Carmel

Autobiographie de Sœur Geneviève de la Sainte Face (1931)

A ma petite Mère « Agnès de Jésus »

[Elle m’avait demandé de reprendre le récit de ma vie depuis 1909.]

Ma Mère chérie,

Sur votre conseil je viens de relire le manuscrit que, sur sa demande, j’avais adressé à Mère Marie-Ange, en 1909. Cela me coûtait, car je n’aime pas remuer tous ces vieux souvenirs, je préfère courir en avant plutôt que de regarder en arrière.

          Le portrait est ressemblant, c’est bien moi, mais il y a des redites et toute une forêt de considérations qui m’a fatiguée, moi qui, à partir de cet écrit, pérégrine depuis 22 ans et dont les pensées et les impressions se sont simplifiées sur tout ce que j’ai vu et compris autrefois. Il me faudrait le courage d’en éliminer une bonne partie. Déjà en 1920, j’y avais apporté des corrections utiles. Ce n’est pas étonnant qu’il en ait eu besoin, je l’avais écrit petit à petit, à mes rares temps libres, et sans me relire jamais. Il me semblait que pratiquant ce dégagement, la Ste vierge à laquelle, j’avais confié le travail, me viendrait plus directement en aide.

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   Et maintenant, me voici considérant une autre période de mon existence presque aussi longue que la vie de notre petite Thérèse ! Il y aurait beaucoup à dire si on voulait entrer dans les détails de ce qui s’est passé. Il y a eu de grands travaux, de grandes joies et de grandes peines. Comment ne pas penser qu’il en a été ainsi ! – Pour qu’une balle rebondisse très haut, ne faut-il pas la lancer très bas et avec violence ?

   En jetant un regard sur notre vie de famille on voit déjà Jésus non pas seulement « pousser du pied sa balle et la faire rouler dans un coin », mais la laisser tomber au fond d’un abîme… Plus tard, il agit encore de la même façon, qui est la sienne, à lui, si on considère sa vie humaine, sa mort et l’Histoire de son Eglise.  Ajouter à l’action directe de Jésus, la jalousie du démon sur nous, pour entraver l’œuvre divine par tous les moyens en son pouvoir, et on arrivera à pressentir ce que furent traversés, de toute manière, ces 22 ans qui devaient voir « la balle de Jésus » rebondir si haut ! Je veux dire son triomphe par celui de sa petite épouse, Thérèse.          

     Mes sentiments intimes relatifs à ce triomphe de Jésus, vous les connaissez, ma Mère, d’ailleurs ne se confondent-ils pas avec les vôtres que vous avez si bien

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exprimés et qui sont l’écho des miens ?..Je me contenterai donc de jeter un rapide coup d’œil sur certaines particularités de ma vie extérieure et de ma vie intérieure dont les épreuves purent, bien qu’étant d’une toute autre nature, faire pendant à celles que j’avais subies autrefois: c’est encore «une fournaise » qu’il m’a fallu traverser. Quant à mes sentiments intimes, je ne m’y étendrai pas beaucoup non plus, en ayant consigné quelques uns dans les petits carnets de notre écritoire et dans plusieurs lettres que je vous ai adressées, ma petite Mère chérie.

     Parlerai-je des grands travaux pour les deux Procès qui ont marqué à tout jamais cette phase de notre vie ?  Que d’écritures, de labeurs dans ces diverses procédures, depuis les débuts si humbles jusqu’à l’achèvement complet. St Paul n’a pas tort de citer ‘les travaux’ dans le nombre de ses ‘épreuves’…  Et pourtant qui nous en plaindra !

      Ces travaux furent, en effet, entrepris et menés à bien avec joie et courage. Ce n’est pas étonnant, car le but était si noble, si grand: on voyait là le moyen de glorifier le bon Dieu, de le faire aimer et comprendre de la multitude des petites âmes qui remplissent l’univers.

    Aussi, l’ai-je déclaré au Tribunal Ecclésiastique.

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« Ce n’était  pas ma soeur  que je voulais faire monter sur les autels, mais l’instrument dont le bon Dieu  s’était servi pour montrer aux âmes « la voie d’enfance spirituelle », afin qu’il produise tout l’effet pour lequel il avait été créé ».

     A ce mot, je fis bondir tous les vénérables Juges.  Le Promoteur de la Foi me dit que ‘si je voulais faire mettre le Procès à l’eau, je n’avais qu’à parler « de Voie » Je répondis simplement ‘que je ne pouvais pas dire autre chose que ce que je savais, que si le Procès devait manquer, il manquerait’, et je tins bon. Ce ne fut pas sans petites humiliations… et sans souffrir de me trouver en face d’examinateurs, moi qui avais toujours refusé ‘de passer mon brevet pour éviter ce cauchemar’. Cela m’était très pénible aussi de discuter avec eux et de leur résister, car je suis plutôt timide. Ils m’appelaient ‘Sœur: Je veux’ et m’appréhendaient parce que je leur donnais beaucoup de fil à retordre. Aussi, ma Mère, vous devinez mon bonheur à la lecture du discours de Benoît XV, le 14 Août 1921. Ce bonheur a dépassé, je crois, tous ceux qui ont suivi parce que, ce jour-là fut pour ainsi dire la Canonisation de la Petite Voie, ce que je désirais par-dessus tout.

    Un autre travail qui nous demanda de longs efforts, ce fût de mettre sur pied le petit livre de la Voie d’Enfance

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Spirituelle, en tableaux. Sept ans passèrent à postuler cette œuvre comme Jacob à obtenir Rachel.  C’est bien cent fois qu’on remit l’ouvrage sur le métier. Chaque année nous faisions nos essais d’idées en projection et c’est pour arriver aux vues définitives que je tirai, peignis et doublai plus de 400 clichés jetés après dans le baquet pour être dépouillés. Il est vrai que nous menions de front la vie de notre petite Sainte, en images, et la série des Miracles. Il me fallut alors beaucoup de patience et de persévérance, car vous étiez le juge, chère petite Mère, moi j’étais l’humble ouvrier et tous ces recommencements ne se firent pas toujours sans larmes versées…

   Je m’occupai aussi de la petite vie populaire d’alors: « l’Appel ». – Puis, je composai le manuscrit de la « Vie pour les Enfants », que voulut bien corriger le R.P. Carbonel en y mettant son nom. – Enfin, avant la Béatification, longtemps avant, le livre de « l’Esprit » hanta mon esprit. M’étant aperçue que les prédicateurs citaient peu notre Sainte, je me dis que c’était faute d’avoir découvert les trésors cachés dans l’Histoire d’une Ame, trop exquise par elle-même, ‘un parfum ne se définit pas’, vous l’avez dit, ma petite Mère. Il fallait donc en quelque sorte, le disséquer, mettre les vertus

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en gerbes séparées: les lys avec les lys, les roses avec les roses, les bluets avec les bluets, les pâquerettes  avec les pâquerettes etc… Ce fut d’après cette idée première que je traçai le plan de l’ouvrage. Ensuite, je me fis un devoir de relire tous les originaux et, à mesure qu’une pensée cadrait avec les titres que j’avais choisis, je la transcrivais sur la feuille spéciale pour après, les coordonner toutes. Ce fut un « travail de Romain » qui demanda plusieurs années, car je ne m’en occupais  qu’à la dérobée, à mes moments libres.

      Quand le manuscrit fut achevé, on le donna à Mr Dubosq qui le garda deux ans sans y toucher, il ne l’avait même pas feuilleté. Enfin, à force d’insistances, il se mit à l’œuvre et c’est grâce à son concours et à celui des Sœurs qui m’ont aidée par leurs corrections que ce volume est devenu ce qu’il est aujourd’hui. J’avais agi en bonne mère qui ne regarde à aucun sacrifice pour donner à son fils des Maîtres dignes du rang qu’elle veut lui voir occuper.

    Je ne pourrai jamais dire ce que j’eus de mal à mettre au point ces pages si simples, je disais alors que, si je l’avais su avant de l’entreprendre je n’en aurais pas eu le courage. Mais, maintenant, que tout

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cela est passé, je ne regrette pas ma peine tant ce livre a fait de bien et aidé les prêtres à connaître et à faire connaître notre Sainte. J’eus une preuve du tort que nous avions fait par lui, au démon, quand, corrigeant les épreuves de la 2e édition, j’entendis, auprès de notre table de travail, comme une grosse bête harassée de fatigue, qui soufflait péniblement en rampant à terre.

    J’ai parlé ailleurs de mes travaux de dessin et de peinture pour notre petite Thérèse qui, sauf les derniers portraits, ont tous été faits sur mon temps libre. Enfin, je dois y noter aussi, outre la Ste Face, mes autres études sur le St Suaire: le Crucifix et Jésus flagellé, dont l’exécution  fut particulièrement laborieuse et pénible, car ma petite Mère, vous ne me suiviez pas dans ce travail de surérogation que vous aviez du mal à comprendre. Jésus l’a voulu ainsi, j’en suis sûre, pour que j’y ai tout mérite en plus de la fatigue.

    Quant à nos travaux d’illustration des œuvres de notre petite Thérèse, c’est de notre famille que sont venues les contradictions… Mais elles n’attaquaient pas qu’eux seuls, c’étaient toutes nos entreprises pour la cause qui étaient contrecarrées, ce qui nous fut une grosse épreuve, c’était le boulet qui nous suivait

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partout et alourdissait nos élans.  Cela, sans parler des contradictions du dehors qui ne nous manquaient pas. On aurait dit, comme dans l’Apocalypse, ‘le dragon assis sur le rivage attendant les fruits  de nos initiatives pour les dévorer aussitôt’.

     Dieu seul connaît nos combats et les divers champs de bataille sur lesquels ils se sont déroulés… Les attaques mêmes contre notre Sainte et contre les siens, vivants ou morts ne nous furent pas épargnées, comme vous le savez, ma petite Mère, et nous pourrions dire, comme St Paul, que nous avons essuyé des périls: ‘du côté des faux frères, du côté des voleurs’ etc..etc.. car ces derniers ne manquèrent pas non plus de jouer leur rôle.  Oui, nous avons passé par bien des tribulations avant de toucher le but que nous voulions atteindre et non moins, après… 

   Mais, je reprends le récit de ma vie personnelle extérieure qui a été, on le voit très très occupée, sans compter le temps donné aux constructions et aux divers aménagements tant ici qu’à Alençon, et même la surveillance des architectes et des artistes, aussi bien pour les nombreuses statues que pour les innombrables dessins, qu’il fallait le plus souvent guider, tellement qu’on fut obligé de me retirer tout emploi dès 1915, sauf toutefois les obédiences et ouvrages communs. –J’excepte

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l’emploi de la photographie, pour la reproduction, que je montai de fond en comble et qui m’occupa beaucoup pendant longtemps, si bien qu’on dût même m’adjoindre une aide. – A propos des travaux de peinture, j’ai oublié de dire que c’est lorsque j’étais sacristine que j’ai peint la vie de Notre Seigneur et celle de la Ste Vierge sur deux ornements ainsi que des médaillons sur plusieurs étoles et sur un conopée. Mais, cette fois, c’était sur le temps de l’emploi.

      Parmi mes autres ouvrages, il faut bien que j’accorde aussi un petit souvenir aux enchâssements des Reliques, depuis la plus modeste vitrine des débuts jusqu’à l’apothéose finale: placer ma chère petite Thérèse dans sa Châsse !...

     On s’étonne souvent que nous ayons gardé tant de choses d’elle. Cela tient d’abord à la haute estime que nous avions de sa vertu, prévoyant sans nous en rendre compte, ce qui est arrivé, et aussi sans doute , un peu, à mon caractère conservateur: jeter quelque chose trouve rarement grâce à mes yeux, (je me sers encore du sous-main que j’avais en pension voilà 50 ans, ce n’est pas pour l’attachement que je lui porte, car j’aurais bien désiré qu’il fut remplacé ! Sr Marie du S. C. m’en a donné un autre à sa cinquantaine) il me semble toujours qu’une fois ou l’autre on pourra se servir d’objets au rebut. Malgré cela, avant d’entrer au Carmel, j’ai donné beaucoup de vêtements de notre petite sainte et plusieurs choses à son usage que je regrette bien maintenant.

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Heureusement que le bon Dieu m’a aidée à faire valoir celles qui nous restaient, là a consisté mon rôle. J’avais déjà autrefois le goût de restaurer, de transformer et ma petite Thérèse disait en me voyant, par exemple, réparer en les métamorphosant, de fausses fleurs qu’on avait mises au rebut: « C’est ainsi que le bon Dieu fera avec nous, il utilisera ce qui est abîmé, détérioré dans notre âme pour le rétablir en son premier état et bien mieux encore. Cela lui fait beaucoup plus de plaisir que de créer. »

    A cause de ces dispositions pour le décor on me mit à contribution pour disposer les fleurs des lits de Prise d’habit et de Profession des novices, et cela pendant fort longtemps jusqu’à ce que je ne puisse plus me baisser ni m’agenouiller facilement. Puis, on réclama longtemps aussi mon concours pour faire la crèche si bien que 10 ans après être sortie du noviciat, je la faisais

encore.

    O ma petite Mère, que j’ai donc travaillé et fait d’expériences dans ma longue vie ! J’ai eu le temps de voir naître et mourir presque toutes mes œuvres. Comme le psalmiste: ‘J’ai vu la fin de toute perfection’.

     Au début, je travaillais les portraits de notre

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petite Thérèse sur papier, à l’estompe, et m’étant aperçue que le papier se piquait, je peignis sur toiles, mais un jour ou l’autre les toiles furent percées ou craquelées, alors je peignis sur des panneaux, autres déboires, c’était la peinture qui moisissait. Au jardin, c’est la même chose: Sr Marie du Sacré-Cœur et moi avons planté des arbres que nous croyions voir grandir, ils sont si bien arrivés à maturité que beaucoup sont morts et nous avons dû transformer plusieurs fois les dispositions mêmes des allées pour répondre aux besoins nouveaux créés par le temps.

    Non, rien ne demeure longtemps dans un même état, tout change au temporel comme au spirituel, et il m’a semblé toujours être au milieu des ruines. Quelle joie quand la ruine se sera communiquée à ma tente ! Je regarde à droite et à gauche pour voir de quel côté  elle pourrait être endommagée, mais je n’en découvre aucun. Il me semble que je suis éternelle et si le temps me paraît s’envoler avec la rapidité de l’éclair, ma vie en elle-même, me semble compter plus de 1000 ans comme Mathusalem ! Je crois avoir toujours été sur la terre et que la mort n’est pas faite pour moi.

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    Je vous avoue, ma chère petite Mère, que je n’ai pas toujours pris de bon cœur cette épreuve des retardements divins qui démentent les promesses de ma Thérèse au sujet de la réunion éternelle, qu’elle m’avait annoncée à bref délai. Mais après tout, les Apôtres prêchaient bien la fin du monde et l’Avènement imminent du Juge des Vivants et des morts. Là-haut, le temps ne compte pas comme sur la terre.

    Quoi qu’il en soit, cette épreuve d’attente m’a été et m’est encore très pénible, car « mon âme aspire plus ardemment vers Dieu que les sentinelles n‘attendent  le point du jour… Ps. 129  je dirai encore au Seigneur: tirez mon âme du lien où je suis enfermée afin que je bénisse votre nom, Ps. 141.  – O mon Jésus ! quand me sera-t-il donné de vous voir, de contempler la gloire de votre règne ? quand serai-je avec vous dans ce royaume que vous avez préparé de toute éternité à vos élus ? Je suis délaissée, pauvre, exilée en une terre ennemie… je voudrais m’unir intimement à vous, Im 48. Mon âme brûle d’une soif ardente pour le Dieu fort, pour le Dieu vivant, quand irai-je à lui, quand jouirai-je de sa présence ? Encore, oui encore, je me nourrirai de mes larmes le jour et la nuit » Ps. 41……………  »

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     Mais, je n’ai pas voulu que cette épreuve soit infructueuse, je l’offre souvent à Jésus comme compensation de l’indifférence des créatures pour la vie éternelle qu’il nous promet. Ainsi, il sera dédommagé du peu d’empressement que certaines âmes mettent à le voir au Ciel, il oubliera sa douleur d’être si peu désiré par des enfants qu’il aime tant et les fautes de plusieurs trop attachés à la terre seront expiées. Oui, je me mets devant la foule immense des mondains et il me semble que Jésus est comme trompé par mes soupirs, me croyant l’écho de tous les cœurs, et il est content.

    C’est avec étonnement, en effet, que j’écoute le langage qu’on entend couramment autour de nous et que nous employons nous-mêmes à l’occasion. Quand un malade va mieux, on s’écrie: « il est sauvé ! » Sauvé de quoi, mon Dieu ? Mais… de vous être réuni dans le Ciel !! Si le bon Dieu ne nous connaissait pas, il y aurait de quoi nous trouver insensés, car nous le sommes.

    Je parlais tout à l’heure d’inspecter ma tente qui me paraît toujours neuve et résistante: « Les maux qui m’ont visitée n’allaient pas à la mort. » Ainsi, j’ai toujours souffert du jeûne le soir

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non pas à cause du manque de nourriture, mais à cause du genre de nourriture. Puis, j’ai eu beaucoup de rhumatismes lesquels, pendant longtemps, m’ont fait passer bien des nuits sans sommeil où je ne faisais que gémir à voix basse. Tellement, qu’on dût, pour me donner quelque soulagement, me faire quitter la cellule de notre petite sainte que j’occupais depuis plus de 15 ans. Cette cellule était, en effet, assez souvent visitée à cette époque où nous faisions entrer les évêques ; et, d’un autre côté, cela devenait plus convenable de ne pas l’habiter. Je repris donc fin 1913 notre ancienne et toute 1ère cellule que je n’ai plus quittée. (Ste Mechtilde, sur la terrasse). Quand j’entrai au Carmel cette cellule n’avait pas de refend, elle ne formait qu’une seule pièce. – Lorsque j’y rentrai, en 1913, elle avait été partagée en deux. – Du temps de Ste Thérèse le dortoir du Chapitre se nommait « dortoir de St Elie », à cause d’une statue de notre bienheureux père qui était sur une crédence à l’endroit où se trouve actuellement le portrait de notre Sainte. J’avais une grande dévotion à St Elie parce qu’il était « dévoré du zèle de Dieu. » A noter aussi parmi ‘mes misères’ l’inflammation de la plante des pieds dont je souffris beaucoup et longtemps.

    C’est un peu plus tard, au mois de novembre 1916, que je repris aussi mon nom ‘de la Ste Face’. – Depuis que j’avais peint la Ste Face répandue par le monde, beaucoup de personnes me donnaient d’elles-mêmes ce nom et cela faisait des confusions d’où l’on ne pouvait pas sortir. D’ailleurs, on trouvait  que je m’étais acquis ce titre de noblesse, que je n’avais du reste jamais quitté, puisqu’il figurait dans la formule de mes vœux. A cette époque, je commençai donc à signer Sr Geneviève de la Ste Face et de Ste Thérèse. Oh ! 

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comme il répondait bien à mes aspirations ce nom ‘de la Ste Face’! C’est la vue de cette Face aimée qui m’a fait supporter l’exil. Pouvoir regarder Jésus, le connaître un peu dès ici-bas fut mon Ciel…

    Mais, je m’aperçois que si j’ai parlé de mes travaux, je n’ai rien dit du salaire que j’en recevais. On pourrait croire que « les œuvres de mes mains » m’aient attiré des louanges et des privilèges, il n’en fut rien, j’étais délaissée, humiliée en toutes rencontres. Souvent, bien souvent alors, je relisais ce passage de l’Imitation, le croyant écrit pour moi: « on écoutera ce que disent les autres, ce que vous direz sera compté pour rien ; on les exaltera, on leur confiera tel ou tel emploi et l’on vous jugera propre à rien.» - (C’est au sujet de Sr Marie-Ange et de Sr Isabelle qui, toutes jeunes, furent entourées de confiance et d’honneur…)

    Si d’autres que vous, ma Mère, lisaient ces lignes elles se récrieraient, car on me croyait, dès ce temps-là, une ‘conseillère’, sinon de titre, au moins de fait. Cependant, ce que je dis est bien vrai….. Mais, fallait-il me plaindre de ces revers, moi que ma Thérèse chérie avait consacrée à la Ste Face « dont le visage était caché !... »  Et, ne m’avait-elle pas écrit jadis: « J’ai pensé que ma Céline devait être et rester toujours une petite goutte de

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rosée cachée dans la divine corolle du beau lys des Vallées, nul regard humain ne doit l’y découvrir… Le seul calice qui possède la petite gouttelette connaîtra sa fraîcheur. » (25 Avril 93)

      L’état d’infortune dont je parle s’étendait même à mes entreprises personnelles. Un jour, au sujet d’un travail sur la vie de Notre-Seigneur, vous avez eu pitié de moi, ma petite Mère, et vous m’avez consolée de tous mes échecs en me faisant remarquer que c’était un dessein de Jésus sur mon âme qui ne me souffrait aucun appui humain.

      Enfin, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes, les difficultés m’étaient comme augmentées, on eut dit « qu’un ange de Satan m’avait été donné, non plus pour me souffleter, mais pour me contrarier. » Les Sœurs en riaient et me taquinaient amicalement feignant de s’éloigner de moi quand j’entreprenais quelque chose. Il en en est encore de même aujourd’hui.

     Oui, je suivais une « voie humiliée ». Ainsi, d’après une fausse interprétation du Cérémonial, croyant qu’une 3e Sœur n’avait ni voix, ni séance au Chapitre, on me faisait retirer, après avoir dit mes coulpes, avec les Sœurs du voile blanc et les novices. Cela eut lieu jus-

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qu’en 1915, c'est-à-dire 16 ans après ma sortie du Noviciat. J’avais vu passer comme Capitulantes plusieurs générations de novices sans jamais savoir les secrets de la vénérable assemblée, ni entendre les instructions de la Mère Prieure aux réceptions des sujets. Je puis dire que cette privation me fut extrêmement pénible à certaines heures, j’aurais tant aimé assister à vos délicieuses instructions, ma petite Mère chérie…

     Donc, depuis fin 1915 où une circonstance particulière ouvrit les yeux des Supérieurs, j’eus ‘séance’ au chapitre, mais ce n’est que dernièrement, en Octobre 1929, qu’on me reconnut «vocable» aussi. Parce que notre Père Général, consulté sur la question, affirma que toute professe a, de droit, ‘séance et voix’ ; que, si on ne voulait pas l’accorder à une troisième Sœur, il ne fallait pas la recevoir.

     A ce propos, je vais rappeler un détail, oublié dans les pages adressées à Mère Marie-Ange. – Au moment de me recevoir à la Profession, plusieurs Mères et Sœurs mirent tout en œuvre pour me faire partir en Missions. Plus tard, lorsque notre Thérèse ne put s’y rendre, étant trop malade, il fut décidé d’abord que ce serait moi seule qui partirais, puis vous, ma petite Mère, avec moi. Ce dernier projet fut sur le point

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d’aboutir.  Enfin, une fondation devant avoir lieu à Constantinople et des sujets de Lisieux ayant été demandés il fut question de m’y envoyer. – A tout prix, on voulait nous séparer après nous avoir réunies. Mais comme ce n’étaient pas les créatures qui nous avaient rassemblées en un même lieu, mais le Seigneur tout seul, ce furent ses desseins à Lui (travailler à la Cause de notre Sainte… note de 1954)  qui prévalurent et les machinations des hommes furent réduites à néant.

     Pour revenir à mes petites humiliations personnelles, si j’en souffris, j’en jouis plus encore. Parce que je désirais avec tant d’ardeur acquérir la belle vertu d’humilité que ‘toutes les richesses de ma maison données pour la posséder ne me parurent rien’, car, vous le savez, ma Mère: «Quand j’étais encore jeune j’ai prié ouvertement pour obtenir cette vertu, je l’ai demandée devant le temple ; en voyant sa fleur, comme à la vue de la grappe qui se colore, mon cœur se réjouissait en elle… » (Ecclé.)       

      Cependant, il est temps que j’arrive, « non pas aux visions du Seigneur, « comme St Paul, bien que j’aie aussi à raconter quelques grâces du Ciel assez sensibles, mais au récit des tribulations intérieures qui ont abondé dans mon petit royaume. Chose étrange, elles ne m’ont

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pas demandé si j’avais le temps de les recevoir ! Elles y ont pénétré en intruses et il a fallu  bon gré, mal gré les subir.

    La plus pénible de toutes fut une terrible et longue tentation contre la confiance en Dieu… ce trésor si pur, si délicat qui, en dépit des tempêtes, n’avait jamais été touché. Cette épreuve dépassa les autres en acuité parce que dans les autres le bon Dieu était comme avec moi, tandis que, dans celle-ci, il était comme devenu mon ennemi, c’était à Lui que je m’en prenais, contre Lui que j’en avais. O ma petite Mère ! c’était atroce pour moi qui l’aimais tant !.. Aussi, je renonce à dépeindre mes angoisses qui durèrent deux années sans discontinuer et sept ans où la tentation fut en moi comme un mauvais fond qu’il fallait bien me garder d’agiter…

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     Moi, je ne savais que dire et redire au moment du danger: « Mon Dieu, j’ai confiance en vous! » Ce à quoi une voix maudite répondait: « Ce n’est pas vrai ! » voix ironique que je combattais par mon invocation répétée machinalement des centaines de fois. Puis, je suppliais le bon Dieu de ne pas permettre que je l’offense, et je disais à Jésus: « Tant d’âmes,

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ô mon Dieu, ont à votre égard des sentiments durs, elles vous en veulent, vous imputent ce qui ne tourne pas à leur gré, eh bien, agréez ce même martyre que subit un cœur qui vous aime et pardonnez-leur ! Oui, je veux bien rester dans cet enfer pour que leur cœur, à elles, s’ouvre à la confiance ! »

     Ce sentiment était parfois très vif en moi. Je pensais que Jésus continuait sa passion en chacun de ses élus et, comme il s’était lui-même revêtu du péché pour attirer sur nous la compassion de son Père, ainsi voulait-il quelquefois que des âmes qu’il chérit endossent, en quelque sorte, les vêtements des pécheurs afin d’être forcé de leur pardonner.

     Toutefois, cette consolation de sentir mon épreuve fructifiante, ne me fut donnée que plus tard et d’une façon toujours brève. Quant aux consolations des créatures, elles me firent absolument défaut et je puis dire en toute vérité: « J’ai regardé à ma droite et à ma gauche s’il y avait quelqu’un pour m’aider et je n’ai trouvé personne qui me connaisse. »

   Il n’y eut guère, en effet, d’éclaircie dans mes sombres nuages, juste l’indispensable pour que je

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ne succombe pas sous l’effort, car aussitôt la grâce passée, il n’en restait aucune trace. Et cependant, j’en reçus de bien grandes. C’est ainsi qu’au mois de Mars 1910, pendant  toute la Semaine Sainte, je fus bien loin de la terre… Comme pour Thérèse ‘il y avait un voile de jeté sur toutes les choses d’ici-bas.’ Le soir, en faisant mon Chemin de Croix, j’avais comme des transports d’Amour: souvent, dans la journée, mes larmes coulaient en pensant à Jésus et je devais éloigner de moi son souvenir.

     Ah ! c’est que Jésus, comme un torrent impétueux avait débordé en sa petite épouse, et je crois qu’il ne lui est guère possible de faire de plus grandes grâces sensibles en ce monde, sans ôter la vie matérielle à ses petites Victimes.

     Comme vous le pensez, ma Mère, je sortis de ce bain forte et généreuse. Mais cette force sentie fut de courte durée et bientôt je me trouvai de nouveau plongée dans les abîmes de désolation dont j’ai parlé, pour cette fois ne plus en sortir d’ici de longs mois. En vain, j’appelais ma Thérèse à mon secours, elle était sourde à ma voix. Un matin, je la vis en rêve, c’était le 2 Août

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1910, un quart d’heure avant le réveil.

       Elle était vêtue en Carmélite avec son manteau et marchait rapidement par un chemin d’une tristesse indéfinissable, c’était angoissant. Je me mis à sa suite, mais elle marchait si vite que je ne pus la devancer et, bien qu’étant près d’elle, je ne la vis que de dos. D’ailleurs, je n’aurais pu apercevoir son visage, car elle avait le voile baissé. – Tout en marchant à ses côtés je la suppliais de me parler, lui faisant mille tendresses, mais elle continuait sa course en silence. Enfin, je lui dis tout inquiète: « Puisque tu ne me consoles pas, c’est donc que mes souffrances n’ont aucune proportion avec leur mérite? »  A ce moment, elle inclina la tête et disparut.

      Je m’éveillai aussitôt et pensai qu’il fallait m’animer  d’un nouveau courage, sans demander la cessation de cette épreuve puisqu’elle était voulue de Dieu à tel point que Thérèse elle-même, n’avait pas permission de m’y consoler. Seulement, la certitude qu’elle me conduisait et que nous marchions très vite vers un but connu de Dieu, ne laissa pas de me réconforter et, depuis, je pensai souvent à

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ce rêve pour m’exhorter à la patience au milieu de mes tribulations.

     Hélas ! faut-il le dire ? les tribulations croissant, ce secours fut petit et, dès le mois de 7bre, Thérèse pressait la Mère Carmela (de Gallipoli) de m’écrire, pour me parler en son nom. Je reçus cette lettre le 20 9bre de cette même année 1910. Quand j’allais la chercher à votre dépôt, ma Mère, je trouvai celui-ci rempli d’une agréable odeur d’encens. C’était ma petite Sœur qui me disait par là, de  prêter attention à ces lignes, dictées par elle:

        « Assurez-vous, disait la missive, que Thérèse ne peut vous nier rien !.. Elle saura maintenir la promesse que toujours elle vous faisait quand elle était ici-bas… Elle veut de vous un total et généreux abandon de votre esprit dans le Cœur de Jésus. Elle veut que, vous oubliant vous-même, vous puissiez être beaucoup utile à un grand nombre d’âmes qui, avec leur indifférence religieuse, donnent des amertumes au Cœur de Jésus, ce Sacré-Cœur il a besoin de vous, de votre oblation pour la conversion de beaucoup d’âmes… Elle vous veut enfin grande Sainte ! Soyez généreuse avec Dieu, ma bonne et chère sœur, Il vous aime assez, assez et, dans votre cœur, Il se repose comme dans un lit de lys !! »

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     A la lecture de cette page, je fus saisie. Personne au monde que vous, ma petite Mère, ne connaissait mes épreuves intimes, jamais je n’avais correspondu avec Mère Carmela et sa lettre répondait à tout: elle m’assurait que j’étais aimée là-haut, elle me stimulait au zèle des âmes, elle me certifiait que c’était pour les sauver que Jésus me laissait sur la terre, elle m’encourageait à être généreuse afin de lui en donner beaucoup. Enfin, elle me donnait l’assurance que des lys étaient plantés dans mon cœur… Que désirer de plus ?  Je copiai ces lignes et les portai sur moi pour les relire souvent ; mais comme toujours, la consolation fut de courte durée. Jésus faisait en sorte de retirer à temps ‘son tison’ du feu maudit, chaque fois que le danger était sérieux, sans le soustraire pour cela à la rage du démon.

     C’est deux mois après que je tombai gravement malade (d’une congestion pulmonaire double), sans mourir, comme j’avais tout lieu de l’espérer, et mon épreuve intérieure en fut de beaucoup augmentée. Elle dura ainsi encore un an et je me retrouvai au mois de février de l’année suivante toujours dans le même état.

          C’est alors qu’au matin du 5 février 1912,

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anniversaire de ma Prise d’Habit, ma chère petite Thérèse vint de nouveau me consoler. La veille je m’étais endormie les yeux baignés de pleurs et je rêvais que ma sœur chérie était tout près de moi et que mon oreiller exhalait un parfum intense de seringat, quand tout à coup, je fus réveillée par un battement d’ailes. Alors, j’entendis distinctement, de mes oreilles, le bruit d’une colombe qui se posait sur l’oreiller. C’était si net, si distinct que je ne doutai pas de la réalité du fait et regardai à mes côtés, mais je ne vis rien. Seulement, je sentis dans mon cœur une suavité céleste qui fit évanouir toutes mes tristesses.

     Cependant, là ne devaient pas s’arrêter les témoignages d’affection de ma Thérèse donnés à sa pauvre sœur affligée. La consigne divine semblait détendue à mon sujet et, pendant plus d’un mois, depuis le commencement du Carême de cette même année jusqu’à Pâques elle ne cessa de me visiter par des parfums: c’était tantôt le seringat qui signifie « amour fraternel », tantôt l’oranger « la fleur des noces ». Ces effluves embaumées se renouvelaient plusieurs fois par jour, au moment où j’y pensais le moins, si bien que la persistance même du phénomène ne laissa pas de

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m’impressionner un peu.

    Pendant ce temps, elle instruisait doucement mon âme. Voici, ma petite Mère, quelques-unes de mes pensées à cette époque et depuis, où mon épreuve était supportable ne redevenant aiguë qu’à certaines heures.

     Au sujet de la prédestination, question toujours angoissante pour moi, je pensais et je pense toujours avec certitude que non seulement Dieu aime ceux qui l’aiment, puisque « c’est Lui qui nous a aimés le premier », mais qu’il aime ceux–là d’un amour de prédilection, lequel souvent, il est vrai, ne se traduit pas à nos yeux, du moins de la même façon. J’ai cherché dans la nature la réponse à ce problème, car le Seigneur a mis ici-bas l’image de ses jugements et qui les cherche les trouve.

     Prenant alors une comparaison, je me suis transportée, par la pensée, dans une famille. J’ai vu le père se reposant sur son fils aîné du soin de ses affaires, fier du second qui, parti à la guerre, se couvrait de gloire. Je l’ai vu heureux dans la compagnie de sa fille qui charmait son foyer, je l’ai considéré se penchant avec délices sur le berceau d’un nouveau-né, après avoir fait sauter sur ses genoux un autre chérubin joyeux. – Ce père, me dis-je, aime tous ses enfants

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également, quant à la tendresse et pourtant cet amour est varié quant aux sentiments. Il tient à l’un autant qu’à l’autre, mais que la manière d’y tenir est différente ! Aux uns il donne un amour de protection, aux autres un amour de reconnaissance, les uns lui aident, les autres excitent son admiration tandis que celle-ci charme sa vie de chants joyeux et d’attentions délicates, pendant que les cris mêmes des tout-petits ont des attraits pour son cœur.

     Non, il n’y a pas à se croire délaissé, oublié, d’un Jésus qui a donné sa vie pour chacun de nous. Quand, parmi ceux qui se sont livrés à Lui, les uns semblent plus privilégiés, les autres moins, c’est l’effet d’un amour varié dans ses formes, varié aussi dans le plaisir que chacun lui cause.  Il est infini et rien ne l’épuise, il ne se répète pas. Alors, il me réserve, à moi, des manifestations d’amour qu’il n’a jamais données et ne donnera jamais à personne, et moi je lui donnerai des jouissances spéciales qu’il ne trouvera qu’en moi… O mon Dieu ! il n’y a donc qu’à s’abandonner totalement à votre tendresse puisque tout tourne «au bien de ceux qui vous aiment» et à votre plaisir !...

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     Aussi, je veux bien être apparemment un petit Esaü – Dans mon épreuve, cette parole de l’Ecriture: « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü » me revenait sans cesse pour me troubler. – n’était-il pas, malgré ses défauts, le préféré de son père ? et, si vous, mon Dieu, l’aviez rejeté, qu’auriez-vous fait s’il avait essayé quand même d’attirer sur lui votre amour, malgré vous ?.. Alors, pourquoi mon espérance serait-elle téméraire ? N’avez-vous pas béni votre serviteur Job plus que tous ceux qui vous aimaient, cet homme de la descendance d’Esaü dont vous étiez si fier !  Peut-être qu’il se trouvera aussi en moi une disposition du cœur que vous aurez mise, laquelle ravira le vôtre et moi aussi je serai bénie et aimée !...

      Ma petite Mère chérie, ce que je pense encore, c’est que, s’il nous était donné à choisir, c’est la part la plus pénible qui devrait être la plus enviée, puisque St Paul dit: « C’est une grâce que Dieu nous fait non seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui. » Il est bien certain, en effet, que c’est par le sacrifice de soi-même que se prouve l’amour et non par le sacrifice de victimes étrangères, de dons en dehors de nous. C’est pour cela que le bon Dieu n’a envoyé personne à sa place et qu’il est venu lui-même sur la terre où il ne s’est pas épargné, où il n’a pas épargné sa Mère,

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la laissant vieillir dans l’épreuve.

      Le divin Jardinier en créant la nature a réservé des soins particuliers à chacune des plantes qu’il y a fait germer: les unes poussent dans une terre légère, les autres dans le sable, d’autres entre les pierres tandis que pour certaines, il faut un engrais tellement fort que les racines en sont réchauffées et comme brûlées

     A nos yeux, la tendre fleur qui pousse vite dans une terre délicate peut paraître plus privilégiée que celle qui vient lentement, taillée et retaillée, les racines plongées dans la terre aride, et cependant notre Jésus « s’est élevé comme un frêle arbrisseau, comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée, il n’avait ni forme  ni beauté… » plus que cela « il a plu à Jéhovah de le briser par la souffrance… » - Un frêle arbrisseau, brisé, dans une terre desséchée, voilà par où a passé mon Epoux, et moi, sa compagne, je voudrais une autre terre, une autre apparence ?

     Ah ! je suis insensée quand je jette un regard d’envie sur ce que le bon Dieu donne aux autres, ou bien que j’essaie de scruter le mérite, la valeur de nos actions. Une seule importe, c’est l’Amour, qui se traduit par la conformité à la volonté du Seigneur, quelque

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difficile à accomplir qu’elle paraisse: « Plus les fleurs sont heureuses de faire sa volonté, dit Thérèse, plus elles sont parfaites. »

     Oui, voilà ce que je pensais quand le trouble avait cessé. Je faisais aussi comme Esther confiant à Egée le choix des ornements dont elle devait se revêtir pour se présenter devant le roi et, me livrant à Thérèse, je m’abandonnais à elle, sans vouloir choisir la parure qui me rendrait agréable à Jésus.

     Puisque j’ai raconté certaines manifestations surnaturelles, se rapportant à mon épreuve, je ne puis en omettre une qui eut lieu 4 ans plus tard. Dans cet intervalle de temps il y eut succession de calme et de trouble et ma vie intérieure peut s’y  résumer ainsi. – Sans doute, j’étais certaine que le bon Dieu m’aimait, il m’en a donné des preuves et, comme le psalmiste, « il me serait impossible d’énumérer ses bienfaits, car je n’en connais pas le nombre » ; mais selon que je l’ai dit plus haut, quand l’orage grondait je ne me souvenais plus de rien et c’était dans la pure foi que je bénissais le Seigneur.

     Voici donc ce qui m’arriva le 28 Janvier 1916. Il y avait plus de 10 ans que je n’avais été l’objet de pareilles visites.

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     Je m’étais réveillée à 3 h. ½ du matin sans pouvoir me rendormir. J’étais calme et triste, je sentais que le démon me tentait sur la confiance, il me reprochait tout dans ma vie, même des choses indifférentes et me soufflait que Dieu finirait  par m’abandonner. Moi, je priais en disant: « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Aimez-moi sans que je le mérite et sauvez-moi par miséricorde!.... »

     A 5 heures ½ ; j’entendis sonner l’Angélus à la paroisse et, un peu plus tard, je sommeillai quelques minutes, mais pas assez profondément, pour perdre conscience de ce qui se passait autour de moi. Pendant ce repos, je vis à mes côtés un petit fantôme que je chassai facilement, avec des signes de croix ; mais à mesure qu’il s’éloignait il grandissait et, lorsqu’il fut grand, il bondit sur moi et m’étreignit si douloureusement que je sortis de ce demi-sommeil et j’ouvris les yeux tandis que je me dégageais de l’étreinte.

      C’est alors que je vis notre cellule éclairée d’une lueur lugubre. Auprès de mon lit, tout près, il y avait comme un noyau rougeâtre plus intense, dans lequel s’effondraient des silhouettes diaboliques. La lueur resta quelque temps après la disparition des démons et je me retrouvai dans l’obscurité (La scène s’est passée à l’endroit même où j’avais entendu du bruit la veille de ma Profession).

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     A partir de ce moment, l’épreuve dont je souffrais depuis si longtemps et qui m’avait fait verser, dans le secret des larmes si amères, épuisée que j’étais par ce combat inexplicable, cette épreuve s’affaiblit peu à peu, pour enfin disparaître complètement.

     Voilà, ma petite Mère, par où a passé votre petite fille. C’est bien souvent qu’elle a été appelée à combattre dans l’arène. Dois-je me plaindre que mon nom soit sorti de préférence à tant d’autres ?  Je ne le crois pas. – Oh ! que j’ai de reconnaissance à Jésus, car si la voie a été sombre, les ravins dangereux et le vent glacial, je jouis en ce moment, non pas « de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement », j’ai été trop faible ; mais je jouis « d’avoir trouvé la vie et puisé le salut dans la bonté du Seigneur. » (Prov. 8)

     Et maintenant, me voici arrivée à la vieillesse où je fais l’expérience que je n’ai fait aucune expérience étant toujours aussi jeune, aussi enthousiaste, aussi naïve, aussi enfant. A mon âge (près de 62 ans), je ne suis pas blasée, et la moindre petite chose me fait grand plaisir. Ne serait-ce pas en moi que ma Thérèse accomplissait ce qu’elle avait avancé jadis: « Quand même je vivrais jusqu’à 80 ans, je m’arrangerais toujours de manière à rester petite enfant,

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et, je le sens, je ne serais pas plus vieille qu’aujourd’hui. »

     En effet, je crois que pour mon caractère et ma manière d’aller au bon Dieu on pourrait retirer 60 de mon âge et ne me laisser que le 2, on serait  mieux ainsi dans la vérité.

     Et cependant, comment allier ces contrastes ?  la vieillesse dans laquelle je suis entrée – comme toutes les vieillesses d’ailleurs – comporte une certaine tristesse, une angoisse qui envahit l’âme comme par poussées. Cette souffrance chez moi est sans raisonnement, sans pensée définie, c’est plutôt une impression, une peur du vide, de l’inconnu. Et moi qui aime tant  le bon Dieu et qui désire tant la mort pour aller à Lui !!

     Mais, j’ai trouvé un excellent moyen de réagir. Je prends l’assaut à gré et je dis: « Quelle bonne fortune, ô mon Jésus, d’être ainsi associée à votre agonie au jardin des Oliviers, que je suis donc heureuse et fière de mon sort ! » - Alors, c’est presque aussitôt que la paix revient, comme si le démon était attrapé de nous voir mériter tandis qu’il voulait nous troubler.

     Oui, ma petite Mère, malgré les apparences, je puis dire, il me semble, par ce que je sens au fond

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de mon cœur, fond qui a toujours existé en moi: qu’en vérité « c’est joyeusement que j’ai combattu les combats du Seigneur «  (1 Macc.) et je l’entends me dire: « Ne crains pas, car tu ne seras pas confondue, n’aie point honte car tu n’auras pas à rougir, car ton Epoux c’est ton Créateur, il te rappelle. Pour un instant, je t’ai abandonnée, dit ton Dieu, mais avec un amour éternel, j’ai eu compassion de toi. Malheureuse, battue de la tempête, sans consolation, voici que je coucherai tes pierres dans l’antimoine et que je te fonderai sur des saphirs. » (Is. 54)

      Oui, je sens qu’à moi aussi « le Seigneur prépare un festin magnifique à la vue de mes ennemis, qu’il parfumera ma tête d’une huile exquise, qu’il remplira ma coupe d’une excellente liqueur… que certainement sa bonté et sa miséricorde m’accompagneront tous les jours de ma vie et que j’habiterai éternellement dans la maison du Seigneur !... (Ps. XXII)

                    Sr Geneviève de la Ste Face

                        et de Ste Thérèse

                          o.c.i.

24 Février 1931

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 Le jour de mes Noces d’Or de Profession, 24 Février 1946, quand le Nonce est entré au Monastère, accompagné du Clergé, j’y étais mêlée lorsqu’il me dit: « Marchez devant nous, comme une petite Jeanne d’Arc ! » Et je pris la tête du cortège avec mon bâton fleuri, au sommet duquel rayonnait la Sainte Face…