Carmel

Biographie Sœur Marie du Sacré Cœur

Extraits de la biographie de Marie Martin rédigée par le P. Stéphane-Joseph Piat, franciscain (1899-1968). Le livre, épuisé, a été publié par l'Office Central de Lisieux en 1967. Ces extraits sont mis en ligne avec la gracieuse autorisation de l'Office Central de Lisieux.
Le Père Piat a longuement rencontré les sœurs de Thérèse au parloir et a en obtenu des informations très précises ; on le consulte encore aujourd'hui en s'appuyant sur la rigueur de ses dates et des évènements mentionnés.

Chapitre 1 : Les années d'études

Chez Louis et Zélie Martin, c'est la petite Marie qui ouvrit la série des neuf naissances qui peupleraient le foyer. Le 22 février 1860, après une chaude alerte de santé, Mme Martin met au monde une fille, baptisée le jour même en l'église Saint-Pierre de Montsort, et placée sous le patronage de la Vierge. Radieux, le papa déclare au prêtre qui administre le sacrement : « C'est la première fois que vous me voyez pour un baptême, ce ne sera pas la dernière. » Marie-Louise eut pour parrain et marraine le grand-père Guérin et la grand- mère Martin.

La petite, que sa mère se fait une joie de nourrir elle-même, est robuste autant que ravissante. Son éveil sera précoce. On le suit à la piste dans les souvenirs qu'elle notera comme dans la correspondance de Mme Martin. A 3 mois, elle tient sur les jambes. A 4 ans, « elle commence déjà à épeler passablement ». Elle s'agenouille, matin et soir, sur la commode, devant la Madone, pour ébaucher ses premières prières. Elle se recueille avec son père devant la Vierge qui domine le jardin du Pavillon et qui, bientôt, viendra présider à la vie familiale. Cette statue lui semble de dimensions insolites : « C'est comme chez M. le Curé », remarque-t-elle, avec une moue qui, déjà, trahit la raisonneuse de demain. Placée à l'école de la Providence, elle progresse, mais n'apprécie guère le milieu. Elle s'intéresse davantage aux apprêts culinaires qui signalent l'arrivée de l'oncle Guérin. Le croquis tracé d'elle à cinq ans, par la plume maternelle, éclaire déjà tout son destin : « Marie est jolie, mais trop timide, cela lui fait tort, car elle n'est pas du tout méchante et a grand-peur d'offenser le bon Dieu. Elle ressemble à ma sœur du Mans, qui pleurait, étant toute petite, lorsqu'on lui parlait de mariage. Marie en ferait bien autant. »

Déjà, elle « enfile des perles à sa couronne » : actes de vertu, actes d'amour, qu'elle dénombre avec soin. Elle parlera longtemps de cette soucoupe en peau d'orange, royal cadeau de son père : un chef- d'œuvre, estimait-elle, et qu'elle céda sans broncher sur le désir de Pauline, « pour avoir le Cel (le Ciel) ». Mais que la servante ne s'avise pas de la régenter de façon tyrannique, comme elle a coutume de faire à ses sœurs. La réponse éclate aussitôt : « Je suis bien libre, moi. » Louise Marais se venge en l'appelant : « Je suis bien libre », ce qui prend des allures de définition.

Les gestes d'indépendance de Marie ne se comptent plus. A la messe, on l'invite à baisser la tête quand retentit la sonnette de l'élévation ; elle regimbe et fixe l'Hostie, d'un regard chargé de tendresse. Sur la rue, elle refuse de saluer les passants, amis de la famille : cela lui semble formalité inutile. « Tu ne te feras jamais aimer », lui dit sa mère. - « Peu importe, du moment que toi, tu m'aimes. »

Se rendant à l'église de Montsort un jour de Pâques, l'enfant passe près d'un dépôt de chaux entouré d'un tas de sable. Elle s'approche, Louise l'arrête : « Attention, ça brûle ! » Il n'en faut pas plus pour qu'elle monte sur le talus qui cède sous ses pas. Elle n'a que le temps de se dégager, en poussant des cris désespérés, mais les bottines toutes pimpantes sont complètement rongées.

A l'école, Marie sort bec et ongles pour défendre Pauline, si douce, si émotive, contre les taquineries des compagnes. Ses manques de souplesse lui valent, au réfectoire, la punition infamante du chapeau de gendarme, mais elle l'expédie d'un geste prompt, jusqu'à ce qu'on le lui attache solidement. Certain jour, elle quitte l'école, indignée, parce que, par temps de pluie, on veut l'envoyer en promenade sans manteau. On comprend l'appréciation donnée par la maman à Mme Guérin, le 14 avril 1868 : « Marie a un caractère très spécial et volontaire. C'est la plus belle, mais je la voudrais plus docile ». Notons la suite, qui révèle un aspect très humain du caractère paternel : « Quand vous m'écrirez, ne me parlez pas de ce que je vous dis sur cette enfant, d'ailleurs si bien douée, mon mari ne serait pas content, c'est sa bien-aimée. »

Est-ce à son occasion que surgit un jour, plus animé que de coutume, un léger débat entre époux ? Mme Martin avait montré quelque mécontentement. Restée seule avec elle, Marie, surprise et peinée, lui demande : « Est-ce que c'est cela qui s'appelle faire un mauvais ménage » ? La maman la rassura en riant : « Ne crains pas, j'aime beaucoup ton père. » Le soir, elle transmettait à celui-ci la naïve réflexion, qui les dérida longuement : « Nous n'avons qu'à bien nous tenir », conclurent-ils. Les enfants sont parfois de terribles observateurs.

Au fait, il était difficile de trouver un cœur plus tendre que ne l'avait cette fillette pour ses parents. Littéralement, elle raffolait d'eux. Ils étaient tout pour elle. Avec une franchise absolue, elle leur découvrait ses moindres fredaines. La maman joue à merveille de cette sensibilité frémissante. Elle guide l'examen du soir. Marie n'a-t-elle point commis telle ou telle faute ? S'il advient qu'ayant répondu négativement, la fillette se souvienne ensuite de quelque méfait, elle descend toute en pleurs : « Mon âme est tachée ; le bon Dieu n'est plus dans mon cœur. » Et sa mère doit mettre toute sa tendresse à calmer cet effroi et à ramener l'incident à ses justes proportions.

Cette politique de confiance réciproque aide à liquider les situations troubles dont sont victimes tant de jeunes âmes. La petite lui ayant découvert certains propos, certaines attitudes suspectes de quelques condisciples, Mme Martin forme doucement sa conscience, l'initiant à la plus délicate pureté. Elle la prépare elle-même à recevoir le sacrement de pénitence. « Elle me contait, déclarera plus tard Soeur Marie du Sacré-Cœur, cette histoire qui me faisait dresser les cheveux sur la tête : « Il y avait une enfant qui n'osait pas dire ses péchés, et quand elle venait à confesse, le prêtre voyait sortir de sa bouche la tête d'un gros serpent. Puis, aussitôt, elle disparaissait. Enfin, un jour, elle eut le courage d'avouer ses fautes, et le gros serpent sortit tout entier, et, à sa suite, une multitude de petits serpents, car, lorsqu'on a chassé le plus gros, les autres s'en vont tout seuls, comme par enchantement. » J'avais retenu cela et, pour rien au monde, je n'aurais voulu cacher un péché. »

La leçon était bien dans le style du temps ; l'exemple en question traînait dans tous les recueils de sermons où les prédicateurs puisaient schémas et clichés de retraites. Heureusement, Mme Martin avait l'art d'adoucir, à force de confiance, ce qu'un tel enseignement pouvait comporter d'angoissant pour une imagination puérile. Elle précisait bien que le reptile venimeux, c'était le péché mortel, dont l'accusation est obligatoire au point que l'omettre volontairement rendrait la confession invalide.

Marie croyait en sa mère. A travers ses paroles, elle aspirait, elle buvait les convictions religieuses qui nourrissaient son âme pour la vie. Elle communiait aussi aux larmes maternelles. C'est elle qui nous a transmis l'image de Mme Martin penchée, à dix-huit mois de distance, sur le cercueil de ses deux petits Joseph, posant sur leur front une couronne de roses blanches et gémissant devant leurs cadavres : « Mon Dieu, faut-il mettre cela dans la terre ? Mais, puisque vous le voulez, que votre volonté soit faite ! »

A la rentrée scolaire d'octobre 1868, M. Martin confie ses deux aînées, respectivement âgées de 8 ans et demi et de sept ans, au pensionnat annexé à la Visitation du Mans. Cela allégera la tâche de son épouse et elles se formeront là-bas sous le regard vigilant de leur tante, Sœur Marie-Dosithée. Celle-ci, au cours de quelques entretiens au parloir, avait pris sur l'aînée de ses nièces un ascendant fait d'admiration et de tendresse. Elle lui avait remis une image représentant Jésus récoltant des lys. Composition sulpicienne qu'agrémentait un texte de même venue : « Bienheureux le lis resté sans tache jusqu'à l'heure de la moisson ; sa blancheur brillera éternellement au paradis ». L'enfant était tombée extasiée devant cette médiocre gravure. Au verso, elle écrivit : « Souvenir de ma tente du Mare, je la garderai toujours ». Il y avait là une influence à exploiter.

Le monastère du Mans, érigé en 1822, grâce à un groupe de visitandines venues de Blois, s'était substitué à celui que la Révolution avait détruit. Il comptait entre cinquante et soixante religieuses et avait alors pour Supérieure Mère Thérèse de Gonzague de Freslon, à qui succéderait Mère Marie de Chantal Fleuriot. L'aumônier était l'abbé Boulangé, ami personnel de dom Guéranger, qui aimait lui rendre visite et confier à la Vierge miraculeuse priée dans la chapelle son œuvre de restauration monastique. Le pensionnat, qui serait fermé en 1878, ne compta jamais plus de cinquante élèves. Parmi les maîtresses, il faut nommer Sœur Marie Aloysia Vallée, qui eut de remarquables affinités d'âme avec Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, et que les jeunes filles Martin aimeront appeler plus tard tante Aloysia. A signaler aussi Sœur Marie-Colombe Cox, professeur de dessin et d'histoire naturelle, qui alliait à une haute oraison un zèle apostolique dévorant et qui mobilisait la générosité et les talents de ses élèves en faveur d'une « œuvre des partants », créée au profit de cinquante-quatre missionnaires, dont une douzaine d'évêques. Les fillettes qui embarquaient à Alençon, en ce début d'octobre 1868, ne risquaient donc pas de s'étioler en serre chaude, malgré l'exiguïté du cadre et le petit nombre de leurs condisciples.

Voyager a du charme, quand on est jeune, mais quitter le foyer est un sacrifice cruellement ressenti. Le déchirement n'est pas moins aigu pour les parents. A l'heure des adieux, Marie fond en larmes. Elle se ressaisit et observe, non sans finesse, le couvent et les élèves, dont beaucoup appartiennent au milieu aristocratique. Eveillée très tôt au sens de l'égalité, elle s'étonne de voir dans un cloître des pianos, pour elle signes de l'opulence. A table, elle doit manger de tout, « même du gras », ce qui lui soulève le cœur. Et puis, il y a ces grilles, symboles de la vie en cage. Quelle épreuve pour son goût de l'indépendance !

Il faut croire, l'amitié de Pauline aidant, et l'affection de sa tante, que la fillette put surmonter ses répugnances, car, le 29 novembre 1868, Sœur Marie Dosithée la montre « très habituée et remplie de bonne volonté », encore que « difficile », et d'une « originalité de nature qui demande beaucoup de soins ». Elle sera bientôt reçue dans le groupe des « enfants de Jésus ». C'est qu'elle a de l'énergie à revendre. Conduite chez le dentiste, quand on l'invite à offrir ses souffrances pour l'âme de son parrain récemment décédé, elle subit stoïquement plusieurs extractions. Le praticien avouera n'avoir jamais rencontré, à cet âge, patiente si résolue. Elle était prête à affronter derechef le redoutable davier. Quand on écarta toute nouvelle intervention, elle en exprima des regrets : « C'est dommage ! Ce pauvre bon-papa n'aurait plus été en purgatoire. »

C'est pour sa tante qu'il lui faut bientôt prier. Marie-Louise Guérin, plus couramment appelée Elise, portait en sa médiocre santé le contrecoup des pénitences excessives accomplies dans sa jeunesse et les suites d'une tuberculose dont elle s'était relevée comme par miracle. Il lui avait fallu des prodiges de courage pour forcer la porte du cloître. L'âme domptant le corps, elle avait assumé la Règle en son intégralité. Dom Guéranger l'appréciait comme une moniale exemplaire. L'année 1868 vit réapparaître des accidents pulmonaires, qui inquiétèrent de plus en plus l'entourage.

Désespérant de son rétablissement, on voulut lui ménager une dernière consolation : celle d'assister à la première communion de sa nièce. La cérémonie serait anticipée de deux ans. L'aumônier se portait garant et des connaissances religieuses et des bonnes dispositions de Marie, qui brillait à la fois par la sûreté de ses réponses et par l'intelligence de ses questions, laissant loin derrière elle ses compagnes plus âgées. « Je ne me contentais pas de bien apprendre le catéchisme, lisons-nous dans l'autobiographie ; je faisais beaucoup de pratiques pour que le petit Jésus soit bien heureux dans mon cœur, qu'il s'y trouve bien reçu, car je pensais dans l'intime de mon âme qu'il avait fait croire à tout le monde que ma tante allait mourir, justement parce qu'il était pressé de se donner à moi, et cette pensée me comblait de joie. » Thérèse n'eût pas dit mieux.

Marie prend en mains la cause de la guérison de Sœur Marie-Dosithée. Elle est sûre de son affaire. A l'infirmière qui déclare, conformément à la doctrine de saint François de Sales, qu'il faut vouloir avant tout la volonté de Dieu, elle réplique presque indignée : « Mais, ma sœur, si je faisais comme cela, je n'arriverais à rien ! Je ne parle pas au bon Dieu de sa volonté ; je tâche de changer sa volonté ». Que répondre à cette logique enfantine ? Elle triomphera infailliblement, relevant de la foi qui transporte les montagnes.

Notre pensionnaire a pris pour avocat saint Joseph, son favori. Il y avait, dans le jardin, au lieu dit « la petite bergerie », une statue du Patriarche, dans une niche entourée de jasmin. Marie souffrait de la voir solitaire et comme abandonnée. Elle ramassait des fleurs, les enfilait en forme de couronnes et les offrait à son intercesseur. Toutes les récréations y passaient. L'autorité dut rappeler à l'enfant que le jeu collectif avait, lui aussi, ses moments de priorité.

Les nouvelles devenant plus alarmantes, Marie fixait saint Joseph d'un œil réprobateur et suppliant. « Et quand je l'avais regardé ainsi, soit pour le gronder, soit pour le remercier, écrira-t-elle, je m'en allais toute rassurée et convaincue que ma tante guérirait. » Dieu n'y put résister. Sœur Marie-Dosithée pourra assister à la première communion de sa nièce ; son état s'améliorera progressivement.

Dans ce climat traversé d'inquiétude se poursuivait la préparation du grand jour. Les lettres de Mme Martin encourageaient de loin les efforts de sa fille. Celle-ci les gardait comme un joyau. Elle les montrait mystérieusement à ses maîtresses, qui admiraient les dons d'éducatrice de cette mère et la profondeur de sa vie intérieure.

Dans sa préparation à la première communion, il y a des ombres au tableau. L'effort d'introspection pour atteindre à la pureté totale n'est pas sans péril pour un tempérament nerveux et hyperémotif. Marie passe par une crise de scrupules, qui l'amène à confier à sa maîtresse les pensées les plus extravagantes et les craintes les moins fondées. Le thème de la chasse aux serpents, qu'elle a trop bien retenu, lui en fait voir d'imaginaires, qui la poursuivent partout. La sagesse du confesseur, qui arrête d'autorité le flot des aveux et la fièvre des examens, l'obéissance de la pénitente, qui s'incline sans comprendre, exorcisent le mauvais charme. Il ne restera que de rares séquelles auxquelles Sr Marie-Dosithée fera allusion, quatre ans plus tard, invitant à écarter l'obsession, en évitant de trop parler à l'enfant de son âme et de ce ce qui la souille. Dans les desseins de Dieu, il était bon que Marie ait fait l'expérience de cette torture intérieure. Cela lui vaudra un jour de pouvoir aider Thérèse à triompher de semblable infirmité.

Les cérémonies du 2 juillet 1869 eurent lieu dans la chapelle extérieure, où les parents avaient accès. Se trouvait là tout un rassemblement de noms réputés et de toilettes distinguées. Cependant, pour Marie, M. et Mme Martin éclipsaient toutes les vedettes de la haute société : « Papa était en effet très beau et d'une distinction naturelle rare. Maman avait une robe de soie noire toute simple, mais son air noble et digne la paraît à mes yeux d'un éclat sans égal. Oh! que je me trouvais privilégiée d'être leur enfant! »

Au cours de la cérémonie, il revint à Marie, comme elle l'avait secrètement désiré, de réciter l'acte de foi. Puis elle fit sa première communion et, suivant son expression, se recueillit de son mieux « comme une enfant ». Les fillettes en blanc regagnèrent ensuite le cloître intérieur ; le repas festif se prit sur une table où couraient des guirlandes de jasmin. La fête s'acheva dans l'intimité, non sans que Marie ait versé quelques larmes sur la fin de ce qui était « la plus belle journée de sa vie ».

« Le lendemain, écrit-elle, on nous rendit à nos parents. Ah ! ce lendemain, qu'il fût empreint pour moi de mélancolie ! J'avais donc retrouvé papa et maman, moi qui souffrais tant d'en être séparée! Avec eux il me semblait être au Ciel, mais ce Ciel devait être bien court, puisque, le soir-même, ils devaient nous quitter. Aussi mon bonheur était loin d'être complet. Nous fîmes une promenade à la campagne. Bientôt je me vis dans un champ de grandes pâquerettes et de bleuets. Mais pour les cueillir, il fallait quitter la main de mon père chéri. Je préférais rester près de lui. Je le regardais, je regardais maman... Il y avait dans mon petit cœur de 9 ans des abîmes d'amour et de tendresse pour eux. »

La joie des parents n'était pas moins vive. « Si vous saviez, écrit Mme Martin de sa fille, comme elle était bien disposée ; elle avait l'air d'une petite sainte. M. l'Aumônier m'a dit qu'il était fort satisfait d'elle, il lui a décerné le premier prix de catéchisme. J'ai passé au Mans les deux plus belles journées de ma vie, j'ai rarement ressenti autant de bonheur. Ma sœur se trouvait mieux. Marie me disait qu'elle avait tant prié pour sa tante qu'elle était sûre que le bon Dieu l'exaucerait.»

Effectivement, la Visitandine entrera bientôt en convalescence. Plus tard, proche de la mort, elle pourra dire à sa nièce : « C'est à toi que je dois sept années de vie ». Quant à Marie, elle témoignera sa gratitude à saint Joseph en adoptant, pour la confirmation, le nom de Joséphine.

Un carnet, dit de « deuxième communion », et qui se réfère soit à la sortie de juillet, soit à la rentrée d'octobre 1869, analyse cinq instructions et trois conférences données par le P. Mathieu. Résumé d'enfant, mais clair, appliqué, retenant l'essentiel. Beaucoup plus remarquable l'exposé de la retraite prêchée en juin 1872, par un Capucin, le P. Benoît-Joseph. Le péché, la souffrance, la mort, la confession, la vanité du monde, en constituent les sujets majeurs. Arsenal alors classique des grandes vérités, qui impressionne fortement la jeune auditrice et semble avoir rallumé en elle une brève flambée de scrupules.

La perspective de la première communion une fois évanouie, qui avait tenu l'enfant en haleine et allégé le sacrifice de l'exil, la nostalgie du foyer paternel se fait lancinante. Marie soupire quand les sonneries de cloches évoquent celles d'Alençon. Elle envie les oiseaux qui peuvent retrouver leur nid, et jusqu'aux chiffonniers qui, la hotte pleine, regagnent leur logis. « Il me serait impossible, avouera-t-elle un jour, de dire à quel point j'ai souffert d'être séparée de mes parents, c'est en vain que j'essayerais d'expliquer ce martyre. Ah ! si je n'avais pas eu ma tante à qui je ne voulais pas faire de peine, jamais je ne serais restée sept ans derrière des grilles...»

Les vacances, huit jours le 1er janvier, quinze à Pâques, six à huit semaines en fin d'année scolaire, sont attendues avec avidité. Dans une scène d'harmonie imitative, Marie mine à l'avance pour Pauline sa cadette les épisodes joyeux de ce retour au pays de Cocagne : l'arrivée de la maman au parloir, la sonnette du tour qui alerte la maîtresse, les longs baisers des retrouvailles, puis le halètement de la locomotive qui s'ébranle, l'appel des stations, le paysage aimé qu'on guette de la portière, l'arrêt en gare d'Alençon, toute la famille qui se précipite pour accueillir les voyageuses.^. Impossible de traduire cette ivresse. Mais les joies n'ont qu'un temps ; il faut s'armer à nouveau des livres et des cartables. La fillette, le regard embrumé, dit adieu à son père : elle n'est pas encore installée dans le train que la voilà muée en Madeleine pleureuse.

Les lettres de Mme Martin mettent du baume sur la plaie. Elles ont un charme exquis. Les événements du foyer s'y déroulent comme en un film aux épisodes multiples. Les réponses de l'enfant, toutes ruisselantes de tendresse, sont pleines de ces effusions auxquelles se complaisait un romantisme attardé. Elles relatent avec une belle franchise les écarts de conduite comme les succès scolaires. Ceux-ci sont des plus brillants. Assez régulièrement, chaque trimestre, Marie se voit décerner la croix d'excellence, l'inscription au tableau d'honneur, et l'une ou l'autre des «décorations », comme on les appelle : rubans de différentes couleurs, selon les matières, et qu'on porte en bandoulière, le dimanche aux offices. « Je réussissais bien dans mes études, constate notre pensionnaire. Une année je remportai neuf prix. C'était beau pour la Visitation où l'on ne donnait que des récompenses absolument méritées. Mais cela me coûtait tant d'aller les chercher que mon plaisir en était diminué de moitié, parce qu'il me fallait traverser toute la noble assemblée des religieuses, réunies pour cette fête dans leur grande salle de récréation, « la Chambre », et j'étais très intimidée », Certain jour qu'en lui remettant le ruban, la première maîtresse lui glissait à l'oreille : « Par indulgence », cette fille à l'âme fière se refusa à le porter. « Je ne veux pas me parer, protesta-t-elle, de ce que je n'ai pas tout à fait mérité. »

Mieux que dans les hommages officiels, la qualité du travail se traduit dans les résultats durables. On constate chez Marie un style aisé, la composition facile, une orthographe irréprochable, l'écriture lisible sans être belle, la ponctuation correcte, exception faite du point et virgule totalement ignoré, des connaissances variées et bien assimilées, bref les bases d'une culture limitée mais solide.

La conduite était-elle à l'avenant ? Il y avait bien des négligences et des sautes d'humeur, mais rachetées par la promptitude de l'aveu. « C'était un besoin pour moi de m'accuser, après j'avais l'âme en paix. » Sœur Marie-Dosithée souscrit entièrement à l'appréciation de sa nièce. C'est le 12 février 1872. La petite a alors 12 ans : « Que je l'aime donc, Marie ! Que c'est une bonne enfant ! Quelle candeur ! Quelle droiture et sincérité ! C'est ravissant. Presque tous les jours, je la vois courir après moi et s'accuser de ses manquements, et sans en être priée, bien entendu. » L'adolescence, en cette nature ennemie du conformisme, amène des saillies et des boutades qui ne seront pas toujours du goût de l'excellente religieuse. La fillette se fait rabrouer quand elle confie une de

ses pensées étranges. « Je trouve qu'il y a beaucoup de répétitions de mots dans l'Evangile ; notre maîtresse de style nous enseigne pourtant à les éviter. » Ou quand elle a eu l'idée saugrenue de réciter le Pater à l'envers, « pour voir le diable », selon le procédé suggéré par une de ses compagnes. Evidemment, elle ne vit rien et n'en fut pas marrie, ayant pris certaines garanties pieuses pour conjurer l'astuce du malin.

Un certain autel de Notre-Dame des Sept Douleurs avait le don de déplaire à cette écolière trop critique. La Vierge avait un air si pitoyable ! Les fleurs artificielles paraissaient si minables ! Et il lui fallait, avec sa tante, épousseter toutes ces pauvres choses que la Visitandine déclarait « splendides ». Nos modernes, faut-il le dire, se rangeraient au jugement de l'enfant. Celle-ci cherchait à exprimer sa mauvaise humeur. Elle eut ce trait de génie : « Ce n'est pas pour les saints, c'est pour nous qu'on met des fleurs à leur autel. Vous voyez bien, ma tante, on les tourne de notre côté, et la Vierge n'a que les fils de fer ». Cette fois, Sœur Marie-Dosithée fit preuve d'humour : « Pourquoi ne pas mettre ta robe à l'envers, afin que le beau côté soit tourné vers toi » ?

A vrai dire, la toilette n'intéressait guère notre pensionnaire. Passe encore pour l'uniforme, mais les habits de fantaisie qu'on arborait en vacances lui faisaient horreur, et par-dessus tout « les petites voilettes de tulle blanc » qui ne servent qu'à « faire la belle ». A la première communion de Léonie, elle en aura, de colère, le visage cramoisi, et il faudra la libérer de ce qu'elle nomme un « masque à la mode ». On renoncera également à l'habiller de blanc pour la procession du 15 août. S'exhiber dans un défilé lui semblait une inconvenance.

Ses remarques déroutaient par un je ne sais quoi d'inattendu où la candeur s'accompagnait parfois de profondeur. On fait devant elle l'éloge de Pauline et de ses charmes précoces. « Mais il y en a bien d'autres qui sont aussi gentilles », se récrie-t-elle aussitôt. On s'étonne, on la croit jalouse, on la reprend. « Pourtant, dit-elle, je pensais qu'il fallait écarter les compliments qu'on nous prodiguait. » Ne faisant qu'un avec sa sœur, elle croyait poli de renvoyer l'éloge.

L'intention n'est pas toujours aussi droite, et les éducateurs savent le déceler. Marie racontera la leçon d'humilité que lui fit M. Martin, lors d'une promenade dans les prairies d'un modeste domaine appelé « Roulée ». Ayant constitué un joli bouquet, elle dit à son père : « Je vais l'emporter à la Visitation, en souvenir de Roulée ». - « C'est cela... et puis tu feras avec tes amies des embarras, en leur montrant des fleurs de ta propriété. » Le rouge vint au front de l'enfant, et le bouquet fut aussitôt jeté dans l'herbe, en châtiment de la vanité ou, ce qui est plus probable, par dépit de la voir découverte.

Au fond, rien de grave, en tout cela. En juillet 1872, Mme Martin peut écrire à son frère : « Je suis bien contente de Marie, qui est vraiment ma consolation, elle a des goûts qui ne sont pas du tout mondains, elle est même trop sauvage, trop timide. Si cela ne change point, elle ne se mariera jamais, car elle a des inclinations bien opposées. »

C'est au foyer familial, installé, depuis juillet 1871, rue Saint-Blaise, que la fille aînée s'épanouissait en plénitude, penchée sur les berceaux, attentive aux premiers pas et aux essais studieux des plus jeunes. Très intuitive, n'avait-elle pas, à 10 ans, lors d'une visite à Mélanie-Thérèse, placée en nourrice, deviné que la petite était insuffisamment alimentée et littéralement affamée ? Elle alerta sa mère, mais c'était trop tard. L'enfant, ramenée à la maison, ne tarderait pas à mourir. Plus cruel encore avait été pour Marie le décès d'Hélène, sa filleule. Quand elle apprit la nouvelle, en pension, elle poussa un cri de douleur. Ce deuil lui vaudra, le 4 janvier 1873, d'être la marraine de Thérèse. Aussi l'entourera-t-elle d'une affection inquiète. Elle tremble devant ses débuts difficiles. La joie de ses vacances est d'aller la voir à Semallé, chez la « petite Rose », où le lait frais et le pain noir ont plus de saveur que tous les mets alençonnais. Nous retrouverons tous ces souvenirs, idéalisés par l'alchimie de la mémoire, dans le récit que la Carmélite rédigera en 1909.

Elle-même va bientôt défrayer la chronique. Le 3 avril 1873, on doit la mettre à l'infirmerie du pensionnat pour une fièvre tenace qui fait craindre la typhoïde. Le 5, elle est ramenée rue Saint-Blaise où sa mère l'installe en sa propre chambre. « J'avais le délire, écrit-elle, et ma tête était comme un poids énorme que je ne pouvais remuer. J'entendis un jour le médecin dire à maman : « Cette enfant a dû prendre du chagrin, car c'est plutôt une fièvre bilieuse qu'une fièvre typhoïde. C'est le chagrin qui est la cause de cette maladie. » Je me disais tout bas : « C'est bien vrai, cela. Et j'étais presque contente qu'on ait des preuves de mes peines si amères. Maman me soigna, pendant cette maladie, comme une mère seule peut le faire. Elle passait des heures près de mon lit à me distraire, à m'écouter, malgré tout le travail dont elle était accablée. C'est alors que j'eus le temps de lui ouvrir mon cœur tout entier et qu'elle comprit tout ce que j'avais souffert loin d'elle. »

La correspondance maternelle confirme ces confidences : « C'est une enfant d'une tendresse de cœur extraordinaire. Elle n'a pu encore s'habituer en pension, elle ne pouvait souffrir la privation de ne pas nous voir, elle m'a raconté des choses, à ce sujet, qui me fendent l'âme». La situation s'aggrave. Les nuits sont traversées de délires où la malade se croit Tharcisius portant l'Hostie aux prisonniers. Il faut la veiller sans désemparer. Le père, désolé, ne quitte pas son chevet. Pauline doit passer au Mans les vacances de Pâques. Mme Martin est écartelée entre les exigences du travail et celles de sa fille qui ne veut qu'elle comme infirmière. Après un temps de paroxysme, le mal se stabilise pendant plusieurs semaines, la faiblesse devient inquiétante, la courbe thermique reste dans la zone dangereuse.

Pour arracher au Ciel la guérison de l'enfant préférée, celle qu'il nomme sa « grande » ou encore « le diamant », « la bohémienne », le papa fait à pied et à jeun le pèlerinage de la butte de Chaumont où un thaumaturge vient en aide aux fiévreux. Il a gain de cause. Les bulletins de santé deviennent optimistes. D'étranges fringales marquent chez la patiente un retour de vitalité. Il faut résister à ses caprices, et le papa y montre quelque faiblesse. Le 22 mai voit la première sortie pour la messe de l'Ascension. Les forces reviennent au galop.

Ce n'est toutefois qu'en octobre que la convalescente reprend le chemin du Mans. Par égard pour sa tante, et faisant violence à son coeur, elle avait décliné l'offre maternelle d'achever son cycle scolaire à Alençon. En vérité, elle ne trouvait aucune pension comparable à la Visitation.

Le retard des études fut allègrement rattrapé, si si l'on en juge par les dix-huit nominations et les neuf prix qui sanctionneront cette nouvelle étape. Et pourtant, une préoccupation soudainement éveillée eût pix compromettre cet effort. Parmi les nouvelles élèves figurait une certaine Edith, de famille aristocratique, fine, distinguée, l'air angélique, dont Marie s'éprit follement. Sa belle simplicité faillit y sombrer. « J'aurais voulu, dit-elle, être noble aussi, avoir comme elle un château et un parc, me promener le soir en rêvant sous des bosquets enchanteurs, connaître le monde dont je comprenais pourtant la vanité. » En proie à cette passion, elle en vient à regretter que sa mère n'ait pas du sang bleu dans les veines. Elle est flattée d'entendre une grande dame la désigner comme l'amie de sa fille. Hélas ! Edith sera bientôt retirée de pension par ses parents qui craignent pour elle une vocation religieuse.

La perspective de la séparation est cruellement ressentie. A la retraite de fin d'année, en même temps qu'elle dit sa joie d'être reçue enfant de Marie le 2 juillet, notre héroïne avoue les crises de mélancolie qui la secouent. Elle a des accents douloureux. Elle gémit sur « les affections les plus légitimes brisées ». Heureusement qu'il y a l'espérance de se revoir au Ciel ! En attendant, on s'écrit, et pour donner à ses lettres un tour plus spirituel, la jeune fille étudie la correspondance de Mme de Sévigné. C'est le cas de répéter : « Je vous le donne en cent... je vous le donne en mille !... » Elle, la sauvage, se fait photographier, pour envoyer à Edith un souvenir impérissable. Dans cette ambiance, la coquetterie marque des points. La tante s'en émeut, qui supprime le col de dentelle et veut le cou dégagé. « A la façon des guillotines », gémit cette pauvre Marie, qui se voit aussi interdire par l'austère Visitandine certaines sorties jugées trop mondaines.

Les conseils maternels freinent sagement cette éruption de sensibilité. L'idylle innocente ira s'atténuant lentement. Onze ans plus tard, avant d'entrer au Carmel, Marie retrouvera l'amie d'antan engagée dans les liens du mariage. Elle sera la première à sourire de ses ferveurs juvéniles. « Mes rêves de grandeur et de noblesse étaient dépassés. »

L'année scolaire 1874-1875 fut sans histoire. Ce devait être la dernière. Aussi la retraite finale, du 8 au 10 juin, prit-elle des allures de veillée d'armes avant le retour définitif au foyer. Le prédicateur la centre sur le don total à Jésus, ce qui ne peut manquer de rouvrir le conflit intérieur entre la nature et la grâce. « J'ai été créée pour l'infini, et rien de mortel ne peut satisfaire mon coeur. Les affections de la terre ne sauraient ni le remplir ni contenter le besoin qu'il éprouve, sans cesse, le besoin d'aimer un être infini... » L'image d'Edith plane sur le débat : « C'est en vain que je cherche le bonheur dans les choses d'ici-bas. Une voix intérieure me dit qu'il ne se trouve qu'au ciel. »

En avançant dans la vie (elle n'a pas 16 ans), l'adolescente se rend compte qu'une amitié trop naturelle refroidit son amour pour Dieu. De là, des accès de désenchantement, que colore la pensée de l'Eternité, chère aux Martin. « Souvent le temps me paraît bien long, la vie me semble triste... l'avenir m'inquiète! Alors le désir de mourir m'envahit. On m'a répété tant de fois que la terre n'était qu'une vallée de larmes. » Notre petite romanesque va-t-elle succomber au « mal du siècle » ? Non, sa foi est de bon métal. Les résumés aussi précis qu'élégants qu'elle fait des instructions la montrent soucieuse de dépister et de refouler ses défauts. Après avoir récapitulé ces sept ans de grâces, elle prend des résolutions très concrètes pour livrer victorieusement le combat de la charité. Elle met aussi au point dans le détail le règlement qu'elle compte s'imposer à Alençon et les directives qu'elle suivra dans l'éducation de ses sœurs. La rêveuse aux étoiles garde les pieds fermement plantés au sol.

Sœur Marie-Dosithée la dépeint comme « une grande demoiselle belle et bien faite... une très bonne fille », qu'elle voudrait seulement « plus pieuse ». Marie, qui a récolté six premiers prix, quitte la Visitation le 2 août 1875. Elle verse des larmes, mais à la façon de Gargantua, mêlant la joie de naître à la liberté aux pleurs répandus sur les études expirées. Elle emportait du pensionnat un solide bagage de connaissances profanes et une formation religieuse de premier plan. Elle s'était aussi pénétrée, sans peut-être s'en rendre compte, des éléments essentiels de la spiritualité de saint François de Sales : culte de l'humilité, confiance en Dieu, conformité et abandon à sa volonté. A travers les péripéties de l'existence, ces principes sauveurs surnageront toujours. Les plus perspicaces de ses maîtresses, en dépit du mutisme de leur élève sur un tel sujet, avaient discerné en elle un germe certain de vocation.

Chapitre 2 : L'apprentissage de la vie

Pendant deux ans, Marie apprendra, à l'école de sa mère, sa fonction d'éducatrice et de maîtresse de maison. Les conditions étaient idéales. Le chanoine Dumaine, ancien vicaire de Notre-Dame d'Alençon, en portera témoignage : « L'union était remarquable dans cette famille, soit entre les époux, soit entre les parents et les enfants. » En Mme Martin s'alliaient harmonieusement le charme, la force et les vertus évangéliques. « Quelle sainte âme ! écrira d'elle son aînée.. On n'en voit point comme cela maintenant. Elle avait une dignité avec une si grande simplicité. Je l'entends encore réciter des tirades si profondes, comme celle-ci, avec un air céleste : « Oh ! parlez-moi des mystères de ce monde que mes désirs pressen­tent, au sein duquel mon âme fatiguée des ombres de la terre aspire à se plonger. Parlez-moi de Celui qui l'a fait et le remplit de Lui-même. Lui seul peut aussi combler le vide immense qu'il a creusé en moi ». Oh ! que c'est vrai qu'elle n'était pas faite pour la terre »! - « Si vous l'aviez vue pendant le carême !

C'était une pitié. Elle ne prenait rien du tout le matin et presque rien le soir. Aussi elle n'en pouvait plus, et je me rappelle qu'elle disait : « Que le carême me coûte ! »

Sa piété avait deux pôles : l'église de la messe quotidienne, l'image de la Vierge, centre de la litur­gie du foyer. Marie, qui gardait cette statue dans la chambre qu'elle occupait avec Pauline, la trouvait par trop encombrante : « Elle est faite pour une école, pour une salle très vaste ». La réponse l'avait fait réfléchir : « Tant que je vivrai, cette Madone restera là. Quand je serai morte, tu feras ce que tu voudras. » Il revenait à la jeune fille d'entourer la Mère de Dieu de lumières et de corbeilles de fleurs, de lui dresser, à ses fêtes, toute une chapelle : « Mon mois de Marie, dira-t-elle, est si joli qu'il fait con­currence à celui de Notre-Dame. C'est toute une affaire que d'arranger le mois de Marie à la maison ; maman est trop difficile, plus difficile que la Sainte Vierge. Il lui faut des épines blanches qui montent jusqu'au plafond, des murs tapissés de verdure, etc. »

Malgré son extrême vivacité, Mme Martin est pour sa fille d'une patience à toute épreuve. Elle avait apprécié la façon dont Sœur Marie-Dosithée avait su capter le cœur de sa nièce. « Avec son caractère entier, disait-elle de Marie, il lui fallait beaucoup de douceur ; c'était le moyen de l'assouplir1. » Elle usera de la même méthode. Elle l'initie aux secrets de la dentelle. « L'après-midi, rapporte la jeune apprentie, je travaillais avec maman. Quand elle voyait que je parlais sans faire marcher mon aiguille, elle me disait qu'il fallait travailler en parlant. » Elle était par contre indulgente aux bévues et aux mal­façons où n'entrait pas de négligence. Son aînée s'en émeut. Ayant entamé un morceau en le décousant de l'armure, elle voit sa mère atterrée. « La dentelle est coupée. Qu'est-ce que je vais devenir ? J'en ai bien pour trois heures à l'arranger. » - « Elle ne me grondait pas, ajoute Marie. Elle se remettait à tra­vailler sans lever les yeux. Oh ! ce qu'elle a souffert ! Mon oncle nous disait souvent qu'il n'avait jamais vu une femme si courageuse et qui ait eu autant de mal. » Le jugement maternel demeurait des plus bienveillants : « Ma chère Marie a pitié de moi et me soulage le plus qu'elle peut; elle évite de me demander quelque chose de crainte d'ajouter à mes soucis. Je vous assure qu'elle est toute dévouée et j'en ai pleine satisfaction ».

C'est surtout en prenant en mains l'instruction des plus jeunes que notre héroïne soulage sa mère. Léonie, très en retard, suivant des cours particuliers en ville, elle l'aide de son mieux. Tâche ingrate, mais combien utile ! Elle s'occupe entièrement de Céline, dont les progrès sont plus consolants. Elle ne pourra résister aux supplications de Thérèse, qui, moins par amour de la science que pour ne pas rester inoccupée, veut participer aux leçons. A la veille de quitter la Visitation, Marie avait mis par écrit un règlement pour l'éducation de ses sœurs, qui constitue un petit vade-mecum en la matière. Elle a tout prévu : exer­cices et horaire, méthodes et esprit, aspect profane et préoccupations morales et spirituelles. Sa pédagogie sera concrète, étayée d'exemples. Elle unira fermeté et bonté, en entier désintéressement. L'heure venue, elle applique ces principes avec un enthou­siasme et une rigueur dont Mme Martin, plus expé­rimentée, tempère la sévérité, notamment quand l'éducatrice, encore novice, s'exaspère des incartades de Léonie.

La bonne volonté est touchante. « Je m'occupais beaucoup de mes petites sœurs, écrira-t-elle, je passais toutes mes matinées à faire la classe à Céline. J'y mettais une application sans pareille... j'aurais eu vingt élèves que je ne me serais pas donné plus de mal. » Voyons-la à l'action dans le charmant tableau qu'elle traçait pour une com­pagne, le 26 octobre 1875: « L'heure s'avance où il va falloir que je m'occupe de Céline, car c'est moi qui suis chargée de l'instruire... pour quelque temps seulement. Elle est encore trop jeune et trop déli­cate pour aller en pension, et je vous assure que je suis tout heureuse et toute fière de ma mission. Elle sait déjà lire et écrire passablement. Maintenant elle apprend un peu de catéchisme et d'histoire sainte ; cela m'amuse beaucoup de lui montrer, c'est une véritable distraction pour moi lorsqu'elle n'est pas méchante. Mais, trop souvent, Thérèse vient troubler par sa présence nos sérieuses études... Elle entre, sans faire de bruit, dans ma chambre, pour se donner le plaisir de renverser mon encrier ou mes plumes, s'empare des livres qui lui tombent sous la main, puis se sauve comme une petite voleuse. Lorsqu'elle revient, c'est pour taquiner sa sœur en répétant d'une petite voix moqueuse chacun des mots que cette pauvre Céline apprend avec tant de peine. Enfin, c'est un joli lutin que notre bébé. Cette petite drôlette de Thérèse est gentille, maligne, et mignonne tout a la fois.

Il y avait plus de maladresse que de malice dans cet encrier renversé par un bébé qui n'avait pas 3 ans. Marie le sait bien. Elle conte avec le même entrain l'émerveillement de l'enfant devant le soulier de Noël. Elle décrit toutes les surprises : sacs de bonbons, minuscules sabots en sucre, petits Jésus en biscuits. « Ce qui paraissait le plus comique, c'était de voir une belle poupée sortant d'une de ces bottines et attendant patiemment l'arrivée des mamans. C'est aussi ce qui a fait le plus de plaisir à Thérèse, et lorsqu'elle a aperçu la fameuse poupée, elle a tout jeté de côté pour voler vers elle. Malheureusement, ses transports de joie durent peu, et maintenant qu'elle connaît sa charmante fille, elle commence à la délais­ser. Aujourd'hui, ennuyée de voir qu'elle ne marchait pas assez vite, elle lui a cassé le bout des deux pieds, un bras est déjà démis, et bientôt, je crois, ce sera fini de cette pauvre poupée. Mais je me trompe, lorsqu'elle sera tout à fait morte, elle fera son enter­rement, et vraiment l'enterrement d'une poupée c'est bien amusant. Thérèse en a déjà fait plus d'une fois l'expérience. »

Celle que M. Martin nommait « la petite reine » avait complètement conquis le cœur de son aînée, qui découvrait en elle « une intelligence au-dessus de son âge ». Pourtant, Marie ne la gâte pas. Quand la fillette, assise sur sa balançoire, répond à M. Martin l'invitant à venir l'embrasser : « Dérange-toi, papa », c'est Marie qui la rappelle à l'ordre, provoquant scène de larmes et demande de pardon. De même, lorsque la bambine se cache sous ses couvertures et feint de dormir à l'approche de sa mère, c'est l'aînée, toujours perspicace, qui évente le jeu. On sait la suite et comment Thérèse, prise de remords, descen­dit l'escalier, embarrassée dans sa chemise de nuit, afin d'implorer sa grâce. Elle charge Marie de rappor­ter à son père ses menus méfaits, notamment le coin de tapisserie qu'elle a déchiré. Si grand est sur elle le prestige de l'aînée, qu'elle s'émotionne de voir la maman cueillir pour les lui donner deux des roses du jardin auxquelles sa sœur lui avait interdit de toucher : « ... elle n'osait plus paraître à la maison, conte Mme Martin. J'avais beau lui dire que les roses étaient à moi, « mais non, disait-elle, c'est à Marie1 ».

La jeune fille s'émerveille de tant de candeur : « Lorsqu'elle a dit une parole de trop ou qu'elle a fait une bêtise, elle s'en aperçoit tout de suite et, pour la réparer, elle a recours à ses larmes ; puis elle demande des pardons à n'en plus finir. On a beau lui dire qu'on lui pardonne, elle pleure quand même. Que c'est innocent les petits enfants ! Cela ne m'étonne pas que le bon Dieu les préfère aux grandes personnes, ils sont bien plus aimables. »

L'autobiographie thérésienne offre sur ce chapitre un document des plus probants. « J'aimais beaucoup ma chère marraine. Sans en avoir l'air, je faisais une grande attention à tout ce qui se faisait ou se disait autour de moi, il me semble que je jugeais des choses comme maintenant. J'écoutais bien attentivement ce que Marie apprenait à Céline afin de faire comme elle ; après sa sortie de la Visitation, pour obtenir la faveur d'être admise dans sa chambre pendant les leçons qu'elle donnait à Céline, j'étais bien sage et je faisais tout ce qu'elle voulait ; aussi me comblait- elle de cadeaux qui, malgré leur peu de valeur, me faisaient beaucoup de plaisir. » Ms. A, 4 v°.

 

Marie écrit de son côté : « Quand Thérèse qui n'avait que 3 ans voulut suivre Céline, je fis bien quelques difficultés, craignant que ce bébé ne trouble nos études. Mais elle était si sage, si mignonne que je ne pus lui refuser. Elle venait donc s'installer dans ma chambre auprès de Céline et ne bougeait pas tout le temps que durait la leçon. Je lui donnais des perles à enfiler ou quelque chiffon à coudre. Pourvu qu'elle soit avec Céline, elle était à son bonheur. Quelquefois son aiguille se désenfilait et elle essayait en vain de la renfiler, elle était bien trop petite pour une opération aussi difficile ! mais elle n'osait rien demander de peur qu'une autre fois on ne lui ouvre pas la porte. Alors de grosses larmes tombaient sur ses joues, mais elle ne levait pas les yeux, craignant que je m'en aperçoive. Je m'en apercevais cependant et je renfilais l'aiguille, alors un sourire d'ange venait illuminer son doux visage. Quel chérubin ! Non, je ne puis dire combien j'aimais ma petite Thérèse.

« Un jour, je la trouvai à la porte de ma chambre, elle avait devancé l'heure de la leçon, je fis semblant de ne pouvoir ouvrir la porte, alors pour témoigner son chagrin profond, elle se coucha par terre à mon grand étonnement, sans dire un seul mot, sans jeter un cri. Deux ou trois fois en pareille circonstance, elle eut recours à ce grand moyen pour exprimer sa douleur, je lui dis que cela faisait de la peine au petit Jésus, et plus jamais elle ne recommença. »

L'heure sonna très vite où la benjamine devint à son tour élève, et des plus appliquées. Elle a 3 ans et 2 mois quand sa mère écrit à son sujet : « Elle a conjuré Marie de lui faire la classe, et, en deux ou trois fois, elle a fait de tels progrès qu'elle saurait bientôt lire, si on lui donnait une leçon tous les jours. » « Elle fait le bonheur de Marie et sa gloire, rapporte encore la maman : c'est incroyable comme elle en est fière. »

Ce ravissement éprouvé devant l'enfance de Thérèse, on le perçoit dans les mul­tiples appréciations que Marie donne de sa filleule en ses lettres et en ses souvenirs, comme dans les dépositions aux deux procès instruits pour la cause thérésienne.

« Elle avait déjà un grand empire sur elle. » - « A 4 ans, elle se mit à compter ses petits actes de vertu et ses sacrifices, sur une sorte de chapelet fait tout exprès pour la circonstance. Elle appelait cela « des pratiques ».

«Thérèse m'a paru, dès sa plus tendre enfance, comme si elle avait été sancti­fiée dès le sein de sa mère, ou bien comme un ange que le bon Dieu aurait envoyé sur la terre dans un corps mortel. Ce qu'elle appelle ses imperfections ou ses fautes n'en était pas ; je ne l'ai jamais vu faire la plus légère faute. » Si vrai qu'il soit dans la balance des casuistes, peut-être l'éloge est-il trop absolu; cette canonisation anticipée ne semble guère tenir compte de l'humaine nature. Un texte parallèle intro­duit d'heureuses nuances : « Il n'était pas nécessaire de la gronder quand elle était en défaut : il suffisait de lui dire que ce n'était pas bien ou que cela fai­sait de la peine au bon Dieu : elle ne recommençait plus jamais... Ses pratiques consistaient à céder à ses sœurs en maintes circonstances. Elle faisait pour cela de grands efforts sur elle-même, car son caractère était alors très arrêté. »

Marie ne voyait point briller pareille vertu chez des enfants du même âge, aussi était-elle fière de sa Thérèse. Elle, si dédaigneuse de toilette pour elle- même, n'avait pas assez de coquetterie pour ses jeunes disciples. Il n'y avait rien de trop beau pour elles. Heureusement que Mme Martin savait raison garder et n'entendait point faire de ses filles « les esclaves de la mode.

Quant à Marie elle-même, c'était déjà une person­nalité. Jolie fille, aux traits bien dessinés, avec un visage agréable et, sous les fortes arcades sourcilières, un regard profond légèrement teinté de mélancolie, elle était de belle taille et bien faite à tous égards. Avec cela, intelligente et fine, moins imaginative que Pauline, mais douée d'une excellente mémoire et, comme son père et Thérèse, de ce don d'imiter les sons et de mimer les gestes, qui a tant de succès dans les jeux de société.

Son caractère était tout en contrastes. Le règlement adopté par elle, et qui tient en six pages très denses, évoque irrésistiblement l'ascèse chère aux âmes con­sacrées : lever très matinal, orientation de l'intention, messe quotidienne, deux brèves oraisons, lecture spi­rituelle, visite au Saint Sacrement, examen de con­science, chapelet, confession de quinzaine, commu­nion autant que permis, sans parler de tout ce qui régente la fidélité au travail, la simplicité de la toi­lette, les temps de silence, la bonté envers tous, notamment à l'égard de la servante Louise.

Dans la réalité, il faudra en rabattre. Mme Martin elle-même imposera une messe plus tardive, cepen­dant que les occupations multiples éroderont quelque peu la masse des exercices. Il en restera suffisamment pour constituer un sérieux programme de piété. Et cependant la maman se plaindra parfois que son aînée n'est pas assez fervente. C'est que Marie n'a rien de « la petite fille modèle ». Sa vie intérieure est incon­testable ; elle prend soin de l'alimenter. Avec quelle passion reconstitue-t-elle, la bible en mains, les iti­néraires de Jésus ! Mais il lui répugnerait de passer pour une dévote. Elle n'hésite pas à railler « les sermons de sainteté » de sa tante. Elle ne craint pas d'égratigner curés et « bonnes sœurs » qui font montre d'onction ou d'attitudes compassées. Par-dessus tout, elle abhorre le pharisaïsme. Plutôt que de jouer au zèle ou à la vertu, elle affichera volontiers une cer­taine indifférence ; et cela donnera le change à son entourage sur ses sentiments véritables. Elle relatera plus tard la violence qu'elle dut se faire dans une rue très fréquentée d'Alençon, pour saluer le Saint Sacrement qu'on portait à un malade. Elle ne s'esquiva pas toutefois et s'agenouilla bravement.

A l'égard de la consécration religieuse, il semble qu'on puisse discerner en elle une secrète attirance masquée par une vive répulsion de surface. Sœur Marie-Dosithée lui ayant conseillé de réciter chaque jour la supplique à « saint Joseph, père et protecteur des vierges », elle y flaire un piège à vocation : il est écrit sur la feuille : « Prière spéciale pour les prêtres et les religieuses ». La formule est aussitôt rejetée. « Au cloître, tout me déplaît, dit-elle à sa mère; d'abord je veux être libre. » Et pourtant, quand Mme Martin lance un mot sur le mariage, elle réagit en sanglotant et demande que jamais plus on n'aborde ce sujet. « Mais je ne lui disais point le fond de ma pensée, confiera-t-elle plus tard. La question mariage m'humiliait beaucoup ; je trouvais les jeunes filles bien à plaindre d'être ainsi livrées en esclavage. Et moi, je ne voulais pas vendre ma noble liberté à un mortel. »

Dès lors, il ne s'agit plus de soigner « l'enseigne », comme eût dit saint François de Sales. Elle veut la mise la plus simple. Sa mère s'en étonne : « Marie est un peu sauvage et trop timide ; elle a des idées particulières. Un jour qu'elle étrennait une toilette, n'est-elle pas allée pleurer dans le jardin, disant qu'on l'habillait comme une jeune fille qu'on veut marier à tout prix, et que certainement nous serions cause qu'elle serait demandée ! Rien que cette pensée la mettait hors d'elle même, car pour le moment, elle aimerait mieux avoir le cou coupé ! Dernièrement Louise racontait que telle dame du quartier con­naissait un jeune homme dont Mlle Martin ferait bien l'affaire. Marie a entendu cela, elle s'est mise à fondre en larmes, on ne pouvait la consoler. Jugez un peu s'il y a sa pareille. Je crois bien que jamais elle ne se mariera ; elle n'a pourtant pas l'air d'avoir de vocation religieuse, et cependant, ce n'est pas une nature à rester seule ».

La jeune fille prend en grippe le bijou qui fait alors fureur, un médaillon d'or enfilé dans un ruban de velours noué autour du cou. « Quand je portais cela, dira-t-elle, je croyais ressembler à un petit chien de salon. » Quel supplice, le jour où il lui fallut faire la quête, pour je ne sais quelle fête de charité, dans l'église Notre-Dame ! Elle avançait, rouge de con­fusion, la physionomie sévère, tendant la corbeille d'un geste gauche et mécanique. « Comme tu as paru peu aimable, ma pauvre Marie ! » lui dira sa mère. - « Je ne veux pas essayer de plaire » répondit-elle sèchement, comme si elle s'appliquait à jus­tifier le surnom de « bohémienne » qu'aimait lui donner M. Martin.

Pas de roman à l'horizon ; mais le romanesque survit à travers la vision prestigieuse d'Edith, qui continue d'occuper la pensée. Et l'imagination, che­vauchant sur ses traces, se promène en des décors de féerie, Mme Martin écrit à Pauline qui continue ses études au Mans : « Voilà Marie qui rêve d'aller demeurer dans une belle maison, rue de la Demi- Lune, en face des Clarisses ; elle a parlé de cela, toute la soirée d'hier ; on aurait dit que c'était là le ciel ! Malheureusement ses désirs ne pourront se réaliser : il faut rester où nous sommes, non pas toute sa vie ; mais pour moi, je n'en quitterai qu'à ma mort. Ta sœur, pourtant si peu mondaine, ne se trouve jamais bien où elle est ; elle ambitionne mieux, il lui faudrait de beaux appartements bien vastes et bien meublés... Quand elle aura autre chose, le vide se fera sentir peut-être encore davantage1...»

Heureusement, Marie est la loyauté incarnée et elle manifeste une confiance absolue à sa mère. Celle-ci l'oriente sagement. Elle l'écarté des soirées trop bril­lantes qui tournent la tête : « Cela donne des idées malsaines ». Elle l'encourage au contraire à fréquenter un cercle de jeunes filles de même condition. Tant pis pour la Visitandine qui s'en inquiète ! « Il faut donc s'enfermer dans un cloître ? On ne peut pas, dans le monde, vivre comme des loups. Dans tout ce que « la Sainte Fille » nous dit, il y a à prendre et à laisser. D'abord je ne suis pas fâchée que Marie trouve un peu de distraction, cela la rend moins sauvage, elle l'est déjà tant2. »

Ces propos, où s'affirment une belle indépendance d'esprit et un sens exquis de l'équilibre, prouvent qu'au fond, la maman apprécie sa grande fille et, sous l'écorce rude, découvre la richesse de la sève. « Je suis toujours très satisfaite de Marie; ce sera une excellente fille si elle continue ; elle prend beau­coup sur elle et il y a de grands progrès depuis la visite qu'elle a faite à sa tante ; avec cela elle devient très pieuse. » - « Je suis très contente de Marie ; elle a des idées qui me plaisent, c'est le contraire de Léonie : les choses de ce monde ne pénètrent pas si avant dans son esprit que les spirituelles ; cepen­dant elle a encore du chemin à faire pour entrer pleinement dans le vrai sentier de la perfection. Mais la balance penche fortement de ce côté. »

La clé du mystère, la jeune fille la livre peut-être en cette confidence : « Maman, je t'assure que j'aime beaucoup le bon Dieu, bien plus que tu ne le penses... Moi, je préfère cacher mes sentiments. » Elle ne pouvait dissimuler ni sa parfaite droiture, ni sa pureté sans faille, ni la bonté essentielle qui débordait taquineries et boutades. Aussi Mme Martin se montrait-elle de plus en plus optimiste à son endroit.

L'occasion s'offrant d'une retraite à la Visitation du Mans, elle y envoie sa fille, toute heureuse de retrouver le pensionnat. Du 28 juin au 2 juillet 1876, Marie suivra les instructions d'un Jésuite, le Père Crasset. Ses notes expriment le sentiment du vide à l'égard de tout le terrestre et l'attrait de l'éternel. Elle s'analyse sévèrement : « Je ne puis souffrir la moindre observation sans être bouleversée jusqu'au fond de l'âme. Ce qui me fâche le plus surtout, c'est lorsqu'on me reprend de mes airs tristes ou indifférents, de mes réponses peu polies, ou bien lorsque maman m'exhorte à être plus pieuse, lors­qu'elle me fait des sermons... Oh ! que cela m'ennuie et comme je le fais paraître !... Je n'aime pas à paraître dévote... »

Elle a certains aspects très modernes, notre Marie. Aussi supporte-t-elle avec peine les conseils de Sœur Marie-Dosithée, l'engageant à consulter le Père Pré­dicateur sur le problème de sa vocation. Par acquit de conscience, elle aborde le sujet, mais pour l'éluder, ou mieux, pour le liquider définitivement. Revenue à Alençon, elle écrit à Mme Guérin sa joie d'avoir revu le cadre de ses années studieuses. « Mais, précise-t-elle, il ne faut pas que je vous fasse croire que je veux être religieuse, car ce n'est pas du tout là mon intention. S'enfermer pour toujours dans un cloître, ce doit être un peu triste, mais ne s'y enfermer que pour quelques jours, c'est tout à fait gai. » Sa mère constate les changements opérés en sa fille et devine l'appel divin contre lequel se cabre, à son insu, cette nature farouche. Pauline lui ayant confié son désir de prendre le voile, cette mère admirable accepte à l'avance, encore qu'en frissonnant, la pers­pective d'offrir à Dieu un double sacrifice.

C'est à sa propre immolation qu'elle devra d'abord consentir. Avis lui en est donné brutalement, ce jour de la mi-décembre 1876 où un médecin alençonnais lui révèle que la glande au sein qu'elle porte depuis onze ans et qui s'est soudain enflammée, est de nature cancéreuse, sans qu'on puisse envisager ni opération ni traitement efficace. La vaillante femme porte sans chanceler cet arrêt de mort. Sa première réaction est de penser à celles de ces filles qui ont le plus besoin de l'appui maternel : Léonie dont le tempérament fermé et l'humeur ombrageuse lui causent tant de soucis, Céline et Thérèse qui ont respectivement 7 et 4 ans. Ses espoirs se portent sur son aînée : « Maintenant Marie est grande, elle a un caractère très sérieux et n'a aucune des illusions de la jeunesse. Je suis sûre que lorsque je ne serai plus là, elle fera une bonne maîtresse de maison et tout son possible pour bien élever ses petites sœurs et leur donner le bon exemple. Pauline aussi est charmante, mais Marie a plus d'expérience ; elle a d'ailleurs beaucoup d'ascen­dant sur ses petites sœurs 1 ».

Au foyer, c'est la désolation. M. Martin remise son attirail de pêche. Marie se barricade de plus en plus dans l'intimité de la rue Saint-Blaise, s'interdisant même les soirées du cercle catholique, plus que jamais empressée à alléger le fardeau, que sa mère entend assumer jusqu'au bout, des tâches ménagères, éducatives et professionnelles.

Les épreuves viennent en série. Les nouvelles du Mans se font alarmantes. Sœur Marie-Dosithée touche à sa fin. Mme Martin, qui lui cache son propre état, lui rend une ultime visite, où elle la supplie notam­ment de prendre en pitié, d'outre-tombe, l'âme de Léonie. La « sainte fille » expirera le 24 février 1877, dans une sérénité et une pais toutes salésiennes : « O ma Mère, disait-elle à sa Supérieure, je ne sais plus qu'aimer, me confier et m'abandonner. Aidez- moi à en remercier le bon Dieu ».

C'est vingt jours après ce trépas que Marie éclaircira enfin le mystère de Léonie, l'enfant chétive, médiocrement douée, rebelle à la vie de pension comme à toute discipline, et qui, en dépit de son cœur extrêmement sensible et de l'amour passionné qu'elle voue à sa mère, assombrit de ses frasques le climat de la maison et boude obstinément les ren­contres familiales. Seule la servante Louise Marais exerce sur la fillette une fascination irrésistible. Elle se pique de dompter l'indomptable. Au prix de quelles pressions et de quel esclavage ? Marie ne tardera pas à s'en rendre compte. Elle épie les dialogues qui se tiennent mystérieusement à la cuisine ; elle entend les menaces proférées : « Gare à la correction si tu ne viens pas avec moi ou si tu parles à tes parents ! » Elle perçoit les promesses de sa sœur littéralement terrorisée et incapable de se défendre. Dès qu'elle est sûre de son fait, elle avise Mme Martin, qui, affligée et indi­gnée au-delà de toute expression, fait instantanément cesser l'odieux manège. La pauvre Louise, immédiatement congédiée, se lamente tellement qu'elle obtient le sursis nécessaire pour soigner jusqu'au bout celle qui jadis l'a tirée du péril, la traitant comme une de ses filles. Au fond, ses intentions n'ont pas été mauvaises ; elle a cru rendre service en faisant plier un caractère que nul ne pouvait dresser. Si erreur il y a, c'était du côté du jugement, le dévoue­ment restant hors de cause. Elle reçoit seulement défense de s'occuper si peu que ce soit de Léonie.

Restait maintenant à reprendre en mains cette édu­cation manquée. Mme Martin y consacra toutes ses ressources de délicatesse et d'ingéniosité, éveillant la confiance, guidant les efforts de sacrifice. Marie l'aida de toutes ses énergies. Elle donna des leçons à sa sœur, qui s'attacha profondément à elle. Pour l'avenir, c'était d'un excellent augure.

Mme Martin se réjouissait d'autant plus de cette bienfaisante influence qu'elle sentait en son organisme les progrès irréversibles, l'évolution rapide du mal qui devait l'emporter. Autour d'elle se menait une offensive de prière, dont le point culminant serait un pèlerinage à Lourdes avec ses trois aînées. Au préa­lable, elle voulut que Marie fît à la Visitation du Mans une seconde retraite fermée. M. Martin souf­frait de se séparer de son aînée, mais la diplomatie maternelle avait tôt fait de réduire les objections et d'avancer l'argument irrésistible. Les exercices se déroulèrent du 11 au 15 juin 1877, axés sur les grandes vérités, dominés pour notre héroïne par le souci de faire violence au Ciel, afin d'obtenir le miracle de la guérison de sa mère. A cela se joignait la hantise des responsabilités que la disparition redoutée faisait peser sur elle. Chargée de former les plus jeunes, elle doit éviter de les heurter par ses impatiences ; il lui faut acquérir, avec l'humilité, la maîtrise d'elle- même. Les résolutions sont prises en conséquence.

Ce séjour au cloître lui fait l'effet d'une halte à l'oasis. Elle est heureuse de s'entretenir avec ses maîtresses d'hier, et aussi de retrouver Pauline, dont il lui coûte tant de se voir séparée.

Le dimanche, au terme de la retraite, Mme Martin et Léonie arrivent d'Alençon, et les quatre voyageuses prennent le chemin de Lourdes. Pèlerinage de prière intense, qui se déroule dans la foi pure, jalonné d'incidents pénibles, dans la déception du miracle tant attendu et qui ne vient pas. La courageuse maman tire la conclusion : « La Sainte Vierge nous a dit à tous, comme à Bernadette : « Je vous rendrai heureux, non pas en ce monde, mais en l'autre. »

Les dernières semaines que la malade passa ici-bas, elle fut tellement rongée par la souffrance qu'à l'exhu­mation de ses restes, le 13 octobre 1958, les trois docteurs présents, ayant constaté que les ossements avaient échappé à toute décomposition, relevèrent des lésions profondes sur trois vertèbres à la base du cou, ainsi qu'à l'omoplate gauche. Les tortures subies étaient comme inscrites dans le squelette. Témoin impuissant de cette montée du calvaire, Marie en parlera plus tard avec une émotion qui lui arrachera des larmes : « Dans ce temps-là, il n'y avait pas de calmants comme aujourd'hui. Il fallait que maman supporte son mal, et il était grand. Je la vois encore assise dans son fauteuil ; elle ne pouvait pas tourner le cou, ni à droite ni à gauche. Elle jetait des petits cris, tant elle souffrait. Pourtant elle était mieux encore que dans son lit, où il fallait avoir plusieurs oreillers pour lui tenir la tête droite. Ce pauvre petit père lui tenait la tête dans ses mains pour la soulager. Quelquefois elle priait tout haut. Elle disait : « O mon Dieu, vous qui m'avez créée, ayez pitié de moi. » Et elle priait la Sainte Vierge avec une si grande ferveur. Je me souviens que je pensais : oh ! si elle ne protège pas maman, qui protègera-t-elle ? Elle était si bonne et si courageuse ! »

 

La jeune fille relate également la douloureuse équi­pée du dimanche 22 juillet où elle accompagna sa mère à la messe matinale. « Il lui a fallu un courage et des efforts inouïs pour arriver jusqu'à l'église. Chaque pas qu'elle faisait lui retentissait dans le cou, quelquefois elle était obligée de s'arrêter pour repren­dre un peu de forces. Lorsque je l'ai vue si affaiblie, je l'ai suppliée de rentrer à la maison, mais elle a voulu aller jusqu'au bout, croyant que cette douleur allait se passer, et il n'en a rien été, au contraire. Elle a eu beaucoup de peine à revenir de l'église... J'ai cru que je ne la reconduirais pas en vie à la maison. Ah ! quelle messe d'angoisse je passai ! Plu­sieurs personnes nous regardaient avec étonnement, se demandant sans doute comment on avait pu faire sortir une malade en un si pitoyable état. Mais elle avait voulu coûte que coûte y aller, ne se trouvant pas assez mal pour manquer la messe un dimanche. »

Mme Martin récidivera le premier vendredi du mois d'août, appuyée cette fois au bras de son mari. Puis son aînée lui cachera ses vêtements pour rendre impossible pareille aventure, qui semblait un défi à la raison.

A cette époque, Marie ménage une dernière sur­prise à sa malade. Ayant fermé, pour cause de vacances, les cours qu'elle donnait à Céline et Thérèse, sous le titre pompeux de « Visitation Sainte-Marie d'Alençon », elle organise une distribution solennelle des prix, dont elle fait le récit à sa tante Guérin : « Je vous assure que c'était tout à fait beau. J'avais orné ma chambre de guirlandes de pervenches entremêlées de bouquets de roses. De distance en distance, des couronnes de fleurs étaient suspendues. Un tapis couvrait le parquet et deux fauteuils attendaient les Présidents de l'auguste cérémonie : M. et Mme Martin. Oui, ma tante, maman aussi a voulu assister à nos prix. Quel dommage que vous n'ayez pas été là! Nos deux petites étaient en blanc et il fallait voir avec quelle figure triomphante elles arrivaient chercher leurs prix et leurs couronnes. C'étaient papa et maman qui distribuaient les récompenses, et moi qui appelais les élèves. J'ai même prononcé un discours, que Pauline et moi avions composé la veille. »

 

Dernier rayon de soleil avant le froid de la mort. La malade s'enfonce de plus en plus dans les pensées de l'Eternité. A certaines heures toutefois, son regard angoissé se porte vers la troisième de ses filles, celle qui, longtemps réfractaire à ses avances, s'est main­tenant attachée éperdument à elle. « Si j'avais à regretter la vie, soupirera-t-elle, ce ne serait que pour cette pauvre Léonie... Qui s'occupera d'elle quand je ne serai plus là ? Ce ne peut être le rôle d'un père, si bon soit-il. Qui l'aimera comme une mère ? » D'un élan, Marie répondit : « O maman, ce sera moi, je te le promets. » Plus tard, en rapportant ce fait, elle ajoutera : « Et je tins ma promesse, j'ai toujours eu pour Léonie une affection toute parti­culière, je l'ai toujours protégée. »

Le dénouement approche. La vision de la vraie Patrie ne quitte plus l'agonisante, cependant que sa fille, à la date du 16 août 1877, et dans le même ordre d'idées, copie sur son carnet de retraite les beaux vers du poème lamartinien intitulé : Réflexion, que M. Martin aimait déclamer à ses filles:

Homme, le temps n'est rien pour un être immortel !
Malheur à qui l'épargne, insensé qui le pleure ;
Le temps est ton navire et non pas ta demeure ;
Vers le terme sans fin hâtons-nous de courir.
Foulons aux pieds ce monde et vivons pour mourir ;
La science, l'amour, la volupté, la vie,
Cette ombre des grands biens que ton cœur sacrifie
Comme un germe divin derrière toi jeté,
Refleuriront plus beaux, mais dans l'Eternité !

La famille tout entière se tourne vers l'au-delà, à l'unisson de la mourante qui, le jour même où Marie copiait les strophes chères à son père, achevait sa dernière missive sur ces mots : « Si la Sainte Vierge ne me guérit pas, c'est que mon temps est fait et que le bon Dieu veut que je me repose ailleurs que sur la terre ».

Marie est désormais chargée de décrire pour les parents de Lisieux l'implacable scénario de la maladie en sa phase ultime. Le 26 août, elle assiste avec toute la famille à l'administration des derniers sacrements. Les hémorragies se succèdent. Mme Martin s'éteignit à minuit trente, au seuil du 28 août, après une très brève agonie. Marie, que M. Guérin avait contrainte à prendre un peu de repos, fut aussitôt appelée auprès du lit funèbre. « Le lendemain de sa mort, dira- t-elle de sa mère, j'allais souvent la regarder. Si vous saviez comme elle était belle ! On aurait dit qu'elle était morte à 20 ans. Il me semblait, en la regardant, qu'elle n'était pas morte, mais plus vivante que jamais, et je n'étais pas vraiment triste ; je sentais qu'elle n'était pas perdue, qu'elle me protégerait toujours. »

Thérèse a exprimé de son côté, dans son autobio­graphie, tout ce que son âme d'enfant éprouva à l'occasion de ce deuil. Marie n'avait pas été sans remarquer sa précocité d'observation : « Je me gar­dais bien, dira-t-elle, de lui demander ce qu'elle pensait, pour ne pas déve­lopper davantage les sentiments profonds dont elle parle. » Selon l'usage du temps, les filles de la défunte n'assistèrent pas aux funérailles, qui eurent lieu le 29 août, à Notre-Dame d'Alençon.

Chapitre 3 : La vie aux Buissonnets

Il apparut vite à M. Martin que la bonne éducation de ses filles serait facilitée par un transfert à Lisieux, où elles profiteraient de l'expérience de leur tante. Il s'en ouvrit à Marie et Pauline : « C'est uniquement pour vous que je ferais ce sacrifice, mais je n entends pas vous en imposer un. A vous de dire si vous préférez ou non continuer la fabrication du point d'Alençon. » Délicatement, elles firent remarquer qu'il devait d'abord penser à lui-même. Il devina leurs sentiments profonds, et l'exode fut décidé. M. Guérin, qui sera nommé, le 16 septembre, subrogé tuteur de de ses nièces, déniche sur la paroisse Saint-Jacques, le domaine de rêve enfoui dans les arbres, qui passera à l'histoire sous le vocable des Buissonnets.

Tandis que le père reste sur place pour liquider les affaires en cours, les enfants se rendent a Lisieux le 15 novembre 1877 et, dès le lendemain, s'installent en leur nouveau cottage. Le jour même, une lettre de Marie transmet à M. Martin l'impression unanime : « C'est une charmante habitation, riante et gaie avec ce grand jardin où Céline et Thérèse pourront prendre leurs ébats. Il n'y a que l'escalier qui laisse à désirer et aussi le chemin d'accès, « chemin du Paradis », comme tu l'appelles, car, en effet, il est étroit, ce n'est pas « la voie large et spacieuse ». Qu'importe, tout cela est peu de chose, car nous ne faisons que camper sur la terre : aujourd'hui nous avons ici nos tentes, mais notre vraie demeure c'est le Ciel, où nous irons un jour rejoindre notre Mère chérie. »

Dès le 30 novembre, Louis Martin rallie ses filles et la vie s'organise. La statue de la Madone sera placée dans la chambre des aînées. Il avait bien été question, en raison de sa taille, de la replacer au Pavillon, mais Marie, maintenant, ne la trouvait plus trop grande ; elle protesta : « Oh ! non, papa, on va l'emporter avec nous. Maman y tenait beaucoup ; il ne faut pas s'en séparer. »

L'aînée, qui a 17 ans et demi, prend la direction du ménage. Elle a du savoir-faire, de l'autorité, de la finesse, avec un penchant à exercer son entourage par ses taquineries. M. Martin, qu'elle aime passion­nément et qui le lui rend bien, lui laisse les coudées franches. Il n'intervient que pour l'essentiel et feint de ne pas s'apercevoir des erreurs de détail. Le seul point où « sa première, sa grande », comme il dit, le peine quelque peu, c'est la fréquence de ses retards, notamment à la messe du dimanche. Il a souci de la formation du caractère, du bon rendement, de l'économie. « A la maison, écrit Marie, notre vie était bien réglée. A part le temps des récréations du midi et du soir, nous travaillions sans relâche. Papa désirait nous voir toujours occupées. Il cherchait aussi à développer nos talents et il veillait à nous procurer tout le nécessaire pour nos travaux d'art à l'aiguille ou au pinceau. »

Léonie et Céline entrent à l'institution des Béné­dictines de l'Abbaye, que fréquentaient Jeanne et Marie Guérin, cependant que Pauline se charge de l'instruction de Thérèse, Marie se réservant les leçons d'écriture. On s'efforce de suivre la ligne tracée par la chère maman disparue. Léonie fait des progrès notables, tandis que les deux plus jeunes jouissent du dévouement et des attentions maternelles de leurs grandes sœurs. Fer­meté et tendresse vont de pair, M. Martin appuyant de tout son crédit celles qui remplacent la maman.

La petite Thérèse, dans son autobiographie, a fait le tableau de cette idéale vie de famille, qui avait pour âme commune l'amour mutuel, haussé au diapason de la charité du Christ. On s'entrechérissait, on s'entraidait, et cette chaleur du cœur se manifestait par certains signes extérieurs : abondance d'effusions, emploi, qui peut paraître excessif, de diminutifs et de gentils surnoms, vivacité d'expression et intensité de senti­ments, allant jusqu'à donner au ton épistolaire l'appa­rence de la mièvrerie. Chacun apportait dans ce con­cert sa note propre : Marie, positive et entière, avec ce grain de fantaisie et ce sens de la nature, qui l'apparentaient à son père ; Pauline, active et entre­prenante comme sa mère, sémillante comme elle et combien émotive ; Léonie, obstinée et courageuse, mais susceptible et chargée de complexes ; Céline, volontaire jusqu'à l'entêtement, riche de talents et de personnalité ; Thérèse enfin, qui traverse, depuis la mort de la maman, une crise d'hypersensibilité, sans toutefois que cela altère son énergie foncière ni cet ensemble de qualités dont bien peu alors soupçonnent l'opulence. Quant à M. Martin, il règne en Patriarche sur ce petit monde, lui communi­quant sa foi et l'égayant de sa belle humeur. Chaque matin, il le conduit à la messe à Saint-Pierre. Avec ses filles, il fréquente les offices du dimanche. Il a l'art de varier la conversation et de garnir la veillée de chants, de jeux et de poèmes, que la soirée se tienne sous la lampe, à la tombée du jour, ou, dans les belles périodes printanière et estivale, qu'elle se déploie au jardin. Parfois, c'était au belvédère, dans la chambre de réflexion qu'il s'y était aménagée, que le père com­muniquait à ses aînées le fruit de ses lectures ou qu'il ouvrait pour la benjamine « la boîte à trésors », où s'entassaient bijoux et pierres de toutes sortes, derniers vestiges de l'étalage de la rue du Pont-Neuf. Il n'hésitait pas à conduire ses filles en excursion ou en pèlerinage, ou encore - ce fut le cas en juin 1878 - à faire à ses aînées les honneurs de la capitale.

Plus que tout, il veille à entretenir la flamme religieuse et à donner l'exemple de la plus stricte pénitence. Il faut même le freiner sur ce chapitre. Marie s'en préoccupe, avec la complicité de M. Guérin, qui l'aime tout spécialement et l'admire. Elle dit de son père : « Je trouvais parfois austère ses sages conseils, et de peur qu'il ne devienne encore plus austère, je l'empêchais de lire par exemple les Pères du désert, parce que j'avais remarqué qu'ensuite il voulait trop se mortifier. »

Au cours de ces années heureuses, celles des foyers sans histoire, un épisode digne de Shakespeare servit de lointain prélude aux épreuves de l'avenir. « Vers l'âge de 7 ans, écrit Sœur Marie du Sacré-Cœur, Thérèse eut une vision prophétique. Nous l'enten­dîmes, Pauline et moi, appeler : « Papa ! papa ! » Je courus vers elle en disant : « Pourquoi appelles-tu papa ? Tu sais bien qu'il est à Alençon ». Elle m'assura qu'elle l'avait vu passer devant son petit jardin, la tête couverte d'une étoffe sombre. Je vis très bien qu'il y avait là quelque chose de surnaturel, mais j'essayai de dissimuler mon saisissement, et nous l'emmenâmes dans le jardin pour la convaincre qu'il n'y avait personne. » Le secret d'une telle scène ne sera dévoilé que plus tard, mais déjà sont frappés les quatre coups du destin.

A la rentrée d'octobre 1881, Thérèse, à titre d'externe, rejoint Céline chez les Bénédictines. Léonie, qui avait passé quatre ans dans leur établissement comme pensionnaire, venait d'en sortir, mais en y laissant une partie de son cœur. Marie, toujours moqueuse, aimait lui chantonner : « Abbaye, mes amours ! » Au fond, elle se réjouissait d'un tel attache­ment, qui contribuait à fixer son inconstante sœur. Quant à la benjamine, sa précocité l'effraye quelque peu : « C'était, dira-t-elle, une âme profonde et très réfléchie, je la trouvais trop sérieuse et trop avancée pour son âge. »

Dans ce tranquille bonheur, surviennent quelques coupes sombres. Le 16 février 1882, Pauline revient comme transfigurée de la messe entendue à Saint-Jacques. Au pied de la statue de Notre-Dame du Mont-Carmel, une illumination intérieure a fixé sa vocation. Elle doit revêtir, et à Lisieux même, au monastère de la rue de Livarot, l'habit de la Vierge. Grand est l'émoi de Marie, qui va perdre sa com­pagne de toujours, son associée dans le gouvernement de la maison. Plus tard, elle notera ses impressions à l'intention de Mère Agnès : « Je venais d'avoir 22 ans lorsque vous me dites en confidence que vous aviez la vocation d'être Carmé­lite. Je savais depuis longtemps que vous vouliez être religieuse à la Visitation du Mans, et cet avenir plus ou moins éloigné m'attristait beaucoup. Car comment penser à me séparer de vous que j'aimais tant, de vous qui faisiez le charme de ma vie ! Mais le jour où vous m'avez parlé du Carmel, j'eus encore plus de peine. Le Carmel, je ne le connaissais pas, j'ignorais même qu'il y eut un Carmel à Lisieux, mais je savais que c'était un Ordre austère, où l'on jeûnait huit mois de l'année, où l'on faisait toujours maigre, et j'étais désespérée que le bon Dieu vous appelle à une pareille vie.

« Il fallait pourtant me résigner à cette pensée. Nous avions le même confesseur, je m'apercevais bien que vous saviez parfaitement dire votre âme, tandis que moi, j'étais comme une bûche. Du reste, qu'aurais- je confié de mon âme ? Votre désir d'entrer au Car­mel ne faisait point germer en moi la vocation ; je n'avais donc rien à dire. Pourtant je souffrais beau­coup, et je me rappelle qu'un jour, en revenant de me confesser, je me mis à fondre en larmes lorsque je me trouvai seule dans ma chambre. J'ouvris alors l'Imitation et j'y lus ces paroles : « Ayant repris cœur après l'orage, rappelez vos forces à la vue de mes miséricordes, car je suis près de vous, dit le Seigneur, pour rétablir toutes choses, non seulement avec mesure, mais avec abondance et en comblant la mesure. » Je me sentis aussitôt consolée. »

 

Le 17 avril 1882, une providentielle entrevue arra­chera Marie à la solitude redoutée. Un Jésuite ori­ginaire de la région alençonnaise, le P. Almire Pichon, prêchait une mission au personnel de la dra­perie Lambert. Il avait réputation de sainteté. Son charisme était d'orienter les âmes vers le Sacré-Cœur, abîme de mansuétude et de pardon. Ayant éprouvé « à en devenir fou » le tourment des scrupules, il avait, grâce au P. Ramière, « remisé au galetas le Dieu des jansénistes » et découvert le bon Dieu, qu'il se mit à faire connaître et aimer, tant en chaire - il prêcha plus de neuf cents retraites - qu'au confes­sionnal, où il passait certains jours jusqu'à dix, douze et quinze heures. Une immense correspondance com­plétait cet enseignement. Le prestige et l'emprise d'une telle direction étaient considérables. Aussi la venue du religieux dans la cité lexovienne mit-elle en efferves­cence toutes les Philotées en mal de haute spiritualité.

Alertée par une amie, Marie Martin, d'abord défiante, céda à la curiosité. Les saints ne courent pas les rues. Pourquoi manquer l'occasion d'en ren­contrer un en chair et en os ? Elle assiste à sa messe et se présente : « Mon Père, je suis venue vous trou­ver pour voir un saint ». Le Jésuite sourit de cette simplicité et se borna à répondre : « Confessez-vous. » Ce qui fut fait sur le mode ordinaire, à la grande déception de la pénitente, qui murmurait déjà entre les dents : « Si j'avais su, je ne me serais pas dérangée! » Mais, le soir, le désir la hante de retourner interpeller son Saint. La voici donc, le lendemain matin, au confessionnal, avouant qu'elle s'est sentie irrésistiblement poussée à faire cette démarche. Un bref dialogue s'engage, que Marie transcrit fidèlement. « Il me fit quelques questions, me demanda si je voulais être religieuse. - Non, mon Père. - Mais que voulez-vous donc faire ? Vous voulez vous marier ? - Oh ! non ! - Rester vieille fille ? - Oh ! non, bien sûr ! - Alors ? » Finalement, il lui fixa rendez-vous, dans quinze jours, au Refuge où il prêcherait une retraite, lui demandant de noter, selon la méthode de Saint Ignace, toutes ses pensées sur la vie religieuse : attraits, objections, mouvements intérieurs. Il conclut paternellement : « Quant à moi, j'espère bien vous donner à Jésus. »

Pour notre héroïne, jusque-là si imperméable à toute perspective de consécration à Dieu, ce fut comme une découverte : un bandeau qui tombe des yeux. Elle repartit métamorphosée. Jésus l'avait con­quise. « J'étais prise dans ses filets, écrit-elle... filets de miséricorde. Je revins à la maison, le cœur léger et rempli d'une joie secrète. Jésus avait donc sur moi aussi jeté un regard particulier d'amour. Je n'étais pas tentée d'imiter le jeune homme de l'évan­gile et de m'en aller tristement loin de lui. Au jour convenu, j'allai trouver le P. Pichon avec mes huit grandes pages où j'avais révélé tous les sentiments les plus intimes de mon cœur... Je lui passai par la petite grille mon manuscrit et je me levai pour partir, mais il me retint pendant une heure, le lisant devant moi, m'interrogeant et me faisant toutes sortes de réflexions, séance tenante. Je puis dire que j'ai passé là un mauvais quart d'heure. Et moi qui n'avais pas voulu autrefois de directeur, j'en avais un ! Et je l'avais choisi de mon propre gré ! Ou plutôt, non, c'est le bon Dieu qui me l'avait choisi, il arrivait au moment où j'en avais le plus besoin, au moment où j'allais perdre ma Pauline chérie. J'avoue qu'il fut pour moi l'ange du Seigneur. »

C'est ainsi que le P. Pichon inaugura avec les hôtes des Buissonnets une intimité qui durerait 37 ans et qui ferait de lui, selon le mot de M. Martin, « l'ami et le directeur de toute la famille ». Entre lui et Marie une correspondance s'inaugure, dont le ton de confiance réciproque et la ferveur d'affection trahissent, en toute innocence, faut-il le dire, la sen­timentalité de l'âge post-romantique. Elle lui écrit tous les quinze jours. Il s'adresse à elle, dans les premières années, tous les mois, puis il espacera, sous le poids du travail. Mais l'affection ne faiblit pas. Manifestement, notre Jésuite a deviné les richesses d'âme de cette indépendante au cœur explosif, qu'il aime appeler « le lion ».

Des lettres de sa dirigée, le P. Pichon n'a rien gardé. Il lui eût fallu une bibliothèque portative. Nous avons par contre de multiples échantillons de sa propre littérature. Il est d'un disciple des Exer­cices qui aurait beaucoup fréquenté le Docteur de Genève. « Point de découragement ! Supportez vos petits défauts avec résignation ; ayons patience, dit saint François de Sales, d'être imparfaits. » « A chacun sa perfection. Ne devenez pas Marie Eustelle. Soyez vous toujours. Tout ce qui est humain n'est pas mauvais. La grâce le perfectionne mais ne le détruit pas. » « Oui, oui, oubliez-le Dieu mécon­tent et voyez le Dieu indulgent, plein d'amour. C'est Celui-là qui gagnera tout votre cœur. »

Les consignes reçues, la bonté prodiguée, contri­buèrent à amortir le choc du départ de Pauline. Le 2 octobre 1882, Marie accompagnait M. Martin et M. Guérin qui conduisaient la postulante dans sa nouvelle famille. « Je n'oublierai jamais ce jour, écrira- t-elle plus tard à sœur Agnès de Jésus, et je pourrais heure par heure vous en donner les détails. Quand je vis la porte de clôture se fermer sur vous que j'aimais tant, je jetai un cri de douleur. Ce pauvre petit père fut admirable comme toujours. Vous comprenez notre tristesse en revenant aux Buissonnets sans vous ! »

Le P. Pichon réconforte sa dirigée et profite de l'immolation noblement consentie pour l'orienter à son tour vers le don total. « J'ai le droit d'affirmer que vous aimez Jésus. Autrement, lui auriez-vous donné votre Pauline ?... Est-ce que l'holocauste aurait pu être aussi complet si le cœur n'eût pas été de la partie ?... Ce fiât chanté sans pleurs, qu'il retentisse toujours dans le Cœur de Jésus jusqu'au jour où vous rejoindrez votre bien-aimée recluse... Il est entendu que je prêcherai votre prise d'habit, n'est-ce pas ? » Il calme les alarmes de sa « bouillante enfant » affrontée au mystère impénétrable de la vie religieuse. Il apprivoise peu à peu cette liberté trop fringante qui craint le mors et l'éperon. Plier sous le joug du Seigneur, n'est-ce pas se libérer ? « Servir Dieu, c'est régner. »

Marie est désormais appelée à jouer auprès de Thérèse un rôle de premier plan. Par ses qualités, voire par ses défauts, elle servira d'instrument au Seigneur pour façonner la future Sainte. Elle l'assou­plit par sa tendance à railler et à contredire. Elle l'approfondit et la garde d'une dévotion étroite, inquiète et bigote, grâce à l'exemple de sa piété large, libre, exempte de toute convention. Elle lui communique l'amour des humbles, la pitié pour toute misère.

Marie était perspicace, intuitive. Elle semble avoir discerné très tôt les vertus éminentes de sa jeune sœur. Elle en raffole, mais elle ne la gâte pas. C'est ce qu'on sent à travers les charmants souvenirs où, du Carmel, elle rappellera à Léonie les séances de coiffure aux Buissonnets : « Si Thérèse n'était pas frisée ainsi le jour de sa première communion (ceci fait allusion à un portrait que sa Léonie estimait inexact), tu sais bien, comme moi, qu'elle l'était toujours, même pour aller à l'Abbaye, et que le dimanche, je me donnais la peine de la friser autour du front. Je ne mettais à cela aucune vanité, c'était uniquement pour faire plaisir à notre cher petit père, qui, si tu te rappelles, ne pouvait souffrir que je coupe seulement un bout des cheveux de sa « petite reine ». C'était sa gloire. Quant à Thérèse, elle ne se croyait pas jolie, elle le dit elle-même, et de fait, nous nous arrangions de façon à ce que la vanité n'entre pas dans son cœur... Pour moi, aucun de ses portraits ne me la donne aussi belle qu'elle l'était en réalité. Tu te rappelles cette parole, d'une per­sonne du monde pourtant. Elle me dit un jour en la regardant : « Cette enfant-là a du Ciel dans les yeux».

L'aînée subissait elle-même le charme de sa benja­mine. « Un jour, aux Buissonnets, note-t-elle en son carnet intime, Thérèse me demanda de lui expliquer ce que c'était que d'aimer le bon Dieu purement et de s'oublier soi-même. Il y avait dans son regard un tel désir de pratiquer ce que je lui expliquais que je ne l'oublierai jamais. Elle me faisait l'effet d'un guer­rier qui mesure le champ de bataille où il veut com­battre et où il veut vaincre aussi. Elle avait alors 10 ou 11 ans. Je me disais en la regardant : « Que sera cette enfant ? » Je voyais bien qu'elle n'était pas ordinaire. »

Et pointant, le croira-t-on ? cette sœur si aimante, si sensible aux séductions de sa Thérèse, lui impo­sait parfois, à son insu, de durs sacrifices. L'occasion en était la visite au Carmel, que la bienveillance et la largeur d'esprit de Mère Marie de Gonzague autorisaient chaque jeudi. L'aînée y revenait comme à la source du bonheur. Et c'était elle surtout, avec M. Martin, et parfois la famille Guérin, qui faisait les frais de la conversation, le temps étant très limité, celui de l'écoulement d'un sablier: une demi-heure.

Plus tard, Marie en dira ses regrets : « Ah ! combien je me repens aujourd'hui de n'avoir pas partagé avec mes petites sœurs ce parloir que je trouvais pour­tant trop court pour moi. Si j'avais su que ma pauvre petite Thérèse en avait tant souffert ! J'étais loin de le soupçonner. Je me souviens cependant qu'un jour elle vous dit - ce mémoire est adressé à Mère Agnès de Jésus - « Regarde, Pauline, j'ai le petit jupon que tu m'as fait ». On ne fit guère attention à son petit gazouillement d'enfant et après, je vis des larmes dans ses yeux. Pauvre petite ! Elle en pensait plus long que je ne croyais ! Son pauvre petit cœur souf­frait profondément de ces instants si courts qui lui étaient accordés. Et je ne m'en doutais pas ! »

La Sainte mentionne de son côté : «... je ne com­prenais pas et je disais au fond de mon cœur : « Pau­line est perdue pour moi ! ! ! » Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade. » Nous touchons ici au drame capital de l'enfance de Thérèse, avec sa maladie dont, pour l'avoir vécue auprès d'elle, Marie reste pour nous le témoin le plus direct et le plus qualifié.

Le 20 mars 1883, M. Martin emmena Marie et Léonie dans la capitale. Ils descendirent à l'Hôtel des Missions Catholiques, assistèrent aux cérémonies de la Semaine Sainte à Notre-Dame et rencontrèrent le P. Pichon qui prêchait un carême. Un télégramme de M. Guérin les rappela d'urgence à Lisieux. Thé­rèse, qui, depuis la mort de sa mère, manifestait une sensibilité extrême, avait ressenti cruellement le départ de Pauline pour le carmel. Le voyage des siens à Paris, leur éloignement si bref fût-il, et son propre transfert chez son oncle qui n'était pas sans l'inti­mider, ajoutèrent de nouvelles secousses. L'oncle Guérin ayant évoqué les souvenirs de Mme Martin en ce 25 mars, au soir de Pâques, l'enfant se trouva replongée dans le traumatisme éprouvée six ans plus tôt. Une crise de larmes d'abord, puis des tremblements convulsifs déroutèrent le Dr Notta lui-même.

Au visage consterné de la servante, Aimée Roger, qui l'accueillit à son retour, Marie crut un moment que sa sœur était morte. Elle la trouva tantôt pros­trée, tantôt excitée, en proie à des mouvements irrai­sonnés, qui n'ont plus rien de mystérieux pour la médecine moderne, mais qui, sur l'heure, apparurent comme l'effet d'interventions diaboliques. Thérèse elle-même et M. Guérin avanceront cette explication.

De ces sept semaines de transes, Marie a laissé trois récits. Deux figurent dans les dépositions aux Procès diocésain et apostolique ; le troisième, dans ses souvenirs autobiographiques. C'est ce dernier que nous citerons largement.

« Elle avait des visions terri­fiantes qui glaçaient tous ceux qui entendaient ses cris de détresse… Ses yeux si calmes et si doux avaient une expression d'épouvante impossible à décrire.

« Une autre fois, mon père vint s'asseoir près de son lit, il tenait à la main son chapeau. Thérèse le regardait sans dire un mot, car elle parlait très peu pendant cette maladie. Puis, comme toujours, en un clin d'œil, elle changea d'expression. Que voyait-elle ? Ses yeux fixaient le chapeau et elle jeta un cri lugubre : « Oh ! la grosse bête noire ! ! » Ces cris avaient quelque chose de surnaturel, il faut les avoir entendus pour s'en faire une idée. Mon père se leva aussitôt et partit en pleurant. Puis il me dit : « Ma pauvre petite fille est folle, elle ne me reconnaît plus ! »

« D'autres fois, elle se tapait la tête avec violence contre le bois de son lit. Parfois, elle voulait me parler et aucun son ne se faisait entendre, elle arti­culait seulement les mots, sans pouvoir les prononcer.

« Un autre jour, je crus qu'il me faudrait la voir mourir de faim. Elle avait les dents tellement serrées qu'il lui était impossible d'ouvrir la bouche. Par bonheur, il lui manquait une dent, et je dis, toujours en recourant à ma ruse ordinaire : « Cela ne m'inquiète plus que tes dents soient serrées, je pourrai te nourrir avec du bouillon par ce petit trou-là ». Immédiatement ses dents se desserrèrent. »

Marie parle en témoin oculaire. Elle était venue s'installer chez son oncle, au chevet de la petite, qui ne voulait qu'elle pour la soigner. La vêture de Pauline, le 6 avril, marqua une accal­mie. Contrairement à toute prévision, l'enfant put, sinon assister à la cérémonie, ce qui lui eût causé un choc émotionnel trop dangereux, du moins embras­ser au parloir Sœur Agnès de Jésus , sortie en robe de marié suivant la coutume d'alors pour participer à la messe dans la chapelle extérieure, et rentrer ensuite en clôture afin d'y rece­voir l'habit du Carmel. Thérèse put alors regagner les Buissonnets.

Le P. Pichon avait deviné l'émoi éprouvé par Marie devant la maladie de Thérèse. Il lui écrit le 17 avril : « J'étais avec vous... au pied de l'autel, présentant comme vous à Jésus sa chère fiancée. Je suis avec vous aussi sur votre douloureux calvaire au chevet de votre petite Thérèse ».

L'état de l'enfant était en effet redevenu alarmant. L'aînée dut reprendre sa garde épuisante et combien méritoire. L'infirmière improvisée a noté les moindres détails de ces semaines tragiques. Elle rapporte l'effarement du praticien, qui disait n'avoir jamais rencontré pareil cas. « Je l'ai entendu avouer à mon père son impuis­sance. Il prononça même ces paroles : « Qu'on appelle cela du nom qu'on voudra, mais, pour moi, ce n'est pas de l'hystérie. »

C'est encore la fidèle garde-malade qui va relater le dénouement miraculeux de cette terrible épreuve. On était au 13 mai, fête de la Pentecôte. M. Martin avait fait célébrer une neuvaine de messes au sanctuaire parisien de Notre-Dame des Victoires. Le mal attei­gnait au paroxysme. Thérèse, couchée dans la chambre de son aînée, semblait sombrer dans une sorte d'égarement. Pour la première fois, elle ne reconnut plus sa sœur qui répondait à ses appels désespérés. Léonie l'ayant portée au bord de la fenêtre, elle ne vit pas son aînée qui, du fond du jardin, lui tendait les bras. Mais laissons la parole à Marie elle-même. Nous retrouverons sous sa plume l'accent de foi invincible qui jadis avait obtenu la guérison de Sœur Marie-Dosithée.

« La crise la plus terrible de toutes fut celle dont elle parle dans sa vie. Je crus qu'elle allait y succomber et que cette heure d'angoisses inexprimables qui pré­céda la vision de la Sainte Vierge était la dernière. La voyant épuisée par cette lutte douloureuse, je voulus lui donner à boire, mais elle s'écria avec terreur : « Ils veulent me tuer, ils veulent m'empoisonner » ! C'est alors que je me jetai avec mes sœurs aux pieds de la Sainte Vierge, la conjurant d'avoir pitié de nous. Mais le ciel semblait sourd à nos supplications. Par trois fois, je renouvelai la même prière. A la troisième fois, je vis Thérèse fixer la statue de la Sainte Vierge, son regard était irradié, comme en extase. Je compris qu'elle était sauvée, qu'elle voyait, non l'image de Marie, mais la Sainte Vierge elle-même.

« Cette vision me parut durer quatre à cinq minutes, puis deux grosses larmes tombèrent de ses yeux, et son regard doux et limpide se fixa sur moi avec tendresse. Je ne m'étais pas trompée, Thérèse était guérie. Quand je fus seule avec elle, je lui demandai pourquoi elle avait pleuré. Elle hésita à me confier son secret, mais voyant que je l'avais deviné, elle me dit : « C'est parce que je ne la voyais plus ! »

Dès le lendemain, Thérèse rendit visite à l'oncle Guérin. Celui-ci recommanda de ne jamais contrarier la fillette : conseil de sagesse en vue d'épargner des nerfs longtemps meurtris. « Or, écrit Marie, je ne me suis pas fait faute de la contrarier, à l'occasion, et jamais rien de fâcheux ne s'en est suivi. » Dans l'application du traitement hydrothérapique, notam­ment, elle passait outre aux scrupules de l'enfant. « Au moment des douches que je lui donnais chaque jour, je vois encore ce petit ange me dire d'un air suppliant quand je voulais la déshabiller : « Oh ! Marie ! » et de grosses larmes tombaient de ses yeux, me conjurant de la laisser. « C'est fini dans une minute, tiens, c'est fini, ne pleure plus », lui disais-je. C'était pour elle un martyre. »

Thérèse connaissait un autre genre de supplice : des doutes sur l'authenticité du mal étrange dont elle avait été victime. Assurée de n'avoir jamais perdu sa lucidité et non moins consciente des désordres qui l'avaient affectée, elle se demandait si elle n'avait pas joué la comédie, si la guérison n'était pas une feinte. C'est encore une fois Marie qui eut mission de la tranquilliser. La grande sœur était mieux placée que quiconque pour discerner en cette affaire ce qui relevait du désordre psychique. De même pouvait-elle témoigner du caractère prodigieux d'une transformation que nulle cause natu­relle ne suffisait à justifier. La convalescence fut rapide.

 

« Vers le temps de sa première com­munion, la Servante de Dieu me demanda de faire tous les jours une demi-heure d'oraison. Je ne vou­lus pas le lui accorder. Alors elle me demanda un quart d'heure seulement. Je ne le lui permis pas davantage. Je la trouvais tellement pieuse et compre­nant d'une façon si élevée les choses du ciel, que cela me faisait peur, pour ainsi dire : je craignais que le bon Dieu ne la prît trop vite pour lui. » Marie, une nuit de Noël, avait retenu de justesse sa benjamine qui voulait s'insinuer jusqu'au banc de communion et, grâce à sa petitesse, voler le bon Dieu. De même en cet épisode qui figure dans les souvenirs de Céline : « Thérèse désirait si ardemment faire sa première communion qu'elle n'aurait rien épargné pour avancer cet heureux jour. Elie regrettait amèrement d'être retardée d'une année à cause de son âge : « Que c'est malheureux, disait-elle, à deux jours près ! Si j'étais née le 31 décembre au lieu du 2 janvier, j'aurais fait ma première communion un an plus tôt ! »

« Un jour que nous nous rendions aux Buissonnets, nous aperçûmes sur le boulevard Mgr Hugonin accom­pagné de plusieurs prêtres. Marie dit à Thérèse : « Si tu allais demander à Monseigneur de ne pas te retarder ?» - Aussitôt ses yeux brillèrent de joie et, refoulant sa timidité naturelle, déjà elle s'élançait vers Monseigneur lorsque Marie la rappela. » Ah ! la taquine marraine!

Thérèse avait repris le chemin de l'Abbaye et se préparait activement à l'échéance tant désirée. Le soir, elle recevait les exhortations de Marie, qui se souvenait avoir joui jadis, en pareille circonstance, des enseignements maternels. Marie remit aussi à sa filleule, qui déclare l'avoir méditée « avec délices », une feuille, reçue du P. Pichon qui reproduisait des sentences sur le renoncement. Thérèse était entrée personnellement en contact avec le pieux Jésuite lors d'un passage de ce dernier à Alençon, en août 1883, puis au cours de ses visites aux Buissonnets.

Et en la fameuse journée du 8 mai 1884, Marie avait soigné la toilette de Thérèse. Elle lui avait préparé, outre la tenue rituelle (ce que la roman­tique Thérèse appellera « les flocons neigeux »), une robe de lainage blanc crème garnie de velours grenat et un chapeau de paille de même teinte garni d'une grande plume grenat. Après vêpres, elle l'accompagna, avec M. Martin, au parloir du Carmel, pour féliciter Pauline qui avait, le matin même, fait profession. Le repas de famille achevé, elle prit l'enfant dans sa chambre, songeant sans doute à la mélancolie qui l'avait envahie elle-même jusqu'aux larmes autrefois, dans son lit de pensionnaire, au soir du plus beau jour de sa vie.

 

Du 23 au 29 juin 1884, Marie fit à Vitré une retraite que prêcha le P. Pichon. Ces exer­cices eurent pour résultat immédiat d'approfondir sa dévotion au Sacré-Cœur. Quant à sa vocation, elle restait fixée en principe, mais sans que la jeune fille ne songe à passer aux actes. N'était-elle pas nécessaire à Thérèse ? A cette postulante peu pressée, la consé­cration religieuse apparaissait encore toute enveloppée de réticences : mariage de raison plutôt que mariage d'amour ; en tout cas, nullement coup de foudre. Elle ne se hâtait pas d'aliéner sa liberté. La prise de voile de Pauline, à laquelle elle assista, le 16 juillet, ne semble pas l'avoir inclinée à réduire les délais.

L'épreuve, à nouveau, passe dans sa vie, démesu­rément grossie, faut-il le dire, par son tempérament inflammable. Le 4 octobre, le P. Pichon part pour le Canada. Accompagnée de M. Martin, elle le rejoint à Rouen, l'escorte jusqu'au Havre et demeure longtemps, « le cœur percé », à contempler le bateau qui cingle vers l'ouest. Recueillons ses aveux : « Je me rappelle encore, le lendemain matin, le doux regard de ma petite Thé­rèse. J'étais en train de la coiffer lorsque je partis en sanglots. (Pauvre sotte !) Ça me fait du bien de le reconnaître aujourd'hui. Mais dans ce temps-là je le reconnaissais déjà, car en voyant un nuage de tristesse sur le front de ce chérubin, je m'en voulais d'être venue par mes larmes assombrir son Ciel si pur ».

Le dialogue avec le P. Pichon continuera sur le mode épistolaire : quatre lettres par mois, dans les premiers temps, certaines abondantes comme des rapports. Evidem­ment, le bon Jésuite, extrêmement pris par ailleurs, ne peut suivre ce rythme essouf­flant ; il laissera jusqu'à quatorze missives sans réponse; mais il ne décourage pas sa correspondante, « la pre­mière de mes enfants », comme il la nomme. Il aime sa spontanéité, son originalité. Il la façonne à la générosité sans condition. « Il faudra bien désap­prendre à dire : je veux. Un saint, je ne sais plus lequel, évitait même de dire : j'aimerais mieux. » - « Vous me dites que tout est exil, excepté Dieu. Et je vous réponds que rien n'est exil en Dieu. Plon­geons-nous de plus en plus dans cette chère patrie. » - « Il faudra bien que ma bouillante enfant devienne un agneau. » Le 25 mars 1885, le P. Pichon célèbre la messe pour sa fille qui fait privément le vœu de chasteté privé. On sent que, d'un mouvement lent mais soutenu, il l'achemine vers le cloître, écartant ses dernières répugnances.

 

Aux Buissonnets, Marie initiait Céline aux respon­sabilités du ménage. Elle continuait de guider Thérèse, la préparant à chacune de ses communions. C'est en pareille circonstance qu'elle lui parla de la souffrance, lui disant qu'elle ne marcherait probablement pas par cette voie, mais que le bon Dieu la porterait toujours comme une enfant. La prophétie ne se réalisera que sur le second point. Quant au premier, il fut immédiatement démenti. Le lendemain même, Dieu inspirait à la petite reine l'attrait de la souffrance. Elle en ferait l'amère expé­rience quelques semaines plus tard, et sous la forme la plus imprévue. Pendant sa retraite de seconde communion, déclare Marie, Thérèse se vit assaillir de la maladie des scrupules. C'était surtout la veille de ses confessions qu'ils redoublaient. Elle venait me raconter tous ses prétendus péchés. J'essayais de la guérir en lui disant que je prenais sur moi ses péchés, qui n'étaient même pas des imperfections, et je ne lui permettais de n'en accuser que deux ou trois que je lui indiquais. Elle était si obéissante qu'elle suivait mes conseils à la lettre. »

La jeune fille appliquait d'instinct la tactique des psychologues expé­rimentés. La cure fut si bien conduite qu'elle enre­gistra des progrès rapides et que le confesseur de l'enfant ne se douta même pas qu'elle fût en proie à pareille torture. Dans son autobiographie, la Sainte rendra hommage à sa dévouée marraine : « Quelle patience n'a-t-il pas fallu à ma chère Marie, pour m'écouter sans jamais témoigner d'ennui. »

Quand Mme Guérin convie tour à tour ses nièces en son chalet de vacances, à Deauville puis à Trouville, Marie adresse à ses sœurs des mots pleins d'esprit où on la voit toute vibrante au spectacle de la mer que sillonnent les voiles blanches de la flottille côtière. Elle encourage la benjamine, qu'elle appelle son « tour­ment » : « Allons avec notre petite barque à la pêche des perles. Il y en a de bien belles au fond de la mer que nous traversons. Quand un sacrifice se présente, tends vite ton filet, mon petit pêcheur chéri. » Quant à Céline, plus batailleuse, et dont elle se dit « le bourreau », elle la harcèle de malices, mais pour signer pacifiquement : « Ta méchante sœur, bonne au fond du cœur ».

Un autre genre de correspondance va bientôt s'ins­taurer, avec M. Martin en personne. Marie lui avait parlé du projet de voyage d'un prêtre habitué de Saint-Jacques, l'abbé Charles Marie, vers l'Europe centrale et le Bosphore, avec perspective de prolon­gement jusqu'en Terre Sainte et retour par l'Italie. L'abbé souhaitait emmener avec lui M. Martin. Celui-ci, tenté surtout par Jérusalem et Rome, mordit à l'hameçon, mais l'aînée résistait, craignant pour lui un excès de fatigue et n'aimant guère s'en séparer. Finalement, Pauline emporta l'assentiment général.

Du 21 août au 6 octobre 1885, les lettres du chef de famille arboreront des cachets aux noms presti­gieux : Paris, Munich, Vienne, Constantinople, Naples, Rome, Milan, tandis que les réponses s'expédieront poste restante. L'ami de la route s'enivre de beaux paysages, mais il garde toujours au cœur la nostalgie des Buissonnets. Le ton s'attendrit pour apaiser les alarmes de Marie, à qui sont adressés ces messages : « Maintenant, ma première, ma grande, mon diamant, causons un peu de nos petites affaires. Je vois, en relisant ta dernière lettre, que tu t'y prends on ne peut mieux pendant que je ne suis pas là ; continue ainsi tu me feras plaisir. Pauvre grande, que ne puis-je t'avoir près de moi, pendant tout mon beau voyage !... » La note religieuse se fait sentir partout : « Tout ce que je vois est splendide, mais c'est toujours une beauté terrestre et notre cœur n'est rassasié de rien, tant qu'il ne voit pas la beauté infinie qui est Dieu. A bientôt le plaisir intime de la famille, c'est cette beauté-là qui nous en rapproche davantage. »

Avec le retour du père, on savoura à plein cette joie de vivre ensemble, qui se dépouillait ici de tout égoïsme, vivifiée qu'elle était par l'esprit surnaturel. Céline, qui venait d'achever ses études, participait maintenant à l'organisation de la maison. Thérèse, minée par les maux de tête, et qui supportait difficile­ment de ne plus avoir sa sœur à ses côtés, quitta, elle aussi, l'Abbaye, au début du second trimestre de 1886, pour suivre en ville les leçons particulières de Mme Papinau. De plus en plus, elle s'accrochait à l'aînée, comme le lierre à la muraille : « Marie savait... tout ce qui se passait en mon âme, elle savait aussi mes désirs du Carmel et je l'aimais tant que je ne pouvais pas vivre sans elle...» C'est au point qu'en juillet 1886, invitée par sa tante à Trouville, sans être accompagnée de sa marraine, elle commença à lan­guir : il fallut la ramener aux Buissonnets où, aussitôt, elle reprit vigueur. « Et c'était à cette enfant-là, souligne-t-elle, que le bon Dieu allait ravir l'unique appui qui l'attachât à la vie ! »

 

Autour de Marie se tramait un pieux complot. Au cours des entretiens au parloir comme en ses lettres, Pauline la pressait dans ses derniers retranchements. « Si tu savais, lui écrivait-elle, comme je te désire, comme je sens de plus en plus ta place marquée à côté de moi, dans ce petit cloître béni ! » L'autre se débattait : « J'entrerai quand le bon Dieu me le dira, mais il ne m'a pas montré assez clairement sa volonté. - Ne crois pas qu'il t'apparaîtra pour cela. Tu vas avoir 26 ans, il est temps de prendre une décision. - Je ne le ferai pas de moi-même. Puis­qu'il sait bien que je veux faire sa volonté, il m'enverra plutôt un ange pour me le dire. »

L'ange fut vite trouvé. Un mot de Sœur Agnès de Jésus au P. Pichon, et celui-ci, de l'air le plus inno­cent du monde, insère dans une lettre envoyée de Montréal, le 1er avril 1886, ces phrases lancinantes : « Quand donc me sera-t-il donné de livrer à Notre-Seigneur le dernier de mes deux moi ? Ce n'est pas le moins mien. Quand donc serez-vous Marie du Sacré-Cœur. Vous voyez que mon choix est fait. Que pensez-vous de votre présence dans la famille ? Est­elle encore nécessaire ? Je veux un mot de vous pour résoudre ces questions ».

Il fallut bien répondre, et sans faux-fuyant, car Marie était la loyauté même. La conclusion éclate dans le message expédié en août de Sainte-Anne de Beaupré, près Québec. « Me voici armé du glaive d'Abraham, tout prêt à sacrifier son Isaac. Croyez-vous que l'Isaac d'autre­fois était le plus aimé ? Oh ! non !... Eh bien ! Après avoir beaucoup prié, je crois être l'interprète de Notre- Seigneur en vous donnant le signal du départ, de la sortie d'Egypte. Allez vite le cœur haut vous cacher dans le sien. » L'ange n'a pas arrêté le fer. Il s'est mué en patriarche, et qui porte le coup fatal.

Comment l'altière jeune fille va-t-elle réagir ? « L'heure du sacrifice était donc venue pour moi ! Ah ! je la vis, cette heure, sans enthousiasme. Il me fallait dire adieu à un père que j'aimais ! Il fallait que j'abandonne mes petites sœurs ! Pourtant je n'hésitai pas un seul instant et je fis à papa cette grande confidence. Il poussa un soupir en entendant une telle révélation ! Il était bien loin de s'y attendre, car rien ne pouvait faire supposer que je voulais être religieuse. Il étouffa comme un sanglot et me dit : « Ah !... Ah !... Mais sans toi !.. » Il ne put achever. Et moi, pour ne pas l'attendrir, je répondis avec assurance : « Céline est assez grande pour me rem­placer, tu verras, papa, que tout ira bien ». Alors ce pauvre petit père me dit : « Le bon Dieu ne pouvait me demander un plus grand sacrifice. Je croyais que tu ne me quitterais jamais. » Et il m'embrassa pour cacher son émotion.

Chez l'oncle Guérin, en dépit du ton pénétrant de la lettre reçue de Marie, on eut peine à prendre sa vocation au sérieux. Elle était si indépendante et si railleuse ! Ses plaisanteries n'épargnaient guère les couvents ni les « bonnes sœurs ». Le clergé lui-même servait de cible à ses indignations : « Pourquoi ces questions d'argent à l'église ? Est-il normal de devoir payer pour s'y asseoir » ? L'honnête pharmacien, fabricien de la cathédrale Saint-Pierre, avait beau alléguer les nécessités budgétaires, l'entretien du maté­riel, le paiement du personnel ; sa nièce n'en démor­dait point. Le lendemain seulement, quand la discus­sion avait été un peu âpre, elle venait s'excuser de sa vivacité. Mais sa pensée profonde en était-elle changée ? Et c'est ce tempérament vif-argent, ennemi du conformisme, qui parlait de s'enfermer dans un cloître ! Pourtant le P. Pichon répétait : « Jamais je n'ai vu une vocation aussi claire que la vôtre. »

C'est pour Thérèse que le coup est le plus rude : son aînée était tout pour elle. Aussi décide-t-elle « de ne prendre plus aucun plaisir sur la terre... » Finies les heures de détente dans la mansarde aménagée en bazar, en jardinière, en volière ! « En apprenant le départ de Marie ma chambre perdit pour moi tout charme, je ne voulais pas quitter un seul instant la sœur chérie qui devait s'envoler bientôt... Que d'actes de patience je lui ai fait pratiquer ! A chaque fois que je passais devant la porte de sa chambre, je frappais jusqu'à ce qu'elle m'ouvre et je l'embrassais de tout mon cœur, je voulais faire provision de baisers pour tout le temps que je devais en être privée. »

 

Une heu­reuse diversion vint en adoucir l'amertume de ces semaines qui préludent aux séparations définitives. Le Père Pichon, rappelé en Europe, écrivait qu'il passerait de Douvres à Calais le 2 octobre 1886. Marie pria son père de la mener dans l'un et l'autre ports, pour guetter l'arrivée du religieux. « Je n'ai rien à te refuser, ma grande », répondit M. Martin. Par suite d'un chassé-croisé épistolaire et d'un malentendu sur les dates, nos deux voyageurs guettèrent en vain, deux jours durant, le fameux bateau. C'est finalement à Paris, après bien des déboires, qu'ils rejoignirent le Jésuite. La jeune fille conte ainsi sa déconvenue : « Je me plaignais amèrement de ma déception, disant à papa que je ne comprenais pas que le bon Dieu ne m'ait pas laissé jouir de ma dernière joie. Mais il me répondit comme un saint : « Il ne faut pas murmurer, ma Marie, c'est qu'il a jugé que tu avais besoin de cette épreuve, et moi je m'estime heureux de lui avoir servi d'instrument en te laissant faire ce voyage. » Je n'en revenais pas de l'entendre parler ainsi... C'était bien vrai, le bon Dieu voulait par-là me détacher encore plus de la terre, même de ses joies les plus innocentes. »

Une autre démarche s'imposait, une visite d'adieu au cimetière d'Alençon, et chez quelques familles amies. Elle eut lieu les 6 et 7 octobre, aussitôt après la rencontre dans la capitale. Ce ne fut pas la minute la moins bouleversante pour notre jeune fille que celle où elle s'agenouilla pour la dernière fois, entourée de tous les siens, sur la tombe de sa mère et de ses frères et sœurs décédés. Une désagréable surprise assombrit ce retour aux sources. Léonie, qui rêvait des Clarisses entra sans préavis en clôture, dans le couvent de la rue de la Demi-Lune, jadis fréquenté par Mme Martin, et manipulée par les supérieures, réapparut en tenue de postulante de l'autre côté de la grille. « J'ai été prise comme une souris dans une souricière », dira plus tard Léonie. Grande fut la colère de l'aînée, que son père eut beaucoup de peine à calmer. Elle s'apaisa, à Lisieux, quand M. Guérin fit observer - et l'événe­ment lui donna raison - que l'expérience serait de courte durée.

L'entrée au Carmel avait été fixée au 15 octo­bre 1886, en la fête de Sainte Thérèse d'Avila. Le P. Pichon, retenu par la maladie, fut absent au rendez-vous. M. Martin dut mordre sur son cœur pour offrir son aînée au Seigneur. Thérèse exprimera plus tard ce que représentait pour lui celle qui, depuis la mort de Mme Martin, était devenue son bras droit, son soutien, sa confidente.

Rappelle-toi ta bien-aimée Marie, Ta fille aînée, la plus chère à ton cœur ;
Rappelle-toi qu'elle remplit ta vie, Par son amour, de charme et de bonheur.
Pour Dieu, tu renonças à sa douce présence,
Et tu bénis la main qui t'offrait la souffrance.
Oh ! de ton diamant Toujours plus scintillant. Rappelle-toi.

La partante avait remis à son père en mémorial un beau crucifix de cuivre et une image intitulée « La Vocation », représentant l'élan d'une âme qui quitte la maison, pour prendre le large vers Dieu. Au verso, il pouvait lire les poignantes réflexions qu'avait inspirées à Montalembert la prise d'habit de l'enfant tendrement chérie dont il avait fait sa collaboratrice. « Un matin, une fille bien-aimée se lève et vient dire à son père et à sa mère : Adieu, tout est fini, je vais mourir à vous, à tout... Je ne serai jamais ni épouse, ni mère, je ne suis plus qu'à Dieu... Rien ne la retient ; la voilà qui apparaît déjà parée pour le sacrifice avec un sourire angélique. Fière de sa riante et dernière parure, elle marche à l'autel, ou plutôt elle y court, comme un soldat à l'assaut, pour courber la tête sous ce voile qui sera un joug pour le reste de sa vie, et qui doit être aussi la couronne de son éternité... Mais quel est donc cet amant invi­sible, mort sur un gibet il y a dix-huit siècles, qui attire à lui la jeunesse et la beauté... qui apparaît aux âmes avec un éclat et un attrait auxquels elles ne peuvent résister ?.. Est-ce un homme ?..Non, c'est un Dieu. Voilà le grand secret, la clef de ce sublime et douloureux mystère... Un seul Dieu peut remporter de tels triomphes et mériter de tels abandons. »

Le moment déchirant arrivé, c'est résolument, mais sans nulle trace de fièvre et comme à froid, que Marie prit le chemin du Carmel. Elle voulut même, au passage, annoncer son départ à une famille amie, qui pâlit d'émotion tant la nouvelle paraissait incroyable. Parmi les larmes des siens, celle qui disait jadis : « Je suis bien libre, moi » franchit la porte de clôture et, pour sauvegarder sa liberté, immola celle-ci au Seigneur.

L'après-midi de ce même jour, toute la famille se retrouvera au Carmel pour saluer Marie derrière la grille. M. Guérin préférera lui adresser une lettre admirable où il la félicitera de son choix, s'excusera d'avoir douté de l'appel divin sur elle et ajoutera, au sujet de M. Martin, qui avait fait montre d'un courage et d'une sérénité héroïques : « Quel admirable spectacle que celui de ce nouvel Abraham ! Quelle simplicité ! Quelle foi ! Quelle gran­deur ! Nous ne sommes que des pygmées à côté de cet homme-là ! »

Chapitre 4 : Les premiers pas au Carmel

Le contraste est frappant entre les impressions de Marie, quand, elle franchit la porte de clôture, et celles de Thérèse lorsqu'elle fera le pas décisif : « Tout me semblait ravissant, écrira la Sainte, je me croyais transportée dans un désert, notre petite cel­lule surtout me charmait...» Sa chère marraine, elle, évacue tout lyrisme et elle déclare sur le ton le plus prosaïque : « En pas­sant sous le cloître pour me rendre au chœur, je jetai un regard dans le préau. C'est bien cela, pensai-je, que je me figurais. Que c'est austère ! Enfin je ne suis pas venue ici pour y voir des choses riantes. » Voilà quel était mon enthousiasme ! J'entrai au chœur où Mère Geneviève était en adoration devant le Saint Sacrement. Son air de paix, de sainteté, me frappa. Puis avec vous, ma petite Mère [Pauline], on m'envoya faire un tour de jardin. Mon enthousiasme ne gran­dissait pas. Le jardin me paraissait si petit auprès de l'immense jardin de la Visitation du Mans et puis tout me semblait si pauvre. Je ne pensais même pas au bonheur d'être avec vous, je ne pensais qu'à me demander comment je ferais pour passer ma vie entre ces quatre murs. »

Ajoutons que Marie n'arrivait pas au monastère assoiffée de contemplation ni corsetée d'ascétisme ; l'acclimatation ne serait pas des plus faciles. Elle eut la chance de trouver sur place, outre l'appui fraternel de Sœur Agnès de Jésus, qui lui servait d'« ange », l'intelligente compréhension de la Prieure, Mère Marie de Gonzague, alors âgée de 52 ans, et qui exerça la charge pendant six triennats, deux fois interrom­pus, c'est-à-dire en gros, du 28 octobre 1874 au 19 avril 1902. Injustement traitée par la légende, elle ne fut certes pas sans défauts, mais elle avait des dons réels et d'authentiques vertus. On l'a trop jugée à travers un rapport qui, bloquant, sans contrepartie, de menus faits étalés sur plus de qua­rante ans et envisagés dans une optique de grossisse­ment, induisait à des généralisations abusives. Aucune supérieure ne résisterait à pareille analyse. L'équité demande d'ailleurs qu'on tienne également compte,

concernant Mère Marie de Gonzague, de cet autre témoignage, produit au Procès par le P. Godefroid Madelaine, Prieur Prémontré de Mondaye :

« Je la connaissais particulièrement ; j'ai eu avec elle des relations multiples, soit par correspondance, soit par des entretiens au parloir. Elle me paraissait d'un jugement particulièrement droit. Dans l'admi­nistration de sa Communauté, elle était très dési­reuse du bien. A en juger par les relations extérieures que j'ai eues longtemps avec elle, son caractère me semblait excellent. Il ne m'est pas possible d'appré­cier quelle était sa manière d'être dans l'intimité du cloître. Ses réélections nombreuses à la charge de Prieure m'ont toujours fait augurer que les Sœurs appréciaient favorablement sa manière de gouverner. Elle m'a bien confié que son caractère et celui de Mère Agnès de Jésus ne sympathisaient pas natu­rellement et qu'elles se faisaient souffrir l'une l'autre, malgré une estime mutuelle très sincère. Au reste elle ne mettait dans ses confidences aucune nuance d'amer­tume. »

 

Mère Marie de Gonzague montra toujours envers la famille Martin une bienveillance exceptionnelle. Marie n'eut qu'à se louer de sa bonté et de sa sagesse. On peut penser qu'indépendante comme elle était et si peu préparée à la vie régulière, elle n'aurait pas persévéré si elle n'avait rencontré, à la tête de la Communauté, un parti-pris de bienveillance et d'in­dulgence. Il faudra même que notre héroïne, qui s'attachait vite et fort, se défende contre l'affection exagérée qui la portait vers sa Prieure. Pauline devra la mettre en garde contre cette déviation fréquente chez les jeunes, et qui risque de fausser les rapports avec Dieu autant que les relations humaines.

Première novice de Sœur Marie des Anges, la jeune fille trouva en cette religieuse une âme mystique, modèle d'observance et de dévouement, débonnaire et charitable : « Une vraie sainte, le type achevé des premières Carmélites », dira d'elle Thérèse. Cependant, comme elle était un peu compliquée, se perdant aisé­ment dans ses responsabilités multiples, naïve par certains côtés, elle n'avait peut-être pas ce qu'il fallait pour former à la discipline une postulante de 26 ans qui avait été, neuf années durant, maîtresse de maison, mais elle saura la pousser en avant.

Notre débutante sera appelée très vite, à titre de seconde infirmière, à soigner une des fondatrices du Carmel de Lisieux, Mère Geneviève de Sainte-Thé­rèse, grande infirme, bientôt réduite à l'état de plaie vivante. Elle y apportera tant de délicatesse et de belle humeur que la vieille moniale, à qui elle vouera un véritable culte, saluera en elle son « rayon de soleil ». La malade lui passera volontiers ses fantai­sies et ses boutades, disant à qui soulignait les défauts de la novice : « Toute la beauté de la fille du roi est au-dedans ». Elle lisait dans ce cœur avec la clair­voyance des âmes que Dieu éclaire, et en appréciait surtout la foi inconfusible et l'absolue droiture. Aussi l'encourageait-elle sans lui faire de reproches.

L'aumônier, l'abbé Youf, en charge depuis treize ans, se montrait dans sa fonction un modèle de régu­larité, ce qui est, pour une Communauté, d'un prix inestimable. De santé chétive, souffrant d'anémie céré­brale, il ne sera pas d'un grand secours pour guider la conscience et affermir les énergies, excluant de la confession tout ce qui touche à la direction spiri­tuelle.

 

Au noviciat, Marie était la seule postulante. Elle portait le petit bonnet traditionnel des postulantes et sur sa robe de jeune fille la pèlerine noire. Elle avait pour compagnes trois professes, celles-ci demeurant tributaires du régime spécial de formation pendant environ trois ans après l'émission des vœux. Sœur Agnès de Jésus était du nombre, qui l'aidera de sa vigilante amitié, tandis que Sœur Marie de Jésus servira surtout à l'exercer, du moins dans les débuts. Marie n'en vint à bout qu'en s'efforçant de lui sourire en toute rencontre, notamment quand elle lui offrait l'eau bénite, en pénétrant dans le quartier du novi­ciat. L'antipathie vaincue se muera en affection sin­cère. Sœur Marie Philomène de Jésus complétait le quatuor : doyenne d'âge, qui avait voulu jadis retour­ner dans le monde, pour soigner sa mère malade, et qui, réadmise à force de larmes, témoignait d'une fidélité exemplaire, toute baignée d'humilité.

Les cinq mois de postulat achevés, Marie prit l'habit en la fête de saint Joseph, le 19 mars 1887. Le P. Pichon était au rendez-vous avec toute la famille. Il prononça l'allocution d'usage. N'est-ce pas lui qui avait suggéré à la plus aimée de ses dirigées le nom de Marie du Sacré-Cœur reçu dès le postulat ? Appel au plus haut patronage, mais aussi programme de spiritualité qu'elle ne cessera d'approfondir. Au repas qui suivit, chez le curé de Saint-Jacques, supé­rieur du Carmel, M. Martin dit au P. Godefroid Madelaine, Prieur Prémontré de l'Abbaye de Mondaye : « Je suis bien heureux, voilà déjà deux de mes filles dont le salut est assuré ; j'en ai encore une qui n'a que 14 ans et qui déjà brûle de les suivre ». Au couvent, il offrit en souvenir de cette journée, deux grands reliquaires en forme de monstrance.

Marie aimait l'appeler « le pourvoyeur du bon Dieu », tant il s'ingéniait à combler la Communauté de ses largesses, lui envoyant régulièrement le pro­duit de ses pêches, et lui concédant plus encore, en la personne de ses filles, « tout le trésor de sa barque ». En lui adressant ses vœux de Saint-Louis, elle lui écrira : « Que le centuple te soit rendu en ce monde et en l'autre. Que notre mère chérie, partie au Ciel avant nous, s'unisse à nous pour te bénir, avec les quatre petits anges qui sont à toi aussi. Cinq dans la patrie et cinq dans l'exil ! La famille de là-haut et celle d'ici-bas ne font qu'un aujourd'hui pour te fêter. » Marie bénit surtout son incomparable père d'avoir si noblement souscrit à la vocation de ses filles : « O toi, le meilleur des pères, qui donnes à Dieu sans compter tout l'espoir de ta vieillesse, la gloire est pour toi, la gloire qui ne passe pas ; oui, père bien-aimé, nous te glorifierons comme tu mérites d'être glorifié, en devenant des saintes. Le reste serait indigne de toi ».

 

La rareté des notes intimes concernant cette période ne permet pas d'analyser à fond le comportement de Sœur Marie du Sacré-Cœur au noviciat. Elle connut certainement l'euphorie des débuts : « Ce fut sur­tout dans les jours qui suivirent ma prise d'habit que j'appréciai le mieux mon bonheur. Chaque matin, il me semblait prendre un habit de liberté, aussi était-ce pour moi un habit de fête. C'était le cas de dire, comme dans mon enfance : « Je suis bien libre !.. » Pour entrer au chœur, point d'autre toilette à faire que de rabattre ses manches. C'était à ne pas croire à mon bonheur ! »

Pour pénétrer plus avant dans la psychologie de la novice, il faut lire en filigrane dans les dix lettres qu'elle reçut alors du P. Pichon, et qui ont été con­servées en tout ou en partie. Le religieux - on le constate également dans ses missives à Céline et Thérèse - avait l'habitude de relever chez ses cor­respondantes les idées maîtresses, qu'il leur renvoyait avec approbation et mise au point, si besoin était. On pressent qu'au départ, la jeune Carmélite traverse une phase de ferveur sensible ; elle est « gâtée par le bon Dieu », qui « renchérit sur ses tendresses passées ». Mais, bien vite, le vent tourne, l'horizon s'obscurcit. Son guide la rassure et calme ses impa­tiences : « Jésus se cache. Eh bien ! J'ose dire que c'est un bonheur et un honneur de n'être nullement mercenaire et de l'aimer gratis. Ni solde, ni récom­pense ! Bienheureux qui n'a point vu et malgré tout a pu croire. Prenez pour vous cette parole du Maître. Non, non, ne demandez à Jésus rien de plus que Jésus. A d'autres ses consolations. A vous Jésus seul ! Voilà qui est du goût de votre séraphique Mère. » Pas d'énervement surtout. « Imitez Notre-Seigneur, ayez pitié de vos misères et ne soyez pas plus pressée que le bon Maître d'arriver au sommet ! »

Dès que se manifeste - chose courante chez les candidats à la perfection - une fringale de morti­fications physiques destinées à brusquer l'ascension, la voix paternelle tempère cette fièvre : « Ayez soif de pénitences tant que vous voudrez ! Mais jamais rien sans l'aveu de l'obéissance. » La vie de com­munauté ne laisse pas de mettre au banc d'essai les caractères les mieux trempés. Les menus incidents, les frottements, les heurts, pren­nent des proportions et tendent vers le drame dans le cadre étroit des murs de clôture, où il n'est d'éva­sion que par en-haut. Marie s'étonne de « souffrir pour des riens... sans motif avoué...» La révélation progressive de défauts jusque-là à peine soupçonnés a quelque chose d'humiliant pour la nature, autant que de bénéfique. Le prêtre le rappelle en temps opportun. Il lui apprend à en tirer parti.

Il envoie à sa fille de prédilection, « comme un petit programme tracé tout exprès pour vous », cet excellent mot d'ordre emprunté à saint François de Sales : « Je ferai de tout mon cœur ce que de tout mon cœur je voudrais ne pas faire ». La théorie est aisée ; la pratique l'est moins. Quand la seconde infirmière doit partir au milieu de la récréation, pour tenir compagnie à ses malades, c'est pour elle l'occa­sion d'un renoncement coûteux. La tentation est vive de retarder quelque peu. Il faut faire appel au sens surnaturel qui voit le Christ en ses membres souffrants.

Sœur Marie du Sacré-Cœur puise beaucoup dans l'Evangile. Elle ne semble guère avoir fréquenté Saint Jean de la Croix. A-t-elle même étudié les œuvres de la Réformatrice d'Avila ? La liturgie, à laquelle Dom Guéranger l'a initiée, au Mans et dans les veillées aux Buissonnets, entretient une culture religieuse, somme toute assez sommaire. L'Eucharis­tie en est l'aliment essentiel. Il appartient alors à la Prieure d'en régler la réception. Mère Marie de Gonzague s'en tient à l'application stricte des Cons­titutions, qui autorisaient en moyenne trois commu­nions par semaine. Quand, le 17 décembre 1890, un décret de Léon XIII reportera des supérieurs aux confesseurs le pouvoir de décider en la matière, l'abbé Youf n'usera pas de son droit. Timidité sans doute, peut-être aussi volonté de ne pas provoquer commentaires et jalousies en appliquant à ses péni­tentes des régimes différents.

Le mois d'octobre 1887 procurera à Sœur Marie du Sacré-Cœur une grâce pour elle inappréciable, la venue du P. Pichon, qui prêchera, du 8 au 15, les exercices de Communauté et fera le panégyrique de Thérèse d'Avila.

Cette retraite, qui dura huit jours pleins, compor­tait deux instructions et une conférence quotidiennes, avec peut-être une glose supplémentaire. Nous en possédons une analyse très détaillée dans les notes prises par Sœur Marie de Saint-Joseph, et qui, aussi­tôt transmises à Céline Martin, furent courageusement copiées par elle, de sa belle écriture aux caractères aussi précis que menus, sur un carnet comptant cent-quarante-quatre pages, de trente-deux lignes cha­cune.

A lire ce document, et sous réserve de la compé­tence de la secrétaire dans l'art de repérer les ner­vures d'un discours, on a l'impression que le prédi­cateur s'inspire, avec une réelle indépendance, des Exercices de Saint-Ignace, mais que les thèmes clas­siques de la Méditation fondamentale, de la sainte indifférence, du péché, des deux Etendards, des trois degrés d'humilité, se chargent chez lui d'affectivité plus que de rigueur logicienne et se tournent tout de suite à aimer le Cœur de Jésus. L'accent est mis sur la bassesse de la créature et la tendresse de Dieu, qui dictent à l'âme une attitude d'abandon, de géné­rosité dans la souffrance, de joie et de pais.

Le plan se devine mal à travers les effusions du cœur, les comparaisons et les exemples, qui ont sans doute retenu davantage l'attention des auditrices. Le P. Pichon triomphe dans l'anecdote, le trait piquant, l'évocation d'une scène d'Evangile. Il aime les mots à l'emporte-pièce, les contrastes, les antithèses, voire les paradoxes. La réputation de grand orateur qu'il eut outre-Atlantique ne semble pas surfaite. L'ensem­ble est d'un bel équilibre, qui laisse loin dans la pénombre les sermonnaires de l'époque, si prompts à manier l'argument de la terreur sacrée et à conduire au ciel en ne parlant que de l'enfer. S'agissant de religieuses, la loi du sacrifice est soulignée, avec peut- être un ceratin excès de complaisance, mais si bai­gnée d'amour qu'elle exclut tout soupçon de dolorisme. On sent en maints endroits - sans doute à travers Marguerite-Marie - une influence salésienne : patience et charité envers soi-même, pas de décou­ragement, culte des petits efforts, primauté de la charité. L'appel aux sommets est partout sous-jacent, mais tout est conçu et présenté en fonction de la moniale moyenne qu'il faut réconforter et stimuler.

Cueillons, au fil des instructions, quelques pensées maîtresses, dont certaines reparaîtront sous la plume de Marie, de Céline et de Thérèse elle-même, qui en eut immédiatement connaissance.

« Quand désespérerons-nous de nous-mêmes pour espérer tout en Dieu ? Quand accepterons-nous avec nos autres croix la croix du découragement, la croix de l'impuissance ?

Est-ce que Notre-Seigneur ne vous a pas faites ses épouses ? Est-ce qu'il ne vous a pas prodigué ses grâces ? Ne soyez donc pas des esclaves ! Devenez des enfants.

Ce sont les petites vertus qui font les grands Saints.

Que le bon Dieu est heureux quand il rencontre une petite âme tout abandonnée à son bon plaisir !

Il y a des âmes qui ne devront d'être sauvées qu'à leurs fautes, même honteuses ; et au dernier jour elles remercieront le bon Dieu...ô heureuses fautes !

C'est quand Dieu fait sentir à une âme sa bassesse, son néant, qu'il la force à jeter un cri désespéré vers Lui. Oh ! bienheureux les désespérés !

Jésus a souffert avec tristesse !... sans tristesse, est- ce que l'âme souffrirait ?

Les martyrs ont souffert avec joie... et le Roi des martyrs a souffert avec tristesse ! Et la première parole de son agonie est celle-ci : « Mon âme est triste jusqu'à la mort ». Notre-Seigneur a peur de son calice amer, il a peur de sa sainte vocation!...»

La retraite s'achève sur ce cri d'espérance : « Oh ! ne doutons jamais !... La confiance c'est le levier des grandes âmes... mais c'est aussi la ressource des petites âmes ! C'est la confiance qui sauve les âmes... c'est leur souffle... c'est leur vie! Oh! Confiance! Con­fiance ! Confiance » !

Pour l'heure, il n'est question que de faire aboutir la vocation de la « petite reine ». Celle-ci, raffermie dans sa sensibilité par ce qu'elle nomme sa « conver­sion » de Noël 1886, veut gagner le cloître au Noël suivant, au seuil de ses 15 ans. L'échéance sera cruelle pour M. Martin. Sa santé n'est pas sans inspirer des inquiétudes. Le 1r mai 1887, au réveil, il a été frappé d'un premier accès de congestion cérébrale, heureusement conjuré sur-le-champ. Peut-on lui imposer ce nouveau sacrifice ? « Marie trou­vant que j'étais trop jeune, lisons-nous dans l'Histoire d'une âme, faisait tout son possible pour empêcher mon entrée. » La sœur aînée doutait-elle de l'appel divin sur sa benjamine? Nullement, mais elle la traite encore en enfant. Dans une lettre de mai 1887, elle l'appelle : « Mon bébé si grandi et toujours bébé pour moi ». - « Mon opposition, dira-t-elle, avait surtout pour motif le jeune âge de notre sœur, et la crainte que j'avais du chagrin qu'éprouverait notre père, car Thérèse était dans sa vie le vrai rayon de soleil. »

 

 

Quand Thérèse eut obtenu l'acquiescement paternel, le 29 mai 1887, à la Pentecôte, la chère marraine fit taire ses objections : « Je laissai Mère Agnès de Jésus l'encourager, témoignera-t-elle ; pour mon compte, j'aurais volontiers mis obstacle à son entrée ; mais comme ma conscience me l'aurait repro­ché, je me bornai à ne rien dire. » C'est devant les démarches courageuses de Thérèse auprès de M. Gué­rin, du chanoine Delatroëtte, de l'Evêque de Bayeux, peut-être aussi en raison de l'assentiment enthousiaste de Mère Marie de Gonzague et de la fondatrice Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, que Marie passa de la neutralité à l'appui vigoureux. La correspondance échangée à l'occasion du voyage en Italie la montre soutenant l'espoir de la postulante, mais en l'orien­tant sans cesse vers la conformité au plan divin. Elle relève la métaphore chère à sa benjamine : « Le petit Jésus n'est pas si endormi qu'il le paraît dans son petit berceau, et je me figure que son petit jouet tant aimé touche bien son cœur. » Elle revient à la charge dès le lendemain, la Prieure ayant, pour la circonstance, levé toutes les restrictions d'usage en matière épistolaire: « Repose-toi dans le Cœur du bon Jésus, abandonne-toi à Lui et II n'abandonnera pas sa petite Thérésita. A l'heure, à la minute qu'il a voulue, elle entrera dans sa maison à Lui et II ne sera pas du tout embarrassé pour lui en faire ouvrir les portes. »

 

Après l'échec apparent de l'audience pontificale du 20 novembre, Sœur Marie du Sacré-Cœur s'appli­que à adoucir la déception. Il y a en elle une foi intrépide que rien ne déconcerte et qui lui fait toujours déceler dans le labyrinthe de l'épreuve le fil providentiel; elle éclate avec un accent pro­phétique dans cette lettre à Thérèse : « Tu peux dire en toute vérité comme la vierge Agnès : « Il a posé son signe sur mon front ». Oui, petite enfant chérie de Jésus, Il t'a marquée comme sa petite épouse du signe de la croix. Mais tu ne serais pas sienne s'il n'en était ainsi. Tu ne serais pas des privilégiées si tu n'avais jamais approché tes lèvres de son calice amer...»

« As-tu remarqué la parole du St-Père à toi adressée : « Vous entrerez si le bon Dieu veut ». C'est bien profond, ma petite Thérèse. Ah! si tu savais ce qu'elle contient de mystère ! « Vous entrerez si le bon Dieu veut ». Une parole du St-Père est une parole de Notre-Seigneur lui-même. C'est comme si Jésus te disait : « Mon enfant, si je veux, tu entre­ras, si je veux malgré toutes les contradictions, malgré tous les non, tu entreras, si je veux, demain les cœurs seront changés, car je les tiens tous entre mes mains!.. » Pour réjouir ton cœur, je sais bien qu'il eût fallu entendre un oui. Mais Jésus veut éprouver jusqu'au bout la confiance et l'abandon de sa Thérésita. Il veut dorer sa petite balle et non point la briser... »

Rappelant ses hésitations antérieures, la marraine ajoute : « Tu sais bien que moi je n'ai guère fait attention jusqu'ici à tes désirs. Je me demandais si l'heure du bon Dieu n'était point devancée par nous. Mais à présent, je sais que non ! Il nous en a donné des preuves. Et je suis sûre que sa volonté se fera. »

 

Ce qui n'émeut pas moins Marie, c'est d'apprendre que Léon XIII a posé lon­guement la main sur la tête de M. Martin, qui lui a été présenté par le chanoine Révérony comme le père de deux Carmélites. « Je suis tout embaumée de la bénédiction du Saint-Père, écrit-elle à son papa. Ah ! je ne m'étonne pas qu'il t'ait donné un regard tout particulier. Lui, le représentant de Notre-Seigneur sur la terre, devait être inspiré par Lui pour te comprendre, ô Père vénéré ! Il a béni tes cheveux blancs, Il a béni ta vieillesse !.. Il me semble que c'est Jésus Lui-même qui t'a béni, qui t'a regardé !.. Il ne reste plus rien à voir et à goûter en ce monde. Je trouve qu'après cela il n'y a plus que le Ciel. Mais n'en est-ce pas une douce image ? »

Les événements devaient justifier l'optimisme de Marie. Que Rome fût intervenue ou non, le 1er janvier 1888 arrivait à Thérèse, par l'entremise de Mère Marie de Gonzague, une lettre de Mgr Hugonin Evêque de Bayeux, laissant à l'appré­ciation de la Prieure l'admission de la postulante et le choix de la date. Sœur Agnès de Jésus, pour éviter à l'aspirante une entrée en hiver, obtint que celle-ci fût reportée après Pâques. Pénible délai, qui déplut à M. Martin lui-même, uniquement soucieux de Thérèse. Après un moment de désarroi, la jeune fille en usa pour mieux s'adapter au vouloir divin. Elle vit déjà par la pensée au Carmel. Le 21 février, pour l'anniversaire de Marie, elle lui conte la tou­chante aventure du « petit agneau ravissant et tout

frisé », dont son père lui a fait cadeau, et qui, hélas ! devait mourir le jour même de sa naissance. « Oh ! oui, concluait-elle gravement, sur la terre, il ne faut s'attacher à rien, pas même aux choses les plus inno­centes, car elles vous manquent au moment où on y pense le moins. Il n'y a que ce qui est éternel qui peut nous contenter. »

Le 8 avril 1888, eut lieu aux Buissonnets le repas d'adieu. Léonie était présente, revenue, le 6 janvier, d'un essai de six mois à la Visitation de Caen. Le lendemain, où se célébrait la fête reportée de l'Annon­ciation, Marie était avec toute la Communauté à la porte de clôture pour accueillir Thérèse, que son père à genoux venait de bénir une dernière fois. Le soir même, émue du récit fait par Céline, du courage avec lequel M. Martin avait laisser partir Thérèse, elle lui écrivait un mot où passaient sa gratitude et son admiration. « Ah ! quel père nous avons ! Aussi je ne m'étonne pas que le bon Dieu lui prenne tous ses enfants à ce père incomparable ! Il est trop cher à son Cœur pour qu'il ne le regarde pas lui et les siens d'un amour tout particulier. Comme elle doit te sourire d'en-haut, notre bonne mère, comme elle doit être réjouie de voir sa barque chérie si bien dirigée par toi vers le Ciel. O le meilleur des pères, que nous serons responsables si nous ne deve­nons pas des saintes, si nous ne suivons pas les traces de ta générosité !.. »

 

Quelle fut l'impression dominante de Sœur Marie du Sacré-Cœur en retrouvant Thérèse ? Une sorte d'étonnement admiratif devant la croissance physique, l'équilibre, la maîtrise morale de celle qu'elle s'était habituée à regarder à travers le prisme de la petite enfance. Plus tard, elle s'en ouvrira à sa sœur Pauline : « Je ne puis pas dire que j'éprouvais un sentiment de bonheur quand je la vis franchir la porte de clôture. Non, car je pensais à ce pauvre petit père qui allait être privé de son trésor. Mais elle, quelle céleste créature ! Il me semblait voir un ange ! Et comme elle avait grandi, ma petite Thérèse ! A travers la grille, on ne se rend pas bien compte comme lorsqu'on se trouve auprès de quelqu'un. Oui, elle m'a paru bien grande, et aussi bien jolie. Le bon Dieu avait mis en elle toutes les grâces ».

Marie fut désignée pour servir d'« ange » à sa benjamine : ce qui impliquait qu'elle l'initierait aux usages courants de la vie commune, qu'elle lui appren­drait à se débrouiller dans le bréviaire et les livres de prières, qu'elle se trouvait près d'elle au réfectoire et siégeait à ses côtés dans les récréations de Com­munauté auxquelles les novices participaient alors à leur rang. De là, de multiples occasions de contacts et d'échanges, en plus des licences des jours de fête où l'on pouvait converser deux à deux. Marie ne se faisait pas scrupule d'en profiter, mais elle sentit tout de suite l'aimable réserve de Thérèse, qui n'entendait pas s'accorder la moindre satisfaction naturelle. « J'essayais souvent de l'arrêter, déclarera-t-elle, pour lui dire un mot qui me sem­blait utile. Je lui donnais quelquefois pour motif qu'il fallait que je lui apprenne à chercher l'Office du jour, trois semaines seulement après son entrée au Carmel, elle me dit dans une de ces occasions : « Je vous remercie, je l'ai bien trouvé aujourd'hui ; je serais heureuse de rester avec vous, mais il faut que je m'en prive, car nous ne sommes plus chez nous». Et l'« ange », gentiment éconduit, versait secrètement des larmes très humaines.

Un tel exemple toutefois ne pouvait que stimuler la ferveur de Marie, qui se préparait à la Profession. Dans cette perspective, elle écrit au P. Pichon com­bien elle souhaiterait qu'on puisse lui appliquer à elle-même le verset scripturaire : « Quelle est celle-ci qui s'avance du désert, appuyée sur son Bien-Aimé » ? « C'est du désert que je veux arriver avec lui, du désert de mes désirs, de mes satisfactions, de tout moi-même. » Néanmoins - songe-t-elle qu'on parle à nouveau d'envoyer son père spirituel au Canada - elle éprouve un certain effroi devant les exigences possibles du Maître intérieur. Aussi affectueux qu'exi­geant, le Jésuite, convié à prêcher la prise de voile, se réjouit de retrouver « l'heureux lion dompté par le divin amour », mais, le 12 mai 1888, le jour même où elle entre dans sa grande retraite pré­paratoire, il lui écrit : « Quittez l'humain, immolez tout sans réserve, sans pitié. Je ne veux pas que vous soyez épargnée comme Isaac. Je ne veux pas que le glaive reste suspendu. Bienheureux glaive qui va trancher tout ce qui vous lie au ter­restre, à l'humain, pour vous enfoncer dans le sein de Jésus ».

Ces paroles ne restent pas sans écho, à en juger par la lettre où, à la veille de ses vœux, Marie demande le pardon et la bénédiction de son père aux Buissonnets. « C'est bien doux au diamant d'aller s'enchâs­ser dans le Cœur de Jésus et non point dans celui d'un époux mortel ! » Seul compte le trésor caché « Oui, tout vendre pour l'acheter! Tout quitter! Et c'est encore trop peu. »

 

Au cours de la retraite précédent sa profession, Marie, ayant remarqué un acte d'abnégation de Thérèse, lui envoie un billet où elle exprime la satisfaction de l'Ami divin, qui remercie pour les fleurs de sacrifice et dit à sa future épouse : « Reviens encore me consoler, aime-moi pour ceux qui ne m'aiment pas ». Elle signe : « Une petite solitaire à qui Jésus a dit cela tout bas ». La réponse de la jeune Thérèse comporte, à la fin du premier paragraphe, un mot interrompu au coup de cloche et non repris ultérieurement (LT-49). La marraine en témoi­gnera au Procès, non sans ajouter humblement : « Un jour qu'elle me voyait, au contraire, achever une ligne après l'heure, elle me dit : « Il vaudrait beaucoup mieux perdre cela, et faire un acte de régu­larité. Si on savait ce que c'est ! » Pour le moment, c est Thérèse qui s'excuse : « Si vous saviez comme je me repens de vous avoir dit que vous m'appeliez trop souvent. Oh ! après votre Profession, je ne vous ferai jamais de peine ». Elle compare sa sœur à l'Aigle et s'assimile elle-même au roseau, mais sa corres­pondante ne s'y trompe guère. Elle ne lit pas sans émotion ces phrases qui résonnent comme un loin­tain prélude du message de l'enfance spirituelle : « Demandez que votre petite fille reste toujours un petit grain de sable bien obscur, bien caché à tous les yeux, que Jésus seul puisse le voir. Qu'il devienne de plus en plus petit, qu'il soit réduit à rien !... »

La future professe a pu embrasser une dernière fois sa famille, lors de l'interrogatoire canonique précé­dant l'engagement définitif, ce dialogue officiel sur les motifs et l'entière liberté de la vocation ayant lieu devant le Supérieur ecclésiastique du monastère, dans la chapelle extérieure. L'émission des vœux se faisait à l'époque dans l'intimité communautaire. Ce fut le 22 mai 1888. Il revint à Thé­rèse de poser la couronne de roses au front de sa sœur. Celle-ci, vingt ans plus tard, résumera ses impressions : « Quant au jour de ma Profession, je n'en ai point d'autre souvenir, sinon qu'il ressembla tout à fait à celui de ma première Communion. Mon âme était dans la paix. Jésus m'avait appelée et j'étais venue à Lui. Quel bonheur peut être comparé à celui de répondre à sa voix ? Il m'avait appelée... Lui ! Qui pourra comprendre ce que c'est que d'être appelée par Dieu ? Quel mystère ! N'est-il pas le Maître de sa créature ? Et il l'invite à l'aimer... Il lui demande si elle veut l'aimer. Mais puisqu'il est Amour, il ne peut agir autrement, car l'amour doit être libre. Seulement ce qui est touchant, c'est qu'il désire être aimé et qu'il apprécie l'amour de sa pauvre petite créature. Et c'est Thérèse qui me couronna ! Prélude, et comme assurance, de ma couronne éter­nelle ! Le soir de ma Profession, je pleurai comme le soir de ma Première Communion, parce que le second beau jour de ma vie était passé ». A quand la fête qui durera éternellement ?

La prise de voile eut lieu le lendemain en présence de la famille, et enrichie d'un sermon du P. Pichon. Le religieux donna ensuite, du 23 au 28 mai, une retraite en une série d'instructions préparant les cœurs aux solennités du cinquantenaire de la fondation du Carmel de Lisieux Avec brio, il manie ses thèmes de prédilection, tous axés sur le Sacré-Cœur : prière, humilité, amour de Dieu, chante fraternelle, souffrance surtout, celle-ci étant décidément la corde préférée qu'il excelle à faire vibrer. Il ouvre à son auditoire des horizons austères : « Les Saints, lorsqu'ils étaient aux pieds de Nôtre- Seigneur, c'est alors qu'ils rencontraient leurs croix » - « La sainteté consiste à gémir, à souffrir, à patienter dans nos misères... La sainteté, il faut la conquérir a la pointe de l'épée, il faut souffrir, il faut agoniser. » Thérèse applaudit à ces formules abruptes que, plus tard, elle dépassera. Au confessionnal, le Père Pichon a balayé ses ultimes scrupules concernant sa maladie et sa guérison par le sourire de la Vierge Il l'a assurée qu'elle n'avait jamais perdu l'innocence baptismale. Elle se sent comme libérée. Quant à sa sœur Marie, plus attentive à la pesanteur humaine, et qui estime que le calvaire se présentera assez tôt sans qu'il faille y courir, elle s'attarde plutôt à approfondir la doctrine du Sacré-Cœur et à lui offrir l'hommage d'une confiance qui ne bronche pas.

Chapitre 5 : Au Carmel avec Thérèse

Maire, nouvelle professe, ne prétend pas réaliser le type classique de la Carmélite éprise de silence, de soli­tude, de régularité. Jusque dans ses offices de seconde infirmière, d'aide réfectorière, plus tard de provi­soire employée aussi à la cuisson des pains d'autel, elle apporte un brin de fantaisie. Néanmoins, elle s'épanouit dans sa vocation. Elle définit le monastère comme « un nid béni », un « petit paradis terrestre et presque céleste » ; elle dépeint « les charmes de ce délicieux panorama qui repose le cœur » ; elle se félicite de voguer dans la « barque du Carmel en partance pour le Ciel ». Elle écrit à son père : « Quel bonheur d'être au bon Dieu, quel privilège ! Sur ce chapitre je ne tarirais pas. Je me trouve si heureuse, si heureuse de mon sort ! Le monde peut bien se moquer de nous et ne pas nous comprendre. En attendant, nous possédons ce qu'il ne possède pas. Quelle brillante alliance, quel avenir désirable ! Etre l'épouse du Roi des rois, quel honneur et qu'avons-nous fait pour le mériter » ? Si disparates soient-elles, les métaphores traduisent la même allégresse. Telle ancienne reli­gieuse, déroutée par un travers, un écart de langage ou une réflexion paradoxale, peut se demander si cette sauvageonne est bien à sa place dans un couvent de contemplatives. Pour Sœur Marie du Sacré-Cœur la question ne se pose pas.

 

Les épreuves se profilent à l'horizon. D'abord, la menace d'un nouveau départ du P. Pichon pour le Canada ; puis la détérioration croissante de la santé de M. Martin « Bien souvent, note Marie, je m'étais demandé en pensant à papa : Comment sa belle vie finira-t-elle ? J'avais le secret pressentiment qu'elle se termi­nerait dans la souffrance, tout en étant bien loin de me douter quelle serait cette souffrance. Mais quand elle fut venue, un jour pendant la messe, j'en ai vu si clairement le prix que je n'aurais pas voulu l'échan­ger pour tous les trésors de la terre. Et quels mérites a du acquérir notre père chéri ! Mais comme il avait raison de nous dire : « Mes enfants, ne craignez rien pour moi, parce que je suis l'ami du bon Dieu » En ce temps-là, l'histoire de Job me revenait à la mémoire, il me semblait que c'était la sienne comme la notre, et que Satan, se présentant encore devant le Seigneur, lui avait dit : « Ce n'est pas étonnant si votre serviteur vous loue, vous le comblez de biens ! Frappez-le donc dans sa propre personne et vous verrez s'il ne maudira pas votre nom. » Mais le nom du Seigneur ne fut pas maudit, il fut, au contraire, toujours béni au milieu des épreuves les plus cuisantes. »

Le sacrifice eut un double prélude. En mai 1888, le vieillard, saisi par la grâce, à Notre-Dame d'Alençon, se sent porté à se livrer totalement : « Mon Dieu, c'en est trop ! Oui, je suis trop heureux, il n'est pas possible d'aller au Ciel comme cela, je veux souffrir quelque chose pour vous ! » Le 15 juin suivant, il souscrit d'enthousiasme aux confidences de Céline qui lui annonce sa vocation. « Le bon Dieu me fait un grand honneur en me demandant tous mes enfants. Si je possédais quelque chose de mieux, je m'empresse­rais de le lui offrir. »

Peu après surviennent des troubles psychiques : amnésie, angoisses, hallucinations, provoqués par des crises d'artériosclérose cérébrale. Travaillé par ses vieux rêves de vie érémitique, le malade disparaît plusieurs jours du 23 au 27 juin. Une carte expédiée du Havre permettra de le retrouver, mais, au Carmel comme aux Buissonnets, l'alerte avait été chaude. Traumatisée au plus vif de sa sensibilité, Marie relate les propos rassurants de Mère Geneviève : « Ne vous faites pas de soucis ; j'ai entendu une voix qui m'a dit : « Qu'elles ne se fassent pas de peine ; leur père reviendra demain ; il n'a rien. » - « En entendant ces paroles, ajoute-t-elle, je me souviens encore que je m'étais dit : « On compte ça pour rien ! » Maintenant, je comprends. Oui, c'est bien vrai que tout ce qu'il a souffert et nous avec lui, n'est rien à côté de la gloire qui en est résultée. »

La religieuse encourage son père en des lettres attendries qui laissent percer l'anxiété : « Ces croix, ces inquiétudes, ces épreuves de la vie sont pour moi un coup de rame qui pousse ma petite barque bien avant dans la mer, et lui montre de plus près le rivage béni et les joies sans mélange qui nous attendent là-bas... Alors, toute mon énergie s'en va de ce côté- là et j'ai faim et soif d'être sainte et de faire mon profit de tout ce qui passe. » Songeant à un ami de M. Martin qui le trouvait trop timide en affaires, trop dédaigneux du gain, elle ajoute : « Chacun son goût ! Les uns se tuent pour les biens présents, et leurs cheveux se blanchissent à gagner des millions ; pour nous, ne sommes-nous pas libres d'amasser des millions pour l'autre vie ? Ah ! mon père chéri, quand je pense au trésor amassé par toi, j'ai presque peur. Ah ! que le bon Dieu ne s'avise pas de te le donner tout de suite, ce trésor ! On dirait par moments qu'il n'y peut tenir à couronner ses saints. Mais attendez, mon Dieu, vous avez l'éternité... » Pour la saint Louis, elle envoie en cadeau au malade un médaillon où elle a mis de ses propres cheveux Entre le père et son aînée, les liens sont plus étroits que jamais.

La douleur touche au paroxysme deux mois plus tard. Le P. Pichon devant embarquer au Havre pour Montréal, M. Martin, accompagné de Léonie et de Céline, veut le saluer au départ. A l'étape de Notre- Dame de Grâce à Honfleur, il connaît une de ses plus sombres journées Les messages envoyés par ses filles au Carmel reflètent une extrême détresse. Une amélioration inespérée permet de rejoindre Paris le Jésuite quelque peu retardé. C'est le signal d'une brève période de rémission qui autorisera la présence du Papa à la prise d'habit de Thérèse.

Quelles étaient, à l'époque, les relations des deux sœurs agrégées au même noviciat ? Marie les campe, l'une et l'autre, dans un mot à son père : « Ta Reine est vraiment digne de ce titre, c'est une vraie petite Reine, une perfection digne de son Roi. Pour moi, hélas ! je suis toujours le diamant dur à travailler. » Elle recourt aux chansons des Buissonnets pour sou­ligner ses efforts souvent infructueux : « Je fais comme les camarades, quand je rencontre un petit fossé bien facile à sauter, souvent je seyis dret dans le mitant. Mais le bon Dieu est si bon qu'il accourt vite nous relever »...

Thérèse, elle, ignore les chutes. « Extérieurement, dira son aînée, elle était tout comme les autres... Tout était au-dedans ». Et dans son carnet intime : « Souvent je revis par la pensée le temps où notre petite Thérèse était au milieu de nous et je trouve que rien ne peut rendre ce que nous avons vu. Quelle perfection en tout et pourtant quelle simpli­cité ! Tout en elle était simple et en même temps si profond ! Tout ce que l'on peut en dire et en écrire ne me donne pas son vrai portrait, il faut l'avoir connue. Moi-même je ne pourrais le retracer, mais il est gravé au fond de mon âme comme une vision céleste que rien ne peut altérer. »

Voici qui trahit une certaine faiblesse chez Marie, qui conte le fait en toute simpli­cité : « La force d'âme de Thérèse se manifesta vis à vis d'une Sœur, pour laquelle elle ressentait beaucoup d'anti­pathie ; or, elle le laissa si peu paraître que, pensant au contraire qu'elle aimait beaucoup cette Sœur, j'en eus un certain sentiment de jalousie, et je lui dis un jour : « Je ne puis m'empêcher de vous confier un chagrin que j'ai... Je me figure que vous aimez mieux ma Sœur X que moi et je ne trouve pas cela juste, car enfin le bon Dieu a fait les liens de la famille, mais vous la recevez toujours avec un air si heureux que je ne puis penser autre chose, car vous ne m'avez jamais témoigné un tel plaisir d'être avec moi. » Elle rit de bon cœur, mais ne me confia rien des impressions d'antipathie que lui donnait cette religieuse. »

La dolente marraine, qui n'hésite jamais à se pré­senter sous un jour défavorable, cite encore un trait où elle servit elle-même, très inconsciemment, à exer­cer Thérèse : « Un soir, je pris sa lampe par mégarde. Le lendemain matin, au lieu de m'adresser des repro­ches, elle se contenta de me montrer en souriant un certain petit défaut qui s'y trouvait, comme pour me le faire remarquer. Je fus surprise de voir qu'elle n'avait pas voulu rompre même le silence ordinaire, pour une chose cependant qui semblait nécessaire. Et, plus tard, je vis dans son Manuscrit que, non seulement elle avait en cette circonstance pratiqué le silence, mais aussi et surtout la pauvreté ».

Entre les deux sœurs, le dialogue se noue parfois, et jusque sous la forme épistolaire. Nous avons hérité, pour la période carmélitaine de la vie de Thérèse, de douze lettres adressées par elle à Marie et de dix-sept qu'elle en a reçues. Ces échanges se font de préfé­rence à l'occasion des retraites. C'est ainsi que, se préparant à la vêture du 10 janvier 1889, la postu­lante écrit à son aînée : « Le pauvre agnelet ne peut rien dire à Jésus, et surtout Jésus ne lui dit absolu­ment rien. » La grande sœur enchaîne : « Ici-bas la croix, ici-bas l'exil, le désert aride. L'Enfant-Jésus sur sa paille ne lui dit-il pas, à sa petite fiancée chérie : qu'est-il venu chercher en ce monde où il a été si peu aimé ? Une croix pour mourir... Ah ! le langage de Jésus, ce n'est point celui des époux de la terre. Quelquefois c'est le silence, aux plus beaux jours on dirait qu'il veut se cacher. Pourquoi donc ? C'est lui seul qui sait les mystères ravissants de l'autre vie et quels trésors de grâces, quels diamants précieux il amasse pour ses épouses alors qu'il les appellera au banquet céleste. C'est pour cela qu'il ne nous dit rien ici-bas... »

A la veille de la prise d'habit, Sœur Marie du Sacré-Cœur offre à sa filleule, en la lui commentant, la précieuse image, reçue jadis de sa tante du Mans, et qui montre l'Enfant-Jésus moissonnant des lis. Elle achève sur ces mots : « Tout mon cœur à mon Ange chéri, que j'ai paré pour Jésus le jour de sa première Communion et que je parerai demain, le jour de ses fiançailles ». Il revient en effet à Marie de coiffer l'opu­lente chevelure qui était l'honneur de M. Martin et qui doit tomber sous les coups de ciseaux. Elle met tant d'amour et tant d'art à disposer les belles boucles blondes que la patiente Thérèse, qui sait sa marraine peu ponctuelle, soupire de temps en temps : « C'est bien ! Assez ! Assez ! Nous n'allons pas être prêtes pour la cérémonie. » A 8 h, la petite Reine peut enfin franchir la porte de clôture et faire son entrée dans la chapelle, au bras de son père.

M. Martin avait recouvré pour la circonstance toute sa vitalité, toute sa sérénité. L'offrande d'une si jeune fille, où la fraîcheur virginale s'enveloppait de tant de prestige, avait quelque chose de glorieux qui semble avoir touché l'assistance tout entière, et d'abord l'Evêque, qui, contrevenant au cérémonial, entonna le Te Deum, cependant qu'une nappe de neige, répon­dant au désir secret de la petite Thérèse, couvrait le préau et le cloître d'un voile de blan­cheur. Marie goûta jusqu'au ravissement le triomphe de sa sœur et celui de son père. C'était l'ivresse des Rameaux avant la terrible Passion.

Dans l'immédiat, ce sera l'épreuve, « notre grande richesse », comme dira Thérèse. L'état de M. Martin nécessitant des soins spéciaux et une surveillance incessante, M. Guérin le fit transférer, le 12 février 1889 à la maison du Bon Sauveur de Caen. La dernière visite au Carmel fut déchirante. La famille fera mettre dans la chapelle un ex-voto portant, avec la date fatale, ce cri de foi : « Que le Nom du Seigneur soit béni ! » La blessure n'en est pas moins à vif. « Je sens, écrit Marie à Pau me que c'est une plaie inguérissable, que mon cœur est brise pour toujours.

Il faut pourtant qu'elle domine sa propre douleur pour remonter le moral de Céline et de Léonie qui se sont installées à Caen, à proximité de leur malade. Et lorsque les deux jeunes filles regagnent Lisieux et prennent pension chez leur oncle, Sœur Marie du Sacré-Cœur ressent cruellement le démembrement des Buissonnets, rendu nécessaire par la situation. Le gentil cottage évoquant tant d'années heureuses! Dès réception au Carmel d'une partie du mobilier, elle écrit : « Quand j'ai vu ce déménagement, ces vieux restes des Buissonnets qui me rappelaient mille sou­venirs, et le pauvre Tom suivant derrière les voitures, je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer... Voilà donc ce qu'est la vie !... » Mais tout de suite surgit la note consolante : « Nous verrons un jour au Ciel notre père chéri jouissant d'un bonheur sans fin. Ah ! que ses peines alors lui paraîtront légères !» De là cet aveu à Céline : « Quand tu paraissais désirer la vie reli­gieuse, j'étais comme ennuyée que toutes nous n'envi­sagions que cela. Aujourd'hui je pense d'une tout autre manière et je comprends la parole de ce pauvre petit père qui nous disait dans sa simplicité : « Encore une de tirée de dessous la charrette».

Au parloir, il faut entendre sur la réclusion pater­nelle, des propos maladroits, des réflexions indéli­cates. Marie en vient à ne plus pouvoir prononcer le nom de son père sans que des sanglots étouffent sa voix. Toujours originale, elle dit un jour à ses sœurs : « Nous avons une si grande humiliation que même si l'une de nous devenait sainte, elle ne pour­rait jamais être canonisée par l'Eglise. » Ce contre quoi Thérèse s'insurgea vivement. Une autre fois, l'oncle Guérin ayant, en l'absence de Marie, parlé assez crûment des maladies mentales, la jeune Thérèse observe d'un ton affligé : « Oh ! heureusement que Sœur Marie du Sacré-Cœur n'était pas là! Quelle peine elle aurait eue ! Comme elle serait partie, le cœur triste ! Que j'en remercie Dieu ! »

La marraine souligne l'énergie de sa filleule. A l'occasion d'une licence, les deux sœurs s'entre­tenaient de la vision prophétique que Thérèse avait eue, jadis, du vieillard courbé, au chef enveloppé d'un linge. Elles eurent soudain comme une révélation de sa signification profonde. C'était bien leur père qui était ainsi apparu, « portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve. » Détail émouvant, au cours de la maladie, en ses spasmes d'anxiété, il aimait se couvrir avec son mou­choir. « Comme la Face Adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa Passion, ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Eternel !.. »

Cependant, la profession de Thérèse approchait. Elle avait été retardée de huit mois, mais Marie pré­cise bien le pourquoi de cette mesure, qui n'avait rien de péjoratif. « Il n'y avait pas d'autre motif que son jeune âge. Pour ce qui, est en effet, de ses dis­positions, toutes les religieuses et notre Mère Prieure lui rendaient ce témoignage : « Qu'elle était une novice très fervente et qu'on ne l'a jamais vue faire la plus petite infidélité à la Règle. Jamais elle ne demandait aucune dispense. »

La retraite préparatoire est l'occasion de tout un échange de correspondance. L'aînée faisant allusion aux « harmonies célestes » que le Sauveur ménage à sa fiancée, celle-ci rectifie. Jésus lui parle sur un autre clavier. Elle décrit son voyage de noces dans l'aridité, dans le noir - le Manuscrit dira : « Dans le tunnel. » - « S'il fait nuit pour ma petite fille, reprend Marie, il ne fait pas nuit pour son Epoux et c'est au soleil de l'Eternité qu'il lui prépare sa corbeille de noces. » La filleule remercie la chère marraine et, sans avoir l'air d'y toucher, nous la révèle d'un trait : « N'êtes-vous pas l'ange qui m'a conduite et guidée sur la route de l'exil jusqu'à mon entrée au Carmel ? Maintenant encore vous êtes tou­jours pour moi l'ange qui a consolé mon enfance et je vois en vous ce que les autres ne peuvent y voir, car vous savez si bien cacher ce que vous êtes qu'au jour de l'Eternité bien des personnes seront sur­prises ».

Thérèse a chargé Sœur Marie du Sacré-Cœur d'illuminer, pour son entrée au Chapitre où elle prononcerait ses vœux, l'Enfant-Jésus du cloître dont elle avait le soin. Elle se montre toujours pour sa sœur la « petite fille », mais l'aînée ne s'y trompe pas. La cérémonie achevée, Marie lit au verso d'une image représentant une Nativité, les pensées que sa sœur a écrites pour elle : « Maintenant son Visage est comme caché aux yeux des mortels, mais pour nous qui comprenons ses larmes en cette vallée d'exil, bientôt sa Face resplendissante sera montrée dans la Patrie, et alors ce sera l'extase, l'union éternelle de gloire avec notre Epoux. »

La prise de voile de Thérèse était fixée au 24 sep­tembre. Elle fut assombrie par l'absence de M. Martin, qu'on avait espéré faire venir au parloir, ce à quoi M. Guérin s'opposa formellement. La petite Thérèse sentit le choc, à en gémir. Déçue comme elle, Marie lui écrit en pleine nuit une missive toute ruisselante de tendresse : « Je pense tant à vous que je ne puis m'endormir, j'ai besoin de vous dire un petit mot du Ciel. Vous savez mieux que moi ce que vous êtes à votre Epoux, mais laissez-moi pourtant vous le redire. On ne se lasse pas d'entendre un tel chant d'amour. Vous êtes, petite enfant bien-aimée, sa pri­vilégiée entre toutes... Dans son Cœur même il a recueilli vos larmes, elles se sont mêlées aux siennes, car vous ne faites plus qu'un avec votre Epoux. »

Quelques mois plus tard, Sœur Marie du Sacré- Cœur quittait le noviciat. Elle continuera à s'occu­per jusqu'au bout de Mère Geneviève de Sainte Thérèse, qui devait mourir saintement le 5 décem­bre 1891. Elle avait beaucoup appris à son contact. Cette religieuse, qui lui avait montré tant de compréhension, était l'indulgence personnifiée. Ne faisait-elle pas remarquer que Jésus, loin d'accabler de reproches la Samaritaine, lui avait décerné un éloge : « En cela tu dis vrai » ? Elle révéla surtout à son infirmière le secret de tourner la souffrance en amour. Vingt ans de maladie, vingt mois de tortures dans la lente désagrégation du corps, n'avaient pu altérer sa patience ni son allégresse. Marie admirait, non sans un certain effroi, une telle sérénité. Dans sa vieillesse, elle saura profiter de la leçon.

C'est à l'occasion des funérailles de la fondatrice qu'elle signale ce trait de vertu de sa benjamine : « Un jour où elle disposait de son mieux des gerbes de fleurs qui avaient été envoyées pour mettre autour du cercueil de Mère Geneviève, une sœur converse lui dit : « On voit bien que ces bouquets viennent de votre famille, car vous les mettez assez en ayant, tandis que ceux des pauvres, vous les méprisez ». Je me demandais ce que Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus allait répondre en entendant ces paroles si injustes, mais elle regarda cette sœur de l'air le plus aimable et s'empressa d'accéder à son désir en mettant les fleurs les moins belles en évi­dence. »

Du Bon Sauveur, les nouvelles arrivaient plus opti­mistes. Le retour, maintes fois escompté, de M. Martin à son foyer, put enfin se réaliser le 10 mai 1892. Peut-être est-ce le lieu, pour démentir certaines allé­gations fausses et dissiper les appréciations erronées concernant l'évolution de la maladie, de citer le cer­tificat établi, à notre demande, par M. le docteur Henri Couléon, médecin-chef de l'Hôpital psychia­trique, à l'aide des notes succinctes relevées au Livre de la Loi, les autres dossiers de cette époque ayant été détruits: « Les observations médicales font état d'un affaiblissement psychique avec des alternatives d'excita­tion, de dépression et confusion mentale. Compte tenu de plusieurs ictus apoplectiques antérieurs suivis de paralysies transitoires, nous devons conclure, quant au diagnostic, à un affaiblissement psychique d'origine vasculaire, consécutif à l'artériosclérose cérébrale. »

Le 12 mai, on conduisit le vieillard au parloir du Carmel. S'il ne put exprimer ses sentiments, il se montra sensible aux propos échangés devant lui. Quand ses filles prirent congé, il les fixa longuement de ses yeux embués de larmes, et, le doigt levé en haut, murmura ce seul mot : « Au Ciel ! » Marie ne devait plus le revoir ici-bas.

 

Le 20 février 1893, Mère Marie de Gonzague, arrivée au terme de ses deux triennats, contribuait à faire élire à sa place Mère Agnès de Jésus, alors âgée de 32 ans. Cette promotion combla Marie de joie. Depuis toujours, les deux sœurs, si différentes qu'elles fussent, et peut-être pour cette raison même, se vouaient une affection et une admiration réci­proques ; elles ne faisaient qu'un cœur et qu'une âme. L'avenir les lierait plus encore. Cette amitié qui avait aidé Marie à entrer au Carmel et facilité son adaptation ne ferait que croître avec les années.

La nouvelle Supérieure, en nommant à la direction du noviciat la Prieure sortie de charge, pria Thérèse d'aider celle-ci en servant adroitement de conseillère à ses compagnes avec qui, d'ailleurs, elle demande­rait à rester quand son temps de formation serait accompli. Elle serait leur ange, et Mère Agnès ne crut pas devoir aviser Mère Marie de Gonzague du concours ainsi demandé à sa sœur. Mission délicate, susceptible de créer bien des conflits d'autorité, mais que le tact inné de la jeune religieuse sut faire accepter sans heurts graves. Mission providentielle surtout, qui lui permettra de diffuser son message, qui l'obligera à le mûrir, qui la haussera au sommet de la charité.

Sœur Marie du Sacré-Cœur va glisser insensible­ment à l'égard de Thérèse du rôle d'aînée à celui de disciple. Elle est intuitive ; elle n'a pas un tempérament à se laisser absorber par le travail ; elle a le temps d'obser­ver. Il semble bien qu'elle ait été la première à deviner le mystère d'amour que cachaient les 20 ans de Thérèse. « Un jour, écrira-t-elle, je la regardais passer sous le cloître et je me disais : « Quand je pense que personne ici ne se rend compte de la sainteté de cette âme ! » Ce n'est pas étonnant car elle était la simplicité même ». - « Je vis, note-t-elle encore, une jeune postulante l'accabler de reproches, lui dire les choses les plus dures. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus gardait un calme parfait, et cependant je devi­nais l'extrême violence qu'elle devait se faire, pour entendre avec une telle sérénité des paroles aussi mordantes. » Marie s'émerveille de ce bel équilibre joint à une réelle ouverture : « Elle était si pure et si simple en même temps qu'on pouvait lui confier n'importe quelle tentation à ce sujet : on sentait qu'elle n'en serait pas troublée ». Déjà la possédait la passion des plus lointains. Marie, la voyant fouiller la bibliothèque, lui demande ce qu'elle cherche. « Un livre sur les missions. Je les aime bien, les missionnaires. »

Quand Thérèse maniera la plume et le pinceau, Marie aura plus d'une fois recours à ses talents. Sur un total de cinquante-huit poésies, six seront composées à sa demande. Mais elle se voit elle-même mise à contri­bution, en 1894 et 1895 pour la fête de Mère Agnès de Jésus, le 21 janvier. Thérèse l'embauche pour son projet de pièce de théâtre – les récréations pieuses 1 et 3 sur Jeanne d'Arc, qui se déroule en deux parties : La bergère de Domrémy écoutant ses voix et Jeanne d'Arc accomplissant sa mission. Il fallut tout l'ascendant de la petite pour que Marie, si farouchement hostile à se produire, acceptât de monter sur les planches pour la première fois. Elle avoue s'en être tirée « assez convenable­ment ». - « Je n'étais pas du tout intimidée et j'étais pleine de mon sujet. »

Dans la première pièce, elle joue sainte Cathe­rine, qui instruit et soutient la bonne lorraine. Mais elle avoue que c'est Thérèse elle-même - celle-ci interprétait le rôle de Jeanne - qu'elle avait en vue quand elle lui chantait, de toute sa tendresse et en refoulant ses larmes : "Je suis ta sœur et ton amie. Toujours je veillerai sur toi, Car dans l'éternelle Patrie Tu seras placée près de moi. Bientôt les célestes collines Où paît le troupeau virginal T'ouvriront leurs sources divines, Transparentes comme un cristal. Et dans les campagnes, Avec tes compagnes, Tu suivras l'Agneau, Chantant le Cantique Nouveau. « Si vous aviez vu, ajoute-t-elle, son air angélique en me regardant et aussi son expression d'amour si profond qui répondait au mien ! Je puis dire qu'en ce moment-là j'ai goûté quelque chose du bonheur du Ciel. » L'année suivante, pour RP-3, Marie représentait la France, Thérèse incarnant à nouveau Jeanne. Le témoignage n'est pas moins éloquent. « En disant : Je viens à toi, les bras chargés de chaînes, je m'avançai vers elle afin qu'elle les enlève. Elle me faisait l'effet d'une véritable Jeanne d'Arc. Quel air noble et guerrier ! Ah ! c'était bien une Jeanne d'Arc. »

 

Le 1er juin 1894, Thérèse mit en vers, à la demande de sa sœur, que hantait la pensée de l'au-delà, les thèmes du temps et de l'éternité confondus dans l'offrande à Dieu du moment présent. C'est le can­tique « Rien que pour aujourd'hui ». La finale trahit l'espérance qui, déjà, soulève l'âme de Thérèse : Je volerai bientôt vers toi, Face chérie, Quand le jour sans couchant sur mon âme aura lui ; Alors je chanterai dans la sainte Patrie l'éternel aujourd'hui. En cette même fête du Sacré-Cœur, Thérèse offrait en cadeau à Marie un poème acrostiche qu'elle intitule « le portrait d'une âme que j'aime », et qu'elle signe : « Un cœur d'enfant reconnaissant ». Il vaut d'être cité parce qu'il exprime l'essentiel du signalement de notre Carmélite :

Poésie 6  : Le Portrait d'une Ame que j'Aime

M oi je connais un coeur, une âme très aimante,
A yant reçu du Ciel une sublime Foi,
R ien ne peut ici-bas ravir cette âme ardente :
I l n'y a que Jésus qu'elle nomme son Roi.
E nfin, cette belle âme est grande et généreuse,

D ouce et vive à la fois, toujours humble de cœur.
U n horizon lointain... l'étoile lumineuse

S uffisent bien souvent pour l'unir au Seigneur.
A utrefois je la vis aimant l'indépendance
C hercher le bonheur pur et la vraie liberté....
R épandre des bienfaits était sa jouissance
E t s'oublier toujours, sa seule volonté !...

C e fut le cœur divin qui captiva cette âme
OE uvre de son amour, digne du Créateur
U n jour je la verrai comme une pure flamme
Rayonner dans le Ciel auprès du Sacré Cœur.

Un cœur d'enfant reconnaissant

La loi du devoir d'état appellerait Marie à des fonctions plus prosaïques. Vers la fin de juin 1894 elle devenait provisoire: elle aurait à suivre la préparation des repas, à organiser les menus, le service des tables, la répartition des parts. Elle se réjouissait de pouvoir surveiller de près sa jeune sœur, dont la santé ne laissait pas de l'inquiéter. Thérèse en fit l'expérience : «Sœur Marie du Sacré- Cœur étant provisoire, m'a fait faire bien des morti­fications. Elle m'aime tant que j'avais l'air bien gâtée, mais la mortification est plus grande dans ce cas-là. Elle me soignait selon ses goûts, absolument contraires aux miens ». Marie convient, après coup: « Quand j'étais provisoire, je n'ai jamais pu réussir à savoir les goûts de Thérèse, et, sans le vouloir, je lui ai fait pratiquer de grosses mortifications. Les jours, par exemple, où le dîner se composait de haricots, ne sachant pas qu'ils lui fai­saient mal, je remplissais son assiette et comme on lui avait recommandé de tout manger et qu'elle ne voulait pas désobéir, elle était malade à chaque fois. Elle ne m'a confié ce détail que lorsqu'elle était à l'infirmerie. »

 

Marie n'a pas renoncé au sens familial. Tout ce qui touche aux siens l'émeut. Quand elle apprend, le 29 juillet 1894, Ie décès de M. Martin, pour qui elle avait un véritable culte, la tristesse l'envahit, mais pour faire place tout de suite à un sentiment de plé­nitude surnaturelle : « Je me souviens, écrira-t-elle, que, dans la matinée, après avoir reçu la nouvelle de sa mort, je regardais le Ciel sur le préau et je pensais : « Quel bonheur ! Maintenant il est au Ciel, il vit dans un autre monde, et il est heureux. » Dans l'après-midi, Mme Maudelonde nous a demandées au parloir. Je me rappelle aussi que, le soir, j'étais à la table de service ; alors Sœur Saint Jean de la Croix me dit : « Mais qu'est-ce que vous avez donc aujourd'hui ? Vous avez une figure abso­lument comme si vous étiez au Ciel ». Je lui ai répondu: «Ce n est pas bien étonnant que j'aie une figure du Ciel puisque mon pauvre père y est de ce matin » Au fond, je ressentais un tel bonheur de le voir enfin délivré de cette pauvre terre ! »

Ce trépas libérait Céline, qui avait été jusqu'au bout la garde-malade du saint vieillard. Marie n'avait cesse de l'encourager au cours de ces six années. Céline rejoignit ses sœurs au Carmel, le 14 sep­tembre 1894. Léonie, elle, avait, le 24 juin 1893, tenté un nouvel essai à la Visitation de Caen, qu'il lui faudrait quitter, une seconde fois, le 20 juillet 1895 a l'heure où Marie Guérin s'apprêterait, à son tour, a retrouver en clôture ses quatre cousines. Du Canada, le P. Pichon suivait cet essor collectif vers le cloître et vers l'union à Dieu. Marie lui envoie régulièrement de véritables mémoires, qui s'agrémentent, pour la saint Almire, de vers acrostiches composés par Thérèse à sa demande. Les réponses sont de plus en plus espacées. Débordé par les retraites et les con­fessions, le Jésuite va droit au conseil pratique, où l'on retrouve l'écho de sa correspondante : « Obtenir des communions de plus, quel appât ! quelle source d'émulation ! N'épargnez rien pour en mériter... avec votre cher Agneau pour Prieure, il faut vous faire bien petite, vous mettre sous les pieds de toutes, vous faire pardonner d'être tant sa sœur. Belle moisson de renoncements, de sacrifices, d'épines et de roses empourprées du sang de votre cœur... En lisant l'histoire des orages petits et grands que votre plume me confie si filialement, je me suis rappelé ce joli mot de Fénelon : « Dieu polit un diamant avec un autre diamant1 ». - « Je vous pardonne volontiers de ne pas aimer les livres. Tout se simplifie dans notre âme à mesure que nous avançons vers l'Eter­nité. Goûtez, goûtez de plus en plus l'Evangile. Mais je vous en veux de ne pas oser appeler Jésus votre Epoux. Fi donc ! Le cœur a des audaces. Osez et Jésus vous sourira. » Ces consolations épistolaires iront se raré­fiant. Le religieux a les yeux malades. Pour les épar­gner, Sœur Marie du Sacré-Cœur en est réduite à ne noircir que deux pages, et en gros caractères.

 

A l'heure où décline l'influence du P. Pichon, celle de Thérèse prend le relais. Quand cette dernière prononcera son acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux, elle son­gera à y associer Marie. Celle-ci mani­festait-elle en toute occasion une véritable répulsion pour les voies extraordinaires. Au sein de la Com­munauté, elle ne passait pas précisément pour une mystique. Mais sous l'écorce volontairement durcie, Thérèse savait ce qui se cachait de foi vaillante et d'authentique piété. Certain jour que les deux sœurs étaient employées côte à côte à faner l'herbe du pré, le dialogue s'engagea sur ce genre d'oblation et la proposition fut faite en termes clairs : « Voulez-vous vous unir à moi ?» - « Bien sûr que non, fut-il répondu. Je ne veux pas m'offrir en victime, le bon Dieu me prendrait au mot et la souffrance me fait bien trop peur. D'abord, ce mot de victime me déplaît beaucoup. » Notre religieuse ne se rendit pas tout de suite. « j'acceptai, notera-t-elle, qu'elle me donnât cet acte, tel qu'elle venait de le composer, mais je me réservai

de réfléchir encore avant de le prononcer. L'ayant lu, je lui fis remarquer qu'elle n'y parlait pas du Sacré-Cœur, et c'est pour me faire plaisir qu'elle y ajouta alors : « Vous suppliant de ne me regarder qu'à travers la Face de Jésus et dans son Cœur brûlant d'amour ». Puis plus loin : « Je veux travailler pour votre seul amour, dans l'unique but de vous faire plaisir, de consoler votre Cœur sacré et de sauver des âmes qui vous aimeront éternellement ». Entendons bien que, dans ces phrases, seules relèvent de la suggestion de Marie les incises mentionnant le Sacré-Cœur. Satisfaction ainsi obtenue, elle s'inclina – pour elle, l'indépendante, ce mot avait un sens – devant la tendre requête de Thérèse. « Elle était si éloquente, dira-t-elle, que je me suis laissée gagner et je ne m'en repens pas, moi non plus. »

Sans doute aussi mêlait-elle à ses pensées les élé­vations de Thérèse concernant l'acte d'offrande. Elle s'en ouvrit à Thérèse, un jour qu'elles se trouvaient ensemble à la bibliothèque, la priant, puisqu'elle en était elle-même incapable, de synthétiser tout cela en une poésie sur le Sacré-Cœur. Thérèse hésita. Elle avouait ne pas voir cette dévotion comme tout le monde. L'aspect de la réparation ne l'attirait guère. Seule la séduisait la vision de l'Amour consumant, qui, assurément, était au centre des apparitions de Paray-le-Monial, mais à laquelle, en cette fin du XIXe siècle, l'opinion catholique semblait moins sensibilisée. Elle réfléchit et, finalement, accepta : ce qui nous valut, probablement en octobre 1895, le poème PN-23, can­tique fait de huit couplets de huit décasyllabes, où, sous une forme très dense, fusionnent les réflexions de l'une et l'autre Carmélites.

Le samedi 21 mars 1896, Mère Marie de Gonzague remplaçait Mère Agnès de Jésus à la tête de la Com­munauté. D'après les indications du livre des Fon­dations, la nouvelle prieure confia la direction du noviciat à Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Celle-ci la supplia d'assumer elle-même la charge, souhaitant n'exercer à ses côtés qu'un rôle d'auxiliaire. En fait, si elle ne porta pas le titre, elle exerça la fonction. Cette marque de haute confiance, cette situation devenue officielle, en donnant à la jeune religieuse un surcroît d'autorité, attirèrent encore plus sur elle l'attention de Marie qui, après avoir jaugé sa sain­teté, en vint rapidement à pressentir son message et à se mettre à son école. Dans cette voie, avec une lucidité étonnante, elle précède toutes ses consœurs : et Mère Geneviève qui s'effrayait des audaces de la « petite », et Mère Marie de Gonzague et Sœur Marie des Anges, qui eurent le mérite d'encourager Thérèse, mais sans pénétrer l'ampleur de ses ambitions surna­turelles, et Mère Agnès de Jésus elle-même, surmenée par ses fonctions, qui attendit trois mois avant de lire le manuscrit de l'Histoire d'une Ame et ne prêta que peu d'attention à l'acte d'offrande et à la blessure d'amour qui suivit de peu. Cette clairvoyance explique les interventions décisives de Marie pour amener sa filleule à livrer ses suprêmes ensei­gnements.

Elle craint de la perdre prématurément. « La nuit du jeudi au vendredi saint de l'année 1896, dit-elle, elle fut prise, comme elle le raconte elle-même, d'un premier crachement de sang. Je la rencontrai le matin, pâle et épuisée et se fatiguant à des travaux de ménage. Je lui demandai ce qu'elle avait, tant elle me parais­sait mal, et lui offris mes services. Mais elle me remercia simplement sans me dire un mot de l'acci­dent qui lui était arrivé. » L'affaire n'eut pas de suites graves dans l'immédiat, mais Sœur Marie du Sacré-Cœur demeurait sur le qui-vive. On la devine plus empressée à interroger la malade, avide de lui arracher ses découvertes spirituelles. C'est ainsi que, mise au courant d'un songe particulièrement évocateur que Thérèse avait eu le dimanche 10 mai, et avide de recevoir d'elle des détails des grâces qui avaient comblé sa retraite du 8 septembre, elle en demanda le récit circonstancié.

Le 13 septembre, Marie lui remet une lettre d'un accent bouleversant : « Je vous écris, non pas que j'aie quelque chose à vous dire, mais pour avoir quelque chose de vous, de vous qui êtes si près du bon Dieu, de vous qui êtes sa petite épouse privi­légiée, à qui il confie tous ses secrets. Ils sont bien doux les secrets de Jésus à Thérèse et je voudrais encore les entendre. Ecrivez-moi un petit mot, c'est peut-être votre dernière retraite, car la grappe dorée de Jésus doit lui faire envie à cueillir... » Les souve­nirs du passé affluent ; une admiration contenue perce à chaque ligne. Ah ! si elle pouvait, elle aussi, « s'exercer dans l'art d'aimer ». Pour lever toute hésitation, elle ajoute en finale - et le mot ne manque pas de saveur, entre les quatre murs du cloître - « Notre Mère a permis que vous me répondiez (par retour du courrier) ».

Dans les trois jours, elle fut mise en possession de ce qui deviendra le Manuscrit B : un mémoire autographe fait de cinq folios écrits recto verso, et comportant un feuillet d'introduction et des pages adressées en style direct à Jésus. La mention du 8 septembre qui figure en tête de celles-ci n'a pas encore reçu d'explication définitive. Thérèse a-t-elle antidaté ? Ne fait-elle que communiquer un docu­ment déjà conçu et rédigé au cours de sa retraite ? Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, nous sommes là devant un des plus beaux joyaux de la littérature mys­tique, que Thérèse signera : « La toute petite ». En ces phrases incandescentes, dont le lyrisme jaillis­sait d'une sincérité absolue, Sœur Marie du Sacré-Cœur découvrait soudain la grandeur incomparable de celle dont elle avait guidé les premiers pas. Elle avait lu le manuscrit autobiographique rédigé l'année précédente pour Mère Agnès de Jésus, et les envolées finales qui tou­chaient au sublime. Mais elle tenait maintenant entre les mains, dans ces modestes feuilles, un document unique où la charité débordait comme une coulée de lave en fusion. Elle s'attendrit, elle pleure, elle comprend que celle qui produit un tel chef-d'œuvre n'est déjà plus de la terre ; elle souffre surtout de se sentir si loin d'elle, et, bien féminine en cela, elle ne peut s'empêcher d'en exprimer sa peine. C'est l'objet de la lettre qu'elle adresse à sa sœur le 16 septem­bre 1896.

"J'ai lu vos pages brûlantes d'amour pour Jésus, votre petite marraine est bien heureuse de posséder ce trésor et bien reconnaissante envers sa petite fille chérie qui lui dévoile ainsi les secrets de son âme. Oh ! que j'aurais à vous dire sur ces lignes marquées du sceau de l'amour… Comme le jeune homme de l'Evangile, un certain sentiment de tristesse m'a saisie devant vos désirs extraordinaires du martyre. Voilà bien la preuve de votre amour, oui, vous le possédez l'amour, mais moi, non. Jamais vous ne me ferez croire que je puis atteindre ce but désiré. Car je redoute tout ce que vous aimez. Voilà bien une preuve que je n'aime pas Jésus comme vous. Ah ! vous dites que vous ne faites rien, que vous êtes un pauvre petit oiseau chétif, mais vos désirs, pour quoi les comptez-vous ? Le bon Dieu, Lui, les regarde comme des œuvres... ... Je voudrais bien que vous disiez par écrit à votre petite Marraine si elle peut aimer Jésus comme vous... "

Ces réflexions révèlent chez Marie une réelle perspicacité. Elle a perçu le génie de Thérèse, elle reconnaît en elle une Sainte aux dimensions extraordinaires. Par ailleurs, elle sent bien que son message est d'une portée universelle. Comment résoudre cette antinomie ? Elle, Marie, qui se défie du sen­sationnel, qui n'entend pas courir au devant de l'holocauste ni jouer à la grande âme, comment peut-elle se trouver concernée par ces effusions effer­vescentes ? Bénissons ce cas de conscience et la fran­chise avec laquelle elle le pose. Cela nous vaut, le lendemain même, une admirable mise au point de Thérèse, sans laquelle peut-être une certaine obscurité eût plané sur la voie d'enfance. Vite, elle brise le malentendu. « Mes désirs de martyre ne sont rien, ce ne sont pas eux qui me donnent la confiance illimitée que je sens en mon cœur. » Ce qui plaît à Dieu, précise-t-elle, « c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde. Voilà mon seul trésor, Mar­raine chérie ; pourquoi ce trésor ne serait-il pas le vôtre ?... »

Que Marie répugne à l'oblation à la justice qui implique une certaine magnanimité et expose aux plus lourdes épreuves, quoi d'étonnant à cela ? Mais il est ici question d'autre chose : «...comprenez que pour aimer Jésus, être sa victime d'amour, plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant. Le seul désir d'être victime suffit, mais il faut consentir à rester toujours pauvre et sans force C'est la confiance et rien que la con­fiance qui doit nous conduire à l'Amour... » Cette fois, la sœur aînée n'élève plus d'objection.

Par ailleurs, si ouverte qu'elle fût avec sa sœur, Thérèse lui cacha par discrétion le plus terrible de ses martyres. « Dans un entretien intime (à Pâques 1897), témoigne Marie, elle me demanda si j'avais eu quel­quefois des tentations contre la foi. Je fus surprise de sa question, car j'ignorais ses épreuves contre la foi : je ne les connus que plus tard, surtout par la lecture de l'Histoire d'une Ame. Je lui demandai donc si elle en avait elle-même, mais elle répondit d'une manière évasive et détourna la conversation. Je com­pris alors qu'elle ne voulait rien me dire, par crainte de me faire partager ses tentations, et je fus très frappée de sa prudence en cette occasion. » Une lettre au P. de Santanna complète cette déposition : « Dans le courant de la conversation elle me dit : « Qu'il est bon le bon Dieu ! Il me semble qu'en le voyant je ne pourrai pas m'empêcher de pleurer parce qu'il est trop bon... Il me fera pitié! »

Rendue hardie par ses réussites antérieures, Marie n'hésite pas à mobiliser la plume de Thérèse Le 12 juin 1896, pour la fête du Sacré-Cœur, elle obtient la poésie PN-33, quatre strophes qui ont pour titre : « Ce que je verrai bientôt pour la première fois ! On retrouve-là des pensées familières à l'aînée des Martin. Mais Thérèse y introduit son rêve de toujours, en passe de devenir une éclatante réalité : "Tu le sais bien, mon unique martyre C'est ton amour, Cœur Sacré de Jésus . Vers ton beau Ciel, si mon âme soupire, C'est pour t'aimer, t'aimer de plus en plus".

Un entretien intime entre les deux, en mai 1897, nous vaudra un morceau d'une haute portée doctri­nale. Thérèse exaltait devant sa sœur la toute-puissance et la promptitude de l'aide apportée par la Sainte Vierge. Touchée de la simplicité et de la pro­fondeur de ses enseignements, Marie la pria d'écrire pour elle ce qu'elle pensait de sa mère du Ciel Ainsi naquit le poème en vingt-cinq couplets de huit alexandrins, intitulé : « Pourquoi je t'aime, ô Marie ». PN-54. Thérèse dira plus tard de cette œuvre : « Mon petit Cantique exprime tout ce que je pense et ce que je prêcherais sur la Sainte Vierge si j'étais prêtre. » On doit être reconnais­sant à Sœur Marie du Sacré-Cœur d'avoir été à l'origine de cette somme mariale, d'une inspiration toute évangélique, et qui anticipe sur la manière dont le Concile du Vatican II abordera le même thème.

 

En juin 1897, Thérèse allait faire à son aînée, ainsi qu'à Mère Agnès de Jésus et à Sœur Geneviève, un autre cadeau plus personnel. Sentant sa fin prochaine, elle leur légua une image de l'Enfant-Jésus fauchant les lis, semblable à celle que Marie avait reçue, à 8 ans, de sa tante Visitandine, et avait offerte à sa filleule pour sa prise d'habit. La Sainte la colla sur un carton léger et l'encadra de plusieurs pensées, dont celle-ci qui résume son âme : « Je vois ce que j'ai cru. Je possède ce que j'ai espéré. Je suis unie à Celui que j'ai aimé de toute ma puissance d'aimer ». Au verso, elle copia, en guise d'adieu, des paroles empruntées aux lettres de l'angélique martyr Théophane Vénard. Elle achevait sur ces mots : « Moi petite éphémère, je m'en vais la première. Un jour nous nous retrou­verons dans le paradis et nous jouirons du vrai bonheur. » (cf. LT-245).

 

La tuberculose étendant ses ravages sur un orga­nisme épuisé, il fallut, le jeudi 8 juillet, transférer la malade de sa cellule à l'infirmerie de la Sainte Face situee au rez-de-chaussée. Elle y trouva, disposée sur une console, la Vierge des Buissonnets. Marie lui glissa dans l'oreille ces vers de son récent cantique : "Toi qui vins me sourire au matin de ma vie Viens me sourire encor, Mère, voici le soir!" Puis, étonnée de la fixité du regard de Thérèse, elle interrogea : « Que voyez-vous ? » - « Ce n'est cas comme la première fois, oh ! non, c'est bien la statue que je vois et qui me paraît si belle ! Autrefois regardez, elle n'était pas placée comme cela… Je la voyais de côté, vous rappelez- vous ? Autrefois, vous savez bien que ce n'était pas la statue... » « Elle n'acheva pas, conclut Marie, mais je compris.

 

Au cours de ces dernières semaines, grâce à la bienveillance de Mère Marie de Gonzague, les trois sœurs de Thérèse se trouvèrent fréquemment à son chevet, Sœur Geneviève (Céline) servant d'infirmière. Mère Agnès de Jésus transcrivait les propos de la malade, qui constitueraient plus tard les Novissima Verba. Sœur Marie du Sacré-Cœur, de son côté, recueille principalement en vue de les transmettre à la famille, certains traits ou paroles dont plusieurs la concernent personnellement.

Le 10 juillet, elle écrit à sa cousine, Jeanne La Néele : « Je suis comme si on m'avait ensevelie sous une lourde croix, et c'est cela, en effet, que le bon Dieu a fait. Il me semble que je ne suis plus de ce monde, que j'en suis déjà partie avant notre ange chéri. Tout me paraît si vain, si factice quand je vois de si près l'éternité, quand je vois au seuil de l'autre vie une petite sœur que j'aime tant, qui est comme une partie de moi-même. » Elle a perdu toute illusion. « Le bon Dieu ferait plutôt un miracle pour nous ravir cet ange qui désire tant le posséder, qu'il n'en ferait un pour le laisser ici-bas. Je ne te donnerai aucun détail sur sa patience, sa gaieté, sa sainteté. J'y renonce, car c'est intraduisible. C'est un abandon ravissant, la confiance d'un enfant qui se sait aimé du meilleur des pères, une confiance sans bornes. » La lettre du 14 juillet à Mme Guérin trahit les réactions personnelles devant cette constance héroïque: « Je trouve comme vous qu'on a le droit d'être fier d'avoir dans sa famille un ange pareil, c'est une grâce de privilège : il me semble que le bon Dieu me dit :

« Tu vois tout ce qu'il faut faire, tu vois tout le chemin à suivre, imite-la »... En si peu de temps en être arrivée là ! M. l'abbé Youf a dit à notre Mère : « Vous avez une seconde Mère Geneviève. » Gui, mais celle-ci est mûre avant l'âge et Jésus veut la cueillir pour en faire les délices de son Ciel...Pour moi, depuis que je la sais si malade, je ne me sens plus la même, il me semble que je resterais bien tout le reste de ma vie sans dire un mot. J'ai besoin plus que jamais de silence et de recueillement, j'ai besoin de m'entretenir cœur à cœur avec Celui qui seul nous reste toujours. »

Thérèse venait alors d'achever ses souvenirs qui formeraient plus tard le manuscrit C. Elle pressentait le bien que ferait cet ouvrage ; elle songeait à son acti­vité d'outre-tombe. Elle s'en ouvre à Marie - c'était le 13 ou le 18 juillet - « Si vous saviez comme je fais des projets, que de choses je ferai quand je serai au Ciel ! - Quels projets faites-vous donc ? interroge sa sœur. - Je commencerai ma mission, j'irai là-bas aider aux missionnaires et empêcher les petits sau­vages de mourir avant d'être baptisés. » La petite mourante se sentait charge d'âmes.

Enregistrons encore ce mot de prime abord décon­certant pour qui n'y reconnaît pas le pur reflet d'une âme d'enfant : « Vers le mois d'août 1897, six semaines environ avant sa mort, j'étais auprès de son lit avec Mire Agnès de Jésus et Sœur Geneviève. Tout à coup, sans qu'aucune conversation eût amené cette parole, elle nous regarda avec un air céleste et nous dit très distinctement : « Vous savez bien que vous soignez une petite Sainte ». Je fus très émue de cette parole, comme si j'avais entendu un Saint prédire ce qui arriverait après sa mort. Sous l'empire de cette émotion, je m'éloignai un peu de l'infirmerie. »

La grande sœur s'affligeait surtout de ce martyre qui s'aggravait et se prolongeait au-delà de toutes prévisions. Thérèse lui disait : « On ne sait pas ce que c'est de souffrir comme cela, non, il faut le sentir ». - « Et moi, répondit Marie, qui ai demandé au bon Dieu que vous ne souffriez pas beaucoup ; voilà comment il m'exauce .» - « Je lui ai demandé, corrigea la Sainte, que les prières qui pourraient mettre obstacle à l'accomplissement de ses desseins sur moi, Il ne les écoute pas. » En une autre cir­constance, Marie ne put retenir ce cri de compassion : « Ce qui me fait de la peine, c'est la pensée que vous allez souffrir encore ». - « Moi, je n'ai pas de peine, protesta la malade, parce que le bon Dieu me donnera la force de le supporter. »

Un petit rouge-gorge, témoigne encore Sœur Marie du Sacré-Cœur, venait, de temps en temps, lui faire visite, aussi protégeait-elle tous les oiseaux du jardin. Et un jour que je voulais tendre des pièges aux merles qui dévoraient les fraises, elle me dit : « Ne leur faites pas de mal, iis n'ont que la vie pour jouir. Quand je serai au Ciel, je vous pro­mets de vous envoyer des fruits, si vous ne détruisez pas les petits oiseaux. » Et il vint des fruits chaque année après sa mort. » Elle empêche également son aînée d'arracher un arbrisseau malingre qui dépérit : « Pour moi qui vais mourir, je vous en supplie, laissez-lui la vie à ce pauvre rhododendron ». Ce qui vaut à celui-ci de fleurir encore dans le préau du Carmel.

Au chevet des êtres aimés que la mort guette, la tendresse s'exprime moins par des phrases que par le regard et le silence. Apercevant Marie qui s'attarde à la contempler, Thérèse lui dit : « Marraine, que vous êtes belle quand votre figure s'éclaire d'un rayon d'amour... » Elle devine en Marie une arrière-pensée, un regret. Oh! ce n'est pas de la jalousie, car Mère Agnès de Jésus elle-même en a fait l'aveu : plutôt la peine de se sentir quelque peu éclipsée par Pauline dans l'affection de sa benjamine. Alors, les étreignant toutes deux d'un même geste, et comme pour les fondre en un unique atta­chement : « Petites sœurs, c'est vous qui m'avez élevée. »

Au nom même de cette dilection, Thérèse met en garde contre le besoin d'amitié et de confidence qui risque de gêner la recherche de Dieu. « Je ne pour­rai donc pas m'épancher auprès de Mère Agnès de Jésus ! » s'écrie Marie. - « Il n'y aurait que dans le cas où elle aurait besoin de consolation. De votre côté, il ne faut jamais lui parler pour votre conso­lation tant qu'elle ne sera pas prieure. Je vous assure que c'est toujours cela que j'ai fait. Ainsi notre Mère lui avait donné la permission de me parler, mais moi je ne l'avais pas et je ne lui disais rien de mon âme. Je trouve que c'est cela qui rend la vie religieuse un martyre. Sans cela, ce serait une vie facile et sans mérites. » Elle n'hésite pas à dire à son aînée : « Vous avez une fière natures..." Marie, qui rapporte le mot, continue : « Comme je lui deman­dais si je deviendrais une Sainte, elle répondit : « Si vous voulez... »

Thérèse, elle, pratiquera jusqu'au bout, et en tous domaines, la plus rigoureuse abnégation. « Trois jours avant sa mort, déclare notre Carmélite, alors qu'elle était torturée par la fièvre, elle se privait de demander de l'eau dans laquelle on mettait un peu de glace ; elle se privait aussi de demander du raisin, lorsqu'on oubliait de le mettre à sa portée. La voyant regarder son verre, Marie s'aperçut de sa mortification et lui dit : « Voulez-vous avoir de l'eau glacée » ? Elle me répondit : « « Oh ! j'en ai si grande envie ! - « Mais, repris-je, notre Mère vous a obligée de demander tout ce qui vous est nécessaire, faites-le donc par obéissance. » - « Je demande ce qui m'est nécessaire, me dit-elle, mais non ce qui me fait plaisir ; ainsi quand je n'ai pas de raisin, je n'en demanderais pas. »

Sœur Marie du Sacré-Cœur sera marquée par la mort de Thérèse. « Dès le matin, je courus chercher Mère Agnès de Jésus qui lui dit en entrant à l'infirmerie : « Com­ment avez-vous passé la nuit, pauvre petite martyre » ? Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus regarda la statue de la Sainte Vierge et dit avec une expression angélique de résignation : « Oh ! je l'ai priée avec une ferveur !... » - « C'est bien la souffrance toute pure, parce qu'il n'y a pas de consolations. Non, pas une ! »

« Elle était haletante, elle avait la langue tellement desséchée que cela faisait mal à voir, enfin elle souffrait tant que nous n'osions la quitter, et ce jour-là, notre Mère nous permit de rester toutes les trois près d'elle pendant la messe. Toute la journée se passa ainsi dans l'angoisse. « Si c'est cela l'agonie, qu'est-ce que c'est que la mort ? » disait-elle avec un accent intraduisible. Elle semblait délaissée du Ciel et de la terre. Son délaisse­ment nous faisait penser à celui de Notre-Seigneur sur la Croix. »

Marie en fut tellement impressionnée qu'au cours de la journée, elle quitta un moment l'infirmerie et confia son anxiété à plusieurs de ses consœurs. Elle hésitait à rejoindre Thérèse, se demandant si elle aurait le courage de la voir en proie à de tels tour­ments. Elle priait de toute son âme pour lui obtenir la grâce de ne pas sombrer dans le désespoir. Aussi quelle ne fut pas sa consolation quand ces terribles combats s'achevèrent en extase. Laissons-lui la parole pour le dénouement. «... Au moment de sa mort, à 7 h. 15 du soir, elle prononça, d'une voix entrecoupée, son dernier acte d'amour. Les souffrances étaient alors à leur paroxysme, et elle a dû faire un effort suprême pour prononcer, non seulement de cœur, mais des lèvres, ces mots, en regardant son crucifix : « Mon Dieu, je vous aime...» C'est aussitôt après qu'elle eut sa vision. Son regard fixé en haut me rappela celui que j'avais vu dans son enfance, alors que la Sainte Vierge lui était apparue et l'avait guérie. C'est quelque chose du Ciel qu'il est impossible de décrire. Une sœur passa un flambeau devant ses yeux, mais elle ne parut pas s'en apercevoir, car déjà, j'en suis sûre, elle jouis­sait des divines clartés. Elle redressa la tête, qu'elle avait jusque-là inclinée ; son visage n'était plus con­gestionné ainsi qu'il l'avait été pendant sa longue agonie, mais d'une blancheur comme transparente et d'une admirable beauté. Elle resta en cette attitude pendant plusieurs minutes, puis elle pencha la tête et expira doucement dans son extase d'amour. C'était le jeudi 30 septembre 1897. J'ai alors éprouvé l'assu­rance que Dieu avait exaucé sa prière et que c'était l'amour qui avait brisé ses liens, comme elle l'avait désiré. »

« Après sa mort, je demandai à rester avec Mère Agnès et Sœur Aimée de Jésus qui étaient chargées de l'ensevelir. Les traits de la Servante de Dieu reflé­taient une grâce ineffable, elle semblait avoir 12 ou 13 ans, Lorsque le lendemain à la levée du corps, on la transporta de l'infirmerie au chœur, elle me parut d'une beauté si idéale que je ne pouvais en détacher les yeux. C'était comme un reflet de gloire céleste qui apparaissait sur son visage. Au chœur, devant la grille où elle fut exposée, son expression devint plus grave, elle n'avait plus l'apparence d'une enfant. Mais j'ai remarqué qu'au matin du 4 octobre, lorsqu'on ferma le cercueil, malgré certains indices de décomposition qui commençaient déjà à paraître, elle reprit cet air d'enfant que je lui avais vu à l'infirmerie. »

Recueillons encore ce trait qui montre combien Sœur Marie du Sacré-Cœur, sans entrevoir assuré­ment le chemin de gloire où s'engageait Thérèse, avait, plus que toute autre, discerné l'éminente sain­teté qui se dérobait sous l'obscurité de cette brève existence. Le trépas consommé, elle rassembla pieuse­ment certains souvenirs de la défunte. Apercevant ses misérables sandales tant de fois rapiécées - les alpargates, comme on les nomme au Carmel - elle voulut les ramasser. Une sœur converse s'y opposa : « Vous ne garderez pas ces saletés-là ! » Et, les lui arrachant des mains, elle les jeta au feu. Plus tard, cette reli­gieuse, qui n'avait agi en l'occurrence que par charité pour Marie - on n'utilise pas ce qui a été à l'usage d'une malade - regretta amèrement son geste incon­sidéré. « On aurait vu, disait-elle, jusqu'où allait sa pauvreté. »

Thérèse ne tarda pas à visiter spirituellement celle qui la pleurait. « Le lendemain de sa mort, témoignera Marie au Procès apostolique, après un acte de charité j'ai comme senti son âme s'approcher de la mienne dans un tel sentiment d'allégresse que je ne puis l'exprimer. »

Chapitre 6 : Dans le sillage de Thérèse

Nous lisons dans les notes de Sœur Marie du Sacré-Cœur : « La grâce dominante, depuis que ma petite sœur chérie est partie pour le Ciel, c'est que je la sens près de moi. Je sais qu'elle n'est pas morte, qu'elle a seulement déposé pour quelques heures son vêtement de chair, mais que sa vie n'est pas éteinte, qu'elle est en plein dans la vie. » - « Elle m'explique comment il faut faire pour devenir sainte. C'est de toujours recommencer ses petits pas dans le chemin de la perfection, de ne jamais se lasser de ce travail persévérant. C'est cela qu'elle a fait. Nous sommes de si pauvres et chétives créatures que nous ne pouvons faire que des pas de fourmi, mais à force de travail la petite fourmi fait du chemin, elle creuse de véritables souterrains. Du reste, je sens que ce n'est pas le travail en lui-même que le bon Dieu regarde, mais la volonté soutenue de lui faire plaisir, de lui donner tout ce qu'il demande, quand ce ne serait que des brins de paille. »

Thérèse guide sa marraine par les chemins arides Elle ne la comble pas de manifestations sensibles. Pas d'apparition, pas de miracle pour elle. Une dizaine de fois au plus, au cours des quarante-deux ans qu'il lui reste à vivre, des effluves de parfums mystérieux l'envelopperont, à l'heure où elle s'y attend le moins, sanctionnant un acte de charité ou d'humi­lité : rien qui dépasse les faveurs départies à ses consœurs. « D'ailleurs, témoigne-t-elle, je ne me préoccupais pas du tout de ces phénomènes auxquels j'attache moins d'importance qu'à une grâce inté­rieure. » C'est une grâce de cet ordre qu'elle mentionne, à la date du 5 juillet 1898 : « Je priais ma petite Thérèse de bien me préparer à recevoir le bon Dieu, lorsque je fus envahie par un sentiment de foi si vif, si pénétrant, que je me demandais comment j'allais pouvoir faire un pas pour me rendre jusqu'à la grille de communion. Si j'avais vu de mes yeux Notre-Seigneur, je n'aurais pas eu plus de foi. Lorsque j'ai reçu la sainte Hostie, il me semblait entendre une voix intérieure qui me disait : « Voilà ton Créateur, ton Dieu, ton Père et ton Sauveur. » Mais cela n'exprime pas bien ce que j'éprouvais alors. Ah ! je me sentais posséder tout en moi ».

Même impression de surnaturel réconfort, un jour que Marie, blessée par les propos d'une voi­sine de cellule, avait d'abord accueilli très fraîchement ses justifications, puis, convaincue que sa céleste fil­leule l'y poussait, avait présenté des excuses : « Cela me coûtait bien un peu, déclara-t-elle, car je suis toujours en pardons. » Mais une joie d'en-haut illumina son âme. Le lendemain, à la messe, comme la pensée de sa misère l'accablait, lui revint à l'esprit la parabole de la brebis perdue. Elle se rasséréna et conclut : « Les autres sont les quatre-vingt-dix-neuf justes, moi, je suis le pécheur. »

L'Histoire d'une Ame devient son livre de chevet. Elle la lit, elle la relit sans cesse. « Autrefois, dit-elle à sa benjamine, tu étais ma petite fille puisque je t'ai élevée, mais à présent les rôles sont changés et je te demande d'être ma petite mère. Je serai ton petit enfant à toi, tu m'instruiras, tu m'aideras à pratiquer la vertu. »

Intelligente comme elle est, elle se pose des questions, elle cherche à approfondir. Ses trouvailles sont moins le fruit du raisonnement que des clartés et des intuitions jaillies de la prière. A la fin du carême de 1898, devant la statue du Sacré-Cœur, à l'entrée du dortoir, elle saisit la pensée thérésienne sur l'infinie charité : « J'ai compris que Notre-Seigneur nous aimait d'un amour tendre, qu'il nous aimait avec un cœur semblable au nôtre, je veux dire : un cœur humain et divin tout à la fois. Son regard est celui du fiancé le plus tendre. »

Elle est sans cesse hantée par le problème du temps fugace et de l'éternité : le « tout s'écoule » d'Héraclite, le « tout passe » de la Madre. Elle se plaît à dénombrer, dans les écrits de sa sœur, les mots de vie, de ciel, de patrie, qui arrachent à l'éphé­mère. « Tout à l'heure, écrira-t-elle, une hirondelle passait devant la fenêtre de notre cellule, et, en la voyant s'en aller à tire-d'ailes, je me disais : c'est bien l'image de la vie, elle fuit avec autant de rapi­dité. Si elle nous semble longue pendant qu'elle dure, il n'en est pas moins vrai que ce n'est qu'un songe. » - « Oh ! comme j'aime ce qui est passé, car cela me rapproche de ce qui ne passera jamais, des joies éternelles que le bon Dieu nous réserve. »

On était loin, rue de Livarot, d'imaginer l'intro­duction d'une Cause. Quand un prêtre écossais, le futur Mgr Taylor, en émit l'idée pour la première fois, Mère Marie de Gonzague sursauta : « Mais il faudrait alors l'envisager pour beaucoup ! » Mère Agnès de Jésus lui fit écho, l'opinion du temps liant la glorification par l'Eglise aux charismes les plus sensationnels. Sœur Marie du Sacré-Cœur, au procès de l'Ordinaire, vengera son monastère du grief d'avoir lancé une Sainte comme on monte une star à Hollywood. « On ne peut dire proprement que le Carmel ait institué une propagande pour diffuser cette réputation de sainteté. A peine la première édition de l'Histoire d'une Ame était-elle donnée au public, que nous fûmes littéralement assaillies de demandes d'images, de souvenus, etc. C'est pour répondre à ces demandes que nous avons fait les publications connues aujourd'hui. » Méditant sur ce mystère de la bassesse que Dieu exalte, notre moniale notait au sujet de sa sœur : « Ses petits actes, si simples en apparence, forment comme un grand arbre, et tout le monde vient se reposer à son ombre. »

La belle aventure thérésienne, en ses épisodes variés, retentit tout au long de la correspondance que Sœur Marie du Sacré-Cœur entretient avec Léonie, quand celle-ci, le 28 janvier 1899, retourne à la Visi­tation de Caen, cette fois pour n'en plus sortir. Quelques centaines de lettres portent sa signature. L'accent est mis tout ensemble sur les événements et sur la « petite doctrine ». A Léonie, la Carmélite suggère la libération de l'humilité : « Aimons notre pauvreté, aimons à n'être rien ». Elle la presse surtout de croire à l'amour et de prouver sa tendresse par « le dévouement et le sacri­fice, » sans recours aux œuvres éclatantes, inacces­sibles aux petits. Quelle allégresse quand, au prin­temps de 1910, Léonie a la permission de faire l'Acte d'Offrande !

La note pittoresque ne manque pas, et encore moins les refrains d'optimisme. Quand Sœur Fran­çoise-Thérèse s'inquiète de certaines formes intem­pestives de piété, sa partenaire lui oppose des miracles dûment authentiques : « Que tout cela te console des pipes et des parapluies rouges que tu vois déjà au coin des rues. Et le Sacré-Cœur que l'on met sur des bobines de fil ! Et la Bienheureuse Jeanne d'Arc sur des pastilles purgatives ! On ne changera jamais les pauvres humains ! Laissons le bon Dieu, la Sainte Vierge et les Saints se débrouiller avec eux, et vivons en paix.».

Les occasions de se renoncer ne manquent pas, au cloître. Pourtant Marie envisage celui-ci avec un optimisme sans rides. « J'ai trouvé Jésus entre ces quatre murs et, en le trouvant, j'ai trouvé le Ciel. Oui, c'est ici que j'ai passé les plus heureuses années de ma vie. » - « O mon Dieu, moi, je suis venue au Carmel pour être libre, vous n'êtes pas mon geôlier. Vous ne m'avez pas du tout mise ici par force, j'y suis venue et j'y reste par amour. J'y trouve dès ici-bas des horizons infinis. J'entrevois déjà les richesses de votre gloire, que vous me ferez partager avec vous, parce que vous m'avez choisie. »

Quant à l'épanouissement humain, Marie le sou­ligne éloquemment : « Nous sommes sûres en Com­munauté d'être entourées, jusqu'à la fin, de charité et d'affection ». - « Les gens du monde oui ont des distractions trouvent le temps long, et nous qui menons toujours la même vie, nous trouvons le temps court. » Elle y voit le centuple promis par le Christ dès ici-bas à qui abandonne tout pour lui.

D'ailleurs notre Carmélite, moins rigide en cela que Thérèse, ne s'interdit pas les douceurs de la vie de famille. Après sa sœur du Ciel, son idéal est Pauline. Elle lui confie toutes ses pensées. Sur son désir, elle s'astreint, en 1909, à rédiger, en soixante dix-huit pages, le récit autobiographique de sa vocation et du bonheur qu'elle goûte au monastère. Mère Agnès de Jésus, de son côté, n'a aucun secret pour elle. Par ailleurs, les rapports de Marie avec la vieille Prieure Marie de Gonzague sont empreints d'une réelle cordialité. Les deux sœurs s'emploieront à la faire réélire à l'unanimité en 1899, et à entourer ses dernières années de soins délicats et dévoués, quand Mère Agnès reprendra la direction, le 19 avril 1902.

Marie sera dans les meilleurs termes avec tous les aumôniers qui se succéderont, de l'abbé Youf, décédé huit jours après Thérèse, au chanoine Travert nommé en 1923. Tous apprécie­ront ses saillies, son originalité, ses histoires amu­santes et surtout son imperturbable bon sens. On ne s'ennuyait pas avec elle. Le départ de M. l'abbé Chêné, en 1907, la plongea dans la consternation. Il avait pourtant été accueilli avec froideur, paraissant désigné pour freiner la ferveur pro-thérésienne ; mais il s'était promptement engagé dans la « petite voie » et avait exercé sur toute la Communauté, à commencer par la Prieure, la plus heureuse influence.

Avec les autres Carmélites les relations sont fra­ternelles, quoique traversées de brefs orages. Il y en a bien une qui ne lui est guère sympathique, une autre dont la voix de fausset l'agace dans la récitation chorale ; mais elle se domine assez pour leur faire bon visage. Envoyant à Léonie son portrait, qui ne l'avantage guère, elle commente : « On n'aime pas du tout ma photographie, tandis que moi, on m'aime bien... heureusement ! Je retire ce dernier mot. Qu'importe après tout qu'on m'aime ou qu'on ne m'aime pas, pourvu que Jésus, lui, nous aime. » M. Guérin, qui l'appelait volon­tiers son « enfant terrible », parle, en une lettre du 21 juin 1900, de «ce cœur qui se dilate si facilement, qui éclate comme une bombe pour se diviser en petites particules afin de se prodiguer à tous... type accompli du dévouement et de l'affection... » Il ajoute : « Tu peux avoir des boutades, des fusées de carac­tère, l'on ne t'en aimera pas moins, parce que l'on sait que tu aimes. »

A vrai dire, elle étonnait de prime abord, cette Marie nullement pieusarde, pas bonne sœur pour un sou, libre d'allures. On pensait d'elle immanquablement : « C'est une originale ! » ou « C'est un type ! » Il fallait gratter l'écorce pour découvrir en toutes ses richesses l'âme profonde. Elle-même donnait systématiquement le change. Le mot qui peut-être la dépeindrait le mieux serait celui d'« anti-pharisienne ». Saint Mathieu nous a transmis le portrait immortel de cette race d'hommes qui disent et ne font pas, qui agissent pour être vus, qui accablent les petits de fardeaux dont ils se dispen­sent, qui tournent la loi par des finasseries, obser­vent les détails et négligent l'essentiel : l'amour. L'image du sépulcre blanchi leur reste accolée comme une flétrissure.

Sœur Marie du Sacré-Cœur était aux antipodes d'une telle mentalité. Nul souci de valoir ni de se faire valoir. Nul étalage de dévotion. Nulle envie de jouer à l'experte ès voies spirituelles. Elle fut tenue éloignée du Conseil de la Communauté, sans qu'elle en éprou­vât jamais la moindre peine. Au contraire, à coups de boutades, elle s'acharnait à détruire la légende qui étend aux proches des Saints le privilège de l'auréole. Tant pis pour qui s'en scandalisait ! Un jour, on parle en récréation du trépas et des manières diverses de l'accueillir. « Moi, s'écrie-t-elle, je veux bien mourir, mais sans embarras, sans sacrements, sans que la Communauté ne s'assemble autour de moi. » Une autre fois, Mère Agnès de Jésus aborde public un pro­blème complexe de la vie intérieure. Notre Marie se lève : « Tout cela, c'est trop haut pour moi. Arrêtez ! je n'en puis plus ! »

L'évêque de Bayeux, qui était le Supérieur, l'inter­roge au parloir : « Etes-vous heureuse avec votre Mère Prieure ?» - « Non, Monseigneur, je ne suis pas heureuse. » - Stupéfait, il demande pourquoi. « Parce que notre Mère m'empêche d'aller à Matines » (Elle était alors souffrante) - « Mon enfant, savez-vous ce que c'est que l'obéissance ?» - Elle conclut sèche­ment : « J'ai bien vu qu'il n'y avait rien à gagner de ce côté-là. »

Elle se plaint à un confesseur du grand nombre des Saints à vigile, parce qu'on les fête par un jour de jeûne. Le confesseur n'avait pas le sens de l'humour : « Sœur Marie du Sacré-Cœur, avez-vouts fait des efforts sur votre caractère depuis que vous êtes entrée au Carmel ?» - « Je crois, mais Dieu seul le sait. » Elle ajoutait pour elle-même avec un sourire rentré : « Il a dû se dire : pour la sœur d'une Sainte ! »

Il advient, car elle est vive et inclinée à taquiner, que son mot piquant égratigne quelque peu le pro­chain et que celui-ci réagisse. Alors, car elle est fon­cièrement bonne, elle s'épuise en excuses. Elle ne voudrait pas pour un empire se coucher sur une brouille, même légère. Elle a horreur des cérémonies, du protocole. Chargée à l'Office d'annoncer l'antienne à celle qui devait l'entonner, elle se penche profon­dément et murmure tout bas : « Dites ce qu'il faut ». L'ancienneté des traditions, la majesté des rites, les rigueurs de l'étiquette excitent ses railleries plus que son respect.

Elle sait se mortifier, mais sans qu'il y paraisse. Elle avoue qu'elle redoute les grandes chaleurs. Bonne mangeuse, ayant besoin d'un temps suffisant de sommeil, elle ne tient pas un inventaire de sacrifices. « Il y a pourtant des Saints qui ont dit : « Toujours souffrir et ne jamais mourir ! » Moi, j'aime mieux dire : que votre volonté soit faite... Dieu est si bon qu'il ne désire que notre bonheur. » Marie déteste qu'on se répande en jérémiades. Elle met en garde contre la confrérie des rabat-joie et des prophètes de malheur. Au temps du combisme, M. Guérin s'attarde, devant ses Carmélites, à pré­dire les pires calamités. Elle, qui s'est fait un malin plaisir de mimer à l'avance l'exposé et le ton sinistre, a peine à garder son sérieux. « Quand on va au parloir, s'écrie-t-elle, on se demande si la fin du monde ne va pas arriver. » De même anime-t-elle les récréations de ses plaisanteries, réveillant les sou­venirs des Buissonnets, chantant quelque refrain de la Visitation, rimant même, pour la fête de Mère Agnès, de méchants vers assaisonnés de drôleries. Elle s'éprit, pour son enjouement, de Mère Marie-Ange de l'Enfant-Jésus, qui ne fit que passer à la tête de la Communauté. La gravité de Mère Isabelle du Sacré-Cœur l'attira moins.

L'exactitude n'est pas son fort, non plus que l'appli­cation soutenue à une tâche déterminée. Toujours occupée, il lui faut un peu de variété. L'indépen­dante, la sauvage de jadis n'a pas encore rendu les armes. Ce qui fait qu'elle exerce parfois les autres, tout en accumulant efforts et mérites. « Que de tré­sors on gagnerait dans la vie religieuse si on voulait faire ce qu'a fait Thérèse : tout supporter sans rien dire ! » - « Cette pauvre vie peut bien s'appeler un chemin de croix. » Ayant la pudeur de ses sentiments intimes et prompte à éclater, cachant sous des dehors bourrus ses richesses d'affectivité, c'était une nature féconde en contrastes, qui étonnait les autres et s'étonnait elle-même : « Je ne suis pas née pour la bataille. A me voir on le croirait, mais, au fond de mon âme, je sens tout le contraire. J'ai besoin de paix, j'ai besoin d'être seule avec Jésus. Et pourtant j'ai besoin aussi de me disperser. Comment arranger tout cela ? » Dieu s'y retrouvait, assurément. Quant à la Communauté, dans son ensemble, elle chérissait sincèrement cette personnalité si originale et si sym­pathique.

Quel était l'emploi de Sœur Marie du Sacré-Cœur et comment l'assumait-elle ? Nous l'avons dit : depuis 1894, elle était provisoire, donc commise à tout ce qui concernait direction de la cuisine et repas. Elle n'y manquait pas d'expérience, ayant été neuf ans maîtresse de maison. De sa première formation bour­geoise elle gardait le souci – tout en respectant les pénitences et restrictions de Règle – de veiller à ce que chacune fût pourvue abondamment. « Il ne faut pas craindre, soupirait-elle, de bien nourrir ces pauvres filles toujours soumises à l'absti­nence. » Elle témoignait aux malades et aux fatiguées des délicatesses particulières, y allant d'un petit extra glissé à la dérobée. Certain jour qu'une Sœur lui avait gravement manqué, elle choisit pour elle tout ce qu'il y avait de mieux, répondant à qui s'en éton­nait : « Voyez-vous, c'est avec de simples moyens comme celui-là, qu'on remet souvent en paix un cœur qui souffre. Elle est bonne, elle a du chagrin certainement, et elle va être consolée de voir que je ne lui en veux pas. »

Toutefois elle était rarement à l'heure, retenue par l'une ou l'autre démarche qu'elle jugeait urgente, ne se troublant nullement que la Communauté dût, pour ce fait, attendre. Cela entraînait quelques heurts, mais qu'elle excellait à dénouer en beauté, sans pour autant se corriger.

Le domaine privilégié de notre Carmélite, c'était l'ornementation florale du préau, le soin des arbres fruitiers, du potager. Elle y besognait librement, parfois capricieusement. « Les fleurs des champs me ravissent, écrivait-elle. Tout à l'heure, j'étais au jardin, assise dans un coin de la prairie, regardant avec admiration la grande herbe qui se balan­çait si gracieusement au moindre souffle du vent. Comme toute la nature est pleine de poésie ! C'est le grand livre où le bon Dieu a écrit quelque chose de lui-même ! Quand le verrons-nous face à face ? » Elle ne s'abusait pas d'ailleurs sur ses capacités, horticoles ou autres : « Je ne suis bonne qu'à arra­cher de l'herbe dans le jardin. Même écrire des lettres c'est pour moi un supplice (excepté quand j'aime), rien ne sort de mon pauvre esprit ! Quel malheur que je ne sois artiste d'aucune façon ! » Elle se calom­nie quant à ses dons d'épistolière. Elle écrit mieux que ses sœurs, mais l'attrait n'y est pas. S'il s'agit de s'adresser à un éminent personnage, elle se tourne vers Mère Agnès : « Faites-moi le brouillon ».

Quand le facteur, au moment de la Béatification, apportera au monastère jusqu'à huit cents lettres par jour et qu'il faudra se répartir le labeur harassant d'y répon­dre, elle prendra la part du pauvre. Rien de relui­sant dans cette activité qui se déploie sans mollesse, mais dans un jeu très personnel. Elle s'en ouvre à Léonie : « Ce que tu fais est petit en apparence, comme ce que je fais moi-même avec mes poires, mes pommes, carottes et betteraves, etc., mais aux yeux du bon Dieu, il n'y a point de grandes choses ici-bas, il n'y a que des riens, même les œuvres les plus magnifiques sont néant devant lui. Seulement, si dans nos œuvres de néant il aperçoit briller l'amour, elles deviennent grandes à ses yeux. »

La provisoire régnait maternellement sur les sœurs du voile blanc, conseillant, donnant la tâche quoti­dienne, s'intéressant à tout ce qui les concernait. Marie savait les rendre heureuses. Elle les agaçait bien un peu ; rien n'était jamais parfait ; il y avait toujours un détail à corriger ou à ajouter. Mais le sourire indulgent ou malicieux empêchait de se for­maliser. C'était « Marraine ». Elle pouvait tout dire à celles qu'elle nommait ses filleules. Elle eût tant voulu les voir assimilées aux sœurs de chœur ! Elle les visitait en cas de maladie, s'informait de leur famille, entretenait volontiers leurs parents au parloir.

La Prieure l'ayant chargée de faire une remarque, elle y met le maximum de charité et, la mission accomplie, comme elle revient « légère et joyeuse », elle sent monter vers elle une vague de parfums. Une autre fois, la conversation étant devenue trop bruyante dans son petit monde, Mère Agnès de Jésus fait un sévère rappel à l'ordre. Marie, humblement, s'age­nouille et baise la terre en silence, prenant sur elle le blâme.

A ses filles, auxquelles il faut joindre les cinq tourières, objet de ses prédilections, un mot du cœur appor­tait le réconfort quand elle les devinait en état de marasme. « Dans notre pauvre cuisine il y a des trésors à foison. C'est le pays de la charité, de l'endu­rance, de la patience. Si vous voyiez, à la fin de la journée, tout ce que le bon Dieu a récolté ! Ça ne fait rien que vous ne le sachiez pas, vous n'en avez que plus de mérites. Même si vous avez des démé­rites, si vous êtes méchantes, il n'y a qu'à dire à Jésus que vous en avez de la peine et aussitôt il vous couvrira de ses mérites à Lui et de sa bonté infinie. » D'une débutante timide à l'excès, on l'entend dire : « Elle a l'air douce comme un agneau, mais on la rendra forte comme un lion ». A qui s'avouait « sauvageon », elle répondait : « C'est sur les sauva­geons qu'on fait les plus beaux fruits ». A qui dou­tait elle enseignait son oraison jaculatoire préférée, héritée du P. Pichon : « O Cœur d'amour, je mets toute ma confiance en vous, car je crains tout de ma faiblesse, mais j'espère tout de vos bontés. » Elle commentait : « Oui, je crains beaucoup de ma fai­blesse, car je ne vous donne pas toujours le bon exemple. Mais vous ferez comme la petite Thérèse, vous oublierez mes défauts, qui me servent beau­coup à marcher dans la vallée de l'humilité… Peu importe ce que l'on sent ou ne sent pas ! Les petits enfants, ça ne comprend rien à rien, et leur maman les aime quand même à la folie. » Elle pouvait passer des heures à apaiser une conscience timorée, à panser une sensibilité traumatisée.

Pour ce faire, elle puise abondamment dans le patrimoine de sa sœur : autobiographie, poésies, sou­venirs personnels, qui corsent et illustrent les leçons. Elle ne s'en prévaut pas d'ailleurs : « Oui, je vous dis des bonnes affaires et j'en disais à la petite Thérèse aussi. Mais ce n'est pas le tout de dire et de penser des merveilles. « Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des cieux ».

Il est encore deux catégories de religieuses qui attirent particulièrement son attention : les malades d'abord, qu'elle va visiter régulièrement à l'infirmerie, faisant provision, pour les distraire, d'histoires amu­santes ou d'anecdotes captivantes; les postulantes ensuite, auxquelles elle porte ses encouragements et le fruit de son expérience : « Je viens, dit-elle à l'une d'entre elles, pour vous montrer comment il faut aménager paillasse et couvertures au Carmel, afin de n'avoir pas froid. » A une autre, qu'elle voit toute assombrie, elle cite une parole de Thérèse sur la joie. Ou bien elle toise d'un petit air qui se veut encou­rageant : « Athlète du Christ ! »

La montée de la gloire thérésienne amène au par­loir de Lisieux un afflux de visiteurs. Marie s'y dérobe autant qu'elle peut, du moins quand il s'agit de personnages importants. S'il lui faut, à tout prix, se produire, et qu'on l'interroge, elle cultive volontiers l'énigme et le paradoxe. « Que va-t-elle encore sortir ? » pense Mère Agnès inquiète. Il en va autre­ment des petites gens : employés de la maison, jar­dinier, sacristain, servante de l'aumônier, ouvriers de passage, et leur famille à tous. Pour eux elle prend toujours le temps. C'est sa clientèle choisie. Avec eux son humour peut se déverser sans contrainte, et aussi sa sagesse, car elle exerce auprès de plusieurs un vrai ministère de direction spirituelle.

 

Dès que la perspective d'une Cause s'impose pour Thérèse, Marie doit faire la mise au point de ses notes et souvenirs. Elle copie, en vue du Procès, les lettres et manus­crits de la "Servante de Dieu". Le 21 janvier 1908, elle offre à Mère Agnès de Jésus, en cadeau de fête, un rapport sur les vertus de Thérèse demandé par Mgr Lemonnier. Elle guide et encourage de loin Léonie : « Le Vice-Postulateur nous a dit que la Sainte Eglise mettait autant de soin pour béatifier un saint qu'on en met ordinairement dans les recher­ches qu'on fait devant les tribunaux pour condamner quelqu'un à mort. » Marie rapporte aussi l'émerveillement des ecclé­siastiques chargés de confronter copies et originaux des écrits thérésiens : « Nous avons passé une semaine du Ciel ! Nous venons de faire une véritable retraite ! » Ils ont peine à croire que tout cela ait pu être rédigé d'un seul jet et sans faire de brouillon. Au terme de ses recherches. Sœur Marie du Sacré-Cœur pousse un cri de soulagement : « C'est bien pour la gloire de Dieu que l'on travaille ainsi à la glorification de ses saints. Oui, je t'assure, car ce n'est pas une petite besogne que cela donne. »

Le procès informatif (ou diocésain) s'ouvrit à Bayeux, le 3 août 1910. Pour interroger les Carmélites, le tribunal ecclésiastique se transporta à Lisieux. La déposition de notre héroïne dura quatre jours et demi, à raison de six heures par jour, entre le 6 et le 13 septembre. Dans la copie lexovienne des Actes, elle occupe, au livre Ier, les pages 526 à 581, compte tenu que s'y intercalent maintes formules protoco­laires en latin. Ces documents sont de haute valeur, clairs, lucides, étoffés. Ils revêtent une importance de premier plan en ce qui concerne la maladie de Thérèse enfant, l'apparition mariale et la guérison miraculeuse, comme aussi pour tout ce qui touche à la vie aux Buissonnets.

Pendant les années qui suivent, déferle « l'ouragan de gloire » dont parlera Pie XI. Marie ne s'en trouble pas. « Si tu savais, écrit-elle à sa sœur, combien tout ce bruit qui se fait forcément autour de notre petite Thérèse m'invite à me recueillir ! » Elle applaudit pourtant à l'introduction de la Cause le 10 juin 1914, en conclusion du Procès Apostolique. Elle recopie les lettres de Mme Martin. Pendant la guerre mondiale, ce qui la touchera par-dessus tout, ce seront les grâces et prodiges obtenus par les poilus. Mais déjà pointe à l'horizon le Procès Apostolique, qui doit contrôler et compléter le premier. Marie consulte ce qu'on appelle les articles : sorte de schéma général destiné à orienter en leur enquête tribunal et témoins. Elle n'en est pas totalement satisfaite : « L'avocat de Rome n'a pas su faire un portrait assez simple, tout en étant le portrait d'une sainte. Nous saurons bien le remettre au point, car chaque saint doit ressembler à lui-même et non pas aux autres. »

Interrogée à Lisieux, notre Carmélite figure dans les sessions 22 à 26, du 20 au 26 juillet 19x5 : sa déposition occupe 91 pages. Elle exprime nettement pourquoi elle désire la béatification. « Outre l'affection très vive que j'ai pour ma petite sœur, j'ai pour la Servante de Dieu une très grande dévotion, parce que je crois que c'est une sainte. Je désire et je demande au bon Dieu sa Béatification parce que je suis persuadée que le bon Dieu la veut et en sera glorifié. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus nous apprend à aller à Dieu par la confiance et l'amour. Lorsque l'Eglise aura sanctionné cette voie de confiance qui fait tant de bien aux âmes, il me semble qu'elles viendront en grand nombre se ranger sous la bannière de Sœur Thérèse de l'Enfant- Jésus, apôtre de l'amour. »

Marie souligne au passage la maîtrise morale dont la petite Reine donna l'exemple jusqu'au bout, à partir de sa guérison par la Vierge et de la « con­version » de Noël 1886. « Sœur Thérèse de l'Enfant- Jésus était si bien équilibrée en tout que la pondé­ration me paraissait en elle comme naturelle. Elle n'excédait en rien ; je l'ai vue, par amour pour Dieu, se porter à la mortification, mais selon les règles d'une prudente sagesse dont elle était remplie. » On retien­dra encore ce texte important sur la petite doctrine de Thérèse : « Où elle a le plus excellé, c'est dans son amour pour Dieu, si confiant et si tendre qu'à la fin de sa vie, de même que je l'ai entendue appeler la Sainte Vierge « Maman », je l'ai entendue plusieurs fois appeler le bon Dieu avec une candeur idéale : « Papa le bon Dieu ». A propos de ses souffrances, elle disait : « Laissez faire Papa le bon Dieu, il sait bien ce qu'il faut à son tout petit bébé ». Je lui dis : « Vous êtes donc un bébé ? » Elle prit alors un air de gravité et me répondit : « Oui... mais un bébé qui en pense bien long ! Un bébé qui est un vieillard ». Je n'ai jamais mieux senti qu'à ce moment combien la voie d'enfance cachait de virilité, et j'ai trouvé bien juste qu'elle s'approprie, dans son manuscrit, cette parole de David : « Je suis jeune, et cependant je suis devenu plus prudent que les vieillards. » La marraine tient à souligner la parfaite ortho­doxie de sa filleule : « Le seul fait qu'elle rencontrait dans un livre quelques lignes de critique contre le Pape ou les Evêques la mettait en défiance et le lui faisait rejeter. » Signalons que c'est au cours de ce Procès Apostolique que Mère Agnès présenta le rap­port dont il a été parlé plus haut : Dans quel milieu Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'est sanctifiée. Marie, qui l'avait contresigné avec plusieurs autres, regrettera l'exploitation indue qui en sera faite ultérieurement, pour charger unilatéralement Mère Marie de Gonzague, en amplifiant sans mesure ses torts et en faisant abstraction de ses qualités très réelles.

La grande émotion, ce fut la venue de Léonie, appelée elle aussi à témoigner en clôture. Elle séjourna au Carmel, du 11 au 18 sep­tembre 1915. Au réfectoire, elle siégea à côté de son aînée, à la place jadis occupée par Thérèse. On devine les entretiens, les confidences, les effusions, qui peuplè­rent ces quelques jours où toutes revivaient les années de joies et de larmes. On a retrouvé dans les notes de Marie une des impressions ineffables de cette rencontre : « Nous étions assises toutes les quatre sur le perron, près de l'infirmerie. Le ciel était bleu, sans aucun nuage. En un instant, le temps a disparu pour moi : le temps de notre enfance, les Buissonnets, tout m'a semblé un seul instant. Je voyais Léonie religieuse, auprès de nous, et le passé et le présent se confondaient en un moment unique. Le passé me paraissait un éclair ; il me semblait vivre déjà dans un éternel présent et j'ai compris l'éternité qui est toute entière en un seul instant. »

La procédure romaine se poursuivit au pas accé­léré, nous n'avons pas à en relever toutes les étapes. Notons seulement que le Carmel, en fonction d'une Béatification prochaine, devait pourvoir à l'aménage­ment des centres de pèlerinage. C'est ainsi que, vers la fin de mai 1921, Sœur Marie du Sacré-Cœur accompagna aux Buissonnets, en visite d'inspection, Mère Agnès de Jésus et Sœur Geneviève de la Sainte-Face. C'était là un de ces lieux auxquels, à lire l'auto­biographie thérésienne, s'appliquent excellemment les vers du poète :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme

Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?

C'est une déception de cette qualité qu'on devine à travers le récit transmis à Léonie par son aînée. L'instant a fui ; le charme s'est évanoui. « Si tu veux savoir les impressions que cette visite m'a laissées, les voici : je ne savais comment remer­cier le bon Dieu de m'avoir tirée de la Terre d'Egypte pour m'établir dans la Terre Promise. Oh ! que tout me semblait vide et désert loin du Carmel ! Au Belvédère, je me suis mise à la place qu'occupait notre bon père et je regardais la belle vue qui me découvrait au loin la campagne et la magnifique ver­dure, car depuis près de quarante ans que j'ai quitté les Buissonnets tout a poussé, et on ne peut découvrir le château Duchêne. Oui, je regardais tout cela, et tout cela me semblait un exil indéfinissable... Le jar­din est bien entretenu et vraiment très beau, mais le même écho d'exil s'y faisait entendre. Je me suis arrêtée avec bonheur devant le petit jardin de Thérèse. Les petites statuettes d'un sou placées dans sa petite crèche m'ont dit beaucoup au cœur. O aimable sim­plicité, c'est cela qui touche plus que tout. Sous le hangar on se croit encore jeune : les deux crochets de la balançoire sont à la même place... Qu'est-ce que la vie ? Un rêve. Enfin, nous avons visité tous les coins et recoins de la maison, qui reluit de pro­preté. Dans ma chambre, en passant devant la glace, j'ai jeté un regard sur moi afin de pouvoir méditer plus profondément ces paroles du psaume : « La vie de l'homme est comme la fleur qui s'épanouit le matin et, le soir, est déjà flétrie ». Enfin, nous avons repris le chemin du Carmel, avec quel bonheur ! »

Le 26 mars 1923, a lieu la translation du corps de Thérèse, du cimetière de Lisieux à la chapelle du Carmel. Elle est suivie, le lendemain, de la reconnaissance des reliques. Sœur Marie du Sacré-Cœur supporte mal cette cérémonie. Elle s'indi­gne contre un ecclésiastique qui en a pris des photo­graphies : elle fait tant qu'il doit les détruire. N'avait-elle pas écrit à Léonie, qui déplorait qu'on n'ait pas conservé le cœur de Thérèse : « Si tu savais comme j'aurais eu de la peine, depuis treize ans, de voir son pauvre petit cœur dans de l'esprit de vin, comme celui de notre Mère Geneviève! Pour moi, je ne trouve rien de triste comme d'avoir sous les yeux le cœur sans vie de quelqu'un qu'on a tant aimé. J'aime mieux laisser au bon Dieu le soin de préserver lui-même ses Saints de la corruption, si cela entre dans ses desseins x. »

Est-elle du moins heureuse du triomphe qui se prépare ? A coup sûr, « mais uniquement parce que le bon Dieu en sera plus connu, plus aimé, puisqu'il a voulu se servir d'un enfant pour instruire les hommes sur sa miséricorde, pour leur apprendre à l'aimer comme un père. » Du Vatican on offre aux sœurs de Thérèse d'assister à la cérémonie de la Béatification, le 29 avril 1923. Sœur Marie du Sacré-Cœur s'en défend : « Je me figurerai parfaitement tout ce qui se fera à Saint-Pierre. Je verrai de loin le Saint-Père et les Cardinaux et j'aurai l'inappré­ciable plaisir d'être invisible. » Bien lui en prit car, dans la nuit qui précéda la fête romaine, les légers accès de rhumatisme dont elle souffrait depuis quel­ques mois tournèrent à la crise aiguë, avec enflure des genoux et des mains. « Toutefois, écrit-elle, j'oubliais facilement ma souffrance en face d'un tel événement. Après tant de travaux et de renoncement intimes, comme aux jours des dépositions aux Procès, c'était bien peu de chose que mes petites infirmités, ce n'était rien du tout, parce qu'elles étaient sub­mergées dans un océan de grâces infinies. Ah! je comprends mieux que jamais, qu'il n'y a rien de vrai, de grand, de noble, que la sainteté. Disons donc comme notre magnanime petite Sainte, dans toutes les contradictions « : Rien de trop pour conquérir la palme ! » Le bon Dieu, dans son infinie bonté, nous met parfois sur un champ de bataille ; il veut voir ce que nous allons faire, ou plutôt, il sait bien que nous allons nous confier en Lui et Lui-même se réserve de combattre pour nous. Pauvres petits combats d'ici-bas qui auront un jour tant de reten­tissement dans le royaume céleste. »

Immense est la joie de Marie quand, avant la messe, à l'heure même où est lu, sous la coupole de Michel-Ange, le décret de Béatification, le Te Deum est entonné dans la chapelle du Carmel, cependant qu'est tiré le rideau masquant le groupe sculpté qui domine le sanctuaire : Thérèse, au pied de la croix, semant les roses. « C'était émotionnant, écrit-elle, pour nous surtout qui faisions le rappro­chement de sa vie cachée et si pleine d'humilité avec cette gloire dont le bon Dieu l'entoure aujourd'hui»

Dans ce climat d'euphorie Sœur Marie du Sacré-Cœur ne perd pas son esprit caustique. Elle dépeint le P. Rodrigue, Postulateur, procédant méticuleusement au partage des restes de la Bienheureuse : « En le voyant arranger tous les petits reliquaires destinés aux Carmels, je me disais : « Vraiment, il y regarde comme à des parcelles d'hosties ! Pour moi, je ne mets pas ma dévotion dans un plus grand ou un plus petit os, j'ai eu tant de peine de voir tous les os de notre petite Sainte!.. Je t'assure que j'ai eu besoin d'élever mon cœur vers le Ciel où son âme est vivante et radieuse ; et les ossements des Saints ne font qu'exercer ma foi, voilà tout1 ! » Par contre, la comble de bonheur l'élection, confirmée le 31 mai par le cardinal Vico, de Mère Agnès de Jésus comme Prieure à vie. Plus que jamais, au cours de ces événements de portée mondiale, elle admire chez Pauline, avec la gentillesse innée, les talents multiples, l'activité dévo­rante, et un esprit surnaturel qui ne se dément jamais.

L'existence conventuelle reprend son train coutumier, mais chez Marie, maintenant plus que sexa­génaire, l'organisme a été profondément ébranlé. Au début d'octobre 1924, elle est atteinte d'une pneu­monie, compliquée de troubles néphrétiques. L'immo­bilité absolue lui coûte : « Je voudrais bien aller et venir, je me demande ce que c'est que cette maladie qui m'est tombée tout à coup. Enfin, je n'y com­prends rien. Sans doute que le bon Dieu y comprend quelque chose, c'est le principal. Et il n'y a qu'à s'abandonner, les yeux fermés, à sa volonté. » La situation s'aggrave. Trois docteurs consultés pronon­cent : « Aucun espoir ! C'est une affaire de 24 h. » La patiente ne s'effraye pas : « Vraiment j'ai bien de la chance si, déjà, on me donne l'Extrême-Onction. Ça se sera passé bien vite ».

La prière et quelque nouveau remède firent reculer l'échéance. Plus tard notre religieuse philosophera sur sa guérison : « Je me disais : que c'est étrange ! Je vais mourir sans avoir souffert, je ne comprends pas ce dessein du bon Dieu, et j'avais comme un certain regret. Maintenant je vois que je ne me trompais pas et qu'il m'aimait trop pour me priver de la souffrance, car c'est un tel moyen de lui prouver notre amour ! » Dans l'immédiat, la chaude alerte l'invite à plus de générosité : « Me voilà donc ressuscitée après avoir été à la porte du Ciel. Je vais essayer de profiter à présent de la leçon salutaire qui m'a été donnée par cette maladie. Oui, j'ai com­pris plus que jamais que tout n'est rien en ce monde... Notre amour seul compte aux yeux du bon Dieu. »

La Carmélite récupéra ses forces à temps pour vivre intensément le cycle de fêtes déclenché par la Canonisation. Au soir de ce 17 mai 1925, elle écrit à Léonie : « Le silence seul convient... je suis là sans sentiments... Marie conservait toutes choses en son cœur. C'est bien ce qui se passe pour nous. On aime à s'entretenir seule avec Jésus de ses ineffables miséricordes. »

« Voyez-vous, confïe-t-elle à une jeune religieuse, je ne suis pas du tout étonnée de ce que le bon Dieu fait pour la petite Thérèse. Je l'ai vue tant l'aimer, depuis sa plus petite enfance ! Que voulez-vous, quand elle a vu un Dieu se faire ainsi petit enfant, puis mourir pour nous en disant : « Mon Père, pardon­nez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font », elle n'a plus rêvé qu'une chose : l'aimer de toutes ses forces. Et je crois que ce qui a touché le bon Dieu, et ce qu'il récompense surtout, c'est le total désinté­ressement de cet amour d'une âme peu consolée et vivant de foi. »

Quand Mère Agnès lui demandera ce qu'elle pense de l'honneur ainsi rendu à sa sœur, Marie répondra : « Pour la gloire du bon Dieu, j'en suis heureuse, mais seulement pour sa gloire, parce que Thérèse a encore plus de puissance pour le faire connaître et aimer, pour lui ramener des âmes. Je pense qu'il s'est servi d'une enfant pour montrer aux grands et aux sages de ce monde le vrai chemin du Ciel. Il s'était d'abord fait petit enfant pour nous le montrer lui-même, mais nous l'avions oublié, alors il recom­mence la leçon par le moyen de notre petite Thé­rèse. » C'est cette pensée qui s'imposera à elle, chaque année, quand elle lira, avec une émotion qu'elle a peine à refouler, tant à l'ordo qu'au martyrologe du 30 septembre : « Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, vierge de notre Ordre, double de première classe avec octave ».

Il lui déplaît fort, par contre, d'etre prise dans le tourbillon électrique des manifestations et réceptions de tout genre qu'entraîne semblable événement. Elle en est si excédée qu'elle avoue sa lassitude à Mère Agnès ; mais, à la voir toute peinée, elle change le disque et parle en termes élogieux du triduum. La Prieure en sera toute remontée, « et moi-même, con­clut Marie, je ressentais une telle paix que je n'en revenais pas, et que je n'aurais pas eue sûrement si j'avais continué mes jérémiades. »

Il s'en faut d'ailleurs qu'elle abdique son sens cri­tique. Elle saura bien ironiser sur un prédicateur en renom qui, se trompant de Sainte, a évoqué en Thérèse les mortifications extraordinaires, les visions, les extases, et jusqu'aux « tentations humiliantes contre la chasteté ». L'éloquence qui congédie la compé­tence ! Le parloir surtout est pour Sœur Marie du Sacré-Cœur un instrument de torture. Elle y figure souvent distraite et comme absente. Quand Monsei­gneur de Teil communique des séries de photos, elle se prend à dire avec les autres : « Comme c'est inté­ressant ! » mais le Prélat doit lui faire remarquer qu'elle regarde les vues à l'envers.

Avec Mgr Picaud, évêque de Bayeux, c'est bien pire. Il s'attarde à parler des Sœurs défuntes. Il interpelle notre Marie, qui grille d'envie de se retirer : « Était-elle sainte, Mère Geneviève » ? Et la fusée part aussitôt : « Oh ! bien plus sainte que Thérèse ! » On devine l'étonnement du Pontife et la gêne de Pauline et de Céline, obligées de rattraper l'incar­tade de l'aînée, qui souriait malicieusement de l'effet produit.

Pour apprécier Sœur Marie du Sacré-Cœur, il faut pénétrer dans son intimité. Bien qu'elle en pro­tégeât les abords avec une pudeur farouche et qu'elle n'éprouvât que répulsion à noter ses pensées, sa vaste correspondance et les papiers écrits par obéis­sance pour Mère Agnès de Jésus jettent une vive clarté sur le sanctuaire intérieur.

Elle a le sentiment aigu de sa misère. Défauts de caractère : « C'est une carapace trop dure pour que je puisse m'en débarrasser. » Volontarisme : malade et dispensée du jeûne, elle pèse tout de même son pain et prépare ce qu'elle nommera sa « soupe d'orgueil », quand Thérèse lui aura fait sentir le prix de l'obéissance. Impuissance à l'oraison : « Pauvre bûche que je suis, qui passe une partie du temps à dormir et sans éprouver aucun sentiment » - « une bûche de Noël, mais hélas ! pas du tout en flam­mes. » Ecroulement de ses rêves de sainteté : « Oui, j'ai perdu toutes mes illusions, toute confiance en mes propres forces. » Est-elle acculée au désespoir ? Nullement, car « la clé du Cœur de Jésus, c'est l'humilité. »

« Je pensais : j'ai manqué ma vie, je n'ai pas donné au bon Dieu ce qu'il attendait de moi. Mais j'ai pensé aussi : Lui ne voit pas cela comme moi. Ma vie n'est pas dans les années qui sont passées, elle elle est dans la miséricorde de ma dernière heure... Je lui offre cette souffrance de n'avoir pas été généreuse. Mon cœur est plein de repentir, et cette dou­leur de mes péchés vaut peut-être encore mieux que si j'avais été un modèle de perfection. Je ne puis m'appuyer sur moi-même et je donne au bon Dieu le plaisir d'exercer sa miséricorde envers moi. Alors je puis être heureuse d'être imparfaite. Ma richesse à moi, c'est ma misère. »

Marie a complètement assimilé la petite doctrine. Elle ne lit plus que l'Histoire d'une Ame. « C'est le vrai portrait de Thérèse », déclare-t-elle. Avec sa sœur elle dit à Dieu : « Soyez vous-même ma sain­teté ». Elle ajoute : « Il nous a donné Jésus pour suppléer à tout » - « Souvent je pense que Jésus nous aime, comme s'il n'avait que nous à aimer et que nous étions seules au monde » - « Je n'ai plus envie que de m'entretenir avec Jésus seul ; parler de Lui, c'est encore trop ; vivre unie à Lui, c'est assez .» - « Un soir, à l'oraison, je pensais que je n'avais rien, que je ne faisais rien, et j'éprouvais comme un peu de tristesse, lorsque sans entendre aucune parole, j'ai compris, comme venant du tabernacle, cette con­solante réponse : mais ne suis-je pas là pour suffire à tout ? »

Son christocentrisme est moins accusé que celui de Thérèse. Le nom de Jésus revient moins souvent sous sa plume, sauf aux rares moments d'épanchement, mais il figure en tête de ses lettres, et c'est chez elle comme un cri de tendresse. Elle croit en Lui : « La confiance honore le bon Dieu plus que la vaillance, car reconnaître son néant, voilà ce qui plaît à notre Dieu si grand qui s'est fait si petit pour nous. » Jésus guette notre confiance. À une religieuse lui disant : « Comme Dieu est bon de s'être caché dans l'Hostie ! » Marie faisait cette réponse inattendue : « Ce que je trouve de plus extraordi­naire, c'est qu'il ait réalisé ce prodige en se disant : « Ils me croiront ». Il doit nous admirer de prêter foi à ce mystère. »

Comment témoignera-t-elle sa tendresse ? Mais « à la Thérèse », en embrassant à fond cette vocation qu'est l'amour. « Peu importe que cet amour soit senti ou non, pourvu que nous ayons la volonté d'aimer à nos dépens bien souvent ; ce n'est pas en contemplant, mais en agissant, en travaillant, en souf­frant avec patience ses infirmités spirituelles, que l'on donne plus d'amour au bon Dieu. »

Elle écrit de la Sainte Vierge : « Elle vivait autant que nous dans la nuit de la foi. Il n'y a pas d'autre chemin pour aller au Ciel ». A deux ou trois reprises, notre moniale éprouva une sorte de certitude expé­rimentale de la présence divine. « Je me suis réveillée dans la nuit avec le sentiment que quelqu'un aimait dans mon cœur pour moi. Alors je disais : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi ». C'était une consolation bien douce, mais le bon Dieu ne me l'a pas renouvelée, car il sait bien que la vie de foi va encore mieux à mon âme. Je me trouve trop mauvaise pour avoir de ces consolations célestes. J'ai toujours peur que le diable m'attrape. Alors il vaut mieux que je reste dans la catégorie des bûches ».

Une amie lui a prêté un traité sur l'Eucharistie où elle peut lire : « Si quelqu'un veut arriver à l'état d'union, qu'il ne tienne d'autre objet devant les yeux de son esprit que Jésus couvert de plaies » - « Je veux bien, s'exclame Marie, mais il y a tout de même aussi la vie cachée et la vie publique à méditer ! » Ce même ouvrage recommande de veiller « avec un soin jaloux à ne jamais abandonner, fût-ce un ins­tant, le gouvernement de ses puissances intérieures... Recueillir en Dieu nos puissances, voilà l'unique nécessaire. » - « Et quand je ne trouve en moi que des impuissances, proteste notre héroïne avec une véhémence presque comique ! Comment voulez-vous que je rassemble mes puissances ! Aussi je me tourne vers ma petite Thérèse; elle seule m'indique sûre­ment la voie, la vérité et la vie. »

En vieillissant elle n'aspire plus qu'à Dieu seul. Une autre Carmélite, Sœur Anne de Jésus, feint de lire dans sa main : « Vous avez eu dans votre vie une grande affection ». Marie songe à Edith et en est bouleversée de contrition. Elle rebondit vers Jésus et lui demande pardon des attachements passionnés de jadis.

Le P. Pichon est revenu définitivement du Canada, le 18 avril 1907. Quelques mois plus tard, il prêchait une retraite au Carmel. Un ministère dans les para­ges de Lisieux l'amenait parfois au parloir pour une visite-éclair. Mais le charme était rompu. Le bon Jésuite, sevré de lettres, trouve que sa Philotée « se mortifie à ses dépens ». La vérité est tout autre : « Je n'ai plus de confiance qu'en mon Jésus et en mes Supérieurs. Je veux au moins vivre en paix dans mes vieux jours et ne plus brûler mes ailes à la pâle lumière des créatures » - « Où est donc le temps de mes illusions ? - Le temps où voir le P. Pichon était pour moi le bonheur des bonheurs ! Heureuse­ment ce temps-là est passé. Maintenant mon seul bonheur est de ne plus voir personne... Vraiment mon Jésus me suffit. Je n'ai pas besoin de parler pour qu'il me comprenne. Il comprend même quand je ne sens rien, quand je ne pense à rien, quand je suis comme une bûche. Lui, il pense pour moi, il aime pour moi, il parle pour moi à son Père, enfin il est toute ma richesse et tout mon bien, et tout le reste m'est à charge. »

Marie voudra du moins entourer de ses prières et de ses mots de réconfort le religieux qui lui a été si secourable. Réduit à l'inaction, paralysé dans ses activités, le P. Pichon put offrir jusqu'au bout le Sacrifice de la Messe. On le retrouva inerte dans son fauteuil, à l'aube du 15 novembre 1919. La mort l'avait surpris, les mains jointes, tandis qu'il se pré­parait, dans l'oraison, à célébrer. Le saint Jésuite avait fait, à l'instigation de Sœur Marie du Sacré-Cœur, l'acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux. Il n'était pas le seul.

L'instinct d'apostolat, inné en notre Carmélite, se développa puissamment quand, le 14 décembre 1927, Pie XI proclama sainte Thérèse Patronne des missions. « J'ai résolu, écrira-t-elle, de l'aider avec tout mon lot d'infirmités, qui n'est guère de mon choix. » A ses correspondants, à ses visiteurs, elle fait lire l'His­toire d'une Ame; elle leur en interprète le message; elle ne tarde pas à leur proposer l'acte d'offrande comme un moyen de progresser sur cette piste, plus sûrement et plus vite. Une seule personne, à ce qu'il sem­ble, résista à ses avances. Ses interlocuteurs sont de tous milieux : l'abbé Chêné ; la servante de l'aumô­nier Pitrou ; Mme Grant, l'épouse d'un pasteur écos­sais passée avec lui au catholicisme et devenue gar­dienne de la maison natale de la rue Saint-Blaise; Mme Post, une Américaine convertie du protestan­tisme qui avait assisté à la Canonisation; un Père Blanc qui s'était présenté au parloir avec un colis de dattes, et qui réclamait d'autorité, pour le soutenir en son bled, une lettre mensuelle, dont la pauvre marraine, pourtant paresseuse à écrire, s'acquittera exactement.

Les dialogues qui s'échangent ainsi ne sont pas de tout repos. Il faut en général rassurer, apaiser, éveiller à la confiance des cœurs craintifs à l'excès. Mme Tifenne, fidèle témoin du passé alençonnais, a besoin de réconfort dans sa douloureuse vieillesse. Marie l'encourage : « Vous dites que vous êtes dans un état terrible d'anéantissement. Si vous saviez comme la souffrance morale ou physique est une prière qui monte tout droit vers le Cœur du bon Dieu ! » Que l'au-delà ne la fasse pas trembler ! C'est un mystère, non une énigme. La foi le pénètre et l'éclaire… N'ayez aucune frayeur de la mort, car votre jugement sera doux, vous qui vous êtes offerte à la miséricorde du bon Dieu. »

A toutes, à tous, Sœur Marie du Sacré-Cœur ne cesse de répéter ce qu'elle écrit à Léonie : " Ne pensons pas à nos petites peines ou à nos petites consolations ; ce serait faire comme les moineaux qui veulent toujours picoter ici et là. Imitons les alouettes qui s'élèvent en chantant. Nous aussi, chantons au bon Dieu nos refrains d'amour, qui sont nos petits sacrifices... »

Elle a autorité pour tenir pareil langage, car elle se trouve elle-même de plus en plus sous le pressoir, livrée aux tortures et aux déformations du rhuma­tisme articulaire. Ses genoux terriblement enflés ne lui permettent plus de marcher normalement. Elle a besoin d'une canne ; elle s'appuie au bras d'une Sœur ou elle use - rarement, car c'est reconnaître une sorte de déchéance - de la voiture offerte par Mme Post. Elle entend toutefois continuer d'assister aux exercices communautaires et remplir encore sa charge de provisoire. Elle doit s'accrocher à la rampe de l'escalier pour regagner sa cellule à l'étage. Mais finies les allées et venues dans le jardin et ces occu­pations dont elle aimait l'imprévu et la liberté relative. Elle ne crâne pas; elle ne prononce pas de mots à panache : ce n'est pas son genre. Elle reste vraie dans l'épreuve comme dans la santé. Elle écri­vait naguère à Léonie : « Il en est qui se crampon­nent au désir d'aimer la souffrance, moi, je ne puis me cramponner à ce désir-là, car je n'y réussirais pas, nous sommes tellement faits pour le bonheur ! Mais je me cramponne au désir de vouloir ce que le bon Dieu veut pour moi. » Marie gémit maintenant : « Tous les jours une nouvelle misère monte à l'hori­zon. On ferait mieux d'en prendre son parti et de penser que c'est cela la vie et que c'est la meilleure manière de s'enrichir pour le Ciel. Mais comme le bon Dieu nous a créés pour le bonheur, on ne peut s'habituer au malheur. »

La Thaumaturge du Carmel va-t-elle demeurer impassible devant ce drame personnel de sa « chère marraine » ? Marie semble avoir eu peu d'illusions à cet égard. Elle lance bien un jour, par mode de plaisanterie : « Quand j'irai au Ciel, je dirai à Thérèse : « Vous ne vous êtes pas occupée de mes infirmités, aussi ce n'est pas vous que je saluerai la première ! » La boutade, rapportée au parloir, fut citée dans une revue catholique, avide de recueillir les propos lexoviens, et cela ne fut pas sans jeter quelque émoi dans la Communauté. En fait, Sœur Marie du Sacré-Cœur est trop avisée des choses de Dieu pour s'étonner de l'apparente indifférence de sa benjamine. « Je suis toujours aussi impotente, écrit-elle. Ma céleste filleule ne s'en inquiète guère, parce que cela doit être notre meilleur avoir ici-bas de ne pas nous y trouver tout à fait à notre aise. Cela nous détache forcément de cette pauvre terre. Le bon Dieu a tant de façons de nous en détacher ! Mais il faudrait avoir comme notre petite Thérèse la façon gracieuse de lui sourire tou­jours, et je n'en suis pas là malheureusement. » Elle s'y essaie pourtant, comprenant que là réside la vraie sagesse. N'avait-elle pas déclaré aux heures de pros­périté : « J'ai remarqué que, lorsque je suis fervente, lorsque je ne crains pas ma peine, je souffre moitié moins. Mais, pour cela, il faut vouloir souffrir ; tant qu'on se débat pour jouir, on est perdu. »

Autour d'elle on n'est pas sans inquiétude sur l'évolution de son état de santé. Aussi, craignant qu'elle ne voie pas ses noces d'or, se décide-t-on à fêter, le 22 mai 1928, les vœux qu'elle a émis en 1888. A cette occasion un télégramme lui apporte une béné­diction spéciale de Sa Sainteté Pie XI. Elle répond en envoyant quarante médailles précieuses de Thérèse.

Le rythme implacable de la maladie, qui semble ignorer les périodes de rémission, laisse de moins en moins d'illusions à Sœur Marie du Sacré-Cœur. Vio­lemment meurtrie dans son besoin d'indépendance, il ne lui reste plus que l'évasion par en haut. C'est ce qu'elle confie à Mère Agnès de Jésus, le 10 juin 1928 : « Ah ! le quarantième anniversaire de ma Profession ! La vie m'a semblé ce qu'elle doit paraître au seuil de l'éternité : un instant fugitif ! Et j'ai bien compris aussi qu'« un seul jour est comme mille ans » et que dans un instant « vous pouvez, mon Dieu, me pré­parer à paraître devant vous », parce que votre Misé­ricorde est infinie ».

Chapitre 7 : L'ascension d'une âme

Le 12 juillet précédant sa mort, Thérèse avait dit à ses sœurs : « Ne croyez pas que, lorsque je serai au Ciel, vous n'aurez que des joies. Ce n'est pas ce que j'ai eu, ni ce que j'ai voulu avoir. Vous aurez peut-être, au contraire, de grandes épreuves, mais je vous enverrai des lumières qui vous les feront appré­cier et aimer. Vous serez obligées de dire comme moi : « Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites ». Ce que Sœur Marie du Sacré-Cœur redoutait plus que tout, c'était l'ankylose aliénant la liberté de mouvement : « Il n'est pas possible que Dieu me demande cela ». Et ce fut précisément cela qu'il demanda. L'indépendante se verra placée, pour onze années encore, dans un état de sujétion qui la purifiera et l'accomplira. Le 26 février 1929, pour lui éviter de monter et descendre l'escalier menant à sa cellule, on l'installe au rez-de-chaussée, dans une infirmerie récemment construite, qu'elle occupera jusqu'au terme de sa vie : « C'est pour moi un grand sacrifice, note-t-elle le même jour, mais je sens que je ferais de la peine au bon Dieu si j'étais triste, car Lui fait tout ce qu'il peut pour me l'adoucir. Oui, il nous donne en tout le centuple. »

Une Sœur d'un dévouement admirable sera désormais attachée à son service, tou­jours prête à répondre à ses appels, car la malade n'aimait guère l'isolement. C'est cette religieuse qui la guidera jusqu'au réfectoire, heureusement situé à proximité. L'infirme marche péniblement, alourdie par les ans, de plus en plus voûtée, penchée en avant, dans un geste humilié, « comme le Christ portant sa croix, souligne-t-elle. » Elle se traîne encore aux heures diurnes de l'Office, mais il lui en coûte de ne plus pouvoir aller à matines. Elle soupire : « Cela jette comme une ombre sur ma vie. » Optimiste quand même, elle n'est point de ces pusillanimes qui font procès au Ciel de leurs déconvenues : « Est-ce la faute du bon Dieu ? Si mon tempérament est fait pour s'adapter à ces misères, faut-il qu'il fasse un miracle pour me les enlever ?... Mais l'enchantement consiste à ce que notre Père céleste fasse tout tourner à notre profit. Ce n'est pas sa main qui fait les maux, c'est sa main qui panse les plaies, celles de notre corps comme celles de nos âmes. »

Les souffrances allèrent crescendo jusqu'en août 1932, où l'heureuse intervention d'un célèbre homéopathe venu de Paris stoppa la progression du rhumatisme articulaire. Marie pouvait encore, quoi­que à un rythme ralenti, participer aux repas et aux récréations collectives, s'intéresser à la cuisine, rendre des visites et en recevoir. Assise à sa table, elle s'employait, de ses doigts déformés et engourdis mais non paralysés, à confectionner des reliquaires, plaçant sous verre, dans une monture en métal et sur fond d'étoffe rouge, une image de Thérèse, entourée d'une sorte de chaînette, une parcelle du linceul, ayant enveloppé les ossements de la Sainte, et l'inscription correspondante. Ce travail obscur, minutieux, qu'elle fera à des milliers d'exemplaires jusqu'au soir de son existence, demandait appli­cation, finesse, agilité tactile.

Efficacement aidée par son infirmière, Sœur Marie du Sacré-Cœur remplit sa charge de provisoire jus­qu'en 1933, où elle la passa à Sœur Geneviève de la Sainte-Face. Cette année vit en effet une recrudes­cence de ses troubles. Elle prit froid, au cours d'une séance de deux heures au parloir et endura de vio­lentes douleurs au côté gauche. Un traitement éner­gique conjura le péril, mais, vers la fin de janvier, se déclenchèrent des crises de sciatique qui trans­formèrent en supplice les quelques pas à franchir pour rejoindre la Communauté. Marie témoigne, en cette conjoncture, d'une patience admirable, se gourmandant elle-même : « Je ne veux plus penser qu'au moment présent, souffrir de minute en minute » - « Ce n'est pas tant la souffrance qui est agréable au bon Dieu. C'est de bien vouloir tout ce qu il veut » - « Cloué sur une croix, voilà le portrait que Jésus a laissé de lui. »

Quand elle doit se déplacer, elle jalonne le par­cours d'appels anxieux : « Mon Dieu, aidez-moi, je n'en peux plus ». Les jambes refusant tout service, elle doit se résoudre à utiliser le cadeau de Mme Post, un fauteuil roulant qu'un plan incliné permettra d'introduire au Chœur. C'est une étape de plus sur la voie de l'assujettissement. Elle le ressent cruelle­ment, chaque matin, quand on la pousse dans sa voiture jusqu'à l'Oratoire où elle assiste à la messe.

Affrontée à l'immobilité qui la plonge en plein drame, comment notre moniale va-t-elle réagir ? Elle ne joue ni à la stoïcienne, ni à la grande âme ; elle reste tout ensemble naturelle et surnaturelle. Ne visant nullement à donner du travail à la Congré­gation des Rites qui décerne les honneurs liturgiques, elle fait partie de ce que Joseph Malègue appelait « les classes moyennes de la sainteté ». Recueillons ses cris de détresse : « J'ai les genoux comme dans un étau » - « Pendant la récréation je sens mon âme comme dans un abîme de solitude et de choses pas gaies... alors je prie le bon Dieu intérieurement, je lui dis : « O mon Dieu, ayez pitié de moi, je vous en supplie. Sans vous je me désespérerais. » - Ce matin, en allant à l'Oratoire, j'ai lu sur un ex-voto : « Sœur Thérèse, merci ». Alors j'ai eu comme une angoisse, et, les larmes aux yeux, je me suis dit : « Il n'y a donc que moi qu'elle ne soulage pas ! Oh ! non, elle ne vient pas à mon secours, et pourtant elle m'aime ». Ce matin je n'en pouvais plus. C'est quelque chose d'être prise dans sa propre personne. Si je n'avais pas le bon Dieu, je ne sais pas ce que ie deviendrais ». - « Le diable s'en mêle. Il veut me tenter pour que je me désespère. » « Mais dans ces moments terribles, déclare-t-elle, je ne cessais de prier, d'appeler le bon Dieu à mon secours : « Venez, venez ! Hâtez-vous ! » Enfin, la prière reste mon état d'âme ». Elle a la loyauté d'ajouter : « Si je n'étais pas infirme, je n'y penserais pas autant, certainement ». Elle avoue avoir dit au Seigneur : « C'est votre devoir de venir à mon secours ». Et encore : « Je sais bien que vous ne m'abandonnerez pas, mais je vous demande de ne même pas faire semblant de m'abandonner. » Tous les matins, elle parcourt en pensée les quatorze stations du chemin de croix : « Quel profond mystère de voir un Dieu se faire homme, souffrir ainsi pour nous et: paraître si malheureux que les soldats disaient à Simon de Cyrène : « Aide-lui parce qu'il pourrait tomber en route. » C'est un mystère d'amour insondable. »

On lit en Communauté la biographie d'une Sainte « qui avait un visage enflammé dans la souffrance». Voilà qui excite la verve de notre Marie : « La petite Thérèse n'avait point un visage enflammé, cepen­dant elle souriait quand même dans la souffrance, elle était mignonne. Je voudrais bien sourire, moi aussi, mais, mon Dieu ! que j'ai de mal ! » Pauvre marraine! Comme nous la préférons ainsi, coura­geuse, mais sans panache, et si proche de nous!

« La petite Thérèse, note-t-elle encore, souffrait avec amour. Elle faisait feu de tout bois. Moi, je souffre en me plaignant. Pourtant, je voudrais bien l'imiter un petit brin.» Avec Jésus elle crie vers le Père : « Pourquoi m'avez-vous abandonnée ? » Les conso­lations spirituelles la fuient. Elle se trouve toujours « dans une terre aride et sans eau ». Elle s'en ouvre à Léonie : « Souvent, quand je suis dans les ténèbres, j'aime à redire ces paroles du credo : je crois à la vie éternelle ». - « La nuit, quand je sens qu'il m'est impossible de me tourner, de changer un peu de position, je suis obligée de me cramponner au bon Dieu pour ne pas me désespérer. Et toute la journée, je lui dis : « Ayez pitié de moi », car, par instants, c'est comme si je ne me sentais plus de foi. C'est comme un abîme en moi. » De sa table de travail, elle peut interpeller, dans la cour de l'infirmerie, la statue de Thérèse assise, l'Evangile sur les genoux. C'est en vain. « Je la prie, elle ne me répond pas. » Ou plutôt, corrige-t-elle, si elle fait la sourde oreille, c'est parce qu'elle n'est pas aveugle, « et c'est justement parce qu'elle y voit très clair qu'elle ne m'exauce pas. » Marie a assez de lucidité pour conclure : « Croirais-tu que je regarde comme une grâce de marcher dans les ténèbres ? Notre Sei­gneur veut par là augmenter mes mérites. » Dans les heures les plus noires, le Ciel constitue sa ligne d'horizon : « Alors nous parlerons de notre exil et nous serons bien contentes d'avoir souffert. Il nous paraîtra bien peu de chose à côté du bonheur que nous aurons acquis par ces souffrances.» Méditant les noces de Cana, et songeant à 1'ivresse des armées de santé et d'activité, elle soupire : « Aujourd'hui je n'ai plus de vin ». Mais le texte évangélique la fait se raviser : « Au banquet de ma vie Dieu ne s'est pas trompé. Il a gardé le meilleur vin, celui de l'épreuve, pour la fin ». » Le souvenir de sa filleule l'achemine à la confiance : « Par instants, quand je pense à la petite Thérèse, qui est de notre famille, une si grande Sainte, je suis comme saisie et larmes me viennent aux yeux... Pour qu'elle me laisse en cet état d'infirmité, c'est qu'il y a sûrement de grandes grâces cachées là-dessous. »

 

En vieillissant, Sœur Marie du Sacré-Cœur de cette autobiographie dont le succès s'avère prodigieux : « Je la sais par cœur, mais j'y trouve toujours quelque trésor nou­veau... j'y respire un parfum d'Evangile ». Son oraison se simplifie ; elle évolue toujours autour du Pater ou de quelque verset suggéré par la liturgie. A Noël 1934, l'épistolière livre le texte qui l a nourrie « Vous trouverez un enfant enveloppe de langes et couché dans une crèche... Aimons plus que jamais l'effacement, l'humilité, la simplicité devant un tel mystère ». En fin de carrière, aussi impérieusement que par le passé, s'impose à elle la « petite doctrine », dont elle avait reçu, en septembre 1896, la fulgurante synthèse. Elle écarte les gloses qui compliquent ou édulcorent. Mère Agnès de Jésus lui a prêté un ouvrage en vers, qui prétend illustrer la voie d'enfance : « Pas intéressant, répond Marie. Tout le temps çà « tournicotte » autour de la même pensée... Jusqu'à la fin de notre vie il faudra bien subir toutes ces productions pour l'amour du bon Dieu et par cha­rité pour tous ceux qui se creusent la tête à expliquer la simplicité d'une âme... La paix! La paix! Mais il n'y aura pas de paix ! »

Sur le même ton, qui frise le paradoxe, elle rejette les thèses, que Céline indignée lui signale, où le problème de la souffrance est abordé en des termes qui semblent mettre en cause, la miséricorde divine : « Ne me parlez pas de toutes ces dissertations des docteurs et de tous les savants en spiritualité ; je ne crois à rien, je laisse tout cela, je ne suis qu'un enfant qui peut à peine bégayer et ne sait rien dire que a a a. » La nuit suivante - c'était le 26 décembre 1937 - un rêve lui montra la Vierge lui présentant un enfant, sous le regard stupéfait d'un moine aux allures de prophète. Aussitôt, je me suis réveillée, écrit-elle, et j'ai compris qu'une ère nouvelle s'était ouverte pour les âmes ; c'est bien cela, en effet, la « petite voie », mystère de miséricorde expliqué par une enfant. Qu'on ne me parle pas d'autres mystères, je ne comprends que celui-là. »

l'idée-mère qui ravissait Thérèse, ce qu'on pour­rait appeler la dialectique de la misère et de la Misé­ricorde, Marie la tourne et la retourne en tous sens, traduisant à sa façon : « Je suis capable de tout, mais Lui aussi est capable de tout ». Relisant des notes de jeune fille dans son carnet de retraite de 1876, à la Visitation : « O mon Dieu, un jour vous me demanderez tout... et si je me présente devant vous, les. mains vides ? » elle réagit aussitôt : « Ah ! maintenant, je ne crains pas de me présenter au bon Dieu, les mains vides, car je sais que Lui seul peut les remplir. »

Les constats d'impuis­sance se pressent sous la plume de notre héroïne : « Je suis bien terre à terre et aussi glacée que le temps ». - « Je mourrai dans ma peau de hérisson. » - « Je suis une pauvre marraine, ruinée de toutes manières. Priez pour moi car je ne m'amende pas en vieillissant. Je m'en aperçois bien, et si je ne m'appuyais pas sur la miséricorde infinie du bon Dieu, il y a longtemps que je serais désespérée. » - « Pour un rien j'ai la larme à l'œil. Que je suis misérable ! Mais j'aime à me rappeler ces paroles du bon P. Pichon : « Les plus misérables sont les préférés de sa miséricorde ». Et n'est-ce pas ce qu'a écrit notre petite Thérèse : « Quel bonheur de porter nos croix faiblement ! C'est bien mon cas... » - « Il faut donc que je sois contente de marcher comme une tortue, de ne pouvoir aller comme je voudrais, ici ou là, enfin, d'être infirme. La vérité, c'est que c'est un très grand gain pour moi, je le sens bien. »

Le retour annuel des solennités thérésiennes et les visites de Princes de l'Eglise, dont elles sont l'occa­sion, ne constituent pour la malade ni une attraction ni une diversion.. Elle l'avoue à Léonie, avec la fran­chise un peu brutale qui la caractérise : « Tu ne sais pas à quel point maintenant tout me pèse. Le bon Dieu le permet sans doute pour purifier mon âme. Mais même les fêtes en l'honneur de notre petite Sainte me laissent comme un glaçon. Sans doute je remercie le Seigneur de se servir d'elle pour se faire connaître et aimer, et je me console de mon insensibilité en pensant qu'elle lui sert peut-être aussi à rendre plus sensibles à ses grâces les pauvres pécheurs. Et puis, j'en reste là, sans en penser plus long, car je suis véritablement comme une bûche. » Seule la sauve du marasme la contemplation de Jésus souffrant. « Un jour, j'étais humiliée de me voir si infirme, lorsque, arrêtant mes yeux sur la Sainte-Face qui est au chœur, ces paroles ont changé mes dispo­sitions : « Il a été regardé comme un homme frappé de Dieu et humilié ». Après cela, faut-il se plaindre et désirer ne rien avoir à souffrir ? »

La confiance constitue en effet l'autre volet du diptyque, une confiance qui ne mise nullement sur les mérites personnels, mais s'appuie uniquement sur Dieu. Marie a parfaitement assimilé la conception mystique qui est au cœur de l'acte d'offrande. « Je veux, comme Thérèse, mettre toute ma confiance en Celui qui opère le vouloir et le faire. Et cette con­fiance, je la demande à mon Jésus, espérant que ma petite Thérèse m'obtiendra de pouvoir dire comme elle : « Le Seigneur m'a prise et m'a posée là ! » « Je suis une pauvresse qui n'a d'autres richesses que celles que son Epoux voudra bien lui donner. » « Je n'envie plus aucun Saint, ô mon Dieu, soyez vous-même ma sainteté. » Pour chasser les papillons noirs, elle chantonne volontiers ce refrain d'un can­tique à la Vierge : "Le Ciel est ma Patrie, Je suis du peuple des élus. Mon frère s'appelle Jésus, Et ma Mère, Marie."

Le vocable de « Père » a sur elle un effet magique d'apaisement, en même temps qu'elle lui reconnaît sur Dieu même un pouvoir quasi irrésistible. « La main du Seigneur est douce et tendre ; c'est celle d'un Père. Et si elle nous touche, ce ne peut être que pour nous soulager, non pour nous faire souffrir. » - « Ceux qui ont eu la tête trop dure, le bon Dieu en a pitié quand même dans sa grande miséricorde. C'est ce qu'il fera pour moi. » A chaque anniver­saire, en face d'un bilan qu'elle juge peu glorieux, Marie conclut l'examen sur un cri d'espérance : « Que Jésus efface toutes les poussières que j'ai attrapées pendant les longues années de mon pèle­rinage ici-bas et qu'il les change en pierres précieuses, car il a dit : « Quand vos péchés seraient rouges comme de l'écarlate, ils deviendront plus blancs que la neige. » - « A force de cahoter, notre voyage prendra fin, et nous tomberons, avec quelle joie ! dans les bras du bon Dieu. Alors ce Père, plus tendre que la plus tendre des mères, ne nous demandera pas ce que nous avons fait pendant les quelques jours de notre pèlerinage ici-bas, non, mais comment nous l'avons aimé."

Elle rejoint là la plus haute, la plus pure intuition thérésienne : se servir de tout, joies, chagrins, travaux, succès, échecs, pour faire plaisir à Jésus: «Cette pensée de lui faire plaisir me fait du bien, elle m'aide davantage que celle de gagner des mérites pour Ciel car je n'ai aucune confiance dans ce que je peux gagner, mais je veux lui faire plaisir en me fiant à lui. » Peu importe dès lors la mesquinerie de ce qu'elle nomme ses « œuvres de fourmi » ! La charité au centre de l'action la plus banale, c'est l'énergie nucléaire qui jaillit de l'atome. « Je lisais tout à l'heure l'Histoire d'une Âme et je suis tombée sur le passage où la petite Thérèse parle à ses novices et je me disais : « O mon Dieu! une vie employée à des choses si petites, et qui pourtant est si grande à vos yeux ! Faut-il que nos petites choses, faites avec amour, vous soient précieuses ! »

 

La théorie commande la pratique, et d'abord sur le terrain brûlant des relations de Communauté Le 16 février 1935, Marie livre à sa correspondante de Caen sa résolution de retraite: « Toujours la même. J'aime à méditer ce paroles de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Alors je veux m'appliquer toujours à être charitable envers mes sœurs, à les aimer comme Jésus les aime, à voir leurs qualités plutôt que leurs défauts. Ne font-elles pas tout ce qu'elles peuvent pour plaire au bon Dieu ? Et lui les aime d'un amour infini. Est-ce que je serais plus difficile que lui, qui est infiniment parfait et qui supporte nos imperfections et nos misères de toutes sortes ?... Et moi qui suis l'imperfection même, et qui exige des autres la perfection ! Quelle aberration d'esprit. »

Ne nous y trompons pas. Ses vivacités d'antan sont bien amorties. La vie solitaire, la morsure de la douleur, l'esprit d'oraison ont refréné ce que le tempérament avait de trop fougueux. Quand Mère Agnès de Jésus appelle sa sœur, qui se dispose à jouir d'une audition des petits chanteurs de la basi­lique, l'acte de renoncement est consenti en toute sérénité : « Il faut bien faire des sacrifices ». Marie fait figure d'impotente, mais nullement renfrognée. Elle sait rire et plaisante volontiers, elle aime encore, en récréation, lancer un mot drôle ou qui fait mouche, relevant malicieusement le folklore des psaumes : « Gebal et Ammon et Amaléc, Oreb et Zeb... et Zébée et Salmana », se défendant d'entonner « les lamentations de Jérémie », mimant son entrée au Paradis, toute caparaçonnée de défauts, mais défen­due par Thérèse, qui répliquera au réquisitoire de l'avocat du diable : « Moi qui la connais bien, je vous dis qu'elle est très gentille, ma marraine. » - « Alors les anges s'inclineront, et je serai au Ciel. » Elle s'amuse de la façon de scandale qu'elle pro­voque quand elle elle joue à la mécréante, lançant en pleine conversation sur l'Eucharistie : « Je vais bientôt faire mon heure d'adoration. Croyez-vous que cela me réjouit d'être dans l'obscurité, à me crever les yeux, pour apercevoir, entre les barreaux, une petite Hostie qui ne va rien me montrer du trésor qu'elle cache ?»

Pressent-elle une pointe de triomphalisme dans l'évocation des grands jours du pèlerinage ? Vite, elle ramène au réel de la foi : « Il ne faut se réjouir que de la gloire du bon Dieu. Sinon, on n'est pas dans la vérité. » Quand on cherche à mettre en vedette son rôle personnel dans l'aventure thérésienne, elle riposte humblement qu'ayant beaucoup reçu, elle a beau­coup gaspillé : « Ce n'est pas la même chose d'ensei­gner ou de faire. Allons, laissons cela. C'est le bon Dieu qui verra. » C'est surtout dans les entretiens particuliers, au cours des licences, qu'elle s'épanche délicieusement, puisant dans le répertoire intarissable d'Alençon, du Mans, des Buissonnets. Une gaie com­pagne, en un mot, toujours originale et si vivante, dont on est obligé de dire qu'elle est encore tout à fait hors série.

Il advient que les vieillards se recroquevillent fri­leusement sur eux-mêmes. Chez Marie, c'est un élargissement d'horizon que l'âge provoque. En novembre 1936, elle confie à son infirmière : « Pendant toute ma vie religieuse je n'ai, pour ainsi dire, rien fait avec l'intention de sauver des âmes. Maintenant je ne pense plus qu'à cela, à offrir mon épreuve pour le salut des âmes. Il faut bien que j'aide à la petite Thérèse qui est Patronne des Missions. Et j'y pense souvent. Croyez-vous que j'en sauve ? C'est ma seule force de l'espérer. » Le 4 janvier suivant, elle revient à la charge : « ïl y a des jours où je me sens tellement dans la détresse que je me dis que je ne pourrais pas souffrir davan­tage. Je me sens comme abandonnée du Ciel. Le diable me tente sous le rapport de la résignation... Il n'y a que la pensée que je sauve des âmes qui me donne un peu de courage. » - « Excepté d'aimer le bon Dieu et de se sacrifier pour sauver des âmes, tout est creux. » - « Je me sens tellement triste de me voir si impuissante, si infirme, je cours après la liberté sans jamais pouvoir l'attraper. Tant pis, mais pourvu que j'attrape des âmes ! »

Elle songe à une servitude autrement tragique, celle des enchaînés de la haine qui, à la porte de l'enfer, selon le mot de Dante, « laissent toute espérance ». « C'est épouvantable, écrit-elle, de n'avoir jamais le plus petit moment de bonheur, ne jamais voir Dieu. Si on savait ce que c'est !.. Ces âmes seront comme des astres errants auxquels une tempête de ténèbres est réservée pour l'éternité. » C'est ce qui lui arrache ce cri de générosité : « je consentirais à rester sur la terre, dans cet état si pénible d'âme et de Corps, jusqu'à la fin du monde, si le bon Dieu le voulait, afin de sauver plus d'âmes. »

Sœur Marie du Sacré-Cœur a une prédilection pour les déshérités de la société. Tandis que le chant de l'Internationale salue en eux « les damnés de la terre », elle les range dans l'aristocratie du Ciel. « C'est là, comme le dit notre petite Thérèse, que nous connaîtrons nos titres de noblesse, et alors les grands de ce monde seront bien souvent au-dessous des humbles et des pauvres d'aujourd'hui. » Elle s'attendrit à la pensée que des ouvriers, provisoirement en chantier au Carmel, ignorent peut-être tout de l'ordre sur­naturel : « Je demande au bon Dieu pour eus une grâce secrète oui leur mérite la vie éternelle.» Quand on la plaint, elle fait remarquer qu'il est de plus sombres misères. Les lépreux surtout excitent sa pitié. Elle songe irrésistiblement à eux quand elle peut disposer d'une offrande généreuse. Comme elle eût compris les propos conciliaires sur l'Eglise pauvre et l'Eglise des pauvres ! « Je pensais ce matin, écrit- elle, à la manière dont Notre Seigneur s'y est pris pour établir son Eglise. Il aurait pu prendre des hommes instruits qui auraient fait valoir sa doctrine. Non, il a pris des ignorants, des pécheurs... C est merveilleux et combien touchant. »

Parmi les intentions spécifiques qui sollicitent notre Carmélite, le Vicaire du Christ est en tête. Pie XI recourt volontiers aux suffrages de ses filles de Lisieux auprès de Celle dont il a fait « l'Etoile de son Ponti­ficat ». Quand il est aux prises avec la persécution, quand il souffre, quand la mort le guette, Marie redouble d'instances. Lorsqu'on la surprend alors dans ses insomnies nocturnes, si on lui demande a quoi elle pense, elle répond invariablement : « Je prie pour le Pape ».

Elle se sent encore et toujours une mission spé­ciale auprès de Léonie, qui, de la Visitation de Caen, mendie infatigablement la chronique lexovienne et les miettes qui tombent de la table de Thérèse Elle se met en frais pour l'informer, la distraire, l'édifier. Parfois ses lettres se voilent d'un accent de mélan­colie: « Ceux qui pourraient nous raconter du beau, du nouveau, ce sont ceux que nous aimons et qui nous ont précédés au Ciel. Mais ils se taisent, ils font comme saint Paul, qui, après avoir été ravi jusqu'au troisième Ciel, n'a pu nous dire que ceci : « L'œil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas entendu, son cœur ne peut comprendre ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment» Mais pourquoi se perdre en doléances et en vaines récriminations ? « Nous som­mes vraiment dans l'âge des infirmités. Toutes ces misères sont des coups de cloche qui nous annoncent l'arrivée du train. Oui, bientôt, nous serons au port. En attendant, supportons avec courage, ou sans cou­rage les ennuis du voyage. »

 

Au sein de la Communauté, nous l'avons dit, les préférées de Marie sont, outre les malades, les sœurs du Voile blanc, qui avec son infirmière, l'entou­rèrent de leurs soins, et les tourières. A celles-ci elle continue de rendre visite ; elle leur envoie des billets charmants, non sans leur recommander de ne pas s'y attacher, car elle n'entend pas susciter autour de sa personne un culte de pseudo-relique. Quant aux religieuses alitées, malgré les difficultés d'accès, elle veut leur porter un mot de réconfort. « Oh! conduisez-moi, dit-elle à son infirmière, que j'aille les égayer et les intéresser. Elles m'attendent, et quand je n'y vais pas, elles s'attristent. »

Encore qu'elle se défende de diriger les consciences, les liens qui la rattachent à Thérèse lui valent une petite clientèle, qu'elle encourage de ses missives et de ses entretiens. La composition en est très éclectique ; on y voit figurer Victoire, l'ancienne servante des Buissonnets, devenue marchande des quatre sai­sons ; à ses côtés, une amie d'enfance de notre héroïne, Louise Coulombe; et un haut fonctionnaire retraité, veuf de cette Edith que Marie avait tant chérie. Elle les amènera tous trois, en des circonstances très différentes, et après une initiation en règle, à faire en sa présence, au parloir, l'acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux.

Les conseils qu'elle prodigue à ses correspondants ne sont que le reflet des enseignements thérésiens. A Mme Post, elle redit inlassablement la primauté sou­veraine de la grâce : « Nous sommes dans l'ascenseur divin. Jésus nous porte dans ses bras, et au soir de notre vie, nous nous trouverons rendues à la place qu'il nous a destinée de toute éternité. Elle nous sera donnée gratuitement parce que notre bonne volonté lui suffit. Que peut-il attendre de notre néant ? Rien. Il nous demande seulement de l'aimer et d'avoir confiance en sa bonté infinie ». A M. de Mesmay, qui gravit un âpre calvaire, Marie redit le prix de la croix : « Lorsque je vous vois si résigné au milieu de vos infirmités croissantes, si soumis toujours à la volonté du bon Dieu, je le remerde de ces grâces si grandes qu'il vous accorde, j'ai de plus en plus l'assurance qu'au sortir de cette vie, il n'y aura pas de purgatoire pour vous. Voilà la fleur que vous réserve notre Thérèse. C'est maintenant le temps de votre purgatoire, prenez courage, même si vous ne ressentez aucun courage. »

Pour sa vieille compagne alençonnaise, notre Car­mélite exorcise les mânes du jansénisme. « Au com­mencement de cette nouvelle année, je me fais la même réflexion que vous : est-ce ma main qui déta­chera la dernière feuille du calendrier ?... et comme vous, je serais effrayée de me trouver en face de la justice de Dieu. Mais, ma petite Louise, ce n'est pas cela du tout. Vous êtes à côté de votre affaire. Nous ne nous sommes pas enrôlées pour rien dans la légion de Thérèse, dans la légion des âmes vouées à l'Amour Miséricordieux... Ne vous imaginez pas un Dieu armé pour vous de sa justice lorsque vous paraîtrez devant Lui, cela lui fait de la peine, ce n'est pas être dans la vérité. Etre dans la vérité, c'est reconnaître qu'on n'est rien, qu'on n'a rien fait pour mériter le Ciel, qu'il nous est donné par grâce, et que le Seigneur infiniment miséricordieux nous le donnera pour rien, ou plutôt à cause de Celui qui l'a gagné pour nous. »

Quand la même correspondante s'afflige de sa froi­deur à la Sainte Table, Marie lui répond par l'exemple de Thérèse, « qui n'avait pas de consolations sen­sibles... » - « Nous n'avons que plus de mérites à ne rien sentir, ajoute-t-elle. » Le sommet de cet apostolat, c'est la conversion

d'une adolescente hypersensible et instable qui s'était jetée précocement dans les pires promiscuités et qu'il avait fallu placer dans un refuge d'abord, puis au Bon-Pasteur. Notre Marie s'attache à cette enfant, découvre en elle « une riche nature », perçoit même d'intuition qu'elle est une proie pour le Christ. Mais il faut vaincre ses révoltes, calmer son amertume, dominer la honte qu'elle a d'elle-même, l'effroi devant le don total. Cinquante lettres, échelonnées de 1935 à 1940, porteront à la pauvrette les preuves d'une affection qui ne renonce jamais. C'est une veritable éducation de la confiance, dans le style de l'enfance spirituelle. « Thérèse vous a vue toute seulette, cher­chant le bonheur, et elle s'est dit : « C'est moi qui lui ferai trouver le bonheur auquel son âme aspire, je lui montrerai qu'il n'y en a point d'autre sur la terre que de servir le bon Dieu et de l'aimer, car lui seul est digne de son amour, son cœur n'est point fait pour la créature, il est trop grand pour qu'elle puisse le satisfaire pleinement. » - « Il y a en vous de quoi faire une sainte. »

La jeune fille s'ouvre de plus en plus à la grâce, mais elle connaît les impatiences des débutantes et aussi les regards en arrière et les faux pas. Marie, maternellement, guide, reprend, stimule cette volonté vacillante, encore qu'assoiffée d'idéal. A celle qui se désole de ses efforts souvent infructueux elle ne cesse de répéter : « Ce sera le travail de toute votre vie, jamais vous n'arriverez à la perfection que vous désirez. C'est le bon Dieu qui, voyant votre bonne volonté, vous la donnera au moment de votre mort. Il faut bien nous mettre cela dans l'idée, car c'est la réalité. » La pensée de l'apostolat est maintes fois suggérée, à travers le conseil de Thérèse a ses novices. « Pour un acte de vertu pratiqué dans l'omble, nous pouvons sauver une âme ». Prières et sacrifices donnent efficacité aux conseils, qui portent peu à peu leurs fruits. La jeune personne, longtemps rétive, commence à entrevoir la rupture des liens qui la retiennent dans le monde. Elle craint de ne pas aimer assez, mais sa vieille amie du cloître la rassure : cette peur, c'est déjà de l'amour.

 

Le 15 octobre 1936, en pleine tourmente du Front populaire, la Communauté célèbre les cinquante ans de vie religieuse de Sœur Marie du Sacré-Cœur. Celle-ci, qui abhorrait le faste et supportait mal qu'on lui témoignât quelque honneur, devait dire : « J'ai subi cette cérémonie pour faire la volonté de Dieu. » Rien ne manqua à la fête. La jubilaire, un bâton fleuri à la main, fut conduite à la grille du chœur, en sa voiture drapée de blanc. Mgr Picaud, évêque de Bayeux, présida la messe et rappela les liens fra­ternels qui avaient uni l'héroïne du jour et Thérèse. Dans l'intimité, une poésie de circonstance, composée par Mère Agnès de Jésus, déroula, en trente trois strophes, le film mouvementé de cette existence toute vouée à Dieu.

Les cadeaux affluèrent de partout. Pie XI signa de sa main une aquarelle qui le représentait donnant sa bénédiction, tandis que Thérèse, postulante, couron­nait son aînée qui venait de faire profession. Le P. Marie-Bernard, de la Grande Trappe, a apporté lui-même le motif sculpté qu'à la demande de géné­reux donateurs canadiens il a ciselé pour les Buissonnets, et qui évoque la Vierge du Sourire guérissant la petite Thérèse. Marie contemple l'œuvre longue­ment et déclare toute émue : « Je revois encore le regard de Thérèse fixant la Sainte Vierge. C'est inoubliable. » Le présent qu'elle avait par­ dessus tout convoité, celui qui lui fit le plus de plaisir, ce fut un calice destiné par elle à un jeune prêtre, neveu de son infirmière. Elle alliait ainsi son culte eucharistique et sa dette de gratitude envers l'humble Sœur qui la soignait avec tant d'abnégation et dont elle avait fait la confidente de ses pensées et de ses souvenirs. Elle-même ne tarderait pas à vider jusqu'au fond la coupe du sacrifice.

Chapitre 8 : La dernière étape

Sur ses vieux jours. Marie pouvait, comme Céline, se comparer à un « château branlant », ou en sou­venir de saint Ignace d'Antioche, parler des « dix léopards attachés à ses pas. » L'âge amène le cumul des infirmités. Si la liberté intérieure demeure inen­tamée - « une grande âme est maîtresse du corps qu'elle anime » - la zone d'indépendance physique se rétrécit toujours plus.

Le 8 mars 1937, l'état de notre Carmélite s'aggrave soudain; une hernie, contractée depuis plusieurs années, s'enflamme au point de mettre ses jours en danger. La faiblesse du cœur interdit toute opération chirurgicale. La malade, qui ne peut plus s'alimenter, reçoit le sacrement d'extrême-onction. Elle se prépare à la mort avec sérénité, non sans éprouver l'angoisse de sa totale incapacité d'agir. « Moi qui aime tant ma liberté ! Je sens que c'est le bon Dieu qui fait tout dans mon âme ». Le spectacle de la nature la détend : « Je vois de mon lit un petit arbrisseau qui grandit. J'aime le jardin, c'est reposant, c'est pur. » Un traite­ment inédit, qu'on a pu qualifier de miraculeux, la sauve in extremis. Après douze jours elle peut enfin communier et s'écrie, à l'arrivée de Jésus-Hostie : « Depuis le temps que je vous attends !»

Elle connaîtra un nouveau sursis, mais plus handicapée que jamais, souffrant d'angine de poitrine et d'urémie, cependant que s'accentuent les douleurs rhumatismales, que les mains se tordent, et qu'elle a peine à tenir la tête droite. Désormais, elle mangera à l'infirmerie avec sa garde-malade et ne participera plus aux exercices du chœur : ce qui lui fait désirer, selon l'expression qu'elle emprunte à saint Pierre, « l'abandon de sa tente ».

Pour s'encourager, elle relit les Novissima Verba. Mère Agnès de Jésus, qui a recueilli au jour le jour ces ultimes propos de Thérèse, note aussi, pour notre édification, les réflexions de son aînée, au cours de son long chemin de croix. La voix de la nature n'en est pas absente, mais c'est toujours la voix ae la grâce qui a le dernier mot : « Je prie la Sainte Vierge comme si elle vivait à mes côtés. Je lui dis : « Oh ! venez à mon secours. Vous voyez bien dans quelle détresse je suis, obligée comme sur une place publique, de me soumettre à tant de soins, à cause de mon impuissance x. » - « Quand je vois les petits oiseaux voler, je me dis : Hélas ! moi je ne peux pas, je suis immobilisée sans pouvoir bouger. Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? Et je pren­drai mon vol, et je trouverai mon repos, mais û n'est pas sur la terre » - « C'est inouï de se sentir si faible sur toute la ligne ! Pas l'ombre de courage ! Pas l'ombre ! » Et s'adressant à Notre-Seigneur : « Aidez-moi à vous aimer, car je ne pourrais pas toute seule ». Elle appelle cela « percer son cocon pour s'envoler ».

Toujours elle rebondit vers l'amour : « Ah ! com­ment ne pas aimer un Dieu si puissant, si grand, si bon, qui fait tout pour notre bien ! Si j'allais en enfer, je lui dirais toute l'éternité : « Mon Dieu, je vous aime. » Bien qu'on craigne qu'elle ne se fatigue, elle demande son ouvrage et travaille toujours à ses reliquaires. « Ce n'est pas que j'y trouve du plaisir, mais il faut savoir s'ennuyer pour se désennuyer. » Elle ne se berce pas d'illusions. « Ce matin, en me levant, je me suis dit : « Il ne faut pas que je pense qu'aujourd'hui ça ira mieux qu'hier. Oh ! non ! Tous les jours, on a de nouvelles peines, alors j'aime mieux les accepter d'avance. »

La pensée de sa misère ne la trouble pas. Elle est depuis longtemps enracinée dans la miséricorde infinie. Rien ne peut l'ébranler. « Je suis bien proche du port, je demande à mon divin Epoux de brûler toutes mes fautes dans son amour. » - « Souvent je dis au bon Dieu : je voudrais être une Sainte, c'est pour cela que vous m'avez appelée au Carmel, mais je veux que ce soit pour vous faire plaisir, parce que vous vous plaisez à voir notre âme s'embel­lir. » Par délicatesse pour Lui, elle s'interdit, autant que possible, d'exhaler ses plaintes. On retrouve en elle, à un niveau plus accessible à l'humaine faiblesse, l'écho des sentiments qui animaient Thérèse, en' ses terribles dernières années. Il n'y a pas là un simple phénomène de mimétisme verbal. On pressent l'action efficace et permanente de la Thaumaturge, qui sou­tient visiblement sa « chère marraine », sur la piste qu'elle a elle-même frayée. Marie, d'ailleurs, en fera confidence : « Parfois rien ne m'intéresse et je suis intérieurement si exilée ! Mais, en même temps, je sens comme une force cachée, comme quelqu'un qui m'aide dans le secret et qui me dit : « Ne te fais aucune peine de rien ». - « On n'a qu'à dire : Mon Dieu je vous aime. Cela suffit à remplir une journée. »

Notre moniale se trouvait de plus en plus cal­feutrée entre quatre murs. Le dimanche toutefois, quand le temps le permettait, elle tenait à faire en sa petite voiture un tour de jardin, parmi ces par­terres et ces plates-bandes qui lui rappelaient tant de choses. Elle s'arrêtait volontiers dans un angle propice, pour saluer « la bienheureuse vision de paix », comme elle l'appelait : le dôme de la basilique émergeant par-dessus les arbres. Elle évo­quait les promenades que Mme Martin aimait faire sur cette colline, lors de ses visites chez les Guérin.

Quelle ne fut pas sa joie, quand à l'occasion du Congrès national eucharistique de Lisieux, le car­dinal Pacelli, vint comme Légat de Pie XI, l'inaugurer solennellement ! Malgré sa répugnance pour les réceptions officielles, elle avait dit jadis : « Je désire beaucoup connaître tous les cardinaux qui passent au monastère, car il se pourrait que l'un d'eux fût Pape un jour ; et je serais heureuse de recevoir au Carmel la bénédiction du futur Vicaire de Jésus-Christ ». Elle fut servie à souhait. Le 12 juil­let 1937, celui qui accéderait, deux ans plus tard, au Souverain Pontificat, pénétrait dans le cloître. Sœur Marie du Sacré-Cœur assista à sa messe et communia de sa main, dans l'infirmerie où Thérèse était morte. Elle lui fut présentée par l'Evêque de Bayeux comme « celle à qui l'on doit l'histoire d'une Ame. » Du Prince de l'Eglise et de sa suite brillante son regard se reportait vers l'image de la Sainte : « Quand je pense à ce qu'elle faisait ! C'était si peu de chose ! Mais elle y mettait tant d'amour ! Aussi on peut dire que le bon Dieu s'est comme piqué d'honneur pour la faire valoir, jusqu'à lui donner toutes les gloires imaginables. »

C'est dans cette même infirmerie que Mgr Picaud célébra la Messe le 22 mai 1938, pour les cinquante ans de profession de notre Car­mélite. Il n'était plus question d'une fête extérieure. La reconnaissance et la joie se concentrèrent au dedans. Elle bénit le Ciel de l'assujettissement de la vie religieuse, qui naguère lui inspirait tant de répul­sion : « Chacun aime sa liberté : elle est pourtant la source de bien des maux, et nous ne remercierons jamais assez le bon Dieu de nous avoir appelées à son service, à la vraie liberté des enfants de Dieu. »

Le triomphe de Sœur Marie du Sacré-Cœur, en ces années douloureuses, fut de pouvoir offrir au Seigneur la jeune fille dont elle avait pris en charge la conversion et l'éducation chrétienne. Elle brise ses dernières objections : « Quand votre nature semble se révolter et réclamer sa liberté, dites-lui bien qu'elle réclame ses chaînes, car la vraie liberté, n'est-ce pas de se donner à Jésus, et non au monde, qui ne fait que des esclaves ?» Sa correspondante allègue qu'elle est trop misérable pour une telle vocation. « Qui en est digne ? » répond la moniale. C'est un don pure­ment gratuit. « Quand on pense qu'un Dieu si puis­sant et qui n'a besoin de rien, s'approche de sa pauvre petite créature pour lui demander son cœur, Lui, qui est aimé par des millions d'anges ! Mais ce n'est pas pour Lui, c'est pour nous qu'il fait cela, parce qu'il nous aime et qu'il sait bien que Lui seul peut nous rendre heureux. »

La jeune femme, prénommée Yvonne, se décide enfin à prendre l'habit, au Bon Pasteur du Mans. Marie exulte. Elle l'encourage de loin, l'exhorte à faire l'acte d'offrande, s'informe des moindres détails de son existence. Elle veut que le Carmel procure à la postulante sa première robe de religieuse, qu'une Sœur tourière la représente auprès de sa filleule adoptive quand celle-ci fera profession sous le nom de la Sainte de Lisieux. Elle offrira même en cadeau, rarissime exception, sa propre pho­tographie. Comme sa benjamine à l'émission des vœux de Sœur Marie de la Trinité, elle se fait l'effet de Jeanne d'Arc au sacre de Charles VII : « Main­tenant je puis mourir, dit-elle ». En cette promotion spirituelle elle voyait un vrai miracle moral : « C est la petite Thérèse qui a voulu me donner la conso­lation de ramener cette âme au bon Dieu, pour me

montrer qu'avec mes petites souffrances unies à celles de Notre-Seigneur, je puis sauver des âmes. Quel mystère ! C'était une âme si enténébrée, mais main­tenant, voyez comme elle s'élève avec amour vers le bon Dieu. J'ai tant prié pour elle ! C'est quelque chose que la prière. Notre-Seigneur disait à sainte Marguerite-Marie : « Une âme qui prie peut me consoler pour mille pécheurs. »

Yvonne tombera bientôt malade. Marie lui prodiguera les messages de tendresse, l'exhortera à la joie, et offrira pour elle ses dernières épreuves. Elle la confiera avant de mourir à la sollicitude de Sœur Geneviève de la Sainte-Face. Sa protégée devra quitter le couvent pour se reposer. Elle le réintégrera, pour en sortir encore pour raison de santé en juillet 1942 ; elle entrera chez les Sœurs de Notre-Dame de la Charité de Saint-Vigor, où, rongée par la tuberculose, elle trépassera quelques années plus tard dans des sentiments admirables. En souvenir de l'amitié qui la liait à la marraine de Thérèse, le Carmel avait voulu que la Châsse de la Sainte, au cours de son périple national, rendît à la jeune mou­rante une suprême visite.

Sœur Marie du Sacré-Cœur s'était également intéressée à Charles Maurras, que le Pape Pie XI, étant donné les intérêts religieux impliqués en cette affaire, avait spécialement recommandée aux mérites du Carmel, dans une lettre adressée per­sonnellement à Mère Agnès de Jésus. C'est aux côtés de celle-ci, pratiquant, là encore, discrètement, cet « art exquis du second rang » qui était sa grâce, que notre moniale eut l'occasion d'approcher au parloir le chef de l'Action française. Elle s'émut de ses incertitudes devant le mystère de la foi; elle s'étonnait qu'une intelligence de cette qualité s'avouât loyalement impuissante à les surmonter. Elle qui trouvait Dieu avec la simplicité d'un enfant n'en était que plus compatissante devant ces hésitations, ce trouble secret, qu'elle saisissait obscurément. Discuter était vain. Marie pria. La veille même de sa mort, elle témoignera combien cette cause lui était chère. On peut penser que son intercession ne fut pas étrangère à l'heureux dénouement. Comment croire, Seigneur, pour une âme que traîne Son obscur appétit des lumières du jour ? Seigneur, endormez-la dans votre paix certaine Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour !

Plus que jamais, fidèle à l'esprit des deux Thérèse, Sœur Marie du Sacré-Cœur se sentait « fille de l'Eglise ». Comme on lui parlait d'un article où un publiciste étalait avec complaisance les scandales de la chrétienté du Moyen Age, elle répondait vivement : « C'est curieux, il me semble que rien ne pourrait ébranler ma foi. Je trouve, au contraire, qu'il faut que l'Eglise soit bien grande pour ne pas avoir som­bré, pour tout traverser. J'ai toujours eu beaucoup de foi. » - « Un centigramme de foi, disait-elle, suffit pour enlever tous les maux. » Sans doute parle-t-on de la nuit de la foi, mais c'est une nuit étoilée ; la vraie nuit, c'est l'absence de foi. « Le soleil matériel est peu de chose. C'est Dieu le vrai soleil, c'est lui qui éclaire notre âme, qui met de la gaieté dans notre vie, quand il veut. C'est Dieu la beauté infinie, la vraie, la seule beauté, la source de toute beauté, de toute gaieté. Et la gaieté qui luit dans l'âme Est le soleil de tous les deux. « Le reste, affirme-t-elle encore, est une vraie camelote. »

Marie revenait fréquem­ment aux souvenirs du jeune âge. Volontiers elle répétait, comme faisait jadis M. Martin, la parole de Dieu à Abraham : « Je serai moi-même ta récompense très grande. » - « Parfois, écrit-elle à Mgr Germain, le 21 février 1939, j'interroge l'avenir et je me dis:

Comment faire pour mourir ? Car la mort est un mystère. Mais aussi, comment faire pour vivre ci-bas, lorsque les infirmités vous enveloppent ? Quand j'étais petite et qu'on voulait me faire faire quelque chose qui me déplaisait, je répondais : « Je suis bien libre moi ! » Mais à présent, je ne suis plus libre, plus du tout, et quelquefois je n'ose plus y penser et je me dis : « Comment faire pour vivre ? » Alors, je n'ai d'autre ressource que de me confier au bon Dieu, qui nous prépare une vie éternelle de liberté et d'amour, et qui permet que nos souffrances passa­gères, unies à celles de Jésus, la procurent aussi à tant d'âmes égarées, qui ne savent par quel chemin atteindre cette liberté. »

Les âmes ! ce sera jusqu'au bout sa passion, son tourment, sa raison de vivre. Au début de janvier 1939, elle déclarait : « Quand je suis allée à la messe hier, je souffrais beaucoup, et puis j'étais gênée, compri­mée, mes bras me faisaient mal... Mais j'ai offert cela au bon Dieu pour obtenir qu'une pauvre âme pécheresse ne soit pas gênée et perdue toute l'éter­nité. »

Plus l'organisme est débilité, plus il est vulnérable, proie offerte aux virus et aux microbes de tout genre. En mars, c'est une bronchite qui secoue la malade, et pour plusieurs mois, la vouant aux quintes épui­santes et à l'insomnie. Elle peut néanmoins, le 5 mai 1939, participer à la séance, dont elle goûte le charme fraternel, où la Communauté fête les 70 ans de Céline et son propre anniversaire. Elle philosophe sur l'événement. « L'autre jour, écrit-elle à Mme Coulombe, je disais avec une certaine peine que je ne me serais jamais attendue à être aussi infirme

à 80 ans ; que si j'avais su, dans ma jeunesse, ce qui m'attendait, j'aurais bien redouté la vieillesse. Mais, à bien réfléchir, je suis tout à fait « à côté de mon affaire ». Je devrais dire, au contraire : je ne savais pas faire, à 80 ans, un si bel héritage. En réalité, n'est-ce pas un bel héritage que nous aurons gagné ici-bas par nos souffrances physiques ou morales ? Depuis un mois et demi, je suis prisonnière, ne pou­vant sortir à cause d'une bronchite. C'est une grande privation pour moi de ne pouvoir être conduite au jardin, le dimanche. J'offre au bon Dieu le sacrifice de cette promenade, pour que les pécheurs ne soient pas privés, toute l'éternité, de se réjouir dans les jardins célestes, où nous nous rencontrerons avec tant de bonheur. »

La Présence Réelle restera toujours à ses yeux un sujet de stupeur. « Tantôt, devant le bon Dieu, je me disais : « Ce que c'est tout de même d'avoir la foi. Je suis là devant des bougies allumées et un petit rond blanc que je ne vois même pas, et il faut que je croie que c'est Notre-Seigneur. C'est tout de même bien mystérieux. » Elle reconnaissait là ce qu'on a osé appeler « la coquetterie de l'Amour Divin » qui se cache pour qu'on le cherche, mais en désirant qu'on le trouve.

Quant à sa filleule du Ciel, jamais elle ne l'a sentie si proche d'elle. « Je connais une belle histoire, commence-t-elle un jour d'un ton inspiré. Il y avait une fois une petite fille qui s'appelait Thérèse et qui est devenue la plus grande Sainte des temps modernes, et cette petite fille était notre sœur. » Elle ne la dis­socie nullement de sa famille. « Ses gloires uniques, affirme-t-elle, sont la réponse à nos grandes peines et humiliations d'autrefois. » La sainteté de l'enfant a plongé ses racines dans celle des parents.

La semeuse de roses n'aura-t-elle point d'égards pour l'affliction de sa pauvre marraine ? A deux reprises elle vint la visiter, comme le mentionne la correspondance adressée à Léonie : « C'était le 29 janvier (1939), dans la nuit, je souffrais beaucoup de rhumatismes aux genoux, et une Sœur du Voile blanc bien dévouée, qui couche dans une cellule auprès de moi, avait fait ce qu'elle avait pu pour me soulager, afin que je ne me sente plus les jambes et les genoux comme tordus, ce qui arrive quelquefois. Après bien des essais, ne pouvant réussir, elle me dit : « Je vais bien prier notre Sainte de venir à votre secours. » Et elle se retira toute triste, mais confiante. Quelques instants après, je sentis comme quelqu'un qui me remettait très doucement les jambes droites, sans aucun effort, et je ne doutai pas d'une intervention surnaturelle. La prière de mon infirmière avait été entendue et ma petite Thérèse était vraiment venue à mon aide. Je n'ai plus du tout souffert et j'ai pu dormir toute la nuit. »

Une autre fois que Marie, prise d'une douleur lancinante à l'épaule, se trouvait comme paralysée et incapable de se recouvrir, la Sainte était « descendue » et de sa main fraternelle, avait remonté les couvertures et apaisé les souffrances. « Retourne main­tenant au Ciel », lui avait dit la malade, après 1'avoir remerciée. Sourires d'un instant, rencontres fugitives.

Quand éclate la guerre, Sœur Marie du Sacré-Cœur, qui a hérité du fier patriotisme de M. Martin, ressent douloureusement l'angoisse nationale. Elle invite à placer son espoir dans le Seigneur, à planer plus haut que les vicissitudes humaines. « Pourvu que le règne de Dieu arrive, répète-t-elle, tout le reste est peu de chose. » Er elle cite volontiers les paroles de saint Jean de la Croix : « Ne vous laissez pas attrister par les incidents fâcheux de ce monde, car vous ignorez les biens qu'ils apportent et par quels secrets jugements de Dieu ils sont disposés pour la joie éternelle de ses élus. »

Elle en a fait elle-même l'expérience. Quand elle parcourt de mémoire son passé d'octogénaire, elle le voit jalonné d'incidents où elle reconnaît des grâces. « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », dit le pro­verbe portugais. Revenant sur sa maladie de 1924, notre moniale constate : « Mes années d'infirmité étaient nécessaires. Je ne pouvais tout de même pas aller au Ciel comme cela, après avoir sauté d'un pied sur l'autre, avec une pelle et un rateau, dans le jardin, arrachant les mauvaises herbes et plantant à peu près tout. » - « Qu'ai-je donc fait au Carmel ? Rien. Il était grand temps que le bon Dieu me donne un travail plus lucratif : celui que je fais dans ma vieillesse et qui consiste seulement à souffrir un peu pour sauver les âmes. Le Seigneur est trop bon de m'avoir choisi tout ce qu'il y a de plus opposé à mes goûts, et je l'en remercie de tout mon cœur. C'est lui qui sait ce qu'il veut de moi et je me fie complètement à lui. » - « Je ne peux pas être triste. C'est comme si quelqu'un me soutenait en dessous, malgré moi. »

Depuis toujours elle s'était habituée à jeter sur elle-même un regard détaché. Ce n'est pas elle, à coup sûr, qui eût posé pour la postérité. L'anti- pharisienne qu'elle restera jusqu'au bout se moque éperdûment de l'opinion des hommes. Cela trans­paraît, en termes plaisants, dans cette note de 1925 : « Quand je serai morte, je sais tout ce qu'on dira de moi. On dira, par exemple, qu'à la fin de ma vie, j'avais des rhumatismes qui m'empê­chaient de marcher et que je ne les supportais pas trop mal. On dira sans doute aussi que j'avais une belle âme, et puis on ajoutera quelques spiritualités que j'aurais dites dans quelques coins, et puis aussi que j'étais un peu originale, et puis on terminera en disant que la petite Thérèse est venue me chercher, et je pense que ce sera la vérité parce que je le lui demande tous les jours, et aussi à la Sainte Vierge et à saint Joseph. »

La pensée de la mort n'effrayait guère notre Sœur ; elle lui avait toujours été familière. Avec l'éternité, la liberté et la miséricorde, c'était un des leitmotive qu'elle orchestrait le plus volontiers. Cueillons, au fil des ans, son témoignage sur ce thème. En 1900 : « La mort, c'est quelque chose de bien plus simple qu'on ne croit. Oh oui ! ce doit être bien simple de tomber dans les bras de son père!... Et bien doux en même temps. » En 1925 : « En pensant à ce jour de la mort qui attriste tant la nature, j'ai eu tout à coup cette inspiration : « C'est le jour de la grande miséricorde ». Ce que j'ai ressenti était si profond. J'ai compris que c'est le moment où le bon Dieu fait déborder sur l'âme le torrent de ses miséricordes. Il lui donne, sans aucun mérite de sa part, tout ce qu'il a résolu de lui donner de toute éternité. » En 1929 : « J'ai dans l'idée que je n'aurai pas peur, au moment de la mort. Le jour de la mort, c'est le plus beau jour de la vie. » En 1931 : « C'est une grâce de n'avoir pas peur de la mort. Mais c'est une grâce plus grande encore de dire, avec notre petite Sainte : « C'est ce qu'Il fait que j'aime ». En 1939 : « Jésus, notre Sauveur, a vaincu la mort par sa Résurrection. Qu'avons-nous à craindre ? Nous pouvons bien passer par où il est passé, avec con­fiance et sans aucune appréhension. Mais, pour cela, il faut que Lui-même nous mette dans cette dispo­sition, autrement, nos pensées sur ce point sont toutes

à la tristesse. Mais, quand il le veut, elles sont toutes à l'espérance. »

Les notes intimes de Sœur Marie du Sacré-Cœur - réflexions décousues, nous l'avons vu, et nullement journal d'âme - s'achèvent, le 4 décembre 1939, sur des pensées concernant l'agonie de Jésus et sa soif du salut de tous les hommes. Elle voudrait « le dédomma­ger » des échecs et des ingratitudes. Le dernier mot est pour l'apostolat : « Mon Dieu, je suis toute à vous, j'espère tout de vous. J'espère que, par toutes les petites souffrances que je vous offre, je vous con­solerai et vous donnerai toutes les âmes que vous désirez, ô mon Dieu infiniment bon ! Quand je pense à votre bonté, comme notre sainte petite Thérèse, j'ai besoin de pleurer. »

L'année se termina sur une très grande épreuve. L'infirmière vigilante qui, depuis près de dix ans, prodiguait ses soins à la malade, dut partir en cli­nique, le 27 novembre, pour subir une opération chirurgicale. Marie ressentit cruellement cette sépa­ration. Elle entourait sa compagne d'une affection inquiète, craignant toujours qu'elle ne se fatiguât à l'excès. D'en être privée lui fit l'effet d'un véritable déchirement. Seule l'évasion par en-haut lui rend la sérénité. « Lorsqu'on est si avancé dans la vie, écrit- elle à Mère Agnès de Jésus, le Ier janvier 1940, on sent une mélancolie particulière, comme un voyageur qui a dit adieu à tant de choses qu'il ne reverra plus jamais. Mais il lui reste des horizons nouveaux et infinis qu'il contemplera bientôt avec Celui qui a fait son cœur si grand que Lui seul peut le combler. »

A Léonie elle adresse ce dernier message : « Je tâche de faire argent de tout pour payer la place au Ciel de tant de pauvres créatures qui ne pensent qu'à avoir de bonnes places sur la terre ! Et encore, je n'arriverais pas à payer leur place ni la mienne si Jésus ne mettait dans la balance tous ses mérites. » L'infirmière revint au monastère le 4 janvier 1940. Ce fut pour remarquer chez sa malade une toux persistante qui l'inquiéta. Le mardi 16, la fièvre grimpa en flèche, tandis que le cœur s'affolait. Celles qui la soignaient s'opposant à ce qu'elle se rendît à l'Oratoire, Marie protesta de toutes ses forces : « Je veux voir notre Mère. » Quand elle fut en présence de Pauline, elle supplia : « Ayez pitié de moi, vous du moins qui êtes mes amis. » On décida de lui faire porter la communion. Le docteur, appelé d'urgence, diagnostiqua une congestion pulmonaire du côté droit.

L'aumônier, le chanoine Travert, administra à la patiente le sacrement d'extrême-onction. Il aimait cette âme fraîche et pure comme une fleur de mon­tagne, avec ses jugements à l'emporte-pièce et ses trouvailles verbales. Il appréciait surtout la sincérité et l'humilité qui la rendaient trop sévère pour elle- même. « Ah ! la chère marraine, disait-il ! Sans s'en douter, c'est elle qui me dirige. » Recevant ses regrets sur ses misères passées, il l'avait rassurée : « Ne craignez pas, votre lampe est bien allumée. »

Après un mieux relatif, la reprise violente ne laissa plus le moindre espoir. Quand on l'avertit qu'elle était à la mort, Sœur Marie du Sacré-Cœur exprima sa satisfaction : « Ce n'est pas triste de mourir. Voyez comme ça se fait vite. » Elle était paisible comme un enfant, attentive à l'entourage, ayant pour cha­cune un mot de bonté ! Elle reçut avec une parti­culière tendresse les cinq Sœurs du Tour. Elle remer­cia d'un beau sourire la religieuse qui aidait à la soulever. Celle-ci était affligée de surdité, aussi lui donnait-elle chaque soir une marque d'amitié dont, pour rien au monde, il ne fallait la distraire. « Pauvre petite fille, soupirait-elle, elle n'entend pas. Elle n'a que cela. Ah ! il ne faut pas lui faire de peine. »

Le 17 janvier, on installa Marie pour quelques heures à sa table de travail, mais elle était comme absorbée et parlait peu. Elle put encore communier ce jour-là, ainsi que le 18. Mère Agnès de Jésus lui communiqua une lettre autographe de Sa Sainteté Pie XII, qui bénissait la Communauté et la chargeait de trans­mettre un message paternel à des personnes pour lesquelles on avait beaucoup prié ! « Oh ! s'écria-t-elle, comme le Saint Père est bon ! Comme il a le souci des âmes ! » Un bref dialogue s'engagea avec la Prieure : « Je n'ai pas l'ombre de courage » - « Vous êtes cependant tout près du Ciel et je crois que vous y entrerez sans aucun détour - Oh ! combien je le désire ! - Avez-vous peur de la mort ? - Pas du tout ».

Tandis qu'on la recouchait, avec des difficultés inouïes, elle offrait, dans une intention apostolique, ses ultimes souffrances : « Les âmes ! les âmes !... Il y en a tant qui n'aiment pas le bon Dieu ! Oh ! que c'est triste ! » A ses sœurs qui la plaignaient elle répondait doucement : « Ça aura une fin ». Vers 22 h 30, après l'office de Matines, la Communauté se groupa autour du lit où l'agonisante livrait vaillamment son dernier combat. Elle accueillit ses Sœurs d'un visage largement épanoui, puis elle saisit le crucifix et le porta à ses lèvres en disant : « Je vous aime ». Ce fut sa dernière parole intelligible.

La fin se faisant attendre, la plupart des religieuses se retirèrent, prêtes à revenir au coup de cloche. Mais à 2 h du matin, - on était le 19 janvier 1940 - le dénoue­ment se précipita. La mourante, couchée sur le côté droit, se releva, trouva la force de s'asseoir et articula, sans exhaler aucun son, une assez longue prière qu'on devina être le Pater, suivi sans doute de l'acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux. Aussitôt après, elle redressa la tête pour fixer alternativement en-haut, face à son lit, la Sainte-Face, l'image de Thérèse et la statue de la Sainte Vierge. Puis elle baissa un peu les yeux, jeta sur son infirmière un regard chargé de gratitude et expira doucement.

Inhumé le 23 janvier, son corps repose dans un caveau aménagé sous la Châsse de sa glorieuse filleule. Quelques jours avant son trépas, en prévision de la fête du 21 janvier, la Sainte Agnès, Sœur Marie du Sacré-Cœur avait mis par écrit, en les antidatant, ses souhaits à Mère Agnès de Jésus. Dans ce document posthume on lit ces phrases qui constituent le résumé de toute sa foi comme de toute son espérance :

« Je me demandais bien souvent : « Mais que ferons- nous au Ciel, toute l'éternité ? » Ces paroles de Notre- Seigneur me sont tout à coup venues à l'esprit : « La vie éternelle consiste à Vous connaître, Vous et Celui que Vous avez envoyé ». Ce n'est pas trop de l'éternité pour connaître la bonté infinie du bon Dieu, sa puissance infinie, sa miséricorde infinie, son amour infini pour nous. Voilà nos délices éternelles qui ne connaîtront pas de satiété ; notre cœur est fait pour les comprendre et s'en nourrir. Souvent, avant de communier, j'aime à dire l'acte de contrition : « Mon Dieu, j'ai un grand regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aima­ble, et que le péché vous déplaît... Ce n'est pas parce que je crains un reproche ou vos châtiments, mais parce que vous êtes infiniment bon, parfait, et, par amour, je dois toujours chercher à vous plaire ; ce doit être mon unique but, mon seul bonheur. Ici-bas, je com­prends un peu ce que vous êtes, mais, dans la vie éternelle, quand je vous verrai face à face, j'aurai une connaissance plus claire de Vous, mon Dieu, qui êtes mon Créateur et mon Père et qui m'avez donné des preuves si grandes de votre amour... »