que l'on vous commande. Quand votre première d'emploi vous commanderait de planter des choux la tête en bas, vous n'auriez qu'à obéir. C'est en agissant ainsi que vous aurez la paix, je sais bien que c'est très agaçant, mais aussi c'est là que se trouve le mérite. » Parfois, abrégeant la leçon, elle arrêtait plaintes et protestations d'un « Oh ! Oui, mais... » qui en disait long.

Le gouvernement de Mère Marie de Gonzague pouvait prêter à la critique, sous les yeux aiguisés de la jeune novice. C'était l'heure pour sa Maîtresse de lui suggé­rer les vues de la foi en matière d'obéissance : « Ça fait toujours un tout petit peu de peine au bon Dieu quand on raisonne un tout petit peu sur ce que dit la Mère Prieure ; et ça lui en fait beaucoup quand on raisonne beaucoup, même en son cœur. »

À cela s'ajoutaient les invitations répétées au recueil­lement, au silence. Assise auprès de sa cousine au réfec­toire, la Sainte, dont nul incident ne troublait la modestie du regard, rappelait à l'ordre sa voisine « par une petite chiquenaude habilement et doucement donnée », au besoin, par un soupir...

— « Vous n'arriverez jamais à tenir les yeux baissés, lui disait-elle, si vous ne marquez pas sur votre chapelet de pratiques chaque fois que vous y manquez. C'est le seul moyen... Par amour pour le bon Dieu, vous ne voulez donc pas baisser les yeux ? Pensez que vous faites un acte d'amour chaque fois que vous ne les levez pas... que vous sauvez une âme. »

Aux récréations, il n'était point question de silence ni de paupières baissées, mais de cette délicatesse de la bonté qui fait qu'on refoule sa tristesse pour égayer les autres, qu'on ne se recherche pas soi-même, qu'on s'empresse auprès des plus déshéritées, des plus âgées, voire des moins sympathiques. Là aussi, la règle d'or, c'est « Messire Dieu premier servi ! » La Maîtresse livre le secret de sa propre conduite :

« Pourquoi donc allez-vous aux récréations ? Pour vous satisfaire et y trouver de l'agrément ? Il faut y aller comme à un autre exercice de Communauté, par fidélité, sans jamais vous arrêter en y allant. En sortant du réfectoire, vous devez vous rendre immédiatement à la récréation ; vous n'avez pas permission de vous arrêter à autre chose, même pas une seule minute pour parler à une Sœur... Puis, en récréation, pratiquez la vertu, soyez aimable avec toutes, n'importe près de qui vous soyez ; soyez gaie par vertu et non par caprice. Quand vous êtes triste, oubliez-vous vous-même et montrez de la gaieté. Il semblerait qu'aux récréations il faut chercher uniquement du plaisir sans penser à pratiquer la vertu, sans s'occuper du bon Dieu. Mais c'est un exercice de Communauté comme un autre ; prenez du plaisir, mais surtout par charité pour les autres. Ne sortez jamais de vous-même, restez vertueuse au milieu même du plaisir. Vous devriez faire le sacrifice de ne pas vous mettre à coté de celles que vous aimez. »

L'élève se récrie : « Faut-il toujours se contraindre ainsi ? »

— « Oui, toujours vous devriez vous en priver. Puis, c'est bien d'être gaie en récréation, mais il y a une certaine manière religieuse d'être gaie, de distraire les autres. Vous êtes quelquefois d'une gaieté folle, vous croyez que cela plaît aux Sœurs. Elles rient de vos folies, c'est vrai, mais cela ne les édifie pas... Soyez charitable, prévenante... Aux récréations, obligez les anciennes en allant leur cher­cher des chaises, puis, en toute occasion, soyez obligeante : une petite novice devrait toujours en faire trop. Ce serait si joli ! »

La Maîtresse tendrement impitoyable qui n'hésite pas à rappeler les exigences divines a l'art d'adoucir le sacrifice en élevant sans cesse la perspective. Si elle recommande « de ne jamais perdre son temps, pas une seule minute », c'est qu'elle vit déjà et fait vivre dans l'éternité. Son œil exercé observe les moindres défail­lances qui feront, au moment opportun, l'objet d'une surnaturelle mise au point.

Il n'est pas toujours commode d'être à l'école de la sainteté. La nature regimbe parfois et préférerait à ces cimes qui donnent le frisson une vertu à flanc de coteau. Si Marie Guérin n'atteignit pas aux sommets, elle profita néanmoins de ce traitement vigoureux. Elle lui dut d'échapper à la médiocrité et de compter parmi les reli­gieuses ferventes dont s'honore un Monastère. Les témoignages que Thérèse lui rend dans sa correspon­dance avec la famille Guérin, encore que, d'aventure, par complaisance filiale, ils forcent un peu la note, sont cependant probants à cet égard.

*

Après une année d'efforts, que coupa heureusement la retraite de Communauté prêchée en octobre 1896, par le Père Godefroy Madeleine, Prieur Prémontré de Mondaye, notre novice fut admise à faire Profession le jeudi 25 mars 1897.

Cette cérémonie toute d'intimité se déroula, suivant le rite ordinaire, dans la Salle du Chapitre, sans que la famille y fût associée. Le Cantique de circonstance, celui qui se chante en l'honneur de la professe, au soir de ce beau jour, fut rédigé par Thérèse elle-même. La Sainte rima à cette occasion les sentiments qu'elle eût voulu exprimer à sa Céline si Sœur Marie des Anges ne lui eût écrit son chant de Profession. Il s'agit là d'un mor­ceau de bravoure qui emprunte le rythme entraînant du Chant du Départ des Missionnaires, composé par Gounod pour la Société de la rue du Bac. Sous le titre Mes Armes, c'est une sorte de revue de l'équipement spirituel que constituent à l'épouse du Christ la pauvreté, la chasteté, l'obéissance.

L'héroïne de la cérémonie, pour associer d'autres âmes à sa joie, avait prié son père d'offrir à l'Œuvre Antiesclavagiste de Monseigneur de la Passardière, la somme nécessaire au rachat de deux enfants noirs, un petit garçon qui recevrait le nom de Joseph-Marie-Isidore, une fille qui serait baptisée Marie-Céline.

La Prise de Voile, précédée d'un sermon de l'abbé Levasseur, eut lieu le 2 juin 1897. Il y avait seize ans, jour pour jour, qu'en la chapelle des Bénédictines, Marie Guérin avait reçu Jésus pour la première fois. Sa sainte Maîtresse lui remit, au cours de la fête, une Image de l'Enfant-Dieu qu'elle avait gardée assez longtemps dans son bréviaire. Elle portait au verso une charmante dédicace et s'accompagnait d'un billet qui, rapprochant symboliquement la toilette blanche de la communiante et l'habit de la Carmélite, s'achevait par ces mots :

« Ce n'est plus le gracieux voile aux longs plis neigeux qui doit envelopper Marie de l'Eucharistie, c'est un sombre voile qui rappelle à l'épouse de Jésus qu'elle est exilée, que son Epoux n'est point un Epoux qui doit la conduire dans les fêtes, mais sur la montagne du Calvaire. Désormais, Marie ne doit plus rien regarder ici-bas, rien que le Dieu miséricordieux, le Jésus de l'Eucharistie !... »

Sous la plume de Thérèse, c'était presque un testa­ment. Déjà le sceau de la mort se lisait sur ses traits.

Les rencontres de famille qui réjouirent cette journée ne firent qu'aviver au cœur de tous ses proches ce funèbre pressentiment. Mère Agnès de Jésus, sachant quel trésor elle perdrait en sa jeune sœur, souhaita recueillir ses suprêmes pensées sur la vie religieuse. Le soir même du 2 juin, elle demanda à Mère Marie de Gonzague de donner à la Sainte l'ordre de continuer la rédaction de ses souvenirs. La démarche fut faite le lendemain. Un mois plus tard, le 2 juillet, Thérèse remettait à sa Prieure le cahier [qui correspondra plus tard au manuscrit C].

Au lit d'agonie d'une sainte

La Providence, qui semble avoir tout disposé pour que rien ne se perde des paroles et des exemples de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, constitue Sœur Marie de l'Eucharistie témoin autorisé de la mort lente de la « Petite Reine ».

Dès juin 1896, la jeune novice sert d'intermédiaire pour alerter ses parents sur l'affaiblissement de leur nièce. A leurs multiples envois de remèdes, de forti­fiants, de douceurs — M. Guérin est pour l'heure le principal, sinon l'unique bienfaiteur du Carmel — elle est chargée de répondre par des messages de grati­tude. Fille de pharmacien, belle-sœur du Docteur La Néele, sa foi quelque peu naïve en l'art d'Hippocrate accumule en ces pages précisions et détails sur les symp­tômes du mal et les traitements pratiqués. Cela nous vaudra, quand la crise passera à l'état aigu, dix-neuf bulletins de santé qui constituent pour l'histoire thérésienne une précieuse contribution et que nous utiliserons largement.

Trois ou quatre jours après la Prise de Voile de Marie, une brève missive fait part de l'inquiétude de la Commu­nauté. Encore qu'anéantie et secouée d'angoisses mor­telles, la malade, elle, reste paisible.

« Mourir sera mon bonheur, confiait-elle la veille à son entourage. Vivre le sera encore parce que je ne veux que ce que veut le bon Dieu.»

Puis, faisant allusion à la neuvaine commencée à son Intention, aux Messes demandées par Mère Marie de Gonzague au Sanctuaire de Notre-Dame des Vic­toires :

« Ou la Sainte Vierge va me guérir, ou elle va m'emporter. Cela ne peut pas durer longtemps. »

Rue Paul Banaston, on suit les événements avec une tristesse nuancée de respect. Témoin ce billet adressé le 18 juin par Mr Guérin à Sœur Geneviève :

« Je garde le silence... qui est un silence d'admiration et d'amour pour Dieu et pour la pauvre chère petite créature qu'il a élevée à une si haute perfection... »

Le 7 juillet, brusque aggravation. Le Docteur de Cor­nière diagnostique une congestion pulmonaire du côté droit, compliquée de poussées bacillaires. Les hémor­ragies se multiplient, la fièvre monte, qui fait dire à Thérèse que « dans le Purgatoire on ne doit pas brûler davantage ».

« Lorsqu'on va la voir, écrit Sœur Marie de l'Eucharistie, elle est bien changée, bien maigrie ; mais toujours le même calme, et le mot pour rire. Elle voit arriver la mort avec bonheur et n'en a pas la moindre peur. Cela va bien t'attrister, mon cher petit Père, cela se comprend, nous perdons tous le plus grand des trésors, mais qu'elle n'est pas à plaindre ! Aimant le bon Dieu comme elle l'aime, comme elle sera bien reçue Là-haut ! Elle ira certainement tout droit au Ciel. Quand nous lui parlions du Purga­toire, pour nous, elle nous disait : Oh ! que vous me faites de peine ! Vous faites une grande injure au bon Dieu en croyant aller en Purgatoire. Quand on aime, il ne peut y avoir de Purgatoire.

« Te dire dans quel état est la Communauté ! Ce sont des larmes, des sanglots, des désolations de tous les côtés... Mère Agnès de Jésus est admirable de courage, de résignation. Notre Mère est d'une bonté si maternelle pour nous toutes au milieu de la plus grande des peines, car ma Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus était son plus grand trésor.

« Oh ! mon cher petit Père, je ne sais que te dire, nous sommes brisées, atterrées et ne pouvons croire au malheur qui nous menace... Oh ! non, nous ne pouvons croire que le bon Dieu nous prenne notre Ange, mais il est si mûr pour le Ciel ! Hier soir, j'avais demandé au bon Dieu de me faire rêver d'elle, et alors cette nuit, je l'ai vue d'une beauté éblouissante, entourée de petits Anges et jouant avec eux. N'est-ce pas là la réalité, car par sa simplicité, elle res­semble aux petits enfants ? Il y a quelque temps, notre Mère avait donné à M. de Cornière sa poésie Vivre d'amour; elle n'était pas encore malade à ce moment, elle avait simplement son état muqueux, mais lorsqu'il l'a eu lue, il a dit à notre Mère : Je ne vous la guérirai jamais, c'est une âme qui n'est pas faite pour la terre. »

Le 8 juillet au soir, profitant d'une trêve, on transporta Thérèse à l'infirmerie, face à !a statue de la Vierge du Sourire. Le communiqué du lendemain se fait plus rassurant :

« Si tu voyais notre chère petite malade, tu ne pourrais t'empêcher de rire, il faut toujours qu'elle dise quelque chose d'amusant. Depuis qu'elle croit mourir, elle est gaie comme un pinson. Il y a des moments où l'on paierait sa place pour être auprès d'elle. Tout à coup, ce matin, elle se met à dire : Si j'allais être une des deux !.., Nous nous regardions et nous demandions ce que cela voulait dire, elle reprend : Oui, l'une des deux sur les cent ! Ça serait-il malheureux ! Tout simplement parce que notre Mère lui avait raconté que M. de Cornière disait que, dans son état, il n'en réchapperait que deux sur cent. Et elle avait peur d'être une de telles qui peuvent être sauvées.

« C'est quelque chose d'amusant de voir son rire et son regard malin en nous disant fout cela. Comme je lui annonçais que j'allais vous écrire pour vous rassurer un peu : Dites-leur que je les aime et que je suis une petite fille de contradiction : on me croit mourante et Je ne tourne pas encore de l'œil... on me croit vivante et je suis presque à la mort, je suis pure contradiction ; mais dites-leur surtout que je les aime tous beaucoup, beaucoup...

« Notre Père [M. le chanoine Maupas, curé de Saint-Jacques de Lisieux, Supérieur du Carmel] est venu la voir ce matin et il s'est écrié : Oh ! mais, vous voulez nous en faire accroire, vous n'êtes pas à la mort, et bientôt vous courrez dans le jardin, vous n'avez pas une figure de mourante. Vous donner l'Extrême-Onction ? mais le sacrement ne serait pas valide, vous n'êtes pas assez malade.

« Quand il a été parti, elle a dit : Une autre fois, je ne me mettrai pas tant en peine pour être polie : je me suis assise sur notre lit, j'ai fait l'aimable, et il me refuse ce que je lui demande ! une autre fois, j'userai de « feintise », je prendrai une tasse de lait avant son arrivée, parce que j'ai toujours bien plus mauvaise mine après, puis, je lui répondrai à peine en lui disant que j'agonise, et elle nous jouait positivement la comédie. Oui, je vois bien que je ne connais pas mon métier, je ne sais pas m'y prendre. »

Si elle aspire après l'ineffable rencontre, Thérèse ne demeure pas pour autant insensible à l'émoi des séparations humaines. Rien chez elle de l'impassibilité stoïcienne. Elle garde jusqu'au bout cette transparence de cristal, ou, pour mieux dire, cette simplicité d'enfant qui la fait rester si ouverte, si proche de nous, si natu­relle, à l'heure même où elle aborde aux plus hautes cimes de la sainteté. Elle a pour tous les siens de déli­cates pensées, et c'est à nouveau Sœur Marie de l'Eucha­ristie qui, le 10 juillet, est chargée de les transmettre à qui de droit :

« Je serai encore plus avec vous qu'avant, je ne vous quitterai pas. C'est moi qui veillerai sur mon Oncle, ma Tante, sur ma petite Léonie, sur tous enfin. Quand ils seront prêts à entrer au Ciel, j'irai bien vite à leur rencontre. »

Mis au courant de ses aspirations, le Supérieur la taquine :

« Vous, aller bientôt au Ciel : mais votre couronne n'est pas faite ! Vous ne faites que de la commencer ! » — Alors, poursuit l'épistolière, empressée elle aussi dû recueillir ses Novissima Verba, elle lui a répondu si angéliquement : Oh ! mon Père, c'est bien vrai, je n'ai pas fait ma couronne, mais c'est le bon Dieu qui l'a faite. »

Si l'engorgement pulmonaire cède à la pression des remèdes, la tuberculose continue ses ravages, avec son rythme propre, discontinu, haletant, coupé de relâches que suivent des phases de paroxysme. Le 12 juillet, le bulletin est à l'optimisme. C'est l'heure de conter une anecdote :

« Petite Reine est toujours très gaie ; on l'a descendue dans le lit de l'infirmerie de Mère Geneviève, et comme Mère Geneviève a aussi plus d'une fois attendu et désiré la mort, et qu'elle a été plus d'une fois aussi frustrée dans son espérance. Petite Reine dit souvent : Quel lit de malheur ! Quand on est dedans, on manque toujours le train... Puis : Le voleur est parti bien loin, il m'a laissée pour aller voler d'autres enfants. Quand sera-ce mon tour ? Je n'en sais rien maintenant... Dites à mon cher petit Oncle, à ma Tante, à Léonie, à tous enfin que, lorsque je serai au Ciel, ce qui me fera le plus de bonheur, ce sera de pouvoir alors leur exprimer tout mon amour. Je ne le puis sur la terre: mon amour est trop fort, mais dans le Ciel, quand j'y serai, je pourrai leur faire comprendre. C'est là ce qui fait ma joie. Ce matin, comme je lui demandais ce qu'elle ferait, ce qu'elle dirait en voyant le bon Dieu pour la première fois, elle m'a répondu : Ne me parlez pas de cela, je ne puis y penser, tant cela me fait de bonheur. Ce que je ferai... je pleurerai de joie. »

*

Mme Guérin suit d'un regard anxieux les âpres sta­tions du calvaire de sa nièce. Les confidences de sa fille la bouleversent. Le 12 juillet, elle lui écrit à propos de Thérèse :

« Nous sommes dans l'admiration de tout ce qu'on nous dit d'elle. Mais cela ne suffit pas : il faut l'imiter. Et comment arriver à un tel détachement, un tel bonheur de mourir ? Jusqu'ici je n'avais lu cela que dans la vie des Saints. Aujourd'hui, nous en avons l'exemple devant nous. »

Plus tard encore :

« Il me semble que le bon Dieu doit contempler avec bonheur l'Image de son Fils dans ce cœur d'Epouse qu'il s'est choisi. Elle est si pure, notre petite Thérèse, si sainte. Pour moi, elle est entrée au Carmel avec son innocence baptismale, et quels degrés elle a dû parcourir en si peu d'années ! Ma chère Marie, je me prends souvent à remercier le bon Dieu que tu aies pu voir de près cette chère petite âme, que tu aies vécu de sa vie... trop peu de temps, hélas ! »

M. Guérin exprime les mêmes sentiments :

« Ma pensée ne quitte pas la chère et douce malade. Je la vois avec sa petite figure angélique, attendant la mort avec joie. Je suis dans l'admiration la plus profonde devant sa sagesse surnaturelle, sa connaissance si intime des secrets que communique l'amour divin, et son courage. Non, ce n'est pas du courage, car, lorsqu'on a pénétré si avant dans les mystères du Ciel, comme saint Paul, il n'est pas étonnant que l'on aspire à briser les liens qui nous retiennent encore sur la terre. Quel enseignement elle nous donne, cette petite fille, et comme je vais graver dans ma mémoire tout ce qu'elle dit et fait, pour tâcher de le reproduire au jour de ma mort ! Je marche vers ce jour à grands pas, je décline sur la pente rapide des années. Qu'est-ce que dix ans, que vingt ans même ? Et pourtant, après cette longue vie, je n'aurai pas le bagage de cette enfant pour me présenter devant Dieu. »

C'est le 16 juillet, en la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, que la Sainte adresse à ses parents d'adoption sa lettre d'adieu. Cueillons-y ce passage :

« Je voulais vous parler en détail de ma Communion de ce matin, que vous avez rendue si touchante, ou plutôt si triomphante, par vos gerbes fleuries. Je laisse ma chère petite Sœur Marie de l'Eucha­ristie vous raconter les détails et veux seulement vous dire qu'elle a chanté, avant la Communion, un petit couplet que j'avais composé pour ce matin [1]. Quand Jésus a été dans mon cœur, elle a chanté encore ce couplet de Vivre d'Amour : Mourir d'amour c'est un bien doux martyre. Je ne puis vous dire comme sa voix était haute et belle ; elle m'avait promis de ne pas pleurer, pour me faire plaisir ; mes espérances ont été bien dépassées. Le bon Jésus a dû parfaite­ment entendre et comprendre ce que j'attends de Lui, et c'était justement ce que je voulais. »

[1] Il s'agit d'une strophe eucharistique coulée, comme la poésie Vivre d'Amour, dans la mélodie du cantique Il est à moi.

Toi qui connais ma petitesse extrême
Tu ne crains pas de t'abaisser vers moi !
Viens en mon cœur, ô blanche Hostie que j'aime,
Viens en mon cœur, il aspire vers toi !
Ah ! je voudrais que ta bonté me laisse
Mourir d'amour après cette faveur.
Jésus ! entends le cri de ma tendresse.
Viens en mon cœur !

{ Poésie Supplémentaire 8  : Toi qui connais ma petitesse extrême, Strophe 1, vers 5 }

La réponse arrive de La Musse, le 24 juillet. M. Guérin y laisse déborder sa douleur et sa fierté :

« Tu étais la petite perle, tard venue, de ta bonne Mère ; tu étals la Petite Reine de ton vieux père, et tu es le plus beau fleuron de cette couronne de lys qui m'entoure, m'embaume et me donne un avant-goût des perfections du Ciel. Quelle que soit la douleur qui, à certains moments, m'obsède et m'étreint, jamais il ne m'est venu à la pensée de chercher à te disputer aux tendresses de l'Epoux qui t'appelle. »

Marie Guérin partage ces sentiments de vénération. Ayant supplié sa cousine de lui obtenir de grandes grâces quand elle sera dans son éternité, elle l'entend dire :

« Oh ! quand je serai au Ciel, je ferai beaucoup de choses, de grandes choses... Il est impossible que ce ne soit pas le bon Dieu qui me donne lui-même ce désir, je suis sûre qu'il m'exaucera ! » Et puis encore : « Quand je serai là-haut, c'est bien moi qui vous filerai de près... »

« Peut-être me ferez-vous peur », hasarde l'âme timorée.

« Votre Ange gardien vous fait-il peur ? Il vous file cependant tout le temps ; eh bien ! je vous filerai de même, et de près encore! Je ne vous laisserai rien passer. »

L'élève en spiritualité prend de plus en plus conscience des leçons qui lui sont données et de leurs caractères spécifiques. Dans une lettre adressée le 20 juillet à sa cousine Céline Maudelonde, elle témoigne, avec une belle lucidité, de l'originalité des vertus thérésiennes :

« Ce n'est pas une sainteté extraordinaire, ce n'est pas un amour de pénitences extraordinaires, non, c'est l'amour du bon Dieu. Les gens du monde peuvent imiter sa sainteté, car elle ne s'est étudiée qu'à tout faire par amour et à accepter toutes les petites contrariétés, tous les petits sacrifices qui arrivent à chaque instant, comme venant de la main du bon Dieu. Elle voit le bon Dieu en tout et fait toutes ses actions le plus parfaitement possible. Toujours le devoir avant fout ! Et le plaisir, elle savait le sanctifier, tout en le goûtant, en l'offrant au bon Dieu. Oh ! que de mérites elle a acquis ! Quelles découvertes l'on fera au Ciel !... Je lui demandais l'autre jour : Avez-vous quelquefois refusé quelque chose au bon Dieu ?... Elle m'a répondu : je ne me le rappelle pas. Même lorsque j'étais toute petite, dès l'âge de trois ans, j'ai commencé à ne rien refuser de ce que le bon Dieu me demandait. C'est tout dire, n'est-ce pas ? »

Bien que le bacille semble momentanément ralentir son offensive, les crachements de sang quotidiens, la fièvre persistante, la présence de plusieurs cavités dans les poumons ne laissent aucun doute sur l'issue fatale, ce qui fait « jubiler » la petite malade. Elle a retrouvé l'usage de ses membres, elle se lève une heure chaque jour, mais elle est à la merci d'une hémoptysie.

« Quand M. de Cornière dit qu'elle ne peut aller bien des mois comme cela, elle ne peut s'empêcher de sourire et a bien du mal à cacher son contentement. On voit sa figure s'illuminer de bonheur. »

C'est elle qui réconforte ses infirmières. Elle a encore « le mot pour rire ».

Quant à la Communauté, elle en vient à accepter la perspective de la séparation. C'est ce que Marie Guérin confie à ses Parents, le 20 juillet :

« Maintenant, nous sommes résignées et prêtes au sacrifice. Le bon Dieu nous a donné assez d'avertissements comme cela. C'est une consolation pour nous de ne pas la voir souffrir davantage et de voir la joie avec laquelle elle part pour le Ciel. »

Cet espoir même sera déçu. L'échéance entrevue comme prochaine reculera hors de toutes prévisions. Le drame se prolongera plus de deux mois, en un tragique crescendo qui ne peut s'expliquer — Thérèse l'avouera elle-même — que par son extrême désir de coopérer à la rédemption des âmes.

*

La lettre du 30 juillet accuse une crise aiguë et fait pressentir la fin comme imminente. Les hémorragies se succèdent fréquemment. Le dos brûle comme du feu. L'oppression est si forte que même les aspirations d'éther ne parviennent pas à enrayer la sensation d'étouffé ment. La veille, on avait cru que M. Martin viendrait chercher sa « Petite Reine », pour fêter le troisième anniversaire de sa mort.

Sur le conseil du Docteur, la Sainte reçut l'Extrême-Onction et la Viatique, le 30 à six heures du soir.

« C'était bien touchant, écrit Sœur Marie de l'Eucharistie, de voir notre petite malade toujours avec son air calme et pur. Lorsqu'elle a demandé pardon à toute la Communauté, plus d'une a fondu en larmes... il est impossible de se figurer son bonheur de mourir ; c'est comme un petit enfant qui désire de tout son cœur aller retrouver son Père... Que voulez-vous, nous dit-elle, pourquoi la mort me ferait-elle peur Je n'ai jamais agi que pour le bon Dieu. Et lorsqu'on lui dit : Vous mourrez peut-être le jour de telle fête... — Je n'ai pas besoin de choisir un jour de fête pour mourir, nous répond-elle, le jour de ma mort sera le plus grand de tous les jours de fête pour moi.»

Puis faisant allusion à sa gaieté persistante :

« Elle s'amuse à nous parler de tout ce qui arrivera après sa mort. De la manière dont elle nous raconte cela, là où on devrait pleurer, on rit aux éclats, tellement elle est amusante... Elle passe tout en revue, c'est son bonheur, et nous en fait part dans des fermes qui nous font bien rire. Je crois qu'elle mourra en riant tellement elle est gaie. »

La menace paraissant momentanément écartée, M. et Mme Guérin se décident à faire leur cure annuelle à Vichy. Au Carmel, on devance de quatre jours la fête de Mère Marie de Gonzague pour y associer Thérèse. C'est elle qui remet à la Prieure, avec une charmante mimique, le cadeau rapporté d'Evreux par sa Tante.

Le 15 août, où Sœur Marie de l'Eucharistie reçoit à son tour présents et souhaits, se passe dans une détente relative ; mais, le soir même de ce jour, une douleur violente au côté gauche éveille de nouvelles craintes. L'enflure des jambes trahit les défaillances cardiaques. Le lendemain, le Docteur Francis La Néele, de passage à Lisieux, est admis à ausculter sa jeune cousine.

« Cette visite l'a bien ému, écrit Marie Guérin. Il a trouvé Thérèse bien mal et ne lui donne guère que quinze jours avant de partir au Ciel... Il nous a dit que la tuberculose était arrivée au dernier degré... Il a trouvé notre petite malade soignée admirable­ment et i! a dit qu'avec tous les soins que M. de Cornière lui avait fait donner, si elle ne s'était pas rétablie, c'est que le bon Dieu voulait la prendre pour lui malgré tout.

« Oh ! si tu savais, mon cher petit Père, comme ta Petite Reine est gentille et comme elle vous aime tous les deux. Quand elle me parle de vous, on sent qu'elle a une si grande affection et que, lorsqu'elle sera au Ciel, elle veillera si finalement sur vous ! Il ne faut pas croire que son désir d'aller au Ciel soit un enthousiasme. Oh ! non, c'est bien paisible. Elle me disait ce matin : Si l'on me disait que je vais guérir, ne croyez pas que je serais attrapée. Je serais con­tente tout autant que de mourir. J'ai un grand désir du Ciel, mais c'est surtout parce que je suis dans une grande paix que je suis heureuse, car, pour ressentir une joie immense comme quelquefois lorsque le cœur vous bat de bonheur, oh ! non !... Je suis en paix, voilà pourquoi je suis heureuse. »

Le 18 août, de Vichy, M. Guérin s'adresse à sa nièce dont il ne peut détacher sa pensée. S'abandonnant à son inspiration lyrique et à sa verve de journaliste, il trace avec complaisance le saisissant contraste entre la ville d'eaux où le Casino, l'Eden, le théâtre, le bal mobilisent les coureurs de plaisirs, et le modeste Carmel, sans dorures ni sculptures, d'où monte le murmure de la prière, où flotte comme une odeur d'encens, en face de la croix dénudée :

« Sur un lit de douleur gît une pure jeune fille, consumée déjà par les feux de cet amour divin auquel elle aspire à être confondue entièrement et pour toujours. Elle ne désire pas la mort, mais elle l'aime comme une libératrice. Elle demande la souffrance pour être plus conforme à son Maître, et elle offre tout : prières, morti­fications, souffrances, non pas en expiation des péchés qu'elle a commis, mais pour ceux de cette foule qui court en dansant, aux accords des violons infernaux, se précipiter gaiement dans l'enfer.

« Et j'entendais les voix si douces de mes cinq petites filles qui clamaient vers le Ciel : Grâce, Seigneur ! Miséricorde et pardon ! Et mes yeux se sont mouillés, comme ils se mouillent encore en écrivant cette vision d'avant-hier, et, du fond de l'âme, je me suis écrié : Merci, mille et mille fois merci. Seigneur, de m'avoir donné de tels anges ici-bas; merci plutôt encore, Seigneur, de m'avoir fait sentir, préférablement à tant d'autres, les beautés de votre Amour et la sainteté de votre Loi. »

Ces accents, où frémit la foi du grand chrétien, remuent délicieusement l'âme de Thérèse. Marie Guérin, le 22 août, se hâte de transcrire les sentiments de la Sainte :

« Ce matin, pour mon anniversaire, elle m'a donné une image qu'elle a voulu signer. Tout ce qu'elle pouvait faire ! Elle a cru ne pas pouvoir achever. Aussi, elle ne peut pas répondre à la lettre de Papa, ce qui lui fait beaucoup de peine. Elle m'a dit : Vous ne saurez pas exprimer tout ce que je sens, vous ne leur direz pas assez combien je les aime et combien je suis touchée de leur affection. Elle ne se lassait pas de l'entendre, cette lettre ! Il fallait voir sa jolie petite figure pensive pendant que je lisais ; il a fallu que je recom­mence plusieurs fois, elle ne s'en rassasiait pas et disait : Oh ! qu'il est bon, mon Oncle ! qu'il a une grande âme ! Mais, pour dire ces quelques paroles, elle est obligée de s'arrêter une minute entre chaque mot à cause de l'oppression. »

Un trait mesure l'anéantissement physique de la petite victime.

« Lorsqu'on lui apporte la Sainte Eucharistie, nous entrons toutes en psalmodiant le Miserere ; la dernière fois, elle était si faible qu'à nous entendre, elle souffrait le martyre. »

En fait, sa Communion du 19 août, celle que la Sainte offrit pour la conversion du Carme apostat, le Père Hyacinthe Loyson, sera la dernière ici-bas. Elle se verra obligée dorénavant « de se priver du bonheur de rece­voir le bon Dieu ».

La lettre du 27 août trace un tableau plus sombre encore :

« Tu attends impatiemment des nouvelles de ta Petite Reine. Elles sont toujours les mêmes : de plus en plus faible, ne pouvant plus supporter le moindre bruit autour d'elle, même le froissement du papier ou quelques paroles dites à voix basse. Il y a bien du changement dans son état depuis le jour de l'Assomption. Et même nous en sommes venues à désirer sa délivrance, car elle souffre le martyre. Elle nous disait hier : Heureusement que je n'ai pas demandé la souffrance, car si je l'avais demandée, je craindrais de ne pas avoir la patience de la supporter, tandis que me venant de la pure volonté du bon Dieu, il ne peut me refuser la patience et la grâce nécessaires pour la supporter.

« L'oppression la fait toujours beaucoup souffrir, mais ce qui est en ce moment sa plus grande souffrance, une vraie torture, ce sont [es douleurs d'Intestins. Malgré cela, elle disait hier : Je demande que toutes les prières qui sont faites pour moi ne servent pas à alléger mes souffrances, mois qu'elles soient toutes pour les pécheurs. »

*

Mme Guérin avait anticipé son retour de Vichy. Le dénouement tardant encore, son mari put, contre toute attente, mener sa cure à bonne fin. Pour la mortification de notre pieuse curiosité, les lettres désormais se feront rares, remplacées par les nouvelles orales données presque quotidiennement au Tour ou au parloir du Carmel.

Réduite à un état proche de l'agonie, la Sainte survivait par un véritable miracle. En cette nuit, sa foi demeurait toujours vivace, son espérance toujours invincible. Les raffinements de la souffrance physique, le brouillard glacial du doute obsédant n'entravent pas l'épanouis­sement moral. C'est le prodige de la vertu de les dominer avec le sourire. A la façon dont elle évite, en pareille conjoncture, de se replier et de s'apitoyer sur elle-même, on reconnaît de quel métal est une âme. Sœur Marie de l'Eucharistie ne se lasse pas de crayonner le portrait de l'héroïque patiente. Elle enregistre aussi ses suprêmes consignes.

Thérèse trouvait encore la force de donner à ses novices, en leurs brèves visites à son chevet, de judicieux et profonds conseils. Sa perspicacité d'observation ne l'abandonnait pas. C'est ainsi que, le 2 août, pour inspirer à sa cousine une volonté plus efficace de réprimer tout mouvement d'amour-propre, elle lui avait fait cette confidence :

« Je ne trouve aucun plaisir naturel à être aimée, choyée, mais j'en trouve un très grand à être humiliée. Quand j'ai fait une bêtise qui m'humilie et me fait voir ce que Je suis, oh ! alors, c'est là que j'éprouve un plaisir naturel ; j'éprouve une véritable joie comme vous en éprou­veriez à être aimée. »

Le 11 septembre, elle adresse encore à Sœur Marie de l'Eucharistie ce pressant rappel à l'ordre :

« Il faudrait que vous deveniez bien douce ; Jamais de paroles dures, de ton dur ; ne prenez jamais un air dur, soyez toujours douce. Ainsi, hier, vous avez fait de la peine à Sœur X... Quelques instants après, une Sœur lui en a fait aussi. Qu'est-il arrivé ? Elle a pleuré. Eh bien ! si vous ne l'aviez pas traitée durement, elle aurait mieux accepté la seconde peine, laquelle aurait passé inaperçue. Mais deux peines si rapprochées l'ont mise dans un état de tristesse bien grande, tandis que si vous aviez été douce, rien ne serait arrivé. »

Jusqu'au bout, la Sainte gardera cette étonnante maîtrise d'elle-même. Jamais elle ne tombera dans l'égocentrisme habituel aux malades. Elle restera « le guetteur » à l'affût des défaillances de ses chères novices, « le petit pinceau » appliqué à peindre dans les moindres détails sur la toile de leur âme l'image de la parfaite religieuse. Sœur Marie de l'Eucharistie bénéficiera entre toutes de cette expérience.

Le 17 septembre, elle envoie à son père un dernier communiqué qui s'achève par ce mot de la Petite Reine touchée jusqu'aux larmes des mille gâteries de sa famille :

« Oh ! si je me croyais bien aimée, je n'aurais jamais cru qu'ils m'aimaient autant ! »

La jeune professe suit par le menu la terrible agonie de Thérèse. Elle en rapporte le récit à le grille du parloir où ses parents viennent chercher avidement les nou­velles du jour. Dans la prolongation insolite des tortures qui déchirent ce corps et cette âme virginale, il y a quelque chose de mystérieux qui fait pressentir des merveilles. Parlant de la mort imminente de sa nièce, Guérin déclare avec une prescience qui fait honneur à son jugement : « Cette éventualité qui nous attriste est l'aurore d'un triomphe. »

Le jeudi 30 septembre au matin, elle écrit à sa fille Jeanne :

« C'est vraiment une petite victime que le bon Dieu s'est choisie. Au milieu de ses souffrances, elle a toujours la même figure, le même air angélique. »

Ce jour-là même, à dix-neuf heures quinze, Thérèse rendait son âme à Dieu, dans un dernier cri : « Je vous aime ».

Le lundi 4 octobre 1897, en la fête du Patriarche d'Assise, un cortège réduit, où l'on remarquait plusieurs prêtres, conduisit en terre chrétienne la dépouille funèbre. M. Guérin, retenu par la maladie, eut la douleur de ne pouvoir assister à la cérémonie. C'est lui du moins qui avait préparé à sa nièce sa dernière demeure. Peu de temps auparavant, il avait fait l'achat, au cimetière de Lisieux, d'un vaste terrain dont il s'était réservé une partie, le reste étant destiné aux tombes des Carmé­lites dont la concession ancienne ne comportait plus de place vacante. C'est dans cet enclos que la Petite Reine fut inhumée, à trois mètres vingt de profondeur. C'est là que les foules se portèrent, de plus en plus denses, pour la prier, avant de la ramener au Monas­tère, en une translation triomphale, le 26 mars 1923, pour les honneurs de la Béatification.

Sœur Marie de l'Eucharistie devait garder de la chère Sainte un insigne souvenir. Elle recevrait en cadeau de fête, le 15 août 1898, un des linges sur lesquels Mère Agnès de Jésus avait recueilli les larmes de l'agonisante.

Non moins précieusement conserverait-elle ces Ultima Verba de l'entretien par lequel Thérèse l'avait préparée à sa Prise de Voile, et qu'elle considérait à bon droit comme le testament spirituel de sa Maîtresse à son égard, la pressant de tendre de plus en plus à la sainteté.

La mort des justes

« O Jésus... Lorsqu'une âme s'est laissée captiver par l'odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu'elle aime sont entraînées à sa suite ; cela se fait sans contrainte, sans effort, c'est une conséquence naturelle de son attraction vers vous. »

De cette parole de la chère disparue, Sœur Marie de l'Eucharistie va faire la douce expérience. Jusqu'en avril 1900, elle sera placés sous la tutelle de Sœur Marie des Anges, qui avait servi de Maîtresse des novices à Thérèse et qui reprit la charge, des mains de Mère Marie de Gonzague, le lendemain même de la mort de la Sainte. En fait, celle-ci continua d'exercer sur sa cousine une influence prépondérante.

Tout contribuait à approfondir cette action posthume. Les grâces reçues par son entremise entretenaient dans les cœurs l'image de la petite Reine. Le retour de son natalis dies, comme parle la Liturgie, c'est-à-dire l'anniversaire de sa naissance à la Béatitude, fut désormais célébré avec ferveur. Sœur Marie de l'Eucharistie en fait part à ses parents :

« La petite fête du 30 ! Ah ! vraiment, c'était un jour du Ciel. »

Elle narre la récréation donnée aux novices, le repas des jours solennels :

« À sept heures, chant d'un petit cantique composé par Mère Agnès de Jésus, que l'on a été chanter au Petit Jésus que fleu­rissait Thérèse. J'ai rarement passé un jour aussi heureux. »

Elle recueillait par écrit les souvenirs qui perpétueraient la mémoire de celle qui l'avait initiée à la vie religieuse.

La publication de l'Histoire d'une Ame faisait l'objet des soins de la Prieure et de Mère Agnès de Jésus. L'auto­risation obtenue, le 7 mars 1898, de Mgr Hugonin Evêque de Bayeux, M. Guérin lui-même se chargeait des frais, et c'est sur son conseil et en couronnement de ses démarches que le Carmel confiait à l'Imprimerie Saint-Paul de Bar-le-Duc les modestes pages appelées à connaître l'un des plus grands succès de librairie des temps modernes. Lui-même surveillait l'édition et revoyait les épreuves avec la probité et le souci du détail qui le caractérisaient. L'ouvrage, tiré à deux mille exem­plaires, sortit de presse le 30 septembre 1898 [date officielle – en réalité le 10 octobre], au pre­mier anniversaire du trépas de la Sainte. Il fut aussitôt expédié, au lieu et place de la traditionnelle Circulaire nécrologique, à tous les Carmels de France et de l'étranger. Notre religieuse put donc méditer à loisir, présentés, cette fois, d'ensemble, !es enseignements que Thérèse lui monnayait au jour le jour.

Elle devait y puiser un sens de plus en plus aigu de l'humilité et un esprit d'oblation qui la fit s'engager, par l'acte d'offrande, dans la petite Légion des âmes victimes de l'Amour Miséricordieux. Le 21 novembre 1898, exprimant à sa mère ses vœux de fête, elle avoue, sous une forme enjouée, le travail qui s'opère en son âme :

« Un jour je me plaignais à notre Ange de ce que je ne sentais pas sa protection, et je priais Thérèse de me prendre à nouveau par la main, en me faisant marcher dans la voie du pur amour. Je lui disais toutefois qu'il était impossible que mon amour devînt aussi fort que le sien.

« Le lendemain, à l'oraison, je ne me souvenais plus de ma prière de la veille, tout en songeant à l'amour ardent de ma petite Sœur du Ciel, et, tout d'un coup, il se présenta à mon esprit cette inspiration : toute âme a dans son cœur une étincelle de cet amour - qu'elle possédait ; elle-même n'avait eu au début que cette petite étincelle d'amour ; mais elle avait su si bien l'alimenter, la raviver, que c'était devenu un immense brasier. Ah ! me suis-je dit, j'ai trouvé mon affaira ! j'ai, comme Thérèse, en mon cœur, une étin­celle d'amour de Dieu; mais il faut prendre grande attention pour qu'elle ne s'éteigne pas ; il faut lui donner de la nourriture, approcher d'elle un peu de braise bien fine, lui donner de temps en temps de petits coups de soufflets, pas trop violents; puis, quand la braise est bien prise, on met du menu bois, ensuite du plus gros et le bra­sier devient éclatant ; mais tout feu, quel qu'il soit, se conserve sous la cendre. Je me suis donc mise en devoir de trouver tous les instru­ments nécessaires pour alimenter mon étincelle : de la braise, du menu bois et du plus gros. Cela représente d'abord des petits sacrifices, tout ce qu'il y a de plus petit, parfois même la bonne volonté toute seule; puis on prend courage pour les gros sacrifices, tout en sachant qu'il faut du temps et de la patience pour en arriver là. Si l'on mettait du premier coup les grosses pièces, cela étoufferait la petite étincelle. Pour le soufflet, j'ai les actes et les soupirs d'amour, qui vont raviver l'étincelle.

Le lendemain de cette oraison, je demandai au bon Dieu comment il se faisait que notre cœur qui était chaque matin, au moment de la Communion, comme une fournaise, se refroidissait ensuite. Oh ! ce n'est pas étonnant, me fit comprendre mon Jésus, le feu se conserve sous la cendre. Et aussitôt, j'ai trouvé que ma cendre serait figurée par mes petites immolations de chaque jour, qui seront consumées par l'Amour et dans l'Amour. « Voilà mon petit bouquet de fête, ma chère petite mère, tu verras ainsi comment Jésus et la petite Thérèse se plaisent à instruire ta petite fille. »

La montée n'était pas verticale. Sœur Marie de l'Eucha­ristie portait toujours en elfe le double tourment d'un cœur trop effervescent et d'un esprit enclin au scrupule. Elle avait ses faiblesses, mais Thérèse lui avait inculqué l'art précieux de ne pas s'en dépiter et de les tourner à aimer :

« La voie par laquelle notre petit Ange me conduit, confiait- elle encore à sa mère, c'est l'Amour. Ce ne sont pas les belles pensées qui sont nécessaires pour aller au Ciel, c'est l'amour. Ma petite Sœur m'instruit beaucoup sur ce sujet. »

Les difficultés ne manquaient pas. Il y avait les manœu­vres du « Grippé » — ainsi notre amie désigne-t-elle l'esprit malin — qui choisissait de préférence le temps des exercices spirituels pour semer dans cette imagination frémissante mille motifs de doute et d'anxiété. Il y avait l'effort perpétue! de détachement. Croira-t-on que Marie Guérin accepta difficilement, tant les souvenirs passés gardaient sur elle d'emprise, l'éventualité de la vente de La Musse ? Il fallut, pour qu'elle s'y résignât, le choc soudain de ce verset du psalmiste : « Tout ce qu'il y a de plus beau dans les campagnes se trouve en moi. »

La Sainte lui apprenait aussi à dominer les crises dépri­mantes d'une santé chétive et toujours menacée. Qu'on en juge par cette épître envoyée à M. Guérin, après huit jours passés dans la solitude de l'Ermitage.

« Une retraite au Carmel, mon cher petit père, peut se comparer aux vacances dans le monde. Pendant les vacances, on voyage, on se repose : j'ai fait tout cela. J'ai voyagé dans les contrées du Ciel, et j'y ai vu de si belles choses que j'ai dû me reposer pour en savourer les délices.

« Entre mes oraisons, je coupais des pains d'autel, près de l'infir­merie d'où notre Ange Thérèse est partie pour le Ciel. Tout me portait donc en haut, et, pendant les récréations je chantais de toutes mes forces, en compagnie d'un grand nombre de petits oiseaux qui chantaient avec mol. Au loin, j'entendais un merle dont le sifflet ne faisait pas mal dans le concert. Plus j'élevais la voix, plus ils montaient aussi. Mais, le plus curieux, c'est que fous se taisaient en même temps que moi et ne recommençaient pas avant moi. J'en demeurais aussi étonnée que ravie.

« Ecoute, mon cher petit père, puisque, pour le bon Dieu, tu t'es privé d'entendre les roulades de ton rossignol, je pense qu'au Ciel tu jouiras d'autant plus, en écoutant ta fille chérie moduler le can­tique nouveau, le cantique des vierges.

« En attendant, je ne puis assez chanter, sur la ferre, la grâce inestimable d'être l'épouse d'un Dieu. Non, le beau jour de ma Profession n'est pas passé, il ne passera jamais, car c'est un jour éternel dont l'aurore était hier. »

Manifestement, la main de Thérèse restait posée sur le front timide de la Jeune moniale. Dans son âme trop vite apeurée, la fin prématurée de sa Maîtresse avait agi comme une grâce bienfaisante et éveillé les vouloirs magnanimes :

« Il est certain, écrivait-elle, que, depuis la mort de notre petite Sainte, je ne me sens plus la même, et les autres le remarquent aussi. C'est incroyable comme elle aimait et comme elle aime encore mon âme. »

Ses lettres, devenues, par une permission spéciale, hebdomadaires, instituaient entre elle et ses parents un dialogue où se traduit l'ascension collective. Dans cet échange spirituel, M. Guérin se révèle émouvant de sincérité. Il livre simplement, comme on fait à un Directeur de conscience, ses heures déprimantes suivies de magnifiques sursauts. La confidence s'achève toujours en cri d'espérance.

« Heureusement, écrit-il avec humour, que tous nos saints parents et ma petite Reine me feront la courte échelle, pendant que mes autres filles me pousseront par derrière. Saint Pierre me laissera peut-être entrer comme un âne chargé de reliques. »

*

C'est surtout à travers la correspondance qu'elle entretient avec sa cousine, Céline Maudelonde, que nous pouvons suivre les progrès de Sœur Marie de l'Eucha­ristie. Depuis l'enfance, ces deux âmes étaient frater­nellement unies. L'entrée au cloître de Marie Guérin avait été pour sa jeune compagne, maintenant épouse et bientôt mère de famille, un véritable déchirement. Elle se dédommagea de l'absence en envoyant réguliè­rement au Carmel l'écho exact de ses combats, de ses déceptions, de ses efforts, un vrai Journal intérieur auquel répondirent des missives empreintes d'enjouement et de surnaturelle sérénité. De cet échange épistolaire, nous avons gardé soixante-treize lettres qui s'éche­lonnent de 1894 au 24 novembre 1904. Elles sont jalonnées de conseils opportuns sur la sanctification des devoirs d'état, la fidélité aux exercices de piété, l'art d'utiliser la maladie et l'épreuve, les livres à lire et à méditer.

Ce qui nous intéresse le plus en ces feuilles quadrillées, chargées — parfois dans les deux sens — d'une écriture fine et serrée, sans reprises ni ratures, c'est le portrait moral qu'elles reflètent. Elevée au rang de directrice spirituelle d'une âme qui a avec elle plus d'un trait commun, la Carmélite lui dispense, d'abord avec une certaine gaucherie, puis sur un ton d'autorité qui s'affirme d'année en année, les enseignements dont elle a elle- même bénéficié. Tandis qu'elle écrit, on croit voir se profiler, penché sur son épaule, le clair visage de Thérèse.

« Ma grande résolution de chaque jour, c'est d'essayer de tout faire par amour pour le Bon Dieu. On fait quelquefois ses actions par habitude, ou bien parce qu'il faut pratiquer la vertu, mais ce qui touche le plus le bon Dieu, c'est de les faire par amour. Lorsqu'on aime une personne, et qu'on lui fait un petit ouvrage, comme on le fait avec amour, on ne craint pas sa peine, son travail. Que ne ferait-on pour lui faire plaisir ? Eh bien ! le bon Dieu demande aussi que tout ce que nous faisons soit fait pour Lui, par amour pour Lui, dans l'unique but de Lui faire plaisir ! Il a tant besoin de nos travaux, de nos souffrances, de nos petites peines, déceptions et humiliations, pour Lui sauver des âmes. Pourquoi les Lui refuser?... On ne refuserait pas le moindre service à une personne du monde par politesse, mais pour le bon Dieu, on sait bien Lui faire des impolitesses. Eh bien ! moi, ma Céline, cela me touche beaucoup de voir combien le bon Dieu est rebuté des cœurs même chrétiens, même vertueux, et je veux l'en compenser en faisant de mon mieux. Il offre son amour à tout le monde, et on le Lui refuse ! Eh bien ! je le prie de répandre en moi tout l'amour dont les autres âmes font si bien fi ! et je ferai mon possible pour ne pas le refuser. Et je sais que ma petite sœur de là-bas fera aussi comme moi... »

Un dialogue va s'instituer, où la religieuse devra répondre eux objections qu'elle a elle-même formulées tant de fois. Comment briser les résistances de la nature, la lassitude ou la révolte foncière à l'égard des divines exigences ?

« Lorsqu'il arrive quelque petite peine ou contrariété, dire un Merci sans goût, sans ferveur... mais le dire quand même... Il n'est pas nécessaire d'en sentir la douceur... Ce Merci arraché comme malgré nous plaît à Jésus. C'est comme une communion spirituelle... » — « Pour être sainte, il n'y a qu'une seule voie : l'Amour. Faire tout par amour, cela conduit à la sainteté, et tu verras qu'il n'est pas nécessaire de sentir cet amour pour le posséder, mais qu'il faut en faire les œuvres dans une nuit obscure quand on se sent bon à rien. »

La banalité de l'existence, la monotonie des occupa­tions sont-elles des obstacles à pareil essor? Nullement :

« Tu verras des âmes supporter parfaitement de grandes épreuves et se butter sur des riens. Une piqûre d'épingle est souvent plus douloureuse qu'un coup de lance. Tu ne connais pas encore la fidélité dans les petites choses, et cependant le bon Dieu en fait un grand cas. »

Faudra-t-il pour autant s'épuiser en un contrôle de tous ses actes et comme retenir son haleine pour observer ses moindres mouvements ?

« Oh ! loin de moi cette pensée de vouloir faire de toi une âme confite, comme l'on dit vulgairement ! L'esprit de notre bon Jésus, sa voie est une voie d'amour, une voie large et non de contrainte. »

Il est plaisant de la voir, elle, jadis dévorée de scru­pules et si facilement pessimiste, balayer chez sa corres­pondante l'essaim morbide des idées noires :

« Surtout, ne te laisse pas troubler, ne laisse pas le démon resser­rer ton cœur. C'est là la tentation des tentations. Quand il a mis la tristesse dans une âme, il a tout gagné. Au contraire, la joie est sa plus cruelle ennemie. Il sait qu'il ne peut rien contre une âme allègre, abandonnée, tandis qu'il entre facilement dans un cœur par le désespoir et le découragement. »

Est-ce Thérèse, est-ce sa petite Marie qui jette sur le papier ces lignes pressantes ?

« Ta lettre du 30 juin m'avait fait de la peine. Tu ne sais donc pas comment il faut servir le bon Dieu largement, grandement, bonne­ment, sans contention d'esprit surtout. C'était le démon qui voulait te faire voir une perfection impossible pour te dégoûter entièrement de ton règlement de vie. Le service du bon Dieu se fait dans la joie, dans l'abandon, dans la confiance. On fait ce que l'on peut, ce que l'on sait lui être agréable, et Lui, Il fait le reste. Mais tout cela sans Inquiétudes. C'est un Père, tu sais, et le meilleur des Pères ; il ne nous met pas le couteau sous la gorge. La bonne volonté lui suffit. C'est elle qu'il couronne ; et même bien souvent IL récompense la bonne volonté de désirer accomplir une chose, alors même qu'on ne l'accomplit pas. Si tu savais comme sa miséricorde, sa bonté sont infinies ! »

Céline Maudelonde est durement frappée dans sa santé, dans celle de ses proches. À certaines heures, elle ployé sous le faix des angoisses, elle se plaint de ne plus savoir prier. Sa cousine compatit à l'épreuve. Elle a maintes fois passé par là. Elle peut en dire le prix :

« La maladie ! il n'y a pas de meilleure conductrice pour aller à Jésus. J'en ai fait la douce expérience bien des fois ; mais c'est surtout l'abandon qui attire ce Divin Maître dans les âmes. Quand il voit une âme dire Fiat à tout, c'est le moment où il se donne à elle avec le plus de bonheur. » — « Quelquefois, il m'arrive, lorsque je ne puis rien dire au bon Dieu, de prendre mon chapelet et, sur chaque grain, de redire à Jésus que je l'aime. À la fin, je me sens toute pleine d'amour. Mais la souffrance, mais les fiat répétés ! Oh ! la plus belle des prières, surtout lorsqu'elle sort d'un cœur oppressé, angoissé ! »

Le plus touchant, quand on se remémore le tremble­ment de Marie Guérin devant le mystère eucharistique, et la fameuse lettre du 30 mai 1889 où Thérèse se faisait auprès d'elle l'apôtre inspirée de la Communion fré­quente, c'est de la voir maintenant jouer le même rôle encourageant avec cette dialectique du cœur que n'arrête aucun obstacle.

Le document serait trop long à reproduire. Il démolit de façon péremptoire l'objection d'indignité et montre dans l'Hostie non pas la récompense, mais la source première de la sainteté. Vraiment, le « petit Docteur » n'avait pas perdu son temps auprès de son humble disciple. Celle-ci va jusqu'à reprendre ses comparaisons familières. Jouant aimablement de la tendresse de la maman pour ses deux fillettes, elle la provoque douce­ment aux vertus de l'enfance :

« Tu as sous les yeux des modèles de ce que tu dois être avec le bon Dieu. Tes petits enfants, ce sont de véritables petits maîtres. Étudie sérieusement, attentivement, leurs sentiments, leurs mouve­ments vers toi, et tu en tireras des déductions charmantes et pro­fondes pour ton âme... Abandonne-toi de même à l'amour du bon Dieu. C'est Lui qui a formé le cœur des mères, et ton amour pour eux n'est qu'un écoulement du sien. Il fait pour toi ce que tu fais pour tes enfants. Endors-toi sur son cœur dans tes peines. »

Quant aux fautes et aux imperfections de tout genre, inutile de les ressasser aigrement avec amertume ou dépit.

« Il se peut qu'il y ait des fausses notes dans l'exécution de ton morceau, mais, dis-moi, si ta petite Marguerite, à une occasion quelconque, te jouait un morceau de musique qu'elle aurait appris pour te faire une surprise, si elle se troublait et ne jouait pas parfai­tement, lui en voudrais-tu ? Lui en ferais-tu des reproches ?... Eh bien ! ma Céline, le bon Dieu a un cœur encore plus tendre que celui des mères... »

Inutile d'allonger les citations. Nous constatons à notre tour que la Carmélite a bien appris son morceau et qu'elle rend sans fausses notes la pensée thérésienne. Pour l'élève effacée et modeste comme pour sa presti­gieuse maîtresse du noviciat, se peut-il plus bel hommage ?

*

Une cruelle épreuve ne tarderait pas à déchirer le cœur si filial de Sœur Marie de l'Eucharistie. Au cours de l'année 1899, la santé de Mme Guérin s'altéra dange­reusement. Elle fit face au péril en toute sérénité. Depuis l'entrée de sa benjamine au cloître, sa piété, déjà vive et sincère, avait pris plus de profondeur. On a gardé d'elle, à l'adresse d'une de ses amies, un règlement de vie qui la montre experte en ascétisme et douée d'un réel don de pénétration des âmes. Visiblement, la main divine la préparait pour l'éternelle rencontre.

Une cure faite en juillet, à Royat, n'apporta qu'une amélioration superficielle. Le 29 janvier suivant, une attaque d'influenza, minant sournoisement un organisme déjà débilité, la mena rapidement aux portes du tombeau. Elle accueillit la mort avec sa douceur coutumière. Deux jours auparavant, son gendre, dans un effort désespéré pour la sauver, lui ayant fait aux jambes des applications de sinapismes, la réaction fut atroce. Après une longue insomnie, elle fit cette confidence :

« Je souffrais beaucoup, mais ma petite Thérèse m'a veillée avec tendresse. Toute la nuit, je l'ai sentie près de mon lit. À plusieurs reprises, elle m'a caressée, ce qui m'a donné un courage extraordinaire. » M. l'abbé Ducellier, curé de Saint-Pierre, qui lui administra les derniers sacrements, déclarait par la suite : « Depuis « vingt-cinq ans que je suis prêtre, jamais je n'ai vu « recevoir les secours suprêmes de la religion avec une « piété aussi angélique. »

Elle passait des heures entières à étreindre son crucifix, répétant avec une foi communicative: « Venez, mon Jésus, venez... Que je suis heureuse de mourir ! Oh ! non, je n'ai pas peur de la mort. » Apercevant à son chevet une Sœur tourière du Carmel envoyée par Mère Marie de Gonzague, elle lui dit dans un sourire : « Sœur Marie-Elisabeth, il me semble que je vois en vous ma petite Marie et que toute la Communauté m'assiste en ce moment. »

Le 10 février, elle reçut le bon Dieu en viatique et gagna, ainsi que son mari, l'indulgence du Jubilé.

Quand elle sentit sa dernière heure approcher, elle demanda humblement pardon à tous, notamment à ses domestiques ; elle se fit apporter ses plus chères reliques : une croix que Thérèse avait reçue pour sa première Communion, et le cierge de Profession de Sœur Marie de l'Eucharistie. Mêlant son holocauste à celui de sa fille, elle s'écria : « Mon Dieu, je vous renouvelle mon sacri­fice, je vous donne une seconde fois ma petite Marie. » Puis, après un temps de recueillement pour former ses intentions finales : « Mon Jésus, je vous aime, Je vous offre ma vie pour les prêtres, comme ma petite Thérèse de l'Enfant-Jésus. »

Jusqu'au bout, un léger sourire flotta sur ses traits décomposés. Elle s'éteignit enfin en un dernier geste de prière. C'était le mardi 13 février 1900, en la fête de l'Agonie de Notre-Seigneur. Elle allait avoir cinquante-trois ans.

Le coup fut cruel pour le cœur si aimant de Sœur Marie de l'Eucharistie dont la santé s'en trouva momentanément altérée. Depuis son entrée au Monastère, elle s'était tellement habituée à s'ouvrir à sa mère comme à rece­voir ses confidences ! Elle se réfugia dans sa dévotion favorite au mystère de Gethsémani. Quelques signes, audacieusement sollicités, la convainquirent que la douce disparue s'était promptement évadée des flammes du Purgatoire. Elle trouva la paix totale dans l'intégrale acceptation du sacrifice. Ne fallait-il pas qu'elle se consa­crât tout entière à consoler, de ses délicatesses, la soli­tude paternelle ?

Ce deuil prématuré privait M. Guérin de la compagne attentive et ingénieusement dévouée en son volontaire effacement, qui avait su faire à sa vie surchargée de travaux et de responsabilités un décor d'affection et de beauté. S'il ressentit douloureusement le vide immense de son foyer. Il ne se laissa pas désemparer par l'évé­nement.

« Dieu peut nous éprouver, nous pressurer, écrivait-il, nous l'aimerons quand même. »

La noblesse de son espérance transparaît dans les lettres qu'il adressait alors en réponse aux encoura­gements de sa Carmélite :

« À l'heure même de la séparation, j'ai dit : Mon Dieu, c'est un abîme sans fond que vous ouvrez dans mon cœur. Votre amour seul peut le combler... Je goûte une paix, une consolation en moi-même, qui me rend presque heureux. Dieu me fait voir à chaque instant sa main qui me soutient, me dirige, et, à chaque instant aussi, je m'écrie : Ah ! que Dieu est bon ! Je bénis la souffrance et je la demande presque, parce qu'à certains moments elle me fait voir Dieu. »

Sa fille Carmélite est la première à se réjouir d'une telle ascension :

« Papa, écrit-elle à Marcelline Husé, est toujours éprouvé par la souffrance qui ne le quitte jamais, on peut le dire. Mais sa résignation est toujours aussi grande, et son amour pour le bon Dieu bien édifiant. A son dernier parloir, il nous a bien émues en nous parlant de cet amour. Jamais nous n'avions entendu parler avec autant d'ardeur et de conviction : O mes enfants, nous disait-il, demandez l'amour... Poursuivez-le jusqu'à ce que vous l'obteniez... et enfin mourez d'amour. L'amour du bon Dieu envahissait tellement son cœur qu'il ne pouvait retenir ses larmes, et des sanglots lui échappaient. Il nous a parlé ainsi plus d'un quart d'heure sur la bonté du bon Dieu. »

Ses proches n'en regrettent pas moins son isolement. Ils insistent — et Marie y va de toute son autorité de Car­mélite — pour que, domptant sa répugnance à imposer aux siens un exode et une cohabitation qui pourraient gêner leur vie conjugale, il accueille à Lisieux le foyer de sa fille Jeanne. La maison endeuillée de la rue Paul Banaston ne tardera pas à retrouver son habituelle animation. Le Docteur La Néele, quittant son cabinet médical de Caen, vint, en 1900, s'y établir avec son épouse. Ce rajeunissement contribuera par la suite à mettre dans la vieille demeure une note de mondanité dont M. Guérin lui-même, satisfait de retrouver un intérieur, s'accommodera sans trop de peine.

*

Le 19 avril 1902, Mère Agnès de Jésus succéda comme Prieure à Mère Marie de Gonzague. Sœur Marie de l'Eucharistie, qui vouait à la « Petite Mère » de Thérèse un attachement presque passionné, tressaillit de joie à cette nouvelle. Son âme parfois craintive postula jusqu'au bout une direction méticuleuse et quasi maternelle, au sens le plus humain du terme. Les fréquentes défaillances de sa santé aggravèrent ce besoin du cœur. Dès 1899, elle se vit hors d'état de suivre, en sa stricte observance, la Règle austère du Carmel. Cette impuis­sance excitait ses alarmes. Elle souffrait de se sentir incapable et inutile. Elle s'accusait d'être un poids mort pour la Communauté. Quand on tentait de l'apaiser en lui représentant qu'elle en constituait en fait l'insigne bienfaitrice, elle se récriait : « Je veux bien être une petite bienfaitrice de mes Sœurs en attirant sur elles, par mes vertus, tous les bienfaits du Ciel ; mais je ne veux pas l'être pour avoir le droit de manquer à la pauvreté et à la mortification. Si je ne suis pas la Règle, je préfère en avoir l'humiliation, comme si je n'avais rien apporté au Monastère. »

D'année en année, les crises se faisaient plus aiguës et plus menaçantes. La malade garde son sang-froid. À l'école de la douleur, elle se dépouille du romantisme facile avec lequel prédicateurs et épistoliers traitent trop souvent du mystère de la croix. L'expérience donne du poids à ses réflexions :

« Je ne suis pas une âme à désirer la souffrance, non, mais à l'accepter lorsqu'elle arrive et à m'en réjouir pour la gloire du bon Dieu. »

Cette modestie nous rassure. Elle écrira encore à sa cousine Maudelonde :

« Ne pas faire sa volonté mais celle de Dieu, c'est là l'unique joie. Oui, ma petite Céline, j'ai bien souffert, mais le bon Jésus m'a gâtée. Il m'a fait trouver une telle paix dans la souffrance que je regarde ces deux mois qui viennent de s'écouler comme les plus beaux et les plus doux de ma vie. Et cela sans aucun mérite de ma part. Jésus me portait dans ses bras. Je n'avais qu'à me laisser porter. À chaque instant, mon bonheur consistait à faire la volonté de Dieu, à accepter ce qu'il m'envoyait. »

À la fin de juillet 1903, une toux sèche, rebelle à tout traitement, dénonça le réveil agressif du bacille qui sommeillait en elle depuis la grippe infectieuse contractée dix ans plus tôt. La tuberculose prolongera, vingt et un mois durant, son travail de sape, avec des alternatives d'amélioration et de crise qui multiplièrent pour la jeune religieuse les occasions d'acquiescer à la volonté divine. Ce mal « aristocratique », comme d'aucuns l'ont qualifié, qui semble frapper de préférence les êtres d'élection et ronge les corps en épargnant, voire en affinant la lucidité des âmes, se révèle à l'expérience une incompa­rable école d'abandon. Il comporta pour Marie Guérin un luxe inédit de douleurs physiques. Elle avait foi en la science des docteurs. Ils le lui firent payer cher. Son père manda à son chevet une sommité médicale de l'Uni­versité de Paris, qui, essayant un remède nouveau, lui fit des injections répétées de sérum de cheval. Le résul­tat le plus clair fut une éruption d'abcès énormes qui torturèrent cruellement la patiente et dont, à deux reprises, elle faillit mourir. Elle se montra, aux mains des praticiens, d'une exemplaire endurance.

D'une main fatiguée, au crayon, elle envoie encore à sa fidèle correspondante ses impressions et ses conseils :

« Je ne puis te raconter ces six mois de maladie ; ce serait trop long. J'ai beaucoup souffert. Si seulement j'avais bien souffert pour le bon Dieu ! Car il n'y a que cela qui durera éternellement, les souffrances bien supportées. »

En union avec M. Guérin qui s'est vivement intéressé à une œuvre de réparation sacerdotale et offre à cette fin les crises aiguës d'une santé ébranlée, elle aime consa­crer au clergé le trésor de ses mérites. Elle se rappelle aussi le mot de sa mère qui l'invitait jadis dans ses épreuves d'adolescente à regarder plus bas qu'elle, vers les humbles de ce monde :

« Je vois, écrit-elle à sa sœur Jeanne, ces pauvres ou­vrières seules du matin au soir dans leurs longues maladies. Une voisine vient de temps en temps, deux fois par jour peut-être, leur donner le nécessaire, puis c'est la solitude complète pour le reste de la journée. Ou bien je vois les pauvres malades dans les hôpitaux, plus ou moins bien traités, n'ayant pas un cœur ami qui vienne les consoler. Et alors je pense que, même dans ma pauvreté, même dans mon épreuve, je suis plus heureuse qu'eux. »

Une pensée encore la réconforte, cette « dévotion au moment présent » que Thérèse a chantée dans son beau cantique : Rien que pour aujourd'hui. Elle veut même demeurer jusqu'au bout celle « dont la grâce est d'amuser les autres », et elle ose réclamer pour étrennes la voix de son père enregistrée en bonne et due forme sur disque de phonographe, dans cet air de Barbe-Bleue qui faisait trembler Thérèse enfant, et qui, avec l'Histoire d'une Ame « est en train de faire son tour du monde ».

Cette boutade ne l'empêche pas de confier à Mère Agnès de Jésus :

« Ah ! ma Mère, puisqu'on me dit que j'aurai d'autant plus de capacité pour jouir, après cette vie, que j'en ai eu pour souffrir ici-bas, j'aurai donc une belle place au Ciel, car, vraiment, j'ai beaucoup souffert sur la terre ! Je ne sais pas si j'ai bien souffert, je sais seulement que la paix la plus grande règne au fond de mon âme. Il me semble que Thérèse me communique ses sentiments, et que j'ai son même abandon. Oh ! si je pouvais comme elle mourir d'amour ! Ce ne serait pas étonnant puisque je suis entrée dans la Légion des petites victimes qu'elle a demandées au bon Dieu. Ma Mère, pendant mon agonie, si vous voyez que la souf­france m'empêche de faire des actes d'amour, je vous en con­jure, rappelez-moi mon désir. Je veux mourir en disant à Jésus que je l'aime. »

Elle n'a pas la présomption de courir au-devant de l'épreuve. Le « dolorisme » n'est pas son fait. Elle reste en cela fille de Thérèse. M. Guérin s'étant mépris sur les termes mystiques d'une poésie composée pour elle par Mère Agnès de Jésus, elle se hâte de le rassurer. Non, elle n'a nullement sollicité la croix ni appelé le Ciel. L'offrande à l'Amour Miséricordieux est d'une tout autre essence :

« La règle de ma vie a toujours été de laisser faire le bon Dieu... d'être insouciante comme le petit enfant entre les bras de sa mère. »

La maladie est pour la nature un exercice de morti­fication. Chez qui s'y prête généreusement, elle assouplit, elle désagrège, elle broyé lentement l'amour-propre. Sœur Marie de l'Eucharistie soupçonne Mme Guérin de lui avoir ménagé cette austère discipline :

« Pourquoi ? Ah ! parce qu'elle était l'humilité même et qu'elle ne craignait qu'une chose pour ses enfants : l'orgueil, la domination sur les autres. C'était une des dernières recommandations qu'elle a faites à notre Mère à mon sujet : Ah ! surtout, ma Pauline, veille bien sur Marie, qu'elle ne soit pas orgueilleuse ! Aussi a-t-elle trouvé tout naturel de m'envoyer une maladie qui me tient dans l'humi­liation, qui fait que je suis assujettie à toutes et que je ne puisse me croire plus ou autant que les autres. »

Le 15 janvier 1905, en la fête du Saint Nom de Jésus, la malade annonce elle-même à sa famille qu'elle a été administrée :

« Je viens de recevoir l'Extrême-Onction. Je suis bien heureuse et dans une grande paix. Que la lettre de Papa m'a fait plaisir ! Ne croyez pas que j'aie peur de la mort ; je suis très abandonnée au bon Dieu, je ne désire ni vivre ni mourir... Ma petite Mère veut que je vous bénisse. »

Le 10 mars, un billet griffonné au crayon exprime encore à la famille l'affection « du petit benjamin qui veut faire la gloire de son Papa et de sa Maman en devenant une sainte, en suivant les traces de sa chère petite Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui est pour elle un véritable Ange Gardien, la guidant à chaque instant et lui prouvant son amour par toutes sortes de petites délicatesses qui ne peuvent venir que du Ciel. »

M. Guérin suivait avec angoisse les progrès de la consomption. Finies les heures célestes qu'il passait au parloir avec sa Carmélite ! Chaque visite au Tour pour prendre le bulletin de santé lui causait un véri­table déchirement. Quand il sentit le trépas approcher, il eut l'admirable courage d'annoncer lui-même à sa fille la libération toute proche. C'était le 14 avril 1905, en la fête de Notre-Dame de Compassion. S'inspirant de la liturgie du jour, il fit passer à la mourante ce billet d'adieu :

« Mon bien-aimé petit Ange,

Je te bénis et je te remercie de tout le bonheur que tu m'as donné... Ne crains pas de m'attrister ; j'ai communié ce matin ; Notre-Seigneur m'a fortifié, et je t'ai donné mon dernier baiser sur son Cœur adorable.

Que Marie, Mère des douleurs, te prenne entre ses bras et te retire de cette misérable vie ! Que Jésus te donne enfin la récom­pense qu'il t'a préparée dans les cieux, et qu'il paie par des joies ineffables, toutes tes souffrances d'ici-bas !

Sois sûre, ma chérie, qu'après le premier déchirement passé, mon cœur exultera de te savoir dans la gloire... J'ai senti cela à la mort de ta mère. Dieu venait comme un ravisseur saisir sa proie, et répandait en même temps sur nous ses plus suaves consolations. Il semble qu'il veut les prodiguer pour se faire pardonner...

Ma chérie, ma petite bien-aimée, épouse de Jésus, portrait vivant de ta mère, je t'embrasse de toutes les forces de mon âme, et je baise la main du Seigneur avec amour et résignation.

Ton père »

Le dénouement eut lieu ce matin même à dix heures et quart. Sœur Marie de l'Eucharistie était âgée de trente-quatre ans et sept mois. Elle avait toujours éprouvé une répulsion instinctive devant le mystère de la mort. Elle avait supplié sa Thérèse de l'aider à franchir sans trouble le grand passage. Elle fut exaucée au delà de toutes ses espérances. Son calme, sa sérénité, frappèrent les assis­tantes au point que, neuf ans plus tard, un des témoins, Mère Isabelle du Sacré-Cœur, en parlait encore avec attendrissement : « Quand on a vu mourir Sœur Marie de l'Eucharistie, on ne peut plus avoir peur de la mort. »

On avait apporté dans l'infirmerie la statue miracu­leuse de la Vierge du Sourire. À sa vue, le visage de l'agonisante s'illumina d'un reflet du Ciel. Elle lui tendit les bras. « Oh ! qu'elle est belle ! »

Plus l'instant décisif approchait, plus ses aspirations se faisaient véhémentes :

« Je ne crains pas de mourir ! Oh ! quelle paix ! Il ne faut pas avoir peur de la souf­france... Il donne toujours la force... Oh ! que je voudrais bien mourir d'amour ! d'amour pour le Bon Dieu ! »

Son désir fut comblé. Elle expira, comme Thérèse, dans une dernière prière : « Mon Jésus, je vous aime ! » L'élève rejoignait au Ciel celle qui avait été sa Maîtresse en sainteté, cependant que sa dépouille mortelle reposerait près de la sienne, là-bas, au flanc de la colline où s'étage, parmi les bouquets d'ifs et les haies de troènes, le pitto­resque cimetière lexovien.

Encore sous le coup de l'émotion, le 24 avril suivant, la Prieure confiait ses impressions dans une lettre adressée à Léonie, religieuse à la Visitation de Caen :

« Ah ! chère sœur, que j'ai souffert ! Si tu savais ! Je suis plutôt soulagée maintenant que je sais ma petite Marie heureuse et déli­vrée. Ses derniers jours, surtout la dernière nuit que j'ai passée tout entière près d'elle, j'avais le cœur déchiré... Elle a fait une mort de sainte. C'était absolument céleste.

« Nous t'enverrons la photo de notre petite Marie. Qu'elle était jolie ! Toute la ville est venue la voir. Elle avait l'air d'un ange. À l'inhumation, il y avait tant de monde que la chapelle était trop exiguë. Nos parloirs et la sacristie étaient pleins. Jamais, pour aucune cérémonie, on n'avait vu cela. »

Outre l'hommage rendu à la défunte, cette affluence témoignait à la fois de l'estime qui entourait sa famille et de l'attrait surnaturel que valait au Carmel la renom­mée croissante de Thérèse.

*

Le 6 mai 1905, Mère Agnès de Jésus se vit confirmer en charge pour un nouveau triennat. M. Guérin se réjouit de cette réélection, lui qui se considérait comme le père nourricier de la Communauté et qui, non content de lui prodiguer les largesses en cours d'année, s'honorait d'en boucler libéralement, en fin d'exercice, le budget toujours déficitaire. Il fallait vivre, en effet, de maigres revenus grossis de quelques aumônes, ce qui, compte tenu de l'entretien et de la réparation des bâtiments, laissait annuellement un trou de dix mille francs. L'acquit­tement d'une telle somme à l'époque du franc-or n'était pas sans mérite.

Le châtelain de La Musse ne s'en tenait pas là. Pour rendre plus étroits les liens qui l'attachaient à l'Ordre de la Vierge, il avait fait Profession dans son Tiers-Ordre, le 11 septembre 1901, sous le nom de Frère Elie du Saint-Sacrement. Il entendait que cette filiation ne fût pas platonique. Ayant appris que les religieux du Mont Carmel sollicitaient les offrandes des catholiques, pour élever autour du Monastère un mur d'enceinte qui les protégeât de l'envahissement et des déprédations des infidèles, il fut des premiers à souscrire généreusement : « C'est mon devoir, déclarait-il, je suis fils du Carmel. » L'esprit de pauvreté qu'il pratiquait pour lui-même lui avait inculqué « l'intelligence du pauvre » et multi­pliait entre ses mains les moyens de soulager toute misère.

Quand sévit sur notre pays la persécution, le vieux lutteur se sentit doublement atteint dans son amour de l'Église et de la Patrie. Les décrets d'expulsion qui, par charretées, expédiaient aux frontières les Congrégations enseignantes et menaçaient de plus en plus les contem­platifs, le frappèrent personnellement au cœur. En 1903, il avait aidé de ses conseils et de ses démarches Mère Agnès de Jésus qui avait cru prudent de préparer à ses filles, pour l'éventualité d'un départ forcé, une position de repli. Le Docteur La Néele avait loué à cette fin en Belgique, dans la Province de Malines, une propriété sise à Westmeerbeck. La Providence ne permit pas que le Carmel appelé à de telles destinées fut frappé d'exil, mais M. Guérin, qui avait dirigé de près cette affaire et pris le bail à sa charge, n'en suivit pas moins d'un œil angoissé les progrès de l'anticléricalisme qui préludait par ses ruines morales aux sinistres que la guerre mon­diale accumulerait sur notre sol.

Cette sympathie agissante pour la Communauté de la rue de Livarot induisit-elle l'Oncle de Thérèse à appuyer les efforts entrepris pour introduire la Cause de la petite Reine ? iIl s'en faut de beaucoup. Il gardait certes, au fond de l'âme, le culte de l'idéale enfant dont il avait tant de fois admiré les vertus. Il se faisait toutefois une autre image de la sainteté canonisée. Sous l'influence des préjugés ambiants, il la voyait auréolée de charismes extraordinaires, escortée de macérations sensationnelles et d'exploits fulgurants. Il était trop essentiellement pru­dent pour tenter à cette occasion le risque d'un procès en Cour de Rome et s'exposer à un échec dont se gausseraient peut-être les clubs et les salons normands. C'est un fait qu'il n'encouragea nullement les démarches menées en ce sens. Quand la publication de l'Histoire d'une Ame et l'écho des premiers miracles commencèrent à défrayer la chronique lexovienne. Il en éprouva même une impression d'agacement qui lui inspira un moment le projet de quitter la ville. S'il ne donna pas suite à ce premier mouvement, il n'en persista pas moins, sous l'influence de Jeanne et de Francis La Néele, à douter du succès d'une entreprise que les mondains taxaient volontiers d' « histoire de nonnes », et qui ne laissait pas de troubler quelque peu la quiétude de sa retraite.

Quelles que fussent ses hésitations à ce sujet, il ne quittera pas cette terre sans avoir pu pressentir la gloire naissante de Thérèse. En 1907, pour la première fois, un chapitre de la Pluie de Roses est annexé à l'Auto­biographie.

Le 8 mai 1908, jour même de son élection, la nouvelle Prieure du Carmel, la Jeune Mère Marie-Ange de l'Enfant-Jésus, demandait à son Evêque l'introduction de la Cause de la Servante de Dieu. « Nous attendions cette requête », répondit avec bienveillance Mgr Lemonnier.

Au début de 1909, le Très Révérend Père Rodrigue de Saint-François de Paule, Carme déchaussé de Rome, était promu Postulateur, et Mgr Roger de Teil, vice-postulateur en France. M. Guérin trouva à part lui cet empressement peu raison­nable ; mais il était dit qu'en cette éblouissante aventure la raison perdrait tous ses droits. Dieu se jouerait des calculs et des prévisions de la sagesse humaine. L'hon­nête pharmacien qui avait salué sa nièce de l'appel­lation de « petite fleur privilégiée », le jour où, à titre de tuteur, il avait autorisé son entrée au cloître à quinze ans, ne connaîtrait qu'au Ciel à quel point il avait été bon prophète et que cette pure enfant experte à s'effacer deviendrait rapidement, au jugement d'un Pape, « la plus grande Sainte des temps modernes ».

M. Guérin eut un rôle plus actif dans l'expansion du culte de la Sainte Face dont le Carmel de Lisieux se ferait l'ardent propagateur. Cette dévotion avait surgi en lui à la lecture de la vie du « Saint homme de Tours », M. Du­pont. Il fit placer l'auguste image dans la Cathédrale Saint-Pierre, avec une lampe sans cesse entretenue par ses soins, il en avait chez lui une émouvante copie, et c'est devant les traits sanglants du Christ torturé qu'il réunissait les siens pour la prière en famille.

Quand parurent les premiers travaux sur le Saint Suaire de Turin, tant par goût scientifique que par conviction d'apologiste, il se passionna pour ce genre d'études. Il conta à sa fille au parloir les remous provoqués dans le monde des savants par les découvertes photo­graphiques qui accompagnèrent l'ostension de 1898. En 1902, il se procura l'ouvrage de Paul Vignon sur Le Linceul du Christ ; il le prêta à Sœur Geneviève que ce sujet attendrissait et captivait tout ensemble, et qui mit désormais tout son art à peindre trait pour trait le Visage du Sauveur. Trois ans plus tard, il fit venir, à l'intention de sa nièce, une reproduction intégrale du Saint Suaire, portant cachet de l'Archevêque de Turin et du Baron Antonio Mansio, Président de l'Exposition d'Art Sacré. Telle fut l'origine du tableau pathétique de Céline, qui devait arracher à Pie X un cri d'admiration et qui, répandu à des millions d'exemplaires, populariserait sous tous les cieux la poignante image. Après avoir tant contribué à l'élaboration de ce chef-d'œuvre, M. Guérin mit toute sa piété à en assurer la diffusion, ce qui lui fournit l'occa­sion d'exhaler, en des lettres d'une belle élévation, son amour pour la Passion du Christ et pour le Sacerdoce qui en prolonge le sacrifice.

*

Avec les ans, la dévotion du vaillant chrétien se faisait plus tendre. « Oh ! mes pauvres enfants, confiait-il un jour, c'est fini ! Je ne peux plus faire mon chemin de croix : je pleure trop, cela me rend malade. »

Précocement vieilli, la pensée de la mort s'imposait de plus en plus à lui. Elle ne l'effrayait pas. Dans le déclin de sa santé, il ne regrettait que son impuissance à servir encore par la parole ou par la plume la cause qu'il avait tant aimée. « Jésus sait bien qu'il est ma vie et mon tout, mais je pleure de lui être si indifférent !... et pourtant je voudrais mourir pour Lui ! » Il se résigne d'ailleurs à cette incapacité d'agir dans laquelle il voit la forme la plus raffinée du détachement. C'est dans cet esprit qu'il écrit à ses intimes :

« Je vous souhaite autant de bonheur qu'on peut en avoir sur la terre. Moi, je n'en ai pas d'autre que de faire la volonté de Jésus qui rie veut humilié, souffrant et privé de Lui ! »

Depuis plusieurs années, M. Guérin était sujet à une grave affection hépatique compliquée de rhumatisme articulaire aigu. Doué d'une indomptable énergie, entouré des soins éclairés de sa fille et du Docteur La Néele, il avait victorieusement repoussé plusieurs assauts du mal. Une crise plus violente le terrassa. Il demanda de lui-même les Sacrements de l'Eglise et l'Indulgence du Tiers-Ordre qu'il reçut en peine con­naissance. Dans l'excès de ses tourments, on l'entendait gémir : « Appelez-moi, Jésus ! » Ce furent ses dernières paroles. Il expira saintement en sa demeure de la rue Paul Banaston, le mardi 28 septembre 1909, à dix heures trois quarts du matin. Il avait soixante-huit ans et demi.

Les obsèques eurent lieu le vendredi 1er octobre. L'immense vaisseau de la Cathédrale Saint-Pierre était rempli d'une foule recueillie où l'on remarquait tout ce que Lisieux comptait de notable et de chrétien, humbles et grands confondus dans un unanime hommage. La cérémonie religieuse fut d'une noble magnificence, mais c'est dans le corbillard des pauvres, et sur sa volonté expressément formulée, que M. Guérin gagna sa dernière demeure.

Pour respecter encore les dispositions testamentaires du défunt, l'inhumation se fit simplement, sans discours, mais le lendemain, La Dépêche de Lisieux, héritière du Normand, consacrait à son ancien rédacteur un magni­fique article nécrologique dont nous détachons ces quelques lignes.

« Nous pleurons en lui le plus sûr des amis, le plus discret des confidents, l'ami dont la porte nous était toujours ouverte, dont l'accueil souriant ne se démentit jamais au cours des dix-sept années que nous eûmes l'honneur de l'approcher, le conseiller d'expérience que, sachant sa profonde connaissance des hommes et des choses, nous aimions à consulter dans les circons­tances difficiles, et qui, obligeant à l'extrême, se faisait un bonheur d'être utile.

« Ce sont des choses qu'à travers les larmes nous nous plaisons à redire, car c'est un besoin du cœur d'acquitter cette dette de reconnaissance. Caractère ouvert, esprit délié, intelligence très cultivée, M. Guérin était en outre doué d'une énergie singulière qui forçait la confiance ; sa franchise parfois ressemblait un peu à de la brusquerie, mais il y allait d'un si bon cœur, et son désir d'être utile était si évident qu'au lieu de lui en tenir rigueur on lui savait gré de cette sorte de rudesse. C'est que, profondément religieux et n'obéissant qu'à sa conscience, M. Guérin n'admettait aucune transaction avec les principes. Nous avions d'ailleurs trop souvent éprouvé son libéralisme éclairé et sa largeur de vues pour ne pas accepter ses avis avec la plus respectueuse déférence.

« Homme du devoir, M. Guérin le fut avant tout. Dans une situation enviée, il multiplia les bienfaits autour de lui et Dieu seul peut-être sait à combien d'infortunes sa générosité vint en aide. Ce lui était un bonheur de faire des heureux : il était de ceux, trop rares, qui regar­dent comme les trésoriers de la Providence les privi­légiés de la fortune, et dont la devise est : Ce n'est que pour donner que le Seigneur nous donne...

« M. Guérin, est-il besoin de l'ajouter, soutenait de ses deniers toutes les bonnes œuvres et apportait son concours personnel à toutes les entreprises qui avaient pour but la gloire de Dieu et l'honneur de l'Église. L'ancienne fabrique Saint-Pierre eut en lui un trésorier dévoué ; le Comité de l'école chrétienne le comptait parmi ses membres les plus zélés, et la Conférence de Saint-Vincent de Paul n'en avait point de plus assidu.

« M. Guérin aimait à faire le bien, il l'a réalisé sous toutes les formes : par son exemple, par ses conseils, par son dévouement, par ses largesses. Que sa mémoire soit en vénération pour tous comme elle l'est pour nous-même. »

Le Docteur La Néele ne survécut que quelques années à son beau-père. Il décéda sans laisser de postérité, en la fête de saint Joseph, le 19 mars 1916. Seule Jeanne La Néele eut la joie de connaître ici-bas les triomphes thérésiens. Elle mourut à son tour, le 25 avril 1938, sous le toit de sa fille adoptive, à Nogent-le-Rotrou.

Dans le gracieux cimetière de Lisieux, une inscription signale au passant le monument funéraire de la famille Guérin. Solide et sévère, dominé par le signe du salut, il porte gravée la prière où resplendit la foi de plusieurs générations : O Crux, Ave, Spes unica... Le valeureux tertiaire, Frère Elie du Saint-Sacrement, se trouve avec les siens juste à côté des tombes carmélitaines où Sœur Marie de l'Eucharistie, exhumée en 1923, repose dans le caveau occupé jadis par la Sainte.

Dans l'allée inférieure, à quelques dizaines de mètres, émerge des bouquets de thuyas, l'austère croix de granit à l'ombre de laquelle, en 1894, M. Guérin avait voulu regrouper, auprès du cercueil de M. Martin, celui de son épouse et de leurs quatre enfants précocement disparus.

La statue de Thérèse domine le décor. Elle semble couvrir de sa tendresse et de sa prière tous ceux qui, rue Saint-Blaise, aux Buissonnets, à la Place Saint-Pierre, entourèrent la petite Reine de leur vigi­lance et de leur dévouement. N'est-ce pas, en faveur de ses proches, la réalisation de la sublime prière qu'elle avait osé emprunter au Sauveur lui-même : « Mon Dieu, je souhaite qu'où je serai, ceux que vous m'avez donnés y soient aussi avec moi, et que le monde connaisse que vous les avez aimés comme vous m'avez aimée moi-même. »