Carmel
personnage

MARTIN Léonie, Soeur Françoise-Thérèse

Aussi connu sous le nom de  : Soeur Thérèse-Dosithée, Soeur Françoise-Thérèse

Née le 3 juin 1863 à Alençon - Décédée le 17 juin 1941 à la Visitation de Caen

Biographie de Léonie rédigée par le P. Stéphane-Joseph Piat, franciscain (1899-1968). Le livre, épuisé, a été publié par l'Office Central de Lisieux en 1967. Ce texte est mis en ligne avec la gracieuse autorisation de l'Office Central de Lisieux.

Le Père Piat a longuement rencontré les soeurs de Thérèse au parloir et a en obtenu des informations très précises ; on le consulte encore aujourd'hui en s'appuyant sur la rigueur de ses dates et des évènements mentionnés.

Une enfance difficile...

La vocation de Léonie Martin eut pour lointain prélude celle de sa tante maternelle, Marie-Louise Guérin, dite Elise, qui, à vingt-neuf ans, était entrée à la Visitation du Mans sous le nom de Soeur Marie-Dosithée. Cette fille de gendarme avait eu une jeunesse très éprouvée. Ses parents, inconsciemment teintés de jansénisme, freinaient ses moindres manifestations d'exubérance avec le veto magique : « C'est un péché !» Le climat familial était sévère: Marie-Louise avait appris à lire dans l'Apocalypse et ne connut jamais la joie de bercer une poupée.

Elle voulait entrer chez les Clarisses, mais la lecture d'une biographie du suave François de Sales enchanta la jeune fille, qui commence à rêver de la Visitation. Mais le déménagement du foyer familial de Saint-Denis-sur-Sarthon à Alençon, les études des enfants dans des pensionnats religieux, ont épuisé les maigres ressources du ménage. Il faut gagner son pain. Marie-Louise et sa soeur Zélie optent pour l'art de la dentelle. Deux années s'écoulent avant que la postulante puisse réaliser son rêve. Admise le 7 avril 1858 à la Visitation du Mans, son existence conventuelle sera une montée rectiligne. « Je viens ici pour être une sainte », avait-elle déclaré en franchissant la clôture.

Pour sa cadette, Zélie, qui, après avoir un moment aspiré à coiffer la cornette des Filles de la Charité, s'unira, le 13 juillet 1858, à Louis Martin, le parloir de la Visitation deviendra le havre d'intimité et de confidences où le couple cherchera réconfort et appui. Les échanges épistolaires compléteront les conversations. Les enfants arrivent. Après la naissance de Marie et de Pauline, deux brunettes pleines de vitalité, est annoncée celle, le 3 juin 1863, d'une blondinette aux yeux bleus, très frêle de constitution. Elle fut baptisée dès le lendemain, à Saint-Pierre-de-Montsort, en la Solennité du Très Saint Sacrement, ce qui, plus tard, ne laissera pas de la réjouir. La marraine, Mme Tifenne, lui donna son propre nom : celui de Léonie, précédé de celui de la Vierge, selon la tradition de la famille.

Tandis que les deux aînées n'avaient causé aucun souci, celle qui occupe le troisième rang sera, pendant plus de seize mois, entre la vie et la mort. A l'adresse de M. Guérin, le jeune Isidore alors aide-pharmacien, qui fait autorité dans la famille en matière médicale, les bulletins de santé se succèdent, de plus en plus alarmants. « La petite Léonie ne vient pas fort, cependant elle n'est pas malade. » – « Cette pauvre enfant est bien faible ; elle a une sorte de coqueluche chronique, moins forte heureusement que celle dont Pauline a été atteinte, car elle ne la surmonterait pas et le bon Dieu n'en donne que ce que l'on peut supporter. » – « La petite Léonie ne pousse pas bien ; elle ne paraît pas vouloir marcher. Elle est grosse et grande comme rien, sans être infirme toutefois ; elle n'est que très faible et très petite. Elle vient d'avoir la rougeole dont elle a été bien malade avec des convulsions très fortes. »

En mars 1865, la situation s'aggrave : battements de coeur continuels, inflammation d'intestins, eczéma purulent sur tout le corps. Les parents crient vers le Père des cieux qui jamais n'abandonne : « Si elle doit devenir une sainte un jour, guérissez-là ». M. Martin, âme d'une foi intrépide, et qui ne recule pas devant les fatigues de la route, surtout pour gagner quelque sanctuaire, entreprend à pied le pèlerinage de Notre-Dame de Sées. La Visitandine, alertée, commence une neuvaine en l'honneur de la voyante de Paray-le- Monial, récemment béatifiée. A l'échéance, la malade, qui ne tenait plus sur ses jambes, court « comme un petit lapin » et se montre, au dire de sa mère, « d'une agilité incroyable ».

Léonie reste fragile néanmoins et sujette à de multiples malaises. Elle contraste avec Hélène, venue ensoleiller la maison le 13 octobre 1864, et dont le ravissant minois exhale sourires et joie de vivre. La Maman, toute fière de promener Marie et Pauline « bien toilettées », reporte sa pensée sur les plus jeunes : « J'en ai encore deux autres qui ne sont pas là, une belle et une moins belle que j'aime autant que les autres, mais elle ne me fera pas tant d'honneur».

Pour le moment du moins, car l'enfant souffreteuse et rachitique paie la rançon des inquiétudes qu'elle a perçues autour d'elle, des soins empressés qui n'ont cessé de l'envelopper. Elle se montre exigeante, capricieuse, frondeuse. A certaines heures, impossible d'en venir à bout. « Elle nous a fait une vie terrible, hier, toute la matinée, écrit Mme Martin : elle avait mis dans sa tête de partir pour Lisieux et elle n'a cessé de crier. Il a fallu que son père se fâche et lui dise qu'elle n'irait pas ; après, on a eu la paix. »

On l'a placée avec les aînées, comme demi-pensionnaire, 5, rue du Pont-Neuf, à cent mètres de la demeure où la famille Martin s'est installée, avec son double commerce de bijouterie et de dentelle. L'école primaire est tenue par l'Institut des Soeurs de la Providence, qui s'est fondé, au chevet de l'église Notre-Dame, dans un vaste immeuble où se trouvent également rassemblés maison-mère, noviciat, atelier de point d'Alençon. Le petit lutin ne se laisse pas impressionner. A peine livrée à elle-même, Léonie rumine quelque escapade. A quatre ans, pour atteindre sa collation sur le haut d'un buffet, elle met deux chaises l'une sur l'autre, escalade le tout et tombe sur des bouteilles qu'elle entraîne en sa chute. Il fallut appeler le papa, qui retira avec des pinces les morceaux de verre incrustrés dans le front et dont les marques demeureront visibles. C'était le troisième accident du même ordre. La maman, qui narre le fait, n'en ajoute pas moins : « En revanche, c'est le meilleur caractère qu'on puisse voir, elle et Pauline sont charmantes ». Soeur Marie-Dosithée, pour sa part, après avoir reçu ses nièces au Mans, estime « Léonie très turbulente ; mais ce sont souvent les meilleures », corrige-t-elle aussitôt.

Au vrai, il y avait en cette fillette malingre, à côté d'un coeur d'or capable de gestes délicats, une instabilité foncière, une sorte d'excitation rebelle à tout règlement. Léonie parlera plus tard, non sans quelque exagération, de son « enfance détestable ». Dans ses lettres à ses soeurs du Carmel, elle rappellera certains épisodes de ces débuts orageux. « Je me souviens, diable-à-quatre que j'étais, que mon plaisir – il s'agissait des jours de congé au Pavillon – était de faire enrager et aboyer les chiens de M. Rabinel, grand ami de papa, que je voyais sur le perron de granit. Si j'avais été à leur portée, certes, j'aurais passé un mauvais quart d'heure. »

Un autre genre de déficience grevait ce bilan : une réelle lenteur à apprendre, qui, l'espièglerie aidant, accumulait les retards scolaires. On parlera longtemps des exercices de calcul où, à la désolation de ses maîtresses, l'écolière inattentive alignait pêle-mêle les chiffres avec une tranquille désinvolture. « Cette pauvre enfant, concluait Mme Martin, me donne de l'inquiétude, car elle a un caractère indiscipliné et une intelligence peu développée. »

Plusieurs conjonctures pénibles vont aggraver les difficultés. Le 22 février 1870, meurt inopinément la charmante petite Hélène qui eût été, pour celle qui la précédait de peu, la plus aimable et la plus exemplaire des compagnes. La proximité d'âge rapprochait Marie et Pauline, comme elle fera demain Céline et Thérèse. Quelque peu isolée, Léonie aura tendance à se replier sur elle-même et à devenir sauvage. L'influence néfaste d'une servante ajoutera son poids de mystère à une situation déjà sérieusement obérée.

Il y a en effet un mystère dans ce foyer où tout conspire à élever les âmes vers Dieu. Pourquoi la troisième enfant se montre-t-elle, sinon imperméable, du moins réticente aux enseignements et aux exemples qui ont cautionné chez les autres une croissance harmonieuse et sans crises ? Les mêmes principes ont présidé à son éducation. Elle profite de la même ambiance de tendresse rayonnante, d'austérité joyeuse, de piété simple. Elle est mêlée à tous les événements de la vie de famille. Les veillées sous la lampe, la liturgie collective, les offices et les promenades du dimanche, les jeux d'intérieur aussi et les relations avec les proches, tout ce cadre attachant d'intense poésie que les lettres de Mme Martin dépeignent au fil des heures et dont l'autobiographie thérésienne trahit la nostalgie, Léonie en a joui comme ses soeurs ; elle en a éprouvé la vertu incantatoire. Et pourtant, elle semble se raidir contre la bienfaisante emprise. Comment expliquer cette énigme ?

Mme Martin avait une bonté expansive et un sens aigu de la justice. « Elle était très estimée, aimée même de ses ouvrières », dit d'elle Mme Fléchier. Quant aux employées de maison, elle les considérait comme étant de la parenté. Elle s'en ouvre à son frère : « Ce n'est pas toujours le gros gain qui assure l'attachement des domestiques ; il faut qu'ils sentent qu'on les aime, il faut leur témoigner de la sympathie et n'être pas trop raide à leur égard. Quand les gens ont un bon fond, on est sûr qu'ils servent avec affection et dévouement. Tu sais que je suis bien vive et, cependant, toutes les domestiques que j'ai eues m'ont aimée et je les garde tant que je veux. Celle que j'ai en ce moment en serait malade s'il fallait qu'elle s'en aille ; je suis sûre qu'on lui offrirait deux cent francs de plus qu'elle ne voudrait pas nous quitter ; il est vrai que je ne traite pas mes servantes moins bien que mes enfants. Si je te dis cela, ce n'est pas pour me donner en exemple, je t'assure que je n'y pense pas, car tout le monde me dit que je ne sais pas me faire servir ».

Bien choisir, aimer, et faire entière confiance ; telle était la politique, si l'on ose employer un tel mot, de cette femme surmenée, qui joignait à toutes ses charges familiales les tracas d'un commerce compliqué et astreignant. Elle cherchait surtout des personnes capables de s'occuper des enfants quand elle était elle-même absorbée soit par la réception des clients et des dentellières, soit par le méticuleux travail de l'assemblage des points. Ainsi avait-elle engagé en 1865, convaincue d'ailleurs de faire en cela oeuvre charitable, une adolescente de seize ans, Louise Marais, habitant au Merlerault, dans l'Orne, et dont la situation de famille exigeait qu'elle fût placée. Cette fille de la campagne s'attacha profondément à elle. Elle se sentit comme adoptée et prit de plus en plus de pied dans le foyer, notamment sur les plus jeunes. Ce n'est pas que cette petite paysanne fût sans défauts. Elle avait des accès de colère, une franchise parfois insolente, un manque évident de psychologie et des convictions chrétiennes assez sommaires : les carences de l'éducation première expliquaient ces lacunes, que rachetait un dévouement à toute épreuve.

Celle qui devait bientôt terroriser Léonie en vue de la faire plier n'exerça pas d'emblée un pareil empire. La maman, à la rentrée d'octobre 1868, avait confié ses deux aînées à la Visitation du Mans, ce qui lui offrait l'occasion de contacts plus fréquents avec sa soeur. Elle lui recommandait d'un ton angoissé l'enfant « très douce au fond », mais qui répugnait à obéir. « Confie-la moi, dit un jour Soeur Marie- Dosithée, il faut que je fasse un essai. » C'est finalement à la mi-juin 1871 que Léonie rejoignit ses deux soeurs. Ravie de cette solution, Mme Martin écrivait à Lisieux : « Depuis que je la sais en si bonnes mains et que je me vois, de mon côté, si tranquille, il me semble être en paradis».

La Visitandine ne partage pas cet enthousiasme, si l'on en juge par le mot qu'elle expédie à son frère : « J'ai maintenant Léonie, cette terrible petite fille, je vous assure qu'elle ne me donne pas peu à faire. C'est un combat continuel, aussi j'aurais bien désiré que sa mère eût trouvé où la mettre, mais je vois qu'il faut que ce soit moi qui porte cette croix-là, je tâcherai donc de prendre tout mon courage... Cette enfant m'aime beaucoup, et c'est surprenant car je la punis tant, je ne l'épargne pas et c'est nécessaire ; sans cela on n'en ferait rien, elle ne craint personne que moi ! »

Au verso d'un billet écrit par sa nièce, en mots hachés, d'une orthographe des plus fantaisistes, Soeur Marie-Dosithée consigne cette appréciation qui veut encourager Mme Martin : « Léonie me donne de l'embarras, il est vrai, mais pas plus que Marie ne m'en a donné. Elle a des défauts, mais elle a bien des qualités aussi ; elle a si bon coeur, est très obéissante. Jamais de réplique à tout ce qu'on lui dit. Ce n'est pas comme ses deux soeurs qui veulent toujours avoir raison. Mais son grand défaut, c'est de ne pas comprendre plus qu'un enfant de trois ans ». En somme, diagnostic favorable.

« Pourvu que ça dure ! » murmurait la maman. Cela ne dura guère. La réussite initiale tourna court. L'enfant ne fut pas admise à la rentrée d'octobre. Elle ne pouvait s'adapter à une classe normale. Aucune maîtresse n'était disponible pour la prendre en charge. Sa tante, d'une santé de plus en plus précaire, ne pouvait, en hiver, assumer pareille responsabilité. Les parents se retrouvèrent avec leur ingouvernable fillette.

M. Martin avait cédé sa bijouterie à son neveu Leriche, afin de seconder plus efficacement, en son commerce de Point d'Alençon, l'épouse écrasée sous la tâche. En juillet 1871, on émigra sur la paroisse Notre-Dame, au numéro 36 de la rue Saint-Biaise. C'est là, le 2 janvier 1873, que naîtra Marie-Françoise- Thérèse, la future Sainte. Tous les témoins participant alors à la signature de l'acte de baptême, Léonie apposera son nom sur le registre, à côté de celui de Louise, qui portera l'enfant.

Il semble bien – encore qu'on n'ait gardé nulle trace de l'événement – qu'à l'automne de 1871, elle ait repris le chemin de la Providence, tout en bénéficiant de leçons particulières. Là comme au foyer, les résultats furent des moins brillants. Elle-même, au Procès de sa soeur, rendra plus tard hommage à ceux qui tentaient de redresser son caractère. « A la maison, l'éducation que nous donnaient nos parents était bonne et affectueuse, mais attentive et soignée. Nous n'étions pas gâtées. » Dans le sens de la spiritualité puisée à la Visitation, on encourageait la fidélité au devoir d'état, on suggérait les modestes sacrifices décorés du nom de « pratiques ». Léonie retiendra la leçon, mais, pour le moment, elle se soucie peu de l'appliquer. Plus turbulente que jamais, ne tenant pas en place, mettant le désordre partout, elle épuisait l'entourage, qui n'était jamais tranquille sur son compte. Il n'y avait d'accalmie que lorsque le père intervenait en criant : « La paix ! La paix ! ». Usant d'une expression du terroir, la maman gémissait : « Mais on me l'a changée en nourrice, cette enfant-là ! » Propos qui intrigua et mortifia assez la petite pour qu'elle s'en inquiétât, jusqu'à ce qu'il lui fût assuré qu'elle n'avait jamais été confiée à des mains étrangères.

« Je ne puis analyser son caractère, écrit Mme Martin à son frère ; d'ailleurs les plus savants y perdraient leur latin ; j'espère, toutefois, que la bonne semence sortira un jour de terre. Si je vois cela, je chanterai mon Nunc dimittis... » Douze mois plus tard, le bulletin reste pessimiste. « Il n'y a que Léonie qui ne va ni ne vient, elle est comme une enfant de huit ans. » On envisage un nouvel essai au Mans, en guise de préparation à la Première Communion. Sur place, « elle use un catéchisme en un mois, pour ne rien savoir à la fin ». Une nouvelle éruption d'eczéma, en aggravant la nervosité, n'incline pas à l'étude l'écolière rétive. Le départ en pension, différé d'un trimestre, est fixé au début de janvier 1874. Mme Martin se tourmente des soucis que cette nouvelle expérience causera à la Visitandine. « Toutefois, ajoute-t-elle, mon devoir m'oblige à essayer encore une fois ; si elle ne réussit pas, je n'aurai rien à me reprocher. » Soeur Marie-Dosithée paraissant aller mieux, « je me mets dans l'idée, dit sa soeur, que Dieu me la laisse pour transformer ma Léonie, car c'est la seule personne qui ait de l'empire sur elle. Aussi, quand on demande à cette pauvre petite ce qu'elle fera quand elle sera grande, la réponse est toujours la même : ‘ Moi, je serai religieuse à la Visitation, avec ma tante.' Dieu veuille qu'il en soit ainsi, mais c'est trop beau, je n'ose l'espérer. »

Les aînées sont requises de prier pour que la tentative réussisse. Mme Martin, qui assiste aux réunions du Tiers-Ordre franciscain chez les Clarisses de la rue de la Demi-Lune, implore également les suffrages des Pauvres Dames. Elle leur confie espoirs et échecs ; à maintes reprises, elle leur présente au parloir l'enfant de tant de larmes. Elle sollicite, elle escompte un miracle.

Les débuts semblent prometteurs. La tante religieuse qui, soit intuition, soit prédilection, a très tôt jeté son dévolu sur Léonie, la voit déjà évoluant vers la Visitation. « Pour le peu de temps que je l'ai eue, écrivait-elle à son frère après la première expérience, elle m'a donné bon espoir pour l'avenir. C'est une enfant difficile à élever et dont l'enfance ne donnera aucun agrément, mais je crois que, pour l'avenir, elle vaudra autant que ses soeurs. Elle a un coeur d'or ; son intelligence n'est pas développée et est bien au- dessous de son âge ; cependant elle ne manque pas de moyens, et je lui trouve un bon jugement. Avec cela, une force de caractère admirable. Quand cette petite aura la raison et qu'elle verra son devoir, rien ne l'arrêtera. Les difficultés, quelque grandes qu'elles soient, ne seront rien pour elle ; elle brisera tous les obstacles qui ne lui manqueront pas dans son chemin, car elle est bâtie pour cela. Enfin, c'est une nature forte et généreuse et tout à fait à mon goût. Mais si la grâce de Dieu n'était pas là, que serait-ce !... »

L'optimisme ne manquerait pas à celle qui ferait fonction d'éducatrice et de pédagogue. Elle usa, dans le premier mois, de la manière forte, multipliant semonces et punitions. Puis elle se ravisa. « Je voyais bien que j'allais rendre cette petite malheureuse, et cest ce que je ne voulais pas. Je voulais être une Providence de Dieu à son égard, alors j'implorai le secours de Dieu et la lumière dont j'avais besoin, car je n'avais que de bonnes intentions. Je me suis donc mise à la traiter avec la plus grande douceur, évitant de gronder et lui disant que je voyais qu'elle voulait être bonne et me faire plaisir, que j'avais cette confiance d'elle. Cela lui produisait un effet magique, non seulement passager mais durable, car cela se soutient, et je la trouve tout à fait mignonne. J'en suis plus contente que de ses soeurs. C'est inimaginable le désir qu'elle a de me faire plaisir ; cela lui fait surmonter sa paresse. Elle étudie bien maintenant ; elle vient avec candeur me raconter ses méfaits. Je lui ai dit que je voulais ainsi ; elle est très obéissante.

Voilà celle qu'on croyait sans coeur et qui se trouve en avoir plus que les autres. J'espère que le Dieu bénira mes efforts et qu'elle deviendra bien onne, car tout n'est pas fait et il faudra encore plus d'une fois assaisonner la douceur de fermeté. »

La réserve finale n'était que trop justifiée. Le ciel ne tarde pas à s'assombrir pour l'enfant impatiente sous le joug, qui ne peut se plier au rythme des études, et que cette vie en cage exaspère. Le 29 mars 1874, Mme Martin mande mélancoliquement à son frère : « J'ai reçu, voilà huit jours, de mauvaises nouvelles de celle que la tante appelle la prédestinée. Si on me la renvoie, tout est perdu, je n'ai d'espoir qu'en la laissant là-bas de longues années ». Elle observera néanmoins avec une douce résignation : « Quand nos enfants ne sont pas comme les autres, c'est aux parents d'en avoir l'embarras ». La Visitandine s'apitoye sur elle. « Quelle croix ! Que je plains cette pauvre chère soeur ! Comme je voudrais pouvoir lui venir en aide, mais je ne puis rien, rien du tout. »

Le 6 avril, Léonie rejoignait définitivement Alençon. Sa mère exprime à Mme Guérin le déchirement qu'elle en ressent : « Comme vous le pensez, cela m'a vivement contrariée ; ce n'est pas assez dire, cela m'a fait une profonde peine qui persiste toujours. Je n'avais d'espérance qu'en ma soeur pour réformer cette enfant et j'étais persuadée qu'on la garderait, mais ce n'était pas possible, malgré la meilleure bonne volonté, ou il aurait fallu qu'elle fût séparée des autres enfants. Dès qu'elle se trouve en compagnie, elle ne se possède plus et se montre d'une dissipation sans pareille.

« Enfin, je n'ai plus de foi qu'en un miracle pour changer cette nature. Il est vrai, je ne mérite pas de miracle et, cependant, j'espère contre toute espérance. Plus je la vois difficile, plus je me persuade que le bon Dieu ne permettra pas qu'elle reste ainsi. Je prierai tant qu'il se laissera fléchir. Elle a été guérie, à l'âge de dix-huit mois, d'une maladie dont elle devait mourir ; pourquoi le bon Dieu l'aurait-il sauvée de la mort, s'il n'avait pas eu sur elle des vues de miséricorde ? »

Faux-pas et redressement

Les chercheurs d'horoscope affirmeraient d'emblée que Léonie est née sous une mauvaise étoile. Revenue au foyer, elle est confiée à deux religieuses retirées de l'enseignement, qui lui donnent des leçons l'après- midi. Il s'agit en fait de deux hypocrites qui portent indûment le voile et, sous couleur de bienfaisance, affament littéralement une fillette de huit ans, Arman- dine, qu'une femme de la campagne a commise à leurs soins. Mm Martin, intriguée, au cours des allées et venues, par la mine souffreteuse de la petite et sa façon vorace de manger les gâteries qu'elle lui offre, la fait parler, évente l'odieux manège, tente vainement d'émouvoir les institutrices et, en désespoir de cause, alerte la famille, le curé de Banner, puis la Police. Après des épisodes dignes de Tartuffe, le Commissaire interroge les drôlesses, met fin à leurs machinations et félicite celle dont l'intervention a dissipé l'équivoque. « Enfin, Dieu merci, conclut l'heureuse plaignante, je suis délivrée de cet ennui, mais Léonie est restée là, et qu'en faire ? Je crois que plus elle va et plus elle a de mal à apprendre. »Par bonheur, la petite, dont la mémoire était prompte et fidèle, et qui péchait surtout par manque d'attention, montre plus d'ardeur au catéchisme paroissial qu'elle fréquente assidûment depuis octobre. N'était le trouble où la jette toute interrogation, elle compterait parmi les premières. La maman, dont elle est à la fois le souci permanent et la grande pensée, diffère jusqu'à la nuit des travaux urgents pour la préparer elle-même à la rencontre eucharistique. Afin de la consacrer à la Vierge, elle la conduit en pèlerinage au sanctuaire de l'Immaculée-Conception à Sées. La Première Communion eut lieu à Notre-Dame d'Alençon, en la fête de la Sainte Trinité, le 23 mai 1875. Tout fut joie et bonheur sans rides. Selon l'usage alors reçu chez les familles aisées, une enfant pauvre, Armandine Dagorau, dont on avait payé la toilette, participa au repas.Thérèse, qui n'avait pas alors vingt-huit mois, mais qui témoignait d'une étonnante précocité, devait relater en son autobiographie certains détails de la journée, et comment, le lendemain ou peu après, elle accompagna sa mère et sa soeur chez la maman de la fillette, qui leur rendait l'invitation. « Ma chère petite Léonie, écrit-elle, tenait... une grande place dans mon coeur. Elle m'aimait beaucoup, le soir c'était elle qui me gardait quand toute la famille allait se promener... Il me semble entendre encore les gentils refrains qu'elle chantait afin de m'endormir... en toute chose elle cherchait le moyen de me faire plaisir aussi j'aurais eu bien du chagrin de lui causer de la peine. »L'appréciation que Léonie donnera de Thérèse dans son témoignage au Procès, et qui englobe en la débordant cette phase de son existence, révèle avec une belle lucidité une égale tendresse. « Quant à Thérèse, il est incontestable qu'elle était de la part de notre père et même de la part de maman, pendant les quelques années qu'elle vécut, l'objet d'une affection toute spéciale. Mais nous n'en étions point jalouses. Bien au contraire, nous aussi avions pour notre petite soeur une affection singulière. Elle était le ‘Benjamin' de toute la famille. C'était une enfant si charmante. De son côté, Thérèse n'abusait aucunement de cette affection particulière, elle était aussi obéissante et même plus que nous toutes, et je n'ai jamais remarqué qu'elle eût à notre égard une attitude quelconque de supériorité. »Plût au ciel que Léonie fît montre de la même souplesse ! Mais comment mater pareille turbulence ? La servante se met en tête de l'entreprendre à sa manière. Ce sera l'occasion d'un nouveau drame.Honnête personne, au fond, que cette Louise, et pétrie de louables intentions, mais capable de gâter les meilleures causes par son style brutal, son absence de finesse'et ses ruses paysannes. A l'automne de 1874 – elle avait alors vingt-cinq ans – de terribles crises de rhumatisme articulaire, dont les premiers symptômes s'étaient manifestés en 1868, la terrassèrent. Bien que souffrant de la gorge et toute fiévreuse elle-même, Mme Martin la soigna jusqu'à guérison complète, comme elle faisait pour ses propres enfants, passant à son chevet une partie des nuits. Par compassion, et devant l'angoisse de la malade qui s'accrochait à elle de tout son désespoir, elle se disait disposée à la conserver, en cas de totale incapacité de travail, sans contrat et sans gages, comme un membre de la famille. Ce n'était pas sans mérite, car la jeune fille, qui l'aimait avec l'aveugle fidélité des natures primitives, prenait à son égard bien des libertés. Elle éprouvait pour sa patronne une sorte d'affection instinctive et jalouse, qui se faisait volontiers indiscrète, voire encombrante. Ainsi s'agacera-t-elle quand elle l'entendra s'enthousiasmer pour sainte Jeanne de Chantai, dire son estime de la Visitation et rêver cloître et solitude : tous sujets de conversation qui la laissent elle-même à sec.Quand sa bienfaitrice prend pitié d'un vieux chat égaré, qui, de ses yeux suppliants, lui demande l'hospitalité, Louise est là, armée du bâton, pour écarter à tout prix la pauvre bête. Et cela indigne MmeMartin. Elle passerait facilement sur les déficiences irresponsables : manque de discernement, d'organisation, de mémoire. Ce qui l'excède, ce sont les querelles et les propos violents. Elle envoie la bonne fille à Lourdes, comptant la voir revenir guérie de corps et d'esprit. Amère déception, écrit-elle, « car je l'entends d'ici faire un tel tapage que la maison entière en retentit ! Je me dérange pour lui dire de se calmer, mais c'est inutile, elle me fait beaucoup souffrir ; il n'y a d'autre remède à cela que de la renvoyer puisque j'ai tout essayé ». Toutefois, la menace à peine brandie, une scène de larmes désarmait cette femme au grand coeur. Elle craignait de rejeter dans l'impasse une âme qu'elle s'était juré de sauver et qu'elle savait surtout victime de son milieu.Elle n'eût pas hésité à rompre si, moins confiante, et, disons-le, moins écrasée de besogne et en cela plus clairvoyante, elle avait pu percer à jour les manigances de sa servante. Celle-ci, qui se reprochait d'avoir été trop dure pour Hélène, et qui, par mode de compensation, gâtait ouvertement la petite Céline, exerça sournoisement sur Léonie un pouvoir d'intimidation, presque de fascination et d'envoûtement, qui tendait à la discipliner, mais en la détachant de la tutelle maternelle. L'enfant devait lui obéir en tout, l'aider au ménage, lui tenir compagnie, délaissant pour cela les récréations familiales. « J'aime mieux aller avec Louise », répliquait-elle farouchement, quand on voulait l'arracher à la cuisine. Elle se barricadait dans une bouderie silencieuse ou éclatait en scènes qui décourageaient d'insister. Il y avait parfois des élans de retour vers sa mère. Vers la fin de sa vie, revenant sur ce sombre passé, elle dira : « C'est miraculeux qu'il ne m'en soit rien resté, car je vivais dans une profonde terreur... J'aimais maman à la passion ». Menacée de représailles si elle parlait ou si elle tentait de s'affranchir d'un tel joug, elle faisait figure de soubrette dominée et satisfaite. Le P. Pichon, plus tard, et aussi Marie, l'aînée de Léonie, avanceront qu'un tel régime avait pu contribuer à dompter un caractère indomptable. Celle qui, d'une main de fer, dirigeait la manoeuvre, trouverait là une excuse partielle.Mme Martin elle-même émettra un jour cette hypothèse. Pour le moment, elle souffre de voir sa fille prendre avec elle ses distances. De se croire délaissée par elle ou du moins peu aimée, lui est une cruelle blessure ; Soeur Marie du Sacré-Coeur le souligne en ses souvenirs. Il y a quelque chose d'étrange dans cette tragédie intime qui se prolongera pendant plus de deux ans. Comment cette femme habituellement si perspicace fut-elle ainsi abusée ? Comment Louise poussa-t-elle si loin, et, semble-t-il, en toute bonne foi, sa puissance de dissimulation ? Comment sa victime se laissa-t-elle faire sans réagir ? Dieu le permit sans doute parce que, chez les âmes les plus hautes, aux approches de la mort, tous les sentiments du coeur humain, sans en excepter les plus nobles, doivent passer au feu de la purification. La joie de MmeMartin était de voir autour d'elle beaucoup d'enfants ; sa plus douce tâche, de les élever ; son espoir, de les offrir tous un jour au Seigneur dans la vie religieuse. Un tel bonheur s'achète. Elle avait connu la fatigue physique de neuf naissances, l'angoisse des malades qu'il faut arracher à la mort, les larmes de quatre deuils précoces. Mais tout cela la meurtrissait sans altérer sa sérénité. Il lui faut maintenant expérimenter ce que la vocation maternelle peut comporter d'anxiété morale, dans les aléas d'une éducation traversée, quand on tremble pour l'avenir et pour le salut de ceux qu'on chérit. Sa foi triomphera de l'épreuve, et ce sera un exemple de plus à offrir aux mamans tourmentées. On se défend mal de penser que, jouissant alors délicieusement du premier éveil de Thérèse, elle payait de surcroît l'honneur de donner au monde « la plus grande Sainte des temps modernes ».Loin de se décourager, elle multiplie les avances à celle qui semble la fuir ; elle guette les moindres signes d'amendement. « Je suis plus contente de Léonie, elle fait ce qu'elle peut pour bien faire ; elle répond bien aux explications quand on l'interroge et elle sait son catéchisme dans la perfection. Elle nous dit tous les jours qu'elle se fera Clarisse, j'ai autant confiance en cela que si c'était la petite Thérèse qui me le disait. Je viens de lui lire la lettre de mon frère ; je l'ai prise à part et, moi qui ne pleure jamais, j'ai fondu en larmes. Elle a l'air bien décidée à se corriger de ses défauts. »M. Guérin, qui était homme d'autorité, et quelque peu redouté de la famille, proposait de prendre sa nièce en charge pendant les vacances. Elle repoussait obstinément le voyage à Lisieux. Opposition clandestine de Louise sans doute. Mais aussi – on s'en aperçut peu après – gentillesse de Léonie à l'égard de Céline devant qui elle s'effaçait. La décision prise, ce fut l'attente enthousiaste de cette randonnée de famille et la promesse faite à Thérèse de lui apporter « tous les gâteaux... Je n'en mangerai pas un ». Quand Marie quitte la pension, le 12 août 1875, elle se voit confier spécialement l'élève retardataire, sur qui elle prendra progressivement la plus heureuse influence, lui donnant des leçons et l'aidant à rattraper quelque peu son lourd handicap en fait d'études. Un passage d'une lettre de la maman à Pauline, le 26 mars 1876, montre la fillette conduite par la servante au catéchisme de persévérance et sacrifiant à cette fin une sortie collective : « Elle a très bien répondu ; le prêtre lui a fait des compliments ; Louise en était si heureuse qu'elle ne regrettait pas d'avoir manqué la promenade ».Mme Martin qui, dans sa correspondance, se complaît à esquisser le portrait de ses enfants, dessine en passant celui-ci : « Je ne suis pas mécontente de ma Léonie ; si on pouvait arriver à triompher de son entêtement, à assouplir un peu son caractère, on en ferait une bonne fille, dévouée, ne craignant point sa peine. Elle a une volonté de fer ; quand elle veut quelque chose, elle triomphe de tous les obstacles pour arriver à ses fins. Mais elle n'est pas du tout dévote, elle ne prie le bon Dieu que lorsqu'elle ne peut faire autrement. Cet après-midi, je l'ai fait venir à côté de moi pour lui faire lire quelques prières, mais bientôt, elle en a eu assez et m'a dit : ‘Maman, raconte-moi la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ'. Je n'étais pas décidée à conter, cela me fatigue beaucoup, j'ai toujours mal à la gorge. Enfin, j'ai fait effort et je lui ai raconté la vie de Notre-Seigneur. Quand je suis arrivée à la Passion les larmes la gagnaient. Cela m'a fait plaisir de lui voir ces sentiments ».Quelques mois plus tard, on exhibe robe de mousseline et voile de tulle pour la cérémonie du renouvellement de la Communion. « Léonie se fait comme toujours une fête d'être en blanc ; le côté matériel la frappe davantage que le spirituel jusqu'ici ; pourtant, elle entend tellement parler de l'autre vie qu'elle en parle souvent, à son tour, mais cela ne fait que l'effleurer. Enfin, espérons dans la miséricorde de Dieu envers cette enfant. »La Confirmation a lieu le 22 mai 1876. La fillette, en pareille circonstance, fait preuve d'une piété sincère. Mais elle est l'inconstance même. « Voilà Léonie qui descend m'apporter mon chapelet et qui me dit : ‘M'aimes-tu, maman ? Je ne te désobéirai plus'. Elle a parfois de bons moments et de bonnes résolutions, mais cela ne dure pas.»

A l'égard de ses soeurs plus jeunes, elle fait montre de gentillesse. C'est Thérèse elle-même qui relate, en son Manuscrit à Mère Agnès de Jésus, l'épisode du « Je choisis tout », lequel a prêté à bien des contresens. On imagine volontiers Léonie apportant à ses jeunes soeurs, aux fins de liquidation, une vaste corbeille abondamment fournie de poupées, de robes et d'étoffes chatoyantes. Céline, sagement, aurait prélevé une pelote de ganse, cependant que Thérèse, moins discrète, mettait l'embargo sur tout le reste : preuve évidente que l'instinct de possession était vivace en elle.

En octobre 1876, quand elle sent se réveiller soudain le mal secret qu'elle porte en elle depuis onze ans, une glande au sein qui grossit de façon anormale, la première réaction de Mme Martin est de penser à Léonie. « Son avenir m'effraie. Que deviendra-t-elle quand nous ne serons plus ?» – « Je ne puis plus en venir à bout, elle ne fait que ce qu'elle veut et comme elle veut. »

Le diagnostic du docteur, administré sans aucun ménagement, dissipe les dernières illusions. Il s'agit bien d'une tumeur fibreuse, de nature cancéreuse, et qui n'est plus passible d'intervention chirurgicale. Un vague traitement est proposé du bout des lèvres. « A quoi cela servira-t-il », demande la patiente ? – « A rien, c'est pour faire plaisir aux malades. » Ce verdict implacable plonge le foyer tout entier dans la désolation. M. Martin est comme anéanti. Il remise au grenier son attirail de pêche et laisse sans réponse les convocations du Cercle Vital Romet. Léonie ne peut retenir ses sanglots. Seule l'héroïque mère ranime les courages. Communiquant à sa belle-soeur la triste nouvelle, elle ajoute vaillamment : « Je voudrais bien que cela ne vous tourmente pas trop et que vous vous résigniez à la volonté de Dieu ; s'il me trouvait bien utile sur la terre, certainement il ne permettrait pas que j'aie cette maladie, car je l'ai tant prié de ne pas m'enlever de ce monde, tant que je serais nécessaire à mes enfants ».

Elle avoue toutefois que, le soir, songeant à ceux qu'elle laissera, elle a peine à s'endormir. Elle passe en revue ses filles, souligne leurs qualités, évalue leurs bonnes dispositions. Pour la troisième, qui reste sa préoccupation essentielle, elle s'en remet à plus puissant qu'elle : « Quant à Léonie, le bon Dieu seul peut la changer, et j'ai la conviction qu'il le fera ».

Le docteur Notta, consulté à Lisieux, ne laisse guère plus d'espoir que son collègue d'Alençon. « Cependant, écrit Mme Martin à son mari, il a l'air de dire que je puis aller très longtemps comme cela. Ainsi, remettons-nous entre les mains du bon Dieu, il sait bien mieux que nous ce qu'il nous faut : ‘C'est Lui qui fait la plaie et qui la bande'. »

En attendant le pèlerinage à Lourdes, que le mari impose à l'épouse réticente, la vie continue, aussi animée, apparemment aussi gaie, malgré la menace qui plane. On va à la foire, on fête le carnaval ; la maman dirige la ronde, organise les jeux. Ses lettres à Pauline, si elles se font plus tendres, ne sont pas moins assaisonnées d'humour. Avec quel charme conte- t-elle l'étourderie de Léonie, qui coupe le pain dans la soupière sans s'apercevoir que Louise, appelée d'urgence, y a laissé son torchon de vaisselle : ce qui donnera au potage versé dessus une consistance insolite !

Dans la perspective de la mort, le regard de Zélie Martin se porte souvent vers le Monastère du Mans où sa soeur achève, elle aussi, une vie toute chargée de mérites. Elle y a conduit la petite Thérèse qui, pour avoir vu la clôture et entendu Marie et Pauline parler de leurs rondes autour du gros tilleul dans la cour des pensionnaires, dira demain à ses aînées : « Quand je serai grande, moi aussi, je viendrai avec vous dans votre cloîtrage ». Là se sont échangés des propos lourds d'angoisse et baignés malgré tout d'espérance, sur l'enfant récalcitrante que Soeur Marie- Dosithée appelait « la petite Visitandine ». Là surtout se communiquent les secrets où se livre le meilleur des âmes.

La moniale s'est totalement dépouillée de ses tendances initiales à la timidité, à l'excès d'austérité, au manque d'ouverture et d'expansion. Elle a renoncé aux méthodes actives d'oraison pour chercher Dieu dans un simple regard. A l'école du St François de Sales, elle a compris que « Notre-Seigneur ne veut point de forçats à son service ». Les lettres qu'elle adresse à sa famille sont jalonnées de conseils et de maximes où transparaît la suavité salésienne. « Dieu aime d'un coeur extrêmement tendre ceux qui s'abandonnent à Lui, et la mère n'a pas tant de tendresse pour son petit enfant que le Seigneur en a pour l'âme abandonnée. » – « Il faut avoir la foi et la confiance, faire ce qui dépend de nous, vivre en paix, et Dieu prendra soin de nous immanquablement. » A Mme Guérin, elle a envoyé l'Introduction à la Vie dévote. A sa soeur, elle multiplie les paroles de réconfort.

C'est qu'elle se sent proche du trépas. La phtisie contractée dans sa jeunesse se réveille chaque hiver, avec accès de toux, de fièvre, d'hémoptysie. A partir de 1875, des abcès au pied, accompagnés d'enflure, lui rendent la marche difficile. Elle doit s'accrocher à son bâton, s'appuyer sur ses infirmières, pour se traîner au choeur et « aller chercher le bon Dieu » chaque jour, comme elle en a l'insigne privilège. Elle se proclame d'ailleurs « la plus heureuse malade du monde ».

A Noël 1876, on croit la voir partir. Elle reçoit l'Extrême-Onction. Sa paix est ineffable. Ne dit-elle pas à sa Supérieure : « Grâce au bon Dieu, il me semble n'avoir jamais commis de faute tout à fait volontaire ». Elle lui confiera plus tard les deux imperfections qu'elle a à avouer : « Je désire trop mourir, et puis j'ai posé des questions pour savoir si je n'en étais pas loin ». L'Evêque du Mans, Mgr d'Outremont, lui apporte une ultime bénédiction : « Ma fille, n'ayez aucune crainte ; où l'arbre tombe, il demeure ; vous allez tomber sur le Coeur de Jésus pour y demeurer éternellement ». La religieuse, comblée au- delà de ses voeux, conclut : « Je ne m'effraye de rien. Notre-Seigneur me soutient. J'ai la grâce du moment, je l'aurai jusqu'à la fin ».

Soeur Marie-Dosithée eût souhaité revoir sa Léonie. Elle exerçait sur elle un étonnant prestige. Il suffisait parfois, pour faire cesser une scène, de menacer d'en faire part à la tante religieuse... à moins qu'alors l'enfant exaspérée n'empêchât sa mère d'écrire. Impossible pourtant de la conduire au Mans où la maladie bat son plein. Elle sera néanmoins au centre de l'entretien qu'auront, le 8 janvier 1877, la Visitandine et Mme Martin.

« Voici, écrit celle-ci, les commissions pour le Ciel que j'ai données à ma soeur. Je lui ai dit : Aussitôt que tu seras en Paradis, va trouver la Sainte Vierge et dis-lui : Ma bonne Mère, vous avez joué un drôle de tour à ma soeur en lui donnant cette pauvre Léonie ; ce n'était pas une enfant comme cela qu'elle vous avait demandée ; il faut que vous répariez la chose. »

« Ensuite, tu iras trouver la Bienheureuse Marguerite- Marie et tu lui diras : Pourquoi l'avez-vous guérie miraculeusement ? Il eût mieux valu la laisser mourir, vous êtes tenue en conscience à réparer le malheur. »

« Elle m'a grondée de parler ainsi, mais je n'avais pas de mauvaise intention, le bon Dieu le sait bien. N'importe, j'ai peut-être mal fait, et j'ai peur, pour ma peine, de n'être pas exaucée. »

La pauvre femme pouvait se rassurer. Son ton direct, où l'on perçoit une saveur thérésienne, dut plaire au Seigneur, car voici Léonie qui veut à son tour passer la consigne à celle que les parents nomment volontiers « la sainte fille ». Et pour demander quoi ? La vocation religieuse. On la plaisante ; elle tient bon. Et le papier est noirci de bonne encre.

« Ma chère tante, je garde toujours comme une relique l'image que vous m'avez donnée. Je la regarde tous les jours comme vous me l'avez dit, pour devenir obéissante. Marie me l'a encadrée.

« Ma chère tante, quand vous serez au Ciel, demandez au bon Dieu, s'il vous plaît, qu'il me fasse la grâce de me convertir, et aussi qu'il me donne la vocation de devenir une vraie religieuse, car j'y pense tous les jours. Je vous en supplie, n'oubliez pas ma petite commission, car je suis sûre que le bon Dieu vous exaucera... »

Marie chicane sur l'expression « une vraie religieuse ». « Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? » Mais la petite n'en démord pas. Elle sait le poids des mots. « Cela signifie que je veux être une religieuse tout à fait bonne et enfin être une sainte. » Bien que doutant d'une telle réussite, la maman avoue être émue de cette initiative de Léonie. « C'est son avenir qui m'inquiète le plus. Je me dis : ‘Que deviendra-t-elie si je viens à lui manquer ?' Je n'ose y penser. Mais je vous assure que cette petite lettre réveille mon courage et je me prends à espérer que, peut-être, Dieu a des vues de miséricorde sur cette enfant. S'il ne fallait que le sacrifice de ma vie pour qu'elle devienne une sainte, je le ferais de bon coeur. »

Les signes de conversion n'apparaissent pas encore à l'horizon. « La pauvre enfant est couverte de défauts comme d'un manteau. On ne sait par où la prendre. » Certain jour, la maman l'invite à faire des sacrifices pour dominer sa mauvaise humeur. Des tranches de bouchon, déposées dans un tiroir, dénombreront les efforts. Peine perdue. « Elle avait fait tout au pire, constate Mme Martin. Je n'étais pas contente et je lui ai fait d'amers reproches, en lui disant qu'il lui convenait bien de demander à être religieuse, dans ces conditions-là. » Alors les larmes coulent, et le lendemain, quelques rondelles font au trésor des « pratiques » une fugitive apparition2. Au cours d'une retraite à Notre-Dame, Léonie a le courage de s'éveiller d'elle-même pour assister aux instructions de six heures du matin. Certain jour, elle y accourt en pantoufles, de crainte d'être en retard.

La maman épie ces moindres bons mouvements. Le destin de cette enfant l'obsède. « Quand mes yeux se portent sur elle, j'éprouve une peine extrême, elle fait toujours ce que je ne voudrais pas ; plus elle grandit, plus cela me fait souffrir. »

Pauline éclairera ce drame d'un mot profond quand, à sa soeur devenue Visitandine, elle écrira : « Tu es privilégiée plus que nous, parce que, plus que nous toutes, tu as été en danger. Je frémis quand je pense à ton enfance, car tu étais comme sortie du nid de famille ».

Au Mans, on continuait de prier pour « la prédestinée ». Mais, là aussi, les nouvelles se faisaient plus sombres. Le 20 février 1877, Soeur Marie-Dosithée s'alita pour ne plus se relever. Malgré l'oppression croissante, elle restait d'une sérénité inaltérable. « Je ne me préoccupe pas même des dernières souffrances, disait-elle, ni de mon agonie ; je suis si persuadée que le bon Dieu me donnera sa grâce, que je n'en ai aucun souci. » Et encore « : Je ne sais plus qu'aimer, me confier et m'abandonner. Aidez-moi à en remercier le bon Dieu ». Le 24, un samedi, anniversaire de sa Prise d'Habit, après avoir béni de loin sa parenté d'Alençon et de Lisieux, à sept heures et demie du matin, elle expira doucement, dans sa quarante-neuvième année.

La famille se partage ses souvenirs. Ils prennent valeur de reliques. Mme Martin pleure l'âme-soeur qui lui servait de confidente et de guide. Mais elle sait, comme Thérèse le dira, un jour que « tout est grâce ». Hantée plus que jamais par la pensée de l'éternité, elle se trouve comme de plain-pied avec la disparue. Elle en attend le changement radical de celle « qui est toujours une croix bien lourde à porter ». Cela ne tardera guère.

Vingt jours ne s'étaient pas écoulés depuis la disparition de la Visitandine que Marie perçait à vif le jeu de Louise à l'égard de Léonie. Des bruits de voix étouffés l'intriguèrent : menaces de correction si la fillette n'exécutait pas aveuglément les ordres reçus, punition double si elle sortait avec sa mère. La petite, apeurée, s'inclinait, tout en feignant une affection particulière pour celle qui la persécutait. Suffisamment édifiée, l'aînée la pressa de questions et finit par lui arracher le redoutable secret. Aussitôt informée, Mme Martin réagit avec indignation. Elle signifia son congé à Louise, lui interdit d'adresser désormais la parole à sa victime et reprit tendrement en mains l'éducation de l'enfant,

La servante gémit, pleura, supplia, arguant de ses bonnes intentions et du service qu'elle croyait rendre en brisant un entêtement invincible. La maman, ulcérée, ripostait que « la brutalité n'a jamais converti personne ; elle fait seulement des esclaves, et c'est ce qui est arrivé pour cette pauvre enfant». Elle souffre d'avoir été trompée par celle en qui elle avait mis sa confiance. « Toutefois, ajoute-t-elle, je n'ai rien à me reprocher, le bon Dieu voit bien que j'ai fait du mieux que j'ai pu... J'avais de l'ouvrage pour quatre, qui n'auraient pas encore perdu leur temps. J'ai mené rude vie, cela me coûterait bien de la recommencer, je crois que le courage me manquerait. » Des voix autorisées lui conseilleront de garder quelque temps Louise, qui aime assez sa patronne pour ne vouloir céder à nulle autre la peine de la soigner jusqu'au bout. Cette mère en péril de mort, qui pourrait l'entourer comme la malheureuse fille, qui, après tout, a eu surtout le tort d'être peu intelligente ? Il suffit qu'elle cesse de s'occuper de Léonie. Mme Martin se laissera attendrir, mais en exigeant que, dès sa mort, l'autre cesse ses fonctions. Tant qu'elle- même vit, il n'y a rien à craindre. Qui sait d'ailleurs si la méthode de rigueur si maladroitement mise en oeuvre ne contribuera pas, par contraste, au succès de la tactique de douceur qui s'impose dorénavant ? C'est du moins l'hypothèse qui se glisse dans une lettre à Mme Guérin : « Je crois que le bon Dieu a permis ces mauvais traitements que j'ignorais, pour dompter d'abord cet étrange caractère et l'assouplir, afin que la tâche soit plus aisée à un temps donné, autrement elle n'aurait jamais connu le prix de la douceur et de l'amitié, mais il importait que cela cessât au plus vite, sans quoi elle eût été perdue ».

Aidée par son mari, qui fait jouer en cas de besoin l'argument d'autorité, Mme Martin fait preuve d'une nouvelle jeunesse et de trésors de patience pour réparer les dégâts dans l'âme de sa fille. Les principes qui les ont guidés pour élever vers Dieu toute la maisonnée retrouvent ici leur pleine efficacité, depuis qu'est exorcisé le mauvais charme. Léonie n'est pas convertie d'emblée. Elle demeure fantasque, irascible, boudeuse, mais elle aime, elle s'ouvre, elle fait effort, elle regrette ses frasques, elle cherche à faire plaisir à Jésus. Que peut-on demander de plus ? Elle ne veut plus quitter sa mère, l'embrasse à l'étouffer, passe des journées à travailler à ses côtés. L'ayant accompagnée chez les Glarisses, elle lui dit tout bas : « Demande donc que celles qui sont cloîtrées prient pour moi afin que je sois religieuse ». Elle aspire à communier et s'y prépare de son mieux.

Dans ses lettres, la maman relève avec complaisance les symptômes de ces débuts de conversion. « Oui, je vois pour elle luire un rayon d'espérance qui me présage un changement à venir complet. Tous les efforts que j'avais faits jusqu'ici pour me l'attacher avaient été infructueux, mais il n'en est plus de même aujourd'hui. Elle m'aime autant qu'il est possible d'aimer et, avec cet amour-là, pénètre peu à peu l'amour de Dieu dans son coeur. Elle a en moi une confiance illimitée et va jusqu'à me révéler ses moindres fautes, elle veut vraiment changer de vie et fait bien des efforts que personne ne peut apprécier comme moi. »

«... Léonie continue à devenir une bonne enfant, mais c'est une terre difficile à défricher, il nous faut absolument la rosée du Ciel qui, j'en suis sûre, ne nous manquera pas. Je fais tout mon possible pour la bien cultiver, le bon Dieu fera pousser les fleurs et les fruits. Cette petite a un coeur d'or ; il n'y a que de savoir la prendre, avec beaucoup de douceur. J'en emploie tant qu'on trouve à y redire, mais je sais ce que je fais et n'écoute pas ces critiques. »

Mme Martin espère que Soeur Marie-Dosithée, à qui elle attribue ce miracle moral, l'aidera à achever sa mission. « C'est pour cela, écrit-elle, qu'à présent j'ai un désir de vivre que je ne m'étais pas connu jusqu'à ce jour. Je suis bien nécessaire à cette enfant ; après moi, elle sera trop malheureuse et personne ne pourra la faire obéir que celle qui l'a martyrisée, mais non, ce ne sera pas, car moi morte, il faudra qu'elle parte tout de suite ; je crois qu'on ne refusera pas d'exécuter ainsi mes dernières volontés.

« Mais j'ai confiance en Dieu, je lui demande maintenant la grâce de me laisser vivre. Je veux bien qu'il ne m'enlève pas mon mal et en mourir, mais qu'il m'accorde assez de temps pour que Léonie n'ait plus besoin de moi. »

La pensée de sa fille hante Mme Martin, dans la croisade de prières qui prépare le voyage à Lourdes. Elle veut l'emmener avec elle. « Au moins, si la Sainte Vierge ne me guérit pas, je la supplierai de guérir mon enfant, d'ouvrir son intelligence et d'en faire une sainte. » Toutes deux quittent Alençon le dimanche 17 juin 1877, rallient au Mans Marie et Pauline, pour rejoindre à Angers le pèlerinage du Maine-et-Loire. Ce ne sera pas une partie de plaisir. On s'interdira toute excursion ; on suivra strictement les exercices collectifs. La maman affrontera généreusement une longue série d'incidents fâcheux, portera avec le sourire la douleur lancinante qui, en permanence, lui vrille le côté, et s'oubliera totalement pour ses filles. Quant à Léonie, elle n'a pas assez d'yeux pour dévorer le paysage ; tout ce mouvement l'énerve au point de lui donner des cauchemars nocturnes ; il faut l'installer dans un coin, près de la portière.

A peine débarquées, on se rend à la grotte. A quatre reprises, non sans effroi, Mme Martin se baignera dans la piscine. Elle n'y souffre pas, mais, à peine sortie, le malaise la ressaisit. Le mot de la Vierge à la voyante s'impose de plus en plus à elle : « Je vous rendrai heureuse, non pas en ce monde, mais en l'autre ». Elle se console de sa déception en menant ses enfants au presbytère du curé Peyramale, avec qui elle a correspondu; en son absence, elle entend la servante évoquer l'émouvant spectacle, dont elle a été le témoin, de Bernadette en extase. Elle frotte le front de Léonie avec l'eau de la source de Massabielle, demandant que la petite se corrige et s'épanouisse. Elle acquiert sur ce point la certitude intime d'être exaucée. La grâce mariale imprègne tous les coeurs. Quant au miracle tant escompté et qui ne vient pas, il faut s'en remettre à Dieu, qui dirige tout avec amour et pour le bien de ses enfants. Le 23 juin, la famille, moins les pensionnaires, se retrouve sur le quai d'Alençon. Un voile de mélancolie assombrit les visages, mais la maman a vite fait de chasser les papillons noirs. La vie continue.

Les bulletins de santé toutefois se feront de semaine en semaine plus sombres. Mme Martin s'accroche au devoir d'état avec une énergie farouche. Elle liquide les dernières commandes de Point d'Alençon. Léonie est sans cesse à ses côtés, tendre et empressée jusqu'à se faire importune. C'est pour elle que la malade réprime son désir d'éternité, ainsi qu'elle l'écrit à Pauline: « Eh bien ! moi, je l'attends toujours ce miracle de la bonté et de la Toute-Puissance de Dieu, par l'intercession de sa Sainte Mère. Non pas que je lui demande de m'ôter complètement mon mal, mais seulement de me laisser vivre quelques années, pour avoir le temps d'élever mes enfants, et surtout cette pauvre Léonie, qui a si grand besoin de moi et qui me fait tant pitié.

« Elle est moins privilégiée que vous des dons de la nature, mais, malgré cela, elle a un coeur qui demande à aimer et à être aimé et il n'y a qu'une mère qui puisse lui témoigner à tout instant l'affection dont elle est avide, et la suivre d'assez près pour lui faire du bien.

« Cette chère enfant agit avec moi avec une tendresse sans bornes : elle court au-devant de mes désirs, rien ne lui coûte, elle regarde dans mes yeux pour deviner ce qui pourrait me faire plaisir, elle en fait presque trop.

« Mais aussitôt que les autres lui demandent quelque chose, sa figure se rembrunit, son visage change instantanément. J'arrive peu à peu à lui faire passer cela, bien qu'elle s'oublie souvent encore. Cependant, avec le temps, je suis presque sûre d'arriver à lui faire aimer beaucoup le bon Dieu et à être agréable à tous. »

Le temps, c'est ce qui manquera à celle que le doigt de la mort marque en sa chair de plus en plus cruellement. Les ravages du cancer s'étendent avec une rapidité effrayante ; les tortures se font par moments intolérables. Le cou est comme traversé de coups de stylet. « Un miracle me paraît maintenant fort douteux, écrit la patiente. J'en ai pris mon parti et tâche de faire comme si je devais mourir. Il faut absolument que je ne perde pas le peu de temps qui me reste à vivre, ce sont des jours de salut qui ne reviendront jamais plus, je veux en profiter. »

Croira-t-on que cette quasi-mourante trouve encore la force d'écrire au Mans et à Lisieux de longues épistoles, qu'elle émaille de réflexions et d'épisodes humoristiques ? Ainsi met-elle en scène « Léonie qui a lu dans la Semaine Catholique qu'une sainte âme avait offert sa vie pour le Pape et qu'elle avait été exaucée. Elle n'a point perdu cela de vue ; la voilà qui commence des neuvaines pour mourir à ma place. Jeudi matin, elle est allée trouver Marie et lui a dit : cJe vais mourir, le bon Dieu m'a exaucée, je me sens malade'.

« Marie se contenta de rire, mais cela a mortifié Léonie qui parlait sérieusement, elle s'est mise à pleurer. Un quart d'heure après, ses larmes étaient séchées, et, avec son esprit volage, elle avait autre chose en tête, il lui fallait des pantoufles en tapisserie. « Je lui ai dit : ‘Mais puisque tu veux mourir, ce sera de l'argent perdu'. Elle est restée muette, espérant sans doute avoir encore le temps d'user ses pantoufles ; elle aurait peut-être mis cela dans ses conditions et les aurait fait durer bien longtemps, ne les portant qu'aux grandes fêtes. »

Dernier effort pour sourire face à la mort. Que de fois, pendant ses insomnies douloureuses, cette mère passe-t-elle en revue tout son monde. Elle est maintenant comme installée en un prélude de trépas. Elle fait faire aux siens des habits de deuil. A une amie qui lui demande, d'un ton apitoyé : « Est-ce que vous ne vous préoccupez pas au sujet de vos enfants ? », elle répond avec une douce sérénité : « Le bon Dieu en prendra soin ». Les yeux ne deviennent humides que lorsqu'il s'agit de la troisième. Son aînée surprend cette plainte angoissée : « Ah ! quand je ne serai plus là, qui s'occupera de ma pauvre Léonie ? Ce ne peut être le rôle d'un père, si bon soit-il. Qui l'aimera comme une mère ? » – « O maman, ce sera moi, je te le promets ! », s'écria Marie, qui devait magnifiquement tenir parole. « Mais, ajoutait-elle, en narrant le fait à sa tante de Lisieux, j'espère bien plus de la protection de ma sainte maman que de mes faibles efforts, pour achever, du haut du Ciel, de transformer ma pauvre petite soeur... »

A ses filles, Mme Martin léguera la plus haute des leçons : la montée de l'abandon dans le crescendo de la souffrance, l'obstination au labeur, le souci des autres poussé jusqu'à l'héroïsme, l'assiduité à la prière, l'effort pour se rendre une dernière fois à la messe, le vendredi 3 août, agrippée à son mari, s'arrêtant à chaque pas. Le jeudi 16 août 1877, sa correspondance s'arrêtait sur ces mots adressés à son frère : « Si la Sainte Vierge ne me guérit pas, c'est que mon temps est fait et que le bon Dieu veut que je me repose ailleurs que sur la terre ». Le 26 août, en famille, elle reçoit les derniers sacrements. Le surlendemain, à minuit trente, elle s'éteint doucement.

Louise Marais, qui n'avait sollicité un sursis que pour recevoir son dernier soupir, sachant bien qu'ensuite elle devrait s'effacer, lui rendra plus tard le plus poignant hommage. Ecrivant à plusieurs reprises aux filles de Mme Martin, en leur retraite du Carmel, elle leur parlera – citons la phrase-clef – « de votre bonne et sainte maman de qui je n'ai apprécié les qualités qu'après sa mort. » Ce culte, rendu par une âme simple et de bonne volonté, qui avait racheté ses erreurs par un dévouement sans limites, situe en toute sa noblesse l'image de cette mère qui, après avoir donné au monde Thérèse, offrait pour Léonie son ultime sacrifice.

Entre le monde et le cloître

La disparition prématurée de la maman n'introduirait-elle pas dans la vie de Léonie une nouvelle cause de déséquilibre ? L'action posthume de la défunte conjure ce péril. Le 10 septembre, Pauline témoigne que l'adolescente « s'étudie à être bien gentille ». Elle ajoute néanmoins : « Son ciel est quelquefois couvert de sombres nuages dont il nous faut supporter l'averse ». Le 16 novembre, le constat est nettement plus optimiste. « Je m'aperçois, écrit Marie à son père, que Léonie change de jour en jour depuis quelques temps... Je suis sûre que c'est notre mère chérie qui nous obtient cette grâce et je suis persuadée que notre Léonie nous donnera un jour de la consolation. »

A cette date, la famille vient de s'installer à Lisieux, dans le gracieux cottage des Buissonnets, où notre héroïne occupera, à l'étage, séparée de la chambre des plus jeunes par une mince cloison, l'espace aujourd'hui réservé à l'exposition des jouets. Dès le début de l'année 1878, elle entrera comme pensionnaire chez les Bénédictines de l'Abbaye, que fréquentaient ses cousines Jeanne et Marie Guérin. Sa métamorphose morale s'accentue au point qu'elle s'adapte aisément aux servitudes de la discipline. Les lacunes d'hier ne seront pas totalement comblées ; l'instruction restera toujours quelque peu tronquée, mais l'élève, en dépit de fréquentes migraines, s'applique et fait effort ; dans ses compositions françaises – Mère François de Sales prend soin de le remarquer – la délicatesse des sentiments contraste heureusement avec de multiples écarts de syntaxe et d'orthographe.

Aux vacances et les jours de congé, la jeune fille goûtait la douceur de l'intimité familiale, telle que l'autobiographie thérésienne en a tracé le tableau. Elle ne se dépouillera jamais complètement d'une certaine réserve, qu'explique, avec le souvenir des difficultés passées et la pesée des complexes non encore exorcisés, un goût inné de la solitude. Mais ce n'est plus la sauvageonne, hérissée au moindre incident. M. Martin, qui a le goût des pseudonymes et des qualificatifs, la nomme sa « bonne Léonie ». Il exhorte ses filles à l'envelopper de douceur et d'indulgence. Le charme du foyer cicatrise les blessures et efface les mauvais plis. Si les larmes coulent encore trop facilement, le fond de mélancolie s'estompe peu à peu.

Léonie quitte les Bénédictines à dix-huit ans, aux vacances de 1881, quand Thérèse prend le relais, à titre d'externe, comme Céline. Elle demeure très attachée à ses maîtresses, les retrouvant fidèlement aux réunions des enfants de Marie, retournant volontiers les consulter, et dans de longs entretiens tout chargés de mystère, ce qui lui vaut d'être taquinée par son aînée, qui l'appelle « l'amateur de l'Abbaye » et lui chante : « Abbaye, mes amours ! » Son temps se passera désormais en travaux ménagers, lectures, méditations, visites à la parenté, oeuvres de charité. Son coeur l'attirait vers les plus humbles. Elle se fit l'infirmière bénévole d'une pauvre vieille qui dépérissait, non loin des Buissonnets, abandonnée de tous et rongée de vermine. Elle la soigna, entretint son linge et, après sa mort, tint à l'ensevelir de ses mains. Elle ressemblait en cela à Thérèse, que rien ne rebutera.

Marie la guidait et la stimulait au besoin, avec la pointe d'originalité qui était dans son caractère. C'est néanmoins à la « petite reine » qu'allaient les prédilections de Léonie. Quelque peu coquette pour elle- même, elle aimait voir sa benjamine en ses plus beaux atours. L'enfant, qui l'appelait « Lolo », lui rendait bien sa tendresse ; elle reçut d'elle, au Procès apostolique, un magnifique éloge. « Ma petite soeur était toujours très douce et parfaitement maîtresse d'elle- même. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vue témoigner de l'impatience, ni à plus forte raison se fâcher ; elle ne recherchait pas non plus les friandises comme les autres enfants. » La déposition au Procès diocésain la montrait « très affectueuse, même calme ». Elle ajoutait ce trait où se marquent à la fois la clairvoyance et la scrupuleuse sincérité du témoin : « Même dans sa petite enfance, je ne me souviens pas l'avoir vue en colère, mais elle était parfois alors un peu entêtée. Ce défaut d'ailleurs disparut très vite, et aux Buissonnets elle était très obéissante ».

Léonie gardera toujours très fraîche dans la mémoire la vision de Thérèse extasiée devant le mystère de Noël. « Elle se préparait, chaque année, à cette fête par une neuvaine, durant laquelle elle faisait chaque jour neuf pratiques de vertu... A la voir, on devinait que déjà elle s'entretenait avec son Jésus en de brûlants colloques, tout intimes cependant, car rien ne paraissait à l'extérieur, sinon l'éclat de son visage qui prenait une expression toute céleste. » La grande soeur évoque encore l'émotion de l'enfant quand, à huit ans, elle assista pour la première fois à la Messe de minuit. Elle la montre, devant la crèche, plongée dans une sorte de ravissement. « On ne pouvait l'en tirer. C'est là qu'elle a pris sa céleste doctrine où elle se révèle en maître. »

Même jubilation quand défilait dans les rues de la ville le cortège du Saint Sacrement. « Aux Processions de la Fête-Dieu, Thérèse, faisant partie de la troupe enfantine, était la plus sage et la plus recueillie. Il en était de même à l'église, pendant les longs offices. La bonne demoiselle, chargée de garder les fillettes dans la chapelle où les enfants étaient réunis, ne pouvait se lasser de l'admirer. Elle nous en a parlé plusieurs fois, à mes soeurs et à moi, dans les termes les plus élogieux. »

Parfois, des traits plus pittoresques remontent du passé. Léonie se plaira à conter à Céline l'aventure de Tom, le splendide épagneul, favori de Thérèse, qui, affalé dans la buanderie, les yeux vitreux, refusant toute nourriture, reprit goût à la vie quand sa gentille maîtresse lui présenta, bouchée par bouchée, du pain enveloppé dans un peu de viande. Les forces revinrent, avec l'exubérance d'antan, et la petite reine promena triomphalement par les rues, plus fidèle que jamais, son joli rescapé.

Des pensées plus graves occupent Léonie. L'idée d'une vocation religieuse ne la quitte pas. L'entrée de Pauline au Carmel, le 2 octobre 1882, ne peut que renforcer ses désirs. Elle sait toutefois que son caractère doit encore mûrir avant la divine échéance. C'est ainsi qu'elle assistera au drame familial que sera la maladie de Thérèse. Avec M. Martin et Marie, elle s'était rendue dans la Capitale, pour la Semaine Sainte, à la fin de mars 1883. Les visites aux sanctuaires, l'exploration des musées et des monuments artistiques alternaient avec les offices liturgiques, le tout couronné par la grande communion pascale à Notre-Dame. Un appel angoissé interrompit le voyage : à Lisieux, la « petite reine », terrassée par un mal étrange, réclamait la présence de ses proches.

Léonie rapportera plus tard les propos du médecin : « C'est une maladie nerveuse... Je n'y comprends rien... Peut-être restera-t-elle dans cet état... » Elle citera des scènes, auxquelles elle a assisté, de manifestations délirantes : « Un dimanche, j'étais restée seule à la garder pendant la grand-messe. La voyant très calme, je me hasardai à la laisser quelques instants. De retour auprès d'elle, je la retrouvai étendue sur le pavé : elle avait sauté par-dessus la tête de son lit, et était tombée entre le lit et la muraille. Elle aurait pu se tuer ou se blesser gravement ; mais, grâce à Dieu, elle n'avait pas même une égratignure ». Sous son apparente insensibilité, et jusque dans les péripéties hallucinatoires, l'enfant demeure assez lucide pour percevoir le dévouement et l'affliction de l'entourage. « Léonie, écrira-t-elle plus tard, était... bien bonne pour moi, essayant de m'amuser de son mieux, moi je lui faisais quelquefois de la peine car elle voyait bien que Marie ne pouvait être remplacée auprès de moi... »

Le dimanche de la Pentecôte, 13 mai 1883, quand le mal touche au paroxysme et que l'enfant promène autour d'elle des regards anxieux qui n'étreignent plus le réel, c'est Léonie qui la prend à bras et la porte à la fenêtre donnant sur le jardin d'où Marie l'appelle en lui tendant les mains. Peine perdue. Les yeux égarés ne reconnaissent plus personne. « C'est alors, souligne notre témoin, que Marie et moi nous tombâmes à genoux aux pieds d'une statue de la Sainte Vierge, le coeur rempli d'espérance, conjurant notre céleste Mère de guérir notre petite soeur. » Du prodige qui suivit, Léonie ne saisit que le dénouement miraculeux. « J'étais restée à sangloter, la tête dans mes mains, aussi je ne vis pas l'expression extatique de la petite malade, favorisée de l'apparition de la Très Sainte Vierge. Seulement, quand je me relevai de ma prière, je trouvai notre petite Thérèse parfaitement guérie. Son visage avait repris son calme et sa beauté, et jamais depuis, aucune trace ne reparut de cette maladie étrange3. »

Aucune trace : n'est-ce pas trop dire ? La minutieuse Léonie s'interroge et repère deux légères séquelles qu'elle rapporte très loyalement, bien que le récit ne la mette pas à l'honneur. Le docteur, qui avait préconisé sans résultat valable un traitement hydrothérapique, prescrivit, devant la transfiguration de sa jeune cliente, de faire autour d'elle un climat de calme ; M. Guérin recommanda, pour hâter la convalescence, de ne la contredire en rien. Léonie oublia quelque peu la consigne. « Dans le mois qui suivit la guérison, dit-elle, il m'arriva deux fois de la contrarier bien à tort. Elle tomba alors et resta étendue pendant un court espace de temps (plusieurs minutes) avec un état de rigidité des membres et du tronc, qui cessa de lui-même. Il ne se produisit pas alors d'état délirant, comme durant sa maladie, ni de mouvements violents. Ces deux phénomènes furent les seuls qui se produisirent. Après, il ne parut plus jamais traces de ce mal. »

Léonie sera également associée aux événements religieux de l'enfance de Thérèse. « Elle se prépara, dit-elle, à sa Première Communion avec une ferveur extraordinaire, multipliant surtout pour cela les petits sacrifices et les actes d'amour de Dieu, qu'elle notait très exactement sur un petit carnet. J'eus l'occasion de la voir pendant sa retraite préparatoire : elle était dans un recueillement profond et toute pénétrée par la pensée de la prochaine venue de Notre-Seigneur en elle. Le jour de sa Première Communion, l'expression toute céleste et angélique de ses traits montrait qu'elle était plus au Ciel que sur la terre. » Thérèse consigne dans ses Manuscrits qu'elle reçut de Léonie à cette occasion le « grand crucifix » qu'au cours des exercices spirituels à l'Abbaye, elle passait dans sa ceinture, « à la façon des missionnaires ». Quand elle évoque le souvenir de sa Confirmation, qui eut lieu le samedi 14 juin 1884, elle précise : « Ce fut ma chère petite Léonie qui me servit de marraine, elle était si émue qu'elle ne put empêcher ses larmes de couler tout le temps de la cérémonie ». A côté de cette enfant privilégiée, la jeune fille songeait-elle à son propre passé, qui parfois l'obsédait encore ? Nullement. Elle s'habitue de plus en plus à penser aux autres. Elle- même analyse ses impressions concernant sa benjamine : « J'ai été plus que toute autre à même de juger, en cette circonstance, de son recueillement et de son attitude plus angélique qu'humaine : ayant eu l'honneur d'être sa marraine de Confirmation, je la suivis pas à pas jusqu'à l'autel, tenant ma main sur son épaule. On voyait qu'elle était profondément pénétrée du grand mystère qui allait s'accomplir dans son âme. Ordinairement, à cet âge, l'enfant, ne comprenant pas toute la portée de ce Sacrement, la reçoit bien légèrement. Thérèse au contraire était tout abîmée dans l'amour qui déjà la consumait. J'avais peine à contenir mon émotion, en accompagnant à l'autel cette enfant chérie ». Le jour même, Léonie remit à sa filleule une image à plusieurs volets, consacrée au mystère eucharistique, et qui lui rappellerait les dates des plus beaux jours de sa vie. C'est elle encore qui, plus tard, offrira à sa benjamine, lors de sa réception dans la Congrégation des Enfants de Marie, la médaille et le ruban traditionnels.

Les années passent. L'été de 1886 est tout entier assombri, aux Buissonnets, par le prochain départ de l'aînée, qui compte rejoindre Pauline au Carmel en la fête de sainte Thérèse d'Avila, le 15 octobre. Cette perspective réveille en Léonie le désir de s'immoler à son tour. Ses rêves l'orientent vers le Monastère des Clarisses d'Alençon, qui, transplanté rue de la Demi-Lune après la Révolution, doit son origine à un projet du Duc René, réalisé en 1497 par sa veuve, la bienheureuse Marguerite de Lorraine. M. Martin aimait y porter le produit de ses pêches. La jeune fille y avait maintes fois accompagné sa mère. Friande d'austérité, le régime de pauvreté ne l'effrayait guère. Elle aimait saint François. Pendant la grande mission lexovienne, elle s'était séparée résolument des siens, pour aller entendre les Frères Mineurs qui prêchaient à Saint-Jacques. Elle semble s'être ouverte de ses desseins à M. l'abbé Crêté, curé de Montsort, qui avait été le confesseur de Mme Martin, puis, après la mort de celui-ci, à son jeune vicaire, l'abbé Bernouis. M. Martin, tenu au courant, fait valoir l'objection de santé, mais se montre trop respectueux du plan divin sur son foyer pour contrecarrer une vocation. Sans doute revit-il par la pensée tout le drame de son épouse, inquiète pour l'avenir de Léonie, et qui eût béni Dieu pour un tel dénouement.

Les choses se précipitent au cours du séjour que toute la famille fait à Alençon, au début d'octobre 1886, pour permettre à Marie d'aller prier une dernière fois sur la tombe de sa mère. Le 7 de ce mois, on laisse pour un temps au parloir des Pauvres Dames Léonie, qui désire communiquer ses intentions et négocier son entrée éventuelle. Coup de théâtre ! Quand on revient, la jeune fille est de l'autre côté de la grille, vêtue déjà du petit habit des postulantes. A-t-elle cédé à un mouvement irréfléchi ? L'Abbesse, qui connut jadis ses sautes d'humeur, croit-elle lui rendre service en brusquant le destin ? « J'ai été prise comme une souris dans une souricière , dira plus tard la victime de cette aventure. Si M. Martin, avec sa bonté coutumière, surmonte son légitime étonnement et entreprend même de défendre avec des arguments surnaturels la moniale improvisée, Marie s'accommode moins facilement de cette procédure insolite et manifeste vivement son mécontentement. Quant aux plus jeunes, elles avaient peine à retenir leurs larmes. Léonie, « bien gentille sous son nouveau costume », comme l'écrira Thérèse, essayait de détendre l'atmosphère et invitait les siens à bien regarder ses beaux yeux bleus, qu'elle tiendrait baissés par la suite, au cours des visites. On conçoit que la jeune Sainte ait gardé un fâcheux souvenir d'un épisode digne du Moyen Age. C'est ce qui introduira dans son Autobiographie une note inexacte, fondée sur une impression toute subjective, à l'adresse « de la triste rue de la Demi-Lune », où l'on vivait pourtant, dans l'allégresse, l'idéal évangélique du Séraphin d'Assise.

Au retour à Lisieux, M. Guérin apaisa d'un mot l'émotion. « Ne vous tourmentez pas, elle n'y restera pas longtemps. » Effectivement, au bout de quelques semaines, les forces de la jeune aspirante donnèrent des signes de fléchissement. Des glandes apparurent sous les bras. Au contact de la tunique de bure, l'eczéma reprit furieusement. « Je croyais avoir un boisseau de puces sur le dos », dira la malheureuse Léonie. Elle dut se rendre à l'évidence. Le 1er décembre – l'expérience avait duré sept semaines – M. Martin venait en personne rechercher sa fille et lui manifestait tant de joie et tant d'affection qu'elle se rasséréna quelque peu. Elle partit à regret, une mantille sur la tête, pour cacher les cheveux coupés. Une visite au docteur Notta la rassura sur les suites physiques d'une générosité quelque peu téméraire. Léonie devait, toute sa vie,, garder une amitié de choix aux moniales qu'elle avait approchées. Elle aimera revoir, dans leurs tournées de quête, les Soeurs tourières du petit couvent alençonnais. Elle se faisait même un plaisir, de « cuisiner comme chez les Clarisses ». Elle comprenait toutefois que, de ce côté, l'horizon était muré pour elle.

Quelque peu secouée par l'événement, et moralement déprimée, la jeune fille pria Céline qui, au départ de Marie, avait assumé le gouvernement de la maison, d'en garder la responsabilité. Elle-même avait peu d'aptitudes pour la direction. Elle vaquait volontiers aux tâches ménagères les plus ordinaires. Elle aimait aussi se retirer dans sa chambre pour prier. « Elle était bonne, douce et humble, écrit Céline en son journal ; elle ne cherchait point à paraître... Cet amour de la retraite ne l'empêcha pas pourtant de s'adonner aux oeuvres de charité ; elle allait ensevelir les morts chez les familles pauvres du voisinage. »

La gaieté reprit vite ses droits au contact de M. Martin, qui joignait à un mysticisme de bon aloi de solides réserves d'entrain et de belle humeur. Quant aux deux plus jeunes, elles étaient l'une et l'autre espiègles et taquines. Ayant constaté que la « Solitaire », comme elles la nommaient, résistait difficilement à la tentation de la sieste, elles profitèrent d'une absence passagère pour transformer son appartement en cellule monacale, garnie d'austères devises, parmi lesquelles un long cartouche où flamboyait cette sentence : « Mes yeux se ferment à la lumière du jour, quand, après mon dîner, je ne fais pas un tour ! » Léonie rit de tout coeur... et continua derechef.

Bien décidée à reprendre tôt ou tard le chemin de quelque couvent mieux adapté à ses possibilités, elle profite de ce répit forcé pour parfaire une culture à peine ébauchée. Thérèse, qui, depuis un an, avait quitté l'Abbaye pour raison de santé, et qui prenait des leçons particulières chez Mme Papinau, fut pour son aînée d'un utile secours. « J'ai été très particulièrement touchée de la grande délicatesse avec laquelle elle agissait à mon égard, déclarera plus tard Léonie. J'avais alors vingt-trois ans, et elle treize seulement, mais j'étais très en retard pour mes études et ma formation ; ma petite soeur se prêtait à m'instruire avec une très grande charité et un tact exquis pour ne pas m'humilier. » C'est sans doute ce même souci de ne pas réveiller des souvenirs douloureux qui amena la « petite reine » à différer envers Léonie l'aveu de sa propre vocation. Nous avons là-dessus un témoignage au Procès : « Je ne me souviens pas que la Servante de Dieu m'ait fait confidence de ses projets de vie religieuse ; j'ai dit d'ailleurs qu'elle s'épanchait moins avec moi qu'avec mes soeurs aînées qui étaient comme ses mères, et qu'avec Céline qui était presque de son âge. Mais l'annonce de son projet d'entrer au Carmel ne me surprit aucunement. Il n'était pas difficile de prévoir, par son attitude et ses vertus, qu'elle était faite pour la vie religieuse ».

La Prise d'Habit de Marie, le 19 mars 1887, l'autorisation donnée, le 29 mai, à Thérèse, par son père, d'entrer au Carmel à quinze ans, attisèrent chez Léonie la nostalgie du cloître. Elle se rappela Soeur Marie- Dosithée, qui n'avait jamais désespéré d'elle. Elle songea à la Voyante de Paray-le-Monial, qui l'avait guérie dans son enfance. Les renseignements qu'elle prit sur la Visitation la persuadèrent qu'il n'y aurait pas présomption à frapper à cette porte. Le fondateur n'en est-il pas saint François de Sales, le Docteur suave qui se disait « tant homme que rien plus » et qui prônait une dévotion « humaine et traitable » ? Son dessein n'était-il pas de rendre la vie religieuse abordable à toute âme de bonne volonté, accessible même aux tempéraments débilités ? Les textes constitutifs, établis avec le concours de sainte Jeanne de Chantai, n'aménagent-ils pas un régime harmonieusement équilibré, où des mortifications physiques très modérées s'allient à une mortification intérieure de tous les instants ? Quelle garantie de sagesse que ce propos du Docteur de Genève à Mère Angélique, la réformatrice de Port-Royal, qui en fit, hélas ! trop peu de cas ! « Manger peu, travailler beaucoup, avoir beaucoup de tracas d'esprit et refuser le dormir au corps, c'est vouloir tirer beaucoup du service d'un cheval qui est efflanqué et sans le faire repaître. » Aux ironistes qui lui reprochaient d'ouvrir, non un couvent, mais un hôpital, le Saint répondait : « Que voulez-vous, je suis le partisan des infirmes ».

Léonie n'en demandait pas tant pour se laisser convaincre. Il y avait dans le diocèse de Bayeux, à Caen, un Monastère de Visitandines. Elle y rendit visite aux alentours du 20 juin 1887. Les démarches furent rondement menées. Après un ultime voyage en famille à l'Exposition du Havre et au Sanctuaire de Notre-Dame de Grâce à Honfleur, la jeune fille franchit la porte de clôture, en la fête de la Vierge du Carmel, le samedi 16 juillet 1887. Dix jours plus tard, elle était admise au postulat.

Les petits soins, les attentions fines sont nés, dit-on, chez les Visitandines. La providentielle rencontre François de Sales l'Evêque de Genève et de Jeanne-Françoise Fremyot, veuve à vingt- huit ans du baron de Rabutin-Chantal, avait abouti, le 6 juin 1610, à la création, à Annecy, des Filles de la Visitation Sainte-Marie : institut de contemplatives, qui, dans la pensée du fondateur, était destiné à comporter, en hors d'oeuvre, la visite des malades, mais devait, sous la pression de l'opinion du temps et par l'intervention de l'Archevêque de Lyon, se soumettre très tôt à la clôture papale.

En dépendance des Règles de l'Institut de Saint-Augustin pour les Soeurs, Constitutions et Directoire spirituel définissent méthodiquement les buts, les moyens, l'esprit qui s'imposent aux religieuses. « Que toute leur vie et exercices soient pour s'unir avec Dieu, pour aider par prières et bons exemples la Sainte Église et le salut du prochain. » Le modèle est Nazareth, avec son cachet de simplicité et de douceur, d'humilité et d'anéantissement. François de Sales, qui se défie comme d'un beau précipice, des exploits pénitentiels, mais « qui n'aime pas les coeurs à demi-morts », veut des « filles évangéliques », des « filles d'oraison », orientées vers « l'absolu de l'amour » par le détachement du dedans et la ferveur de la dilection. Elles s'adonneront, précise M. de Margerie, « plus au recueillement intérieur qu'à la multitude des prières, plus à la désappropriation qu'à la pauvreté, plus à la charité qu'à la solitude, plus à l'obéissance qu'aux observances pénibles ».

Le régime alimentaire est sain et abondant, comportant deux repas quotidiens, le sommeil suffisant, le jeûne limité aux prescriptions de l'Eglise, plus quelques veilles de fête, le temps de récréation conçu et aménagé de façon à largement détendre et récréer. Mais tout est prévu pour briser la volonté propre et l'assujettir entièrement au vouloir divin. Le temps est fragmenté et comme haché en occupations multiples. Les emplois et charges varient fréquemment. Il faut, pour tout, solliciter des permissions. A la Saint-Sylvestre, on tire, avec le nom d'un patron, un numéro qui assigne, pour l'année, une cellule, ainsi qu'une place au choeur, au réfectoire, en Communauté. Le lit, le mobilier, les objets de piété sont sujets aux mêmes mutations et transferts. C'est, avec la rupture des habitudes, le déracinement intégral quant à l'accessoire, en vue d'établir et de fixer dans « l'unique nécessaire ». Pour animer pareille ascèse et l'épanouir en Dieu, une spiritualité robuste et sobre. Pas de « dévotionnettes à l'eau de rose », pas de « tendreté » : la Messe, la Communion fréquente, l'Office de la Vierge, l'heure d'oraison quotidienne, les lectures pieuses soit en privé, soit par mode d'échanges collectifs et la retraite individuelle en solitude pendant dix jours.

Dans ce régime de vie tel qu'il est ici rappelé, les dernières décennies ont introduit certaines modifications. La ligne générale est entièrement sauvegardée, l'esprit reste identique, mais il est davantage tenu compte des nécessités de l'hygiène, du besoin actuel de culture et de participation active aux cérémonies religieuses, de l'obligation enfin de gagner sa vie par un travail moins fragmenté et techniquement mieux conduit. Les méthodes éducatives se sont assouplies. Il y a plus de largeur dans l'octroi des permissions et des dispenses. Les Soeurs externes portent le même habit que les cloîtrées. Les entretiens au parloir se font sans présence de témoin. Les Monastères, tout en demeurant autonomes, jouissent désormais des possibilités d'ouverture qu'autorise l'érection des Fédérations. L'Ordre de la Visitation s'est judicieusement adapté aux saines exigences de la vie moderne. Inutile d'ajouter qu'il a été tenu compte des innovations apportées par l'Eglise en matière d'Office et de réception de la Communion, comme en ce qui concerne les messes chantées et les réformes liturgiques.

Dans ce style de vie religieuse, on reconnaît à la fois le génie doucement exigeant de celui que M. Olier appelait « le plus mortifiant des Saints », et le sens organisateur ainsi que la force de celle qu'on se plaisait à nommer la « Dame parfaite ». L'engouement pour leur oeuvre se manifesta d'emblée. Treize monastères existent quand François de Sales expire, le 28 décembre 1622. On en compte quatre-vingt-sept en 1641, à la mort de Jeanne de Chantal. Le dix-septième siècle ne s'achèvera pas sans que la famille ainsi plantée ne reçoive du Ciel même une sorte d'investiture mystique. Le Docteur de l'Amour lui avait donné pour blason « un unique coeur, percé de deux flèches, enfermé dans une couronne d'épines ». – « Vraiment, disait-il, notre petite congrégation est un ouvrage du Coeur de Jésus et de Marie. Le Sauveur mourant nous a enfantés par l'ouverture de son Sacré-Coeur. » Pressentiment ou prophétie qui se verra ratifié, au cloître de Paray-le- Monial, dans la série des célèbres apparitions à Marguerite-Marie.

Le Monastère où Léonie Martin commençait son apprentissage de la vie religieuse remontait aux débuts de l'Ordre. Ouvert à Dol en 1627, transféré au Bourg-l'Abbé à Caen le 16 juillet 1631, il avait eu pour initiatrices plusieurs moniales à qui sainte Jeanne de Chantal en personne avait imposé l'Habit, au couvent de Paris. Parmi elles se trouvait Marie Catherine Camus, la soeur de l'Evêque de Belley, que les Chroniques signalent comme « très dévote du précieux Coeur de notre divin Sauveur, le saluant souvent, à l'imitation de sainte Gertrude, et le regardant comme le trésor de toutes les grâces et richesses de Dieu ». C'est dire que le mouvement jailli de Paray trouvera là un terrain favorable. Dès 1697 sera érigée dans l'église conventuelle une chapelle du Sacré-Coeur, la première du diocèse. Avant même cette date, Mère Françoise d'Harcourt aura obtenu la permission de célébrer solennellement la fête du Sacré-Coeur. Le 23 mai 1699, sera instituée, sous le même vocable, une confrérie qui fera souche dans la région, et d'abord au Monastère Notre-Dame de Charité de Caen. Les Visitandines résisteront héroïquement à tous les assauts du jansénisme. Très liées à saint Jean Eudes, elles contribueront à la formation de la Congrégation féminine issue du grand missionnaire de l'Ouest.

La note dominante de la Communauté de la rue de l'Abbatiale fut, dès le principe, la charité. C'est ainsi que, de 1635 à 1641, les religieuses s'étaient imposé des jeûnes pour soulager la disette des Soeurs établies en Lorraine : ce dont la Fondatrice les avait félicitées, leur prédisant, en retour, que la Visitation de Caen survivrait à tous les orages. La tempête par excellence fut la Révolution française, qui réalisa la mainmise de l'Etat sur les immeubles conventuels et la dispersion des trente-cinq occupantes. Celles-ci subsistèrent clandestinement par petits groupes, se rassemblèrent dès 1804, et six ans plus tard, firent l'acquisition d'une partie des bâtiments de l'Abbaye-aux-hommes, édifiée jadis par les fils de saint Benoît.

Les voilà donc installées dorénavant au n° 3 de la rue de l'Abbatiale, au coeur du vieux Caen. Maison et jardin – l'ensemble fait moins d'un hectare – sont dominés par les hautes tours de l'église Saint-Etienne, ce chef-d'oeuvre de l'art roman, érigé au onzième siècle, avec le concours du savant abbé Lanfranc, par la munificence de Guillaume le Conquérant, qui y a son tombeau. Les Visitandines ne pourront admirer la majestueuse simplicité de la façade, non plus que le chevet extérieur aux plans superposés, hérissés d'une forêt de tourelles, mais les flèches octogonales qui pointent à quatre-vingts mètres de haut feront planer sur leurs récréations, dans les allées et les bosquets, une vision de grandeur et de beauté.

L'installation matérielle n'en est pas moins précaire, en cette année 1887 où le supériorat est aux mains de Mère Marie-Stéphanie Lejeune, qui décédera l'an d'après. Les murs lézardés menacent de s'écrouler ; les toitures font eau de toutes parts. Une restauration s'impose ; mais est-elle encore possible ? Dans la Communauté, maladies et décès se succèdent. La directrice du noviciat, Mère Marie de Sales Lefrançois, qui n'a pas trente ans, est remarquable par son souci de l'observance et son austérité. Peut-être manque- t-elle de cette indulgence, de cette largeur de vues, du souci aussi de ménager les transitions aux forces non aguerries des débutantes, bref de ces qualités d'expérience que l'âge seul confère. Elle ignore le maniement des dispenses, que François de Sales avait pourtant prévu. C'est ainsi que de la Saint-Michel à Pâques, on s'en tenait strictement aux deux repas quotidiens de 10 h et 18 h, sans autoriser un petit déjeuner, si modeste fût-il. Rien qu'un peu de liquide. Il n'était nullement tenu compte des rigueurs de l'hiver. L'esprit du Fondateur à cet égard semblait quelque peu oublié. Le résultat de ces dépassements, qui constituaient en fait des déviations, s'enregistrait dans le déclin des santés. En dix-huit mois, deux Supérieures moururent, âgées de quarante-six et quarante-huit ans, cependant que toute une série de jeunes vocations ne firent que passer.

Léonie avait commencé vaillamment le postulat, qui était en principe de six mois. Il n'y avait plus trace en elle de cet instinct d'indiscipline qui avait perturbé son enfance. Elle ne répugnait plus à obéir. Sa piété était vive et profonde. Mais elle restait physiquement fragile, inconstante de caractère. Peu musclée, de constitution faible, elle demeurait sujette à l'eczéma et très sensible des bronches. L'humidité surtout et le gel l'épuisaient. Le teint pâle, agitée de tremblements frileux, elle ne pouvait alors que gémir : « Je suis transpercée de froid ».

Des Buissonnets et du Carmel lui arrivent de précieux encouragements. Les aînées Marie et Pauline la stimulent, bien qu'intérieurement elles ne misent guère sur sa persévérance. Céline et Thérèse l'entourent de leurs prières. Elle lit et relit ces messages, qu'une consigne sévère lui prescrit ensuite de détruire, ce qui nous privera notamment des lettres de Thérèse au cours du voyage à Rome. Elle-même répond quand licence lui en est donnée, et bien qu'elle n'éprouve à écrire ni facilité ni attrait.

Le billet adressé à Thérèse le 20 juillet 1887 est tout à l'optimisme. C'est l'euphorie des premiers jours. « Je suis bien heureuse, ma petite soeur chérie, au milieu de ma nouvelle famille... Le bon Dieu m'a fait de grandes grâces, car c'est Lui qui m'a conduite ici, comme par la main ; je crois que c'est bien là qu'il me veut... Notre cellule donne sur le préau où j'aperçois un beau Calvaire qui a été placé cette année, le dimanche de la Passion. Oh ! que cela donne du courage pour souffrir tout ce qu'il y a de plus amer, quand on considère un Dieu qui a tant souffert pour nous. Je vois aussi les deux clochers de Saint-Etienne et je pense que le bon Dieu est tout près de moi, puisqu'il est réellement présent dans nos églises. Ainsi tu vois que je suis bien heureuse ; envie mon bonheur, cela t'est permis, car c'est bien le seul digne d'être envié sur la terre ; tout le reste n'est que néant. »

La lettre expédiée le 15 octobre à sa benjamine, pour la fête de sa Patronne d'Avila, trahit déjà, pour qui sait lire, les difficultés qui s'amassent. Léonie parle « des épines qui lui déchirent le coeur ». « Il y a bien à faire, dit-elle, pour faire de moi une sainte. Mais, petit à petit, on y parvient tout de même avec la grâce de Dieu. » Sa sensibilité trop vive souffre-t-elle de quelque tendresse refoulée ? On pourrait l'augurer, à travers cet aveu. « Parce que notre coeur est fait uniquement pour Dieu, Lui seul peut le remplir pleinement. Il est trop grand pour le monde, aussi quelle folie, n'est-ce pas, d'avoir trop d'attachement pour les créatures. Tu le sais, je puis en juger par ma propre expérience, car jusqu'à présent je n'ai pas su posséder mon pauvre coeur. Toi, petite soeur chérie, le bon Dieu a su tellement ravir ton coeur si pur que tu n'as pas connu toutes les angoisses qui naissent des folles affections. »

Après l'humble confidence où surnage quelque anxiété : « Tu sais qu'il me faut plus de temps qu'à une autre pour écrire, et je m'explique si difficilement que tu vas avoir de la peine à me comprendre », la correspondante achève en évoquant la voyante de Paray qui l'a jadis guérie : « Prie-la bien pour moi, afin que, s'il le faut, elle m'obtienne un second miracle pour que je devienne une sainte visitandine ».

L'heure d'un tel prodige n'avait pas encore sonné. Aux approches de l'hiver, les difficultés croissaient, les forces physiques fléchissaient ; le moral finit par céder. Le 6 janvier 1888, la jeune fille se retrouvait au parloir, dans les bras de son père, qui la réconforta par sa surnaturelle bonté. Thérèse le souligne dans son autobiographie : « Lorsque Léonie sortit de la Visitation, il ne s'affligea pas, ne fit aucun reproche au bon Dieu de n'avoir pas exaucé les prières qu'il lui avait faites pour obtenir la vocation de sa chère fille, ce fut même avec une certaine joie qu'il partit la chercher... »

Les liens avec le cloître étaient rompus, mais Léonie voulut s'attacher à Dieu par le voeu de chasteté. Elle gardera d'ailleurs contact avec la Visitation de Caen. Quand celle-ci, en janvier 1891, fera l'acquisition d'une statue en terre cuite représentant saint François de Sales, l'ancienne postulante tiendra à honneur d'en assumer la dépense. Maintes fois, son imagination viendra rôder dans les parages du pauvre Monastère, où elle avait laissé le meilleur de son coeur et où elle comptait bien revenir sans tarder.

Elle regagne les Buissonnets pour assister au départ de Thérèse. Celle-ci en fait mention dans le récit où est évoqué le repas d'adieu du dimanche 8 avril 1888 : « Ma chère petite Léonie, revenue de la Visitation depuis quelques mois, me comblait plus encore de baisers et de caresses ». Léonie elle-même fournira une émouvante déposition sur ces heures déchirantes. « J'ai été singulièrement frappée de sa force d'âme dans cette circonstance. Seule, elle était calme. Des larmes silencieuses disaient seulement la peine qu'elle éprouvait à quitter notre père qu'elle aimait tant et dont elle consolait la vieillesse. Je lui dis de bien réfléchir avant d'entrer en religion, ajoutant que l'expérience que j'en avais faite m'avait montré que cette vie demandait beaucoup de sacrifices et qu'il ne fallait pas s'y engager à la légère. La réponse qu'elle me fit et l'expression de son visage me firent comprendre qu'elle s'attendait à tous les sacrifices et qu'elle les acceptait avec joie. » Même lucidité de la jeune Thérèse, même énergie paisible, le lendemain, au moment de franchir la porte de clôture : « Son attitude au-dessus de son âge, son visage angélique, tout en elle me disait tant de choses ».

Léonie n'admire pas moins celui qu'en ville on nommait volontiers « le Patriarche ». « A l'entrée du Carmel, Thérèse se mit à genoux aux pieds de notre incomparable père pour recevoir sa bénédiction ; mais lui, pour autant qu'il m'en souvient, ne voulut la lui donner qu'à genoux. Dieu seul a pu mesurer l'étendue de son sacrifice, mais, pour ce grand et généreux chrétien, connaître la sainte volonté de Dieu et l'accomplir était une même chose. » C'est encore « l'air angélique et radieux de Thérèse », que la jeune fille souligne, quand, à la Prise de Voile de Marie, le 23 mai suivant, elle voit, de la grille du choeur, la petite reine poser sur le front de son aînée la traditionnelle couronne de fleurs.

Les événements ne tarderaient pas à devenir plus tragiques. Dès le mois de juin 1888, l'état de santé de M. Martin s'aggrave. Les poussées d'artério-sclérose, sans doute compliquées d'accès d'urémie, déterminent, par périodes, des phénomènes hallucinatoires avec crises d'amnésie et fugues. Pour Léonie et Céline, c'est le début d'un long calvaire. Elles s'inquiètent quand, sans prévenir, leur père prolonge de façon insolite un séjour dans la Capitale. Elles s'alarment plus encore, lorsque le 23 juin, il disparaît pour quatre jours, sans donner signe de vie. Alertés par une carte, M. Guérin et Céline le retrouvent au Havre, mais, tandis que se poursuivent les recherches, un incendie dévore la maison Gervais, contiguë aux Buissonnets, qui sont un moment menacés et que Léonie, affolée, doit évacuer promptement.

Tout semble rentrer dans l'ordre. M. Martin se montre plus tendre que jamais. Il fait des projets d'avenir. On s'installe dans un chalet loué à Auteuil. La nostalgie de Lisieux interrompt bien vite l'expérience. Une angoisse plane sur ce bonheur qu'on sent si menacé. Le 12 août, nouvel assaut de la maladie, puis, après un temps de rémission, le 31 octobre, près de Notre-Dame de Grâce à Honfleur, au cours d'un voyage pour saluer le P. Pichon prêt à s'embarquer pour le Canada, c'est une crise plus terrible, dont les jeunes filles sont les témoins impuissants. « Léonie et moi, écrit Céline, nous avons souffert le martyre. »

L'accalmie revient une fois de plus, autorisant la joie sans mélange de la Prise d'Habit de Thérèse. Mais le 12 février 1889, il faut se résigner à l'inévitable : le transfert du vieillard à la maison de santé du Bon Sauveur à Caen. Cet établissement, sis rue Caponière, et tenu par des religieuses, était à l'avant-garde en fait de thérapeutique des affections mentales. L'histoire du Chevalier des Touches de Barbey d'Aurevilly l'avait signalé aux lettrés. M. Martin y serait entouré du maximum d'égards. Lui qui rêvait d'érémitisme, ce n'était pas toutefois ce genre de réclusion qu'il avait convoité. Quand les lourdes portes se refermèrent sur lui, ses filles touchèrent au fond de la douleur humaine. Céline l'exprime en une phrase : « Léonie et moi, muettes, nous avons gardé le silence tout le temps, nous étions anéanties, brisées... »

Pour rendre fréquemment visite au cher malade, grâce à la complicité de la Mère Costard, elles demandent gîte et couvert, à proximité, rue de Bayeux, chez les Filles de la Charité, qui tenaient un orphelinat et recevaient des dames pensionnaires. Chaque jour, le coeur battant d'émotion, elles allaient aux nouvelles. L'écho en était aussitôt transmis au Carme]. Céline maniait plus volontiers la plume, mais Léonie ne se dérobait pas au devoir d'informer ses soeurs. Le courrier lui apportait, en retour, des messages de surnaturelle compassion, qui la rendaient plus vaillante dans l'épreuve. De cette correspondance, on ne trouve point trace dans les quinze lettres qu'elle a conservées de Thérèse. Sans doute en fit-elle le sacrifice quand elle reprit le chemin du Monastère. Léonie avait une consolation d'un autre genre. La Visitation ne se trouvait séparée du Bon Sauveur que par la largeur d'une rue, La jeune fille aimait s'y réfugier pour prier. Elle demandait au parloir son ancienne maîtresse des novices, Soeur Marie de Sales Lefrançois, devenue Supérieure, à peine âgée de trente ans, le 5 mars précédent. Très attachée à celle-ci, malgré ses allures rigides, Léonie lui gardait une entière confiance et redécouvrait, à son contact, le sens de la grande vocation.

Quand, la période d'adaptation étant achevée, elles durent se limiter aux visites hebdomadaires, les deux exilées regagnèrent Lisieux, le 14 mai 1889. Ce fut pour y vivre sous le même toit que les Guérin, aux Buissonnets d'abord, bientôt dans une maison de maître, 19, rue Paul-Banaston. Elles participèrent avec eux au voyage à Paris pour l'Exposition internationale, puis, en mai 1890, au vaste périple qui les promena de l'oratoire de la Sainte Face à Tours jusqu'au Nord de l'Espagne, en passant par les principales villes de l'Ouest et du Midi de la France. Léonie, qui souffrait encore d'eczéma, profita d'un passage à Lourdes pour implorer sa guérison.

Les deux soeurs étaient de plus en plus unies. Chaque semaine, pour quelques heures, elles reprenaient le chemin de Caen, sans omettre, du moins quant à notre héroïne, la halte reposante à la rue de l'Abbatiale. Le parloir du Carmel offrait un autre abri de réconfort et d'espérance. Le 8 septembre 1890, Thérèse faisait profession. La Prieure, Mère Marie de Gonzague, lui avait dit de demander la guérison de son père, quand elle serait étendue pour la grande prostration. « Mais elle se contenta de dire : Mon Dieu, faites que papa guérisse si c'est bien votre volonté, puisque notre Mère m'a dit de vous le demander, mais, pour Léonie, faites que ce soit votre volonté qu'elle soit Visitandine, et, si elle n'a pas la vocation, je vous demande de la lui donner. Vous ne pouvez me refuser cela. » Le 24 septembre, Léonie assiste, émue, à la Prise de Voile de sa soeur, qui ravive en elle bien des souvenirs lancinants.

Malgré la tendresse dont les siens l'entourent, elle se sent dépaysée. Il lui en coûte surtout, entre le Ier juillet et le 15 août, alternativement avec Céline, de tenir compagnie à Mme Guérin, aux portes d'Evreux, dans le splendide domaine de La Musse, que le pharmacien lexovien, en 1888, avait hérité de son cousin Auguste David. Là, distractions et réceptions se succédaient sans interruption, ce qui n'enchantait guère la jeune fille, peu à l'aise en milieu mondain. Elle doit se dominer pour faire bon visage aux fêtes qui entourent le mariage de sa cousine, Jeanne Guérin, avec le docteur Francis La Néele, le Ier octobre 1890. Son jeune parent tenant cabinet médical rue de l'Oratoire à Caen, ce sera en tout cas l'occasion de séjours moins rapides dans les parages du Bon Sauveur et de la Visitation. Des réunions intimes rassembleront, le jeudi, chez un parent de M. Guérin, toute une bande d'amies, la plupart destinées au cloître. Un témoin, M. Pougheol, en exhibant des photos du groupe, nous a dit combien Léonie s'y montrait tout ensemble modeste et quelque peu naïve, rieuse et un tantinet bavarde, roulant les r à la mode d'Alençon quand elle s'animait dans la conversation, par-dessus tout, bonne et serviable.

La déchéance paternelle, bien qu'acceptée, constitue le souci prévalent. La jeune fille s'en ouvre à Céline, demeurée quelques jours au foyer de Jeanne La Néele. « Le bon Dieu veut peut-être prolonger encore notre épreuve, je suis portée à le croire ; le mieux pour nous est de nous blottir dans le Coeur de Jésus et de nous en remettre à lui pour tout ce qui nous regarde. Là, uniquement, nous reprendrons courage pour supporter les douleurs de la vie qui, certes, ne nous font pas défaut. Mais ne nous plaignons pas, nous sommes plus que les amies de Jésus, nous sommes ses épouses de désir. Au Ciel, nous verrons notre père chéri, si humilié ici-bas, comblé de gloire pour l'éternité ! Soyons sa couronne, rendons-nous dignes d'un tel père ! »

Les fêtes du deuxième centenaire de la mort de la bienheureuse Marguerite-Marie – elle n'était pas encore canonisée – poussèrent Céline et Léonie à se rendre à Paray-le-Monial. La première eût souhaité voyager privément et goûter, en dehors des foules, le charme tout intérieur de la chapelle des Apparitions. Finalement, elles participèrent, avec le chanoine Domin et quelques amies de Caen, au pèlerinage des diocèses de Bayeux et Coutances, qui se mit en marche le 8 octobre 1890, sous la présidence de Mgr Germain, évêque de la Manche. Thérèse fait dire à Léonie sa certitude qu'elle recevra là-bas bien des grâces. On devine toutefois, dans la lettre qu'elle adresse à Céline, que le caractère massif de réparation donné alors à ce genre de manifestation ne correspond pas à son génie personnel : « Tu sais, moi, je ne vois pas le Sacré-Coeur comme tout le monde. Je pense que le Coeur de mon Epoux est à moi seule, comme le mien est à Lui seul et je lui parle alors dans la solitude de ce délicieux coeur à coeur, en attendant de le contempler un jour face à face ».

Thérèse dut être contente quand Léonie lui remit le texte de la méditation faite, le 15 octobre, par le P. Tissot, supérieur général des Missionnaires de saint François de Sales d'Annecy. Ces pensées allaient tellement dans le sens de sa spiritualité naissante ! Qu'on en juge plutôt : « Pourquoi te rappeler ce que j'ai oublié ? » demande Notre-Seigneur à une âme qui remue sempiternellement tout son passé. « Non, non, ne mesurez point le Coeur de Jésus... Jetez en lui cette faiblesse. A peine est-elle dans cette fournaise ardente qu'elle est déjà consumée... Songez-y, la mesure de votre confiance, c'est-à-dire de votre amour, sera la mesure de l'amour de Dieu pour votre âme... » Suit l'allégorie, d'un accent préthérésien, et, à vrai dire, salésien, qui met en scène une mère et ses deux jeunes enfants : l'un qui enlace le cou maternel et se livre à ses embrassements, l'autre qui se raidit, pleure et résiste. Et pourtant, n'ont-ils pas besoin tous les deux d'être totalement pris en charge ? « Ah ! je vous en prie, laissez-vous donc porter ! » Ces réflexions semblent avoir touché délicieusement le coeur de Léonie, car on les retrouvera, intégralement copiées par elle, dans les quelques pauvres papiers qui formaient à sa mort tout le trésor de sa cellule. Encore trop obsédée par les difficultés d'antan, et comme marquée d'un complexe de culpabilité, tout ce qui éveillait la confiance avait écho dans son âme.

A cette époque, Thérèse n'exerçait pas sur elle le prestige et l'autorité que lui vaudront bientôt son étonnante maturité. Elle s'effaçait devant ses aînées. Léonie le fera observer au Procès. « Quand je venais voir mes soeurs au parloir, je constatais que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus se montrait particulièrement humble et discrète, laissant volontiers la parole aux autres. Elle était aussi d'une régularité très exacte, se retirant la première lorsque le sablier indiquait que le temps concédé pour le parloir était passé. » – « Même au parloir, son humilité la tenait petite et cachée. Volontiers elle restait silencieuse quand mes autres soeurs étaient là, et cette profonde humilité de la Servante de Dieu était d'autant plus remarquable qu'elle possédait à un haut degré tous les dons de l'esprit et du coeur. »

Le plus grand rêve de Léonie et de Céline était de reprendre, pour le soigner elles-mêmes, le père humilié. Satisfaction leur fut donnée le 10 mai 1892. M. Guérin ramena à Lisieux le vieillard qui, les deux jambes entièrement paralysées, ne pouvait plus céder au désir d'évasion, et dont l'état mental était celui d'une âme en veilleuse, suffisamment consciente pour observer et réagir, dans un esprit de douceur résignée et de surnaturel abandon. Les jeunes filles s'installèrent avec leur malade rue Labbey, à proximité de la famille Guérin. En était-ce fini des échappées vers Caen ? Non, grâce à la complaisance de Céline, qui facilitait à sa soeur les évasions tant désirées. C'est ainsi qu'à la fin de juillet 1892, celle-ci fit, rue de l'Abbatiale, une retraite fermée. « Chacun prend son plaisir où il le trouve, écrivait cette fine mouche de Céline à Mme La Néele ; moi, je le trouve à La Musse, Léonie, à la Visitation. » La douce Mme Guérin en fut quelque peu contrariée ; et, plus tard, Céline elle-même dut rassurer sa pauvre soeur, qui se reprochait de l'avoir parfois laissée seule avec son père, pour courir à ses pieuses amours. Il devenait de plus en plus évident que l'obstinée Léonie tenterait tôt ou tard une nouvelle expérience claustrale.

Échec et sainteté

Céline eût voulu que sa soeur, pour réaliser son projet, attendît la mort de M. Martin, dont les forces déclinaient visiblement. La Supérieure de Caen insistait, au contraire, pour que Léonie ne différât pas davantage. La jeune fille passa outre aux objurgations de la famille. Le 24 juin 1893, à l'âge de trente ans, elle commençait, rue de l'Abbatiale, une retraite qui, le 6 juillet, lui ouvrit l'accès du postulat. Les bâtiments étaient de plus en plus vétustés, étroits et mal aérés au point que le chanoine Goudier, vicaire capitulaire, avait jeté un cri d'alarme, au nom d'un argument dont on appréciera l'originalité : « La santé des jeunes d'aujourd'hui, qui n'est plus celle des générations précédentes ». Les travaux de restauration avaient commencé par la chapelle, entièrement reconstruite, et qui serait consacrée le 17 octobre 1893.Dans la maison quittée par elle, il y a cinq ans et demi, Léonie retrouvait la même ferveur, la même charité, mais aussi la même observance sans faille qui l'avait jadis terrassée. L'autorité était aux mains de son ancienne Directrice de Noviciat, Mère Marie de Sales Lefrançois. La formation des débutantes venait d'être confiée à Soeur Jeanne-Françoise Le Roy, qui n'avait que trois ans de Profession. Celle-ci, très défiante d'elle-même et, de surcroît, timide, n'aurait pas le crédit nécessaire pour tempérer les exigences de la trop zélée Supérieure. Quand, à la Pentecôte de 1894, les élections de la Communauté les amèneront à échanger leurs charges respectives, l'équilibre ne sera pas pour autant rétabli. La tendance au rigorisme continuera de l'emporter.Léonie n'en prend pas moins courageusement le départ. Le 13 juillet, elle écrivait à Céline : « La vie que j'ai embrassée avec tant d'amour est une vie de croix et d'immolations continuelles, mais elle ne cesse pas pour cela d'être bien douce et de me convenir tout à fait bien. J'ai dit au Coeur de Jésus que j'aime tant que je lui donnais toute ma bonne volonté, mais qu'il devait faire le reste. Alors, pendant tout le temps de ma vie religieuse, je m'appliquerai à étudier ce divin Coeur ». Pour avoir tant de fois touché du doigt son impuissance, elle s'enfonce de plus en plus dans la conscience de son néant. Elle inaugure, après toute une série d'échecs, cette cure d'humilité qui conditionne son salut et sera plus tard sa sainteté.Par là, elle se met au diapason de sa benjamine et peut entrer progressivement dans son sillage. En cette année 1893, Thérèse, devenue depuis peu maîtresse auxiliaire du noviciat, est déjà en possession des éléments premiers qui constitueront sa spiritualité ; elle a découvert dans l'Ecriture les idées-forces qui sous-tendront sa « petite doctrine ». Le thème de l'enfance peuple de plus en plus sa correspondance avec Céline. Progressivement, elle prend autorité, elle se sent une mission, elle a quelque chose à faire passer. Aussi la verrons-nous intervenir adroitement auprès de Léonie et l'inciter tout ensemble à aimer sa faiblesse, ce qui correspondait aux attraits de son coeur, et à cultiver l'énergie dans le sacrifice, ce qui remédierait à une déficience notoire. Les onze lettres expédiées au cours de cette période ont heureusement été conservées. Sans doute apparut-il aux Supérieures qu'elles ne pouvaient que confirmer dans sa vocation une âme de bonne volonté, docile, généreuse, mais vite essoufflée.« Tu vois la part que je prends à ta joie, dit la missive du 13 août 1893 ; je sais qu'elle est bien grande, mais aussi que les sacrifices ne manquent pas de l'accompagner ; sans eux la vie religieuse serait- elle méritoire ? Non, n'est-ce pas, ce sont, au contraire, les petites croix qui sont toute notre joie, elles sont plus ordinaires que les grandes et préparent le coeur à les recevoir quand c'est la volonté de notre bon Maître. » La réponse, datée du 27 août, est pleine de confiance : « Tu me compares à la petite colombe de l'arche ; j'y ai pensé bien des fois, car, en effet, c'est mon histoire. Je me compare aussi à l'enfant prodigue ; je suis revenue de nouveau me jeter non seulement dans les bras du bon Dieu, mais encore et surtout dans son divin Coeur. Je suis parfaitement heureuse...»Thérèse exploite la comparaison qu'elle vient de cueillir pendant la retraite de Communauté prêchée par le P. Lemonnier, supérieur des Missionnaires de la Délivrande : les chênes de la campagne, librement déployés, qui poussent leurs branches de façon anarchique, en toutes directions, sans prendre de l'altitude, cependant qu'en forêt, comprimés de toutes parts, ils grimpent droit en hauteur. « Dans la vie religieuse, l'âme comme le jeune chêne se trouve pressée de tous côtés par sa règle, tous ses mouvements sont gênés, contrariés par les arbres de la forêt... Mais elle a du jour quand elle regarde le Ciel, là seulement elle peut reposer sa vue, jamais de ce côté elle ne doit craindre de trop monter... »La lettre de fin d'année annonce avec satisfaction qu'on lit au réfectoire du Carmel la vie de sainte Jeanne de Chantai. A travers les formules finales, on découvre tout l'horizon de l'âme thérésienne : « N'oublie pas de prier pour moi pendant le mois du cher petit Jésus, demande -lui que je reste toujours petite, toute petite!... Je lui ferai pour toi la même prière, car je connais tes désirs et je sais que l'humilité est ta vertu préférée ».Les efforts de Léonie semblent enfin couronnés de succès. Après une brève prolongation de trois mois, son postulat débouche sur la Prise d'Habit. Elle avait jadis envisagé une cérémonie tout intime et sans autres témoins que ses soeurs en religion. La fête du 6 avril 1894 fut au contraire des plus solennelles, présidée par l'Evêque de Bayeux, Mgr Hugonin, en présence de Céline et des parents Guérin. En souvenir de la tante du Mans qui avait prédit sa vocation, et de la petite Reine qui prenait de plus en plus de place dans son coeur, la jeune religieuse reçut le nom de Soeur Thérèse-Dosithée.Au mois de mai, Mère Marie de Sales Lefrançois assumait la direction du noviciat. Léonie avait pour elle une affection sensible, qui demandait à être quelque peu mortifiée. D'où sans doute un régime de sévérité qui lui parut cruel. Céline ne cachait pas son indignation en apprenant que sa soeur n'avait même pas connaissance des cadeaux envoyés à son intention, encore que destinés à la Communauté.Dans le livre des Chroniques du Monastère de Caen, la notice consacrée à Mère Lefrançois loue « son esprit de sagesse, de dévouement, son zèle pour l'observance ». Un passage toutefois donne à penser que son système d'éducation manquait peut-être de souplesse : « La croix, sa compagne inséparable, l'attendait dans ses fonctions de directrice. Elle ne l'avait pas vainement entrevue et acceptée en disant : humiliations, insuccès, bénissez le Seigneur. Tous les sujets qui se présentèrent alors durent retourner dans le monde, les uns par défaut de vocation, et l'heure de répondre à l'appel divin n'ayant pas encore sonné pour les autres. Une seule novice semblait devoir payer ses soins de retour, mais elle nous fut enlevée par une maladie de poitrine avant la fin de son noviciat ; elle prononça ses voeux sur son lit de mort ». Sous la gaze des formules perce un certain malaise.Pour la nouvelle novice, les difficultés commencent. Dès le 7 juillet 1894, un mot de Thérèse alerte Céline : « La lettre de Léonie nous inquiète beaucoup. Ah ! qu'elle sera malheureuse si elle revient dans le monde ! Mais je t'avoue que j'espère que ce n'est qu'une tentation, il faut beaucoup prier pour elle. Le bon Dieu peut bien lui donner ce qui lui manque »...Pour comble de malheur, l'eczéma se rallume. Excité par la coiffe qu'elle porte nuit et jour, il meurtrit la novice à la tête.Le décès de M. Martin, survenu le 29 juillet, sonna pour Soeur Thérèse-Dosithée comme une invitation à se raidir pour tenir coûte que coûte. Thérèse, délicatement, la poussait dans ce sens : « Je pense plus que jamais à toi depuis que notre père chéri est monté vers le Ciel. Je crois bien que tu ressens les mêmes impressions que nous. La mort de papa ne me fait pas l'effet d'une mort, mais d'une véritable vie. Je le retrouve après six ans d'absence, je le sens autour de moi, me regardant et me protégeant2...» C'est alors que, composant sa « Prière de l'enfant d'un Saint », où elle évoque, au milieu de tous les siens, le Patriarche des Buissonnets, la Carmélite consacre à Léonie cette strophe :Rappelle-toi de l'ardente prière
Que tu formas pour ta troisième enfant.
Dieu t'exauça, car elle est sur la terre,
Comme ses soeurs, un beau Lys très brillant.
La Visitation la cache aux yeux du monde,
Mais elle aime Jésus, c'est sa paix qui l'inonde.
De ses ardents désirs Et de tous ses soupirs
Rappelle-toi !....
Quand la poésie sera publiée dans l'Histoire d'une Ame, en 1898, Léonie ayant alors quitté l'Habit, Mère Agnès de Jésus modifiera comme suit le cinquième vers : « Elle voudrait aussi se séparer du monde. »Léonie reçut un nouveau choc et un nouvel encouragement quand elle apprit le prochain départ pour le cloître de Céline, libérée de ses devoirs familiaux. Elle lui confie le 28 août 1894 : «Toutes les cinq religieuses ! Les voeux de notre mère chérie sont accomplis. Ne l'avait-elle pas demandé à Dieu dans sa grande foi, et entre autres une visitandine ? Mais sa pauvre petite visitandine est bien indigne de l'être, par sa lâcheté et ses longs retards à se livrer pleinement à l'amour. Enfin, je finirai par me rendre, je l'espère... » Ce qu'elle n'écrit pas, mais qu'elle avoue à Jeanne Guérin de vive voix, c'est que la récitation de l'Office divin lui pèse et qu'elle souffre de doutes contre la Présence Réelle : phénomènes de fatigue auxquels elle est portée à attacher trop d'importance.

Thérèse est toujours là, qui la stimule en lui tenant le langage de la foi. Depuis que nous connaissons tes épreuves notre ferveur est bien grande, je t'assure, toutes nos pensées et nos prières sont pour toi. J'ai une grande confiance que ma chère petite Visitandine sortira victorieuse de toutes ses grandes épreuves et qu'elle sera un jour, une religieuse modèle. Le bon Dieu lui a déjà accordé tant de grâces ; pourrait-il l'abandonner maintenant qu'elle semble être arrivée au port ? Non, Jésus sommeille pendant que sa pauvre épouse lutte contre les flots de la tentation,

mais nous allons L'appeler si tendrement, qu'il se réveillera bientôt, commandant au vent et à la tempête, et le calme se rétablira... Petite soeur chérie, tu verras que la joie succédera à l'épreuve et que, plus tard, tu seras heureuse d'avoir souffert... »

La profession de Léonie devait normalement être fixée au premier jour convenable après le 6 avril 1895. Un sursis lui fut imposé. Elle en souffrit au point d'envisager un transfert à la Visitation du Mans, où elle espérait, le souvenir de Soeur Marie-Dosithée aidant, trouver plus de compréhension et d'indulgence. C'est Thérèse encore qui dénonce comme un piège l'idée dévastatrice. Elle allègue son propre exemple, et comment, retardée pour l'émission de ses voeux, après un temps de désolation, elle s'était ressaisie et avait considéré le délai comme un moyen d'achever sa « robe de noce ». En parlant d'elle-même, elle découvre à sa soeur, pour l'entraîner à sa suite, les paysages familiers de l'enfance spirituelle, notamment la nécessité de l'humble abandon.

« Tu te souviens peut-être qu'autrefois, j'aimais à me dire « le petit jouet de Jésus ». Maintenant encore je suis heureuse de l'être, seulement j'ai pensé que le divin Enfant avait bien d'autres âmes remplies de vertus sublimes qui se disaient « ses jouets », j'ai donc pensé qu'elles étaient ses beaux jouets et que ma pauvre âme n'était qu'un petit jouet sans valeur. Pour me consoler, je me suis dit que souvent les enfants ont plus de plaisir avec de petits jouets qu'ils peuvent laisser ou prendre, briser ou baiser à leur fantaisie, qu'avec d'autres d'une valeur plus grande qu'ils n'osent presque pas toucher. Alors je me suis réjouie d'être pauvre, j'ai désiré le devenir chaque jour davantage, afin que chaque jour Jésus prenne plus de plaisir à se jouer avec moi. »

La leçon était transparente. Thérèse – qui, en cela, est bien femme – peut ajouter : « Je t'ai fait ma direction ». C'est en réalité celle de sa soeur qu'elle vient de faire, et de la même plume qui rédige alors le Manuscrit à Mère Agnès de Jésus, le premier de son Autobiographie.

Léonie banda ses énergies pour une suprême étape, mais la résistance physique était à bout, et, avec elle le ressort moral. Le 18 juillet 1895, M. Guérin adjurait sa nièce de tenter encore un essai de trois mois. « C'est une pauvre nature, incapable de réagir », écrivait-il à Mère Agnès. Deux jours plus tard, il allait rechercher Léonie, qui rendait les armes, comme l'avait fait un an plus tôt, une de ses amies de Caen, et pour les mêmes raisons. Il montra en cette occasion toute sa grandeur d'âme, se portant aussitôt au Carmel pour expliquer la situation et réconforter les coeurs, accueillant avec bonté à son foyer celle que guettait la dépression nerveuse. Marie Guérin s'employait de son côté à égayer sa cousine et l'escortait au parloir de la rue de Livarot, où la pauvrette, parmi ses larmes, put à peine placer un mot. L'émotion de Léonie se raviva, le 15 août de la même année, quand elle embrassa pour la dernière fois sa compagne, à la porte de clôture du Carmel, et, plus encore, le 17 mars 1896, où elle assista, le matin, à la Prise de Voile de Céline, l'après-midi, à la Vêture de Marie Guérin, et cela en présence de Mgr Hugonin, le même qui, un an plus tôt, avait présidé sa propre Prise d'Habit. Elle se retrouvait seule, chez son oncle, avec ses regrets, malgré tout traversés d'espoir, car, sa faiblesse allant de pair avec un certain entêtement, elle songeait encore et quand même à reprendre un jour le chemin du Monastère, où son second passage n'avait laissé que de profondes sympathies.

Pour l'heure, Léonie organise sa vie à Lisieux et, dans un style à peine différent, au château de La Musse où elle se rend l'été. La solitude garde tous ses attraits. C'est sans enthousiasme qu'elle se mêle aux réceptions auxquelles M. Guérin se prête volontiers. Elle ne peut fuir les hôtes nombreux qui défilent, à la belle saison, notamment quand Francis La Néele anime la ronde, organisant parties de barques, tir au pistolet, exercices d'équitation, courses dans les sentiers de la forêt, mais elle s'autorise de ses fréquentes migraines pour justifier ses goûts de recluse. De ses insuccès répétés, elle garde un penchant à la tristesse et une certaine tendance au scrupule. Mme Guérin, qui est la douceur et la bonté personnifiées, M. Guérin, qui considère ses nièces comme ses propres enfants, s'ingénient l'un et l'autre à réconforter, à distraire, à arracher à ses rêveries morbides, celle qui est désormais leur seule compagnie permanente.

La correspondance avec le Carmel, les entretiens au parloir, servent à la jeune fille d'exutoire. En avril pour la Saint-Léon, Thérèse lui adresse ses voeux. Elle y met plus d'affection que jamais : « Je ne puis te dire tout ce que mon coeur renferme de pensées profondes qui se rapportent à toi ; la seule chose que je veux te répéter est celle-ci : je t'aime mille fois plus tendrement que ne s'aiment des soeurs ordinaires, puisque je puis t'aimer avec le Coeur de notre céleste Epoux ».

Thérèse est entrée depuis un an dans la phase de plein épanouissement de son génie religieux. Le 9 juin 1895, elle avait eu l'inspiration de l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux. Elle rédigeait alors le récit de ses souvenirs pour Mère Agnès. Elle sera bientôt aux prises avec le triple martyre du corps, de l'esprit et du coeur. A ses novices, à ses frères spirituels, dans ses derniers écrits, elle est appelée à livrer ses ultimes enseignements. Qui sait si elle n'en vînt pas à penser que Léonie elle-même n'était rendue pour un temps à la vie séculière que pour qu'elle puisse librement modeler son âme dans le sens de la Voie d'enfance ? Les différences d'âge désormais ne comptent plus. Thérèse parle « comme ayant autorité », et Léonie, parfaitement consciente de la supériorité de sa benjamine, se place humblement sous sa conduite. Qu'on en juge par cette lettre envoyée de La Musse, le er juillet 1896, et où l'on retrouve, avec le sens de l'éternité, si caractéristique de la famille Martin, les aveux et les élans d'une âme tremblante qui appelle au secours.

« Si tu savais comme toujours je pense à toi, et ton souvenir m'est si doux, il me rapproche de Dieu et je comprends ton désir d'aller le voir bientôt pour te perdre éternellement en Lui : moi aussi je le désire comme toi, j'aime à entendre parler de la mort et je ne comprends pas les personnes qui aiment cette vie de souffrance et de mort continuelle. Pour toi, ma chérie, tu es prête à aller voir le bon Dieu, sûrement tu sera bien reçue ; mais moi, hélas ! j'arriverai les mains vides et pourtant j'ai la témérité de ne pas avoir peur, comprends-tu cela ? c'est incroyable ; je le sais et j'en conviens, mais je ne puis m'en empêcher...

« Quand tu m'écriras,... parle-moi du bon Dieu et de tout ce qui peut me faire avancer dans la vertu, il n'y a que cela qui me fait plaisir et que j'attends du Carmel bien-aimé. Si tu savais comme il faut que je sois aidée pour ne pas me laisser aller aux plaisirs et vanités du monde, car malgré toute la bonne volonté possible, on s'y laisse insensiblement entraîner et si on n'y trouve pas la mort, du moins la piété et l'amour pur pour Jésus y est bien altéré ; on n'a plus à offrir à ce cher Bien- Aimé que des fleurs fanées ; moi-même, combien ne lui en ai-je pas offert bien des fois. Soeur chérie, tu m'empêcheras, n'est-ce pas ? de recommencer ; je suis si faible ; tu sais que je compte sur toi.

« Que je suis heureuse de ne pas aller à la noce Maudelonde, merci ! merci ! de ce que vous savez toujours arrêter votre petit cheval échappé... Je t'en prie, demande tout particulièrement au bon Dieu qu'il me délivre de mes scrupules ; toujours repliée sur moi-même, cela me fait horriblement de mal et me retarde certainement dans la perfection : sois sûre que je mets le doigt bien sur la plaie pour te la montrer. »

Même écho, le 9 juillet, dans une missive destinée à Céline : « Plus que vingt jours à passer à La Musse, je n'en suis pas fâchée, bien que je m'y sois fait la même vie qu'à Lisieux. De plus en plus, je vois le néant de tout ce qui passe et cela me fait du bien et me détache petit à petit, mais j'ai toujours ce fond de tristesse que je ne peux surmonter complètement. Tout en me sentant pour le moment là où Dieu me veut, je souffre, et même beaucoup, mon exil me paraît long... Jésus tout seul en connaît le prix ».

Thérèse prend appui sur ces deux lettres, au ton si personnel, pour envoyer à sa soeur, le dimanche 12 juillet 1896, un des plus beaux exposés qu'elle ait faits de sa « petite doctrine ». Citons-le presque intégralement, car Léonie se pénétrera jusqu'à la moelle de ces sereines et fortes pensées.

« Je t'assure que le bon Dieu est bien meilleur que tu crois. Il se contente d'un regard, d'un soupir d'amour... Pour moi, je trouve la perfection bien facile à pratiquer parce que j'ai compris qu'il n'y a qu'à prendre Jésus par le coeur. Regarde un petit enfant qui vient de fâcher sa mère, en se mettant en colère ou bien en lui désobéissant, s'il se cache dans un coin avec un air boudeur et qu'il crie dans la crainte d'être puni, sa maman ne lui pardonnera certainement pas sa faute ; mais s'il vient lui tendre ses petits bras en souriant et disant : « Embrasse-moi, je ne recommencerai plus », est-ce que sa mère ne le pressera pas aussitôt sur son coeur avec tendresse, oubliant tout ce qu'il a fait ?... »

Thérèse désigne aussi le grand large de l'apostolat à celle qui avait alors tendance à se recroqueviller sur elle-même. Avec la même clairvoyance, celle d'une maîtresse des novices habituée à fixer la ligne d'ensemble à partir des menus détails, elle taquine Léonie sur sa coquetterie vestimentaire. L'autre plaidait gauchement pour la robe trop soignée ou le corsage trop élégant : « Tu vas tout de même bien me laisser cela ! » Mais la Carmélite voyait plus loin ; elle parlait au nom de la sainte jalousie de Celui qui, elle le sentait bien, voulait tout à lui le coeur de sa soeur. L'intéressée, au fond, ne s'y trompait guère : « Au parloir, Thérèse m'encourageait à la persévérance et me détournait des moindres mondanités. Elle disait qu'ayant revêtu l'habit religieux, même transitoirement, je ne devais me permettre aucune recherche de vanité dans ma toilette ; d'ailleurs... elle gardait l'espoir, qui s'est réalisé, de ma consécration définitive dans l'Ordre de la Visitation ».

C'est au parloir encore que, servant de trait d'union entre ses soeurs et la famille Guérin, notre héroïne interrogeait anxieusement sur l'évolution de la maladie de Thérèse. Les flux et les reflux d'une tuberculose pulmonaire, alors médicalement mal discernée et combattue avec les médiocres moyens de l'époque, la déconcertaient quelque peu. Elle s'associa, en novembre 1896, à la neuvaine à Théophane Vénard, qui, loin d'aboutir à la guérison, fut suivie de crises redoublées.

Le 2 juin 1897, Léonie assista à la Prise de Voile de sa cousine Marie Guérin, devenue Soeur Marie de l'Eucharistie. Cette journée fut pour elle toute baignée de mélancolie. Thérèse s'était montrée au parloir tellement pâle et défaite, comme marquée déjà du signe de la mort, que la nuit même, Mère Agnès de Jésus demanderait à la Prieure de solliciter d'elle qu'elle achève la rédaction de ses souvenirs autobiographiques. La jeune Sainte perçut-elle, à travers les grilles, et jusque dans son silence, l'immense détresse de Léonie ? Le lendemain même, elle lui envoyait une image au verso de laquelle elle avait écrit : « Chère petite soeur, qu'il m'est doux de penser qu'un jour nous suivrons ensemble l'Agneau pendant toute l'éternité ! » Ces lignes réveillèrent la nostalgie du cloître dans l'âme de la jeune fille, qui découragée de son triple échec, songeait pour lors à s'orienter vers la vie séculière.

Le 5 juin, famille et Carmel unissaient leurs suffrages, dans une ardente neuvaine à Notre-Dame des Victoires, pour arracher au ciel la guérison de Thérèse. La réponse ne fut guère encourageante. Tout faisait prévoir un dénouement fatal. Léonie, qui partait pour La Musse le 2 juillet, tint à saluer la malade. « Son visage me parut alors comme diaphane et céleste » témoignera-t-elle plus tard. Pressentant qu'elle ne la reverrait plus vivante, elle éclata en sanglots. Il fallut que Thérèse elle-même s'employât à la consoler, lui montrant qu'une telle perspective ne devait pas être un sujet de tristesse. Un billet, écrit d'une main ferme, devait ensuite remercier sa soeur de toutes ses gentillesses et lui promettre, à toutes ses intentions, la communion du lendemain.

En pareille conjoncture, la vie de château parut plus pesante que jamais à Léonie, malgré la présence de l'aumônier du Carmel, l'abbé Youf, invité à se reposer quelques jours à La Musse. Il est vrai que ce prêtre était à bout de souffle – il devait mourir le 8 octobre – et que son humeur vite assombrie n'était pas idéale pour remonter le moral. Madame Guérin elle-même était souffrante, ce qui prolongera le séjour au-delà de la date prévue.

Avec quelle avidité guette-t-on les bulletins de santé venus de Lisieux ! Marie Guérin annonce que, le 8 juillet, le docteur de Cornière diagnostiquant une congestion pulmonaire d'une extrême gravité, Thérèse a été installée à l'infirmerie, au rez-de-chaussée. Elle garde sourire et sang-froid. « Je serai encore plus avec vous qu'avant, disait-elle, je ne vous quitterai pas, c'est moi qui veillerai sur mon oncle, sur ma tante, sur ma petite Léonie, sur tous enfin2... »

Le 16, Mère Agnès de Jésus écrit qu'ayant parlé à la malade des délices éternelles, elle en a reçu cette réponse : « Ce soir, j'entendais de loin, du côté de la gare, une belle musique et je pensais que bientôt j'allais entendre de plus suaves harmonies, mais ce sentiment de joie n'a été que passager. Depuis longtemps, d'ailleurs, je ne sais plus ce que c'est qu'une joie vive et ce m'est impossible de me faire une fête de jouir ; ce n'est pas cela qui m'attire, je ne puis pas penser beaucoup à mon bonheur, je pense seulement à l'Amour que je recevrai et à celui que je pourrai donner ».

Léonie copie à son usage ce document adressé aux habitants de La Musse. Il fera partie des textes-clefs qu'elle méditera toute sa vie. Elle-même porte vaillamment le choc des nouvelles alarmantes. Les témoignages de ses proches la montrent prompte aux larmes, mais résignée, raisonnable, courageuse. Un billet de Thérèse, en date du 17 juillet, lui rappelle le but unique : « Faire plaisir à Jésus, t'unir plus intimement à Lui. Tu veux qu'au Ciel je prie pour toi le Sacré-Coeur, sois sûre que je n'oublierai pas de lui faire tes commissions et de réclamer tout ce qui te sera nécessaire pour devenir une grande sainte. A Dieu, ma soeur chérie, je voudrais que la pensée de mon entrée au Ciel te remplisse d'allégresse, puisque je pourrai t'aimer encore davantage ».

Léonie en vient, comme les Carmélites elles-mêmes, à souhaiter que l'événement se précipite, pour abréger les souffrances raffinées de Thérèse. Le 18, elle écrit à Céline : « ...ce sera un ange de plus pour nous dans ce beau ciel qu'elle nous aidera à gagner. J'envie son bonheur et je ne peux pas demander à Dieu sa guérison, je trouve que ce serait aimer ma petite soeur pour moi, en allant contre la volonté du bon Dieu...» Mais elle aspire à conserver quelque relique. « Si tu pouvais mettre tout ce qu'elle dit par écrit, que ce serait consolant pour moi d'avoir tout cela, car je n'ai pas comme vous, petites soeurs si aimées, le bonheur d'être auprès de ma soeur chérie, mais je n'en suis pas digne non plus, et peut-être serais-je moins courageuse que vous. Jésus fait bien de m'imposer ce sacrifice. » Ce voeu si humblement exprimé était déjà en voie de réalisation. Mère Agnès de Jésus et Soeur Geneviève de la Sainte Face, penchées au chevet de la mourante, recueillaient fidèlement ses ultimes confidences.

Le 30 juillet au soir, à la suite de terribles hémorragies, et sur le conseil du médecin, le sacrement de l'Extrême-Onction est administré à Thérèse. Léonie se nourrit des pensées de la foi. « Mon âme et mon coeur, écrit-elle à Céline, sont sans cesse avec vous près du lit de notre ange tant aimé, attendant dans l'angoisse, mais résignée tout à la fois, le moment de son départ pour la Patrie1. » Thérèse, il est vrai, fait la morale à son entourage. « Pourquoi avez- vous tant de peine que je m'en aille ? Alors, moi, je devrais en avoir beaucoup de vous quitter. Si je pensais vous quitter, j'en aurais, mais puisque je vous dis que je serai plus près de vous sans mon corps qu'avec mon corps !»

Léonie recueille pieusement le mystérieux propos de la malade à sa soeur Céline : « Vous vous rappelez bien les deux petits oiseaux bleus que je vous avais achetés au Havre ; jamais ils n'avaient chanté. Aussitôt que le premier est mort, l'autre s'est mis à gazouiller, il a chanté son plus doux chant puis il est mort aussi ». Ah ! si elle pouvait, comme Thérèse, entonner le cantique de l'Amour et mourir à elle-même !

La jeune fille s'ingéniait à procurer à la patiente toutes sortes de gâteries. Comment, à ce propos, ne pas citer le passage d'une lettre de Soeur Geneviève : « Voici ce que ma petite malade, Thérèse, me dit à l'instant : « J'aurais bien envie de quelque chose, mais il n'y a que ma tante ou Léonie qui pourraient me le donner. Puisque je mange maintenant, je voudrais bien un petit gâteau au chocolat. C'est mou dedans ». Alors je lui cite une bouchée au chocolat. – « Oh ! non, c'est bien meilleur, c'est long, étroit, je crois que c'est ce qu'on nommait un éclair »... Mais un seul, dit-elle. »

Le 6 août, les estivants de La Musse regagnèrent Lisieux. M. Guérin, en proie à des accès de goutte, se rendit à Vichy pour sa cure annuelle, accompagné de son épouse. Léonie devait partir pour Lourdes avec le ménage La Néele dans le Pèlerinage national, mais Francis, pour plus de sûreté, sollicita de pouvoir juger par lui-même de l'état de sa cousine. En l'absence du docteur traitant, cette permission lui fut accordée le 17 août. Une lettre à M. Guérin rend compte de cette entrevue, qui dura une demi-heure. « Aussitôt introduit, quelle faveur ! J'ai embrassé notre petite malade au front pour vous et maman et toute la famille. J'ai demandé la permission pour la forme, à la Mère Prieure, et sans attendre la réponse que la règle défendait peut-être, j'ai pris ce qui vous était dû. Quelle figure céleste ! Quel ange au radieux sourire ! C'est ému jusqu'aux larmes que je lui parlais en tenant ses mains diaphanes toutes brûlantes de fièvre. Après l'avoir auscultée, je la fis asseoir sur ses oreillers. « Vais-je bientôt aller voir le bon Dieu, me dit-elle ! – Pas encore, ma chère petite soeur, le bon Dieu veut vous faire attendre encore quelques semaines pour que votre couronne soit plus belle au ciel. – Oh ! non, je n'y pense pas, c'est pour sauver des âmes que je veux souffrir encore. – Oui, c'est bien vrai, mais en sauvant des âmes, vous monterez plus haut dans le Ciel, plus près de Dieu. » La réponse fut un sourire qui illumina sa figure comme si le Ciel s'ouvrait devant ses yeux et l'inondait de sa divine clarté. »

Le diagnostic était sans rémission : tuberculose au dernier degré, mais l'évolution atrocement lente autorisait le pèlerinage envisagé. Il fut mené rondement et consacré surtout à intercéder pour la « petite Reine ». Dès le retour, Léonie se précipite au Carmel, avec sa bonbonne d'eau de Lourdes. C'est pour constater que le martyre de Thérèse s'aggrave de jour en jour. Elle ne peut que prier et offrir pour la malade ces menus cadeaux par où s'exprime et se soulage la tendresse qui souffre de sa propre impuissance. Elle apporte une bourriche pleine de bonbons. Le 8 septembre, c'est une boîte à musique, dont les airs, quoique profanes, sont si doux que Thérèse les écoute avec attendrissement. Se voyant si choyée, elle pleure de reconnaissance : « C'est à cause des délicatesses du bon Dieu à mon égard ; à l'extérieur, j'en suis comblée, et pourtant, à l'intérieur, je suis toujours dans l'épreuve... mais aussi dans la paix ! »

Il serait trop long de retracer ici ces interminables semaines où l'on attend à chaque instant l'issue d'abord redoutée et bientôt convoitée, tant chaque jour qui passe se solde par un surcroît de tortures. Vers la fin de septembre, Léonie se rendit à Caen pour soigner sa cousine Jeanne, sujette à de pénibles malaises. Elle se trouvait toutefois à Lisieux, le 30 septembre au soir, avec M. et Mme Guérin, priant dans la chapelle du Carmel pendant l'agonie de Thérèse. C'est là qu'ils reçurent ce mot hâtivement griffonné par Mère Agnès de Jésus : « Notre Ange est au Ciel, elle a rendu le dernier soupir à sept heures, en pressant son Crucifix sur son coeur et disant : Oh ! je vous aime ! Elle venait de lever les yeux au Ciel. Que voyait-elle ? »

Dès le lendemain, toutes mesures furent prises pour que les fidèles puissent défiler devant la dépouille funèbre. Léonie fera part, au Procès, de ses impressions : « J'ai vu le corps de la Servante de Dieu exposé à la grille du Choeur. Son visage me parut d'une beauté extraordinaire et tel que je ne l'ai jamais vu chez aucune morte. Je serais bien restée à la contempler, mais l'affluence des fidèles qui venaient voir son corps et prier m'en empêcha. Il y avait du monde plein la chapelle, dans le sanctuaire et sur les marches de l'autel. Il en vient certainement beaucoup moins à la mort des autres carmélites. J'entendais derrière moi : ‘ Comme elle est belle ! On a peine à prier pour elle, on se sent forcé de l'invoquer elle-même ».

Le nom de Léonie figura en tête du faire-part qui annonçait à la famille et aux amis le décès de Thérèse. En l'absence de M. Guérin, malade, elle conduisit le deuil, le lundi 4 octobre 1897.

La jeune fille va reprendre, plus solitaire que jamais, sa vie quasi monacale en plein monde. Elle entretient pieusement la mémoire de sa soeur disparue. Un don généreux fait au Carmel, pauvre jusqu'à manquer parfois du nécessaire, lui permet d'acquérir et peut-être de sauver, des vêtements portés par Thérèse: sa dernière robe, son manteau, ses voiles et une paire de sandales, (alpargates comme on les nomme). Incomparablement plus précieux est pour elle l'exemplaire qu'on lui lègue de l'Imitation de Jésus-Christ qui ne quittait jamais Thérèse. Quant à son héritage moral, on peut dire qu'elle en vit. Chaque visite à la tombe est comme un pèlerinage aux sources. Lorsque l'Histoire d'une Ame sera publiée, au premier anniversaire de la mort, elle dévorera ces

pages qui lui révéleront sous un jour fulgurant la physionomie aimée dont le rayonnement l'avait sauvée d'elle-même aux heures difficiles. Ce sera désormais son livre de chevet. Elle ne cessera d'en pénétrer les mystérieuses profondeurs. Elle sent en même temps s'exercer sur tout son être comme une emprise indéfinissable qui l'achemine au don total. Thérèse n'avait-elle pas dit à son sujet, dans un entretien avec Soeur Marie du Sacré-Coeur : « Après ma mort, je la ferai rentrer à la Visitation, et elle y persévérera. » Comme le trépas de Mme Martin avait été déterminant pour la « conversion » de Léonie, celui de Thérèse mit le sceau à sa vocation, tant il est vrai que, dans une famille de cette qualité, les vivants entrent nécessairement dans la mouvance des morts.

L'entrée définitive à la Visitation

La Visitation de Caen avait fait peau neuve. Sur une démarche du confesseur, l'abbé Enault, le Monastère de Boulogne-sur-Mer lui avait envoyé trois religieuses de valeur : Soeur Jeanne-Marguerite Décar- pentry qui fut élue Supérieure en 1897, Soeur Marie- Aimée de Songnis qui lui succéda en 1903, et Soeur Louise-Henriette Vaugeois qui reçut la charge de former les jeunes. Les travaux de reconstruction furent repris avec vigueur. L'antique Abbatiale croula sous la pioche, remplacée par des bâtiments simples mais spacieux. Le noviciat, longtemps tari, ou vidé par des départs successifs, se repeuple rapidement. Plusieurs recrues, hier découragées, se présentent aussitôt, à la faveur du changement d'autorité et d'un climat plus libéral. La Communauté compte une quarantaine de moniales. La ferveur y règne. L'accent est mis sur l'esprit de famille et l'harmonie des âmes, cependant que la dévotion au Sacré-Coeur prend un magnifique essor et rayonne sur toute la région. Chaque année, au mois de juin, la chapelle accueille successivement toutes les paroisses ; les prêtres tiennent à y célébrer une de leurs premières Messes.Au cours de ses visites à Caen, Léonie Martin avait senti tout cela. Vers la fin de 1898, elle pensa le moment venu de tenter sa chance. L'abbé Enault, ami de la famille Guérin, s'entremit efficacement. La Supérieure accéda volontiers, bien qu'un troisième essai pût paraître contre-indiqué. « je la connais, dit-elle, je me suis rendu compte que c'est une âme très obéissante. » La jeune fille profita de la fête de sa tante, le 21 novembre, pour obtenir son acquiescement. Son oncle, qui l'accompagna le 28 janvier 1899, devait déclarer à l'aumônier : « Cette fois, c'est fini, je ne reviendrai plus la chercher ». Les religieuses qui la virent arriver, élégamment vêtue, portant une jaquette de velours bien pincée, purent croire qu'elle n'avait pas abdiqué les conventions mondaines. La décision de Léonie n'en était pas moins ferme. « Je sortirai d'ici, oui, mais dans mon cercueil. » Elle fut menée aussitôt devant le Saint Sacrement, puis dans sa cellule, où elle eut permission d'installer sans délai le portrait de Thérèse. Admise au postulat le 1erfévrier 1899, dès le lendemain elle écrit à ses carmélites : « Je veux grandir et rester petite tout à la fois. Voilà ma seule ambition : me cacher comme l'humble violette sous les feuilles de la parfaite soumission. » Elle se sent protégée d'En-Haut : « Je pense sans cesse à Thérèse, c'est à tout instant que je l'appelle auprès de moi. Maintenant j'ai trois anges gardiens : celui que Dieu m'a donné pour me conduire, ma petite Thérèse et ma tante Visitandine ».Léonie a avec elle cinq compagnes, dont son amie de Caen, rentrée le même jour. Dans le grenier Saint- Joseph où on leur a aménagé des alcôves, l'espace vital est mesuré, mais, le 23 octobre, l'Evêque de Bayeux, Mgr Amette, bénira les nouveaux locaux qui se prêteront mieux à la vie régulière. L'âge ne conférant pas la souplesse, la postulante de trente-six ans a fort à faire pour se plier au rythme rapide des travaux et des exercices. Elle peine à préparer l'Office de la Vierge. Elle se perd plus d'une fois au royaume des rubriques et dans les rudiments de latin qu'on lui inculque. L'Oraison lui plaît beaucoup  plus, qu'elle fait simple et paisible. Nul incident ne ride ces premiers mois, qui l'acheminent à la Prise d'Habit du 30 juin 1899. La cérémonie, présidée par le chanoine Ruel, supérieur, se déroula sans apparat, sans entrée solennelle, après que le chanoine Levasseur, ancien curé de Navarre près de La Musse, eût évoqué M. et Mme Martin, rappelé l'épisode du « Je choisis tout » et fait parler l'esprit de Thérèse en lui empruntant ses propos : « Sentir sa faiblesse est une grâce... Voilà bien le caractère de Notre-Seigneur. Il donne en Dieu, mais il veut l'humilité du coeur ». En revêtant les livrées de la Visitation, Léonie devint pour toujours Soeur Françoise-Thérèse.La voici pour un an au noviciat, toute livrée à l'étude des Constitutions et du Directoire. Les exercices spirituels prêchés à la Communauté, du 15 au 23 septembre, par le P. Le Bachelot, Jésuite, semblent l'avoir galvanisée. « Cette retraite a produit en moi tout un renouvellement. Je comprends mieux ma vocation et l'estime davantage... J'ai compris que ce n'est pas si difficile d'être saint. L'exacte observance de sa Règle suffit, mais guidée seulement par l'amour : tout est là. Plutôt être mise en pièces que d'en violer la plus petite parcelle. Ce péché n'est que véniel, soit, mais il est mortel pour mon coeur. »A cette première orientation s'ajoute un projet non moins lucide de dilection fraternelle. « Mon Dieu, faites en moi ce que vous voulez, afin d'être bonne et charitable jusqu'à l'excès, pour pratiquer, à l'exemple de ma Thérèse, votre commandement nouveau. Vous seul, agissez en moi, et par moi, je vous en supplie, dans cette difficile entreprise, car j'ai tout lieu de craindre mon extrême faiblesse qui m'a joué tant de tours. Mon Jésus, ma confiance en vous est d'autant plus grande que je me sens si petite, et la misère même. »L'aide divine serait bientôt nécessaire. En novembre, Soeur Louise-Henriette Vaugeois étant rappelée à Boulogne, la Supérieure, Soeur Jeanne-Marguerite Décarpentry, assuma elle-même la direction du noviciat. Si elle s'inspirait de la suavité salésienne, elle n'hésitait pas à employer au besoin la manière forte de Jeanne de Chantai .Femme éminente, unissant à une exquise charité une énergie virile, elle traquait sans pitié les moindres traces d'amour-propre. Les manifestations de sensibilité ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Soeur Françoise-Thérèse devint pour elle une bonne besogne ; sa formation fut menée avec vigueur, sans ménagement. Et les larmes coulèrent fréquemment, si abondantes que deux mouchoirs maniés de conserve suffisaient à peine à les éponger. Serait-ce à nouveau la crise ? Non, Thérèse veillait. Après avoir pleuré, notre novice s'inclinait et remerciait. Nulle ne l'égalait pour accepter sans sourciller, au Chapitre des coulpes du samedi, ces remarques mortifiantes qui étaient la terreur des débutantes.« Notre bonne Maîtresse ne m'épargne pas, écrit- elle à ses soeurs ; je vous assure qu'elle sait s'y prendre pour faire mourir la nature dans tous ses retranchements. Mais, loin de m'en plaindre, je suis ravie, au contraire, de cette forte direction qui conduit au pur amour, et ce n'est pas rare que je lui dise : ‘ Je vous en supplie, ne me ménagez pas, c'est la nature qui crie et se révolte, mais au fond, je suis contente et je n'ai la paix qu'à ce prix. »Quand tout grince en elle et qu'elle se sent faiblir, elle se réfugie dans ce qui constitue un des traits fondamentaux de la spiritualité des Martin : la pensée de l'au-delà. « En attendant le Ciel, il faut souffrir et, surtout, bien souffrir. Tel est le point important. Oui, je comprends que la paix véritable, en cette vie, n'est que dans l'acceptation des sacrifices que nous rencontrons à chaque pas. Après ce temps d'exil, ce sera le Ciel sans fin... Que je voudrais déjà y être ! En attendant, il faut être fortement et amoureusement attaché à la croix : de la croix au Ciel, il n'y a qu'un pas. » La communion est son réconfort. Si elle ne la reçoit plus quotidiennement comme dans le monde – il faudra attendre, pour cela, les décrets de Pie X – elle s'approche de la Table Sainte cinq fois par semaine, les deux autres jours étant réservés pour les deux confessions hebdomadaires.Quand sonna l'échéance de la profession, les suffrages de la Communauté furent des plus favorables. Madame Guérin ayant fait, le 13 février 1900, une mort de prédestinée, c'est à son oncle qu'une dépêche de Léonie, suivie d'une missive datée du 13 mai, annonce l'heureuse nouvelle de la prochaine émission de ses voeux. « Me voilà au port, quel bonheur ! La prophétie de ma sainte tante visitandine est réalisée à la lettre ; je suis et je serai une petite, oh oui ! une très petite visitandine pour l'Eternité... Maintenant je vais me préparer dans la paix la plus profonde au plus grand et plus beau jour de ma vie. Je veux être parée comme ma petite Thérèse l'était à pareil jour ; aussi comme je lui demande de m'aider ! »La Prieure de Lisieux, Mère Marie de Gonzague, également avisée, entend que la couronne et les images de profession soient faites au Carmel. En la remerciant de cette délicatesse, Soeur Françoise-Thérèse précise que la cérémonie est fixée en la fête patronale de la Visitation, le 2 juillet. Elle mentionne que l'Evêque ne sera pas présent, et ajoute humblement : « Cela m'a causé d'abord une déception. Mais qui ne verrait là encore une volonté de Dieu sur mon âme ? Notre bon et très doux Jésus veut m'épouser dans la petitesse, sans éclat et dans l'intimité ; j'en ai été frappée et cela m'a consolée ».Ecrivant le 8 juin 1900 à ses soeurs, Léonie exulte de joie : « Je vous assure que je ne me donnerai pas à Jésus à moitié. Tout ou rien ! J'aimerais mieux ne pas faire profession s'il en était autrement ». Elle tient à demander pardon pour tout le passé, notamment pour son « enfance détestable ». Les voix du Carmel lui répondent que le succès de sa vocation est un « miracle de grâce », une victoire de toute la famille. Le crucifix que Thérèse avait porté pendant toute sa vie religieuse et jusque dans la mort lui est attribué à titre viager. Sur le désir exprimé par la future professe, sa couronne est suspendue au cou de la Vierge du Sourire et bénie par ses trois carmélites.Le lundi 2 juillet, la messe fut célébrée à neuf heures par l'abbé Lepelletier, curé-doyen de Saint-Etienne, qui avait jadis, à Lisieux, connu la famille Martin. Le chanoine Levasseur y alla de son couplet d'éloquence pour célébrer le calvaire de la vie religieuse. Un violoniste, ami d'une moniale, fit entendre – autre temps, autres moeurs – plusieurs morceaux de musique sacrée avec accompagnement d'harmonium. Puis ce fut la grande prostration et l'émission des voeux perpétuels entre les mains du chanoine Ruel. En l'absence de M. Guérin et de sa fille, tous deux malades, le docteur Francis La Néele représentait la famille. Il fit part à Lisieux de ses impressions : « Léonie était transfigurée, elle était vraiment belle, il nous semblait que le Saint- Esprit reposait sur elle » .Quant à l'intéressée, une lettre aux carmélites dévoile ses sentiments. « Quel beau jour ! Rien ne pouvait me distraire du calme parfait, de la paix toute céleste dont mon âme était inondée ; jamais, jamais, je n'ai eu un tel bonheur... Comme notre tant aimée petite Thérèse, ce fut sans regret qu'au soir de ce jour du Ciel, je me vis enlever ma jolie couronne pour la déposer aux pieds du Sacré-Coeur et de la Très Sainte Vierge, car, à moi non plus, ‘ le temps n'emportera pas mon bonheur ‘, puisque je suis l'épouse d'un Dieu, et cela pour l'éternité. Le lendemain, à mon réveil, ma joie fut grande de pouvoir presser sur mon coeur la croix de ma profession, cette croix bénie qui m'a coûté si cher ! Je me disais : ‘ Cette fois, je la tiens... Rien ne peut plus me la ravir ! ‘ Cette croix dont je parle est la croix d'argent, remplie de reliques, que nous portons jour et nuit ostensiblement sur la poitrine. »Léonie Martin avait pris en son temps toutes dispositions pour qu'un grand Christ, placé au-dessus de la grille du Choeur, rappelât la mémoire de sa donation. Quant à l'image-souvenir, on y voyait, avec une photographie de Thérèse au jardin du Carmel, deux strophes qui célébraient les armes de la religieuse et sa prédestination à la gloire.

La période probatoire ne s'achevait pas avec les voeux. Pendant trois ans encore, la nouvelle professe restait tributaire du régime du noviciat, caractérisé par l'effort intensif de formation et par l'aspect parcellaire des activités. L'horaire de la journée-type trahit cet émiettement délibéré. Le voici tel qu'enregistré à l'époque : 5 h lever, 5 h 30 Oraison au Choeur, 6 h 30 Prime, 6 h 45 Messe, 7 h 30 Travail, 8 h Petites Heures, 8 h 45 Leçons de latin et de français, 10 h Repas, assorti de lectures, 10 h 45 Récréation au jardin ou en salle commune, 12 h Directives de la Supérieure, visite au Saint Sacrement, instruction au noviciat, travail personnel, 14 h Lecture au jardin ou en cellule, 14 h 30 Etude du Directoire, 15 h Vêpres, 15 h 30 Conférence sur les lectures, où chacune communique les pensées glanées en cours de route, 17 h Complies et Oraison, 18 h Repas du soir et récréation, 20 h Lecture en commun, 20 h 30 Grand silence, 20 h 45 Matines et Laudes, 21 h 30 Coucher. En hiver, tout est reculé d'une demi-heure en ce qui concerne la matinée.

On n'a pas de peine à comprendre la réflexion de Soeur Françoise-Thérèse, quelque peu essoufflée par ce rythme haletant : « Le temps n'est pas seulement coupé, il est haché ; voilà en quoi consiste le plus notre vie de renoncement, qui fait mourir Dame nature à petit feu. Tant mieux ! » On aura remarqué au passage la part, modique à nos yeux de modernes, mais très importante pour ce début de siècle, réservée à la culture religieuse, sous forme d'application individuelle, d'enseignement collectif ou d'échanges. Les emplois – qui, pour lors, n'ont pas de préoccupation lucrative – changent fréquemment de responsables : ce qui ne facilite pas le rendement, mais exerce le détachement.

Comment, à travers ce dédale, Léonie trouva-t-elle son équilibre ? Le moment est venu de la camper devant nous, en un premier portrait, telle que les anciennes de la Visitation de Caen l'ont dépeinte, avec une sympathie non exempte de clairvoyance. Elle était de taille moyenne, le visage pâle, le front plissé, les sourcils épais, la bouche large, aux dents irrégulièrement plantées, le menton vigoureux, guère jolie, mais éclairée par de profonds yeux bleus à la vue perçante, qui lui permirent, jusqu'au bout et sans fatigue, de marquer tout le linge de la Communauté. Sa santé était frêle, toujours guettée par la bronchite ou l'eczéma. Avec cela, frileuse et dormeuse au point de s'assoupir au Choeur, ce dont elle demandait pardon avec le psalmiste : « Seigneur, je suis devant vous comme une bête de somme ».

Les Supérieures disaient d'elle : « Elle n'est pas très intelligente, mais elle a le bon sens normand ». Déficiente en orthographe et en calcul, elle ne brillait pas davantage dans les joutes d'idées. Elle avait peine à lire le latin. Son jugement s'avérait juste, mais avec une réelle lenteur, et une certaine étroitesse qui la rendaient parfois obstinée dans ses points de vue. Elle avait le besoin de la perfection en toutes choses, le culte de l'ordre poussé jusqu'à la superstition, le souci méticuleux de tout ranger : d'où des retards d'exécution, des occasions d'agacement pour l'entourage et des conflits mineurs s'achevant toujours par des excuses spontanément offertes et par un aveu sans artifice : « Vous avez raison de me reprendre ; c'est vrai, je suis insupportable, et, de surcroît, inconvertissable ». Pour tous ces motifs, Soeur Françoise-Thérèse n'exerça jamais d'emploi qu'à titre d'auxiliaire, passant par toute la gamme : réfectoire, infirmerie, économat, hngerie, sacristie surtout, son lot de prédilection.

Le caractère, ouvert et droit, s'affermisait de jour en jour. La sensibilité demeurait vive, quelque peu démonstrative, sans rien d'affecté ni d'excessif. Léonie ignorait tout du genre « bonne soeur », comme de l'allure « grande dame ». Si elle avait facilement l'oeil humide, cela ne durait guère. Ainsi que le lui diront ses consoeurs, saluant sa royauté éphémère un jour d'Epiphanie, elle avait gaillardement évolué « du don des larmes à la sainte joie des enfants de Dieu ». Elle n'en était que plus sympathique, ayant compris à fond la pensée de Jeanne de Chantai, qui fermait ses monastères aux âmes mélancoliques. Sa mémoire, rompue aux plus hautes performances – elle retenait aisément les quelque deux cents pages des Constitutions et du Directoire -, la mettait en possession de tout le répertoire de M. Martin, en fait de chants, de poésies et d'anecdoctes. Elle en émaillait avec beaucoup d'à-propos les entretiens et les fêtes de Communauté, jouant agréablement de sa voix faible, mais vibrante, au timbre harmonieux. Dans les pièces et jeux scéniques, les rôles comiques constituaient son apanage tant elle y mettait de verve et de saine drôlerie. Thérèse n'eût plus reconnu la « Solitaire » aux rêveries sombres. Saint François de Sales avait passé par là : « Qu'elles ne portent point aux récréations des contenances tristes et chagrines, mais un visage gracieux et affable » (Directoire spirituel, article VIII).

On la taquinait volontiers. Elle s'y prêtait de bonne grâce, riant la première de ses maladresses à la besogne ou de ses bévues à l'Office. Ses compagnes aimaient lui resservir une certaine bouillie rose, qu'elle avait trouvé succulente au point de gratter consciencieusement le fond de la casserole. Une vigile d'Epiphanie – le seul jour où on parle à table – ayant tiré la fève, elle fut solennellement fêtée et trouva, ingénieusement disposé dans sa cellule, tout un matériel de confort et de lutte contre le froid, y compris six bouillottes, qu'elle se hâta, en plaisantant, de distribuer à la ronde.

Voici plus piquant, et qui fait mieux ressortir combien Soeur Françoise-Thérèse était la simplicité même. Le frère de son amie de Caen ayant pénétré dans la clôture à l'occasion de travaux, elles se trouvèrent l'une et l'autre en sa présence. Comme il s'avançait pour embrasser sa soeur, un ouvrier lui lança d'un ton gavroche : « Surtout ne vous trompez pas d'adresse » à quoi notre Léonie répondit, nullement gênée : « Après tout, il n'y aurait pas grand mal ». Dans les entretiens du parloir, elle servait à cette compagne de tierce, de « soeur-écoute », comme disaient les malins. Mais, trop heureuse d'avoir des nouvelles de ses proches, elle outrepassait parfois son rôle et se mêlait rondement à la conversation.

Elle était naturelle en tout, nullement guindée, et si bonne qu'on ne lui tenait pas rigueur de ses petites manies. Rendre service sans acception de personne faisait ses délices. Elle semblait ne s'y point contraindre, mais au contraire s'étonner qu'on daignât accepter son aide. C'est que, sous l'action de Thérèse et de sa Voie d'Enfance, elle tournait de plus en plus en humilité paisible le complexe d'infériorité qui l'habitait depuis toujours et qui aurait pu la paralyser. Dieu avait jeté sur elle comme un voile d'ombre, qui lui cachait ses qualités solides et ses vertus de pur métal. « Moi, je n'ai rien, disait-elle, je suis une pauvre loque. » Elle s'appelait gaiement « une petite poule mouillée », ou encore « le petit chiffon de Jésus ». Elle n'hésitait pas, dans l'auto-accusation publique des fautes externes, à souligner avec un accent de contrition profonde les motifs secrets de ses fredaines : J'ai agi par amour-propre. Nulle ne l'égalait en soumission. Elle demandait des permissions pour tout. Ses co-novices s'en étonnaient. Les Supérieures, plus avisées, relevaient la pensée d'obéissance qui se dérobait sous cette apparente pusillanimité. Léonie aimait citer l'article XXII des Constitutions : « L'humilité est l'abrégé de toute la discipline religieuse, le fondement de l'édifice spirituel, et le vrai caractère et marque infaillible des enfants de Jésus-Christ. C'est pourquoi les Soeurs auront une attention particulière à la pratique de cette vertu, faisant toutes choses en esprit de profonde, sincère et franche humilité ».

La foi vive, héritage de famille, guidait toutes les actions de notre visitandine. Elle imprégnait sa piété, qui dédaignait les fioritures, les dévotionnettes, et allait droit à l'essentiel : la Messe, l'Oraison, l'Office, les sacrements, le chapelet. Très bien douée pour la contemplation, elle se servait peu de méthodes, usait modérément de livres. L'Evangile lui suffisait, avec les écrits salésiens, sans oublier sa chère Histoire d'une Ame.

A l'appui de cette appréciation, qui, on le devine, déborde un peu la phase des débuts, citons le témoignage adressé le 12 février 1901 à Mère Agnès de Jésus par la Mère Marie-Aimée de Songnis, directrice du noviciat: « Notre chère Soeur Françoise-Thérèse est maintenant placée comme aide au réfectoire. Le travail actif de cet emploi est salutaire à sa santé, qui est vraiment bonne, et non moins peut-être à sa vie religieuse, en l'obligeant à de continuels et bien méritoires efforts pour l'exactitude et le bon emploi du temps. N'avoir pas une minute pour penser à soi, cela coupe court à bien des choses ; aussi les larmes, si fréquentes autrefois, deviennent-elles relativement rares, et sont souvent remplacées par un bon et franc rire qui jette sa note joyeuse dans les récréations. Puis, il faut le reconnaître, la pensée d'imiter sa chère petite Sainte en se dévouant pour les prêtres exerce sur notre chère Soeur Françoise-Thérèse une heureuse influence... Que de petits sacrifices, pénibles à sa nature, sont acceptés dans ce but apostolique ! »

Un mot de l'intéressée elle-même, écrit peu après la profession, confirmait cette orientation missionnaire : « Que je voudrais avoir une âme d'apôtre ! Le salut des âmes m'attire tout à fait et me stimule dans toutes mes actions. Nous ne sommes religieuses que pour cela ». L'empreinte thérésienne n'était pas qu'en surface.

Celle qui avait tant prié pour la vocation et la persévérance de Léonie ne pouvait l'oublier au sein de la gloire. Non qu'elle lui prodiguât faveurs sensibles et prodiges ; elle en fut toujours avare pour ses proches, les attirant plutôt à la rude école de la foi nue. Un geste toutefois vint attester qu'elle avait pris sa soeur en charge. Celle-ci l'évoqua au Procès apostolique : « Vers l'année 1900, en hiver, le soir, sous une impression d'ennui et de dégoût, je récitais lâchement l'Office Divin. Alors, une forme lumineuse dont je fus éblouie apparut sur notre livre d'Heures. Je n'en fus pas effrayée, bien au contraire. Après un instant, je me rendis compte que cette forme lumineuse était une main. Je crus fermement que c'était ma petite Thérèse ; je fus parfaitement consolée et ressentis une paix délicieuse. Depuis, ce phénomène ne s'est pas renouvelé. Le 30 septembre, jour anniversaire de la mort de soeur Thérèse, je sentis, à deux ou trois reprises, une odeur de roses ; il y a de cela quatre ou cinq ans ; les autres années, cette faveur ne s'est pas renouvelée ».

Si Léonie aimait parler de sa soeur, ce ne fut jamais pour en tirer gloire. « Noblesse oblige, disait-elle, je suis d'une famille de saints, il ne faut pas que je fasse tache. » Cette pensée l'arrache au repliement morbide : « Je sens que Notre-Seigneur travaille beaucoup mon âme depuis quelque temps en la détachant et lui faisant comprendre le vide, le néant de tout le créé, de tout ce qui n'est pas lui ; et je me dilate sous cette impulsion, je vois les choses de plus haut, mon coeur aspire sans cesse aux biens célestes. Je me compare à un petit oiseau toujours prêt à s'envoler. C'est bien sûr à ma petite Thérèse que je dois cette immense grâce et je compte sur sa promesse qu'elle viendra bientôt me chercher. Cette pensée est ma seule consolation et me fait triompher de tout. »

Quand elle est choisie pour soigner les malades de la Communauté, Léonie écrit à Céline : « Si tu voyais comme je suis affairée, cela t'amuserait beaucoup ; vraiment parfois, je ne me reconnais pas moi-même. Ah ! voilà tout mon secret : c'est ma Thérèse chérie qui est infirmière, et moi je ne suis que sa toute petite aide ; tu comprends si nous faisons bonne besogne, mais c'est à elle qu'en revient toute la gloire ». Céline l'invite à renouveler l'acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux, qu'elle avait fait jadis de façon temporaire.

Ce que par-dessus tout Léonie demande à sa Thérèse, c'est d'assimiler et de vivre l'essentiel de la « petite doctrine ». Dans sa cellule figure une naïve et grossière image représentant l'Enfant-Jésus tenant une grappe de raisin. Son idéal est là : se convertir et devenir enfant. A l'école de Thérèse, elle apprend d'abord l'humilité peineuse, qui se plie progressivement aux exercices actifs ou passifs destinés à mortifier l'amour-propre. Elle s'élèvera par degrés à l'humilité heureuse, à la vue paisible de cette misère qui faisait jadis sa souffrance, et qui, remâchée de façon morose, l'eût acculée à l'aigreur, au découragement, peut-être à la révolte. Avec les années, elle s'enfoncera plus avant dans le mystère de l'enfance, elle découvrira les profondeurs d'abîme de l'Amour Miséricordieux et réalisera ce qui est le point central de la pensée thérésienne, à savoir que la misère reconnue, acceptée, aimée, est un titre aux plus hautes faveurs divines parce qu'elle touche irrésistiblement l'infinie bonté de Dieu. Elle ne cessera plus de monter dans la confiance et l'abandon.

Sur cette lancée, notre moniale rejoint aisément le Père de la Visitation. Elle ne donne jamais l'impression de se trouver écartelée entre deux directions. « Ma spiritualité, confiera-t-elle plus tard, est celle de ma Thérèse, et par conséquent celle de notre Saint Fondateur. Sa doctrine et la sienne, c'est tout un. Elle est l'âme que notre grand Docteur rêvait. » Léonie Martin, si spontanée, si incapable de biaiser, n'avait donc pas à se dédoubler pour répondre à la fois aux conseils de sa soeur et aux impulsions de son bienheureux Père. Quand on lisait au réfectoire les Entretiens et l'Introduction, quand elle les reprenait en cellule, d'instinct elle se reportait à ce que lui disait sa Thérèse. Cette communauté d'esprit l'enchantait. Léonie sera tout ensemble, et d'une âme non divisée, thérésienne et salésienne.

Le dialogue entre Caen et Lisieux

Dans les institutions religieuses où l'essentiel de la vie est au-dedans, les événements extérieurs ne provoquant que des remous de surface, seul un journal intime ou, à son défaut, quelques notes de retraite, des extraits de correspondance, certains témoignages circonstanciés permettent de tenter une coupe en profondeur. Pour Soeur Françoise-Thérèse, si l'humilité où elle s'enferme décourage l'analyse, la notoriété que lui vaut la gloire thérésienne, les échanges épistolaires qu'elle entretient avec ses trois soeurs au Carmel de Lisieux, suppléent à la carence des documents personnels.

Notre Visitandine est sortie, vers la fin de 1903, de la période de formation. Elle suit désormais le cycle normal des activités communautaires. Avec une bonne volonté qui compense le défaut de sens pratique, elle vaque aux occupations subalternes qui lui sont successivement confiées. Le 1er octobre 1905, elle écrit à Mère Agnès de Jésus : « J'ai été nommée aide à l'économat. Voilà un mois que je suis dans cet emploi qui me plaît beaucoup. C'est tout à fait mon affaire de mettre de l'ordre ici et là, par toute la maison ; je me regarde comme le petit ânon du monastère et certes je trouve mon sort digne d'envie ; que de renoncements, que de pratiques connus de Jésus seul ! que d'âmes je peux sauver par ces petits riens qui sont mon humble moisson, toute petite comme moi ! Oh ! les âmes de prêtres surtout ! elles ont tout mon attrait ». Sur ce « champ de bataille », disait-elle volontiers, « la petite va manier son glaive d'amour ».

A la porterie, sa mémoire hors de pair lui sera d'un précieux secours. A la sacristie, on lui réservera les gros travaux où elle mettra toute sa piété, laissant à plus compétente qu'elle la préparation liturgique des Offices. La lingerie mobilisera maintes fois ses services. Elle s'offre volontiers pour veiller les soeurs malades. C'est ce qui lui vaudra de devenir infirmière, mais sous contrôle de l'Assistante, qui, pour alléger ses responsabilités, la remplacera aux consultations médicales. La charge se révéla très lourde, il y eut quatorze décès en six ans. Quand survint l'épidémie de bronchite grippale de 1913, une nouvelle infirmière fut nommée, de caractère très vif, dont Soeur Françoise-Thérèse demeura l'auxiliaire dévouée, quoique maniée sans ménagement. Toujours, elle restait dans l'ombre, docile et d'humeur égale.

Au cours de l'année 1905, Soeur Françoise-Thérèse eut l'insigne faveur d'approcher le P. Alexis Prou, venu prêcher un triduum à la Communauté. Ce Franciscain – on disait alors Récollet – au cours d'une retraite donnée au Carmel de Lisieux en octobre 1891, avait « compris » et « deviné » Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus « d'une façon merveilleuse ». Ce sont les expressions mêmes de Thérèse, qui ajoute : « Il me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour qui m'attiraient si fort mais sur lesquels je n'osais m'avancer... » Léonie le connaissait par l'Histoire d'une Ame. Elle l'avait déjà sûrement entretenu, car, gardien du couvent de Caen de 1898 à 1902, il était venu plus d'une fois confesser au Monastère. Avec lui, c'était une des plus belles pages de l'aventure thérésienne qui revivait aux yeux de Léonie.

A cette époque, elle avait bien besoin d'un tel réconfort, se montrant sensible à l'excès – son aînée, Marie, l'en reprenait par lettre – aux menaces de dissolution qui planaient sur la Communauté. A l'automne de 1904, en application de la loi du 1er juillet 1901 sur les Congrégations, un liquidateur connu pour son sectarisme faisait procéder au crochetage des portes, à une perquisition dans le Monastère, à l'apposition des scellés, puis à l'inventaire. On interjeta appel, suppliant le Sacré-Coeur de défendre son oeuvre. De l'avis même des juristes éminents qui prirent la cause en mains, ce furent des circonstances providentielles qui retardèrent le procès et aboutirent à un arrêt favorable de la Cour. En juillet 1905, l'affaire rebondit ; l'expulsion suivie de fermeture est prévue pour le 1er septembre. Une retraite prêchée par le Père de Causans doit préparer les coeurs pour la cruelle échéance. Nouveau coup de théâtre. Le liquidateur s'étant pourvu en cassation, il faut attendre la sentence. Celle-ci sortira le 11 février 1907, confirmant l'arrêt favorable de la Cour d'Appel. Les persécuteurs en étaient pour leurs frais.

Entre temps, pour s'assurer une position de repli, et, indépendamment de cette conjoncture, pour faire Outre-Manche une fondation vouée à étendre le culte du Sacré-Coeur, Mère Marie-Aimée de Songnis avait fait l'acquisition d'une villa à Hastings, c'est-à-dire, coïncidence curieuse, au lieu historique où Guillaume le Conquérant s'était emparé de la couronne d'Angleterre par une victoire décisive. Un groupe de quatre Visitandines s'embarqua à Dieppe, le 22 octobre 1909. Le « Petit Nid » se développa lentement, mais, en 1920, les difficultés du recrutement et les épreuves de santé amenèrent Mgr Lemonnier à demander la fermeture de la filiale anglaise, qui n'était pas encore canoniquement érigée, et le rapatriement de toutes les moniales.

A travers ces péripéties, Léonie tremble pour cette vie religieuse qu'elle a si chèrement payée. De Lisieux, où toutes les nouvelles étaient fidèlement communiquées, lui viennent des conseils pacifiants. A vrai dire, on y était passé par semblables alarmes. Grâce à l'entremise de M. Guérin, le Carmel s'était aménagé en Belgique un lieu de refuge. Mère Agnès de Jésus et Mère Marie de Gonzague purent entretenir de vive voix les soeurs de la Visitation, lors du bref séjour qu'elles firent parmi elles, le 15 avril 1903. Se rendant à Valognes, dans la Manche, pour récupérer l'argent d'un prêt dans une étude de notaire, elles descendirent en effet rue de l'Abbatiale. Admises à l'intérieur, elles y passèrent toute une journée et furent chaleureusement fêtées. Tandis que l'ancienne Prieure parcourait, non sans émoi, les lieux où s'étaient écoulées ses années de pension, Mère Agnès répondait aux multiples questions de la Communauté sur la vie et la mort de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Chaque Visitandine reçut en hommage une biographie illustrée de la Servante de Dieu.

Pendant une conversation d'une heure, Soeur Françoise-Thérèse s'ouvrit à sa soeur en direction, lui montra son carnet spirituel et sollicita ses conseils. Elle aussi adoptait Pauline pour « Petite Mère ». Celle-ci ne put réprimer son étonnement devant la simplicité et l'humilité de sa confidente. Elle avait jadis salué le miracle de sa vocation ; elle touchait maintenant du doigt celui de sa transformation intérieure. De cette communion, le courrier sera l'instrument privilégié. Tandis que Soeur Marie de la Trinité, novice et disciple de Thérèse, assure la liaison avec celle de ses soeurs qui a pris le voile à la Visitation de Caen, Léonie a affaire à trois correspondantes. Tous les mois, ainsi qu'aux anniversaires religieux et aux fêtes de saint Léon et de saint François de Sales, elle guette l'enveloppe timbrée de Lisieux, qui arrive avec une ponctualité d'horloge, au point qu'elle s'inquiète les rares fois où il y a retard. De sa Profession à 1905, elle n'a pas permission de garder ces précieux envois ; certains s'égareront par la suite. D'où pas mal de lacunes dans la collection mais le butin n'en est pas moins suggestif.

A travers cette énorme masse de documents, c'est tout un passé qui revit, laissant transparaître la physionomie d'un chacun. Chez les Martin, le style est affectif et effusif ; on a la passion du détail concret. Un graphologue ferait ses délices à comparer les écritures ; il relèverait notamment une sorte d'application enfantine chez Léonie, les caractères cursifs de Céline, ceux plus amples et taillés en lame d'épée, dûs à la plume de Mère Agnès. Marie fait figure de tempérament positif, indépendant, original, non-conformiste ; elle parle avec un certain détachement de « l'ouragan de gloire » qui enthousiasme les autres ; devant les difficultés, elle se cuirasse d'indifférence ; volontiers, elle excipe de son droit d'aînesse pour faire certains rappels à l'ordre. Pauline apparaît comme la maman vite émue et tourmentée, mais toujours consolante et si surnaturelle. Quant à Céline, c'est « l'Intrépide » laborieuse et dynamique, qui fonce droit sur l'obstacle, brandit la vérité sans fard et émaille ses textes d'affirmations tranchantes, de mots à l'emporte-pièce et de délicieuses tendresses. Léonie elle-même use d'un ton plus terne, mais qui touche par un souci constant d'auto-accusation et de fervente gratitude. Le destin et l'apothéose de Thérèse servent à ces échanges épistolaires de fond de décor ; l'enfance spirituelle en est l'âme.

Par cette voie, Soeur Françoise-Thérèse apprendra les nouvelles de famille : la maladie et la mort si sainte de sa cousine, Soeur Marie de l'Eucharistie, celle non moins édifiante du second père que fut pour elle l'oncle Guérin, les luttes électorales de Francis La Néele et son décès en 1916. L'écho lui parviendra promptement des miracles enregistrés dans la « Pluie de roses », de la dévotion des foules, des publications du Carmel, des pèlerinages des poilus au cimetière lexovien. Céline lui conte par le menu ses travaux artistiques.

Cependant, à prendre au pied de la lettre les propos de Soeur Françoise-Thérèse à ses correspondantes, on se ferait d'elle une idée par trop sombre. Elle estompe ses qualités et tourne au noir ses déficiences, elle s'appesantit sur son passé, elle relève impitoyablement ses accès de tristesse, ses phases de découragement. Pour un peu, on la croirait morne et larmoyante, avide d'affection et de consolations, proie offerte à la neurasthénie, alors que les Supérieures successives, les Mères Marie-Aimée de Songnis, Jeanne-Marguerite Décarpentry et Marie-Thérèse de Colomby, ont rendu hommage à sa vaillance, et que celles qui lui survivent et qui furent les témoins édifiés de sa vie claustrale, soulignent à l'envi sa belle humeur, sa bonté jamais démentie et l'aisance avec laquelle elle participait aux exercices communautaires. Les Carmélites furent-elles dupes des aveux de leur soeur ? Se laissèrent-elles prendre au pieux manège de son humilité ? On les voit en tout cas empressées à détendre et à épanouir leur Visitandine : ce qui donne au dialogue une saveur très thérésienne.

Soeur Marie du Sacré-Coeur n'aime pas qu'elle se déprécie : « Je vois que ton seul désir est de faire plaisir à ton Jésus. Aussi il te regarde, non comme son ‘ petit ânon ‘, mais comme son épouse chérie, qui partage ici-bas les humiliations de sa vie cachée, mais qui partagera au Ciel sa gloire ». Mère Agnès en appelle à la Petite Thérèse: « Deviens une sainte, mais pas une sainte craintive. Va à Jésus par la confiance et l'amour. Ne pleure pas sur des imperfections que tu garderas toute ta vie ; cela ne sert à rien du tout. C'est du temps perdu. Toujours nous serons misérables, boiteux, éclopés de toutes façons, mais si le coeur dit à Jésus au milieu de ses misères : Ayez pitié de moi ! Vous êtes mon tout, ma joie et mon amour, tout est bien pour nous ».

Céline ne veut pas d'un « orchestre de pleureuses ». « Il faut mener notre âme tambour battant, lui chanter des refrains guerriers et pleins d'entrain. Comme cela, elle court beaucoup mieux dans la voie de la souffrance. » Elle met en garde Léonie contre les excès d'austérité et d'introspection. « Ce n'est pas de rougir les disciplines qui compte, mais bien de se renoncer toujours dans les petites choses. » Quant à s'examiner à perte de vue et à courir après un directeur, à quoi bon quand on a cinquante ans, qu'on ne navigue pas dans les voies extraordinaires et que les Supérieures sont là ? « Tâter ainsi le pouls de son âme ne vaut rien, c'est une occupation inutile de soi-même, c'est se rechercher, c'est perdre son temps. » – « Continue toujours à te guider par ce chemin des petites choses et tu n'auras pas besoin de directeurs... Les âmes ‘ faites ‘ qui étouffent par besoin d'épanchement sont des âmes qui ne sont pas fidèles... La fidélité en unissant à Dieu rend l'âme simple, si simplifiée qu'il lui serait impossible de se dédoubler en parlant aux hommes. »

Grande fut la joie des trois soeurs de Lisieux quand, le 6 août 1910, Céline reçut cette nouvelle : « Voilà quelques mois qu'il m'a été heureusement permis de faire l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux, que j'ai récité avec une grande ferveur. Je le renouvelle tous les jours après ma Communion, et je redis souvent ceci avec une confiance extrême : ‘ A vos yeux, le temps n'est rien, un seul jour est comme mille ans, vous pouvez donc en un instant me préparer à paraître devant vous. »

La suite du texte explique l'intérêt urgent que Léonie attachait alors à cette perspective d'éternité. Depuis quelques semaines, elle souffrait d'anémie et de malaises qui, sans revêtir une extrême gravité, contribuaient à la détacher de plus en plus de la terre. « Ce ne sont pas les soins qui me manquent, écrit-elle, je suis comme coq en pâte ; mais, rassure-toi, petite soeur, je ne suis pas mourante, loin s'en faut. Je puis traîner longtemps comme cela. Mon état est plus pénible que si j'avais un mal bien caractérisé, mais puisque Jésus me veut languissante, je lui fais plaisir ainsi, je ne veux, moi, que ce qu'il veut. Chiffon ! Chiffon ! et rien de plus ! Et quand il trouvera son petit chiffon à son gré, petite Thérèse viendra le prendre pour le cacher dans l'ouverture de son Côté Sacré pour toujours... »

La santé de notre Visitandine se rétablit suffisamment pour qu'elle puisse intervenir comme témoin dans la Cause de sa benjamine. Cette perspective l'avait d'abord surprise. Quand la Supérieure l'avisa, au jardin où elle étendait le linge, qu'il était sérieusement question d'un Procès, elle commença par se récrier. « Thérèse ! Elle était bien gentille ! Mais, une Sainte ! tout de même !... – Avez-vous remarqué en elle quelque chose d'extraordinaire ? – Pour cela, non, mais on n'avait rien à lui reprocher. » Elle en restait aux canons de l'hagiographie de l'époque, pour qui l'auréole était censée ne s'accrocher qu'au front des extatiques.

Le 10 février 1910, Mgr Lemonnier, évêque de Bayeux et Lisieux, entama les démarches pour la recherche des Ecrits de la Carmélite. Léonie recopia, pour envoi à l'Autorité responsable, les quatorze lettres qu'elle avait conservées de sa soeur. Le 3 août, les juges ecclésiastiques étaient nommés, qui instruiraient le Procès informatif, dit de l'Ordinaire. La pensée d'avoir à témoigner devant d'aussi graves personnages plonge Soeur Françoise-Thérèse dans une crainte révérentielle. Céline la rassure et lui dit que, tant qu'elle n'a pas prêté serment, elle peut se faire seconder. En lui envoyant les Articles rédigés par le vice-postulateur, Mgr de Teil, une sorte de schéma préparatoire sur la vie et les vertus de la Servante de Dieu, elle lui signale certaines inexactitudes concernant de prétendus faits charismatiques. « Notre Thérèse est restée ce que tu l'as connue, et cela jusqu'à la fin. » Elle précise que si leur soeur a eu à souffrir de l'entourage, c'est sans aucune intention maligne, et en raison de la présence de plusieurs malades déprimées ou peu équilibrées.

Léonie se met bravement à l'oeuvre, range et classe ses souvenirs, qui sont extrêmement précis. « Notre Mère est pour moi d'un dévouement sans pareil, écrit-elle au Carmel, je suis touchée jusqu'aux larmes d'avoir tant d'assistance ; jamais je ne me tirerais d'affaire sans cela, j'en conviens humblement. Enfin, pourvu que j'aie assez d'esprit pour aimer le bon Dieu de toutes mes forces ; ne plus vivre que d'amour et d'humilité, cela me suffit !... » Elle bénéficie également du secours d'en-haut : « Thérèse travaille beaucoup mon âme en ce moment sur l'humilité. Plus je la vois élevée en gloire, plus je sens le besoin de m'abaisser. J'ai soif de disparaître, d'être comptée pour rien. Quelle grâce ! »

Le 6 septembre, eut heu la reconnaissance officielle des restes de la Servante de Dieu. Le docteur Francis La Néele, qui y joua un rôle actif, en fit le récit dans une lettre adressée à Léonie le 10 du même mois: « L'exhumation de notre petite Thérèse s'est très bien passée. Le corps était entier, mais il n'y avait plus que les ossements désséchés, sans peau ni chair. Sa gerbe (plante verte stérilisée) était très bien conservée. Je l'ai retirée, ainsi que le plus de vêtements que j'ai pu. Le voile n'existait plus. La croix de son chapelet était dans ses doigts, je l'ai fait offrir à Monseigneur, qui a été très content de ce souvenir. Quand le cercueil a été sorti, Monseigneur a psalmodié avec tous les prêtres présents le Laudate pueri et il a jeté de l'eau bénite.

« J'ai revêtu Thérèse d'habits neufs qui recouvrent ses cendres, j'ai mis plusieurs bouquets dans la bière et j'ai placé un voile neuf sur sa tête. Les bâches qui cachaient le cimetière du Carmel ont été baissées, sur la demande que j'ai faite à Monseigneur, et on a exposé le cercueil ouvert devant la porte. Tout le monde, sept à huit cents personnes, qui attendait en priant depuis deux heures, a défilé devant et a fait toucher une foule d'objets. Monseigneur était en habit de choeur, ainsi que l'abbé Quirié et le curé de Saint-Jacques. Il y avait quantité de prêtres. Ensuite, le cercueil de plomb a été soudé et cacheté aux armes de Mgr de Bayeux, et de Mgr de Teil. »

Le 6 septembre, quand eut lieu la première exhumation du corps de Thérèse, un fragment détaché du cercueil fut envoyé à la Visitandine, qui s'apprêtait à affronter l'examen jugé par elle redoutable. Elle fut citée à Bayeux pour le 28 novembre 1910. La veille, une auto la prit à la porte conventuelle, ainsi que Mère Jeanne-Marguerite Décarpentry qui l'accompagnait. Nulle halte sur le chemin, pas même la visite désirée à la Cathédrale. L'Evêque ne crut pas devoir l'autoriser. On ne badinait pas avec l'esprit de clôture. Elles furent hébergées rue Saint-Loup, par les Bénédictines du Saint Sacrement, qui leur réservèrent un accueil fraternel. Logées dans la maison Despallières, réservée à des dames pensionnaires, elles eurent l'heureuse surprise d'être servies par l'ancienne servante des Guérin, Marcelline Husé, devenue Soeur Marie- Josèphe de la Croix, qui devait elle-même témoigner au Procès. Les interrogatoires se firent dans une vaste pièce du rez-de-chaussée. Notre Visitandine impressionna l'entourage par son humilité et son effacement. Invitée à participer à une récréation de la Communauté, elle s'y montra très gaie, très détendue, répondant avec cordialité aux questions qui éclataient de partout. Dans l'intervalle laissé par les séances, on la voyait passer de longs moments agenouillée devant le Saint Sacrement.

Tandis qu'à Lisieux on chantait pour elle le Veni Creator, notre moniale affronta ses juges. Tribunal très bienveillant, faut-il le dire, mais pointilleux par devoir. Le Promoteur de la foi était le chanoine Théophile Dubosq. Léonie figura à sept séances groupées en quatre sessions ; sa déposition, insérée dans la copie lexovienne du Procès (folios 89 à 144), occupe effectivement trente-huit pages de texte. Voici le fil de l'interrogatoire : prestation du serment, présentation du témoin, sources de sa connaissance – origines familiales de la Servante de Dieu – enfance, adolescence, éducation à la maison et à l'Abbaye – entrée au Carmel – vertus héroïques : foi, espérance, amour pour Dieu et le prochain, prudence, justice, force, tempérance, vertus secondaires, voeux de religion – maladie et mort – écrits de la Servante de Dieu – dons surnaturels – réputation de sainteté. Il est évident que le témoignage de Soeur Françoise-Thérèse ne peut concerner que la période où elle a vécu au côté de sa soeur.

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser un tel document. Soulignons-en seulement la précision et l'accent évident de sincérité. Elle insiste avec force sur deux traits de caractère où on peut aisément la retrouver elle-même : « Les petits enfants ravissaient le coeur pur de Thérèse. Je n'oublierai jamais son sourire angélique et les caresses qu'elle leur prodiguait, surtout aux enfants pauvres ; ceux-là avaient ses préférences, et elle ne perdait aucune occasion de leur parler du bon Dieu, se mettant à leur portée avec un à-propos et une grâce charmante ». – « Elle avait une aptitude particulière à contrefaire le ton de voix et les manières des autres, mais jamais, à ma connaissance, ce petit amusement n'a dégénéré en moquerie et n'a donné lieu au plus léger manquement à la charité : elle savait s'arrêter à point, avec un tact parfait ».

Le 4 décembre, les deux moniales regagnaient Caen. Le Procès se poursuivit pendant une année. La clôture fut prononcée le 12 décembre 1911. Soeur Fran- çoise-Thérèse suivait avec une attention passionnée toutes les péripéties de la cause. Parfois, un visiteur venait l'en entretenir au parloir. Elle reçut ainsi le P. Pichon, l'abbé Taylor qui se faisait en Ecosse le chevalier-servant de la « petite fleur », Mgr de Nardo, étroitement mêlé au constat du miracle du Carmel de Gallipoli en Italie. L'anniversaire de la mort de Thérèse était commémoré dans l'intimité. En 1912, il valut à Léonie une grâce de choix, qu'elle signale le 7 octobre dans une lettre au Carmel. « Le 30 septembre, Thérèse m'a visitée dans la soirée par de suaves et pénétrantes odeurs de roses. J'en ai été extrêmement consolée, quoique cela n'avait duré que quelques instants, si bien que, dans ma joie, je me suis prise à dire : O ma petite soeur bien-aimée, tu es là près de moi, j'en suis sûre Depuis, je me sens plus fervente. Le ‘ petit rien ‘ voudrait devenir saint lui aussi. Hélas ! quelquefois il se révolte, il a de la peine à pratiquer la petitesse et l'humilité. »

Si elle ne reçoit que très peu de faveurs sensibles pour elle-même, Léonie en obtient aisément pour les autres. Une postulante, entrée au Monastère le 27 septembre 1913, tombe aussitôt dans une crise de larmes qui se prolonge plusieurs jours. Tout lui semble étrange en ce nouveau milieu. Tentée de s'évader, elle s'agrippe à la volonté divine, et, au jour anniversaire de la mort de Thérèse, elle la supplie de lui venir en aide. Le soir, après l'Office, en regagnant sa cellule, elle se sent guettée au passage, étreinte par des bras maternels et encouragée d'un regard d'amour. C'était Léonie qui se penchait avec tendresse sur cette enfant en qui elle revivait ses luttes de jadis. Cette attention toucha tellement la jeune fille qu'y voyant un signe d'en-haut, elle se ressaisit. Ses pleurs cessèrent sur-le-champ et, le 4 octobre, elle entrait au noviciat.

Le courrier de Lisieux se gonflait toujours plus de la gloire posthume de Thérèse. Certains envisageaient déjà une glorification prochaine et insistaient pour que toute la famille de la Servante de Dieu, y compris les cloîtrées, assistât à son triomphe sous la coupole de Saint-Pierre. Soeur Marie du Sacré-Coeur affirmait ses préférences pour une présence tout intérieure, invisible et lointaine. Par contre, elle se penchait avec délices sur les portraits et souvenirs de Thérèse. Ainsi envoie-t-elle à Caen l »image de sa filleule en sa petite enfance, avec ce gracieux commentaire : « Elle était toujours frisée pour aller à l'Abbaye ; le dimanche, je me donnais la peine de la friser aussi autour du front. Je ne mettais à cela aucune vanité ; c'était uniquement pour faire plaisir à notre cher petit père, qui, si tu te rappelles, ne pouvait souffrir que je coupe seulement un bout des cheveux de sa petite Reine. C'était sa gloire. Quant à Thérèse, elle ne se croyait pas jolie, elle le dit elle-même, et de fait, nous nous arrangions de façon à ce que la vanité n'entre pas dans son coeur ».

A la déclaration de guerre, on put se demander si la procédure en Cour de Rome ne serait pas interrompue. La Providence en décida autrement, et les soldats se placent nombreux sous la protection de la jeune Carmélite. Léonie n'hésite pas à dire à un fidèle ami de Caen que, grâce à Thérèse, il reviendra sain et sauf ; à un autre qui lui recommandait ses fils mobilisés, elle répond : « Je les confierai à notre petite Sainte, et vous les retrouverez tous ». L'une et l'autre prédictions se vérifièrent à la lettre, bien qu'il s'agît de combattants en première ligne pendant quatre ans. Le plébiscite des poilus s'ajouta à celui des missionnaires pour hâter le cours des événements. Le 10 juin 1914, Pie X avait signé l'Introduction de la Cause. Le 19 août, des Lettres rémissoriales chargeaient l'évêque de Bayeux de constituer un Tribunal pour instruire le Procès apostolique. Les affaires, loin de s'enliser, avançaient à pas de géant.

Devant cette marche triomphale, Léonie exprime sa joie, mais sur le mode mineur qui la caractérise. « Plus je vois notre Ange glorifiée, plus je sens le besoin de m'exiler. C'est une souffrance de me trouver en compagnie, tellement je suis pressée d'être seule avec mon Jésus, afin de savourer mon bonheur auprès de lui : là seulement je jouis, je suis en paix. » Elle souhaite mourir avant la Béatification, « car c'est un tel honneur que les autres pâlissent devant celui-là.

Je suis trop faible. Il me donnerait le vertige ». Ce qui l'attire le plus, c'est d'imiter Thérèse, de découvrir son esprit, non en surface, mais par le dedans. Le 1er novembre 1914, elle écrit à ses Carmélites : « Pouvoir faire plaisir à Jésus, que c'est doux ! Et cela, en jetant des fleurs sous ses pas... Y a-t-il une manière plus aimable et plus gracieuse de pratiquer les mille vertus que l'on rencontre dans une seule journée, car la vie n'est qu'un tissu de sacrifices ? Une des pensées de Thérèse que je goûte le plus est celle-ci : « J'ai pensé que le mépris était encore trop glorieux pour moi, alors je me suis passionnée pour l'oubli ». N'est-ce pas être arrivé au dernier échelon de l'humilité ? Il me semble que oui. Et par contre, ce doit être, selon mon petit jugement, la sainteté consommée. Voyez-vous, mes petites soeurs, notre Thérèse est mon idéal ».

Le 17 mars 1915, se tenait dans la sacristie de la Cathédrale de Bayeux la première session du Procès apostolique. Soeur Françoise-Thérèse eût voulu éviter le déplacement. Quand Mgr Lemonnier pénétra en clôture pour la fête de la Visitation, elle se risqua à lui demander si on ne pouvait l'interroger au parloir. « On ne va pas déranger tout un tribunal pour vous », s'exclama l'Evêque. Peu après, elle fut avisée qu'on la citait au Carmel de Lisieux.

Elle s'y rendit le 11 septembre. La rencontre des quatre soeurs sous le signe de Thérèse eut quelque chose de bouleversant. Léonie, quelque temps muette d'émotion, ne cessait ensuite de répéter en joignant les mains : « Oh ! je suis trop heureuse » ! Elle logea dans la cellule de Mère Agnès de Jésus, celle-ci s'étant installée près de l'infirmerie où la Sous-Prieure, Mère Thérèse de l'Eucharistie, était alitée pour ne plus se relever. Au réfectoire, on la mit près de Soeur Marie du Sacré-Coeur, à une des places occupées jadis par Thérèse. Elle voulait tout voir, tout savoir, de ce qui concernait sa benjamine. Elle embrassait les objets qui avaient été à son usage. Elle faisait oraison à genoux devant la paillasse et se recueillait longuement là où elle avait souffert. L'Histoire d'une Ame, tant de fois lue et méditée, prenait vie et s'animait sous ses yeux avec un relief nouveau et un coloris inexprimable. La sacristie, le choeur, l'oratoire, l'allée des marronniers, le lavoir, les ermitages, le cimetière : tout lui parlait de la chère disparue. Les novices formées par Thérèse étaient là : l'une d'elles, Soeur Marie-Madeleine du Saint- Sacrement, malade elle aussi, et proche de sa fin. Léonie, avec une sainte envie, sollicitait leurs souvenirs. Mais c'est surtout avec ses soeurs qu'elle s'entretenait, soit sur le perron donnant sur le jardin, soit en quelque coin solitaire sous les arbres. A Mère Agnès de Jésus qu'elle embrassait à l'étouffer, elle fit part de l'évolution de son âme dans les dernières années. Toutes la trouvèrent très à l'aise, parlant volontiers, à la fois délicieuse de simplicité et touchante d'humilité. Une chute malencontreuse, qu'elle fit dans le préau, et qui, heureusement, n'eut pas de suite, ne troubla nullement son bonheur.

Dans cette ambiance fraternelle, il était plus facile de subir le feu des questions des juges ecclésiastiques, avec lesquels, d'ailleurs, Léonie était maintenant familiarisée. Les religieuses interrogées se trouvaient en clôture, sur l'estrade, dans ce qu'on nomme l'oratoire ; le Tribunal siégeait de l'autre côté du mur, dans la sacristie, où l'on avait aménagé pour la circonstance une ouverture munie de grille. Notre Visitandine, qui comptait parmi les témoins au septième rang, au Procès de l'Ordinaire, occupait ici le onzième. Sa déposition, échelonnée en quatre séances, dans les sessions 46 et 47 des 13 et 14 septembre 1915, tient en trente-trois pages (439 à 452, 463 à 483) de la copie lexovienne du Procès apostolique. Elle s'étend longuement sur la physionomie morale de Thérèse, dans son enfance et son adolescence.

Quelques formules méritent d'être relevées : « Autant que j'ai pu observer la vie de ma petite soeur, jamais je n'ai remarqué, dans sa conduite, la moindre infraction à aucun devoir ou obligation, ni aucun relâchement dans la pratique des vertus ». – « Elle suivait avec une grande ponctualité le petit règlement qu'à l'âge de treize et quatorze ans, elle s'était imposé pour l'emploi de son temps et l'ordre de ses lectures. Jamais elle ne contestait et soumettait son jugement avec une grande facilité». – « Elle évitait fidèlement de se faire valoir et semblait ignorer ses grandes qualités d'âme et la beauté physique dont Dieu l'avait douée. Elle dit dans ses notes que sa nature était fière, mais elle la dominait si bien que, si elle ne l'avait écrit, je crois que je l'aurais toujours ignoré ».

Concernant la réputation de sainteté de la Carmélite, Léonie apporte un témoignage qui la touche de près : « Dans ma Communauté de la Visitation de Caen, on est unanime à reconnaître que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus est une Sainte. Sans doute l'enthousiasme n'est pas au même degré chez toutes nos religieuses, mais toutes s'accordent à reconnaître sa sainteté ». Déchargées du souci des interrogatoires, les dernières journées carmélitaines de notre Visitandine furent les plus radieuses. Plusieurs photographies furent prises où elle figurait, soit seule, soit encadrée de ses trois soeurs. Elle assista à deux séances de projections sur des thèmes thérésiens : épisodes biographiques et miracles. On représenta pour elle une sorte de jeu scénique en vers, composé par Mère Isabelle du Sacré-Coeur, sur le thème de la Voie d'Enfance. Le samedi 18, peu avant le départ de Soeur Françoise-Thérèse, les novices lui chantèrent quelques strophes, où on lui disait notamment :

Vous êtes notre soeur, car votre âme est pareille
A celles des petits qui vivent dans l'amour.
C'était bien l'impression qu'elle laissait à Lisieux. Les adieux furent accompagnés de larmes. Mère Agnès de Jésus avouait ensuite : « Oh ! jamais il ne faudrait refaire cela !... C'est trop déchirant » ! Léonie n'en fut pas moins heureuse de retrouver la rue de l'Abbatiale et la silhouette élancée des flèches de Saint-Etienne. A la récréation de midi et au cours de l'échange pieux qu'on appelle Assemblée, et qui se tient entre seize et dix-sept heures, elle relata avec force détails son voyage, ses observations, les propos entendus, entraînant toutes ses consoeurs dans un pèlerinage sur les pas de Thérèse.

Dès le 20 septembre, elle écrit à Lisieux : « Me voilà de retour au doux nid visitandin, mais toute transformée. Priez pour que cela dure jusqu'à mon dernier soupir, car j'ai beaucoup plus peur de moi que du diable. Mon exil me pèse plus qu'auparavant, c'est inévitable. Mais, en revanche, que de souvenirs ravissants et que de moyens propres à me sanctifier toujours plus ! Maintenant, je vais me lancer à pleines voiles dans la petite et très aimable « Voie » de ma céleste petite soeur. Comme elle, je veux toujours tenir la main de Jésus et me laisser porter par Lui ».

Elle avoue par moments qu'elle cède à la nostalgie de ces jours du Ciel, mais Céline a vite fait de lui rappeler qu'« un Saint triste est un triste Saint » et qu'il lui faut chasser toute mélancolie. Mise plus amplement au courant des polémiques, touchant la manière dont Thérèse était représentée, et sa personnalité définie, elle s'en indigne avec véhémence : « Je n'arrive; pas à comprendre qu'on refuse de nous croire, nous les soeurs de Thérèse, qui l'avons mieux connue que personne, pour ajouter foi à des critiques fantaisistes, tant pour ses portraits que pour son caractère ».

Mise en présence des photographies prises à Lisieux, Léonie écrit à Céline, qui s'excuse de certaines imperfections de pose : « Ce n'est pas ta faute si je suis si laide et si mal coiffée, c'est la mienne ». Elle ajoute humblement : « Si je n'avais pas craint de vous faire de la peine, je vous aurais retourné mes portraits, car que voulez-vous que la Communauté en fasse ? N'a-t-elle pas assez, pour ne pas dire trop, d'avoir le pauvre personnage, sans en avoir l'image !... Ce n'est qu'une simple supposition, qui n'a aucun fondement, car je me crois aimée, quoique je ne sois guère aimable. Enfin, soeurs chéries, si vous me trouvez bien, je me trouve bien aussi, car la toute petite se sent si pauvre, si inférieure à vous sous tous rapports ». On peut le constater, la belle aventure thérésienne ne grisait pas notre héroïne.

Léonie et le triomphe thérésien

Dans la vie et dans la spiritualité de Soeur Françoise-Thérèse, le séjour à Lisieux constitue un tournant décisif. Elle s'intéressait depuis de longues années à tout ce qui émanait de sa soeur, ne trouvant qu'harmonie entre ses enseignements et la doctrine salésienne qu'on lui inculquait à la Visitation. Dorénavant, elle se livrera à une sorte d'exploration méthodique – si l'on peut employer de tels mots pour une âme aussi simple – de tous les aspects de la « Petite Voie ». Pour être entrée en contact direct avec ce qu'on peut nommer la tradition thérésienne, elle a notamment réalisé l'idée-force qui est au coeur de l'Enfance spirituelle, à savoir que dans la marche à la sainteté, l'infirmité, au sens paulinien du terme, n'est pas un obstacle mais un levier. Après avoir longtemps souffert de ses déficiences, elle s'en était peu à peu fait une raison ; elle les avait transformées en occasions d'acceptation méritoire et donc de profit surnaturel. Il lui restait à les contempler avec allégresse, à les assumer comme des titres à la prédilection divine : la misère reconnue, avouée, aimée, constituant pour l'infinie Miséricorde le plus irrésistible des appâts.Cette découverte, qui semble bien devoir son origine à la rencontre du Carmel, va poser sur le second versant de l'existence de Léonie un cachet de douce sérénité qui impressionnera tous ceux qui l'approcheront. La note limpide de la joie sera désormais la dominante de son cantique d'âme. Les angoisses et les tourments s'estomperont dans la pénombre. Malgré de brefs retours de flamme, où réapparaîtra l'image d'un passé déchiré, l'apaisement prévaudra de plus en plus. Les eaux amères de l'humilité se clarifieront dans l'océan de la confiance ; les complexes s'y dissoudront ou y perdront leur nocivité. L'accès sera largement ouvert à l'invasion de l'Amour consumant. Cela n'ira pas sans épreuves. La santé se détériore : séquelles de la bronchite que Francis La Néele soigna énergiquement en 1910, blessures aux pieds, intoxication et crises chroniques de vomissements, causées par l'alimentation défectueuse du temps de guerre. Soeur Françoise-Thérèse doit quitter le poste de réfectorière pour aider à l'économat, puis, ce qui comblera ses voeux, à la sacristie, où elle imitera sa chère Carmélite. La psalmodie fatiguant sa voix, elle passera, le 25 août 1917, dans la catégorie, aujourd'hui supprimée, des Soeurs Associées, qui, dispensées de l'Office choral, y suppléaient par la récitation des Pater.Spirituellement, elle est vouée à l'aridité : « Je souffre beaucoup moralement d'ennui, de lassitude, de dégoût extrême, et Jésus se cache toujours ». Si encore c'était l'ultime purification ! « Alors, continue-t-elle, dans une lettre à Soeur Marie du Sacré-Coeur, que faire sinon m'abandonner comme un tout petit enfant dans les bras de sa tendre mère ? Mais que c'est difficile, surtout quand on se croit presque rejeté de Dieu que l'on aime tant, ou que l'on voudrait tant aimer ! Qui sait si ce prétendu désir d'amour, étant dépourvu d'actes positifs, n'est pas une velléité ! Me vois-tu « tomber les mains vides dans les bras du Dieu vivant » comme dit la Sainte Ecriture ? Et pourtant, c'est peut-être bien téméraire de ma part, mais jusqu'ici je ne peux pas avoir peur du bon Dieu, je ne comprends même pas ceux qui ont peur, puisque c'est Jésus notre Sauveur qui nous jugera. Qu'il vienne donc au plus tôt, mon Aigle adoré, fondre sur son petit néant ».En cette phase d'obscurcissement, le parti-pris de confiance la sauve du désespoir ou de l'envie : « Entre mes soeurs chéries et moi, pauvre petit néant, c'est le jour et la nuit. Ma seule ressource est de racheter en humilité ce que je perds si souvent en méchanceté  ». Que le dernier mot ne nous abuse pas. De méchanceté, il n'est nulle trace en l'âme de notre Visitandine ; mais, étant quelque peu brouillée avec la propriété des termes, elle impute à sa malice, oubliant que c'est là une grâce que Dieu réserve à ses intimes, la prise de conscience, chaque jour plus aiguë, de la contamination originelle.Dans cette conjoncture difficile, « Thérèse est mon ange, déclare-t-elle ; je tâche de la suivre, mais de loin ». Comme elle, chaque matin, elle dit au Christ, plaçant son crucifix sur l'oreiller : « Reposez-vous, vous avez assez travaillé, assez pleuré et assez souffert. C'est à mon tour d'y pourvoir ». Elle copie de sa main et récite fréquemment les litanies de l'humilité. Au terme de la retraite de novembre 1919, qui fut particulièrement illuminante, elle met sur les lèvres de Jésus lui-même le programme qu'elle s'est assigné : « L'enfant, tandis qu'il est bien petit, n'a point de volonté propre, il trouve tout bien, ne se formalise de rien ; imite-le, ou plutôt, modèle-toi sur moi ; regarde-moi sans cesse dans ma sainte enfance, alors tu me feras sourire par tes moindres actions, parce qu'elles porteront toutes le double cachet de l'amour et de l'humilité ». Soeur Françoise-Thérèse ajoute pour Mère Agnès à qui elle transmet ces confidences : « Me voilà donc en plein dans ma voie, et le petit ne cessera pas de lever son petit pied... Ma spiritualité se simplifie toujours plus. Je veux faire plaisir au bon Dieu, voilà tout, sans me casser la tête à autre chose... Je veux être, je suis si petite, si petite, que Jésus se voit forcé de me garder dans ses bras  ».L'article XV du Directoire de la Visitation – Léonie médite souvent cette formule – ne parle pas autrement : « Les Soeurs doivent continuellement aspirer à la véritable et sincère humilité du coeur, se tenant petites et basses à leurs yeux. Et quand le monde les tiendra pour telles et les méprisera, qu'elles reçoivent ce mépris comme chose très convenable à leur petitesse et un gage précieux de l'amour de Dieu envers elles ; car Dieu voit volontiers ce qui est méprisé, et la bassesse agréée lui est toujours fort agréable ».Léonie se dépeint volontiers ensevelie dans sa chère cellule, occupée à repriser du linge, tout en chantant les cantiques de Thérèse et en repassant en son coeur ses phrases favorites. Elle s'arrête de préférence au passage où Thérèse affirme : « Je planais tellement au-dessus de toutes choses que je m'en allais fortifiée des humiliations ». – « Cette pensée, commente- t-elle, me plaît extrêmement et me fortifie dans les occasions fréquentes où je me vois propre à rien, mise au rebut, la dernière : ma vraie place que j'aime et je chéris. J'ai beaucoup souffert de mon infériorité, j'ai senti très vivement l'isolement du coeur... A présent, grande grâce de ma retraite, son fruit très délicieux, c'est à peine si tout ce fatras vient effleurer mon âme ! Dites-moi, petites soeurs, si vous ne reconnaissez pas là l'ouvrage de notre Sainte chérie qui me prépare au goût du divin Voleur...»Les thèmes jumelés de l'Ascenseur et de la béatitude éternelle l'attirent invinciblement : « Petites soeurs, voyez-vous, depuis notre inoubliable et très heureuse réunion de 1915, il est resté dans nos âmes je ne sais quoi d'ineffablement doux ; cela sent la Patrie des Cieux que je désire maintenant uniquement. Je me prends parfois à dire comme votre Sainte Mère que j'aime beaucoup : « Je me meurs de ne pouvoir mourir ». Mais, avant tout, je veux la volonté du bon Dieu et ne pas cesser de lever mon petit pied pour atteindre seulement le premier degré de la perfection. Mais, en vain, je le sais par expérience. Mais je sais bien aussi que Jésus ne demande à son infime petit que l'effort ; alors, je suis loin de me décourager puisque je désire rester dans ma totale impuissance, qui fait toute ma force. Par cette ruse tout enfantine, je touche le Coeur du bon Dieu et je l'oblige à venir bientôt me voler ». Thérèse eût signé ces lignes.Elle n'eût pas moins approuvé sa soeur dans sa volonté de cultiver les « petites vertus ». De cette application concrète et soutenue, nous possédons le plus émouvant témoignage : la série des résolutions prises d'année en année, au cours des exercices spirituels, ponctuellement copiées dans le dossier des papiers intimes et immédiatement transmises à Mère Agnès de Jésus, qui donne son aval et parfois, en retour, mentionne ses propres objectifs. Il est beau de voir se prolonger jusque dans l'extrême vieillesse ces échanges fraternels où les coeurs transparaissent. Certes, il faut se rappeler que, selon le mot d'un romancier français, « les résolutions sont comme les anguilles, faciles à prendre et difficiles à tenir ». On ne canonise pas, et pour cause, sur la base des carnets de retraite. Mais, à recueillir les propos de celles qui ont connu Soeur Françoise-Thérèse au cloître, on constate que ces feuillets jaunis sont plus et mieux que projets élaborés dans un climat d'exaltation provisoire : des jalons de route, des documents humains, où se reflète la méritoire avancée d'une âme.L'accent est mis sur la douceur et l'humilité, qui sont les vertus-clefs de la Visitation. Elles doivent notamment s'épanouir en patience et en égalité d'humeur pendant les récréations communautaires. De ce côté-là, le succès semble avoir été rapide et complet. Puis reviennent avec quelque chose de lancinant l'engagement de répondre au premier coup de cloche et l'assiduité au travail, à l'école de Nazareth. L'insistance mise à souligner ces deux points manifeste que Léonie ne se dépouilla jamais totalement de la minutie et de la lenteur qui, compromettant son exactitude, l'exposaient aux taquineries et aux blâmes, et contribuaient à la mortifier. Le mot qui ouvre les notes de novembre 1927 : « Plus de fautes volontaires, si petites soient-elles ! » montre d'ailleurs qu'il s'agissait là de travers innocents, de déficiences congénitales, où la responsabilité morale n'était nullement en cause. Mère Marie-Aimée de Songnis, écrivait de notre moniale à Mère Agnès de Jésus, le 19 août 1926 : « Sa voie intérieure n'est pas celle des consolations mais de la foi nue... Elle y marche avec courage, se montre gaie aux récréations, et nous l'aimons beaucoup ».La correspondance avec Lisieux aidait puissamment Léonie à gravir le sentier à pic, ou plutôt, selon l'expression thérésienne, à descendre la vallée de l'humilité. Quand elle se plaint d'être de glace à la communion, de se tenir à l'oraison « comme une bûche » ou de « porter sa croix faiblement » – toujours dans le style de sa soeur -, Mère Agnès de Jésus lui répond qu'elle est « logée à la même enseigne ». « Il y a des Saints, ajoute-t-elle, (que notre Mère Sainte Thérèse d'Avila ne lise pas cela) qui disent : ‘ Ou souffrir ou mourir ‘ – ‘ Souffrir et ne pas mourir'. Eh bien ! tant mieux pour eux s'ils ont cette grâce extraordinaire ! Je ne la désire même pas, je veux bien souffrir de souffrir, car il me semble que cette disposition misérable attire la compassion du bon Dieu... une âme humble lui plaît plus qu'une âme extasiée. »La Visitandine en convient aisément. Après une heure d'adoration dont elle déclare : « J'étais prise, si prise que j'avais perdu toute notion du temps : véritable avant-goût du Ciel qu'aucune langue humaine ne saurait exprimer », elle avoue être retombée « dans les dérélictions et impuissances habituelles ». Va-t-elle se désoler du contraste ? Non, elle conclut tranquillement : « C'est ce qu'il y a de meilleur pour l'exil et de plus solide après une aussi signalée faveur ».Ses partenaires l'aident à fouiller la « petite Doctrine ». Elle répercute au Carmel les questions qui fusent autour d'elle sur le vrai caractère de sa petite Thérèse, sur la qualité de son observance. Mère Agnès fait la mise au point : « Pour les extases, ce n'est pas vrai, notre Thérèse est restée ce que tu l'as connue et cela jusqu'à la fin. » – « Elle a charmé le bon Dieu en l'aimant avec une délicatesse incomparable, en restant sûre de Lui, de son Amour jusque dans les profondes ténèbres, car je l'ai vue beaucoup souffrir d'âme et de corps. Je me rappelle certaines particularités qui me fendraient le coeur si je ne pensais bien vite que son bonheur d'aujourd'hui en est le merveilleux salaire. » Fait-on passer pour une invocation favorite de Thérèse une prière incompréhensible à force de complication ? « Notre Thérèse était plus simple que cela ! »Céline, qui dès 1916, a permission d'adjoindre à son nom de Geneviève le vocable de la Sainte Face, communique à sa soeur le carnet où elle a colligé ses souvenirs sur Thérèse. Elle la tient au courant de la façon dont on utilisera pour l'Histoire d'une Ame certains passages des lettres de Thérèse à la Visitandine. Elle la fait communier au rude effort que représente la composition de son livre-synthèse centrée sur l'amour, véritable mosaïque de textes, qui sortira en 1923 sous le titre L'Esprit de la Bienheureuse Thérèse de l'Enfant-Jésus d'après ses Ecrits et les Témoins oculaires de sa vie. Le Petit Catéchisme de l'Amour Miséricordieux retient aussi l'attention de Léonie. Patiemment, amoureusement, elle creuse son filon, ravie de découvrir sans cesse de nouvelles raisons de chérir sa pauvreté intérieure et de croire à l'incommensurable charité divine.

Récit lui est conté, avec force détails, de la seconde exhumation des restes mortels de Thérèse, le 10 août 1917. Soeur Geneviève y a assisté avec une autre Carmélite. Elle a pu baiser au front le crâne de sa soeur, envelopper les ossements dans des sachets de soie et les placer dans un coffret. Interdiction était faite de prélever quoi que ce soit du squelette, mais, une molaire s'étant détachée totalement du chef de la Servante de Dieu, on n'hésita pas à la mettre de côté pour Léonie. Celle-ci désirait tant une relique insigne ! Elle déplorait avec une si belle naïveté que le coeur de sa soeur n'ait pas été conservé. Son aînée la plaisante là-dessus, elle qui a toujours répugné à voir « le coeur de telle mystique en renom plongé dans du liquide », et qui déclare tout de go : « Les ossements des Saints ne font qu'exercer ma foi, voilà tout » !

Les fêtes de la canonisation de Marguerite-Marie en 1920 constituent pour Soeur Françoise-Thérèse comme un avant-goût du triomphe attendu. La Sainte a mis cinquante-six ans pour franchir la dernière étape, notre Visitandine espère bien que sa soeur avancera d'un pas plus rapide. Le 24 mai 1921, Mère Agnès de Jésus narre à sa correspondante la visite qu'en compagnie de ses soeurs, elle a faite aux Buissonnets pour aménager la maison destinée à accueillir bientôt les pèlerins. Un flot de souvenirs remonte du passé ; tous sont parés maintenant de l'auréole de la « petite Reine ». Marie s'attarde au jardin liliputien, aux statues d'un sou placées devant la crèche, aux crochets de la balançoire toujours rivés aux poutres du hangar. On n'entend plus les aboiements de Tom. M. Martin ne médite plus à la fenêtre du belvédère. Le rire clair de l'enfant a disparu des bosquets, mais son image est partout présente. L'émotion se teinte parfois d'humour. « Soeur Marie du Sacré-Coeur et moi nous sommes regardées dans la glace de la chambre. Nous avons bien ri en constatant la métamorphose depuis près de quarante ans ! C'était devant cette même glace que nous nous étions mirées jeunes filles. » L'éternel féminin ne perd jamais ses droits.

Soeur Françoise-Thérèse est de plus en plus à l'unisson de ses soeurs de Lisieux. Elle participe avec elles à une croisade de prière pour la Russie. Elle est tenue au courant des progrès de la Cause. L'imposant courrier qui assaille le Carmel – alors plus de huit cents lettres par jour – lui rend plus chère sa paisible retraite. Que deviendrait-elle si elle se trouvait mêlée à cette fièvre ? « Heureusement, dit-elle volontiers, que mes soeurs sont mieux douées que moi ! Le bon Dieu a bien fait toutes choses. Là-bas, avec mes tout petits moyens, je serais toute perdue. » Mise au courant de l'essentiel, elle a un peu l'impression de jouir du festin sans en faire les frais. Son allégresse est immense quand est promulgué, le 14 août 1921, le Décret de l'héroïcité des vertus. Elle redouble quand lui parvient le discours prononcé à cette occasion par Benoît XV, et qui est un splendide exposé de la Voie d'Enfance. Ce n'est pas seulement Thérèse que l'Eglise glorifie ; c'est son message qui est magnifié et proposé à la dévotion des fidèles. Léonie s'en réjouit d'autant plus qu'elle y retrouve les linéaments essentiels de la doctrine de son Bienheureux Père. Elle a occasion d'en faire l'expérience au cours du triduum qui, à la fin de l'année 1922, solennise le tricentenaire de la mort de François de Sales.

La procédure romaine se précipite à un rythme accéléré. Les 26 et 27 mars 1923, dans un grand concours de peuple, ont lieu à Lisieux les fêtes de la translation des reliques de Thérèse, du cimetière de la ville à la Chapelle du Carmel, et leur reconnaissance officielle. Le char artistiquement décoré qui servit à la cérémonie fut conduit à Caen, dans la cour extérieure du Monastère, avec son attelage de mules caparaçonnées de blanc, si bien que Léonie put l'apercevoir de la fenêtre d'un parloir. L'organisateur du convoi poussa l'élégance jusqu'à lui offrir un des quatre écussons qui ornaient le véhicule.

Le 29 avril 1923, ce fut, à Saint-Pierre de Rome, la promulgation solennelle du Bref de béatification. A cette occasion, le Pape Pie XI, qui avait fait de Thérèse « l'Etoile de son Pontificat », envoya aux quatre soeurs de la nouvelle Bienheureuse une bénédiction spéciale. Soeur Françoise-Thérèse espérait et, tout ensemble, redoutait cette échéance. En raison de la solidarité familiale, les fastes romains rejaillissent nécessairement sur elle. A la Chapelle, c'est la pompe des grands jours. Au réfectoire, Léonie prend place au côté de la Supérieure, à la table toute semée de pétales de roses, sous le portrait de la Carmélite, orné de fleurs et de verdures. Il en va de même le 4 septembre, quand on commémore en communauté le centenaire de la naissance de M. Martin, puis au triduum des 22, 23 et 24 septembre, où le panégyriste dresse un parallèle entre Thérèse et la Vierge. Mgr Lemonnier et toute une escorte de prêtres pénètrent dans la clôture. Tous les yeux sont braqués sur Léonie, qui subit l'épreuve avec sa simplicité coutumière. « Elle a l'aisance naturelle de l'enfance », pouvait-on dire d'elle. Ne songeant ni à briller ni à se dérober, elle répondait aux questions sans affectation ni gêne, interrogeant à son tour, riant volontiers et s'éclipsant au bon moment.

A ses Carmélites néanmoins, elle avouera sa confusion. « Mon émotion est bien grande, mon faible coeur ne peut la supporter, aussi aimerais-je mieux voir du haut du Ciel toutes ces gloires de notre Thérèse. J'avais dit à notre Mère : Je voudrais être dans un désert, j'ai soif de me cacher, de m'effacer, de passer inaperçue, d'être comptée pour rien. – Eh bien ! ma petite enfant, m'a-t-elle répondu, ce sera pour demain ! » Il n'est qu'un moyen de triompher de l'épreuve : s'évader par en-haut. « Quelle gloire immense pour le bon Dieu ! Voilà le plus beau de l'affaire. » Ce qui la charma le plus, ce fut une relique notable apportée spécialement pour elle par les tourières de la Visitation, déléguées aux festivités lexoviennes.

Quelques semaines plus tard, notre moniale apprenait le décès de celle qui l'avait tant fait souffrir dans son enfance. Louise Marais, devenue une bonne mère de famille, sous le nom de Mme Legendre, était restée en correspondance avec le Carmel. Elle gardait de Mme Martin un souvenir inoubliable. En sa langue fruste et pittoresque, elle la canonisait, évoquant ses largesses, sa bonté, son courage intrépide face au trépas. Tenaillée elle-même par d'atroces douleurs de rhumatisme articulaire, elle ne cessait d'invoquer l'admirable infirmière qui, jadis, l'avait soignée d'un premier accès de ce mal. Elle devait finir ses jours à l'hospice de Gacé, au début de décembre 1923, édifiant par sa résignation et sa foi les religieuses qui l'assistaient. Léonie fut toute heureuse d'un tel dénouement. Incapable de la moindre rancune, elle avait depuis longtemps oublié les misères d'antan. Elle ne songera plus à Louise qu'en toute sérénité, et pour prier pour elle.

D'autres événements sollicitaient son attention. Dès le 25 juillet 1923, Pie XI avait donné son accord officiel à la reprise de la Cause en vue de la Canonisation. Congrégations et Consistoires se succédaient sans discontinuer. Le 22 avril 1925, le Souverain Pontife fixait officiellement au 17 mai suivant la date de la cérémonie. Il dépendait des quatre soeurs de Thérèse de se rendre dans la Ville Éternelle pour cette apothéose ; les permissions requises leur étaient proposées. Unanimement, elles déclinèrent l'offre. Soeur Françoise-Thérèse ne se souciait guère de se produire dans les remous de la foule. « Je suis bien plus heureuse ici que d'être à Rome, confiait-elle à sa Supérieure. J'aime mieux être dans ma dernière place qu'au milieu de tout ce fatras. »

Elle versa bien quelques larmes en s'unissant de loin aux rites prestigieux qui se déroulaient dans Saint-Pierre, mais elle fut moins bouleversée qu'à la Béatification. Elle commençait à s'habituer à la gloire de sa petite soeur. Celles qui, la sachant si sensible, craignaient pour elle le choc de ces émotions répétées, ne furent pas peu surprises de la voir si calme, si maîtresse d'elle-même.

Au Monastère, il y eut messe chantée dans la matinée, salut et panégyrique le soir, festivité au réfectoire, chant de circonstance, afflux de félicitations et de suppliques. Grâce à la générosité du Carmel, une soeur tourière de Caen avait pris rang parmi les pèlerins de Bayeux. A l'audience solennelle, elle avait demandé de baiser la mule du Pape, au nom de Léonie. « Oui, répondit Pie XI en souriant, je le veux bien parce que c'est un acte de foi. » Soeur Marie-Germaine rapporta à notre Visitandine une rose spécialement bénie par le Saint-Père. De retour le 26 mai, elle fit à la Communauté le récit de son voyage, cependant que l'évêque, Mgr Lemonnier, entrait à son tour pour livrer ses impressions.

Un triduum fut célébré les 22, 23 et 24 septembre. Le 27, il y eut procession, en union avec les grandioses festivités qui se déroulaient à Lisieux. Des visiteurs de marque se présentaient, dont les cardinaux Bourne, de Westminster, Dougherty, archevêque de Philadelphie, le supérieur général des Carmes, le P. Marie-Bernard, de la Grande Trappe de Soligny, qui avait sculpté plusieurs statues de Thérèse. Le 28 septembre, arrive le cardinal Vico en personne, légat pontifical. Il était en avance sur l'horaire indiqué ; la Communauté se rassembla en hâte. Dès le seuil de la porte de clôture, il appela : « Et Léonie ? » Elle arrive, à bout de souffle, dans la salle du Chapitre et s'agenouille en souriant. Le Prince de l'Eglise lui précise qu'il vient la voir au nom du Pape, l'interroge sur sa famille, sur ses relations avec Thérèse, sur sa vocation, et ajoute avec bonté que, sachant qu'elle fête ses vingt-cinq ans de Profession, il lui a apporté un cadeau. Mgr Dante, de la suite du Cardinal, exhibe un magnifique portrait de Pie XI. L'Evêque de Bayeux profite de la circonstance pour obtenir l'inscription de l'Office et de la Messe de sainte Marguerite-Marie au calendrier du diocèse. Sur la suggestion de la Supérieure, Soeur Françoise-Thérèse renchérit et demande que la fête soit élevée pour l'Ordre au rite de seconde classe et étendue à l'Eglise universelle.

Le cortège gagne ensuite le jardin où, sur la terrasse, le légat, toujours accompagné de Léonie, bénit une statue de Sainte Thérèse offerte par le Carmel. Ce qui, peut-être, toucha le plus Soeur Françoise-Thérèse, ce fut la relation enthousiaste que lui fit des événements de Lisieux sa marraine, Mme Tifenne, la vieille amie de la famille, qui descendait chez elle quand jadis elle retournait à Alençon sur la tombe de sa mère. Cette octogénaire, qui affirmait qu'on a toujours vingt ans dans quelque coin du coeur », se disait éprise de la petite Thérèse.

Léonie apprend peu à peu que la fête de Thérèse est étendue à l'Eglise universelle, puis que le 14 décembre 1927, sa soeur est déclarée Patronne des Missions, et que le 30 septembre 1929 a été posée la première pierre de la Basilique à Lisieux, sur la colline même qui vit jadis tant de fois passer en promeneurs M. Martin et ses filles.

Les pèlerins influents qui, après l'étape de Lisieux, poussaient jusqu'à Caen pour saluer Léonie, étaient frappés par sa volonté d'effacement. Elle souffrait de devoir se rendre fréquemment au parloir. « Ceux qui ne peuvent pas voir mes soeurs se rattrapent avec moi, soupirait-elle. Je suis comme une bête curieuse. » Mais chaque fois qu'elle le pouvait, elle faussait compagnie aux importuns. Certain jour qu'elle servait d'aide à la porte, conversant sans être vue par ce qu'on nomme le Tour, un ecclésiastique demande un entretien avec Léonie. « Je vais en parler à notre Mère, répond-elle, mais je ne crois pas la chose possible. – Oh ! comme je le regretterais ! repartit le prêtre. – Franchement ! Il n'y a pas de quoi. Vous n'y perdrez rien. » Et elle s'esquiva pour ne plus reparaître. Au bout d'un moment, l'Abbé sort déçu et quelque peu scandalisé. Croisant dans la rue son ami, M. Enault, confesseur de la maison, il lui fait part de sa stupeur devant une telle réflexion. L'autre s'esclaffe : « Mon pauvre Abbé, mais vous avez été joué ! C'est à Léonie elle-même que vous avez eu affaire ! »

Un Cardinal lui ayant dit avec un intérêt évident : « Vous êtes donc la soeur de Thérèse ? », notre moniale repartit humblement : « Oui, Éminence, mais cela ne me rend pas sainte du tout ». A une religieuse qui l'interrogeait sur ce qu'elle ressentait quand on lisait au réfectoire l'Histoire d'une Ame, elle dit sur un ton de surprise : « Oh ! le bon Dieu a mis Thérèse dans notre famille, mais il aurait pu la mettre ailleurs. A nous, cela ne nous donne rien ». Une consoeur lui glissant à l'oreille pour la taquiner : « J'aime bien sainte Thérèse, mais je préfère tout de même sainte Bernadette », elle éclata de rire : « Oh ! j'imagine qu'au Ciel elles doivent si bien s'entendre ! »

Elle avait d'ailleurs une très haute idée des vertus de sa Carmélite. Elle l'appelait « ma petite Thérèse », par droit de parenté, mais elle reprenait celles qui usaient du même adjectif. Elle craignait – et les faits lui donnèrent quelque peu raison – qu'on ne dévalorisât par un diminutif cette personnalité si forte et qu'on n'assimilât son message à une spiritualité pour lymphatiques.

Bénéficiait-elle d'une attention, d'un service, elle avait une façon mystérieuse de dire : « Ma petite Thérèse vous le rendra ». De même, quand on lui confiait quelque intention : « J'en parlerai à ma petite Thérèse. Elle y pourvoira, soyez-en sûr ». Ce qui se vérifia très fréquemment. Néanmoins, lorsque en 1928, Léonie, souffrant des jambes, fut immobilisée quelque temps, la puissante Thaumaturge la laissa à son épreuve. Mgr Suhard, qui avait succédé à Mgr Lemon nier sur le siège de Bayeux, la rencontrant en clôture dans sa voiture de malade, lui dit en feignant la surprise : « Eh quoi ! ce sont là les roses qu'elle vous donne »! – « Elle sait ce qui m'est bon » fut toute la réponse.

Soeur Françoise-Thérèse se faisait de plus en plus une âme de disciple. Elle avait lu la biographie de sa Carmélite par Mgr Laveille. « Je suis touchée, écrivit-elle alors, de voir avec quelle délicatesse il parle du « petit diable-à-quatre », car mon enfance a été détestable, bien propre à déparer notre belle et si sainte famille. » Plus lui plaisent les publications du P. Martin et la synthèse théologique réalisée par le P. Petitot. A l'inverse de Soeur Marie du Sacré-Coeur, qui s'en tient à la seule Histoire d'une Ame, elle dévore tout ce qui peut éclairer la pensée thérésienne.

Il lui arrive encore de faiblir quelque peu, de « donner audience à la tristesse », comme Marie le lui reproche doucement, d'éprouver un brin d'amertume, quand, dans les discours officiels, on tait son nom en évoquant les soeurs de Thérèse. Elle réagit à la souffrance « en se cramponnant ». Recueillons quelques bulletins où se reflète l'effort constant pour faire confiance à Dieu et, s'il y a défaillance, « tomber en enfant », comme disait Thérèse, c'est-à-dire sans drame et pour se relever aussitôt avec une entière volonté:

Voici, en date du 24 février 1927, un billet à Mère Agnès de Jésus : « Je suis souvent un peu mélancolique ; c'est le fond de mon caractère, tu le sais ; il ne faut pas y faire attention. Je trouve l'exil bien long ; c'est de la paresse. Je voudrais me reposer, jouir du bon Dieu sans l'avoir mérité, enfin arriver les mains vides. Jésus sait bien que, je vivrais mille ans, je serais tout aussi pauvre. Je m'abandonne à sa miséricorde puisque je suis la petite victime de son Amour Miséricordieux ».

L'année suivante, le 27 juin, un mot trahit et sa nuit intérieure et le secret de sa force : « Que j'aime la fête de la Pentecôte ! Notre Dieu est un feu consumant. Cette pensée me ravit et m'enflamme, mais, à vrai dire, ce n'est que dans la volonté, car mon coeur est glacé : rien que dégoûts, ennuis, lassitude ».

Le 21 novembre 1929, la rénovation des voeux en la fête de la Présentation de la Vierge inspire à Léonie ce cri de gratitude : « La prière de notre incomparable maman a été pleinement exaucée puisque les cinq enfants qui lui restaient sont toutes consacrées, même le petit diable-à-quatre : un vrai miracle obtenu par nos deux Saintes : notre tante Visitandine et Thérèse de l'Enfant-Jésus. A moi plus qu'à toute autre de me plonger dans mon petit néant et de me fondre d'amour et de reconnaissance envers le bon Dieu ».

La vie montante

Soeur Françoise-Thérèse était arrivée à cet âge incertain qu'on nomme « un certain âge». Depuis l'hiver de 1927, sa santé déclinait visiblement ; elle devenait de plus en plus frileuse : « Un oiseau pour le chat », disait-on dans son entourage. L'épidémie de grippe de décembre 1930 provoque chez elle une double congestion pulmonaire qui la mène au bord de la tombe. Immense est sa joie quand elle croit voir, en la fête de l'Immaculée, la fin de son exil. Une nuit d'insomnie où la mort menace, elle serre, elle embrasse le crucifix de Thérèse et applique douleurs et prières à la conversion de la Russie. On ne peut s'empêcher d'admirer sa foi, sa patience, la délicatesse qu'elle témoigne à ses infirmières. L'Evêque de Bayeux d'alors, Mgr Suhard, en est impressionné. Venu en personne la bénir, il écrit à Mère Agnès de Jésus, le 10 décembre : « La chère Soeur est vraiment aux mains de Dieu, et de la conversation très courte que j'ai eue avec elle, je sors tout édifié. C'est comme un écho du Paradis. Il fait bon vivre dans cette atmosphère ».

La Visitation de Caen ne se résignait pas au dénouement que la Faculté laissait prévoir. Dans un bel élan de confiance, au chevet même de la malade, l'ancienne directrice de noviciat de Léonie, Soeur Marie-Aimée, supplia Thérèse de Lisieux d'intervenir ; elle acquit sur-le-champ la certitude d'être exaucée. L'amélioration ne tarda guère. Soeur Françoise-Thérèse, qui avait reçu un télégramme de Pie XI, écrirait plus tard à ses soeurs : « Je finis par croire que c'est la bénédiction du Saint-Père qui me retient sur la terre ; aussi, je vous en supplie, si je suis de nouveau malade, gardez-vous bien de le lui faire savoir ». Par la suite, elle réalisera mieux d'où lui venait cette survie inattendue.

La convalescence fut pénible et longue. La violence du traitement par ventouses et sinapismes réveilla l'eczéma toujours latent. Notre Visitandine s'en plaint le 2 janvier 1931 : « Il me revêt d'un cilice des pieds à la tête, par des démangeaisons qui m'empêchent de fermer l'oeil ; si j'ai le malheur de me soulager tant soit peu, ce sont de vraies brûlures. Je pense que j'en verrais d'autres si j'étais dans le purgatoire, alors j'offre mes souffrances pour toutes les grandes causes qui touchent particulièrement le coeur de notre Pontife et Père bien-aimé. Enfin, tous ces désirs d'apostolat m'aident à être généreuse ». Le 11 février, elle dira encore : « Les remèdes me rôtissaient comme saint Laurent sur son gril. J'ai cru en devenir folle ». A plusieurs reprises, une présence surnaturelle, celle de sa Thérèse, la réconforta dans l'épreuve. Elle la consolait de l'éloignement, qui lui fut alors très cruel, de ses soeurs du Carmel. Par-dessus tout, elle bénéficia du dévouement de sa Communauté. « Je ne me croyais pas si aimée, avouait-elle naïvement. » Le 26 mars 1931, elle put enfin quitter l'infirmerie. On la revit dans les cloîtres, énergique toujours, trottinant de son pas menu, mais plus courbée, la démarche alourdie, traversée de frémissements nerveux.

La correspondance avec Lisieux accuse la déception du rendez-vous manqué avec le Ciel: « Je ne puis plus m'acclimater sur cette triste terre. Tout m'est un sujet d'ennui et de lassitude, prie bien – ceci s'adresse à Céline – pour ta pauvre petite lâche, car en somme c'est pure lâcheté de ne plus vouloir souffrir pour le bon Dieu, pourtant plus offensé que jamais... Je me cramponne tant que je peux à sa volonté que j'aime et que je veux par-dessus tout, mais tous mes pauvres efforts sont bien infructueux et me laissent souvent dans une souffrance indicible. » Le Carmel la stimule par le rappel optimiste de la doctrine thérésienne : « Il ne s'agit pas de voir nos victoires et de nous sentir fortes et courageuses, mais de consentir à ne rien sentir, à nous tenir humblement dans la volonté du bon Dieu ».

Mère Agnès de Jésus, pour adoucir la désillusion de Léonie, recourt aux derniers propos, aux novissima verba, cueillis au chevet de sa soeur : « J'ai souffert comme si je devais mourir. Eh bien ! si je ne meurs pas, je recommencerai une autre fois, voilà tout ». – « J'ai manqué ce train-là, oui, mais je ne les manquerai pas tous. » – « Je devrai passer comme les autres, sans doute, par les tentations du démon à l'heure de la mort... Mais non, pour les tout petits, il ne peut pas, et je suis toute petite. »

Pour chasser les oiseaux de ténèbres, Pauline évoque les souvenirs d'enfance, les veillées en famille, le charme mystérieux des Buissonnets. « Noël ! Noël ! La p'tite chandelle de Minuit ! Te rappelles-tu que papa nous chantait cela autrefois ? Et c'était gai, et notre petite Thérèse riait et répétait si gentiment. » Comment, après cela, se formaliser de ce que Mère Agnès nomme son « prêche ». « La fable fait passer le précepte avec soi. »

Léonie s'apaise, au point d'écrire à ses Carmélites : « Je suis parfaitement abandonnée pour vivre jusqu'à la fin du monde, si tel est le bon plaisir du bon Dieu ! C'est ce qu'il fait que j'aime et je consentirai à vous voir mourir toutes les trois avant moi, si c'est sa volonté. Telle que vous me connaissez, vous trouverez cela héroïque, j'en suis sûre ».

La vie reprend donc, avec ses exercices, ses travaux, ses peines, au rythme de la cloche, au pas du règlement, cette existence claustrale sans évasion, dont le profane, faute d'en saisir le ressort caché, redoute l'implacable monotonie, où seuls jettent une note de diversité le cycle des fêtes liturgiques et pour chaque moniale, les aspects multiples du paysage intérieur dans la poursuite passionnée du Christ. Pour Léonie, il est un autre élément de variété dont elle se passerait volontiers : ce défilé de dignitaires ecclésiastiques avides d'entretenir la soeur d'une Sainte et de lui arracher, sinon une interview, du moins quelque trait inédit. Ils sont unanimes à admirer son humilité. Mais avec l'Evêque du lieu, elle se met en frais d'amabilité : quand Mgr Picaud, nommé à Bayeux en 1931, pénètre en clôture pour la fête de Saint François de Sales ou pour une visite canonique, elle l'aborde spontanément, s'informe de sa santé, de son sommeil, s'offre à prendre ses intentions.

Le 4 août 1932, survient à l'improviste un Grand d'Espagne, le cardinal Ségura. Léonie, aussitôt avisée, l'entretient allègrement, le temps de rassembler toutes les Soeurs au Chapitre. Là, il confie à la Communauté qu'à Lisieux, sur la tombe de Thérèse, il a renoncé à sa charge de Primat, le Pape lui ayant demandé ce sacrifice dans un but de conciliation, en raison d'une tension persistante entre autorités politiques et religieuses. « La jeune thaumaturge, avoue- t-il, m'a envoyé de belles roses, mais il y avait aussi beaucoup d'épines. »

Le 8 mai 1934, événement d'un autre genre, on s'unit à Caen, au jubilé d'or de Mère Agnès de Jésus, en même temps qu'on commémore le cinquantenaire de la première communion de Thérèse. Léonie, après avoir répondu aux prières de la messe, a les honneurs de la journée. Celle qu'on appelait, non sans un brin d'emphase, « notre relique vivante », s'estimait heureuse de retrouver à la Visitation, tant les deux Monastères étaient fraternellement unis, l'ambiance du Carmel.

Le 17 février 1935, nouvelle alerte. Depuis quelques semaines, les accès de « tremblotte », comme les nomme Léonie, se font plus fréquents. Le coeur faiblit ; les nausées s'aggravent au point d'interdire la réception de l'Eucharistie. Est-ce enfin la libération ? Soeur Françoise-Thérèse n'est plus en état de jouir de cette perspective. L'angoisse la déchire ; les ténèbres l'envahissent. C'est comme un voile qui lui cache le ciel ; elle entre à son tour dans l'épreuve de la foi. « Je suis dans un abandon parfait, note la malade, le 3 mars. Jésus viendra me voler quand il voudra. » Et six semaines plus tard, la crise conjurée : « Hélas ! au tréfonds de l'âme je suis triste, tout en chantant l'Alléluia, que j'aurais voulu éternel dans le face à face avec mon Bien-Aimé ; mais puisqu'il ne le veut pas, je ne le veux pas non plus. C'est ce qu'il fait que j'aime par-dessus tout. La pauvre nature me fait languir, tout en aimant fortement la volonté de son Dieu ». Elle se compare à un « château branlant », dont l'écroulement ne saurait tarder. Seuls les bons soins l'ont remise sur pied, mais « ma pauvre vitre fêlée » finira bien par se briser.

La vieillesse est escortée de toutes sortes d'infirmités. Céline, qui les nomme ses « dix léopards », faisant allusion aux gardiens-bourreaux du martyr Ignace d'Antioche, plaisante volontiers sur les ravages du temps, qui ride le front, brise la ligne et infléchit la taille : « C'est égal, on ne peut pas dire autrement, nous sommes maintenant trois bonnes femmes, et il y en a une quatrième à Caen... » – Eh bien ! ajoute Mère Agnès, tant pis pour les bonnes femmes ! Elles ont le coeur encore plus jeune qu'à vingt ans, parce que leurs sentiments sont plus profonds. »

La mort, qui a emporté Jeanne La Néele le 25 avril 1938, guette maintenant Soeur Marie du Sacré-Coeur. L'indépendante, la sauvage, qui ne tenait pas en place et préférait aux travaux d'intérieur le jardinage, la « bohémienne », comme l'appelait M. Martin, est depuis de longues années immobilisée, réduite à l'impuissance. Clouée à son éternel fauteuil roulant, les mains seules à demi libres, déformées elles aussi par le rhumatisme articulaire, elle besogne sans lever les yeux, disposant reliques et souvenirs en des cadres et des sachets. La vivacité d'antan émoussée par la longue souffrance, elle reste affable envers toutes, particulièrement attentive aux besoins des petites gens, empressée à les aider. « C'est une grâce d'avoir de la misère, répète-t-elle volontiers. » Comme Céline, comme Léonie, elle aspire après l'au-delà ; Mère Agnès partage ce désir du Ciel, mais, plus nerveuse, la pensée de la mort l'effraye, comme aussi les tempêtes nocturnes et les calamités imprévisibles. Au demeurant, elles s'entraînent mutuellement toutes les quatre à se mettre au diapason du bon plaisir divin.

A partir de 1936, Soeur Françoise-Thérèse sera, à son tour, la proie des tortures rhumatismales. Les pieds se gonflent et se tordent, lui donnant, selon son expression, une démarche de « petite femme toute rabougrie ». Les vertèbres et les côtes se soudent, rendant la respiration difficile et le moindre contact douloureux. L'ankylose gagnera d'année en année. Il faut tout le courage de la Visitandine et son étonnante résistance à la souffrance pour qu'elle puisse suivre encore, à coups d'héroïsme, le régime commun. Trop bien soignée, elle redoute « de vivre ainsi jusqu'à cent ans. Quelle calamité ! continue-t-elle. Ne vais-je pas aller jusqu'à la fin du monde ? J'en ai plus de peur que d'envie. » Le dernier mot reste à l'abandon : « Aimons la volonté de Dieu, n'aimons qu'elle, et de la terre nous ferons un Ciel ».

Une grâce, à laquelle elle est très sensible, lui échoit aux élections conventuelles de 1939. Une de ses amies de coeur, Soeur Marie-Agnès Debon, reçoit la charge du supériorat. Cette religieuse, bien connue de Pauline, avait rêvé de la rejoindre au Carmel. Ayant dû y renoncer pour raison de santé, elle s'était vue, en 1918, aiguillée par la Prieure de Lisieux vers le Monastère où vivait Léonie. Elle avait témoigné à celle-ci une véritable vénération. Et voilà que, par une délicatesse de la Providence, elle reçoit, à quarante-six ans, la mission d'entourer d'affection en ses vieux jours la soeur de Thérèse, à qui elle fermera les yeux.

Léonie n'était pas indifférente aux émotions religieuses qu'éveillait la croissance du culte thérésien. Par correspondance et dans des entretiens au parloir, Mgr Germain la tenait au courant de toutes ses entreprises. A travers les lettres de ses soeurs, elle suivait, en toutes ses péripéties, la rapide érection de la Basilique à Lisieux. Le 11 juillet 1937, à l'occasion du Congrès Eucharistique National, eut lieu la Bénédiction solennelle de l'édifice par le cardinal Pacelli, Légat pontifical. Pie XI avait exprimé le désir que la famille de la Sainte puisse entendre son message. Un poste fut prêté aux deux Communautés de Lisieux et de Caen, qui purent s'unir à toutes les festivités. Léonie écouta à genoux le discours du Saint-Père ; elle ne pouvait retenir ses larmes. Elle fut mise au courant par ses soeurs des circonstances de la visite faite au Carmel par le futur Pie XII. Viendrait-il jusqu'à elle ? On l'espéra un moment. Les rigueurs de l'itinéraire officiel ne le permirent pas. Plus sensible lui fut l'omission de son nom dans le rapport où Mgr Picaud parlait des soeurs de Thérèse. Elle s'en consola vite et se borna à dire : « Mère Agnès de Jésus en sera plus peinée que moi ». Elle aura plus de chance le 20 mars 1939, quand le Nonce à Paris, Son Excellence Mgr Valerio Valeri, viendra à Caen pour le cinquantenaire de l'Œuvre de Saint-Pierre Apôtre. Il tiendra à prendre la parole devant la Communauté, conversera familièrement avec Soeur Françoise-Thérèse et aura pour elle ce mot charmant : « Dans le Ciel, il y a des étoiles de différentes grandeurs, mais qui sont toutes bien belles et toutes dans les desseins de Dieu ».

La littérature thérésienne, de jour en jour plus abondante, faisait les délices de Léonie. Et les confidences de Lisieux ont un poids particulier. Léonie les recueille et les souligne jalousement. Mère Agnès a pour elle des attentions exquises. Elle lui envoie le crucifix dont la tante du Mans, Soeur Marie-Dosithée, ne se sépara jamais en sa dernière maladie et qu'elle étreignait encore à l'heure de la mort. Elle puise, pour la distraire ou pour l'édifier, dans le trésor surabondant des paroles et des gestes de sa soeur. Avouant qu'elle-même reprend sans cesse pour résolution de retraite celle de la charité fraternelle vécue intérieurement et extérieurement, elle écrit :

« C'est incroyable comme à la fin de ma vie, je comprends mieux ce que notre sainte petite Thérèse écrit à ce sujet. Quand elle m'a demandé ce qu'il fallait écrire de ses souvenirs, je lui ai répondu : ‘Parlez des novices, de vos frères missionnaires, etc. Et elle m'a répondu : ‘ Je le veux bien, mais j'ai autre chose de bien plus important à écrire. C'est sur la charité fraternelle, j'ai tant de lumières à ce sujet ‘. Malheureusement, on l'a beaucoup tourmentée quand elle écrivait. Les novices, les infirmières la dérangeaient sans cesse. Elle me dit ensuite : Tout ce que j'ai écrit, c'est bien embrouillé ! Enfin ! le bon Dieu y suppléera, il sait que je n'ai eu aucune tranquillité, il mettra sa grâce là où je n'ai point parlé clairement comme je comprends... ‘ Donc, je suis pressée, moi aussi par le bon Dieu pour parler autour de moi, et surtout pour pratiquer la charité fraternelle, et j'y trouve une source de paix... Quand je dis quelques mots au Chapitre, j'en reviens toujours à cela... »

Le monde, lui, serait bientôt plongé dans un bain de haine et de sang. La guerre se déchaîne, qui jettera sur les routes des populations entières. Les Communautés ne seront pas immunisées. Dès septembre 1939, la Visitation de Caen doit aménager des salles pour recueillir d'éventuels réfugiés de la Capitale. On visite en campagne un château où évacuer, en cas de besoin. Le Monastère recueille au passage des Visitandines de Paris, de Rouen, des Carmélites de Gravigny près d'Evreux. La rapidité foudroyante de l'invasion surprend les moniales en état d'alerte et leur épargne les affres de l'exode. Seule consolation au milieu des deuils et des ruines : la venue discrète de deux soldats allemands, Bénédictin et Oblat de Saint François de Sales, apportant le message fraternel de plusieurs Communautés de Visitandines d'Outre-Rhin, qui s'inquiétaient du sort de leurs soeurs de France. Il faisait bon retrouver, par-delà les frontières, et en dépit de la contamination hitlérienne, le sens de la charité et de l'unité dans le Christ.

Soeur Françoise-Thérèse, qui s'inquiétait fébrilement jadis devant les menaces d'expulsion, étonne à présent par son sang-froid et sa tranquillité d'âme. Elle est déjà comme détachée de la terre. Si les événements la meurtrissent, car elle n'est pas pour rien la fille de cet ardent patriote qu'était M. Martin, elle croit avec Pie XI que « l'heure désespérée, c'est l'heure de Dieu ». Il n'est plus que de se tourner vers Lui en une supplication d'autant plus confiante que la situation est humainement sans issue. On prie au cloître comme on n'a jamais prié.

La mort frappant un peu partout invitait à cette attitude de surnaturel dépouillement. Le 8 février 1941, elle devait emporter l'Aumônier, l'abbé Heurtevent, auquel succéderait bientôt l'abbé Hue. Le 19 janvier 1940, elle avait enlevé Soeur Marie du Sacré-Coeur. L'aînée de la famille avait succombé à une congestion pulmonaire ; elle s'était éteinte doucement en murmurant une prière. Sa dernière lettre, destinée à Mère Agnès de Jésus, pour sa fête du 21 janvier, contenait ce cri d'espérance, d'un accent bien thérésien : « Ce n'est pas trop de l'éternité pour connaître la bonté infinie du bon Dieu, sa puissance infinie, sa miséricorde infinie, son amour infini pour nous. Voilà nos délices éternels qui ne connaîtront pas de satiété ; notre coeur est fait pour les comprendre et s'en nourrir ». Le départ de Marie, qui, depuis la mort de Mme Martin, avait assumé à son endroit un rôle quasi maternel, parut à Léonie comme un prélude de son prochain trépas. La pensée de la grande rencontre ne la quittera plus.

* * *

Le mystère de Noël l'attirait irrésistiblement comme l'irruption et l'éclatement, en pleine histoire humaine, de l'Amour Miséricordieux. Chaque année, il se trouvait quelque jeune professe assez malicieuse pour la prier de reproduire le dialogue qui s'établit entre Jésus et saint Jérôme, dans la grotte de Bethléem où le farouche pénitent ruminait douloureusement les souvenirs de sa vie mondaine. C'était en la veille de la Nativité.
– Jérôme, que me donnes-tu pour mon jour de naissance ?
– Divin Enfant, je vous donne mon coeur.
– C'est bien, mais donne-moi quelque chose de plus.
– Je vous dorme toutes mes prières, toutes mes affections.
– Je veux plus encore.
– Je vous donne tout ce que j'ai, tout ce que je suis.
– C'est encore trop peu.
– Divin Enfant, je n'ai plus rien ; que voulez-vous que je vous livre de surcroît ?
– Jérôme, donne-moi tes péchés.
– Que voulez-vous en faire ?
– Donne-moi tes péchés, afin que je te les pardonne tous.
– Oh ! Divin Enfant, vous me faites pleurer !
Aux derniers mots, la narratrice fondait elle-même en larmes. Et l'on s'amusait et s'édifiait tout ensemble de cet attendrissement. Si Thérèse avait connu cette histoire, elle aussi aurait eu l'oeil humide. Au fait, peut-être l'a-t-elle lue dans l'Année Liturgique de Dom Guéranger.

Le concept d'enfance, pour Léonie comme pour sa sainte petite soeur, débordait largement les limites du premier âge. Il recouvrait cet état d'impuissance, de fragilité, de misère, dont l'anéantissement du Calvaire offrait le visage bouleversant. « Ma résolution, écrit-elle, c'est l'obéissance du jugement propre, sans si sans mais imitant le plus parfaitement possible celle de mon adorable Sauveur pendant sa vie mortelle, mais surtout pendant sa très douloureuse Passion.»

Afin sans doute de mieux accréditer la très basse idée qu'elle a d'elle-même, Dieu a permis que lui restent d'innocentes manies, dont l'entourage préfère sourire plutôt que de se formaliser : elle est « ramassière », s'emparant de tout ce qui semble en déshérence pour le ranger en son lieu, même s'il s'agit d'objets que l'usagère a déposés, l'espace d'un instant, pour les reprendre ensuite. « Ce n'était pas à sa place, explique-t-elle ; il ne faut rien laisser traîner. » Elle apporte un soin scrupuleux à vérifier chaque soir si les fenêtres sont bien fermées. Très lente, à table comme dans ses emplois – elle mit une heure pour venir à bout de son premier sachet de relique – elle est facilement débordée en cas d'imprévu. Son souci de tout conduire à la perfection, de ne rien abandonner qui soit en désordre, fait d'elle l'éternelle retardataire, que certaines épient avec un air finaud : occasion fréquente de remarques pénibles, mais aussi, de sa part, d'excuses et de pardons humblement sollicités.

En dépit de ces légers travers, notre Visitandine est aimée et estimée de la Communauté. Aux yeux de toutes, elle incarnait la charité, faisant ressortir les qualités des autres, en même temps qu'elle voilait leurs défauts, accueillante à toute angoisse, toujours prompte à rendre service. On ne sentait pas chez elle cette bienveillance anonyme et conventionnelle, qui tient à distance et glace timides et souffrants. Elle était très attentive à la personne. La dure expérience de son repliement au temps de son adolescence l'aidait à deviner les blessures secrètes. Elle comprend, pour les avoir vécues, les difficultés des postulantes. A celle qui s'effraye d'avoir cassé beaucoup de vaisselle, elle dit maternellement : « C'est signe de vocation. Restez joyeuse ».

A telle autre qui s'inquiète de sentir brutalement le réveil de l'amour-propre : « Ne vous étonnez pas ; on croit le laisser à la porte en rentrant, mais on ne tarde pas à le retrouver ». Pour dépanner celle qui ne sait comment détacher sa pèlerine, elle n'hésite pas à rompre le silence. Pour consoler celle qui, en temps de guerre, pleure sur sa famille continuellement exposée, elle lui glisse à l'oreille : « Ne vous tourmentez pas. Je les confie à la petite Thérèse ; elle veillera sur eux, elle les gardera ». Peu avant sa mort, une jeune fille admise à l'intérieur pour faire une retraite d'élection, sollicite ses prières. « Je demanderai au bon Dieu, répond-elle, qu'il fasse en vous sa sainte volonté. »

La prédilection de Soeur Françoise-Thérèse allait aux « soeurs blanches », occupées aux travaux domestiques. Elle se joignait volontiers à elles, les égayant de ses anecdotes et de ses chants, soulignant la noblesse de leur mission : « Vous faites comme la Sainte Vierge à Nazareth, leur disait-elle. D'ailleurs, religieuses de choeur ou non, toutes sont égales aux yeux de Dieu. »

Tant qu'elle en eut la capacité physique, elle s'employa activement au soulagement des malades. La mère Jeanne-Marie Décarpentry lui a rendu ce témoignage : « Soeur Françoise-Thérèse entoure ma vieillesse de multiples et affectueuses attentions, venant me chercher pour me conduire en chaise roulante au Choeur et aux assemblées de Communauté avec une parfaite exactitude ». Soulignons le dernier trait, qui marque un effort héroïque pour ne pas infliger à une ancienne Supérieure l'humiliation d'être en retard. Quand les forces défaillent, c'est dans la visite aux infirmes que s'exprime la délicatesse du coeur. Si elles traversent une crise aiguë, Léonie accepte de se dessaisir pour elles du crucifix de Thérèse, qu'elle garde jalousement. Voyant l'infirmière quelque peu surmenée, aux prises avec une malade agitée, elle lui dit : «Je vais prier ma sainte petite Soeur de se faire elle-même son infirmière ».

La récréation communautaire est pour la charité le banc d'essai par excellence. Dans ces moments de libre détente, les personnalités se manifestent plus spontanément, et, parfois, s'affrontent avec leurs différences de tempéraments, de goûts, d'éducation, d'aptitudes, rendues plus sensibles par l'existence en milieu clos, sans dérivatifs externes, sans possibilité de prendre le large... sinon du côté de Dieu. Léonie sent nettement la difficulté et le péril. « Puisque la patience est la pierre de touche de l'humilité, je dois l'embrasser de toutes mes forces, spécialement pendant les récréations, veillant sur mon caractère, sujet à se troubler, à s'agacer, vis-à-vis de celles qui ne me sont pas sympathiques. »

Comme Thérèse au Carmel, elle pratique largement cette bonne humeur, cette gaieté communicative. On la taquine ; elle riposte sur le même ton, car elle a la répartie vive. On la pousse sur un sujet où elle prend feu et flamme, s'obstinant dans ses idées, quitte à s'excuser ensuite de cet entêtement en alléguant son peu d'intelligence. Elle plaisante volontiers, comme ce jour où elle imagina un moyen ingénieux de redresser les finances du Monastère, alors très endetté. « On me mettrait au parloir sur un fauteuil avec une pancarte : Venez voir la soeur de sainte Thérèse. Les bonnes gens paieraient un droit d'entrée. On ferait recette... et les malins protesteraient à la sortie : « Vraiment, ce n'était pas la peine de venir admirer ce vieux tableau ; ça ne vaut pas notre argent ! »

Il arrive parfois des incidents. Une soeur a été prise à partie assez vivement ; elle a refoulé sa peine. Léonie trouve le moyen de l'aborder ensuite pour panser la blessure : « Comme j'ai été heureuse de vous voir garder le sourire et la paix de la charité ! » Elle-même est occasionellement victime de ces mouvements d'humeur. Une religieuse s'exclame à haute voix qu'on fait bien trop de bruit autour de sainte Thérèse, qu'il y a dans ces fêtes un montage déplaisant. Notre Visitandine feint de ne pas entendre et ne se départ pas de son calme. Une veuve, de caractère difficile et autoritaire, qui avait pris le voile tardivement, et, faute de jugement, multipliait les bévues et les gestes disgracieux, s'en prenait volontiers à Soeur Françoise-Thérèse. Celle-ci s'inclinait sans mot dire et restait quelques instants, le regard lointain, comme perdue en Dieu. Un jour que l'attaque avait été plus mordante, meurtrie au fond du coeur, elle laissa échapper cette plainte dans une aparté avec sa voisine : « Mais que lui ai-je donc fait ? » MmeMartin n'eût plus guère reconnu en cette vertu maîtresse d'elle-même celle dont la vivacité soulevait jadis tant d'orages et assombrissait l'atmosphère familiale.

C'est que l'Esprit de Dieu guidait notre Visitandine. Tous les jours, elle récitait le Veni Creator, aimant à s'arrêter à chaque mot pour en épuiser la sève. Grande était son allégresse quand revenait la petite retraite annuelle préparatoire à la Pentecôte. Elle s'en ouvre à ses soeurs du Carmel : « Que je savoure ces paroles : « Le bon Dieu travaille en nous, il n'est pas besoin de le voir, de le sentir Heureusement, car je suis toujours de plus en plus une pauvre bûche ; je demande à Jésus d'y mettre le feu et à l'Esprit d'Amour de l'activer. Enfin, toute petite ne veut qu'aimer, elle ne sait que dire et faire autre chose parce qu'elle est trop petite, et cette petitesse fait tout son bonheur et toute sa force ».

Aux Assemblées communautaires, quand elle n'apportait pas le fruit de ses lectures, ses compagnes avaient maintes fois l'impression qu'elle demeurait « tranquille aux mains du Dieu tranquille », comme disait saint Bernard, et qu'« à contempler Celui qui est le Repos, elle se reposait ». Non qu'elle négligeât de s'aider par le recours aux bons livres. Elle avait en cellule les classiques de la Visitation, l'Imitation de Jésus-Christ, le Manuel du Chrétien, un compendium de textes évangéliques, les écrits de Thérèse, le Bréviaire du Sacré-Coeur. Mais, comme sa benjamine, plus que tout elle goûtait l'Evangile.

Elle s'était peu à peu déprise de la recherche des facilités spirituelles. Au terme d'une retraite, comme on lui demandait : « Quel temps fait-il au désert ? », elle répondit avec humour : « Les quatre saisons ». Jongler avec les idées n'était pas son genre ; méditer ne lui convenait guère ; elle restait silencieuse à prier, à aimer.

Il semblait toutefois que l'aridité ne résistât pas à la contemplation de l'Hostie. « D'où venez-vous, Soeur Françoise-Thérèse ? » lui demandait-on, quand elle arrivait en récréation, toute rayonnante – « Mais, d'avoir adoré le Saint Sacrement ! » Les jours de fête, elle faisait ainsi de longues stations. Tout ce qui touchait à l'autel la captivait. Sa joie était de marquer tout le linge de la sacristie, notamment les pales, les purificatoires, les corporaux, qui touchent de plus près les Saintes Espèces. Elle s'y employa jusqu'à soixante-quinze ans, et sans avoir besoin de lunettes. On l'eût peinée si on l'avait privée de répondre à la seconde messe. « Je me traînerais plutôt à genoux que de manquer une communion », assurait-elle. Et dans une lettre au Carmel : « Quel immense bienfait que notre communion quotidienne ! Que deviendrions-nous sans Jésus ? La vie ne serait plus tenable, et la meilleure préparation, il me semble, la plus efficace, c'est de communier, parce que Jésus, le Dieu de toute pureté, prépare Lui-même notre coeur, son tabernacle aimé ».

M. Martin lui avait inculqué la dévotion au Pape. Dans un oratoire intérieur se trouvait une effigie de saint Pierre dont, chaque jour, elle baisait les pieds. La statue ayant disparu à l'occasion d'un aménagement, elle n'eut de cesse qu'on ne l'ait retrouvée et remise en place d'honneur. Sa mémoire retenait fidèlement les anniversaires du Saint-Père, les dates capitales de son Pontificat ; elle les évoquait dans sa prière et les rappelait à la Communauté. De même commentait-elle avec fougue les passages marquants de l'Histoire de l'Eglise. Il suffisait, pour provoquer son ire – certaines s'en faisaient un jeu – de parler des ennemis de la religion en atténuant leurs torts ou en invoquant leur bonne foi. Littéralement, elle se déchaînait contre ceux qu'elle nommait « les suppôts de Satan ». Elle s'armait alors du courroux de saint Jérôme ou du feu vengeur d'Elie... pour se calmer ensuite et conclure, en digne fille de François de Sales, que placée dans les mêmes conditions, elle se serait sans doute égarée plus encore.

Ces scènes d'indignation s'achevaient généralement en recours filial à la Mère de l'Eglise. Vers la fin de sa vie, Léonie avait toujours le chapelet à la main. Elle obtint du Carmel celui de Soeur Marie du Sacré-Coeur. « C'est mon bonheur, déclarait-elle, de semer des Ave Maria. » Elle avait copié la parole du P. Eymard, où elle retrouvait l'image de la Madone telle que Thérèse la peignait en son cantique : « Si Marie a ravi Dieu par sa pureté, elle est devenue sa Mère par son humilité ». Elle était moins sensible à la sublimité de la Vierge qu'à sa proximité.

Léonie a beaucoup souffert et souffert avec courage. Elle avait appris à bonne école la signification de l'épreuve. Nous lisons dans ses notes de retraite d'octobre 1933 : « Ma sainte petite soeur m'écrivait : Il nous faut vivre de sacrifices, sans cela la vie serait-elle méritoire ? Notre sainte Soeur Marguerite-Marie disait : ‘ Une vie sans croix est est une vie sans amour ». Soeur Françoise-Thérèse porta vaillamment le fardeau de ses infirmités physiques, de ses déficiences, des multiples échecs du passé ; elle se mortifia avec ténacité sans jamais relâcher l'effort, au point qu'on ignorait ses désirs et ses goûts ; elle accepta d'apparaître aux yeux du monde comme « la parente pauvre » de cette famille Martin qu'auréolait le prestige thérésien ; elle fit face avec douceur aux ennuis, aux impuissances, aux douleurs lancinantes que l'âge lui valut. Certain jour qu'elle s'en était ouverte, comme par besoin du coeur, elle s'interrompit soudain, leva les bras et s'écria, le visage à la fois illuminé et ruisselant de pleurs : « Mais vous me comblez de joie, Seigneur, par tout ce que que vous faites ! »

Sa nature impressionnable à l'excès semblait douée pour ressentir en profondeur les heurts involontaires et les mots maladroits qu'entraîne inévitablement toute vie communautaire. Un gai refrain cachait la blessure intime. Même courage dans la maladie. Il fallait ruser pour lui procurer certains soulagements. La soeur chargée de l'aider, au soir de sa vie, faisait d'autorité une flambée de feu dans sa cellule. Sinon, Léonie eût supporté stoïquement le froid qui la martyrisait. Quand on l'opéra aux pieds, entaillée à vif, les larmes lui venaient aux yeux, mais elle serrait les dents sans se plaindre, refusant même qu'on la transportât sur son lit, et s'y rendant d'elle-même en marchant sur les talons.

Au début de l'année 1941, Soeur Françoise-Thérèse fut installée définitivement au rez-de-chaussée, à l'infirmerie. Une fenêtre donnait sur la chapelle. La nuit, dans ses longues insomnies, elle se tournait vers Dieu. « Je fais comme ma Thérèse, je ne peux pas prier, j'aime. » Dans la journée, elle se traînait encore aux exercices, pliée en deux, longeant les murs. « Oui, je souffre beaucoup, avouait- elle, mais je ne veux pas m'arrêter, je veux aller jusqu'au bout... » A celles qui s'apitoyaient, elle disait plaisamment : « Je ne suis plus qu'une pauvre petite vieille, j'expie mes vanités, car j'étais très coquette, j'aimais la toilette. Maintenant, je n'aime plus que la volonté du bon Dieu. Je m'en vais vers la maison du Père. Oh ! comme il fera bon là-haut ! »

Ses dernières lettres portent la marque de la limpidité et de la candeur. Si elle déplore encore son « orgueil très coriace, sa sensibilité extrême », la crainte du jugement ne l'effleure pas. Elle n'a pas d'ennemis. Son coeur est dans la charité. Songeant à Louise Marais, elle note d'un ton détaché : « Je pardonne de tout mon coeur à mon bourreau et je lui sais bon gré d'avoir si bien soigné notre maman chérie dans sa dernière maladie, avec affection et vrai dévouement ». Puis, revenant à elle-même : « Je pourrais très bien mourir subitement. Le coeur est comprimé par les côtes qui sont les unes sur les autres. J'étouffe quand je tousse et éternue ; c'est presque à en crier. Je suis trop petite pour me damner ; les petits enfants ne se damnent pas. Je compte bien tomber dans les bras de Jésus Amour et Miséricorde ; je n'ai pas peur de Lui ».

Un mois plus tard, elle reprend : « Un petit mot de mon âme si grande pécheresse et qui ne peut avoir peur du bon Dieu ! Bien au contraire, c'est ma misère extrême qui me donne cette confiance, et je pense avec joie qu'en quittant les bras chéris et si maternels de notre Mère aimée, je tomberai tout naturellement dans ceux de Jésus et de ma maman du Ciel. Quelle audace ! »

En avril, Léonie traverse une phase d'ombre. Elle avait écrit à Lisieux : « Mes infirmités augmentent, je n'ai plus rien de sain que les yeux, le coeur et la tête, grâce à Dieu ; mais II peut tout prendre, tout est à Lui ! Abandon complet, même pour ma très petite et pauvre intelligence ». Le mot de la fin trahissait une angoisse secrète. Songeant à son père, qui avait passé plus de trois années dans la maison de santé du Bon Sauveur, face aux murs du jardin de la Visitation, elle avait, devant une consoeur, laissé échapper ce cri d'inquiétude : « Va-t-il falloir que je m'en aille de l'autre côté de la rue ? » Puis, se résignant au pire : « Ah ! si c'est la volonté du bon Dieu, il faudra bien la faire ». Ce sacrifice ne lui fut pas demandé. Elle demeurait entièrement lucide, bandant ses énergies pour se servir elle-même, restant fidèle aux petites observances, refusant toutes douceurs les jours de jeûne, interdisant à l'infirmière de passer la nuit dans la même chambre qu'elle, parce que cette religieuse était incommodée de dormir la fenêtre fermée.

Vers le 15 mai, une grippe-bronchite la contraignit à s'aliter. Elle suffoquait. Elle dut accepter que la Supérieure couchât à ses côtés, mais supportait difficilement qu'elle se levât pour l'aider. Cette crise posa de façon aiguë la question du lieu de sa future sépulture. Mère Agnès de Jésus souhaitait que sa soeur fut ramenée à Lisieux et ensevelie près de Soeur Marie du Sacré-Coeur, sous la Châsse de sainte Thérèse. « Oh ! non, répondit la malade, dès qu'elle fut informée de cette proposition. On va faire des embarras pour me transporter là-bas. Et puis, je suis Visitandine, je veux rester à la Visitation. » Elle l'entendait de l'enclos réservé aux moniales, dans le cimetière de Caen. On s'avisa, par l'entremise d'un vieil ami de Léonie, de solliciter de l'Administration municipale la permission d'une inhumation sur place, en clôture, dans la crypte de la Chapelle. La démarche aboutit. Soeur Françoise-Thérèse s'en montra à la fois ravie et confondue. « Pensez donc ! Un pauvre petit néant comme moi ! »

Le 2 juillet 1941, elle fêterait ses quarante et un ans de Profession. Il était évident qu'elle n'atteindrait pas ses noces d'or. Profitant d'une amélioration de son état, on décida donc de célébrer à retardement son jubilé de vermeil, passé inaperçu lors des événements douloureux de l'été de 1940. On choisit pour cela la date du 3 juin qui était celle de son soixante-dix-huitième anniversaire de naissance. La cérémonie eut lieu dans l'intimité : messe, rénovation

des voeux, couronnement, félicitations de la Communauté, repas de circonstance et récréation, où la jubilaire figura au côté de la Supérieure. Le soir, on la reconduisit processionellement à l'infirmerie, en lui chantant :
Au Ciel ! Au Ciel ! Au Ciel !
Par ton chemin si doux, Thérèse, guide-nous.
Deux cadeaux de prix rehaussèrent l'éclat de la journée. Mgr Natucci envoya de Rome une bénédiction spéciale de Pie XII, le Pasteur tant aimé de Léonie, qui le remercia dans une longue lettre, la dernière qu'elle ait écrite. Quant au Carmel, il concéda définitivement à la Communauté de Caen, avec papier à l'appui, le précieux crucifix que la Visitandine n'avait reçu qu'à titre viager. Il s'agissait du crucifix de profession de la « Petite Reine », au verso duquel on avait gravé ces lignes : « Ce crucifix a été porté plusieurs semaines par sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Elle l'a souvent baisé et couvert de fleurs. On le lui mit entre les mains après sa mort ». Pour en faciliter l'exposition, Soeur Geneviève de la Sainte-Face avait aménagé, peint et décoré un thabor, orné de bijoux de la famille Martin, qui fut remis à l'occasion de la fête du 3 juin.
Léonie était comblée. Toutefois, elle ne se faisait pas d'illusion sur l'avenir. « C'est fini, je ne retournerai plus au réfectoire... Le divin Voleur est à la porte, et je lui dis : par ici ! par ici !» – « Je parais aller mieux, mais je sens une destruction dans tout mon être ; oui, mon exil s'achève !» – « Je dis à mon Jésus de me préparer lui-même à sa venue, ne voulant me mêler de rien, car je ne ferais autre chose que tout gâter. »

La veille de la Fête-Dieu, elle participa à la récréation avec sa gaieté inaltérée. A l'Assemblée de la Communauté, elle souligna le sens profond de ce passage de l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux : « Je ne puis recevoir la sainte Communion aussi souvent que je le désire, mais, Seigneur, n'êtes-vous pas Tout-Puissant ? Restez en moi comme au Tabernacle, ne vous éloignez jamais de votre petite hostie ». Elle accentuait et pesait chaque mot. Pressentait-elle qu'il ne lui serait plus possible de recevoir l'Eucharistie ? Ce même jour, se confessant à l'Aumônier, elle lui dit : « Je ne vais pas mal du tout, mais ce dont je remercie le bon Dieu, c'est d'avoir gardé ma tête ».

Le lendemain, comme elle se levait très tôt, à son habitude, pour être prête quand l'Aumônier lui apporterait le Saint Sacrement, elle tomba en syncope, frappée de congestion. Elle reprit connaissance, mais sans retrouver l'usage de la parole. Elle ne s'unit plus aux prières récitées autour d'elle que par le mouvement des yeux, des mots inarticulés et des gestes ébauchés. La paralysie l'envahit progressivement, sans toutefois lui ôter sa lucidité. Après avoir reçu l'absolution et l'Extrême-Onction le matin même, elle devait demeurer cinq jours dans cette douloureuse impuissance. Serrant dans les mains le chapelet de son aînée et le crucifix de Thérèse, elle les baisait tour à tour. On avait placé devant elle une copie de la statue de la Vierge du Sourire qui avait guéri sa benjamine ; elle lui tendit les bras, tandis qu'on murmurait les beaux vers de la poésie de Thérèse :
Toi qui vins me sourire au matin de ma vie,
Viens me sourire encor, Mère, voici le soir.
Aux Visitandines, qui égrenaient le Rosaire, s'étaient jointes deux Soeurs tourières venues de Lisieux. Elles apportaient des roses du jardin du Carmel ; la malade les effeuilla sur son crucifix. Parfois, on devinait sur ses lèvres le mot : « Maman ! » Au cours de cette interminable attente, elle ne se départit jamais de sa patience ni de sa gentillesse. La Supérieure écrivait, le 15 juin, à Mère Agnès de Jésus : « Je voudrais que vous puissiez vous édifier comme nous de sa dignité calme, sereine, abandonnée... C'est touchant et solennel ! On sent approcher le grand silence de l'éternité ». La mourante s'animait surtout quand, à voix basse, syllabe par syllabe, on répétait à son oreille l'Acte d'Offrande. Une étreinte, un regard manifestaient qu'elle faisait sienne cette oblation, où elle rejoignait pour jamais l'âme de sa Thérèse.

Le soir du lundi 16 juin 1940, il apparut que la fin était imminente. L'agonisante, bercée par les prières de l'entourage, gardait toute sa conscience, sous une apparence de torpeur. Vers vingt-trois heures trente, les paupières se dilatèrent largement. Elle fixa longuement de ses yeux lumineux Mère Marie-Agnès et les deux Carmélites lexoviennes agenouillées à ses côtés. La Supérieure la bénit, l'embrassa au nom de Pauline et de Céline, lui fit baiser la croix en disant :f « Mon Dieu, je vous aime » et, après quelques légers soupirs, Léonie s'endormit pour l'éternité.

Sur le désir exprimé par la défunte, la Communauté entonna immédiatement ce chant de reconnaissance qui est en même temps le cantique de l'enfance spirituelle : le Magnificat. Le corps, laminé par la souffrance, retrouva toute sa souplesse. Le visage prit une expression de joie et de paix ineffable. Léonie, dans la mort, apparut vraiment belle.

La nouvelle du décès fut transmise par la radio dans le monde entier. De toutes parts, les messages de sympathie affluèrent. Pie XII offrit personnellement le Saint Sacrifice à l'intention de la défunte. Le cardinal Suhard, archevêque de Paris, qui, lors de son passage sur le siège de Bayeux, avait entretenu maintes fois et apprécié Léonie, envoya aussitôt ses condoléances. « Oui, disait-il, c'était une humble violette, soustraite volontairement à tous les regards, et qui n'attirait l'attention sur elle que par le parfum des vertus qui ornaient sa vie. Ainsi je l'ai connue, au cours des visites que je fis autrefois à son Monastère de Caen, et dont je conserve un si vivant souvenir. Ce sont de telles vies qui construisent ici-bas, dans le silence, l'édifice de la sainteté, la vraie cité de Dieu. Ce sont elles aussi qui attirent la bénédiction du Ciel, non seulement sur le lieu où elles habitent, mais sur l'univers tout entier. »

Le vendredi, on l'exposa au choeur, dans le cercueil qui ne serait fermé que dix minutes avant les funérailles. La foule défila devant la dépouille funèbre, provoquant dans la paisible rue de l'Abbatiale une queue ininterrompue de visiteurs qui attira l'attention inquiète des occupants: on était en guerre. Des milliers de personnes se succédèrent à la grille. Quatre religieuses furent employées toute la journée à faire toucher chapelets, croix, médailles à celle que tous vénéraient comme la soeur de sainte Thérèse. Malgré l'extrême chaleur, aucun signe de décomposition ne fut constaté. La veillée se passa dans une ambiance d'extraordinaire ferveur religieuse.

La Messe de sépulture fut célébrée, le samedi 21 juin à neuf heures trente, par Mgr Germain, directeur du Pèlerinage de Lisieux. Puis, en l'absence de l'Evêque malade, les plus hautes Autorités du Diocèse et une trentaine de prêtres escortèrent notre Visitandine dans la Crypte intérieure du Monastère où elle reposerait sous une dalle, au pied d'un autel dédié à la Vierge.

Elle avait réalisé en plénitude le désir qu'elle exprimait dans son enfance, quand elle écrivait, en janvier 1877, à sa tante du Mans : « Demandez au bon Dieu... qu'il me donne la vocation de devenir une vraie religieuse ».

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