Carmel

Biographie de Sœur Saint Raphaël du Cœur de Marie

Stéphanie Gayat   1840-1918

Bonne et douce    

saint raphael sign

Dame de Bon Conseil

«Cinquante-quatre ans, 1ère portière. Vierge sage et prudente à la lampe débordante de l'huile de la charité; vraie fille de notre Père Saint Elie, dévorée de la gloire de Dieu et du salut des âmes, et dame de Bon conseil ! Âme bien-aimée de Saint Antoine de Padoue dont elle fait ce qu'elle veut... Un objet est-il perdu? Recourez à ma soeur Saint-Raphaël, elle se mettra en chemin et vous le rapportera bientôt ».

C'est à la plume de sœur Marie des Anges, on l'a deviné, qu'est dû ce charmant portrait, en mai 1893. L'année précédente, M. l'abbé Delatroëtte a nommé sous-prieure cette « vierge sage et prudente », en remplacement de sœur Fébronie, enlevée par l'influenza. En février 1893, la communauté l'élit troisième conseillère; satisfaite sans doute de sa « Dame de bon conseil », elle la maintient à ce poste aux élections de mars 1896. La bouillante Marie de la Trinité, elle, est agacée : « Ses discours étaient de vraies charades... » etc. (Cf. Carnet rouge et ses témoignages aux Procès).  Quoi qu'il en soit, Thérèse doit déployer des trésors de patience dans l'office de seconde portière, de l'été 1893 à mars 1896. Sa « première d'emploi » est, paraît-il, maniaque : « Il faut tout faire d'une certaine manière et ne pas se presser, poser le balai comme ceci, un papier comme cela, une boîte ainsi sur le côté, cette autre toujours à plat » (Mère Agnès). Thérèse obéit simplement, sans chercher à comprendre, seul moyen de garder sa paix intérieure.

Mais comble de bonheur, soeur Saint-Raphaël est «bonne et douce» (Céline dixit, on peut l'en croire!) et pleine d'attentions pour Thérèse. Ainsi, prise de compassion en voyant les mains couvertes d'engelures et de crevasses, elle entreprend, trois hivers de suite, de les lui envelopper de linge et d'ouate. Une année, elle y passa des heures chaque jour. C'est la même soeur qui prévient « qu'on perdait la santé de cette enfant-là en ne la servant pas suffisamment au réfectoire. » Mais, ô ironie, dans le même temps, elle s'adjuge innocemment la petite bouteille de cidre — « à peine deux verres», estime Marie du Sacré- Coeur — placée entre elle et Thérèse. Celle-ci se prive de boire pour ne pas contrister la pauvre soeur diabétique.

Le brevet de patience décerné par sœur Saint-Raphaël, à titre posthume, à sa jeune compagne, n'en a que plus de saveur : « Ce que j'ai trouvé de plus remarquable en elle c'était sa possession d'elle-même, à tel point que je la croyais flegmatique. J'étais bien loin de penser que c'était une âme si ardente. « Dans ses rapports habituels avec la Communauté je l'ai toujours trouvée très charitable. » (Mémoire du 16 décembre 1907) Aux jours de licence, la sœur, fort pieuse, ne parle que du Bon Dieu. Ce qui horripile une Marie de la Trinité. Sœur Saint-Raphaël s'inquiète près de Thérèse : « Je crains de vous fatiguer en parlant du Bon Dieu ? » Elle conservera la réponse : « Avec moi vous pouvez en parler tant que vous voudrez, jamais vous ne me fatiguerez. » Thérèse livre son secret à l'impatiente novice : « Il faut veiller à ne pas s'agacer intérieurement, à adoucir son âme par des pensées charitables; après cela on pratique la patience comme naturellement. » Et d'ajouter candidement : « Ce que je fais, vous pouvez le faire, ce n'est pas bien difficile... »

Soeur Saint-Raphaël n'eut pas de circulaire nécrologique, de sorte qu'on ignore presque tout de son enfance et de sa jeunesse. Son père, François Gayat, originaire de Honfleur, est tourneur sur bois puis tonnelier; sa mère, Marie-Lucile Lavalée, rempailleuse de chaises, est d'Ingouville, commune alors indépendante du Havre et surplombant le port, enserré dans ses remparts. Le mariage a lieu à Ingouville le 6 novembre 1828. Une fille, Francine, arrive bientôt, suivie ou non d'autres enfants, on l'ignore. Et voici notre héroïne, Arsène (sic) Laure-Stéphanie, née le 18 février 1840, «quartier du Perrey, maison Parmentier », en bord de mer. Quartier insalubre, habité par de pauvres gens. A l'époque, la place de l'actuel Hôtel de Ville du Havre baigne dans un marigot. Les témoins, tant au mariage qu'à la naissance de Stéphanie, sont de professions modestes : charpentier, chargeur, tourneur en bois, menuisier, brouettier. L'enfant est baptisée le 23 février 1840 en l'église Saint- Michel d'Ingouville, sur la colline boisée : ancienne « église des Pénitents », devenue en 1822 église paroissiale (détruite en septembre 1 944), en remplacement de l'ancienne chapelle Saint-Michel, trop petite. Obscurité complète sur les vingt-huit premières années de Stéphanie, à l'exception d'une antique photo qui nous restitue sa silhouette Second Empire.

Cinquante ans de Carmel (1868-1918)

L'aspirante est probablement présentée par le curé de Saint-Vincent-de-Paul du Havre, l'abbé Beaupel, qui restera un grand bienfaiteur du monastère lexovien jusqu'à sa mort (1885). Mlle Gayat entre au Carmel le 24 février 1868, reçue par Mère Marie- Baptiste, une prieure, encore nouvelle dans la charge. On lui donne l'habit le 26 juin. Mgr Hugonin, sacré l'année précédente, préside. Le Père Bénigne de Janville, récollet, fait le sermon. Au noviciat : sœur Marie des Anges et sœur Marie-Thérèse (anglaise, qui retournera plus tard en Angleterre), jeunes professes et sœur Saint-Pierre, novice. Cet été-là, on achève le bâtiment rustique dit du Cœur de Marie. La dot de sœur Saint-Raphaël paie en partie la construction («imprudence», admet la chroniqueuse, car la sœur n'a pas encore fait profession).

Las! C'est le drame, le 19 octobre 1868. La prieure abandonne son troupeau sans prévenir, pour aller fonder le Carmel de Caen, avec deux sœurs. Le chapitre élit Mère Geneviève comme prieure : sa douceur rétablit la paix dans le couvent perturbé. Sœur Saint-Raphaël prononce ses vœux le 6 juillet 1869 et reçoit le voile noir le 16. Un dominicain (du Havre?), le Père Ledié, assure la prédication. Les épreuves continuent : sept sœurs sont atteintes de typhoïde ou petite vérole pendant l'hiver 1869-1870. Le supérieur, M. Cagniard, meurt en cure à Vichy (20-7-1870). Une sécheresse exceptionnelle occasionne « des maladies pestilentielles sur les bestiaux», qui meurent par milliers. Une psychose de châtiment divin gagne de proche en proche. Et voici la guerre! Le spectre du Prussien répand la terreur. M. Gayat donne le signal de l'exode en dépêchant sa fille Francine pour ramener au Havre le jeune carmélite (16-20 septembre 1870). Retour au bercail pour la fête de Saint Joseph, 19 mars 1871.

La vie régulière reprend son cours austère et monotone. « Soyez bien douce avec elle, elle est malade », recommandait un jour Thérèse à une novice. Fréquentes crises de « gravelle » et fort diabète affligent sœur Saint-Raphaël. Très tôt après la mort de Thérèse s'amorce un affaiblissement mental qui la ramène précocement en enfance. Une sorte de paralysie des jambes freine de plus en plus son activité, alors qu'elle marchait déjà à pas comptés, du temps de Thérèse.  Le 16 août 1918, une crise plus grave l'oblige à s'aliter. Elle reçoit le jour même le sacrement des malades. Et la Communauté est émue de la voir recouvrer aussitôt son entière lucidité! Elle vit avec courage cette dernière étape, offrant ses souffrances, sa soif terrible surtout, « pour la gloire de Dieu et le salut des âmes », quand un sommeil comateux lui en laisse la liberté. On l'entend répéter avec conviction : « Mon Dieu, vous me ferez miséricorde car j'ai toujours eu confiance en Vous»; ou bien: «Seigneur, Père, rappelez-vous que vous avez promis de nous accorder tout ce que nous vous demanderions par la Sainte Face de Jésus. »

Elle compte aussi sur la Petite Thérèse dont elle avait comme pressenti, de son vivant même, la puissance d'intercession. « Étant au chœur j'avais la pensée qu'il y avait une âme qui obtenait des grâces particulières et je la cherchais toujours du côté où était cette chère petite sœur, mais je ne la devinais pas, c'était une âme si cachée! » Le 27 août, vers 23 heures, « sans secousse, comme une lampe qui s'éteint», Sœur Saint-Raphaël entre dans son éternité. Finie la soif inextinguible : elle se désaltère aux sources d'eau vive. Fini le pas si lent : « Elle est bien heureuse aujourd'hui de courir dans les jardins du Ciel », écrit Marie du Sacré-Cœur à Léonie (24 septembre 1918).

Sr Cécile ocd