Carmel

Léonie et les siens ou la grâce de la dernière place

Conférence de Mme Anne-Marie PELLETIER professeur au Collège des Bernardins de Paris.

Donnée le jeudi 30 septembre 1999 au Colloque de Lisieux: Thérèse et sa famille, Thérèse et la famille aujourd’hui.

Mise en ligne avec la gracieuse autorisation de l'auteur - 1ère femme lauréate du Prix Ratzinger (2014).

Évoquer Léonie, soeur Françoise-Thérèse de la Visitation, la plus effacée, la plus ignorée des soeurs Martin, n'est pas un projet sans péril. Comment en effet parler de Léonie sans l'offenser, sans faire violence à sa volonté farouche de rester cachée, inconnue, puisque parler d'elle, fût-ce pour dire son effacement, c'est encore la mettre en avant? La seule excuse possible à cette entreprise est qu'en cherchant à évoquer son souvenir, c'est finalement l'oeuvre de Dieu que l'on va rencontrer. Disons donc clairement que c'est pour célébrer les grandeurs de Dieu que nous arrêterons ici notre regard sur Léonie. Projet, cette fois, que Léonie n'aurait pu récuser, elle qui, au milieu de l'agitation produite par l'instruction de la Cause de sa soeur, déclarait: «Quelle gloire immense pour le Bon Dieu, voilà le plus beau de l'affaire!». Belle occasion d'ailleurs de rappeler que tous nos émerveillements devant des vies saintes n'ont de sens et de vérité que s'ils nous acheminent jusqu'à la source de la sainteté, que s'ils débouchent sur l'action de grâce. Sans quoi nous ne faisons qu'auto-célébrer notre humanité en la personne de quelques-uns qui auraient été plus doués ou plus généreux que les autres. Mais la sainteté n'est pas affaire de dons humains. Elle est puissance de Dieu dans des vies d'hommes et de femmes, qui veulent bien l'accueillir, qui acceptent d'être assez pauvres pour l'accueillir. Après quelques rappels biogra-phiques, nous nous centrerons sur la manière dont Léonie, première disciple de sa soeur Thérèse, a vécu «la petite voie» avec une radicalité liée aux pauvretés très concrètes qui firent le fond de sa vie. Puis, nous retrouverons, en finale, l'ensemble de la famille Martin au sein de laquelle - Léonie en est un bon témoin - la foi et la charité ont construit un jeu de solidarités qui donne à reconnaître l'oeuvre de Dieu.

1. Une vie et ses épreuves

Qui est Léonie?

Elle naît le 3 juin 1863 à Alençon, troisième fille des Martin après Marie (1860) et Pauline (1861). Après elle naîtront une fille, Hélène, qui mourra à 5 ans, deux garçons, Joseph et Jean-Baptiste, qui mourront à quelques mois, puis Céline en 1869, une petite Mélanie-Thérèse en 1870, qui vivra deux mois et, enfin, en 1873, Thérèse. Lorsque Madame Martin mourra en 1877, Léonie se retrouvera donc troisième des cinq filles, placée en position délicate entre les deux grandes, Marie et Pauline, et les deux petites, Céline et Thérèse. Les deux dernières seront «adoptées» par les premières, Léonie, elle, restant isolée. Par la correspondance de Zélie Martin nous connaissons assez bien l'enfance et l'adolescence de Léonie, d'autant plus souvent évoquées que la troisième fille Martin sera au long des ans le souci majeur de sa mère et, plus généralement, de ses parents [cf. 14 mars 1875 : «cette enfant, qui est un de mes grands soucis»]. Dès le départ, elle est de santé fragile. Alors qu'elle n'a que quelques mois, Monsieur Martin fera un pèlerinage à Sées pour demander le rétablissement de la santé de la petite fille. Mais la situation va rester précaire «La petite Léonie ne vient pas fort» (5 janvier 1864), «La petite Léonie ne pousse pas bien; elle ne paraît pas vouloir marcher. Elle est grosse et grande comme rien, sans être infirme toutefois; elle n'est que très faible et très petite». Les maladies vont se succéder (rougeole avec des convulsions mentionnée dans une lettre du 16 mai 1864; eczéma purulent pour lequel Zélie sollicite son frère pharmacien le 5 mars 1865 et qui tourmentera Léonie sa vie durant; mal d'yeux depuis l'âge de deux ans). En désespoir de cause, Zélie demandera à sa soeur Marie-Dosithée, religieuse à la Visitation du Mans, de prier une neuvaine à l'intention de la petite fille. Le développement physique et intellectuel de Léonie sera lent. En octobre 1869, tandis que l'enfant a 6 ans, Zélie écrit à sa belle-soeur : «Elle comprend assez lentement les choses, mais elle a toujours été malade et j'espère qu'elle se développera plus tard». (CF p. 81).

A ces difficultés de santé s'ajoute un caractère que la famille s'accorde à qualifier d'instable et d'irritable. Les difficultés surgissent à la maison, où celle que l'on nomme «la pauvre Léonie» n'obéit pas beaucoup, s'emporte, se cabre. Elles se précisent quand Léonie est envoyée, comme ses soeurs, au pensionnat du Mans. Elle y entre plusieurs fois, étant plusieurs fois renvoyée: son comportement et sa lenteur intellectuelle découragent les soeurs. Soeur Marie-Dosithée, sa tante, parle d'une «terrible petite fille». Zélie dit son désespoir à sa belle-soeur : «Je n'avais d'espérance qu'en ma soeur pour réformer cette enfant... dès qu'elle se trouve en compagnie, elle ne se possède plus et se montre d'une dissipation sans pareille» (CF p. 196). Et encore, en juillet 1872, à son frère : «Je ne puis analyser son caractère; d'ailleurs les plus savants y perdraient leur latin; j'espère, toutefois, que la bonne semence sortira un jour de terre» (CF p. 138). Pourtant une lettre de juillet 1873 rapporte : «Quand on lui demande ce qu'elle fera quand elle sera grande, Léonie répond : «Moi, je serai religieuse à la Visitation, avec ma tante». Léonie a alors 10 ans. D'autres correspondances relèvent «le bon coeur de Léonie» (11 juillet 1875).

De même, le 7 septembre 1875 : «Elle a une volonté de fer, quand elle veut quelque chose, elle triomphe de tous les obstacles pour arriver à ses fins». Certes Zélie poursuit : «Elle n'est pas du tout dévote, elle ne prie le bon Dieu que lorsqu'elle ne peut faire autrement». Mais elle ajoute que Léonie lui demande : «Maman raconte-moi la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ». La rebelle n'a pas si mauvais fond!

Mais l'enfance n'est pas seule «difficile» chez Léonie (selon le titre du premier chapitre du livre du P Piat). La suite l'est aussi, au point de justifier le retour de ce mot dans le sous-titre de la biographie de Marie Baudouin-Croix (Léonie Martin, Une vie difficile). L'histoire de Léonie, ce sont aussi ces années où elle tente d'entrer dans la vie religieuse qu'elle désire profondément et où, pourtant, elle ne parvient pas à persévérer. C'est en juillet 1886 l'entrée au monastère des Clarisses d'Alençon, d'où elle sort en décembre de la même année. En juillet 1887, elle entre à la Visitation de Caen, elle en sort en janvier 1888. Puis en juin 1893, ce sera de nouveau la Visitation de Caen; elle y prend l'habit en avril 94; elle en sort en janvier 95. Elle n'y entrera définitivement qu'en 1899, bien après la mort de Zélie terrassée par la maladie en 1877, et deux ans après la mort de Thérèse.

Léonie, la fille décevante

Incontestablement Léonie a été pour sa mère une enfant difficile, décourageante, décevante. Celle-ci le dit dans cette correspondance toute simple et passionnante qu'elle a laissée, témoignage d'une vie de femme de la fin du XIXe siècle, incroyablement active, où le quotidien met ensemble des activités professionnelles dévorantes – l'entreprise de dentelle – les soucis de la vie familiale, les maladies des uns et des autres, et tant de deuils accumulés. Au long de ces années Zélie restera très attentive à ses enfants, auprès desquels elle puise force et joie. Mais les problèmes de Léonie, toujours en arrière, d'une manière ou d'une autre, la font incontestablement souffrir. Zélie ne peut s'empêcher de faire des comparaisons. Ainsi, par exemple, Léonie marche plus tard que ses soeurs aînées (11 mars 1864 : «...la petite Léonie a neuf mois passés et ne se tient à beaucoup près sur les jambes, comme Marie le faisait à trois mois»), CF. p. 19. Ou encore, «elle a moins de charme» que la petite Hélène; elle est cette «moins belle que j'aime autant que les autres, mais, poursuit Zélie, elle ne me fera pas tant d'honneur». Ses lenteurs à apprendre sont d'autant plus voyantes que ses soeurs, elles, sont brillantes («Marie est une excellente élève; Pauline apprend tout ce qu'elle veut et s'applique beaucoup», 3 janvier 1872). Certes, à l'exemple de sa soeur, Zélie ne perdra jamais confiance en sa fille. «Plus je la vois difficile, plus je me persuade que le Bon Dieu ne permettra pas qu'elle reste ainsi. Je prierai tant qu'il se lais sera fléchir», écrit-elle le ler juin 1874, CF p. 196. Ou encore : «Quant à Léonie, le bon Dieu seul peut la changer, et j'ai la conviction qu'il le fera» (17 décembre 1876), CF p. 334.
Très tôt d'ailleurs soeur Marie-Dosithée avait dit sa confiance en Léonie : «ma soeur m'a dit ... qu'elle avait la conviction que Léonie deviendrait une sainte» écrit Zélie à sa belle-soeur (24 juillet 1874), CF p. 203. Mais Zélie meurt à 46 ans, tandis que Léonie n'a que 14 ans. Sa grande souffrance fut alors de laisser derrière elle cette fille qui avait encore tant besoin d'elle. Évoquant la guérison qu'elle demande à Dieu dans la prière, elle écrit le 25 juin 1877 : «Non pas que je lui demande de m'ôter complètement mon mal, mais seulement de me laisser vivre quelques années pour avoir le temps d'élever mes enfants, et surtout cette pauvre Léonie, qui a si grand besoin de moi et qui me fait tant pitié», CF p. 417. Enfance difficile donc, que celle de Léonie, au vu des siens. Telle est l'image que l'on gardera dans la famille, c'est-à-dire aussi chez les Guérin, de la jeunesse de Léonie.

Une vie humiliée

Mais qu'en est-il, si l'on adopte cette fois le point de vue de Léonie? Il est clair, tout d'abord, que d'une certaine manière elle a endossé, intériorisé fortement le jugement sévère porté sur elle, confirmant par son attitude ce que l'on disait autour d'elle. Car incontestablement ses comportements d'enfant et d'adolescente furent de nature à la rendre insupportable. Scénario d'ailleurs bien connu de notre psychologie moderne. Nous savons combien les révoltes d'adolescent sont souvent expression de souffrances, contreparties de détresses. Nous connaissons bien ce cercle vicieux: l'enfant se rend insupportable pour attirer l'attention sur lui, alors qu'il se sent délaissé; et son agressivité ne fait que susciter l'exaspération de ceux dont il appelle l'amour.
Il faut très certainement dire que l'enfance de Léonie a été triste et humiliée, profondément. Pour des raisons diverses, dont plusieurs qui sont simplement objectives, indépendantes de la volonté de qui conque. Ainsi, elle a vécu la mort de sa mère alors qu'elle avait 14 ans. On l'a dit, elle s'est trouvée alors, par la force des choses, isolée entre deux soeurs aînées et deux soeurs cadettes. Quiconque visite les Buissonnets est saisi par la disposition des chambres : celle de Léonie est un étroit couloir coincé entre deux pièces où logeaient d'une part Marie et Pauline, d'autre part Céline et Thérèse. Figure d'un isolement qui ne fut pas seulement spatial. Avant la mort de sa mère, elle avait d'ailleurs vécu l'épisode de la jeune bonne, Louise, qui, pendant des mois, l'avait subjuguée et la tyrannisait à l’insu de Madame Martin. Elle avait vécu aussi ses échecs au pensionnat du Mans. Elle vécut aussi tout simplement ce regard de commisération plus ou moins réprobateur qui ne cessa de se poser sur elle. La «pauvre Léonie», ainsi l'appelait-on communément. De tels mots pèsent lourds, même si ceux qui les disent n'y mettent pas de mépris. Puis, plus tard encore, ce seront les années où ses soeurs et sa cousine Marie Guérin entrent au Carmel de Lisieux, tandis qu'elle garde au coeur le désir d'une vie consacrée sans être capable de s'y tenir. Nous mesurons sûrement difficilement les humiliations vécues par Léonie en ce domaine. Elle échoue à entrer dans la vie religieuse au moment même où Thérèse, Céline, Marie Guérin font profession. Elle qui étonna sa soeur Marie en déclarant qu'elle voulait devenir «une vraie religieuse», un jour où d'ailleurs – rapporte Zélie, «elle avait fait tout au pire» – elle se heurta durement à ses limites et parfois au scepticisme de ses proches. Comment cette fille fragile eût-elle pu acquérir ainsi la confiance en soi qui lui aurait permis de quitter ses attitudes de rebelle? Zélie nous assure qu'elle avait une volonté affirmée. Ses entrées et sorties – qui ne furent pas sans rapport avec la dureté des observances jointes à ses ennuis de santé – ne pouvaient que la faire passer pour une velléitaire.

Vie humiliée de Léonie encore, plus tard et jusqu'à la fin. Non que ses soeurs Visitandines aient eu le projet de l'humilier. Simplement Léonie était lente, maladroitement méticuleuse, rangeant par exemple de façon intempestive tout ce qui lui semblait traîner dans le monastère. On ne lui confiera jamais que des tâches d'auxiliaire. Quelques mots échappés et arrivés jusqu'à nous laissent pressentir la souffrance qui fut la sienne au long d'une vie humiliée plus par les circonstances que par l'effet de la malveillance ou de volontés mauvaises. Ainsi, de sa première communion, elle dira : «Il n'était pas ce jour, le plus beau de ma vie, parce que mon enfance et ma première jeunesse se sont passées dans la souffrance, dans les épreuves les plus cuisantes», MBC p. 41. De même, dans les années où elle séjourne à la Musse, auprès des Guérin, au milieu de mondanités qu'elle a en horreur, tandis que ses soeurs, elles, sont au Carmel, elle parle de sa tristesse : «... j'ai toujours ce fond de tristesse que je ne peux surmonter complètement. Tout en me sentant pour le moment là où Dieu me veut, je souffre, et même beaucoup, mon exil me paraît long. Jésus tout seul en connaît le prix», MBC p. 116. Ou encore, ce sont ces mots à son oncle, au moment où elle fait enfin Profession : «Mon Dieu que j'ai souffert» (13 juin 1900), MBC p. 141. Aveu plein de pudeur qui laisse entrevoir des abîmes. Plus tard encore, elle confiera : «J'ai beaucoup souffert de mon infériorité, j'ai senti très vivement l'isolement du coeur, de tout. J'éprouve toujours les mêmes difficultés : ennuis, dégoûts, lassitudes de toutes sortes, mais je pressens que toutes ces angoisses sont une purification; que Dieu, heureusement, fait son oeuvre, et je lui dis merci de tout», MBC p. 150.

Ainsi, toute sa vie elle sera aux prises avec ces faiblesses, avec les déceptions qu'elle cause, avec les maladresses des autres à son égard. L'une des plus pathétiques de ces maladresses est certainement celle de Mgr Picaud, évêque de Bayeux et de Lisieux, prononçant l'homélie lors de la bénédiction de la basilique de Lisieux en 1937. Après avoir célébré Thérèse, il évoque ses trois soeurs carmélites, mais il oublie simplement Léonie, la visitandine que pourtant il avait rencontrée à Caen. Comme si elle n'existait pas. Or il se trouve que, pour la circonstance, les soeurs de la Visitation avaient reçu en prêt une radio. Léonie a entendu cette homélie. Petit événement minuscule et pourtant terriblement significatif. On a beau être habitué à la dernière place, avoir choisi de s'y tenir... ici il s'agissait de n'avoir plus de place du tout. Et pourtant Léonie n'eut d'autre réaction exprimée que ces mots : «Mère Agnès de Jésus en sera plus peinée que moi».

Un témoignage pourtant précieux

Avant d'aller plus avant et de voir comment Léonie a vécu en présence de Dieu cette condition disgraciée et humiliée, un mot de commentaire s'impose. Léonie a été une fille décevante pour les Martin, «tombée du nid» comme le dit un jour Pauline. Et pourtant on doit affirmer qu'elle ne «gâche» pas le tableau familial. Elle lui apporte au contraire quelque chose d'essentiel, une crédibilité que la famille Martin et que la sainteté de Thérèse elle-même n'auraient peut-être pas aussi fortement sans cela. Car le danger n'est pas illusoire de regarder les Martin simplement comme une famille admirable, unissant des gens doués pour la vie chrétienne et vivant dans l'atmosphère un peu raréfiée d'une sainteté qui ignorerait les faiblesses des chrétiens ordinaires. Mais la vie chrétienne n'est pas une performance athlétique! La vraie vie chrétienne est toujours une affaire de pauvreté offerte à Dieu et transfigurée par lui! Il est donc bon que nous reconnaissions chez les Martin l'expérience commune de la vie familiale qui comporte toujours, sous une forme ou une autre, l'épreuve de la déception : l'autre déçoit, peut être simplement parce qu'il est qui il est, et non tel qu'on le rêve. La correspondance de Zélie nous livre à ce propos un aveu étonnant. A un moment où sa soeur Marie-Dosithée est proche de la mort, Zélie lui donne ses «commissions pour la Vierge Marie». Elle le raconte à sa belle-soeur : «Voici les commissions pour le Ciel que j'ai données à ma soeur. Je lui ai dit: «Aussitôt que tu seras en Paradis, va trouver la Sainte Vierge et dis-lui : Ma bonne Mère, vous avez joué un drôle de tour à ma soeur en lui donnant cette pauvre Léonie. Ce n'était pas une enfant comme celle-là qu'elle vous avait demandée; il faut que vous répariez la chose» (8 janvier 1877), CF p. 343.

Ce n'était pas une enfant comme celle-là qu'elle vous avait demandée... Il est bon qu'en cette famille nous voyions l'amour de Dieu et de l'autre affronté à de telles déceptions qui sont la vie même. Il est bon aussi que nous y voyions la sainteté gagnée sur la faiblesse, notre faiblesse, et non levant irrésistiblement d'une terre d'exception. Hans Urs von Balthasar a souligné la maladresse du Père Pichon, le confesseur de Thérèse, assurant celle-ci avant son entrée au Carmel qu'elle «n'avait jamais commis de péché mortel», en estimant que cette parole fit frôler à Thérèse de périlleuses illusions (in Thérèse de Lisieux, Histoire d'une mission, Médiaspaul, 1972, p. 78). De même, comment oublier que le grand sceau de crédibilité dans l'expérience de Thérèse est son affrontement final au désespoir, quand elle connut la tentation du néant et du suicide, et partagea donc dans sa chair et dans son coeur ce qui fut le combat spirituel de nombre de ses contemporains? De même, peut-on penser que la «petite voie» de Thérèse trouve son premier principe de vérification, précisément, avec Léonie, en étant vécue par la soeur de Thérèse aux prises avec les pauvretés très concrètes que l'on vient d'évoquer, avec cette pauvreté fondamentale que, d'une manière très pudique et d'autant plus bouleversante, Léonie désignait quand elle écrivait: «O mon Dieu, dans ma vie où vous avez mis peu de ce qui brille...».

La «petite voie» à l'épreuve des faiblesses de Léonie

Le piège déjoué de la jalousie

Il nous faut bien voir que l'histoire de Léonie est largement celle de quelqu'un qui échoue là où les autres réussissent, y compris dans la vie spirituelle. Il existe en effet comme une inégalité fondamentale entre Léonie et ses soeurs, et d'autant plus sensible que celles-ci sont des filles vives, douées, précoces (ainsi à l'âge de 20 ans Thérèse est associée à la formation des novices dans son monastère). Or, nous savons d'expérience qu'il y a, potentiellement, dans ce genre de disparité, d’inégalité, une source de violence qui peut empoison-ner une vie familiale. Lecteurs de la Bible, en particulier, nous savons que cette rivalité des frères y est décrite comme une des toutes premières conséquences du péché originel. Que l'on se rappelle l'histoire du meurtre d'Abel par Caïn au chapitre 4 de la Genèse. Récit étrange du reste, laconique. C'est pourquoi, le lisant, on s'efforce générale-ment de suppléer aux silences du récit, d'y ajouter quelques éléments qui rendent moins énigmatique le drame qui s'y joue. Loin de ces subterfuges, le E Daniélou affirmait au contraire: «Abel n'est pas élu parce qu'il est juste. Il est juste parce qu'il est élu. C'est là le mystère même de la grâce. L'élection d'Abel ne signifie d'ailleurs pas la réprobation de Caïn... dès le départ, l'esprit égalitaire est le grand obstacle à l'entrée dans le monde de l'amour libéral» (in Les saints païens de l'Ancien
Testament, Seuil, 1955).

Il reste que quand l'homme pécheur rencontre cette réalité de l'inégalité des dons – la Bible en avertit – il sent monter dans son coeur, irrésistiblement, le ressentiment, la haine qui est, nous dit dramatiquement le texte, le germe de l'homicide. Or, il faut oser le dire, il y avait tout, dans la vie de Léonie, «canard boiteux» parmi ses soeurs douées, comme on lit quelque part, pour faire d'elle une révol-tée, une jeune fille jalouse, ou simplement tristement résignée et enfermée dans le ressentiment. Et pourtant Léonie n'est pas cela. Contre toute attente, elle n'est pas cela. Jamais nous ne relevons de trace de jalousie dans sa correspondance, y compris dans ses lettres des années 88-93, où elle écrit à Thérèse qui est au Carmel, tandis qu'elle a quitté une deuxième fois la Visitation. Il y a là certainement un grand signe de la puissance de Dieu à l'œuvre dans la famille Mar-tin. Dieu est présent qui empêche que les blessures ne s'enveniment et ne deviennent mortelles. Il guérit les blessures dans les coeurs de cette famille. Pour dire les choses cette fois sur un mode positif et en empruntant une expression de Thérèse, cette guérison est inséparable chez Léonie de la pratique de la «petite voie». Dieu
a traité les bles-sures de Léonie en l'engageant dans la voie de l'humilité et de l'amour. Il a forgé en elle le sens et le goût de cette «petite voie». Il a fait de la vie de Léonie l'illustration radicale de cette «petite voie».

Autrement que Thérèse

Avant de voir Léonie engagée en ce chemin, une première remarque pour souligner la différence qui sépare, au point de départ, l'expérience de Thérèse de celle de Léonie. D’un côté, en effet, nous lisons Thérèse qui écrit à Mère Marie de Gonzague : «... le Tout Puissant, a fait de grandes choses en l'âme de l'enfant de sa divine Mère, et la plus grande c'est de lui avoir montré sa petitesse, son impuissance» (Ms C, 4r°). Car, ne l'oublions pas,. Thérèse a dû
se battre contre la pression d'une admiration qui vantait toujours plus fort ses vertus (cf. «Je lui disais qu'elle avait dû beaucoup lutter pour atteindre le degré de perfection où nous la voyions. Elle me répondit avec un accent indéfinissable : Oh! Ce n'est pas cela», Derniers entretiens, 3 août 1897).
De l'autre côté, nous voyons Léonie qui, elle, a eu d'emblée l'évidence de sa misère. Elle a reçu dans son histoire personnelle, d'une manière d'ailleurs psychologiquement bien périlleuse, la connaissance de sa petitesse, de son «néant», dit-elle volontiers. Et cela de la façon la plus concrète, avec la conviction double d'être disgraciée physiquement et d'avoir un tempérament impossible : «... la pauvre toute petite se sent si inférieure à vous, sous tous
rapports» écrivait Zélie à l'une de ses filles. Léonie a vécu une conscience accablante de sa pauvreté au point de traîner une image dévaluée d'elle-même jusqu'à la fin de sa vie, justifiant les remontrances de ses soeurs, la reprenant jusqu'en ses dernières années pour lui rappeler qu'elle n'était pas le «petit ânon de Jésus» mais «son épouse chérie» ou pour l'exhorter comme Pauline : «Deviens une sainte, mais pas une sainte craintive, je t'en conjure. Va à Jésus par la confiance et l'amour, ne pleure pas sur des imperfections que tu garderas toute ta vie, cela ne sert à rien du tout, c'est du temps perdu», MBC p. 163.

Or la dévaluation de soi n'est pas la pauvreté évangélique. Ces mots du Journal d'un curé de campagne de Bernanos le rappellent : «Il est plus facile que l'on croit de se haïr. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même, comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ». Ainsi a-t-il fallu que Léonie échappe au piège psychologique de cette auto-dévaluation, qu'elle ne se laisse pas écraser par cette image négative ou enfermer dans un souci désespéré d'elle-même. Il a fallu qu'elle échappe aussi à la tentation de bander ses forces pour acquérir les vertus qui lui échappaient, comme elle a pu en avoir le projet en ses débuts, au moment de sa prise d'habit, lorsque, évoquant dans une lettre à Céline ses résistances et ses entêtements, elle ajoutait : «Je finirai par me rendre, je l'espère», MBC p. 107. Il a fallu finalement qu'elle laisse convertir en elle sa misère, pour qu'émerge et s'affermisse la pauvreté, qui est vérité spirituelle de l'être qui sait que sa force ne peut être que la force de Dieu en lui («Sans moi vous ne pouvez rien faire», Jn 15:5) et qui consent à recevoir de Dieu ce qui lui est demandé. L'histoire de Léonie est passage «du mépris à l'oubli de soi», ainsi que le dit le Père Piat.

Grâce à la « petite voie »

Le levier de cette conversion a certainement été son précoce et tenace désir de sainteté. Très tôt, dès ces années où elle se montrait une petite fille qu'on nous dit insupportable, Léonie a déclaré son désir de sainteté. Elle a dix ans quand elle déclare qu'elle veut être visitandine comme sa tante (lettre de Zélie du 29 novembre 1873). Elle en a quatorze quand elle annonce péremptoirement à Marie qu'elle veut être «une vraie religieuse» ( Zélie, 21 janvier 1877).
Très vite elle a voulu devenir non pas simplement visitandine, mais une «sainte visitandine». Dès son premier séjour à la Visitation, écrivant à Thérèse durant l'été 1887, elle lui dit : «Je veux te confier un des plus grands désirs de mon âme, qui est l'union intime avec Jésus; car qui a Jésus a tout, c'est le trésor des trésors», CG p. 250.

C'est pour réaliser ce désir – alors qu'elle se sait sans talent ni disposition – qu'elle va emprunter la «petite voie» de sa soeur Thérèse. C'est dire qu'elle va consentir à sa faiblesse, à ses fragilités, à sa misère. De façon très thérésienne, elle va comprendre que ses pauvretés, qui lui sont si souvent objectées, ne sont pas obstacle à ce désir qui l'habite, mais qu'elles sont la voie que Dieu l'invite à prendre pour réaliser ce désir. On se souvient du manuscrit B : «Jésus, je suis trop petite pour faire de grandes choses et ma folie à moi, c'est d'espérer que ton amour m'accepte comme victime...» (Ms B, 5v°). Le chemin de Léonie comporte cette découverte (car psychologiquement nous résistons à cette pensée et toute la spiritualité du temps allait d'ailleurs à rebours) : que Dieu déploie sa puissance dans un coeur humain à proportion de la pauvreté qu'il consent à lui offrir. «C'est ma misère extrême qui me donne cette confiance» (MBC p. 168), écrit-elle dans une de ses dernières lettres en 1941. Parole conclusive d'une fin de vie qui, en fait, ne faisait que réaffirmer quarante ans plus tard ce qui était déjà sa pensée lorsqu'elle faisait profession : «Mon Dieu ma confiance en vous est  d'autant plus grande que je me sens si petite et la misère même», MBC p. 148. Car si le chemin de Léonie est celui d'une maturation, celle-ci se fait en fidélité à des intuitions qui sont en elle dès le départ et qu'elle gardera envers et contre tout. N'oublions pas que si la présence de Thérèse, puis la lecture de l'Histoire d'une âme, jouent un rôle important dans l'itinéraire de Léonie, c'est en venant conforter, mettre en mots, approfondir, des intuitions spirituelles qui, d'emblée, habitent le coeur de Léonie. Que l'on songe, par exemple, à ces mots écrits en 1896 à Thérèse : «Pour toi, ma chérie, tu es prête à aller voir le Bon Dieu; sûrement tu seras bien reçue; mais moi, hélas! j'arriverai les mains vides, et pourtant j'ai la témérité de ne pas avoir peur, com-prends-tu cela? » CG. p. 863.

Ce qui est dire aussi le rôle que tient la volonté chez Léonie. Elle est cette femme qui se bat pour tenir le cap. Toute sa vie elle montrera cette force de la volonté que Madame Martin avait déjà perçue dans la petite fille. En ce sens, la vie de Léonie n'est nullement celle, résignée, de quelqu'un qui fait contre mauvaise fortune bon coeur ou qui, ne pouvant prétendre à la grandeur, sublime la petitesse, selon un schéma nietzschéen. Le chemin de Léonie n'est pas justification suspecte et morbide de l'échec. Toute l'affaire de cette vie, redisons-le, c'est d'être une «grande Sainte», (Thérèse le lui rappelle, en citant les propres paroles de Léonie dans la dernière lettre qu'elle lui adresse, le 17 juillet 1897). Il y a chez elle, à sa manière, du «désir fou», comme chez Thérèse. Elle va donc lutter pour se tenir dans la vérité de l'humilité, qui sait que c'est Dieu qui sera sa sainteté, qui accomplira en elle la sainteté qu'elle désire, par-delà tout ce qu'elle pourra faire, réussir ou rater. Pour cela il lui aura fallu progressivement consentir à sa pauvreté, s'établir dans sa petitesse, la choisir et non la subir. Quand elle écrit à son oncle au moment de sa Profession, elle parle bien d'une résolution, d'un projet : «Je suis et je serai une petite, oh oui, une très petite visitandine pour l'Éternité». Sa vie est le déploiement de ce projet, qu'elle formule en 1899 en écrivant à ses soeurs juste après son entrée définitive à la Visitation : «Je veux grandir et rester petite tout à la fois». Elle se battra jour après jour pour cela, comme en ces moments où très naturellement elle rêve un instant de tâches plus honorables que celles qu'on lui confie. Car elle ne se complaît pas, comme en une facilité, dans la pauvreté des offices qui lui échoient. Elle avoue qu'il lui arrive d'aspirer à autre chose. Mais alors «quand parfois je me surprends à désirer autre chose, vite je fais un plongeon dans la volonté de mon Dieu», MBC p. 146.

Tel est bien le maître mot de la vie de Léonie : «la volonté de mon Dieu». C'est là l'expression même du coeur pur, qui cherche Dieu. C'est aussi l'expression de l'humilité qui, on le sait, n'est pas dénigrement de notre condition humaine, un dénigrement qui ne serait qu'une injure à Dieu qui nous a faits et qui nous aime, mais enracinement en Dieu. Certes, les mots peuvent être ici ambigus et piégés. Mais c'est tout de même bien cela qu'il nous faut entendre quand elle déclare: «Je veux m'humilier et non pas. me dépiter», MBC p. 162. La vie de Léonie est cette quête de l'amour et de l'humilité que Thérèse lui désigne dans une de ses dernières lettres. Au milieu de tous ses combats, son souci restera de «faire plaisir à Jésus», selon un  mot de Thérèse que l'on retrouve sous sa plume. C'est de trouver le Christ, d'être là où il est. «Quand l'âme voit le Seigneur, voit combien il est doux et humble, disait le starets Silouane, elle s'humilie jusqu'au bout et, plus que tout, elle désire l'humilité du Christ. Tant que l'âme vivra sur terre, elle ne cessera de désirer et de chercher cette humilité insondable que l'on ne peut oublier» (in Archimandrite SOPHRONY: Le starets Silouane, moine du mont Athos, Éd. Présence, 1982, p. 258). Ainsi, quand Léonie recherche la dernière place, c'est, nous dit Thérèse, par amour du Christ, c'est à cause de lui, par désir de lui, de «l'unique nécessaire» : «Cela ne te faisait rien de rester toujours la dernière, de prendre l'habit sans cérémonie. C'était Jésus seul que tu cherchais, et pour lui tu renonçais à toute consolation» écrit Thérèse dans une lettre où elle rapporte une conversation où Léonie s'était confiée, CG p. 748. Point capital, car rechercher la dernière place peut encore être une manière subtile de se rechercher soi-même. La seule justification à cette recherche est que la dernière place est celle même que le Christ occupe, lui que désire le coeur de Léonie, comme en témoigne sa correspondance si fortement en connivence avec les pensées de Thérèse et des autres soeurs Martin. Ainsi, écrit-elle à Thérèse le 1er juillet 1896 : «Ma très chère petite soeur, si tu savais comme toujours je pense à toi, et ton souvenir m'est si doux; il me rapproche de Dieu et je comprends ton désir d'aller Le voir bientôt pour te perdre éternellement en Lui : moi aussi je le désire comme toi», CG p. 863. Ne nous y trompons pas: il ne s'agit pas là d'un mépris de la vie présente qui tournerait le coeur vers le monde à venir, mais bien plutôt d'une intuition pleine de désir des splendeurs du face à face avec Dieu qui fait pâlir les biens du monde présent.

Tel est le chemin de Léonie qui débouchera, au terme d'une longue vie, sur une paix qui est de Dieu, et dont témoignent ses dernières photos. En sa pauvreté, cette femme est passée au-delà de la peur, sachant que Dieu «n'est qu'amour et miséricorde», comme l'écrivait sa petite soeur Thérèse dans sa dernière lettre à l'abbé Bellière, en date du 25 août 1897.

Thérèse, Léonie…

Ainsi donc les mots s'entrecroisent, les vies aussi, malgré leurs différences. Car, chez l'une comme chez l'autre, c'est la même voie, le même amour, le même abandon final la même puissance de Dieu relevant la faiblesse : «Le Seigneur fit pour moi des merveilles... il élève les humbles» (Luc 1: 49...52). Ainsi Thérèse écrit : «... je désire être Sainte, mais je sens mon impuissance, et je vous demande, ô mon Dieu! d'être Vous-même ma Sainteté» (Offrande
de moi-même comme Victime d'Holocauste à l'Amour miséricordieux du Bon Dieu, 9 juin 1895). Et Léonie : «Mon Dieu, ma confiance en vous est d'autant plus grande que je me sens plus petite et la misère même». De même encore, Thérèse : «Je ne puis craindre un Dieu qui s'est fait pour moi si petit... je l'aime!... car Il n'est qu'amour et miséricorde» (Dernière lettre à l'abbé Bellière, 25 août 1897). Et Léonie : «Je suis trop petite pour me damner; les petits enfants ne se damnent pas. Je compte bien tomber dans les bras de Jésus Amour et Miséricorde; je n'ai pas peur de lui» (Lettre à ses soeurs du Carmel, 19 avril 1941).

Malgré des destins bien différents – l'une canonisée et docteur de l'Église, l'autre cachée au coeur de la Visitation de Caen – c’est la même quête de l'enfouissement, la même connaissance de la grâce qu'il y a à demeurer caché. Ainsi, Thérèse écrivait à Céline le 2 août 1893 : «Pour trouver une chose cachée, il faut se cacher soi-même, notre vie doit donc être un mystère, il nous faut ressembler à Jésus dont le visage était caché» (LT 2, VIII, 1897).
Léonie a vécu ce mystère, d'une manière très concrète et très radicale, en une vie que Dieu a voulue dépouillée de ce qui brille. Nous savons combien au fil des ans elle a eu de plus en plus la passion de la dernière place. Marie Baudouin-Croix rapporte à ce propos l'histoire de ce prêtre qui se présente un jour à la Visitation dans l'espoir de rencontrer Léonie. Il tombe sur une soeur qui lui explique que ce sera difficile et même impossible... Racontant ensuite sa
déconvenue, il apprend que c'est à Léonie en personne qu'il a eu affaire à la porterie! Léonie n'aura de cesse de demeurer cachée, alors même que le monde entier en ces décennies de la première moitié du XXe siècle célèbre Thérèse et s'intéresse à la famille Martin. Et c'est sa soeur, Thérèse, qui nous aide précisément à comprendre qu'il s'agit là de bien autre chose que d'un comportement ou d'une tournure psychologique, avec quoi Léonie aurait été en affinité plus ou moins naturelle. Il s'agit de configuration au Christ, lui qui «de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu... mais se rendit semblable aux hommes» selon les mots de la Lettre aux Philippiens, ou encore ceux de l'oracle d'Isaïe (Is. 52-53) que Thérèse médita avec tant d'intensité.

À l'horizon, une communion familiale

Au terme de ce portrait de Léonie, il nous faut un instant reprendre considération de l'ensemble de la famille Martin et du jeu des solidarités qui s'y sont formées, la constituant éminemment comme lieu de communion et comme petite Église domestique, selon la vieille expression patristique. On le sait, l'histoire de la famille Martin, les correspondances échangées entre ses membres, témoignent de fortes solidarités entre parents et enfants, mais aussi, spécialement après la mort de Zélie, entre oncle, tante et enfants, puis entre les cinq filles Martin. Pourtant, ordinairement, ce sont surtout les liens qui unissent Thérèse avec Marie, Pauline et Céline qui sont évoqués. On néglige souvent d'y inclure Léonie. Or, il existe une connivence profonde entre Thérèse et Léonie. Léonie a vécu en présence de Thérèse qui, bien que de dix ans sa cadette, lui a été un véritable maître spirituel, une maîtresse des novices, à la lettre, et par-delà la mort même de Thérèse. Dans des notes de retraite, en 1923, Léonie écrit : «Je te prends pour ma Directrice chérie; en moi et avec moi, tu dois continuer ta vie religieuse». Avant comme après sa mort, Thérèse l'a enseignée. Elle lui aura appris en particulier la patience de l'amour : ainsi, au moment où Léonie, lors de sa deuxième entrée à la Visitation, souffre de voir sa Profession différée, sa soeur lui montre, partant de sa propre expérience, comment tirer profit de sa souffrance : c'est là l'occasion du bel enseignement sur la robe de noces à préparer soi-même dans le secret (lettre du 28 avril 1895, CG p. 805-806). Ou encore elle lui apprend à «prendre Jésus par le coeur» (12 juillet 1896, CG p.865), à mettre sa confiance dans les plus petites choses accomplies par amour de Jésus.

Inversement, en Léonie, Thérèse a reçu la soeur à qui il revenait de nous montrer la «petite voie» vécue sans «distraction» d'aucun talent humain, pour employer un terme monastique, c'est-à-dire vécue vraiment pauvrement, d'une pauvreté nue, austère, de ce genre de pauvreté auprès de laquelle on risque de passer sans rien voir, sans voir Dieu qui est là, et qui y est grandement. Car, redisons-le, la «petite voie» de Thérèse n'est pas un culte équivoque pour le petit, le mesquin, le trop peu. Mais elle est un chemin où les plus humbles reçoivent part à la grandeur de Dieu : «Laquelle des Thérèse sera la plus fervente? Celle qui sera la plus humble, la plus unie à Jésus, la plus fidèle à faire toutes ses actions par amour» écrit Thérèse à sa soeur le 22 mai 1894, CG p. 760. Ce qui est vécu ici est proprement l'inauguration de la Communion des saints, telle qu'en parle Thérèse dans ses derniers jours : « …on verra
bien que tout vient du Bon Dieu ; et ce que j’en aurai de gloire, ce sera un don gratuit qui ne m’appartiendra pas […] Comme une mère est fière de ses enfants, ainsi le serons-nous les uns des autres sans la moindre jalousie » (Derniers entretiens, 11 juillet 1897).

Autre solidarité – cette fois transfamiliale – que Léonie nous donne à reconnaître : celle qui lie la Visitation et le Carmel. Ce point mériterait un long examen, partant de la soeur de Zélie, Marie-Dosithée de la Visitation du Mans, et mettant en lumière ces grands échanges souterrains et profonds qui se sont produits au sein de cette famille entre la spiritualité salésienne et celle du Carmel. Il y a bien plus ici qu’un thème érudit de recherche des sources ou d’histoire des spiritualités. Il y a un signe très fort de l’unité qui est donnée à vivre à l’Eglise, où les biens de chacun sont à tous, où la grâce faite à l’un féconde les autres membres du corps. Sur ce point on lira en particulier Michel GRISON « Thérésienne et salésienne : la simplicité », in Vie Thérésienne de avril-mai 1988, p. 84-98 et Jean GRELIER, « Deux docteurs de l’amour, Thérèse de Lisieux et François de Sales », VT juillet- août 1997, p. 39-71.

Contentons-nous, en guise de conclusion, se suggérer la vision d’un tableau, variante de traditionnelles « apothéoses du Carmel » : autour de la « pauvre Léonie »– soeur Françoise-Thérèse de la Visitation de Caen – prendraient place Thérèse, la soeur tant aimée, les parents Martin, tous les enfants Martin, les trois soeurs carmélites, les frères et soeur morts petits enfants, la tante Marie-Dosithée visitandine du Mans, tous ces proches selon la chair et la foi, placés ensemble sous le regard de Jean de la Croix, de la grande Thérèse, de François de Sales, également pères et mères en cette famille, selon la généalogie divine de la grâce, dont l’Eglise est engendrée tout au long du temps de son histoire.