Carmel

Le Carmel, un cadre de vie pour Thérèse

 

Thérèse avait une vocation: quitter sa famille, quitter le monde pour vivre au Carmel, « ce désert où le Bon Dieu voulait que j'aille me cacher.» (Ms A, 26r°) 

Ce désert, déjà connu à travers ses soeurs Pauline et Marie, entrées en 1882 et 1886, ce carmel, qu'était-il ? Non pas un de ces tout premiers monastères fondés dans la trace des carmélites venues d'Espagne, mais un carmel très pauvre, une fondation laborieuse qui atteignait juste cinquante ans, installée à Lisieux en 1838 par des carmélites venues de Poitiers, monastère issu lui-même du premier monastère fondé à Paris.

Peu de distance à Lisieux entre les Buissonnets et le carmel. Mais entre ces deux lieux de vie, quels contrastes... Du nid chaleureux dont elle fut non pas l'enfant gâtée mais la benjamine choyée, Thérèse a expérimenté au monastère le cadre austère où allait se dérouler une existence de prière, de silence, de solitude avec Dieu et pour Dieu, au milieu d'une commu­nauté de vingt-six sœurs se côtoyant dans un espace de 6000 mètres carrés environ : les constructions venaient tout juste de s'achever après 50 ans de rude labeur.

Grande continuité dans les carmels de France depuis le XVIIe siècle : influence de ce siècle et du cardinal de Bérulle, observance stricte et clôture pointilleuse codifiées par mille petits usages, mais présence spirituelle de Sainte Thérèse d'Avila, « notre Séraphique Mère », disait‑on, la fondatrice entre toutes dont l'esprit et les constitutions sont jalousement gardés comme le plus précieux des héritages. Interaction néanmoins avec l'évolution du catholicisme en France, l'esprit d'ascèse et de réparation qui l'avait quelque peu investi.

Ainsi de Lisieux en 1888 : cette petite ville de dix à douze mille habitants environ était surtout marquée par son caractère de sous-préfecture d'une région d'agriculture et d'élevage, mais aussi il s'y était développé une importante industrie textile, dont la prospérité va décroître à la fin du siècle. Cependant les vocations locales avaient abondé au nouveau monastère.

Si Mère Marie de Gonzague et Marie des Anges appartenaient par leurs familles à la petite noblesse de Normandie, si le milieu Martin et Guérin nous est connu, nous trouvons aussi au carmel de jeunes personnes dont les parents exerçaient des activités variées souvent manuelles : voici par exemple celles‑ci qu'on a pu réper­torier : tailleur, tourneur sur bois, cultivateur et agriculteur – qui se recouvrent peut‑être – , tailleur de pierre, marchand de nou­veautés, domestique de château, commis greffier, charpentier, gendarme, avoué, marin-pêcheur, instituteur, entrepreneur de menui­serie, toilier...

A l'entrée de Thérèse, deux octogénaires sont contempo­raines de la fondation. Après les décès dus ensuite à l'influenza de 1892, on peut donner 49 ans comme moyenne d'âge de la commu­nauté. Le creuset de la vie commune ne supprime jamais par enchan­tement les clivages du tempérament, de l'éducation première et des sensibilités diverses : le niveau de la communauté était simple, les soeurs dans l'ensemble étaient dans la force de l'âge, tra­vailleuses et formées à une fervente observance qui portait ses fruits dans les âmes et dans les coeurs.

Les soeurs Martin remarque­ront cependant que l'art et la culture n'étaient pas en honneur dans l'esprit de bien des soeurs de la communauté : à certains étonnements exprimés par Céline (sr Geneviève) dans l'intimité six mois après son entrée, Thérèse saura répondre qu'elle a vu juste. Qui se scandaliserait d'une époque où les niveaux de culture générale étaient plus marqués que de nos jours ?

De Mère Geneviève – une des fondatrices de 1838 – elles apprécieront l'esprit de douceur et d'humilité, « une vie sanctifiée par la pratique des vertus cachées et ordinaires, une sainteté où ne se rencontre aucune illusion.» (Ms A, 78 r°)  Mère Marie de Gonzague émerge comme une prieure douée d'autorité, un esprit large, un tempérament de contrastes dont le charme n'est pas absent. On en a beaucoup parlé et écrit, Thérèse a vraiment aimé sa prieure sans être dupe de ses failles. Elle a souffert de la souffrance de sa petite Mère Agnès de Jésus dont le premier priorat non renouvelé fut difficile (1893‑1896) : entre l'ancienne prieure privée de l'autorité qu'elle avait longtemps exercée et la nouvelle jeune bergère d'une extrême sensibilité, les relations ne furent pas toujours simples à gérer dans le petit espace de la vie cloîtrée.

Il est sûr que chaque membre de la communauté, à sa manière, aura marqué la nouvelle arri­vée. Citons cependant Soeur Fébronie, l'une de celles qui mourront en 1892 de l'influenza, qui avait remarqué la simplicité de Thérèse – simplicité de profondeur – et lui avait fait cette réflexion: « Quand vous serez parfaite, vous serez plus simple encore : plus on s'approche de Dieu, plus on se simplifie.» (Ms A, 70 v°)

La postulante puis la novice devra apprendre bien des choses : ne pas s'étonner du dernier rang, car la hiérarchie des rangs de religion s'instaure en fonction des dates de la profession religieuse ; elle découvrira l'uniformisation qui se traduit dans l'habit religieux, dans le régime alimentaire et la vaisselle du réfectoire, dans la sujétion des petits travaux de ménage et autres entretiens sans relief, dans l'horaire répétitif, et les appels de la cloche rythmant les journées, dans les formules du langage, dans certaines appellations inhabituelles – citons par exemple les pièces de l'habillement : la toque, la coiffette, la cotte, les chausses, les alpargates... Il y a des gestes parti­culiers à faire passer dans son comportement : baiser la terre en diverses circonstances bien précisées, s'asseoir sur ses talons pour l'oraison, se mettre à genoux pour adresser la parole à la prieure, mettre ses moindres actes dans l'obéissance en demandant permission.

On ne s'étonne guère d'un cérémonial un peu pompeux à l'office, malgré la simplicité de la psalmodie et du chant, mais il y a également un vrai cérémonial au réfectoire, et cette lecture recto-tono qui était la terreur des apprenties lectrices du haut de la chaire ! Nous ne parlons pas du froid, régime commun d'un monastère sans chauffage : pas davantage de chauffage central aux Buissonnets, si ce n'est le feu dans la cheminée de l'entrée, mais quelle différence dans la longueur des corridors, des cloîtres, du chœur ou autres lieux de la vie conventuelle.

Que cette énumération avec une pointe d'humour n'évoque pas pour autant une vie guindée. C'est tout un climat qui pénètre et nourrit sous le couvert de la fidélité quotidienne.

Quelle situation économique au carmel de Lisieux en ce temps là ? Certainement précaire et difficile. Monsieur Martin puis l'oncle Guérin se montrera généreux, souvent sollicité par ses nièces et sa fille elles-mêmes. Le carmel a d'autres bienfaiteurs et gère quelques revenus; mais les sœurs s'activent à divers travaux : pains d'autel, où chacune donnait du temps, réalisations à l'aiguille et en peinture, images soigneusement travaillées à l'aquarelle. Des commandes étaient passées au monastère pour des fournitures de Sacristie : il existait une recette pour fabriquer de l'encens, des ecclésiastiques faisaient faire des « rabats », cet insigne de leur habit qu'ils portaient à l'encolure de la soutane. Thérèse, elle, sur­tout habile à tenir le pinceau, prendra peu à peu sa part de cette activité rémunérée.

En dehors du rythme quotidien, la communauté se mobilisait pour des travaux communs : qu'on songe à ce que représentaient les lavages et les lessives de ce temps, comme aussi les grands ménages traditionnels de printemps.

Mais la vie communautaire avait ses joies, l'entrain de ses récréations, ses chants, la simplicité des relations mutuelles, ses fêtes elles aussi répétitives : fête de la prieure, du Bon Pasteur, de Sainte Marthe, de Noël, etc. ... où Thérèse payait largement de sa personne ; mais « nous ne sommes plus aux Buissonnets, » dira-t-elle en refusant de profiter de la présence de ses propres sœurs. Dans l'ensemble, elle ne se distingue pas : une carmélite parmi les autres, parfaitement présente, parfaitement fidèle, par­faitement effacée. Elle n'a rien caché des heurts et des piqûres d'épingle dont elle eut à souffrir au Carmel, où, écrit-elle encore, « j'ai trouvé la vie religieuse telle que je me l'étais figurée, au­cun sacrifice ne m'étonna, le Bon Dieu m'a fait la grâce de n'avoir aucune illusion en entrant au Carmel.» Ms A, 69 v°

Le Carmel est un paradoxe : la vraie liberté s'y rencontre et s'y déploie à la faveur des sacrifices qui favorisent le don absolu de soi, et Thérèse dira en 1897 comment elle a voulu « aimer ses soeurs comme la Bon Dieu les aime » Ms C, 12 r°

Pour souligner quelque vérité de Thérèse carmélite, il est un témoi­gnage émouvant et sans emphase : celui de la sœur Anne du Sacré-Cœur qui retourna en 1895 dans son carmel de Saigon après avoir passé douze ans à Lisieux, dont sept avec Thérèse. Lorsque, par la suite, elle était questionnée à son sujet, elle répondait invariablement qu'elle n'avait rien remarqué en elle que sa gentillesse et son effacement, elle ne se serait jamais douté de sa sainteté.

Lorsque Monsieur Martin reçut de Thérèse la confidence de sa vocation au Carmel, il lui offrit une petite fleur dont toutes les racines étaient venues sans avoir été brisées et Thérèse écrit : « Elle semblait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile que la mousse tendre où s'étaient écoulés ses premiers matins.» Ms A, 50 v°

Ayant réellement transporté dans le terreau fertile du Carmel toutes ses racines, tout elle-même en offrande à Jésus, il lui a été donné par grâce de découvrir la plénitude de sa vocation, un message, une mission, et de vivre cela en silence dans le cadre habituel de sa vie de carmélite. Elle n'a pas été la révolutionnaire à contre-courant de son milieu, si ce n'est dans une perfection souriante de prière et d'amour.

Sr Marie de la Rédemption – archives du Carmel de Lisieux