Carmel

Autobiographie de Sœur Geneviève de la Sainte Face (1909) - suite et fin

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   En écrivant ces lignes une nouvelle réflexion se présente à mon esprit, toujours à propos des vanités de ce monde ; ce sujet, il me semble, serait inépuisable si on voulait l’étudier à fond.

   Sur la terre, le mérite n’est pas attribué aux personnes, on ne les juge pas d’après leurs qualités morales, mais on les traite d’après les choses dont elles s’entourent, oui, ce sont ces choses qui, le croirait-on ? leur donnent de la valeur. Ainsi lorsque nous habitions, l’été, la campagne que je viens de dépeindre, il y avait autour de nous tout un rayonnement d’honneurs, on nous saluait, on nous entourait avec empressement, en un mot nous étions les seigneurs du lieu, traités comme tels par les gens du pays. Les châtelains mêmes des environs désiraient faire notre connaissance et les jeunes comtesses de F. firent maintes instances auprès de Mr le Curé afin qu’il nous engageât à leur faire visite. Comme nous voulions garder notre indépendance et vivre en famille nous ne nous rendîmes pas tout d’abord, mais un matin au sortir de la messe, Mme de Fayet nous ayant invitées à prendre le petit déjeuner au château il nous fut impossible sous peine d’être impolies, de ne pas répondre à cet avance et nous leur fîmes une visite qui nous fut immédiatement rendue. Mais, à cet échange de politesse renouvelé plusieurs fois, se bornèrent nos relations d’alors.( Plus tard, au Carmel, ces demoiselles devinrent mes amies intimes.)

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car nous nous tenions extrêmement sur la réserve, ne voulant pas nous lancer dans un milieu où, comme je l’ai dit, nous aurions engagé tant soit peu notre indépendance. D’ailleurs, nous n’avions pas besoin de nous créer de liaisons, nous nous suffisions amplement pour nous rendre heureux.

   Mais j’arrive au contraste. Honorés à cette campagne de la Musse, il en était tout autrement lorsque nous allions passer quelques heures à la petite maisonnette de St Ouen (St Ouen-le-Pin, près de Lisieux) et je me souviens qu’y étant allée un jour de distribution des prix, nous étions perdues dans la foule des villageois, sans que personne nous offrît un siège, tandis que les châtelains du pays siégeaient sur l’estrade, nous regardant du haut de leur grandeur. Pourquoi cette différence, pourquoi ? Moi, je suis la même ici ou là, j’ai la même valeur en ce pays que dans cet autre, ce n’est pas à moi qu’il faut attribuer ce changement d’égards, non ce n’est pas à moi, mais à qui donc ? à qui ? à la maison que j’habite!!!.. Oh! abîme profond de vanité, ô monde trompé et trompeur, je ne veux plus t’entendre, je veux briser tout commerce avec toi, car mon âme est trop grande et la noblesse de ses sentiments trop élevée pour séjourner dans tes murs où « l’on se dit des mensonges les uns aux autres, où l’on parle avec des lèvres flatteuses et un cœur double ». (Ps. XII, 3)

   Instruite par ma propre expérience, je n’ai donc pas trouvé le bonheur au sein de l’opulence, je ne l’ai rencontré que dans

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mon cœur, lorsqu’il était uni au bon Dieu et ce bonheur était d’autant plus grand que l’union était plus parfaite. Non, le bonheur n’est pas dans les objets qui nous entourent, « le royaume de Dieu est au-dedans de nous » (Luc XVII, 21) et j’ai expérimenté cette vérité car, pour moi, je ne me suis jamais ennuyée qu’au sein même de la distraction.

   Nos journées étaient cependant bien remplies, promenades, excursions, vie de famille se partageaient notre temps pendant les vacances. Les jours de pluie nous faisions des parties de billard, ou nous nous cassions la tête au jeu d’échecs. Souvent encore nous nous exercions à tirer à la cible, distraction favorite de ces messieurs. C’était au plus adroit, mais il me faut avouer que je ne l’étais guère, quand on me mettait un fusil ‘Lebel’ entre les mains! Avec ce long engin de guerre je n’aurais pas été utile à ma patrie, à moins toutefois que l’habitude ne m’eût donné des forces.

   Voilà à quoi s’écoulait notre temps et pendant que je flânais ainsi en m’ennuyant, les serviteurs allaient et venaient s’occupant gaiement à des travaux utiles, le jardinier visitait les appartements et les perrons, renouvelant avec orgueil les fleurs de ses corbeilles tandis qu’en haut une jeune ouvrière repassait en chantant les robes et les dentelles que je salissais en pleurant. Je dis ‘en pleurant’, car si mes yeux ne versaient pas de larmes mon cœur souffrait de cet état de choses, choses humaines, cruelles,

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injustes qui en appelleraient au tribunal de Dieu si elles étaient éternelles. Oui, lorsqu’on se prend à considérer la vie, telle que nous la vivions ici-bas, on sent le besoin d’un jugement final dont la nécessité s’impose pour remettre tout à sa place et juger chacun, non pas d’après ses maisons et ses richesses mais d’après les œuvres de son cœur.

   Je dis encore « en pleurant », car ces divertissements laissaient un grand vide dans mon cœur, mes journées me semblaient fades et j’aspirais après une vie plus intéressante, plus débordante. Cette vie rêvée, je l’ai trouvée au Carmel et je dois avouer que là mes rêves ont été dépassés. En entrant dans cette solitude bénie, j’ai laissé bien loin de moi les terrains mouvants et j’ai mis pour jamais le pied sur une terre solide où les vertiges de l’âme ne sont plus connus…là mon cœur a trouvé le repos, mon activité son aliment, là mes aspirations inassouvies ont été pleinement rassasiées, mes inconstances à tout jamais fixées, là à la place de mes pauvretés et langueurs morales j’ai vu « la paix habitée dans mes remparts et l’abondance dans mes tours. » (Ps. )

   Le monde ignore vraiment où se trouve le réel bonheur, il le cherche dans les distractions, dans les conversations, dans le bruit. Il ne s’aperçoit pas qu’en se répandant au dehors l’âme s’appauvrit, car pour donner sans s’appauvrir il faut puiser à la source vive qui est Jésus et l’âme qui,se livrant au monde, prend sa source dans la vanité ne peut la prendre en même temps dans la Vérité.

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   Le bon Dieu a cependant arrangé les choses de telle façon qu’on est à soi-même sa meilleure compagnie. Il est rare de s’ennuyer quand on s’occupe à un travail utile et les heures employées ainsi passent bien plus rapidement que celles où l’âme est en quête de distractions. Je crois que c’est parce qu’on emploie notre temps de la sorte que la vie s’écoule si vite au Carmel.

   Il en est de cela comme de tout le reste. Pour ne parler que de ce que j’ai expérimenté, non seulement la solitude et le silence sont pour moi le passe-temps le plus agréable, mais les austérités de ma vie actuelle, austérités voulues et aimées, sont plus douces, même physiquement, que les simples incommodités supportées autrefois dans le monde avec mille précautions pour m’y soustraire.

   Ainsi, je n’ai jamais eu plus chaud qu’en voulant combattre la chaleur par des vêtements légers, et je ne me suis jamais trouvée plus au frais qu’en supportant patiemment mes trente livres de bure au plus fort de l’été. Tant il est vrai que notre paix, notre bonheur, notre bien-être sont beaucoup plus en nous que dans les objets qui nous entourent.

   Si ceux qui en doutent voulaient sa convaincre de cette vérité que ce n’est point le confort de la vie

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ni la fortune qui font le bonheur, ils n’auraient qu’à consulter le cœur des enfants, à étudier leurs goûts et leur manière d’être, car ils sont pour nous un livre de sagesse dont les pages n’ayant pas encore été souillées, il est facile d’en voir l’empreinte de Dieu.

   Or le cœur des petits n’est ni envieux ni orgueilleux il ne fait point de différence entre un diamant et un caillou, entre la soie et le haillon. Lorsque j’étais à la Musse il nous arrivait quelquefois, à ma cousine Marie et à moi, de rencontrer aux abords de leur maisonnette les nombreux enfants du concierge. Du plu loin qu’ils nous apercevaient descendant l’avenue ils se précipitaient dans les buissons comme une volée d’oiseaux. Voilà toute la réception qu’ils nous faisaient! C’était nous dire clairement qu’ils n’avaient point besoin de nos bonnes grâces et que nous pouvions nous en retourner chez nous. Ils étaient heureux sans nos dons et notre présence ne leur apportait que du trouble et de l’ennui.

   O chers petits, me disais-je, vous avez raison de savoir vous passer de nous, et si je n’avais au fond du cœur cet amour intense de mon Dieu qui me fait vivre et qui est ma seule richesse, vous seriez dans votre indigence, bien plus heureux et plus libres que moi!

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   Tels sont, ma Mère, mes sentiments intimes à l’égard des biens de ce monde. Si je pouvais les communiquer aux pauvres c’est pour toujours que l’envie disparaîtrait de leur cœur. Et s’ils faisaient l’honneur aux mondains de leur accorder l’une de leurs pensées, cette pensée, loin d’être un désir de convoitise, serait une profonde pitié en les voyant mettre leur joie à faire tourbillonner des flots de poussière sous les roues de leurs chars, et l’ambition de leurs cœurs à monter leurs châteaux jusqu’aux cimes, car la parole du Seigneur s’accomplira: « Quand tu élèverais ton aire comme l’aigle, dit-il, quand tu te

  placerais parmi les étoiles, je t’en ferai descendre! « (Abdias I,4) Et pour s’éviter la peine de descendre, ils ne désireraient point monter sur la terre, et leur cœur n’appréciant que la gloire du ciel, qui est sans envie et sans orgueil ne voudrait goûter que les joies éternelles dont la satiété est sans dégoût et la durée sans fin.

   Mais je laisse ici mes réflexions déjà trop longues et je reprends ma vie de famille.

   Le séjour à la campagne dans les dernières années que je passai dans le monde fut vraiment pour moi presque sans nuage autant qu’il est possible sur cette terre d’exil puisque j’avais auprès de moi mon Père bien aimé. A cause de son état d’infirmité nous n’avions pu pour la nuit, l’installer au château, la disposition des pièces et des perrons en avaient empêché et il coucha dans une [208] grande salle attenant à la maison du garde, laquelle se trouvait au rez-de-chaussée, de plain- pied avec le parc, à quelques mètres seulement de notre habitation, son domestique logeant dans une pièce contiguë. En le voyant dans cette demeure rustique, aux murs simplement blanchis comme une cellule d’ermite, je pensais à son désir exprimé autrefois de finir ses jours en semblable lieu, ce fut là en effet qu’il devait mourir.

   Comme mon cher petit Père avait besoin d’être gardé nuit et jour, j’avais établi comme loi, par rapport aux exercices religieux que, le domestique qui manquerait, à cause de lui, la messe le dimanche irait l’entendre le lundi. Alors chaque lundi je voyais soit le domestique, soit la bonne, se revêtir de ses habits les plus pimpants et nous accompagner à la messe matinale. Un jour ils me dirent avec enthousiasme: « Oh! Mademoiselle que cette méthode est sage, malheureusement on n’y pense pas, et dans les campagnes, retenus par des occupations pressantes on se déshabitue de ce grand devoir, aussi quand plus tard nous y serons, nous ne manquerons pas de nous en souvenir pour la mettre en pratique. » Ces braves gens étaient réellement dans l’admiration d’une pensée aussi simple et à cause d’elle ils me regardaient comme un génie. C’était pourtant plus que naturel et de seul bon sens. Mais cela leur donnait une haute idée du précepte dominical de se voir ainsi conduits avec nous en voiture sans avoir eux-mêmes aucun service à remplir.

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   Cependant le moment était arrivé où Jésus allait rompre les liens de sa petite fiancée et l’appeler enfin à vivre dans sa maison. Mais avant d’habiter sous le toit de l’Epoux je devais passer par une grande douleur en perdant sur la terre le père que j’aimais d’une incomparable tendresse.

   Ce fut le dimanche 29 juillet 1894 à 8 heures du matin, que le bon Dieu rappela à lui son fidèle serviteur. Il était juste qu’il entrât dans son repos à l’aurore d’un dimanche lui qui avait, durant sa vie mortelle, sanctifié avec tant d’amour le jour du Seigneur.

   La veille, mon cher petit Père avait reçu les derniers Sacrements et le matin de son dernier jour d’exil une partie du personnel étant allé entendre la messe à la ville voisine (à Evreux.) je restai seule à le garder. A cinq heures du matin trouvant sa respiration haletante, on était venu me chercher en toute hâte, mais voyant que l’agonie se prolongeait il était entendu que nous assisterions à la messe du village quand le premier groupe serait de retour. Quant à moi je suppliai Jésus de ne pas permettre que je sois absente au moment suprême. Il me semblait que cette dernière consolation m’était due, je l’avais achetée si cher!

   Je me trouvais seule auprès de mon Père chéri ( Léonie m’avait quittée en juin 1893 pour rentrer à la Visitation de Caen).quand ma Tante vint me rejoindre. Ayant remarqué que le cher malade baissait sensiblement, elle alla chercher mon oncle. Ce fut pendant

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cet espace de temps que Jésus me donna l’ineffable et inoubliable consolation que je vais décrire.

   Je n’avais jamais vu mourir personne et j’étais bien en peine de savoir quels étaient mes devoirs à cet instant solennel. La pensée me vint d’exhorter mon Père en lui parlant du bon Dieu, mais allait-il me comprendre ? Il ne donnait aucun signe de connaissance, ses yeux étaient fermés et sa respiration bruyante l’empêcherait sans doute de m’entendre. Dans cette perplexité, le cœur plein d’angoisse je me tournai du côté du ciel pour implorer secours. Alors d’une voix émue je dis ces simples paroles: « Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon cœur, mon esprit et ma vie. Jésus Marie Joseph assistez-moi dans ma dernière agonie, Jésus Marie Joseph faites que je meure en paix dans votre sainte compagnie! »

   Aussitôt ouvrant les yeux mon cher petit Père me regarda… Son regard était plein de vie, de reconnaissance et de tendresse, la flamme de l’intelligence l’illuminait…

  En un instant je retrouvais mon Père bien-aimé tel qu’il était cinq ans auparavant et c’était pour me bénir et me remercier!.. Oh! cet éloquent et profond regard il est gravé pour toujours dans mon cœur comme un gage de prédilection, car le bon Dieu ne peut que ratifier sur moi cette bénédiction d’un Père mourant.

   Après cet ineffable adieu surabondant de promesses

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mon Père chéri baissa les yeux pour ne plus les ouvrir désormais sur les choses passagères du temps.

   Aussitôt après sa mort, le reflet de la béatitude céleste reposa sur son front, son beau visage parut comme transfiguré et tous ceux qui le virent en furent vivement frappés. Pour moi, je soulageai ma douleur dans un flot de larmes, douleur qui n’était pas cependant sans consolation, car je sentais intimement la protection, toute spéciale sur moi, de celui dont j’avais partagé la douloureuse vieillesse, douleur allégée aussi par l’espérance, car je savais que, par cette mort, le Seigneur « avait déchiré le sac de tribulation qu’il portait pour le revêtir entièrement de joie, qu’il avait changé ses lamentations en allégresse afin que son âme le chante à jamais! » (Ps. XXX, 12.13)

   Quelques jours après cette suprême séparation nous étions de retour à Lisieux. Que d’impressions passèrent dans mon cœur pendant ce voyage où je ramenais sans vie le Père aimé qui avait entouré notre enfance de tant de dévouement et d’exquise tendresse!... Et combien j’étais fière d’avoir été choisie par la divine Providence pour essuyer les larmes amères de ses derniers jours et lui rendre en quelque sorte les soins et l’amour qu’il nous avait prodigués!

   Cette mission, que j’avais eue à remplir, le bon Dieu me l’avait pour ainsi dire faite entrevoir dans un rêve de mon enfance. Une nuit, pendant mon sommeil, alors que mon Père était en pleine

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vigueur je l’aperçus, vieilli et courbé par l’âge, qui cheminait péniblement au fond d’une voie extrêmement longue. Il marchait sans appui, cependant à quelques pas de lui, un ange le précédait tenant en sa main un flambeau allumé.

   Ici se terminait la parabole, mes sœurs, et particulièrement Thérèse y virent l’image de la mission que j’eus à remplir auprès de mon Père chéri. Comme l’ange qui ne le soutenait pas directement, mais simplement guidait sa marche, je ne pus hélas! le soulager parfaitement dans ses infirmités, particulièrement pendant les trois années qu’il passa loin de moi, et cependant par ma présence je n’ai cessé de le conduire, d’éclairer sa voie et c’est moi qui l’ai remis entre les mains de Dieu.

   Ma noble tâche une fois accomplie, aucun lien ne me retenait plus dans le monde, je pensai répondre sans retard à l’appel du bon Dieu. Je m’ouvris de ce projet à mes chères Carmélites, mais j’avais une révélation à leur faire, révélation à laquelle elles ne s’attendaient pas. Oh! que j’ai souffert pour garder mon secret jusqu’à ce jour surtout à l’égard de ma Thérèse bien –aimée à qui je ne cachais aucune de mes pensées.

   Elles croyaient, mes sœurs chéries, me voir solliciter mon admission au Carmel, aussi quelle ne fut pas leur surprise en m’entendant dire que mon directeur le R.P. Pichon désirait

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me lancer dans les œuvres et qu’il m’attendait depuis longtemps au Canada pour fonder une petite congrégation qu’il méditait.. Il m’avait fait la défense expresse d’en rien dire à personne. Quant à moi je ne lui avais jamais promis de me rendre à son appel: d’un côté je le laissais entretenir son espoir, tandis que de l’autre je n’avais pas détrompé mes sœurs dans leur conviction que je serai Carmélite, j’attendais l’heure du bon Dieu, certaine qu’il me manifesterait sa Volonté et ne me laisserait point m’égarer. Je ne fus pas déçue dans mon attente et la décision fut vite prise grâce aux prières et aux larmes de ma chère petite Thérèse. Dans cette circonstance, comme dans toutes les autres, elle fut l’ange envoyé par le bon Dieu pour me faire connaître sa volonté et acheter par ses souffrances les grâces qu’elle m’apporta.

   Je ne saurais jamais dire ce qu’elle a enduré à cette occasion, elle me confia que de sa vie, elle n’avait tant pleuré, il lui en vint un certain mal de tête si violent qu’elle se demanda si elle n’allait point tomber malade. Souvent depuis elle me reparla de cette grande épreuve où elle avait tant souffert pour sa Céline chérie… Si bien que je puis affirmer qu’elle m’acheta par ses prières et par ses larmes comme Ste Monique acheta son Augustin.

   Mais pourquoi donc cette persistance à me vouloir Carmélite et Carmélite auprès d’elle ? Comme vous le pensez bien, ma Mère, il n’y avait en cela aucun attachement naturel, [214] c’était un désir que le bon Dieu lui-même lui mettait au cœur: elle avait comme le pressentiment de sa mission et voulait me former selon les inspirations qu’elle recevait du ciel. Elle n’aurait pu souffrir que sa Céline suivît une autre voie que « sa petite voie d’amour et d’abandon », car dans les desseins éternels Céline devait être la première « petite victime » offerte après elle à l’Amour Miséricordieux …

   Comme je l’ai dit, le bon Dieu ne pouvait me laisser longtemps errer. Il avait vu la droiture de mes intentions, il avait compté surtout les efforts qu’il m’avait fallu faire et les incompréhensibles souffrances renouvelées à chaque parloir pour cacher à ma petite Thérèse, la sœur de mon âme, ma confidente, mon amie intime, j’allais dire:moi-même les projets dans lesquels on me berçait en secret. O ma Mère! que j’ai souffert!.. et cette souffrance s’est prolongée durant plusieurs années. Thérèse admira ensuite ma docilité, il est vrai qu’elle fut bien grande, je le reconnais aujourd’hui. Car si j’avais de l’attrait pour l’apostolat des missionnaires en pays infidèle je n’en avais aucun pour l’œuvre qu’on me proposait et si j’hésitais à y répondre ce n’était que par crainte de ne pas être où Dieu me voulait, cette œuvre de zèle me donnant le change sur mes véritables aspirations.

   J’aimais tant Jésus en effet, que je n’aurais reculé devant aucun sacrifice, je ne calculais ni avec ma peine ni avec mes répugnances et dans mes élans du plus parfait je penchais même pour l’exil lointain et la séparation totale de mes sœurs.

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  Hélas! je vois à présent combien ce beau zèle était entaché d’illusions. Je le vis même au moment où se déroulèrent ces événements parce que je m’aperçus qu’il y avait beaucoup de recherche de moi-même dans l’exécution de ce dessein. Partir si loin, au Canada! quitter tous ceux que j’aimais, fonder une œuvre, tout cela c’était du merveilleux, le bon Dieu avait des desseins sur moi, sans doute j’étais une grande âme, une sainte en germe, pourquoi pas ? Sans bien m’analyser toutes ces pensées, je suis cependant certaine qu’elles existaient en moi, sinon en théorie, du moins en action.

   Je mis le doigt sur cette vérité, lorsque je renonçai à ces projets et décidai d’entrer au plus tôt au Carmel, car cette résolution, une fois prise, le dégoût envahit mon âme, des répugnances pour la vie religieuse me devinrent une véritable torture. Je crois que le démon, me voyant enfin entrer dans la voie que l’Amour de Jésus m’avait tracée, mit tout en œuvre pour me jeter dans le découragement et me faire abandonner mes desseins.

   Me croirez-vous, ma Mère, si je vous dis que la pensée de revoir ma sœur chérie, de vivre aux côtés de ma Thérèse ne fit vibrer en moi aucun sentiment de joie. La consolation était loin, oh! elle était si loin de mon âme!.. C’était une agonie. Je pense que cette épreuve fut une grâce miséricordieuse de Jésus qui voulait rendre mon entrée méritoire. Cette entrée après laquelle j’aspirais, depuis si longtemps, de toutes les forces de mon

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âme et de toutes les ardeurs de ma volonté, elle m’était donc offerte, j’allais l’accomplir sans avoir à subir de grandes séparations, elle m’apportait même la réunion avec des êtres tendrement aimés et chose étrange! je l’appréhendais comme on appréhende une pesante croix. Grâce à ces sentiments intimes, si en désaccord avec les apparences, je pus donc, sans que personne le sut, offrir à Jésus un réel sacrifice en embrassant la vie religieuse et participer ainsi au mérite des âmes qui abandonnent tout pour le servir. Oh! combien je sus gré à mon Jésus d’avoir permis ces répugnances qui, à défaut de toit paternel à quitter me faisaient me quitter moi-même pour répondre à son appel!

   Je me demandais avec angoisse quelle était cette vie obscure, cachée, quel était ce tombeau dans lequel j’allais m’ensevelir. Il n’y avait pas jusqu’au costume religieux qui ne m’impressionnât. Je me disais avec terreur: que deviendrai-je, quand j’aurais la tête entourée de linge, moi qui aime tant avoir de l’air et la liberté de mes mouvements ? Repassant alors dans ma pensée la diversité des costumes, je voyais telles religieuses portant une guimpe empesée, telles autres des tuyaux tout autour de la tête, telles encore une sorte de rabat qui suit automatiquement les mouvements de la mâchoire, tandis que leur voile fait, au sommet de la tête tantôt le pointu, tantôt le carré. O mon Dieu! m’écriai-je en me cachant le visage de mes mains, mon Dieu! c’est à cela qu’il me faut boire! Moi aussi je vais être une ‘bonne sœur’ et participer à la disgrâce qui les entoure! Que ne suis-je un homme! que

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les pauvres femmes sont donc malheureuses d’être contraintes de s’affubler de la sorte!

   Ma Mère, je n’en finirais pas si je voulais passer en revue tous les dégoûts qui assaillirent mon âme. Mais comme autrefois dans un moment très critique j’avais dit à Thérèse: « Parle!» je me disais, à moi: « Marche! » et je marchais si bien que six semaines après la mort de mon Père j’entrais au Carmel, j’aurais même effectué plus vite cette entrée si je n’avais voulu contenter ma famille et satisfaire aux dernières obligations qui me restaient.

   Eprouvée dans mon âme je ne l’étais pas extérieurement, toutes mes démarches réussissaient comme par enchantement. Du côté de ma famille je n’avais rien à craindre, j’avais 25 ans, j’étais libre. Je subis bien, il est vrai, quelques petites persécutions. On prétendait autour de moi que ma vocation était de rester dans le monde, que j’avais toutes les qualités d’une excellente mère de famille. Tant mieux, me disais-je c’est justement ce qu’il faut pour se consacrer au bon Dieu! Eh quoi! est-ce qu’on se figure par hasard que j’embrasse l’état religieux pour m’enfermer dans un cocon et jouir dans le repos d’un stérile égoïsme ? Non, non, je ne veux pas d’une demi-vie mais d’une vie débordante et c’est pour devenir mère des âmes, de beaucoup d’âmes que je m’unis à Dieu par les liens sacrés d’un mariage mystique, bien plus fécond que toutes les unions de

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la terre! Je n’ai à ma disposition, à moi, qu’une vie, je veux la donner à Jésus. Il a sacrifié la sienne pour moi, n’est-il pas juste que je lui rende la pareille et qu’à défaut du témoignage du sang, rendu en un instant, je lui donne tout mon être goutte à goutte, dans les mille sacrifices de chaque jour. Que le Seigneur est bon de nous avoir laissé la gloire de pouvoir être généreux!

   Oui, ma Mère, malgré les répugnances dont je vous ai parlé tout à l’heure, ma résolution restait ferme et inébranlable. Ce n’étaient pas ces dégoûts qui allaient me faire oublier ou rejeter un projet longuement mûri, analysé et compris en ses multiples faces. Après tout, que m’importaient à moi les incidents de la vie ? Etait-ce grand de ma part de me laisser effrayer par une forme quelconque de coiffure ou de vêtement, par une gêne due à des causes matérielles, c’est-à-dire bien au-dessous de moi, sur un misérable corps destiné à la dissolution ? Oui, je comprends que ceux qui se livrent à Dieu abandonnent tout et, prenant d’une façon originale le contre-pied des mondanités ridicules qui déshonorent des créatures faites à l’image de Dieu, créatures émules des Anges, je comprends que ces vrais philosophes fassent, par leurs excès, un geste de mépris au monde et je trouvais que la vraie beauté était de leur côté, beauté morale, solide et forte devant laquelle s’éclipse toute l’élégance du siècle.

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   Quant à mon choix définitif du Carmel il était basé sur une conviction intime que là où il y avait plus de souffrance il y avait plus de bénéfices, que là où il y avait une existence plus obscure, une mort plus totale à soi-même, jaillissait un rayonnement de vie plus intense et je préférais renoncer moi-même à des joies fugitives, pour mériter à d’autres les joies éternelles.

   Ce que j’entends ici par joies fugitives c’est l’encouragement que donne la vue du travail accompli. On aime voir lever la semence que notre main a jetée en terre, et moi aussi j’aurais aimé exercer mon dévouement sur des choses positives, palper l’œuvre de mes mains. Je l’ai dit la vie de missionnaire m’avait beaucoup souri, j’aurais voulu partir évangéliser des contrées lointaines. Ce désir était prononcé en mon âme comme il l’avait été en ma Thérèse chérie et, à mon tour, j’étais forcée d’avancer en détournant la tête. Je fais allusion à ce trait de notre vie:

   C’était pendant le voyage de Rome. Un prêtre nous passa une annale relatant l’apostolat de femmes missionnaires. En le recevant les traits de Thérèse s’épanouirent, mais bientôt elle me dit: « Rends cet écrit à son propriétaire, je ne veux pas le lire parce que j’exciterais par là des attraits que je ne veux pas suivre. » Ce qu’elle voulait c’était s’ensevelir au Carmel afin d’être oubliée et comptée pour rien, car elle estimait qu’il n’y avait d’œuvre féconde et durable que la seule sainteté dans la mort totale à soi-même.

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   C’est aussi ce que je venais chercher au Carmel, mais j’ignorais alors le travail qu’il fallait s’imposer pour l’atteindre. Plus tard je vous parlerai, ma Mère, des luttes et des difficultés que je rencontrai dans cette œuvre si simple en elle-même, mais que l’héroïsme seul accomplit.

   Je reprends mon récit au point où je l’avais laissé avant toutes ces réflexions. Je disais que du côté de ma famille les résistances avaient été faibles, mon oncle se doutait sans me l’avouer, de ce dénouement final. Il avait dû le pressentir à mes réponses négatives invariables, à chaque proposition de mariage, car l’état d’impuissance de mon Père ne pouvait m’empêcher de fonder un foyer dont il aurait été la relique vénérable jusqu’à son dernier soir, trouvant dans son chef un protecteur et un soutien. Mon oncle savait bien cela, aussi me laissait-il tracer mes plans sans trop les contrarier les croyant, dans le fond de son cœur, le fruit de réflexions très mûries et par conséquent irrévocables.

   Du côté du Carmel les difficultés étaient plus grandes et plus invincibles. Le supérieur, contrarié que Thérèse fut déjà entrée comme malgré lui, sur l’ordre expresse de Mgr Hugonin, avait toujours sur le cœur ce démenti donné à sa manière de voir et il avait juré que jamais la quatrième sœur n’entrerait dans son monastère. Personne ne voulait lui en parler. Je dus me charger seule des négociations, je lui écrivis d’abord une lettre pour lui exposer mon désir et j’allais ensuite le trouver. Dès les premiers

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mots, il eut pitié de l’orpheline qui se mettait sous sa protection et me donna son plein consentement. Du haut du Ciel, mon cher petit Père m’aidait plus qu’il n’avait pu le faire pour sa pauvre petite Reine, lorsqu’il l’accompagnait lui-même dans ses démarches infructueuses, plaidant sa cause sans résultat.

   Mgr Hugonin appelé à donner aussi son consentement pour cette exception extraordinaire qui constituait, j’allais dire, une infraction à nos règles – mais non puisque le cas n’a pas été prévu- Mgr Hugonin consulté permit, sans hésitation, l’entrée immédiate de cette 4e sœur, dans ce même couvent du Carmel de Lisieux. Le monastère étant très pauvre on avait demandé mon admission en tant que ‘bienfaitrice’. Mgr répondit en me souhaitant d’être une parfait bienfaitrice dans toute l’acception du mot. Je me promis alors de faire tout ce qui serait en moi afin d’être une parfaite religieuse et par là une source de bienfaits pour la communauté qui avait la charité de m’admettre dans son sein.

   Il ne me restait plus qu’à fixer le jour de mon départ. Le 14 7bre, fête de l’exaltation de la Ste Croix, fur chois pour cette dernière entrée qui devait, en nous faisant toutes épouses de Jésus, réaliser les désirs de nos pieux parents. Je ne vois pas sans émotion cette fête désignée par la divine Providence pour clôturer la série d’holocaustes offerts par le vénéré Patriarche qui, après avoir courbé son front sous la couronne d’opprobres, exaltait en ce moment au ciel, les privilèges de la souffrance et les gloires de la Croix.

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   La veille de ce jour du départ, mes peines intérieures redoublèrent d’intensité et mes appréhensions furent si grandes que je passai la nuit sans dormir. Je me figurais les religieuses comme de grands spectres qui parcouraient lentement les cloîtres en récitant des De Profundis d’une voix monotone. Cette peinture me remplissait d’épouvante et vraiment ce n’est pas pardonnable à moi qui fréquentait tant de religieuses de me faire de pareilles idées, mais à mes yeux mes sœurs chéries étaient mes sœurs et rien de plus, je crois bien que je n’avais pas songé qu’elles étaient des religieuses: ainsi je n’avais vu que très sommairement leur habit et je n’avais jamais pensé à me l’analyser.

   Le matin du 14 ; je partais accompagné de mon cher oncle, de ma Tante et de ma cousine Marie pour assister à la messe au Carmel et entrer aussitôt après notre action de grâces. J’eus beaucoup de chagrin de quitter mes bien-aimés parents qui m’avaient témoigné tant d’affection et avaient entouré la vieillesse de mon Père de tant de délicatesses, du plus profond dévouement. Quant à ma cousine Marie, que j’aimais très tendrement, je savais qu’elle me rejoindrait bientôt et partagerait avec moi la même vie religieuse. Néanmoins la séparation fut très dure et bien des larmes furent versées, car mes parents m’aimaient beaucoup.

   Une fois que j’eus franchi la porte de clôture toutes mes tentations s’évanouirent, la tempête fit place au calme et à la sérénité la plus profonde, je sentais qu’enfin j’avais

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trouvé le lieu de mon repos

   Ma ‘petite Mère’ Agnès de Jésus, alors prieure me conduisit dans notre cellule, où je trouvais mes deux sœurs Marie et Thérèse qui m’attendaient. Je vois encore le regard de ma Thérèse chérie m’accueillant au seuil de cette nouvelle existence que je commençais. Je compris, qu’en me voyant à ses côtés, tous ses désirs étaient réalisés et que bientôt elle pourrait s’envoler. Elle me semblait penser cela… Me prenant ensuite les mains elle me montra, posé délicatement sur l’oreiller ; un papier sur lequel étaient écrits en vers:

   Et les anges chantaient: ‘Viens à nous, jeune fille!

   « Viens et sois parmi nous le diamant qui brille

   « Ou l’étoile, fleur d’or, dont le monde est jaloux

   « Viens dans notre jardin t’ouvrir, ô belle rose

   « Que l’aube à pleine main de ses rayons arrose

   « Viens à nous! Viens à nous!

   « Viens à nous jeune fille!

   « Il manque à ma couronne une perle qui brille,

   « Nous a dit le Seigneur, et nous arrivons tous

   « Pour t’emporter du monde avec nos ailes blanches

   « Comme un essaim d’oiseaux prend une fleur aux branches.

   « Viens à nous! Viens à nous! »

   Quelle ne fut pas mon émotion lorsque, m’approchant pour lire cette poésie, je reconnus l’écriture de Papa!.. C’était lui qui me recevait dans cette demeure où l’amour de Jésus m’avait réservé une place. Le rosier, autrefois découronné par la tempête avait à présent sa racine dans les cieux, et des roses hier encore dispersées Jésus avait fait un bouquet…

   A cette vue, des flots de reconnaissance se pressèrent dans

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mon cœur et l’attendrissement fit jaillir des larmes que le chagrin et l’angoisse n’avaient pu faire couler…

   Je ne puis dire ce qui se passa en moi dans cette première entrevue avec mes sœurs chéries, nous ne nous dîmes presque rien. Je m’assis en silence sur le bord de ma paillasse comme le voyageur fatigué qui, après une longue absence, traversée par des périls sans nombre, reprend haleine en arrivant au port, n’osant croire encore à son bonheur.

   En un instant ma vie d’autrefois m’apparut comme un lointain souvenir, comme un cauchemar fatigant qui s’évanouit au réveil, au grand soulagement du pauvre patient qui l’a subi. Que sont, en effet, ces vicissitudes du temps, ces incidents de la vie qui tissent nos journées humaines sinon un songe « une fumée qu’un souffle dissipe ? » « Toutes ces choses, dit le Sage, disparaissent comme l’ombre, comme le messager qui passe à la hâte, comme le navire qui fend l’onde agitée, sans qu’on puisse découvrir aucune trace de son passage, ni du chemin que sa carène s’est ouvert au milieu des flots. » (Sag. V, 14…)

   Ainsi, je venais de quitter les choses irréelles au milieu des quelles j’avais vécu, pour me nourrir de vérité, je venais de quitter les ténèbres qui rendaient mes pas chancelants pour me baigner dans un océan de lumière, dont l’action directe sur mon âme ne serait plus entravée par les futiles sollicitudes du siècle.

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   Voilà ce qui remplissait mon cœur d’une allégresse profonde, durable, d’un bonheur que je sentais ne devoir jamais s’éloigner de moi. Je ne ressentis point de joie naturelle en revoyant mes sœurs chéries, je n’étais pas venue ici pour elles, mais pour Jésus tout seul. Si je les trouvais au lieu de mon repos c’est qu’elles-mêmes y avaient déjà dressé leur tente. Non, aucune affection de la terre ne fit alors battre mon cœur, le calme et la paix le remplissaient tout entier jusqu’au bord. D’ailleurs, cette réunion ne nous apportait qu’une présence sensible, nos âmes ne s’étaient jamais quittées.

   O ma Mère! je m’écrie après Thérèse: « Comment peut-on dire qu’il soit plus parfait de s’éloigner des siens dans le but de mieux servir le bon Dieu ? » L’amour humain gênant, n’existe point d’ordinaire entre les enfants d’une même famille et Notre-Seigneur n’a pas craint de choisir plusieurs frères dans son collège de douze Apôtres, jusque là de répéter par trois fois son appel de deux frères (Pierre et André, Jacques et Jean, Jude et Jacques –Act. I, 13) Il jugeait avec raison qu’il y avait là une force qui, mise à son service par des âmes totalement livrées à lui, produirait des merveilles. Il est vrai que les Apôtres-frères après avoir été un instant réunis se sont ensuite dispersés pour le service du Maître, mais nous aussi nous sommes tenues prêtes à nous disperser au moindre signe de sa main. Et vous savez, ma Mère, si Jésus

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a eu lieu de se repentir de nous avoir gardées ensemble dans sa maison… Mais sur la terre, on ne connaît pas le bon Dieu, on ne le connaît pas! On a des idées étroites, et lui nous les laisse suivre par condescendance, récompensant en chacun les intentions. Cependant, nul ne sait où est le plus parfait et, tant que l’homme est sur la terre, il ne sera jamais assuré d’avoir les mêmes pensées que Dieu. C’est cette incertitude qui met, sur les lèvres de Thérèse, ces paroles qu’elle adressa à la Vénérable Mère Anne de Jésus: « Le bon Dieu est-il content de moi ?.. Me demande-t-il autre chose que mes pauvres petites actions et mes désirs ?.. » Le Seigneur en effet nous ayant créés libres, nous laisse une certaine intuition que chacun emploie comme il l’entend. C’est ce qui explique la différence des moyens pris par les Saints pour atteindre leur but. Moyens qui, il faut bien l’avouer, ne manquent pas parfois d’originalité et d’une certaine bizarrerie. Aussi Dieu s’est-il donné lui-même et lui seul comme modèle suprême: « Soyez parfait comme votre Père Céleste est parfait. »

   Voilà le modèle et la mesure. Si on demande le pourquoi de cette mesure, c’est encore le Seigneur qui daigne nous répondre en disant: « Soyez saints parce que je suis saint.» Etant notre but, notre fin, il est juste que la participation à son état de sainteté soit exigée de nous et, pour accomplir cette œuvre, un stade nous est

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ouvert. La Porte de ce stade c’est Jésus puisqu’il nous dit dans le St Evangile: « Je suis la Porte. » Celui donc qui entre par cette Porte et qui court dans ce stade ne s’égarera pas. Il est vrai qu’il y a certaines règles à observer, règles assez sévères qui sont les commandements de Dieu et de l’Eglise, lois sages que notre Mère est libre de promulguer quand bon lui semble et qu’il faut absolument suivre sous peine de renoncer à la couronne. Cependant lorsqu’on s’y enferme, il y a beaucoup de latitude, quant aux moyens secondaires de gagner cette couronne c’est ce qui fait écrire au prophète: « Dites au juste que tout est bien. (Is.)

   Mais où en suis-je de mon sujet ? me voilà encore partie dans un dédale de réflexions, si cela continue je n’achèverai jamais l’histoire du pauvre tison si miséricordieusement arraché du feu par la divine main de Jésus. Avez-vous remarqué, ma Mère, ce mot arraché qui caractérise si bien l’action violente qu’il a fallu pour le soustraire à la combustion ? Oh! ma Mère, c’est cette action que Jésus a faite pour moi… il ne m’a pas prise, retirée, il m’a arrachée des flammes qui ne cherchaient qu’à me dévorer. Et tout heureux de son exploit il a déposé son tison enflammé sur la montagne du Carmel.

   Enflammé, oui il l’était vraiment, mais du seul amour de son Libérateur… Jésus l’avait accaparé, possédé et, à son contact, il avait pris feu pour ne plus jamais s’éteindre. Transporté dans ce nouveau foyer, ses ardeurs s’activeront sans doute ? C’était le rêve de Jésus

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et celui du tison. Vous jugerez, ma Mère, s’il en a été ainsi. Quant à moi je l’espère de la miséricorde de Dieu, car « c’est vous Seigneur, qui avez opéré les merveilles des temps anciens et qui avez formé le dessein de celles qui ont suivi, et elles se sont accomplies parce que vous l’avez voulu. » (Judith IX, 4). C’est là tout le mystère de ma préservation, merveille qui s’est accomplie non par mon propre mérite mais parce que le Seigneur l’a voulu.

   Je dis préservation, car au Carmel comme dans le monde plus même encore que dans le monde, le démon convoite le tison de Jésus. Il s’assit au bord du foyer, guettant le moment favorable pour le soustraire aux flammes d’amour dans lesquelles il se consumait, il le voulait pour lui à tout prix, aussi mon histoire a-t-elle quelque ressemblance avec celle de mon divin Epoux « Je me suis en quelque sorte retirée au désert pour y être tentée par le démon. »

   Avant de vous parler, ma Mère, de ces combats dont je ne pourrai vous dire que quelques mots, il me faut reprendre le récit de mon entrée au Carmel. Je laisserai d’abord la mondaine philosophe exposer ses impressions. Après l’avoir entendue, vous verrez la Carmélite apôtre, laissant de côté les théories, se mettre à la pratique et vous assisterez à ses luttes, plus fécondes hélas en défaites qu’en victoires.

   Après la première entrevue avec mes sœurs chéries, on me fit visiter quelques endroits de la maison, puis assister à certains exercices. Là je vis la communauté réunie, j’observais beaucoup sans

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en avoir l’air et je fus ravie de mon étude. Au lieu de me trouver au milieu de fantômes j’avais pour sociétés des êtres bien vivants. Etaient-ce des hommes, étaient-ce des femmes on aurait vraiment pu se le demander. Un instant je me crus dans une communauté de moines, là point de figures efféminées, de manières molles et lâches. La nonchalance n’habite point dans cette enceinte, mais on y voit des visages mâles, des traits rudes et émaciés, les expressions sont franches, les allures pleines de vigueur. Là point de serviteurs ni de servantes, l’égalité est parfaite, deux ou trois seulement, suffisent pour suppléer aux travaux manuels quand la Communauté récite l’Office divin, car chacune se sert et sert les autres en lavant, frottant, balayant.

   Là le costume est à l’avenant des habitudes, une robe sans plis, une ceinture de cuir ne serrant point à la taille, le grand scapulaire qui tombe droit sans être retenu en aucune façon, l’ensemble vraiment a l’aspect d’un habit tout viril. Et la coiffure ? Ah! mon Dieu, la tête est bien enveloppée de linges et de voiles, hélas! mais il y en a le moins possible, pas de bandeau sur le front, la guimpe n’est pas empesée ce sont des plis vagues étant formés par une toile souple non repassée. Le voile fait comme il peut, il n’est retenu que par une petite épingle sur le sommet de la tête. Enfin ce sont les nécessités de la vie les plus simplifiées qui puissent se voir.

   Oh! m’écriai-je intérieurement, quelle est donc l’artiste qui a eu de telles conceptions et les a exécutées ? Que c’est grand et beau! Que c’est simple! que c’est vrai! je n’aurais jamais pensé trouver un genre de vie et des coutumes qui me plaisent autant! Quel bonheur, je ne serai pas tirée à quatre

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épingles, le décorum sera mis à tout jamais sous mes pieds, car c’est bien dans un désert que j’habite, il n’y a pas à s’y tromper. Où est le monde ? il me semble que je l’ai quitté depuis un siècle et que je suis à cent mille lieues de lui!

  Oh! ma Mère, que j’étais heureuse en considérant la part que le bon Dieu m’avait faite. J’avais dû quitter le monde pour la vérité, j’avais divorcé avec les choses instables pour participer en quelque sorte à l’immutabilité de Dieu. Nulle expression ne peut rendre mon bonheur, car tout en m’y conformant dans le monde j’avais trouvé toutes les velléités de la mode, je souffrais par exemple de voir qu’une frivolité que j’avais jugée belle et gracieuse devenait tout à coup méprisable et j’aspirais à la vie fortunée qui me donnerait dès cet exil une sorte de stabilité dans les choses.

   Si la simplicité des vêtements me ravissait, la rusticité du logis ne me charmait pas moins, ces murs blanchis ou de briques mal jointes, ces poutres à découvert, ces pavés grossiers, ces pièces sans chaises puisque chaque sœur porte la sienne avec elle en s’asseyant modestement sus ses talons, tout cela m’allait entièrement. Dans ce milieu, pas de gens tristes, de visages préoccupés, de mécontents de leur sort. Quel contraste si on place en regard les exigences de la vie mondaine, ses impuissances, ses déboires, ses désespoirs! Oui, le sort de la pauvre Carmélite, contente de peu, vivant de rien, est bien supérieur, quant à la somme de bonheur dont elle jouit, à celui du riche qui se dessèche de désirs insatiables et ne dit jamais: c’est assez de fortune, assez de plaisirs, assez d’honneurs. Oh! c’est bien là cette école de vérité que je cherchais

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et qu’il m’était impossible de rencontrer chez l’affamé, le fiévreux, le névrosé de nos cités. Que le Seigneur soit à jamais béni d’avoir en moi « relevé le malheureux de la poussière, retiré le pauvre du fumier pour le faire asseoir avec les princes de son peuple! » (Ps. 113, 7)

   Permettez-moi, ma Mère, de reprendre un mot que je viens de dire, car il n’est pas exact. S’il est impossible de rencontrer la vérité chez l’affamé et le fiévreux engloutis dans la matière et la rapacité du gain, il est possible de le trouver chez le « névrosé », parce que les malades ne sont point exclus du divin concours de la sainteté. Si le bon Dieu punit la race humaine par le rachitisme, fruit de la mollesse qu’apporte le bien-être toujours croissant de nos civilisations modernes, mais elle n’en est pas moins appelée au salut et de même que les possédés peuvent être des Saints, témoins le R.P. Surin et bien d’autres, ceux qui ont à déplorer en eux certains manques d’équilibre, peuvent en être aussi, parce qu’aux moments où l’on jouit de sa raison on peut toujours pratiquer la vertu. Je ne sais si je me trompe en pensant cela, mais il me semble que c’est faire honneur à la justice de Dieu et aussi à notre liberté de croire qu’on peut toujours employer la raison que l’on a à être doux et humble, patient et mortifié, à aimer le bon Dieu de tout son cœur. Eh bien, là est la vérité.

   Après vous avoir exposé ma Mère, mes premières impressions, toutes très favorables je prends vite le récit des faits vous demandant encore une fois pardon d’être si peu précise

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en m’étendant outre mesure sur des considérations interminables.

   Au début de cette histoire je vous ai dit que ma vie spirituelle s’était épanouie à la clarté de deux astres: Thérèse, la petite étoile de Jésus, la Ste Face divin soleil de Justice. Thérèse m’a accompagnée et guidée depuis mon enfance, par elle, vous m’avez fait connaître, Seigneur, les sentiers de la vie et le moment approche où vous me remplirez de joie en me montrant votre Visage (Actes II, 28)

   Mais avant de lever le Suaire qui me dérobe encore les traits de Jésus, il me faut suivre la voie qu’il a parcourue, il me faut l’accompagner dans sa Passion, au Calvaire et au Tombeau… Quand mon âme aura subi mystiquement ces divers états, alors Jésus se révélera à ses yeux parce que l’empreinte des blessures qui défigurent son Bien-Aimé, sera parfaite en elle.

   Dans la première partie de ce récit qui relatait ma vie aux Buissonnets jusqu’à la maladie de Papa, je vous ai raconté, ma Mère, ce qui concernait mon enfance et ma jeunesse et vous m’avez vue buvant jusqu’à la lie le calice de la douleur.

   Dans la seconde qui s’étendait depuis mon entrée chez mon oncle jusqu’à mon départ pour le Carmel vous m’avez considérée en contact avec les vanités du monde et les à-côtés de la vie.

   Dans cette troisième, qui comprend mon séjour au Carmel, bien que plus féconde que les précédentes en épreuves et en fruits, je ne pourrai malgré ma bonne volonté entrer dans le détail de

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certaines souffrances, aussi puis-je dire après Thérèse: Bien des pages de cette histoire ne se liront jamais sur la terre… » Je sais que vous me pardonnerez ces petites réticences qu’il faut attribuer non à un manque de confiance, mais à la discrétion.

   Dès mon entrée au Carmel « la Croix me tendit les bras » à moi aussi. Je trouvais dures et austères toutes les pratiques de la Règle, le démon y mit certainement la main pour me décourager, car ce qui était facile aux autres me devint particulièrement ardu. La paillasse à laquelle les postulantes s’habituaient vite fut pour moi une réelle pénitence, chaque soir il me semblait que c’était une planche qui me servait de lit, et le matin quand je m’éveillais, après un mauvais sommeil, j’avais les membres brisés. Ce ne fut qu’après plusieurs semaines de cet exercice que je m’y habituai tant bien que mal.

   Au réfectoire j’avais de même beaucoup de mortifications à faire ayant le poisson, le lait et les farineux en horreur, cependant après une année j’étais faite au régime et maintenant l’habitude a eu raison de toutes mes répugnances.

   Une autre pénitence, la plus dure pour moi et la plus tenace puisqu’elle s’accroît avec les années, c’est la récitation de l’Office debout. Ce que j’ai souffert et souffre encore l’été de l’inflammation de la plante des pieds, c’est le bon Dieu tout seul qui le sait… Infirmité d’autant plus pénible qu’étant peu

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commune, on ignore le moyen de la soulager. Il est vrai que mes supérieures ont usé à mon égard de beaucoup de condescendance, insistant pour me faire asseoir au Chœur, mais comme je voulais souffrir cette infirmité jusqu’à extinction, avant de me plaindre ou de profiter de la latitude donnée, il s’en est suivi que la récitation du Bréviaire m’a été un véritable martyre.

   La privation de sommeil, le temps de repos étant très limité, m’a été aussi extrêmement dure. Ne dormant pas assez la nuit, la conséquence a été que j’ai dormi pendant l’Office, dormi encore hélas! pendant mes oraisons et actions de grâces, dormi même quelquefois pendant la messe. Et surtout, ce qui m’a fait le plus de peine, dormi pendant les heures d’adoration lorsque le St Sacrement était exposé. Je crois que l’obscurité dans laquelle nous sommes pour accomplir ce pieux exercice, est pour beaucoup dans cette torpeur, il n’en est pas moins vrai que plusieurs n’éprouvent pas cette infirmité tandis qu’elle me visite, j’allais dire, toujours.

   Je ne pourrais vous exprimer, ma Mère, ce que cette propension au sommeil, à des heures où il est prohibé, m’a été pénible durant toute ma vie religieuse. De ce côté le démon m’a presque tentée de découragement, je me suis crue parfois une mauvaise religieuse pour laquelle il n’y avait pas de pardon, j’avais horreur de moi et me voyais tombée dans l’état de tiédeur où Jésus a juré de nous vomir de sa bouche.

   Mais ces difficultés ne sont pas les seules qu’il m’a fallu

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vaincre ou supporter, en entrant au Carmel. J’apportais, en entrant au Carmel un caractère bien tranché, j’avais 25 ans, j’avais beaucoup vécu, beaucoup souffert et pouvais m’attendre à quelques égards, aussi cela m’étonna-t-il un peu d’être, en ma qualité de dernière venue, la servante de toutes, la dernière partout. Ma compagne de noviciat, comme moi sous la tutelle de Thérèse, n’avait que 20 ans mais comme elle était entrée trois mois avant moi, j’étais la plus jeune et, par suite, le bouche-trou de préférence à elle. C’était le sort des novices. Dans ce temps-là, elles n’étaient pas mises à part comme maintenant. Parfois ma nature se révoltait et je confiais mes peines à ma Thérèse dans un flot de larmes.

   On me mit à la roberie, j’avais pour première d’emploi une vénérable ancienne, bonne à l’excès qui, croyant sans doute m’être agréable me faisait peindre de petits sujets sur des coquilles. Jamais je n’avais peint que de grands tableaux, aussi le travail de ces petites bêtises m’était-il extrêmement antipathique. Cependant elles devinrent à la mode et toutes les sœurs, voulant embellir leurs ouvrages pour la fête de notre Mère, obtinrent l’assentiment de ma première et me firent décorer,une fois, jusqu’à 40 objets. J’aurais été un peu récompensée si j’avais contenté mes clientes, mais il n’en était jamais ainsi. L’une aurait voulu sur sa ménagère un serpent au lieu d’un oiseau, une autre une fleur jaune sur sa pelote à la place d’une rose, enfin je vis qu’il est absolument impossible de plaire aux créatures et je ne l’essayai plus.

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   Cette expérience ne m’eut apporté que de la joie si ma première d’emploi avait apprécié mes services, mais il en était tout autrement et je l’entendais dire à l’occasion! « Sr Marie de la Ste Face ne me fait rien du tout, je ne compte pas sur elle pour m’aider » - J’ai porté ce nom jusqu’à ma Prise d’Habit – Ces paroles me paraissaient une injure, moi qui savais travailler, tailler, m’étant fait dans le monde plusieurs costumes et je ne pouvais supporter qu’on me reprochât de ne point faire ce qu’on m’interdisait de toucher. Thérèse était encore le confidente de ces révoltes, elle compatissait beaucoup à mon chagrin et pour me consoler elles m’offrit la nuit de Noël 1894, année même de mon entrée, la poésie intitulée! « La Reine du Ciel à sa petite Marie » Ces strophes étaient particulièrement significatives:

   Ne t’inquiète pas Marie Et si quelqu’un vient à redire

   De l’ouvrage de chaque jour « Que tes œuvres ne se voient pas… »

   Car ton travail en cette vie -« J’aime beaucoup pourras-tu dire

   Doit être uniquement l’Amour. Voilà mon travail ici-bas! »

   Puisque je suis sur le chapitre du travail je vais achever ma pensée bien que j’anticipe sur toute ma vie religieuse puisque l’épreuve dont je parle m’a suivie pas à pas depuis mon début jusqu’à ce jour. A quelque emploi que j’aie été mise, roberie, pain d’autel ou infirmerie on a toujours réclamé de moi quelque ouvrage de surérogation. Tantôt c’était un ornement qu’il fallait décorer de peinture, ou bien un médaillon sur une pale, sur une étole. Il y avait toujours quelque chose de nouveau, à peine un ouvrage était-il achevé qu’il était question d’un autre. Alors les premières d’emploi

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souffraient naturellement de ce vol de temps sur leur travail, de là quelques paroles dites aimablement, mais qui n’en portaient pas moins. D’autre Sœurs, on le savait, avaient des combats disant qu’au Carmel il ne fallait pas recevoir des ‘demoiselles’ qui travaillaient à des ouvrages d’agrément, tandis que les autres peinaient à de gros travaux.

   Je ne saurais dire combien je souffrais de voir souffrir mes Sœurs, je comprenais qu’elles pensent ainsi, car il n’est pas donné à tout le monde d’avoir du goût pour les choses artistiques. Dans ces occasions, comme dans toutes les autres, j’allais encore déverser mon cœur dans le cœur de ma Thérèse. A ce propos elle me dit un jour: « Ne vous affligez pas de cet état de choses, c’est le bon Dieu qui le permet ainsi, pour donner à nos sœurs une occasion de mérite à notre sujet, pendant que nous en avons une très grande de notre côté, car c’est une très grosse épreuve de savoir la peinture en Communauté. Plus vous irez plus vous en ferez l’expérience, ne perdez donc pas courage dès le commencement, réjouissez-vous plutôt d’avoir cette occasion de souffrir. »

   Ma chère petite Thérèse pouvait me parler ainsi, elle le faisait en connaissance de cause, ayant elle-même beaucoup souffert de ce côté puisque, par obéissance, elle avait exécuté plusieurs travaux de peinture. Quant à moi ce fut la première fois, mais non la dernière que j’expérimentai la

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profonde parole du Sage: « Celui qui augmente sa science augmente aussi sa peine. » (Prov ou Eccl.) et plus d’une fois je fus tentée de maudire les connaissances que j’avais acquises au prix de tant de labeurs.

   De cette insuffisance, que le surcroît de travail m’imposait vis-à-vis de mes compagnes d’emploi, germa un grand défaut, qui fut très préjudiciable à ma perfection, je veux dire: l’empressement dans les affaires. Je voulais contenter tout le monde et me multiplier. Avec ma nature vive et ardente il y eut là pour moi un véritable écueil, lequel dénotait un grand amour-propre, car je ne pouvais pas supporter être en dessous de mes obligations et cette pensée que j’éprouvais ne venait que de ce principe, pas du tout de ma charité pour mes sœurs.

   Thérèse suivait en moi ces luttes de la nature, elle me donnait ses conseils toujours pleins d’à- propos et dont chaque mot distillait la perfection la mieux entendue. En l’écoutant je croyais recevoir les réponses mêmes de l’Esprit Saint, mais hélas! il y avait loin de la bonne volonté à l’exécution!

   Si mon orgueil était mis à l’épreuve par le jugement défavorable des créatures sur moi et mon impossibilité d’en empêcher la cause, ma patience ne le fut pas moins. Pendant mon noviciat je fus placée comme aide à l’infirmerie. Là j’avais à m’occuper d’une bonne mère atteinte d’anémie cérébrale. Elle était très instruite, ayant été dans sa jeunesse maîtresse de pension, mais elle avait conservé de son ancien

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métier un certain flegme mêlé de sévérité qui rendaient son abord un peu difficile. Elle avait pour principe qu’il faut exercer la jeunesse afin de l’habituer à assouplir son caractère. Pour moi dont la vertu était si faible j’aurais préféré, je l’avoue, qu’on diminuât mes difficultés au lieu de les augmenter. Tantôt elle me sonnait pour me dire des choses absolument insignifiantes. Une fois que j’étais accourue de très loin pour répondre à son appel elle me dit simplement « qu’elle distinguait mon pas d’avec celui de ma compagne.» Ou bien, elle m’envoyait explorer tous les environs jusqu’au grenier, afin de me rendre compte s’il n’y avait pas une porte d’entrebaillée ou un imposte d’ouvert parce que des « correspondances d’air » lui arrivaient jusque dans son infirmerie.

   Afin de se distraire, elle aimait beaucoup me faire conversation, mais sa mysticité était si fignolée que je n’y comprenais rien ; de plus je n’avais pas le temps d’approfondir les profonds mystères de son instruction. Alors je lui disais poliment que j’étais attendue ailleurs, cela ne la contentait pas et elle me retenait sans pitié. Je n’en finirais pas si je voulais énumérer tous les exercices de patience qu’elle me faisait faire. Ce qui les rendait extraordinairement fatigants c’est qu’ils venaient d’une personne intelligente, qu’on allait même souvent consulter dans des questions épineuses, d’une personne qui avait l’usage de tous ses membres et ne se faisait servir que par principe.

   C’en était trop pour ma faiblesse, et les efforts surhumains

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qu’il me fallait faire pour me contenir me prenaient sur les nerfs. Un jour, je partis pour chercher secours auprès de ma Thérèse, épuisée de fatigue, l’âme à l’envers je m’assis sur une table qui se trouvait là et me mis à sangloter. Ma chère petite sœur m’accueillit avec une bonté sans pareille, elle s’approcha de moi, appuya ma tête sur son épaule et sécha mes larmes par des raisonnements tout célestes.

   Mon orgueil, ma patience exercés, ma liberté le fut aussi. Je choisis un exemple entre mille: un jour de printemps que les novices se promenaient ensemble au jardin, j’aperçus gracieusement assise dans l’herbe, une petite perce-neige. Mon premier mouvement fut de m’élancer pour cueillir la fleurette, mais Thérèse me retint en disant que ce n’était pas permis de prendre quoi que ce soit dans les jardinets des infirmes, sans leur assentiment. Je demandais où l’on pouvait cueillir, mais voyant qu’il n’y avait point de jardin commun et qu’il fallait des permissions pour toutes choses, même les plus insignifiantes, j’éprouvai une grande tristesse et deux grosses larmes roulèrent sur mes joues.

   Rentrée dans notre cellule je voulus me consoler auprès de mon Bien-Aimé et je résolus de composer un cantique qui, après avoir énuméré toutes les choses que j’aimais, disait: qu’en Jésus je les ai retrouvées…Le dimanche suivant, m’étant mise en devoir d’exécuter mon projet, je m’aperçus avec douleur que j’en étais incapable, car à la fin de la journée je n’avais fait que ce seul vers:

   La Fleur que je cueille, ô mon Roi!

   C’est toi!

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   Ma chère petite Thérèse, mise au courant de mon désir et de mon impuissance, me promit de composer elle-même cette poésie. Elle me fit spécifier mes pensées et, comme elles étaient siennes, le 28 avril, jour de mon anniversaire de naissance, je reçus le délicieux cantique tant désiré. Thérèse l’avait intitulé « Le Cantique de Céline » et elle avait fait en sorte que rien n’y manquât, afin de me contenter pleinement.

   Mais je reprends vite l’exposé de mes épreuves dont je me suis écartée par ce petit trait.

   Dans le monde, mon âme habitait pour ainsi dire un château-fort, elle s’était cantonnée là et jouissait de ses richesses. A l’intérieur comme à l’extérieur, tout lui obéissait. Encensée, applaudie, elle se croyait quelque chose sans s’en douter. D’ailleurs, avait-elle besoin qu’on la loue du dehors quand elle-même se sentait vivre d’énergies sans cesse renaissantes, quand le bon Dieu l’avait mise pour ainsi dire en face des dons qu’il lui avait départis avec tant de libéralité ?

   Mais tout à coup le tableau a changé. Au lieu de l’édifice, je ne vois plus que des ruines qui laissent à découvert des abîmes jusque là ignorés, abîmes d’orgueil, de colère et d’indépendance. Où suis-je ? Qui donc a abattu ces murs ? Je vivais heureuse dans leur enceinte et maintenant la guerre est allumée en moi, mes défauts jusque là assoupis se sont réveillés. Est-ce pour vivre en leur compagnie que je suis venue au Carmel ?

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  Est-ce pour m’abêtir ? Où sont mes impressions vives et ardentes ? Autrefois je me passionnais, je sentais mon cœur battre de zèle, j’étais entreprenante, et pour la gloire de Dieu j’aurais été au bout du monde et me voilà désarçonnée, sans force, mordant la poussière! Quel but poursuis-je et quelle sera la fin de tout cela ? Après un jour passé au milieu d’aiguillonnements de toutes sortes, le fouet – la discipline – est la récompense de ces labeurs et, à peine a-t-on pris quelques instants de repos, qu’il faut endosser, dès le matin, des instruments de pénitence et partir ainsi harnachées à son travail. Mon Dieu! mon Dieu! mais c’est une vie de galère que je mène!!

   Ma Mère, en écoutant ces plaintes, paroles de révolte et de blâme, vous croyez sans doute entendre le raisonnement des impies, ceux qui ne jugent que par l’extérieur le fait brutal mis sous leurs yeux, et qui n’ont jamais porté le joug du Seigneur et par conséquent jamais goûté sa douceur.

   Si le métal en fusion pouvait parler il se plaindrait bien sûr d’avoir perdu sa forme, son état solide, pour se liquéfier sous les ardeurs du feu, et cependant c’est pour son bien qu’il est mis dans le creuset puisqu’il doit en sortir plus brillant et plus pur. Tout dans la nature nous prêche cette vérité, il faut perdre pour gagner, il faut souffrir pour enfanter: la fleur ne donne son fruit qu’en effeuillant ses pétales, la mère pleure en mettant son fils au monde. Avant d’être victorieux il faut aller à la bataille et verser son sang ; pour s’enrichir il faut travailler

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sans craindre sa peine et si nous trouvons superbe la nature agreste de nos montagnes il faut se souvenir qu’elle n’a acquis sa beauté que par le soulèvement douloureux de ses profondeurs embrasées.

   Ma Mère, j’ignore si mon âme est belle, mais sûrement ce n’est pas un pays plat, et si quelque touriste s’aventurait un jour à l’explorer je lui conseillerais d’être fort prudent s’il ne veut se casser le cou dans quelque ravin. Je veux dire que je craindrais qu’il ne fut malédifié par le désordre abrupte qui y règne. On sent que le déluge a passé par là. Mère bien-aimée, vous, je le sais, ne vous malédifiez point à mon sujet, les chaos, les ravins profonds, les crevasses du sol, les cascades bruyantes, les rochers anguleux que vous rencontrez dans mon âme ne vous effrayent pas, peut-être même y trouvez-vous quelquefois des charmes. Si cependant vous préfériez quitter ces pays sauvages, il est un petit coin très ombragé et très tranquille, mieux que cela… au détour de ce sentier dangereux vous vous trouverez en présence d’un lac calme et serein comme le ciel d’azur qu’il reflète dans son miroir d’argent qu’aucune ride ne vient troubler.

   Oh! ma Mère, que j’ai souffert et que j’ai été heureuse dans ma vie! plus heureuse que malheureuse oh! de beaucoup!.. parce que mes douleurs ont toujours ‘jûté’ la joie et plus ces douleurs étaient intenses plus le jus exprimé abondant et suave.

   Un jour, travaillée par le découragement, j’aborde ma Mère Prieure qui était alors Mère Agnès de Jésus, elle montait

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rapidement l’escalier, lorsque je lui lançai cette parole: « Je n’en puis plus. La vie est trop dure! » Tout en continuant sa marche elle me dit: « Vous en trouvez trop, faites-en davantage! » Je n’en demandais pas d’autre et, rebroussant chemin, je m’en retournai méditant ce conseil hardi. La grâce aidant il me plut, me charma, m’enthousiasma et je pris la résolution de ne plus m’épargner dorénavant

   J e me tins parole à moi-même et, sans comprendre encore les pénitences corporelles, sans les aimer jamais, je demandai la permission d’en faire, si bien qu’on aurait pu me croire une âme très mortifiée. Puisque je suis sur ce sujet je vais, ma Mère, vous confier quelque chose. Ce n’est que dernièrement, tout dernièrement, qu’il me fut donné de comprendre comment les pénitences corporelles pouvaient être agréables à Dieu, je trouvais ces flagellations honteuses et par suite, indignes d’un Dieu si grand et si aimable. Mais ce mystère du sacrifice, je le compris pleinement jusque là qu’il me ravit d’admiration. Je ne m’étonnais plus qu’Isaac, se soit couché avec joie sur le bois de l’holocauste, attendant le coup de glaive qui devait le consacrer à jamais victime volontaire au Dieu trois fois saint. L’écriture, en effet ne relate aucune révolte du doux enfant en face de la mort et, sans nul doute, il était heureux de suppléer une victime grossière, indigne de la majesté infinie. Oh! que j’aurais aimé, moi, être ainsi immolée

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à Dieu!.. Mais le Seigneur dans ses ordonnances souveraines n’en a jamais été jusque là, jamais il n’a demandé la vie de l’homme quoiqu’il eût été bien libre de redemander ce qu’il avait donné.

   « Avec quoi donc me présenterai-je devant Jéhovah ? Agréera-t-il des milliers de béliers, donnerai-je mon premier-né pour mon crime ? – On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bon et ce que Jéhovah demande de toi. C’est de pratiquer la justice, d’aimer la miséricorde et de marcher humblement avec ton Dieu. » (Michée VI, 7.8) Aussi est-ce pour pratiquer la justice que je traite mon corps comme il le mérite, espérant par là recevoir miséricorde, l’obtenir aux autres et la grâce de marcher dans la vérité.

   J’ai parlé de cette question dans mon petit travail sur la Ste Face, parce que la grâce de comprendre les pénitences corporelles a été le fruit de mon étude sur la Face douloureuse de Jésus et les ignominies de sa passion, je ne m’y étendrai pas plus longuement ici. Mais pour achever ma pensée je dois dire que si je les comprends je ne les aime pas. Elles sont un moyen, non un but par conséquent, une chose transitoire due à notre état présent de dégradation. Alors, je les méprise comme tout ce qui est instable, et c’est avec une grande joie, qu’une fois arrivée au Ciel, je renverserai l’échelle qui m’y a fait monter!

   Cependant puisque je suis encore en bas je ne veux dédaigner aucun moyen de m’élever, c’est pour cela que je me

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sers de ces gradins jugés par moi utiles. Dans ce but, je n’ai jamais, de plein gré, laissé passer l’occasion d’obtenir la latitude de me livrer aux exercices de pénitence et il m’est arrivé souvent d’avoir des permissions beaucoup plus étendues que je n’aurais souhaité. Cela tient à une chose, c’est que désirant faire en cela comme en tout le reste, la volonté unique de mon Bien-Aimé je demandais tout ce qu’on pouvait demander convaincu que la sagesse de mes Mères Prieures rabattrait toujours assez et qu’ainsi leur décision finale serait directement les paroles de Jésus, son dernier mot.

   Ces pénitences un fois réglées, jamais je ne les ai variées, jamais omises, j’avais en cela une intention: je voulais qu’elles passent chez moi à l’état d’habitude, sans devenir une occupation.

   Alors!..- je reprends ici mon sujet - Alors la force, l’aisance, la vigueur de l’âme et par conséquent la joie, joie profonde et forte, s’est exprimée de la douleur me donnant à boire bien plus de jus sucré que je n’avais goûté d’amertume.

   Depuis, j’ai pensé que la générosité pouvait se traduire d’une toute autre manière que par des pénitences corporelles de surérogation. Elle est, en effet, dans la bonne volonté d’accomplir ses devoirs d’état le mieux possible. Elle est dans l’essai de la correction des défauts et l’effort pour suivre avec fidélité la Règle qu’on a volontairement embrassée, essayant de ne point se donner en cela de latitude. Il me semble même que cette méthode de mortification simple et obscure est davantage la vocation des « petites âmes » qui sont ordinairement appelées à la sainteté par la voie commune, à l’exemple de la Sainte Vierge.

   « C’est par la voie commune, ô admirable Mère!

   « Qu’il te plaît de marcher pour nous conduire aux Cieux… »

   Mais je reviens au temps de mon noviciat si traversé par de nombreuses luttes. Je le dis en passant: Je crois que si tout avait été comme maintenant, en ordre et normal, je n’aurais pas eu ces difficultés, vraiment rares. Je continue leur nomenclature:

  Une autre fois, découragée encore, l’âme aux abois, je disais: Non, jamais, jamais je ne pourrai persévérer dans une telle vie. Je préfère avoir une moins belle place au ciel, je ne veux pas me donner tant de mal pour moi! Ce jour-là ne pouvant surmonter mon angoisse et la voyant au contraire devenir plus intense, je suppliai la Ste Vierge de venir à mon secours et de me consoler.

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   La nuit suivante, pendant mon sommeil, comme je pleurais beaucoup, le cœur pressuré par les épreuves, je levai les yeux: une grande immensité du Ciel m’environnait. Il y avait beaucoup de petits nuages, entre lesquels des couronnes entrelacées, c’étaient comme des nimbes surmontés d’une étoile, j’en voyais des milliers, des multitudes, et à mesure que les nuages s’écartaient, j’en découvrais d’autres. – Je restai haletante, mes larmes se séchaient et je remarquai que l’horizon était tout rouge, rouge de sang et ce rouge montait toujours. Alors, j’ai pensé que ce n’était pas pour moi que je travaille, mais pour faire plaisir au bon Dieu et lui sauver des âmes… but que je n’atteindrais que par l’Amour qui donne sa vie pour Celui qu’il aime.

   J’avais enfin trouvé la raison d’être de mon existence, le pourquoi de tant de labeurs. Non, ils n’étaient pas inutiles ni exagérés puisqu’ils étaient destinés à une si belle conquête. Est-ce que le général qui veut gagner du terrain sur l’ennemi et lui prendre des villes, épargne son temps, ses forces, ses hommes ? Eh bien, si on ne recule devant aucun sacrifice pour remporter des victoires éphémères dont le souvenir ne passera pas le seuil de l’éternité, moi je ne veux pas m’épargner pour conquérir des âmes immortelles à mon Immortel Souverain. Ah! comment ne pas se

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lancer dans l’arène quand on sait que la destinée de tant d’âmes est attachée à nos efforts!....

   Ayant pour horizon une telle fin, l’espoir de l’atteindre devient déjà une récompense dont la somme de joie surpasse infiniment, même dès ce monde, la somme des renoncements qui y conduit. Bonheur incomplet cependant, s’il y manque une certaine richesse personnelle, laquelle s’acquière par une « habileté » dont je vais parler tout à l’heure. Elle est pour ainsi dire, à l’âme qui se dévoue au salut des autres, ce qu’est la nourriture substantielle à la mère qui, à force de se négliger pour ses enfants, perdrait la vie, sans ce secours.

   C’était encore et toujours après une phase de découragements poignants où, me croyant une mauvaise religieuse, je me voyais poursuivie par la justice divine.

  Oh! comme il m’a fallu essuyer de bourrasques avant d’entrer pleinement dans la « petite voie » de ma Thérèse!// Un soir donc que l’orage grondait plus fort que de coutume, baignant mon oreiller de mes pleurs, je songeais aux droits que le châtiment avait acquis sur moi et je me disais que méritant les rigueurs de cette justice je n’y échapperais pas certainement, lorsqu’il me passa un sentiment de désespoir si aigu que je fus sur le point de jeter un cri. Au lieu de cela, je fis pour

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ainsi dire volte-face à ma douleur et me jeter les yeux fermés dans les bras du bon Dieu en m’abandonnant à Lui. Aussitôt toutes mes peines disparurent et je respirais à l’aise, lorsque je me souvins d’un conte que j’avais lu dans mon enfance et qui m’avait jadis beaucoup frappée ainsi que Thérèse:

   Il y était dit qu’un roi étant à la chasse poursuivait un petit lapin blanc qu’il était sur le point d’atteindre, lorsque le petit lapin se voyant traqué par les chiens, en joue du fusil, rebroussa chemin par un mouvement prompt et se jeta dans les bras du roi. Celui-ci, qui tout à l'heure voulait le tuer, le baisa et, l’ayant pris sous sa protection, ne céda à nul autre le soin de le nourrir.

   Ma Mère, cet abandon aveugle, fou, injuste, est « l’habileté » dont je parlais à l’instant laquelle est pour l’âme une source inépuisable de biens.

   Ah! cette histoire du petit lapin blanc! Il s’est trouvé que, l’ayant raconté à un bon Père Jésuite, le R.P. Mantor de la Résidence de Laval (à notre retraite de 1899) qui souffrait beaucoup de peines intérieures, elle le consola si bien qu’il ne l’oublia jamais et sur son lit d’agonie il en parlait encore. Cela me fut une preuve que ce souvenir lointain qui m’avait été remis en

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mémoire, dans un moment aussi propice, était une sorte de parabole par laquelle Jésus m’avait instruite de sa miséricorde envers l’âme humble qui, perdant confiance en ses propres forces, ne met son assurance qu’en Lui.

   D’après la peinture que je viens de faire de la confiance, vous devinez, ma Mère, si ma résidence habituelle n’est pas au bord de ce beau lac! Aussi délaissant les fondrières où grouillent les passions j’habite là tant que je peux.

   Je dis: tant que je peux, « la voie de l’homme n’est pas toujours en son pouvoir », souvent c’est par une volonté expresse du bon Dieu qu’on se trouve face à face avec ses misères et il faut rester en cette fâcheuse compagnie jusqu’à ce qu’il vous permette de vous en échapper. Alors on ne demande pas son reste et quelques instants passés au bord du lac paisible vous font oublier ces heures d’angoisse et de honte.

   Mais, cependant qu’elles sont utiles ces heures! Car tandis que la nature se violente pour ne pas pulvériser les créatures qui la contrarient, c’est elle qui est détruite, réduite en cendres et de ces cendres germe une renaissance dont Jésus se prépare à lui montrer les fruits.

   Le monde cependant rit de nos combats qu’il traite de puérils. S’il parle ainsi c’est que jamais il n’a engagé bataille sur ce terrain là. Quant à moi, c’est par expérience que je le dis, je trouve qu’il est beaucoup plus difficile de se vaincre soi-même en pratiquant

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la douceur, l’humilité, la patience dans les occasions contraires que de supporter des épreuves beaucoup plus grandes qui n’exercent pas directement notre caractère. Dans les épreuves de la vie qui nous atteignent, par exemple dans notre fortune, la maladie ou la perte d’êtres aimés, il est sans doute très méritoire de ne pas se révolter, mais c’est par pure bonté que le Seigneur a attaché du mérite à cette soumission, aux suites fâcheuses du péché d’origine qui sont un châtiment. Mais raisonnablement parlant n’est-elle pas dans notre intérêt, car à quoi sert de se dresser contre les vicissitudes de notre vie d’exil ? Est-ce notre faiblesse qui vaincra par ses résistances, le cours des événements ? On sait fort bien que nul ne leur commande et que nous avons tout à gagner et rien à perdre en supportant patiemment les revers de la vie.

  Mais se laisser accuser sans se plaindre, se trouver aux prises avec l’injustice et refouler le flot qui monte en bouillonnant jusqu’à nos lèvres, voilà qui est difficile et méritoire. Pour y arriver, il faut être doté d’une fameuse humilité et possession de soi-même, si maintenant ces vertus ne s’acquièrent que par l’exercice ou par un don gratuit de Dieu, il faut bien reconnaître que c’est principalement dans les couvents qu’on en trouve l’occasion. Oui, la vie religieuse est un laminoir qui lime notre âme, notre esprit, notre cœur sous toutes leurs faces. Elle est encore une lunette d’approche, les grandes vertus du monde ne sont souvent qu’imperfection à cet observatoire- là.

  J’en juge par moi-même qui n’aurais jamais cru avoir tant de défauts. Cela tient à une chose c’est que, vivant avec des personnes bien élevées ou subordonnées, celles-ci ne me résistaient pas tandis que celles-là s’étudiaient à avoir des rapports faciles et polis avec leur entourage. De là un exercice des vertus nul ou à peu près.

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  Je vous entends me dire, ma Mère, « Eh bien vous qui, à première vue, jugiez la vie religieuse si grande, si belle, vous voilà bien désenchantée, peut-être même au fond de votre cœur y trouvez-vous des petitesses? »

  Des petitesses ? oh! non, ma Mère! malgré tout ce qu’on peut y souffrir ou plutôt, à cause de ce qu’on y souffre la vie y est non seulement grande mais sublime.

   Sans doute chacune apporte avec elle ses manières de voir, son éducation plus ou moins cultivée, ses petitesses, qui n’en a pas sur terre! mais l’action de se livrer volontairement en pâture aux travers des autres, de se livrer à une règle austère, à une obéissance de tous les instants, cette action est grande et très grande parce qu’elle entraîne avec elle d’innombrables sacrifices.

   O ma Mère, cette appréciation que je porte est bien sincère et cependant c’est là que le monde m’attend pour protester contre, le monde qui, au lieu d’admirer la beauté de notre immolation, nous considère comme des êtres amoindris, qui ont un certain dérèglement dans l’esprit, lequel leur fait aliéner leur liberté et personnalité, droits les plus chers à l’homme, pour revêtir les chaînes de l’asservissement, « qui nous traite d’imposteurs comme le dit St Paul, bien que nous soyons véridiques, d’inconnus et pourtant bien connus, comme mourants et voici que nous vivons, comme attristés nous qui sommes toujours joyeux ; comme pauvres nous qui en enrichissons un grand nombre ; comme n’ayant rien nous qui possédons tout. » (2 Cor. VI, 9.10)

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   Il ignore, le monde, qu’au contact de Dieu et des choses saintes notre cœur s’épure, notre intelligence déploie ses ailes. Dégagés des soins du corps et des sollicitudes du siècle notre élan n’est plus partagé, mais dirigé tout entier vers le Souverain idéal. Quant à moi, j’ai remarqué qu’au Carmel mon âme s’était ouverte et agrandie, mon goût artistique développé et non pas peu, je dirais immensément, je ne me reconnais plus moi-même. Je me sens plus réfléchie, plus intelligente et comment cette croissance de tout ce qu’il y a de mieux en nous s’est-elle accomplie ? Comment ? j’ai vécu dans la solitude, j’ai très peu lu – les textes cités ça et là ont été saisis au vol: ils proviennent de l’Office ou des lectures du réfectoire – sinon pas du tout, emportée plutôt par le souffle de la méditation que par le désir de m’instruire, l’écriture Sainte a été à peu près mon seul livre: je n’ai point été entourée non plus d’oeuvres artistiques, loin s’en faut. Et cependant c’est au Carmel que j’ai composé tous mes tableaux. Ils ne sont pas sans fautes il est vrai, mais qu’importe s’ils ont ce quelque chose de touchant et d’inspiré que le bon Dieu se plaît à mettre dans les œuvres entreprises purement pour sa gloire, ce quelque chose d’indéfinissable qui supplée au savoir humain ?

   J’ai souvent entendu dire, par des personnes cependant bien intentionnées, qu’à peine avions-nous passé quelques mois dans un couvent nous perdions les notions les plus simples des choses de la vie. Mais c’est enfantin de nous reprocher cela!

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  et ce serait « Dieu merci », si elles disaient vrai! A quoi bon, en effet nous interroger sur des questions de mathématiques, sur affaires de notaires ce n’est point notre métier. Va-t-on exiger d’un médecin, par exemple, qu’il soit astronome ; d’un maçon qu’il s’y connaisse en agriculture ? Qu’on nous parle de Dieu et des choses qui concernent son service, et l’on verra si nous sommes ignorantes de cette science-la!

   Mais on nous méprise à cause même de la branche de culture que nous avons embrassée et plus nous nous élevons plus nous sommes méprisées. De même que le ballon s’envolant dans les airs paraît de plus en plus petit, à mesure qu’il monte, ainsi plus une âme sera sainte et dégagée des soins de la vie humaine, moins elle sera appréciée sur la terre.

   Et cependant qui dira l’importance de ces vies consacrées à la prière et au renoncement! – Un soir, sur le point de m’endormir, j’entendis le sifflet du chemin de fer et il me fit une impression inaccoutumée. Il me sembla être dans une ville inconnue, je voyais le débarquement du train, plusieurs voyageurs se rendaient à leur domicile, d’autres erraient ça et là comme des étrangers. Puis me représentant les divers foyers de cette ville, de chaque ville qui émaille la surface du globe, je vis des groupes, des familles, des réunions occupées à différentes actions. Toutes ces actions me parurent isolées, rien par conséquent, et je m’écriai l’âme angoissée

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  « L’homme n’est rien! » c’est un atome perdu dans l’immensité, ô mon Dieu! donnez-leur de la valeur! Aussitôt j’entendis cette grande voix qui s’élève de la terre, monte jusqu’aux Cieux et qui se nomme: la Prière et je trouvai que l’homme si petit soit-il, qui s’y unissait était quelque chose, je le trouvai grand. Alors ma vocation m’apparut dans toute sa splendeur… La vocation religieuse qui éloigne l’homme des actes isolés, personnels, qui lui fait faire des actes universels, permanents, éternels est seule la vérité. Et tout ce que font ceux qui ne s’unissent point à ces mandataires de l’humanité, tout cela est du temps perdu!

   Je vis pourtant que les méchants s’unissent dans leurs noirs complots, ils ne voulaient pas non plus d’actes isolés. Je vis que la multitude de ceux qui se livrent au vice était plus grande que celle qui se livre à la prière. Mais, je compris que leurs forces étaient divisées et, bien que leurs actions immondes s’élèvent comme une même et noire fumée qui couvre la terre, tous ensemble ne sont rien cependant, car ils ne visent pas un but unique: chacun recherche sa propre satisfaction, assouvit son plaisir, cherche ses intérêts, sa gloire personnelle. Donc l’homme, donc tous les hommes ne sont rien, hors ceux qui se détachant d’eux-mêmes, par le sacrifice perpétuel, visent le seul et unique but qui est Dieu.

   En peu de temps, j’avais jeté ce coup d’œil comme un

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  philosophe qui pense et il me semblait que, même si je n’avais pas la foi, guidée seule par ma raison cherchant la vérité, je donnerais la palme à ceux qui prient. Alors, la reconnaissance déborda de mon cœur en voyant que le bon Dieu m’avait choisie, appelée à cette vie religieuse, l’idéal de la vie, avant même que je la connusse, avant que je puisse l’apprécier.

   Mère bien-aimée, m’entendant parler ainsi vous êtes en droit de me dire: cela ne suffit pas d’être éprise de la vérité et de la beauté, montrez-moi vos œuvres. Hélas! ma Mère, que vous montrerais-je ? comme je vous l’ai dit l’édifice de perfection élevé dans le monde par ceux qui m’encensaient et par ma propre appréciation, cet édifice-là s’est écroulé, et je n’ai à vous présenter que des ruines. Ma vertu d’à présent, c’est de me sentir faible et impuissante, c’est de me croire un abîme de défauts et d’imperfection. Si c’est cela que le bon Dieu voulait faire en détruisant, il est bien arrivé à son but! Je n’ai à mon actif, et encore cette vertu me vient-elle de Dieu, je n’ai qu’une grande bonne volonté, l’intention d’aller toujours en avant. Mais pour des victoires remportées sur l’ennemi je n’en connais guère, il y a eu beaucoup d’efforts, de grands désirs et peu de succès. Les victoires c’est Jésus qui les a comptées et gagnées, pour

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moi, je les ignore et je n’en ai pas joui, en proie à la souffrance de mes innombrables blessures. Mais je ne m’attriste pas de ma misère, je sais qu’un jour mon idéal sera réalisé et que je serai parfaite au ciel parce que le tison humilié, poussé du pied n’aura pas cessé d’être incandescent sur la terre. Je sais bien, il est vrai, que l’amour se nourrit de sacrifices, il faut du combustible pour alimenter la flamme, il faut des holocaustes dont la fumée s’élève jusqu’au ciel pour donner une raison d’être au tison: A quoi servirait-il, là seul, s’il ne consumait sans cesse des victimes ?

   Ma Mère je sais cela, mais je sais aussi que l’amour est supérieur aux œuvres. Il fut un moment où Judas avait les œuvres puisque le St Evangile nous dit qu’il fit une confession publique en avouant son crime, une réhabilitation puisqu’il déclara son Maître innocent, une restitution puisqu’il rendit l’argent de sa trahison: « J’ai péché, dit-il, en livrant le sang innocent et jetant dans le temple les 30 pièces d’argent il se retira » (Matt. XXVII, 4.5) Cette conduite était une série de bonnes actions, mais l’amour lui fit défaut, il douta de la miséricorde de son Maître, il n’eut pas l’humilité de l’aimer après sa chute et périt dans son désespoir.

   Moi, au contraire je n’ai pas de bonnes œuvres et je le reconnais avec bonheur, je serai heureuse de mourir les mains vides parce

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que, tout ce que j’aurais pu y mettre de moi-même ne serait pas grand-chose. Au lieu de cela, c’est Jésus qui les remplira. Oui, j’ai l’Amour, et comme l’Amour ne peut rester stérile sans s’éteindre, puisqu’il ne s’éteint pas, mais qu’au contraire il augmente toujours dans mon cœur, c’est donc que Jésus supplée à ma pauvreté et l’alimente à mon insu d’une façon inconnue et toute divine!..

   Maintenant vous vous demandez sans doute, ma Mère, quels ont été au Carmel mes nouveaux rapports avec Thérèse et c’est avec bonheur que je vais répondre à ce légitime désir. Mais je n’entrerai point dans le détail de nos conversations, car je crains de vous fatiguer ayant traité cela tout au long dans ma préparation de déposition. Loin d’avoir l’intention de reprendre tous ces détails je vous demande pardon, comme je l’ai fait au commencement de cette histoire, des redites que vous trouverez dans ces pages écrites au courant de ma plume, ou comme Thérèse « au courant de mon cœur », car je suis certaine de m’être répétée bien des fois, surtout d’avoir souvent exprimé dans ce cahier les mêmes pensées, écrites déjà dans mon petit travail sur la Ste Face. Ces défauts sont dus à mon peu de mémoire, ne me souvenant presque plus des sujets que j’y ai étudiés. Pardon encore une fois, Mère bien-aimée.

   A cause de la charge des novices qui lui avait été donnée, mes rapports avec ma Thérèse chérie furent très fréquents, mais là encore je devais rencontrer la croix. N’étant pas le seul « petit chat appelé à boire dans l’écuelle de l’Enfant-Jésus », il me fallait ne point en prendre

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plus que les autres et ne pas y revenir plus souvent, mais tout au contraire me faire pardonner, par ma discrétion, le privilège d’être sa sœur. Ce fut matière pour moi à de grands sacrifices… Les entraves, les peurs, les cachotteries étaient tout à fait contraires à mon caractère. Pour être heureuse il aurait fallu que j’agisse au grand jour, mais cette liberté totale n’est point de la terre, ici-bas, hélas! il faudra toujours compté sur nos faiblesses. Il y eut donc beaucoup de privations à m’imposer par rapport à mes compagnes de noviciat.

   Avoir peur, me cacher, ce fut nécessaire malgré mes répugnances car nous devions ménager aussi [ou ainsi ?] la délicatesse de quelques anciennes qui ne comprenaient guère qu’on eut confié les novices à une enfant. Ce sentiment est bien pardonnable pour quiconque ne connaissait pas la maturité de cet Ange de la terre, mais les petites malveillances, les petits mots dits de ça, de là, ne laissèrent pas de nous faire souffrir.

   De plus, sa charge ne tenait qu’à un fil et il fallait être extrêmement adroites pour ne pas blesser la susceptibilité de Mère Marie de Gonzague qui, si elle eut soupçonné que Thérèse nous dirigeait, aurait retiré la permission. Nous devions être très diplomates.

   Vous devinez, ma Mère, la source de souffrances et de gêne qui découlait pour moi de cet état de choses. Néanmoins l’œuvre du bon Dieu s’accomplit tout entière malgré les pièges et les machinations que dressa le démon pour faire cesser à notre égard

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cette direction si sage et si inspirée.

   Lorsque mon heure était venue de me rendre auprès d’elle j’étais bien heureuse, et dans ces trop courts instants les deux sœurs reprenaient les conversations autrefois commencées aux fenêtres du Belvédère… Cependant le thème avait un peu changé, car les élans d’enthousiasme pour la souffrance et le mépris étaient à présent vécus, la vertu en fleur et en désirs était devenue la vertu en action: ma fleur s’était effeuillée et le fruit encore vert se nouait dans les transformations laborieuses d’un travail douloureux et caché.

   Pour Thérèse, le fruit était mûr et le divin Jardinier s’apprêtait à le cueillir, mais le mien ne faisait que s’amorcer, il y avait alors plus de différence entre Thérèse et Céline qu’autrefois à l’heure des premiers essors, elles n’étaient plus égales, les deux petites sœurs… Cela suppose, vous le comprenez ma Mère, plus de dévouement que de joie dans la mission que remplissait ma Thérèse auprès de moi.

   Sans rechercher sa consolation personnelle, elle s’appliqua à faire tomber les illusions, les préjugés que j’avais apportés du monde car, quelque imperméable qu’on soit par la grâce de Dieu, il est cependant impossible de ne pas conserver quelques vestiges de cette teinture-là. Et moi j’y avais été trop longtemps plongée pour qu’il ne m’en restât point les maudites couleurs. Mais ne devais-je pas tout espérer de la libéralité du Seigneur, moi qui pouvais dire avec l’Epouse des Cantiques:

  « Ne considérez pas que je suis hâlée parce que le soleil m’a décolorée. Les fils de ma mère se sont élevés contre moi, ils m’ont placée à la garde des vignes, je n’ai pas gardé ma propre vigne. »

   En effet, ce n’était pas pour moi que j’étais restée si longtemps dans le monde, mais pour assister mon Père chéri dans sa douloureuse vieillesse et le bon Dieu ne pouvait me tenir à rigueur « d’être noire. »

   C’est pourquoi, afin de m’amener progressivement à l’acquisition des vertus religieuses, nos entretiens roulaient-ils le plus souvent sur la pratique de la nouvelle vie que j’avais embrassée. Elle m’enseignait l’art de la guerre, m’indiquait les écueils

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les moyens de vaincre l’ennemi, la façon de manier les armes, elle me conduisait pas à pas dans les luttes de chaque jour.

   Quelquefois nous avions aussi des conversations intimes et profondes. Là, Céline et Thérèse se retrouvaient… On parlait des mystères de la vie future, de la prédestination, des récompenses de la souffrance, du martyre. Oh! le martyre, nous l’espérions toujours! En voyant la guerre faite à la religion dans notre malheureux pays nous nous bercions de l’espoir de donner un jour notre sang pour la cause de Jésus… Eprises alors d’un saint enthousiasme, nos âmes se fondaient dans un même désir croyant voir déjà nos têtes tomber sous la hache du bourreau. Hélas! ce n’étaient point nos têtes qui devaient être sacrifiées en nous donnant la mort, mais bien nos cœurs qui devaient être transpercés en nous laissant la vie!

   Parfois, c’était l’heure des confidences: dans l’une de ces circonstances je confiais à ma Thérèse chérie les horribles tentations que j’avais souffertes dans le monde, je ne la croyais pas trop jeune pour écouter de telles révélations. Elle les avait pressenties, mais son étonnement fut grand en touchant de près leur intensité.

  Alors elle me pressa sur son cœur et m’embrassant avec tendresse, elle me dit d’une voix pleine de larmes: « Oh! que le bon Dieu est miséricordieux à mon égard! ces souffrances étaient les seules que je n’avais point eues à lui offrir et sans oser les lui demander car elles me faisaient peur… je les regrettais! mais puisque ma Céline les a éprouvées je suis satisfaite: nous sommes la même âme, à nous deux nous avons offert à Jésus tous les genres de martyre!.. »

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   Cette vaillante athlète, qui voulait offrir à Jésus tout ce qu’une nature humaine peut souffrir, avait elle-même à cette époque sa terrible épreuve de tentations contre la Foi. Souvent dans nos entretiens intimes elle me laissait voir son acuité, comme à la dérobée, car elle n’aurait pas voulu m’en dire les détails de crainte de me communiquer leur venin. Quelquefois cependant des soupirs lui échappaient. Un jour que je parlais du Ciel, elle me dit: « Ah! vous y croyez!.. dites-m’en quelque chose… » Moi alors de continuer et elle de reprendre presque aussitôt d’un ton angoissé: « Ah!!! assez! » puis elle tournait vite la conversation qui augmentait ses peines au lieu de les adoucir.

   O ma Mère! quelle grâce d’avoir été le témoin de tant de vertus! Quelle abnégation, quel désintéressement et quelle humilité brillaient en elle! – Toujours convaincue que j’avais beaucoup quitté en abandonnant le monde et la joie d’un foyer je lui demandai de me composer une longue poésie qui rappellerait à Jésus ce à quoi j’avais renoncé pour Lui, et dont chaque strophe se terminerait par ces paroles d’une mélodie qui nous plaisait: « Rappelle-toi. » - Dans ma pensée, Jésus m’était très redevable des immenses sacrifices faits pour Lui!! et je croyais, sans m’en rendre toutefois bien compte, que je trouverais là une énumération de mes propres mérites.

   J’avais pourtant bien expliqué mon affaire, aussi quel ne fut pas mon étonnement quand Thérèse me remit la poésie intitulée « Mon Bien-Aimé, rappelle-toi! » C’était juste le contraire de ce que j’avais voulu, puisqu’elle y mentionnait non pas mes sacrifices

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faits pour Jésus, mes grandes épreuves souffertes pour son amour, mais les sacrifices de Jésus pour moi…Toute la gloire, tout le mérite étaient à Jésus, rien à moi, ce que j’avais donné ne valait sans doute pas la peine qu’on en parle! Je ne dis rien et ce ne fut que plus tard que je compris combien ma petite sœur avait eu raison. Car, en réalité l’appel à la vie religieuse est une grâce, un don et pour peu qu’on ait laissé tomber quelque illusion de la jeunesse, on reconnaît facilement qu’on n’a rien quitté du tout en abandonnant les espérances de la terre.

   Cependant le jour de ma Prise d’Habit arriva, ah! ce fut un jour sans nuages! C’était le 5 Février 1895, la neige couvrait la terre, je n’eus pas besoin comme Thérèse de la demander pour en jouir, je ne demandais pas non plus de fleurs et cependant il m’arriva quantité de gerbes blanches. Il y en eut une plus belle que les autres, composée de fleurs semblables à des lys, elle m’était envoyée par le jeune homme dont j’ai parlé dans le cours de cette histoire. Je fus touchée de ce témoignage rendu à mon divin Epoux et je priai beaucoup pour le donateur.

   Oh! ma Mère, que je me trouvais heureuse en me voyant la fiancée de Jésus! je ne pouvais croire à mon bonheur. Etait-ce bien moi qui, après avoir assisté à tant de mariages humains, avais enfin mon tour! Oui, j’étais l’épousée, je m’avançais devant l’autel dans la blanche parure des noces et j’étais seule, aucun mortel n’était à mes côtés et mon âme chantait un mystérieux cantique au virginal Epoux qui, après m’avoir choisie, avait su

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m’arracher aux poursuites de ceux qui me convoitaient.

   Pendant la cérémonie je reçus une grâce particulière d’intime union avec mon Bien-Aimé, je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi, la présence de l’Evêque, le nombreux clergé, le monde qui était accouru en foule, tout avait disparu à mes yeux, j’étais seule avec Jésus…Quand tout à coup je fus réveillée de mon silence intérieur par le chant des Complies qui se poursuivait en notes vibrantes et pleines d’entrain, le Chœur entonnait le psaume: « Qui habitat in adjutorio altissimi! » et moi j’en entendais le sens et chaque parole tombait en mon âme comme le gage d’une promesse sacrée que me faisait Celui auquel j’unissais ma vie.

   Comment rendre la grâce qui me visita alors ?.. je ne puis dire autre chose sinon que ce fut une des plus douces émotions que j’aie jamais goûtées. Et la voix disait:

   « Celui qui s’abrite sous la protection du Très-Haut repose à l’ombre du Tout-Puissant. Il dit à Jéhovah… je lui ferai voir mon salut! » (Ps. 91)

Jésus! qu’est-ce donc que cet engagement

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pris à mon égard ? Parce que j’ai dit: « Tu es mon refuge…tu me délivres en ce jour des filets de l’oiseleur. » Jusque là je comprends, parce que j’assiste à cette délivrance dont je suis l’heureuse privilégiée. Mais puisque je suis dans ton asile saint, comment rencontrerai-je encore sur mon chemin le lion et l’aspic, comment des flèches empoisonnées me poursuivront-elles jusqu’ici ? comment des terreurs, comment la contagion, comment serai-je de nouveau dans la détresse et aurai-je besoin de délivrance ? …

   Mystère!.. le livre de l’avenir était à ce moment fermé à mes yeux et je ne devais saisir le sens de cette prophétie qu’au jour lointain où, après la tourmente, Jésus me montrant sans tache notre amour nuptial me dévoilerait les merveilles de protection opérées pour moi. Oh! c’est alors que je saurais jusqu’où va sa fidélité envers l’épouse qui a mis en Lui toute sa confiance!....

   Cette délicieuse fête passée, revêtue de l’habit religieux après lequel j’avais tant aspiré, je repris la pratique de la Règle avec un nouvel élan de générosité. Bien que la vie du Carmel me parut très dure, témoin les impressions de révolte dont j’ai parlé et qui assaillaient quelquefois la partie inférieure de mon âme, je puis cependant dire que j’étais fervente et toujours dans la disposition de ne rien refuser au bon Dieu.

   Le matin du jour de la Pentecôte de cette même année 1895 Mère Agnès de Jésus alors prieure eut une inspiration qu’elle me

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communiqua aussitôt. « J’ai pensé, me dit-elle, que le bon Dieu voulait que l’une de nous soit Sœur converse et comme vous n’avez pas encore fait profession, vous êtes naturellement indiquée, le voulez-vous ? »

   Oh! ce n’était pas moi qui aurais refusé sciemment un ordre venu d’En Haut et j’acceptai tout de suite la proposition. Cette nouvelle fut vite connue, on en parla à la récréation ; je crois même que la lettre sollicitant cette permission fut écrite par notre Mère au Supérieur. Toute la journée fut employée à prendre les mesures nécessaires à ce changement, quand Mère Marie de Gonzague s’apercevant que la chose était sérieuse, s’y opposa de tout son pouvoir. Ce que voyant, notre Mère renonça à son projet de peur de la contrarier.

   Si vous me demandez, ma Mère, quelles furent alors mes dispositions, je vous les dirai simplement. Je ne fus ni émue, ni contristée de cette nouvelle. J’eus, il est vrai un sacrifice à faire: celui de renoncer à dire l’Office divin, car malgré qu’il fut pour moi une souffrance, à cause de mes luttes contre le sommeil, il était cependant ma consolation et ma joie, j’étais si fière d’élever ma voix avec celle des prêtres pour chanter les louanges du Seigneur!

   Mais ce renoncement fut vite offert au bon Dieu et je pensai pour me consoler que la Ste Vierge ne l’avait pas récité puisque de son temps la liturgie n’était pas composée, les Saints qu’on y fête pas nés et qu’elle-même était encore sur la terre, elle la principale héroïne dont le gracieux souvenir revient si souvent sur le Cycle.

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  Je pensais encore qu’au ciel on ne réciterait plus de « psaumes de David » et j’acceptai avec joie de commencer dès cette vie à louer Dieu seulement en esprit et de cœur en attendant de chanter de la voix et des lèvres le « Cantique nouveau » de la Patrie.

   D’autre part, depuis longtemps, je n’avais nulle ambition pour la prééminence, je ne faisais pas de distinction entre la valeur de nos occupations. Qu’importe ce que l’on fait ici-bas! est-ce à nous d’y définir si une chose y est plus utile qu’une autre, plus parfaite qu’une autre! J’ai lu dans la vie des Pères du désert qu’un solitaire étant allé trouver St Arsène qui ne lui répondit point s’adressa à l’Abbé Moïse qui le reçut avec empressement et charité. Comme ce solitaire s’étonnait que St Arsène, par l’amour qu’il portait à Dieu, fuyait la compagnie des hommes, tandis que St Moïse, par l’effet du même amour, recevait si bien tout le monde, un ancien eut à ce sujet une vision: Dieu lui fit voir deux bateaux qui voguaient sur le Nil, dans l’un était l’Abbé Arsène conduit par le St Esprit en grand repos et en grand silence ; et dans l’autre l’Abbé Moïse conduit par les Anges de Dieu qui lui remplissaient la bouche de miel.

   A quoi sert donc de se glorifier d’une chose ou d’une autre ? n’est-ce pas plus sage de convenir avec St Jean de la Croix « qu’il n’y a pas de loi pour le juste! » - Un Ordre religieux, par exemple, pour des raisons très parfaites ne dit pas l’Office en commun, multiplie les prières vocales, met la simplicité la plus grande dans la pompe des cérémonies et des ornements divins. Un autre au contraire se livre à l’oraison, met la

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récitation de l’Office en Choeur dans ses principales obligations, consacre toutes ses économies à embellir les autels. – Dans un Ordre on lit et étudie beaucoup, dans un autre la vie est partagée entre la contemplation et le travail des mains. « Jean-Baptiste est venu qui ne mangeait point de pain et ne buvait point de vin. – Le Fils de l’homme est venu qui mange et boit. Ainsi la sagesse est justifiée par tous ses enfants » (Luc VII, 33.35)

   Oui, je trouvais la Sagesse, la perfection et le bonheur dans les humbles occupations des sœurs de la cuisine et c’est avec joie que j’obéissais à Dieu en me faisant l’une des leurs.

   Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis cette oblation de moi-même que Jésus m’en demandait une autre, plus intime et dont les obligations, comme les récompenses, avaient autrement de valeur.

   C’était le 9 Juin, jour de la Fête de la Ste Trinité. Au sortir de la messe, l’œil tout enflammé, respirant un saint enthousiasme Thérèse m’entraîna sans mot dire à la suite de notre Mère qui était alors Mère Agnès de Jésus. Elle lui raconta, devant moi en balbutiant quelque peu comment elle avait eu l’inspiration de s’offrir en Victime d’Holocauste à l’Amour Miséricordieux du bon Dieu, lui demandant la permission de nous livrer ensemble. Notre Mère, très pressée en ce moment, permit tout sans trop comprendre de quoi il s’agissait. Une fois seules Thérèse me confia la grâce qu’elle avait reçue et se mit à composer un acte d’offrande que nous prononçâmes officiellement ensemble après, le 11 Juin.

   Ensemble! toujours ensemble!.. pouvait-il y avoir quelque chose d’important dans la vie de Thérèse sans que Céline y soit associée ? Je ne

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comprenais pas, il est vrai, toute la beauté (la portée) de l’acte que j’accomplissais, mais j’avais pleine confiance dans les inspirations de ma Thérèse chérie et pensais me livrer comme elle, dans la même mesure qu’elle.

   Après cette donation à l’Amour, mon union avec Jésus devint plus étroite encore et le 8 7bre suivant, dans une grâce tout intérieure (intime) qui me fut accordée pendant mon oraison du soir, Jésus me fit sentir qu’il prenait possession de mon âme pour y vivre…Je sentis que j’étais possédée de Jésus… C’est en cette occasion que je reçus son Humanité sainte comme un dépôt sacré, mais je ne devais apprécier cette inestimable richesse que plus tard quand je serais amenée à la faire valoir. Pour lors, j’étais seulement heureuse de sentir Jésus vivre en moi.

   Et voilà, ô bonheur! que ce jour-là même, Il voulut me donner un témoignage visible de la grâce qui s’était passée dans l’intime. Rentrant peu après dans notre cellule je trouvais toutes les affaires à mon usage marquées du saint nom de Jésus!... Depuis quelque temps on avait dit, au monastère, que cette marque ne serait plus donnée désormais. Puis, revenant sur cette décision, on avait changé mon ancienne marque, sans me le dire, pour me donner à la place le monogramme du Christ et cela le jour même de ma grâce!

   Ah! j’avais besoin de ces gâteries, Jésus me les donnait sans doute, afin qu’au jour de l’épreuve je me souvienne des engagements sacrés qu’il avait pris envers moi, lesquels me seraient comme une garantie de préservation.

   A cette époque je me plaisais à considérer Jésus comme « mon Chevalier ». Il m’avait donné son nom pour héritage emportant la fleur et la Couleur de sa Dame qui lui rappelleraient ses désirs. Cette couleur, c’était le blanc, cette fleur le Lys et je suppliais

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mon Epoux de me les conserver pures et sans tache. Bien des fois je lui avais remis ma liberté, bien des fois je l’avais prévenu de prendre garde à moi. « Mettez-moi sous les verrous, ô mon Bien-aimé, lui disais-je, car je crains de ne pas vous rester fidèle! » Je pensais qu’après cette humble prière ce serait de sa faute si je tombais. Je vivais tranquille me confiant en son aimable surveillance.

   Je me composais même un blason que je dessinai à la plume, Thérèse me le peignit en couleurs avec explication des armoiries écrite de sa main, et me donna ce trésor le jour de ma Profession (Ce fut d’après cette initiative qu’elle se composa pour elle-même des armoiries). – Les deux blasons sont surmontés non d’une couronne, mais d’un casque de Chevalier à la Visière baissée. Je me disais avec justice, qu’étant presque veuve puisque je vivais loin de mon Epoux, je ne voulais pas, sans lui, porter de couronne. Que je préférais avoir devant mes yeux, pendant le temps d’épreuve de la vie, un casque qui me rappellerait sans cesse qu’un jour luirait enfin où le mystère de sa Face me serait découvert, un jour où levant sa visière je contemplerais ses traits aimés.

   A vrai dire, je n’étais guère patiente et maintes fois je lui faisais reproche de l’inégalité de nos conditions. Il me voyait, me connaissait, moi je ne l’avais jamais vu, cette privation était bien dure pour mon amour… Si dure, que l’heure allait sonner où, n’y tenant plus, je feris sauter la visière et découvrirais  dès l’exil sa Face adorée…

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   Mais avant qu’il me fut permis d’accomplir cet acte de hardiesse, bien des souffrances allaient me visiter et je devais en quelque sorte acheter cette grâce par d’extraordinaires épreuves. Je devais aussi m’unir au Chevalier divin par les liens sacrés du mariage mystique qui se forment par l’émission des Vœux.

    Ce jour béni fut fixé au 24 Février 1896. Cette année-là qui était bissextile on y fêtait la Commémoraison de l’Agonie de N.S. au jardin des Oliviers, et j’étais bien heureuse de m’offrir à Jésus en ce lieu où il avait été abandonné des siens, de lui donner là et mon âme et ma vie et de remplacer là ceux qui l’ont délaissé.

   L’avant-veille de ce grand jour (car la nuit qui le précède directement est réservée à « la veillée des Armes »), on m’avait envoyée coucher de bonne heure. Je venais de finir ma toilette en prévision de la fête et j’avais éteint notre petite lampe, lorsqu’au même instant où je me trouvais dans les ténèbres j’entendis au pied de notre lit comme une série de pétards qui se succédaient. On eut dit qu’un brasier était allumé et pétillait avec fracas. Dominant ma

première frayeur j’osai regarder, car je croyais la cellule tout en feu, mais je ne vis rien. Pensant alors que c’était le démon, je priais avec ferveur, sans pouvoir sortir ma main du lit pour prendre de l’eau bénite, car il m’était impossible de faire aucun mouvement j’étais comme comprimée sous une pesanteur extraordinaire, il me semblait que quelqu’un était couché sur moi. Ce dernier état dura toute la nuit.

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              Le lendemain matin je m’empressai de courir chez notre Mère pour tout lui raconter, alors elle pleura de consolation en pensant que sa petite fille devait beaucoup déplaire au démon puisqu’il n’avait pu s’empêcher d’exhiber sa rage. Pour moi, cet incident ne m’étonna pas, car le malin esprit devait être furieux de voir qu’une proie qu’il avait particulièrement convoitée lui échapper. Il avait fait des siennes pendant de longues années pour me faire tomber, il m’avait piétinée par les tentations les plus honteuses, j’avais été le jouet de ses soufflets, rien de surprenant qu’il ait fait éclater sa colère en une circonstance où il allait être vaincu pour toujours.

              Ce ne fut  cependant pas la seule fois qu’il me donna des marques sensibles de sa présence autour de moi, il y rôde comme un lion rugissant qui cherche à me dévorer. J’en donnerai des exemples qui se rencontreront en leur temps. Je dis seulement ici à ma plus grande confusion que j’ai eu pour ainsi dire des rapports avec l’autre monde, ayant quelquefois entendu des avertissements qui vous le savez, ma Mère, se sont tous réalisés. Il n’y eut guère de circonstances assez marquantes dont je ne fus prévenue. Une fois ce fut un chuchottement autour de mon lit, comme si plusieurs personnes avaient ourdi un complot contre nous et deux jours après vous appreniez, comme par miracle, qu’on avait inventé des machinations pour me faire tomber dans un piège et avoir par là l’occasion de nous faire partir.

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              Lorsque j’arrêtai le plan de mon petit travail sur la Ste Face il m’arriva que, m’étant réveillée au milieu de la nuit, j’agitai mes couvertures pour me recouvrir. Alors ce fut comme si quelque chose de vivant, en sentinelle dans le creux du lit, s’enfuyait en trainant après soi toute une quantité de ferraille.

                 Je n’en finirais pas si je voulais tout raconter. J’entendis aussi quelquefois les âmes du Purgatoire dans l’une de ces circonstances, ce fut comme si on déployait dans notre cellule une pièce de calicot, le bruit partit du plafond et s’enfonça dans le plancher.  Vous habitiez ma Mère, l’infirmerie d’en bas et, sans savoir ce qui m’était arrivé, vous avez senti toute la nuit la présence d’un être mystérieux qui était entré par l’endroit que j’indiquais.

                Une autre fois, commettant une infidélité après Matines, puisque je m’arrêtais à lire quelques lignes d’une lettre d’affaires, j’entendis dans l’appartement un bruit étrange semblable à celui que l’on fait avec la langue pour avertir les enfants de se tenir tranquilles. Au premier avertissement je tournai la tête du côté du bruit qui était dans l’air tout près de moi, et, n’en devinant pas la provenance je me remis à lire. Alors second avertissement. Je m’arrêtais de nouveau sous une certaine impression surnaturelle, mais sans comprendre encore et repris ma lecture, quand un 3e avertissement me donne à entendre que je faisais mal. Je posai alors la lettre et n’osai plus la reprendre. C’était une missive concernant les affaires de la Ste Face qui me préoccupait alors

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beaucoup. Le bon Dieu ne voulait pas sans doute que, dans cette entreprise toute à sa gloire, je laisse ternir mon âme par la plus légère imperfection. Je remerciai Jésus de m’avoir fait ainsi avertir et je ne fus plus reprise à cette infidélité.

                Lorsqu’il m’arrive  d’entendre quelque bruit surnaturel toujours  je prie, soit pour les agonisants soit pour les âmes du purgatoire, mais quand c’est le démon, j’ai grand peur et je supplie Jésus de venir à mon secours.

                  Ce n’est pas seulement la nuit que le malin me joue des tours. Un soir à Matines, c’était l’Office d’une des féries en l’honneur de la Passion, je ne sommeillais pas et me livrais tout entière à la ferveur et à la joie de suivre la psalmodie lorsque j’eus tout à coup l’impression de quelqu’un qui passait rapidement devant moi. Au même instant je reçus dans les yeux comme une poignée de sable qui  me fit beaucoup souffrir des yeux. Etant obligée de les fermer je m’endormis presqu’aussitôt.

                 Pour dire ma pensée,  je crois que ma disposition au sommeil pendant les heures de prières n’est pas tout à fait étrangère à la malice du démon qui veut me taquiner, car il n’est pas sans savoir que cela me fait beaucoup de peine. Ce qui me donne à supposer cela c’est que je ne dors pas quand je devrais dormir. Ainsi, bien que je sois dans l’obscurité, aussitôt  que je suis au lit j’ai une peine extrême à reposer et quand je suis devant le St Sacrement je ne puis pas combattre le sommeil. Pauvre Jésus ! moi qui l’aime tant, moi qui ne rêve que

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regarder l’hostie, dire qu’aussitôt que je le contemple c’est comme si j’avais pris un soporifique ! Avec cela que, pour augmenter cette tribulation, lorsqu’on consulte les directeurs à ce sujet, ils vous font toujours grise mine et l’on s’en va de l’entretien pas plus avancé qu’avant, quelquefois même plus découragé. Sans doute qu’attribuant cet état à une tiédeur spirituelle ils veulent nous en faire sortir par la crainte, mais cela ne réussit pas, pour  moi du moins. O mon Jésus ! vous le savez vous, que ma vie à votre service n’est pas nonchalante et incolore, mais vivante et chaude, aussi vous ne m’en voulez pas j’en sui sûre de cette faiblesse ou… tentation !

                   J’ai lu à ce sujet quelque chose de bien consolant : « Quelques anciens solitaires dirent un jour à St Pémen : mon Père, quand nous voyons des frères sommeiller au temps de la prière, ne devons-nous pas les secouer pour les tenir éveillés ? Et il leur répondit, « Quand je vois un frère ainsi accablé de sommeil, je voudrais faire pencher sa tête sur mes genoux pour l’y faire reposer… »

                 Mais me voilà encore loin de mon sujet. J’en étais au jour béni de ma Profession. Oh ! ma Mère que je fus heureuse ce jour-là, ce fut avec ma Première Communion le plus beau de ma vie. Il me semblait que le Ciel tout entier se réjouissait avec moi, car pas un nuage n’osa se montrer dans le firmament et la paix intérieure et la joie que j’éprouvais me disaient bien haut que la grâce divine m’environnait.

                 J’eus le bonheur de prononcer mes saints vœux entre les

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mains de « ma petite Mère » ma Pauline chérie qui m’avait élevée et avait semé dans mon cœur les fruits qu’elle récoltait en ce jour. Je voyais dans les rangs des religieuses Marie, notre chère aînée et ma Thérèse qui semblait triompher. Je sentais que des impressions bien profondes passaient en son âme, elle n’était plus de la terre. Quant à moi je n’en étais pas non plus. Au moment de prononcer les vœux qui me liaient à Jésus, j’étais tellement pénétrée du mystère, que ce fut avec beaucoup de peine que j’en achevai la formule, l’émotion m’oppressait, des larmes bien douces m’inondaient…

                 Ah ! c’est qu’il me semblait, comme je l’ai dit, qu’avec mes sœurs de la terre le Ciel était là tout entier qui m’écoutait. Je voyais des yeux de l’âme la Trinité sainte, mon Jésus mon Epoux adoré, Marie, ma Mère, mon Père St Joseph. Papa,  Maman, mes petis frères et sœurs du Paradis qui assistaient pleins de joie à l’immolation de la pauvre petite Céline, la dernière conviée aux Noces divines. C’était la clôture des appels du bon Dieu à notre famille, aussi cette fête fût-elle particulièrement touchante.

               Avec quel bonheur je restais seule après la Cérémonie ! j’avais besoin de m’entretenir avec mon Bien Aimé dans le silence du Cœur à Cœur… Cette journée fut véritablement sans nuages, elle était pour moi une récompense et  une aurore. C’était au milieu d’une ineffable paix que se terminait un passé plein de deuils, c’était dans l’énergie d’un débordant espoir que s’ouvrait l’aurore. Ma « petie

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Mère » m’avait dit dans l’allocution qu’elle m’adressa au solennel instant :

         « Maintenant, si je vous demande ce que vous attendez pour prix de votre donation entière à Jésus, vous me répondrez certainement : « Je veux des âmes ! » Eh bien, sur cette montagne du Carmel où vous fixerez désormais votre tente, l’Epoux vous appelle… Il vous montre comme à ses apôtres la moisson blanchie et abondante. Il se plaint à vous du petit nombre d’ouvriers qui se présentent pour la recueillir… Il murmure à l’oreille de votre âme comme à la vaillante Jeanne d’Arc ces douces paroles : « Va…fille de Dieu ! va !.. Ne crains pas l’ardeur du combat, sois ma petite moissonneuse… Verse tes larmes, tes sacrifices et tes prières dans les sillons que tu vois là-bas !.. Ainsi d’une main tu jetteras la semence, et de l’autre cueillant les épis mûrs, ta génération  deviendra plus nombreuse que les étoiles du Ciel et le sable qui est sur le rivage de la mer… Voilà le but de ta vie, c’est pour cette mission que je t’ai créée… Si tu pleures maintenant en répandant ta semence au milieu du combat pénible de la vie, tu reviendras bientôt vers moi portant le fruit de ta victoire, c’est-à-dire des gerbes d’or entre tes mains. »

              Oh ! comme ce langage tout apostolique trouva écho dans mon cœur ! Je ne voulais que cela : des âmes, des âmes ! L’enfantement douloureux ne me faisait pas peur, je ne craignais pas les moyens, le but seul m’attirait. Comme une Mère qui s’oublie elle-même, qui reste dans une position vile, se nourrit et s’habille pauvrement n’ayant qu’une ambition : acheter le bonheur pour ses enfants, je voulais, renonçant à l’aisance spirituelle

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pour moi, ne plus songer qu’à la procurer à mes fils par mes économies et privations de toutes sortes. Oh ! comme je m’engageais hardiment dans les combats de la vie sans regarder en arrière !

                Dès le lendemain, il fallut en effet les reprendre avec tout leur cortège si peu engageant. Vous savez, ma Mère les épreuves qui avaient précédé ce jour si beau et ma réception au chapitre d’où l’on avait écarté la Mère Prieure… réception peu brillante hélas ! mais quel accueil peut-on faire à un tison, si ce n’est de le prendre avec des pincettes pour le jeter avec mépris ! Mes petites sœurs et moi avons beaucoup souffert et, sans l’intervention directe du Supérieur, jamais on ne m’aurait laissé prononcer mes vœux sous le Priorat de Mère Agnès de Jésus. C’était cependant plus naturel de favoriser cet acte que de le combattre. Mais il entrait dans les vouloirs divins de permettre qu’en cette occasion comme dans bien d’autres, les créatures fussent à notre endroit les instruments de notre Passion. Dire cela c’est les excuser devant Dieu puisque dans nos fêtes liturgiques on honore la croix, les clous qui ont fait mourir Jésus.

                   Les jours qui suivirent furent les derniers roulements du tonnerre, digne écho des précédents. Puis tout se remit dans l’ordre, à condition toutefois que ma compagne de noviciat fut retardée et attendît pour prononcer ses vœux le Priorat suivant. Je m’arrête, ma Mère, je craindrais même d’avoir manqué de charité si vous ne saviez tout. Ces épreuves sont en effet, trop exceptionnelles pour pouvoir être racontées. Il suffit pour glorifier Dieu de savoir que la Sainteté

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deThérèse et nos jours de bonheur se sont élevés sur le roc du Calvaire.

                   Je repris ma vie de disciple auprès de cette chère petite Sainte, hélas ! cette année devait être la dernière de notre union sur la terre. Elle l’employa à parachever son œuvre en me donnant toutes ses instructions concernant la voie d’enfance, la manière d’aller à Dieu et la pratique des vertus,  spécialement l’humilité. Elle était heureuse de me voir lutter pied à pied avec des défauts qui me tenaient constamment dans l’humilité, cart avec mon caractère spontané (impétueux) il m’arrivait souvent de petites sorties avec les sœurs. Sorties qui m’affligeaient beaucoup à cause de mon grand amour-propre. Je trouvais que mon extérieur était trompeur et que j’étais bien meilleure que je ne le paraissais, de là un certain dépit de ne pas être jugée à ma juste valeur. Paraître imparfaite aux yeux des créatures, me semblait une montagne à avaler.

                Alors ma petite sœur s’efforçait, par ses pénétrantes instructions, agrémentées d’histoires typiques et tout-à-fait de circonstance, de me faire aimer l’opprobe dans lequel j’étais.  Elle me disait « que s’il n’y avait pas d’imperfection à tomber il faudrait le faire exprès afin de s’exercer à l’humilité. »  Elle me faisait trouver ma joie à me croire une « toute petite âme » que le bon Dieu est sans cesse obligé de soutenir parce qu’elle n’est que faiblesse et imperfection. Elle voulait, de plus, que j’arrive à désirer que les autres s’aperçoivent de mes défauts, afin qu’elles me méprisent et me jugent toujours une religieuse sans vertu. Cet héroïsme m’enflammait de désirs

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et je croyais déjà l’avoir atteint par mon admiration, quand à l’occasion suivante je me retrouvais aussi faible et imparfaite. C’était alors le cas de le faire mien, mais une fois à ma portée, je ne lui trouvais plus tant de charmes et le dépit succédait de nouveau à la triste satisfaction de contenter ma nature par une parole vive. Mouvement qui, à mon grand regret m’échappait encore quelquefois ! Seulement il y a cette différence c’est que je ne m’en afflige plus… je demande pardon au bon Dieu, puis je me relève et je n’en cours que plus vite. Si les créatures sont malédifiées j’en suis bien fâchée pour elles, je prie à leur intention c’est toute l’attention que je leur accorde.

               Il y a environ un an, une sœur qui m’aime beaucoup avait particulièrement prié pour moi pendant ma grand retraite, quand au sortir de ce traitement spirituel propre à raviver mes forces porales, je tombai dès le premier choc. Cette sœur qui m’avait vue, se mit à pleurer en disant : « Je vois bien qu’elle ne se corrigera jamais ! » Quant à moi au premier abord j’eus du chagrin de me retrouver ainsi toujours la même, cependant, au lieu de rester hypnotisée devant le fait, j’embrassai intérieurement mon Jésus, puis je pris mes jambes à mon cou pour rattraper le temps perdu par cette chute. En réalité, je n’en avais point perdu beaucoup, seulement celui de tomber et de me relever. Quant à celles qui pleuraient sur mon malheureux sort, elles auraient bien mieux fait de courir avec moi que de gâcher un temps précieux à se lamenter devant la place vide que je m’étais empressée de quitter.

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              Après tout pourvu qu’on arrive !.. Je me dis quelquefois : Allons, pas de terreurs ! Tu seras toujours aussi bien décorée que ton Jésus. Vois-le donc entre les bras de Marie tout sanglant et défiguré, est-ce que sa Mère le rejette avec horreur ? Eh bien, elle ne te rejettera pas non plus, mais elle te pressera sur son cœur, te couvrira de baisers, nettoiera tes blessures en disant : « Que tu as souffert, ma pauvre petite ! ». Puis, ma toilette une fois faite, elle me présentera au bon Dieu qui, trouvant en moi la ressemblance de son Fils mon Epoux bien-aimé, m’admettra sans retard au banquet des Cieux.

               Notre Mère nous raconta un jour en récréation qu’un malheur venait d’arriver sur le Rhône : Dix hommes rentraient chez eux assez tard dans une frêle embarcation qui menaçait de couler à fond. Le pilote, pour alléger la barque se jeta à la nage, mais il prit mal son élan et la fit chavirer. Quelques minutes après attirés par leurs cris, on venait à leur secours : 7 hommes avaient disparu, trois seulement furent sauvés, on les trouva cramponnés à la barque. Le journal faisait remarquer que les 7 hommes perdus étaient de très forts nageurs, tandis que les 3 autres ne savaient pas nager. Voilà bien ce qui nous arrivera, me dis-je ! Les âmes fortes font quelquefois fausse route, parce qu’elles comptent sur leur propre vigueur, tandis que les faibles et les imparfaites se cramponnent à ce qu’elles trouvent. Moi c’est au bon Dieu que je m’attache et comme je suis toute petite et très faible, je serai sauvée.

               Le prophète Ezéchiel nous affermit dans cette pensée quand

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il dit : « Ce qui était perdu je le rechercherai, ce qui était égaré, je le ramènerai, ce qui était brisé je le lierai, ce qui était fort et gras,  je le conserverai et ce qui était faible je le fortifierai » (XXXIV)  Ainsi, pour celui qui est fort et gras le Seigneur se contente de le conserver, mais pour celui qui est faible, il le fortifie : il donne à celui qui n’a pas !.. Et qui n’aimerait mieux recevoir de la main libérale du Tout-Puissant que du petit sac sordide de nos mesquines économies ?

               O mon Jésus ! non, je n’ai plus peur de mes misères, elles sont, sur mon chemin, ces échelons qui m’aident à arriver jusqu’à vous et que Sainte Perpétue vit dans un songe à la veille de son martyre : elle aperçut une échelle qui montait jusqu’aux Cieux, échelle hérissée à droite et à gauche d’épées tranchantes. A sa base se tenait un dragon prêt à dévorer ceux qui seraient assez téméraires pour oser monter.  Ste  Perpétue n’hésita pas un instant et mettant résolument le pied sur la tête du monstre l’obligea à lui servir de premier échelon. O Jésus ! moi j’ose dire que je fais la même chose, mes défauts voudraient pour ainsi dire me dévorer en paralysant mes forces par le découragement, mais je ne les crains pas, ce sont eux qui me servent parce que ce sont eux qui me jettent dans un abîme d’abandon et d’humilité !

                  Ah ! j’expérimente aujourd’hui la devise que me donna Thérèse : « Qui perd gagne ! » Oui c’est en voulant bien tout perdre et en le perdant en réalité qu’on gagne tout . « Ouvre la bouche, dit le Seigneur, et je la remplirai ! » (Ps. 81, 11) Il n’y a que ceux qui n’ont rien, que les pauvres, qui éprouvent le besoin de demander leur pâture.

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O mon Dieu et c’est moi ce pauvre dénué de tout secours, qui a passé sa vie à perdre, c’est moi qui ouvre ma bouche et mon cœur pour que vous les remplissiez de vos divines richesses. O heureuse indigence qui ne t’aimerait, toi la source de tous les biens !

            Oui, c’est l’Amour seul qui compte et la plus noire pauvreté ne saurait être impropre  aux opérations de l’Amour. Dernièrement je fus attirée par un phénomène bien symbolique. Le soleil dardait ses rayons dans le jardin, quand au milieu d’une allée je vis briller comme un diamant aux mille feux. Je m’approche et quel ne fut pas mon étonnement de voir un vieux morceau de vaisselle cassée qui, empruntant avec avidité le rayon de lumière, devenait lui-même par cette communication un véritable soleil. Alors je m’écriai : Mon Dieu, c’est moi ce morceau méprisable, oh ! faites-moi la grâce de me tenir toujours ainsi dans votre beauté et bien que je sois la plus vile de toutes mes sœurs je n’en serai pas moins un soleil brillant qui vous fera rayonner dans les âmes.

             Ma Mère, si vous saviez ce que mes défauts m’ont été profitables, je les compare à une mine d’or. Soit que je les ai vaincus en pratiquant les vertus contraires dans les moments difficiles, soit que, vaincue moi-même, j’ai supporté humblement  ma captivité et mes blessures, toujours ils m’ont enrichie. Je crois même qu’ils m’ont plus profité dans ce dernier cas, et jamais je n’ai fait de meilleures oraisons  que les jours où je comptais des défaites. Avec quelle joie

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alors, passant en revue toutes mes sœurs je faisais remarquer à Jésus leurs qualités, leurs vertus, le louant en elles et le suppliant d’avoir pitié de moi à cause d’elles, de moi misérable pécheresse !

             Bien des fois dans ma pauvre vie j’ai désiré être une sainte, j’ai demandé au Bon Dieu d’arriver là où son Amour m’attend, je ne voudrais pas avoir passé ma vie éphémère sans en tirer tout le profit possible. Même j’ai désiré parfois faire des surprises à Jésus pour qu’il soit content et se dise tout étonné : « Je n’attendais pas cela d’elle ! Elle a fait cela, puis cela encore !.. » - Oh ! oui que j’aurais été heureuse de pousser mon habileté jusque là !  Et tout au contraire j’ai été en deça de mes désirs de perfection. Cependant je ne désespère pas : Ne pouvant lui offrir ces surprises par ma patience et ma douceur, je le lui ferai par mon humilité… L’humilité, je l’ai cultivée avec une jalousie avide et j’espère bien qu’elle me donnera un jour une petite fleur inattendue et toute nouvelle que j’offrirai à Jésus. Ainsi mon rêve sera réalisé…

                 Ma Mère, je ne savais pas que j’allais écrire toutes ces pages qui anticipent sur l’ordre des faits, car cet état de paix et d’abandon est mon état présent, mais non pas celui de l’époque dont j’entreprends tout-à-l’heure d’écrire l’histoire. Ces grâces  de confiance ne m’ont été données qu’après la mort de ma Thérèse chérie. Elle aurait pu dire après Jésus : « Il vous est utile que je m’en aille, car si je ne m’en vais pas le Consolateur, cet Esprit de Vérité qui procède du Père ne viendra pas vous visiter, mais si  je m’en vais, je supplierai le Père de vous l’envoyer, alors Il vous fera souvenir

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de tout ce que je vous aurai dit et vous en donnera l’intelligence… »

             Qu’elle est lumineuse la « petite voie » que Thérèse est venue découvrir aux âmes ! Et qu’elle est vraie et bien appropriée à nos besoins présents ! Tout à l’heure l’essieu du monde semble s’affaiser sous le poids de l’orgueil, plaie de notre époque. De là une dégradation morale effrayante, le luxe, le bien-être , l’égoïsme rongeant la sève de notre dignité et bientôt si nous n’y prenons garde, au lieu de nous affranchir et de nous grandir, notre orgueil nous aura rendu semblables aux bêtes.

             Pour arrêter cet envahissement le bon Dieu, par un ressort admirable de sa Providence, nous envoie une douce messagère. Il la prend pour type, il opère sur elle ce qu’il veut opérer sur les âmes, et la faisant parvenir à cette petitesse, à cette enfance qu’il nous a donnée pour modèle pendant sa vie mortelle, il met sur ses lèvres des paroles inspirées afin de convier toutes les âmes à cet aimable état d’enfance qui les arrachera des bras de l’orgueil pour les jeter dans ceux de Dieu.

               Là est le salut, car voici la bénédiction promise au petit Benjamin : « Bien-Aimé de Jéhovah, il habitera en sécurité auprès de lui, Jéhovah le protège continuellement, entre ses épaules il repose… » (Deut. XXXIII, 12) – Et que désirer encore, n’est-ce pas la réhabilitation du genre humain que cette petitesse à laquelle est attaché tant de privilèges, et pourquoi aller chercher ailleurs le relèvement de notre race ?

              Est-ce une vaine promesse ? non, nous en avons la garantie

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sous nos yeux, ce qu’il a fait à Thérèse il nous le fera à nous si nous le voulons : « Il a entouré son petit Benjamin, il a pris soin de lui, il l’a gardé comme la prunelle de son œil. Pareil à l’aigle qui excite sa couvée et voltige au-dessus de ses petits, Jéhovah a déployé ses ailes il l’a pris , il l’a porté sur ses plumes, Jéhovah seul l’a conduit. » (Deut. XXXII, 10.11)

               En ce moment, notre France bien-aimée salue avec enthousiasme sa libératrice Jeanne d’Arc, elle la  supplie de venir la sauver une seconde fois, elle espère d’elle le salut. Et ce n’est pas en vain qu’elle met toute son espérance en la vaillante Pucelle. Mais, de même qu’autrefois St Michel la suscita de par Dieu pour sauver le royaume, pourquoi cette aimable libératrice ne se susciterait pas elle-même une sœur, digne émule de son zèle et de ses vertus qui, en arborant la bannière de l’Amour, rallierait tous les chrétiens sous le drapeau de notre Roi adoré ?

                Qu’on ne l’espère pas, Jeanne d’Arc ne reviendra point avec sa lance et son armure, ce n’est plus une puissance coalisée qu’il faut bouter hors du pays, il faut se convertir à Dieu. Pour opérer cette transformation qui paraît impossible, à cause du flot toujours grossissant des iniquités de la terre, il faut un moyen. Ce moyen, quel sera-t-il ? Un miracle pourra nous sauver momentanément mais non nous guérir, c’est le cœur de chacun de nous qu’il faut changer si nous voulons que le relèvement  demeure. Ce moyen ne semble-t-il pas indiqué par « la petie voie

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d’humilité et d’abandon à Dieu » « la petite voie toute d’amour et de sacrifices » que Thérèse est venue nous enseigner ?

    [Page presque entièrement biffée]

                Mais me voilà encore perdue dans un dédale de réflexions. Aussi, en attendant que d’autres que moi trouvent des significations

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à tout ceci je reprends mon sujet à l’endroit  où je l’ai laissé.

                J’étais donc sous la direction de ma Thérèse chérie écoutant ses avis sans pouvoir les pratiquer et je ne lui donnais guère de consolation, nos âmes étaient cependant toujours sœurs et plusieurs fois on m’en fit la remarque, ce qui me causait un extrême plaisir. Ce fut en particulier le Rme. Père Godefroy qui, étant venu prêcher un triduum et une retraite, nous demandait nos noms au confessionnal afin de nous reconnaître. « Vous avez la même voix toutes les deux, me disait-il, la même manière de vous exprimer, c’est incroyable comme il existe de ressemblance morale entre vous. Toutes les quatre vous avez des âmes chantantes, mais entre vous deux il y a quelque chose de plus. »  Vous dire, ma Mère, ce que j’étais fière en entendant cela, aussi je ne l’ai jamais oublié.

               Décidément j’ai toujours eu des ressemblances très avantageuses. Dans la Cté.  les sœurs me disaient quelquefois que je leur représentais Ste Thérèse, sans doute à cause de mes allures et de mon caractère franc. J’étais très honorée aussi de cette comparaison.

              Ste Thérèse sans doute ne la désapprouvera  point puisqu’elle voulut me prendre sous sa particulière protection en faisant que « les deux sœSurs » portent son nom. J’aurais dû raconter cette particularité avant de parler de ma Prise d’habit, car ce fut quelques semaines seulement avant cette fête que, sur l’avis du Supérieur on ajouta à mon nom de « Marie de la Ste Face » (que j’avais porté jusque là et que Thérèse m’avait elle-même choisi) celui de « Geneviève de Ste Thérèse ».

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             Cette substitution quoique seulement apparente me fut un sacrifice bien sensible et à Thérèse aussi… Je me souviens qu’à cette occasion je lui dis : « Eh bien, c’est vous, ma petite Thérèse qui serez ma Ste Thérèse ! je vous prends pour ma patronne et c’est moi qui la première porte votre nom en votre honneur ! » N’étais-je  pas en effet, sa 1ere conquête, la 1ère branche qui jaillissait du tronc dont les rameaux devaient plus tard se multiplier à l’infini ?  Je lui devais tout, et ma préservation dans le monde, et ma vocation au Carmel, comme je devais, aux souffrances qu’elle endura pour moi sur son lit de mort, et la Ste Face et la destruction des pièges que me tendit l’enfer. Le sacrifice me fut donc un peu adouci à cause de cette raison intime et parce que je gardai mes premiers titres que je fais figurer toujours en première ligne dans la formule de mes vœux. Néanmoins, aux yeux des créatures je n’étais plus Marie de la Ste Face mais Genviève de Ste Thérèse. On me donnait cette appellation en souvenir de la sainte fondatrice de notre monastère, la Rde. Mère Geneviève. Elle ne pouvait rien me léguer de mieux que son nom, sans doute elle pensait que je ne le déhonorerai  pas ! – La veille de ce jour, afin de me prouver que c’était bien sa volonté, le bon Dieu permit que, sans rien savoir de ce qui se passerait le lendemain, on me donnât la boucle de ceinture, la croix et la médaille du chapelet de ceinture de Mère Geneviève. (Depuis, je pris la médaille où figure notre petite sainte, celle de souvenir fut rendue avec les reliques de Mère Geneviève.)  Je n’en revenais pas de voir qu’on tirait ces reliques du coffre à trois clés pour les mettre à mon usage. Intérieurement je priai la Ste Mère de me protéger et je la regardai déjà comme ma patronne quand le jour suivant on me donna son nom.

              Malgré cette volonté manifeste de la divine Providence sur moi, je regrettais longtemps mon cher nom et je fus obligée pour me consoler de penser qu’au Ciel je recevrai un nom nouveau que Jésus me choisirait lui-même et que personne ne pourrait m’enlever. Ainsi, le bon Dieu me dépouillait intérieurement et extérieurement de tout ce à quoi je tenais, et il allait bientôt m’enlever mon plus cher trésor, ma petite Thérèse.

              Mais comme il est Père avant d’être le souverain Maître de

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toutes choses il me donna la consolation de soigner moi-même ma Sœur chérie, et afin que personne ne me disputât les droits qu’il m’octroyait lui-même il permit que ma compagne de noviciat qui partageait avec moi l’office d’aide à l’infirmerie, fut retirée de cet emploi juste au début de sa maladie. Restée seule, la première ne fit point difficulté de me céder une partie de ses droits auprès de ma Thérèse, elle me força même à l’accepter.

            Ainsi ce fut moi qui assistai ma chère petite sœur, qui la gardai la nuit dans une petite cellule proche de l’infirmerie. Oh ! que de souvenirs !... mais vous les connaissez, ma Mère. Vous n’ignorez pas dans quelles circonstances douloureuses notre pauvre petite martyre passa ses derniers mois d’exil et comment elle ne fut jamais soulagée par les calmants qui depuis ont franchi les portes du monastère, mais qui à ce moment-là étaient prohibés comme une honte.  Elle en était donc réduite non pas aux soins intelligents de la médecine, mais aux soins affectueux de sa petite sœur ; ceux-ci quoique bien doux ne suffisaient pas cependant.

           Pour moi, j’ai vu depuis mon entrée au Carmel beaucoup de sœurs mourir, jamais je n’ai vu tant souffrir, c’était affreux. Je crois qu’aucune souffrance ne lui fut épargnée, il le fallait sans doute ainsi pour remplir jusqu’à la fin son rôle de première Victime d’Holocauste, reine et mère des innombrables « petites âmes », à l’exemple de Jésus qui nous a gagné la vie éternelle.

          Je ne vous parlerai pas, ma Mère, des détails de sa maladie

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ni de ceux de sa mort, je mentionnerai seulement deux particularités qui me regardent personnellement lesquelles ont une grand importance dans ma vie.

          L’un de ses derniers jours d’exil, je fus témoin d’un spectacle étrange, c’est la seule fois que je l’ai vue aux prises avec l’esprit de ténèbres. – Un matin au réveil, je la trouvai toute angoissée, elle paraissait être en proie à une lutte forcée et pénible, elle me dit : « Il s’est passé cette nuit quelque chose de mystérieux, le bon Dieu me demandait de souffrir pour vous, je l’ai accepté et aussitôt mes souffrances ont été doublées. Vous savez que je souffrais surtout dans tout le côté droit, le gauche s’est pris immédiatement et avec une intensité presque intolérable. Alors, j’ai senti l’action sensible du démon qui ne veut pas que je souffre pour vous, il me tient comme avec une main de fer, il m’empêche de prendre le plus petit soulagement afin que je désespère : je souffre pour vous et le démon ne veut pas !.. »

          En prononçant ces paroles la petite malade était pâle et tremblante, défigurée par la souffrance et l’angoisse, je ne la reconnaissais plus. Une atmosphère surnaturelle nous environnait : vivement impressionnée, j’allumais un cierge béni et peu après le démon s’enfuyait pour ne plus revenir, mais jusqu’à sa dernière heure elle continua de souffrir pour moi dans tout son côté gauche qu’elle nommait « le côté de Céline ».

          Ah ! ma Mère, au moment je ne compris pas le mystère, mais aujourd’hui j’en ai le secret. Le démon méditait sur moi de nouveaux

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assauts, il avait résolu de me perdre et sans doute je me serais perdue si le bon Dieu ne m’avait garantie par les prières et les souffrances d’une Sainte… Il ne me fallait rien moins que ce secours pour m’arracher aux griffes de Satan.

          Le second fait est le complément de celui-là, Jésus voulut, après m’avoir fait entrevoir Gethsémani, m’encourager en me dévoilant en quelque sorte le plan divin et les fruits de mes douleurs.

           Pendant sa maladie notre chère petite Thérèse nous disait : « Mes petites sœurs, il ne faudra pas vous faire de peine si, en mourant mon dernier regard est pour l’une de vous et pas pour l’autre, je ne sais pas ce que je ferai, c’est ce que le bon Dieu voudra. S’il me laisse libre ce dernier souvenir sera pour notre Mère (Mère Marie de Gonzague) parce qu’elle est ma Prieure. »

           Elle nous répétait en core ces paroles quelques jours seulement avant son bienheureux trépas. Or le jour de sa mort, pendant son agonie, quelques instants seulement avant d’expirer, je lui rendais un léger service quand, me remerciant par un délicieux sourire, elle fixa sur moi un long regard, on y lisait comme une prophétie…Regard pénétrant mêlé tout à la fois de tendre affection et de fierté. Elle semblait me dire : « Va ! ne crains rien ! Entreprends avec courage la mission que Dieu te confie ! Je serai avec toi !.. » C’était grandiose… La Cté. qui était présente eut un frémissement… Puis, Thérèse cherchant notre Mère baissa sur elle les yeux, mais son regard n’était plus inspiré, il avait repris son expression habituelle.

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          Ah ! ma Mère, comment vous redire les impressions qui passèrent dans mon âme à ce moment solennel ! Cependant je ne croyais alors qu’à une délicatesse du bon Dieu qui m’avait accordé ce privilège parce que, comme le disait Thérèse, « c’était moi qui devais le plus souffrir de sa mort. » En la perdant je perdais, en effet, ma petite compagne, ma confidente intime, mon soutien de chaque jour : Marie et Pauline vivraient encore ensemble sur la terre, mais de Céline et Thérèse l’une resterait dans l’exil, l’autre habiterait au Ciel…

            Bien des fois depuis, le souvenir de ce Regard  (sic) me revint à la mémoire et me fit tressaillir, il fut un encouragement dans mes épreuves, l’arc-en-ciel m’annonçant que les promesses divines seraient tenues à mon égard et que la victoire finale serait à Jésus. Aujourd’hui je crois en comprendre mieux le sens caché. Cette mission, cet avenir, c’était la Ste Face.

[note tranversale dans la marge gauche de p. 294] :

C’était aussi les travaux que je devais entreprendre pour faire connaître « la petite voie », faire connaître ma Thérèse chérie, afin d’allumer le véritable amour de Jésus dans tous les cœurs…

A l’époque où j’écrivais ce manuscrit rien encore n’était commencé de la Cause, c’est pourquoi je ne pouvais faire mention de cet avenir que j’ignorais ; (note de 9bre 1920)

Et maintenant que je vais entrer dans ma 80e année, je me demande si ce regard ne me prophétisait pas encore que je resterais seule, la dernière ici-bas……. (note de Mars 1948)

Mais avant de produire cette œuvre, il me faudrait beaucoup souffrir, la tempête battrait longtemps mon frêle esquif. Puis une heure serait donnée aux esprits de ténèbres pendant laquelle ils essaieraient le naufrage de ma petite barque. Cependant Jésus, par un constant miracle, la soutiendrait sur les flots et me sauverait… Alors, permission me serait accordée de dérober au divin Soleil, qui brille dans le ciel des Cieux, un rayon lumineux de sa gloire, la Face de Jésus. Ma Mère, peut-être penserez-vous que j’exagère les luttes du démon contre moi, qu’il vous sera impossible de juger, puisque je ne pourrai vous donner les détails de cet ouragan. Et pourtant ces images prises dans le monde matériel ne sont qu’une pâle esquisse de mon épreuve.

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          Mais je reviens à ma chère petite Thérèse. Ah ! ma Mère, permettez-moi de ne pas évoquer ici les détails de son départ pour le Ciel. Vous devinez bien ce qui s’est passé dans mon cœur à ce moment suprême. Vous supposez aussi quels furent les rapports intimes de Thérèse et de Céline pendant les derniers mois de leur union sensible, le dévouement de la pauvre petite Céline, sa douleur…

          Je me demande comment le bon Dieu a pu me priver si tôt de mon soutien, je me faisais l’effet d’un enfant au berceau qui perd sa mère. C’est que, dans ma vie, je remarque tout le contraire de ce qui s’est passé dans la vie de Thérèse : Elle recouvre à 14 ans sa force d’âme d’enfant, qui ne la quitte plus, dans la dernière période de son existence, moi j’en jouis pendant ma jeunesse, puis je la perds en entrant au Carmel pour ne plus la retrouver. Jésus n’opère alors en moi qu’en démolissant.

          Il me prit donc ma Thérèse et, tandis qu’après sa mort mes sœurs aînées avaient le courage de lui rendre les derniers devoirs, je sortis sous le cloître pour pleurer, et tout en pleurant je regardais le ciel couvert de nuages et je disais : « Si seulement il y avait des étoiles! » Il me semblait que, voyant le firmament découvert je pénétrerais les mystères de l’Ascension de ma Sœur chérie… J’avais baissé les yeux  pour pleurer encore quand, les levant, je vis qu’il n’y avait plus de nuages et que les étoiles commencaient à briller ! Cette délicatesse de ma sœur chérie répondait si pleinement à mon désir et d’une façon si prompte que plusieurs personnes de la ville qui s’en retournaient s’abritant sous leur parapluie furent vivement surprises de ce brusque changement du temps.

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Cette délicatesse tout à fait inattendue me parut un sourire de ma petite sœur, mais le lendemain matin, quand je la trouvais inanimée et que je lui parlais sans qu’elle me répondît, mes larmes recommencèrent, je lui demandais ce qu’elle avait fait au Ciel pendant ces premières heures, ce qu’elle y avait vu et m’apercevant que je l’avais perdue pour toujours je ne pouvais me consoler.

          Il y a douze ans de cela et ces sentiments sont aussi vifs, parfois le soir quand je contemple l’azur étoilé, mes pensées deviennent si profondes en songeant à elle,  je désire tant aller la retrouver, que je ne puis encore retenir mes larmes. Vous voyez, ma Mère, si je suis forte devant la souffrance !  Et c’était pour moi, pour moi, privée de tout secours, que le Seigneur allait permettre les si grandes épreuves dont je vais parler.

          Mais avant de m’en laisser sentir l’aiguillon il m’y prépara par de bien grandes grâces. Après la mort de ma Thérèse chérie, le bon Dieu plaça mon âme dans une région de calme et de sérénité que rien ne pouvait troubler, je n’habitais plus sur la terre, mais dans les Cieux. Cet état qui dura plusieurs mois avait pour point de départ une grâce qui me fut accordée quinze jours seulement après le départ de Thérèse. C’était le soir du 9 Oct. en la fête de la Maternité de la Ste Vierge, qui m’est particulièrement chère. Je commençais , sous le cloître, l’exercice du Chemin de la Croix . C’était pleine lune, il y avait ça et là  quelques petits nuages et de l’horizon montait une nuée blanche qui se terminait en vapeur d’eau, la lune

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était cependant très brillante et sa clarté lumineuse.  Ces deux choses, la clarté de l’astre dans son plein et la vapeur d’eau, empêchaient matériellement  les étoiles de se faire voir, il n’y en avait donc aucune (en note : J’ai remarqué depuis qu’à la pleine lune d’octobre on n’apercevait jamais aucune étoile aux environs de l’astre). Ayant commencé ma prière, j’arrivais à la quatrième station, lorsque tout à coup des profondeurs du ciel, au côté droit de la lune, sortit comme un petit soleil qui, en décrivant une courbe légère, s’enfonça dans l’immensité, en passant rapidement devant elle. C’était un sillon lumineux, comme la frange d’une robe d’ange ou la trace de ses pas. Cela me fit l’impression de quelqu’un qui se laissait voir, en dépassant un instant la limite de ses domaines.

            Je m’écriai : « C’est ma Thérèse !!! ». Et aussitôt une joie céleste m’envahit tout entière, si vive que je suis incapable de l’exprimer. Ce que je sais, c’est que je n’aurais pu supporter une plus grande joie sans mourir, c’était juste la mesure de ma faible nature. La vision s’était évanouie mais mes yeux restaient attachés au Ciel… Je compris alors une foule de choses qu’il m’est impossible d’exprimer. La grâce intérieure surpasse de beaucoup tout ce que je pourrais en dire. Dans l’espace d’un éclair, j’eus la réponse à ce qui avait tant de fois assombri mon espérance et attristé mon cœur. Alors s’évanouirent toutes mes vaines préoccupations, la « petite voie de confiance, d’abandon, d’humilité et d’esprit d’enfance » de Thérèse me fut expliquée et devint lumineuse

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à mes yeux et depuis ce jour, je fus dans les dispositions  intérieures qu’elle cherchait à me donner quand elle était encore sur la terre.

          Cette grâce fut très marquante pour mon âme et le point de départ d’une vie spirituelle toute nouvelle. Elle me fut, en petit, ce que la Pentecôte fut aux Apôtres après l’Ascension de leur Maître. J’y reçus l’esprit de Thérèse par une grâce  de force dans la faiblesse, mais non pas une grâce de victoire contre mes défauts, car le bon Dieu , depuis mon entrée au Carmel, ne changea jamais sa manière de faire à mon égard qui fut toujours, comme je l’ai dit, une voie d’humiliation et de destruction. N’importe, la grâce principale pour moi était  de savoir me glorifier de mes faiblesses et ce fut celle-là que je reçus en ce jour.

          A partir de ce moment béni, une paix céleste remplissait mon cœur et puisque je suis sur le chapitre des grâces et délicatesses du bon Dieu envers sa petite Céline je vous dirai, ma Mère, la joie que j’éprouvai lorsque la cellule de Thérèse me fut donnée. Je n’aurais jamais osé solliciter ce privilège quoique je le désirais beaucoup. Je me contentais de faire à ma sœur chérie une prière dans mon cœur, par laquelle je la suppliais de me donner son double esprit, cette faveur-là j’osais  la demander sans me lasser. Et voilà que, contre toutes mes prévisions, on me désigna pour prendre sa cellule ainsi que tous les petits meubles qui la composent et j’y entrai le 14 juin, jour de la fête de St Elisée à laquelle cette cellule est dédiée ! Je crus voir dans le fait même et sa coïncidence une réponse à ma prière. De même que le prophète

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Elie légua à son disciple son manteau comme preuve qu’il avait exaucé  sa demande, ainsi Thérèse, en réponse à ma prière, me donnait la cellule témoin  de toutes ses vertus. Quelques

jours après, me demandant quel était le premier ouvrage que j’y avais fait, regrettant de ne pas l’avoir préparé, je me souvins que le soir, pendant le silence, rendant un service à une sœur, j’avais découpé une petite langue de feu et écrit dessus  « Plénitude des dons ! »

              Toutes ces menues choses m’encourageaient et m’aidaient à supporter la vie. Je fus aussi désignée pour prendre sa stalle au chœur, sa sonnerie au timbre. Il est vrai qu’un jour je devais les quitter, mais ce fut moi qui lui succédais la première, de même que c’était moi qui la première l’avais suivie dans le chemin  de l’Amour en m’offrant avec elle Victime d’Holocauste à cet Amour miséricordieux. Ah ! sans doute j’étais bien indigne de tous ces privilèges, mais j’ai toujours pensé que le bon Dieu en m’en gratifiant disait bien haut qu’il ne dédaignait pas ma misère et que, s’il agréait des Victimes pures et sans taches comme Thérèse, il agréait aussi des Victimes imparfaites et pécheresses [au crayon] comme moi.

             Mais là où sa Miséricorde infinie m’en donna une parfaite assurance ce fut dans la grâce du 5 Mars 1898, car en ce jour il fit déborder en mon cœur les torrents de son Amour, il brisa les digues, renversa tous les obstacles, et, satisfait enfin de sa victoire, il submergea tout mon être par l’impétuosité de ses flots.

              Après la mort de ma Thérèse chérie, une aspiration me

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devint habituelle, surtout au moment de la Communion. Je disais alors à Jésus : « O mon Bien-Aimé ! comment se fait-il que je mange du feu et que je ne brûle pas ! Comment est-ce que, me mettant sur le passage d’un torrent je ne suis pas submergée ! Si je m’approchais d’un feu matériel je brûlerais, si je me plaçais devant un torrent rapide, je serais renversée. Eh bien, je viens à vous, oh ! brûlez-moi, engloutissez-moi ! »

              Cette prière qui ne venait pas de moi, mais du Ciel, lequel voulait me faire désirer la grâce qu’il s’apprêtait à m’accorder, fut pleinement exaucée. C’était pendant ma grande retraite, le matin du dernier jour (5 Mars 1898). Je faisais seule mon oraison au chœur, oraison bien stérile, hélas ! et j’adressais de doux reproches à ma Thérèse de ne pas m’avoir donné de meilleures inspirations pendant la première retraite que je faisais sans elle. J’étais dans une très grande aridité lisant machinalement le livre des Prophètes que j’avais commencé. Je m’étais donné une tâche et je voulais voir plusieurs chapitres très rapidement

               Dans cette disposition, j’arrivai à ce passage du prophète Zacharie : « Qu’est-ce que le Seigneur a de bon et de beau, sinon le froment des élus et le vin qui fait germer les vierges?»

                A peine l’avais-je lu qu’il se passa quelque chose d’extraordinaire. En un instant, l’Amour du bon Dieu pour nous m’apparut comme sans voile et se révéla à moi avec une telle intensité que je ne saurais exprimer ce transport. Je sentis comme une violente commotion… à trois reprises différentes mon cœur fut ébranlé, c’était comme si quelqu’un, voulant en faire l’assaut, s’y précipitait avec violence et pratiquait une issue…… Il me sembla alors que les torrents de l’Amour divin débordaient dans mon cœur et je compris une foule de choses sur les mystères de l’Amour, qui me furent pour ainsi dire

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découverte…  J’étais submergée, engloutie et trop faible pour supporter cet excès d’amour, je pleurais…

                Mes larmes coulèrent pendant une heure, sans que je puisse dire un mot et, quand je voulus me lever j’étais toute chancelante, j’éprouvais comme une sorte d’ivresse. Ah ! je pouvais bien dire avec St Jean de la Croix : « Dans le cellier intérieur de mon Bien-Aimé, j’ai bu et, quand je suis sortie, dans toute cette plaine je ne connaissais plus rien et je perdis le troupeau que je suivais auparavant. »

               Je voulais tout raconter à notre Mère, mais j’étais trop émue et je dus attendre jusqu’au soir. Pendant les Offices, il me fallut tourner mes images à l’envers et éloigner ma pensée de Dieu, autrement je n’aurais pu y assister, les eaux de l’Amour divin ne s’étaient pas encore assez écoulées et il me fut impossible ce jour-là de me nourrir  des aliments de la terre.

                Cette grâce unique surpasse toutes celles que je reçus dans ma vie et, chaque année, j’en célèbre le doux anniversaire. Elle me semble plus grande, cette grâce, même dans l’ordre naturel, que, si de mes yeux, j’avais vu la Ste Vierge et qu’elle m’aurait déposé l’Enfant-Jésus dans les bras. J’ai reçu l’Amour et je l’ai gardé ! La prière contenue dans l’Acte de ma Thérèse s’est réalisée en ma faveur : « Afin de vivre dans un Acte de parfait amour, je m’offre comme Victime d’holocauste à votre Amour Miséricordieux, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en vous, et qu’ainsi je devienne martyre de votre Amour, ô mon Dieu ! »

                Mais, pourquoi le Seigneur m’avait-il, en faisant la conquête de tout mon être, submergée par l’eau, plutôt que consumée par le feu ? Il eut été plus compréhensible qu’il entretînt, par le feu, l’incandescence de son « tison »  plutôt que par 

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l’eau ! Ah ! son tison ! il était tout à la fois submergé et incandescent d’amour divin, mais le démon s’apprêtait à y mettre son feu maudit. Un an plus tard, presque jour pour jour, sonnerait son heure et Jésus voulait, par cet emblême, me donner pour ainsi dire l’assurance  que les efforts de l’ennemi seraient vains. Comment, en effet, enflammer un tison que l’eau environne et imbibe de toutes parts ?

                Jésus était donc venu me visiter dans un moment d’aridité, pourquoi avait-il choisi de préférence cette occasion ? Je pense que c’était pour me prouver une fois de plus que la ferveur sensible, si elle nous donne du contentement à nous, n’a pas plus de prix à ses yeux qu’une sécheresse apparente ne provenant pas d’infidélités. Au contraire le bois sec est le plus propre à la combustion et le vase vide le plus apte à être rempli. J’étais ce vase vide et c’est pouquoi Jésus est venu à moi.

                 J’ai d’ailleurs remarqué dans différentes circonstances de ma vie que le bon Dieu avait toujours profité des moments de détresse pour me faire des grâces.  Etant encore dans le monde, un soir que je faisais mal ma prière je levai machinalement les yeux et ils se rencontrèrent avec ceux de la Vierge bénie devant laquelle j’étais agenouillée. A ce moment je tressaillis, car il me sembla qu’elle me regardait tendrement et me souriait. Je reçus cette impression comme une grande faveur et j’en marquai soigneusement la date. Ma tiédeur s’était tout à coup changée en une bien grande ferveur qui me fut un stimulant à la piété. Quand cette

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douce grâce se fut évanouie je cherchai en vain à la ressaisir par des effets de lumière projetés sur la statue, mais jamais je ne pus y parvenir. Vers le même temps, (c’était pendant mon sommeil) ayant eu beaucoup de peine les jours précédents, je rêvais que j’étais encore sous son étreinte, quand tout à coup la Ste Vierge vint à moi : une goutte de sang perlait à l’un de ses doigts. N’hésitant pas alors, malgré mon extrême répugnance pour le sang, je portai la goutelette à mes lèvres, mais aussitôt qu’elle fut dans ma bouche, elle se changea en lait… C’était un dimanche fête de la Maternité de Marie.

                   Thérèse me dit que c’était là une vivante image de ce qui nous arrivait quand nous acceptions de bon cœur la souffrance, elle nous paraissait du sang, mais en réalité elle n’est que du lait.

                   Tout dernièrement encore (c’était pendant ma grande retraite) un soir que mon âme subissait une véritable agonie, rentrant après Matines dans notre cellule je trouvai l’oratoire de la Vierge de Thérèse « tout plein d’encens ». Cette émanation embaumée remplit l’atmosphère pendant plus d’un quart d’heure, c’était « le parfum de ma petite Thérèse ».  Cette circonstance n’est pas la seule où elle me visita de la sorte, mais j’ai remarqué que toujours c’était ou lorsque j’étais triste, ou découragée, ou tiède dans mes prières.

                  A propos de prières il m’arriva dans l’année qui suivit sa mort, que je fus réveillée un soir à Matines par un baiser qu’elle me donna sur le front.

                  Une autre fois, c’était le jour anniversaire de sa Profession,

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et la Communauté devait venir le fêter à l’oratoire de la Ste Vierge. J’étais dans notre cellule (la sienne) et n’avais pu assister à Complies à cause d’une migraine, lorsque soudain j’entendis sa voix à côté. Elle m’appelait. Je ne fis qu’un bond croyant l’y trouver, mais je ne vis personne. Cependant je fus remplie d’une ineffable consolation et me mis en devoir d’allumer toutes les bougies que j’avais préparée pour la fête. Je venais d’achever ce travail lorsque la Communauté entra. C’était Thérèse qui m’avait prévenue de son arrivée comme si elle m’eût dit : « Dépêche-toi donc, il est grand temps de disposer ton illumination ! »

                    Cette fois j’avais entendu de mes oreilles une voix, mais en d’autres circonstances, bien que je ne perçûs pas de son, j’entendis cependant sa voix qui m’exhortait soit à redemander humblement un objet que j’allais réclamer avec humeur ; soit en me faisant souvenir de fermer doucement une porte lorsque j’allais la laisser frapper.

                   Enfin son secours m’accompagne quand  je suis en faute ou malheureuse, jamais aux heures de prospérité.

                   Un soir, après avoir souffert d’un violent mal de dents sans me plaindre, je me rendais au réfectoire bien en peine de savoir comment je pourrai collationner avec du pain non trempé comme c’est l’usage d’en donner les jours de jeûne. M’étant recommandée à sa protection je fus bien surprise, lorsque j’arrivai au réfectoire de trouver mon morceau de pain décroûté tout autour ! Les sœurs furent interrogées, mais personne n’y avait touché !

                   Vous le voyez, ma Mère, Thérèse ne m’abandonne pas

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                    Les dix-huit mois qui suivirent sa mort, c’est-à-dire jusqu’à ma grande épreuve, ma vie fut constellée de faveurs petites et grandes. Avec celles que je viens d’écrire, j’en ai signalé d’autres dans ma déposition et je puis dire qu’elle tient sa promesse : « A partir du moment où elle me quitta, jamais nous n’avons été plus unies. » C’était comme une continuelle présence, un colloque perpétuel et je la possédais bien davantage que lorsqu’elle était sur la terre où sa présence sensible ne me donnait qu’une union caduque, misérable, entravée par mille peines.

                   Avant de terminer ce sujet je tiens à reprendre un mot que j’ai écrit   disant que je lui avais demandé son double esprit. O ma Mère, je n’ai jamais pensé, ni désiré avoir plus que ma Thérèse en quoi que ce soit, tout au contraire c’est avec tout mon cœur que je dépose sur sa tête la couronne de « Reine ». J’ai voulu dire que je demandais au bon Dieu de m’accepter par grâce à sa suite et d’accomplir en moi ce qu’elle-même a proposé, en défi, par ces paroles  « Si par impossible ô Jésus, tu trouvais une âme plus faible que la mienne je sens que tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes encore ! » Car c’est moi cette âme plus faible, la plus faible de toutes les faibles. Mais comme je ne puis envisager une plus grande somme de grâces que celles accordées à ma sœur chérie, comme aussi  une plus grande somme de correspondance à ces grâces je m’estime bien heureuse et tout à fait exaucée s’il m’est donné de mettre mes pas dans ses pas. C’est cette grâce que j’ai demandé bien des fois en suppliant Jésus de permettre qu’il y ait toujours sur la terre « une petite âme » qui possède comme Thérèse la plénitude de l’Amour.

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                   Parmi les faveurs et les instructions que Thérèse me donnait je n’estime pas la moins grande ce zèle des âmes qu’elle activait dans mon cœur et qui me dévorait du désir de les sauver toutes. Pour arriver à cette fin, dans la mesure du possible, nulle peine ne m’aurait semblé trop ardue, nulle épreuve trop difficile à supporter. Ah ! les âpres chemins ne me faisaient pas peur ! pour y chercher la brebis égarée, avec joie je m’y serais élancée. Qu’importe la lutte quand le but en vaut la peine ?  Aussi les hasards des combats ne m’effrayent pas, je consentais à descendre dans l’arène, quitte à ce qu’il m’en revint quelque dommage pour moi.  « Et qu’importe, disais-je, que je rougisse de mon sang cette arène ? Je préfère revenir avec quelque blessure et porter en mes mains des gerbes d’âmes arrachées à l’ennemi plutôt que de rester bien tranquille et de ne rien moissonner. »

                   Comment donc le bon Dieu me ferait-il acheter ces trésors convoités avec tant d’ardeur ? Il ne me prenait point par les souffrances physiques, j’avais une bonne santé et si parfois mes douleurs rhumatismales m’empêchaient de dormir ou que le soir, comme cela m’arrive souvent, j’étais incommodée du jeûne, j’estimais ces petites misères trop peu de chose et je pensais bien que le bon Dieu permettrait pour moi d’autres épreuves plus cuisantes et plus dangereuses.

                  Thérèse ce semble pouvait me sevrer et c’est ce qu’elle fit, car un an après ma grande grâce, en férier-mars 1899, le ciel parut m’abandonner j’entrai dans une période de tentations que j’appellerai épouvantables. Moi qui, depuis 9 ans, jouissais de la paix la plus

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profonde quant à la vertu de pureté, me vis assaillie de peines morales qui devinrent d’une intensité dont je ne pourrais pas donner l’idée. Je devais les subir deux ans et trois mois sans qu’aucun ordre d’en-haut vint faire cesser mon martyre. Je dis peines morales, car la bon Dieu permit que l’aiguillon ne fut point dans mes sens, Il me fit, pour ainsi dire, invulnérable de ce côté. Mais un savant religieux me l’a dit : ce genre de tentations est beaucoup plus subtil et plus dangereux que les autres, c’est une émanation directe de l’enfer puisque la chair n’y a aucune part. Ce n’étaient point les choses extérieures qui venaient m’exciter, je n’avais rien à fuir, rien non plus à éviter pour faire cesser cette étrange épreuve.

                 Comme je l’ai dit, elle résidait dans l’esprit seul c’est-à-dire dans la partie supérieure de moi-même. Mon imagination était absolument hantée, mon intelligence obscurcie. Je pense qu’il n’y a pas intelligence de pire matérialiste ou de pire pécheresse plus erronée ou plus salie que la mienne ne le fut alors par l’aiguillon des désirs. J’avais soif de bonheur, il y avait en moi comme un gouffre béant et il me fallait une lutte de tous les instants pour ne pas courir vers chaque objet apte à me donner seulement une goutte de félicité. Vous le voyez, ma Mère, les facultés de mon âme étaient absolument prises, seuls mon cœur et mes sens étaient à l’abri. La raison en moi était si gâtée que je comptais pour rien les vœux d’obéissance et de pauvreté et je m’étonnais que le vœu de chasteté ne fut pas exalté davantage que tous les autres, tant je le trouvais difficile et impossible.

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               O ma Mère, mais je m’arrête, je crains même d’avoir été trop loin et cependant que cette peinture est loin de la réalité !..

               Pour mettre le comble à ces douleurs, le ciel paraissait m’avoir complètement abandonnée, rejetée comme un être infâme. Je crois que le démon voyant qu’il n’arrivait pas à me faire pécher en pensées du côté de la pureté, voulait me jeter dans le désespoir. Un soir les troubles de mon âme prirent des proportions si effrayantes que je crus entendre une voix qui me disait intérieurement : « Ah ! ah ! ta confiance est enfin vaincue ! regarde toutes tes fautes ! contemple tes infidélités sans nombre, tu auras beau faire il faut que la justice de Dieu fasse son œuvre ! » Et je sentais en effet que je méritais sinon l’enfer du moins des châtiments jusqu’à la fin du monde, je voyais Dieu laissant agir sa justice qui me poursuivait… Alors, je jetai un cri vers le Ciel, j’appelai Thérèse !!! puis je me précipitai dans les bras de mon Juge en fermant les yeux pour ne pas voir ce qu’il allait faire de moi !...

           C’est en cette occasion, que la justice de Dieu vaincue par l’acte d’abandon que je venais de faire, fut suspendue momentanément et que l’histoire du « petit lapin blanc » me revint en mémoire pour me consoler.

            Mais cette consolation ne fut qu’une éclaircie de courte durée et cette épreuve que je comparais à une odeur répandue dans mes vêtements dont je n’aurais pu me débarrasser, cette odeur infernale alourdit de nouveau l’atmosphère tout autour de moi, et c’était à son goût empoisonné que je mangeais seule mon pain quotidien.

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            Vous  vous demandez sans doute, ma Mère, ce que je fis pendant cette terrible épreuve qu’un savant théologien m’a dit être la plus pénible pour une vierge consacrée.

              Ce que je fis, ah ! c’est tout simple. Lorsque l’épreuve était à son comble, aveuglée que j’étais par la fausse lumière des volupté de la chair, je disais tranquillement à Jésus : « O mon Bien-Aimé, oui, c’est vrai que cette lumière paraît séduisante, mais je suis heureuse d’ignorer sa clarté et plus nombreuses seront les fois où le démon les fera miroiter à mes yeux, plus grand sera mon bonheur d’avoir par là  de nouvelles occasions de renouveler mon sacrifice. Jamais mon vœu de chasteté ne m’a paru plus aimable qu’en cet instant  et je baisai mes chaînes avec joie, je vous donne de nouveau mon corps et si j’en avais mille ; si tous ceux qui sont sur la terre étaient à moi,  je vous les consacrerais tous ne voulant jouir dans aucun, la seule grâce que je vous  demande c’est de ne jamais vous offenser. »

              Ah ! je répétais bien souvent cette dernière aspiration, je rappelais à Jésus mes conventions lui disant de se conduire envers moi en « époux jaloux », de fermer avec soin toutes les issues de notre maison et comme autrefois à l’arche libératrice de ne laisser d’ouverte qu’une petite fenêtre sur le ciel, car je sentais ma faiblesse et je savais que si j’avais été réduite à mes propres forces je serais tombée immédiatement dans le péché ! Il fallait donc que Jésus soit vigilant autour de moi et j’espérais qu’il n’y ferait pas défaut. Cette espérance gardait en paix ma petite nacelle et malgré l’orage ma paix était inaltérable.

                Comment expliquer cela ? Je n’en sais rien. Trouble et paix, tentations de la chair dans l’esprit, paraît contradictoire

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et l’est en effet. N’est-ce pas aussi contradiction qu’un bon Père Jésuite à qui j’avais ouvert mon âme, dit à notre Mère en parlant de moi : « Cette enfant est d’une candeur !  Vous savez on ne voit pas cela ! »

Ma chère petite Mère Agnès de Jésus qui espérait me consoler par cette appréciation me la répéta aussitôt, mais comment aurais-je pu être consolée, le pain d’amertume ne quittant pas mes lèvres ! Néanmoins le bon Dieu permit qu’à certaines heures la pensée que moi, tas d’ordures, pouvais encore espérer être candide, cette pensée me donna du courage et m’aida à supporter la vie.

               Je reçus encore, par l’entremise de ma petite Mère, une autre consolation. Elle ignorait en partie mes souffrances, car j’en parlais le moins possible et voilà qu’un jour, étant venue me trouver à l’occasion d’un travail de peinture, elle me dit : « Comme vous avez des yeux purs ! » Je la regardai ébahie, me reconnaissant pour un vase d’iniquité et sa réflexion m’attrista presque tant je la trouvais fausse. Je lui fis alors remarquer que pas moi, mais telles et telles sœurs, que je désignai, avaient la pureté peinte sur leur visage. L’oraison sonnait. Elle me remit après ce petit billet :

               « Pureté des yeux de celles que vous m’avez nommées, plutôt candeur de l’enfance : pureté des vôtres comme Ste Cécile qui combat, pureté plus intéressante. Je ne sais pas comment vous rendre ma pensée : c’est comme le rayon de miel que Samson trouva dans la gueule d’un lion, voilà votre belle pureté, petite Cécile ! »

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Elle me fit ensuite remarquer que, pensant à moi, cette lumière lui était venue pendant son oraison et elle m’expliqua que le lion dont parle Samson était un lion mort, donc inoffensif. « Autrefois me dit-elle, il était vivant, aussi c’est un spectacle admirable qu’un rayon de miel si doux dans la gueule d’une bête féroce.  Notre Seigneur se joue des difficultés, ce lui est une chose plus agréable de trouver un rayon de miel dans la gueule d’un lion que dans le creux d’un arbre. »

                 Ah ! c’était Jésus qui m’envoyait ce doux message et je pensai que si ses créatures étaient indulgentes à cet excès, il n’y avait pas de raison pour qu’il leur en cédât  et le fut moins, aussi je fus bien encouragée et cette consolation devint momentanément une éclaircie dans mon ciel sombre. Oui, c’était bien réel, depuis que je m’étais livrée totalement à Jésus le lion était mort, il n’avait plus aucun droit sur moi, il avait, il est vrai, le pouvoir de me faire souffrir, non celui de me faire tomber, car ma volonté de rester fidèle à Jésus était unie à la volonté de Jésus de m’être fidèle, que faire devant deux si puissants adversaires ?

                 Non, et j’en suis certaine, le démon et toute la rage de l’enfer coalisés ensemble, ne peuvent absolument rien sur l’âme humble dont Jésus est l’époux  et le défenseur. « Car, dit St Augustin, si avant l’arrivée du Christ, le diable était sans entraves, le Christ en venant dans notre âme l’enchaîne. Mais s’il a été enchaîné pourquoi a-t-il encore  tant de puissance ? - Il est vrai qu’il en a beaucoup, mais sur les tièdes, les négligents. Retenu comme un chien qui est à la chaîne, il ne peut mordre personne, excepté l’imprudent qui se lie avec lui par les désirs et les cupidités du siècle. Jugez alors de la folie de

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l’homme qui se fait mordre par ce chien enchaîné ! Il peut aboyer, il peut provoquer, il ne peut mordre que si on le veut bien. Car il fait du mal non par violence, mais par la persuasion : il n’extorque pas notre consentement, il le sollicite. »

               En réalité je n’avais point peur de ce chien et jamais je ne demandais au bon Dieu de me délivrer de ses poursuites, mais seulement la grâce de n’y pas succomber, car je sentais ou plutôt  je pressentais, sans le sentir, que je devais être très agréable au bon Dieu et lui sauver beaucoup d’âmes par mes souffrances.  Il m’en donna plusieurs fois des preuves frappantes.  Entre autres un jour que je souffrais beaucoup, notre Mère reçut une lettre d’un Supérieur de Séminaire qui lui recommandait avec instances plusieurs vocations très compromises : « le démon, disait-il, fait des siennes, il faut le désarmer ». J’offris aussitôt à Jésus, mes épreuves intérieures,  je pensais qu’étant à l’abri, il y avait moins de danger pour moi et que je pouvais bien souffrir à la place de ces âmes en prenant sur moi leurs tentations. Aussitôt mes peines redoublèrent et devinrent intolérables, mais quelque temps  après une lettre annonçait que les dangers étaient conjurés, que tout était rentré dans l’ordre.

             Ah ! le désir de sauver les âmes était ma folie et, en comparaison d’une seule âme arrachée à Satan, toutes mes peines me paraissaient comme un rien. C’était cet espoir qui me donnait du courage, car s’il avait fallu que je souffre de si cruelles, de si humiliantes, de si dangereuses peines pour acquérir une vertu, fut-ce même l’humilité,  je n’en aurais pas eu la force. Mais des âmes, je voulais des âmes à

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tout prix, à n’importe quel prix. Dussé-je m’appauvrir en les achetant, dussé-je me blesser en les tirant du gouffre, que m’importaient les dommages personnels pourvu que je réussisse ? Je n’avais comme je l’ai dit, qu’une prière « Seigneur, délivre-moi du mal, ne permettez pas que je vous offense en commettant le plus petit péché « , mais donnez-moi des âmes ! »

           Un jour que, non contente de mes labeurs, je cherchais encore le moyen de sauver des âmes, il me vint à la pensée que mes désirs étaient sans doute téméraires, je craignais même de prendre de trop grandes charges en acceptant tous les frères que notre Mère me donnait. Cette préoccupation me devenait une réelle souffrance et je priais Thérèse de m’éclairer, lorsqu’elle m’expliqua sous des termes nouveaux la belle parole des Cantiques : « Attirez-moi nous courrons. » Elle me fit souvenir en même temps d’un rêve que j’avais fait deux ans auparavant (avant ma grâce du 5 Mars)

             Je me trouvais seule au milieu d’un grand pont, tout neuf, à perte de vue, un torrent débordé se précipitait avec force sous cette arche colossale, et comme il grossissait toujours en bouillonnant, ses flots la remplirent complètement. Et moi j’étais là haletante car les eaux gagnaient toujours, un instant encore et elles allaient submerger le pont et l’emporter dans leur cours impétueux. En m’éveillant je pensai aussitôt que c’était moi le grand pont et que le torrent débordé était

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l’amour divin, je suppliai alors Jésus de faire déborder en moi son amour et je me disais : le pont n’y tiendra pas, qu’il soit vieux ou neuf le courant l’emportera, ainsi il ne faut pas que je perde courage si j’ai une bonne santé, car à défaut de maladie l’amour me donnera la mort.

               Je n’avais jamais envisagé cette parabole que sous ce point de vue lorsque dans l’anxiété dont je parle, il m’apparut sous un autre jour : « le pont c’est moi me dis-je, mais j’y suis seule et pourtant il y a beaucoup d’espace, c’est tout un peuple qui peut y prendre place, et plus il y aurait de monde plus il y en aurait de submergés par le torrent !... O mon Jésus ! m’écriai-je, donnez-moi des âmes, la quantité de mes frères ne m’effraie plus. Qu’ils soient  cent ou dix mille et avec eux toutes les âmes qu’ils vous gagneront, il y a place pour tous. Encore ! encore !.. oh ! ce mot le premier qui s’échappa de mes lèvres enfantines je le dis maintenant et le redirai pendant toute l’éternité. Encore ! encore ! encore des âmes ! encore de l’amour ! encore ! .. j’ai soif ! Non, je ne crains plus rien, pas même de ne pouvoir nourrir tant d’enfants, car mon Epoux  est Tout-Puissant, une seule de mes pauvres petites actions, bénies par lui, suffit pour rassasier toute cette foule et de cet aliment mystérieux il reste encore des morceaux comme autrefois au miracle des pains… Et si hélas ! je n’ai pas fait cette petite action, si je n’ai rien gagné pour mes enfants, Jésus verra ma douleur, ma pauvreté et au lieu de seulement bénir un pain qu’on lui présente il en créera !.. et celui-ci sera encore bien meilleur et bien plus fortifiant que l’autre. Jésus ! ne vous attendez pas à déconcerter

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votre pauvre petite épouse, elle sait à qui elle a donné sa foi et son cœur en unissant sa vie à la vôtre !

             Mais je reprends le récit de mon épreuve. Ah ! c’est bien vrai que je souhaitais à peine en être débarrassée, tant mon désir de sauver des âmes, par ce moyen, était grand. Chaque soir, j’allais pendant le silence m’agenouiller au pied du Calvaire du Préau, je me mettais sous la Croix et je demandais à Jésus de faire couler sur moi son sang rédempteur, de m’inonder de cette divine rosée et de purifier toutes les âmes souillées. Il me semblait que j’étais le bouc émissaire chargé de tous les péchés des peuples, ah ! je les prenais de bon cœur, car je connaissais la fontaine où je pourrais m’en laver… Je restais là bien longtemps…

             Souvent aussi, ne pouvant pas prier, tant mon âme était à sec ou abrutie par l’épreuve je m’exerçais à des actes de charité afin de prouver à Jésus mon amour, au moins par un moyen machinal. Je me tenais alors sur le bord du cloître et j’ouvrais et fermais la porte aux sœurs qui passaient chargées, ce qui arrive souvent aux infirmières pendant le silence. Je pensais alors à St Christophe au bord de son torrent et j’espérais bien, qu’à son exemple, je rencontrerais  Jésus dans mon exercice de charité. Je le rencontrais en effet, car ces petites choses entretenaient en moi la force de souffrir.

             Pour m’aider à supporter mon épreuve je me rappelais encore ma Thérèse chérie qui, elle aussi, avait souffert pour les âmes acceptant de s’asseoir à la table des pécheurs jusqu’au moment

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où Jésus lui ordonnerait de la quitter. Elle y goûtait des mets amers à cette table du scepticisme et du doute. Quant à moi assistant à mon tour à un banquet d’iniquité j’y mangeais les mets sucrés et tout à la fois venimeux de la volupté, demandant comme elle au Seigneur de jeter les yeux sur sa petite épouse qui l’aimait et, à cause d’elle, de regarder favorablement les autres convives.

             Cependant le démon furieux de constater qu’il ne gagnait rien à me garder en la compagnie de ses amis, forma un autre complot : Cela ne faisait pas son affaire de voir que malgré la tempête, ma barque ne sombrait pas et il voulait  absolument la couler à fond. Il avait essayé toutes ses cordes par rapport aux dernières tentations, il allait prendre un autre arc. Depuis plus de deux ans il ne m’avait pas laissé un instant de relâche et même la nuit par des songes affreux, il m’avait persécutée, il allait changer de tactique. Mais avant de mettre son diabolique projet à exécution, il tint à m’en prévenir.

             C’était dans la nuit du 24 au 25 Avril 1901. Le soir m’étant endormie comme de coutume, je me trouvais au milieu du plus profond sommeil, lorsque je m’ éveillais tout à coup, mais d’une façon si nette que je crus l’heure arriver de me lever. En attendant le signal du réveil, je voulus me reborder. Comme j’arrangeais les couvertures je sentis une forte résistance et quelqu’un qui entrait dans le lit. Puis une griffe s’enfonça dans mon pied, je voulus aussitôt le dégager de cette étreinte, alors je sentis comme une patte de chien qui se posait dans ma main et quelqu’un qui se

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glissait du côté gauche dans la ruelle du lit. Sur ces entrefaites la pendule du dortoir sonna minuit, je comptai distinctement le 12 coups, mais je n’osai pas me lever pour baiser la terre et adorer  le Verbe fait chair, comme c’est l’usage lorsqu’on se réveille à cette heure. Je m’efforçais cependant de faire cette prière quand même mais une force inconnue m’en empêcha et il me fut impossible d’en prononcer les paroles. C’est alors que je sentis une griffe qui se posait sur mon épaule gauche et s’enfonçait cruellement, puis un museau tout près de ma joue, plusieurs bouffées d’haleine et la sensation de poils qui frôlaient ma figure. Le monstre balbutiait par instants des paroles inintelligibles, je prêtai l’oreille je n’entendis rien, je compris seulement qu’il faisait allusion à ce passage du St Evangile où il est appelé « Prince de ce monde ». Mais élevant tout à coup la voix il dit ces paroles : « Je monterai ! je vaincrai ! » « Ce n’est pas vrai ! m’écriai-je, avec force, c’est Jésus qui vaincra pour moi ! »

        Le démon me quitta aussitôt et libre de mes mouvements je m’assis sur notre oreiller, je pris de l’eau bénite, je répétai les doux noms de Jésus et de Marie, je baisai notre crucifix. Il y avait à peu près une demi-heure que je priai avec ferveur, lorsque j’entendis tout près de moi comme le cri farouche et moqueur d’un oiseau de proie. Je n’y tenais plus et ne crus pas faire une faute contre la Pauvreté en allumant notre petite lampe. Alors j’entendis à

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la porte, mais en dehors, un bruit semblable à celui qu’auraient fait des griffes, la râclant avec force. Et ce fut tout.

          Bien entendu, je ne dormis pas de la nuit, je priai tout le temps. La journée suivante, mon épaule me fit très mal, bien qu’aucune trace extérieure de blessures ne parut. Il y avait seulement cinq endroits sensibles comme des meurtrissures.

           Quel était donc ce défi que m’avait  lancé Satan ?  Un mois après, toutes mes tentations s’évanouissaient pour ne plus reparaître, faisant place au calme, à la paix et à la liberté.

           De cette nouvelle épreuve, qui précéda mes travaux sur le Saint Suaire, et qui ne dura que quelques mois, je ne vous parlerai pas, ma Mère, vous les connaissez. Vous savez que c’est à elle que se rapportait la grâce, reçue au jour lointain de ma Prise d’Habit. Car, à l’une des phases les plus douloureuses , cette grâce me revint vive et pénétrante. Le psaume « Qui habitat in adjutorio altissimi ! » se déroula devant moi  et chaque mot entrait dans mon

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cœur comme un baume, s’accentuant, s’interrompant comme si quelqu’un m’en avait expliqué le sens prophétique, révélé en ce jour.

           Lorsque cette douce instruction  fût achevée,  j’entendis intérieurement une voix qui me disait : « Tu es bienheureuse, toi qui as cru, parce que tout ce qui t’a été dit  par le Seigneur s’est accompli !... » (Luc)

           Souvent encore, me revenait à la mémoire l’image de Daniel au milieu des lions et cette parole de l’Ecriture prononcée à son sujet, me semblait  dite pour moi : « …Et on ne trouva  sur lui aucune blessure parce qu’il avait cru en son Dieu. »

           Ah ! je savais enfin la pensée de mon Père des Cieux, je n’en doutais plus et cette pensée cadrait parfaitement avec tout ce que j’avais espéré de sa  bonté !

          Oui, Jésus a véritablement « vaincu pour moi ! » - « C’est inutilement , dit-il, que Satan a voulu, jusqu’ici couler à fond ton embarcation, croyant par là t’atteindre. Ah ! mon « Tison », il baigne dans les eaux de mon Amour, là, il 

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n’est pas inflammable… et quand même les dernières épaves de la barque disparaîtraient, il serait là intact porté sur les flots, n’attendant plus que ma main divine pour le prendre et le soustraire à jamais au tyran. »

            Ma Mère, c’est cette dernière phase de mon existence que je vais vous raconter tout à l’heure. – Pendant quelque temps Jésus avait semblé abandonner son tison, il avait paru le mépriser. Ce misérable bois lui avait cependant  donné sa petite grappe d’amour, mais il avait feint de ne pas s’en souvenir : « A quoi le bois de la vigne est-il bon, disait-il ? Il n’est utile à aucun ouvrage et on le met au feu pour le consumer ! » (Ezéch. XV) Il l’avait donc apparemment livré à l’incendie, mais son cœur veillait et il vint un moment où se penchant  du haut des Cieux, il le reprit avec tendresse et jura par lui-même , en disant : « Il a échappé au feu et le feu le consumera ! (Ezéch. XV, 7) Le feu de son amour prit donc en son tison un renouveau d’intensité, car le Seigneur, par un souffle de sa bouche, avait augmenté son ardeur. Mais là ne se borna pas  ses divines miséricordes. Lui qui avait hautement déclaré qu’on ne pouvait tirer aucun usage de ce bois plus vil que tous les autres, résolut de s’en servir . C’était un caprice de sa toute-puissance.

       Ayant décrété dans les siècles antiques qu’à la fin des temps, Lui, Jéhovah « étendrait une seconde fois la main pour racheter le reste de son peuple » avait promis comme signe de ralliement « d’élever en ce jour-là  la racine de Jessé comme un étendard pour les nations » (Is. XI, 10.11) Mais il lui fallait une hampe pour élever cet étendard, et le Seigneur

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 qui aime à se servir de ce qu’il y a de plus faible pour confondre les forts prit son tison pour cet usage !

        O mon Jésus ! quand je considère jusqu’où va votre miséricorde, votre condescendance envers la plus chétive de toutes vos créatures, mon cœur se fond de reconnaissance, et je m’écrie avec Thérèse : « L’Amour m’a choisie moi faible et imparfaite créature ! Ce choix n’est-il pas digne de l’Amour ?  Oui, pour que l’Amour soit pleinement satisfait, il faut qu’il s’abaisse jusqu’au néant et qu’il transforme en soi ce néant. »

         Jésus s’était abaissé pour moi jusqu’au Calvaire, jusqu’au Tombeau, il reposait là défiguré dans un linceul et moi, associée à son immolation je l’avais suivi en ce lieu où ensevelie, humiliée aux yeux des créatures et aux miens, j’étais réellement conforme à mon Bien-Aimé. Aussi le moment était-il venu où il me donnait en partage son humanité Sainte m’en créant la petite apôtre.

           C’est au sortir même de l’épreuve dont je viens de parler, en 1902, qu’il me fut donné de reproduire la Ste Face de Jésus. Les circonstances sont une page d’histoire qui allonge ce récit, mais dont je donnerai néanmoins les détails dans le but de vous obéir, ma Mère, puisque vous m’avez dit d’écrire naturellement ce qui entrait dans mon sujet. Voici donc en quelles circonstances je fus amenée à peindre la Sainte Face.

          Mon Oncle s’intéressant beaucoup aux questions scientifiques, qu’il suit de près, se procura le livre de Mr Vignon intitulé : « Le Linceul du Christ ». Lorsqu’il

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eût pris connaissance de cet ouvrage il nous le passa. Mais on le regarda avec indifférence, notre Mère (Mère Agnès de Jésus) n’avait pas le temps d’étudier ce sujet et les gravures, vues à la hâte ne l’avaient pas séduite. Cependant je demandai le livre avant qu’on le renvoyât à son propriétaire. C’était au commencement du silence du soir, j’étais seule dans notre petite cellule. Je ne puis dire l’impression que je ressentis en contemplant les traits de mon Jésus… J’étais muette d’émotion, il me semblait que je le voyais en personne. Oui, c’était bien Lui, je le reconnaissais, Lui, Dieu, qui se dépeint ainsi dans la Ste Ecriture : « Miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité, qui conserve sa grâce jusqu’à mille générations, qui pardonne l’iniquité, la révolte et le péché » (Exode XXXIV, 7) , Lui qui, au soir de sa Passion nous laissa pour héritage « sa Paix » après nous avoir donné le moyen de la garder, en nous disant : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. »

           C’était bien mon Jésus tel que mon cœur l’avait pressenti… Cette image n’était point inférieure à l’idéal que je m’étais fait des

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 traits mortels de mon Dieu… Et, cherchant les traces de son Amour pour nous, je suivis des blessures la sanglante empreinte…

           Alors ne pouvant plus contenir les sentiments de mon cœur, je couvris  cette Face adorable de mes baisers et l’arrosai de mes larmes. Et je pris la résolution de peindre une Sainte Face d’après cet idéal  que j’avais entrevu.

           J’allai chez Notre Mère, qui, tout en trouvant merveilleuse la Ste empreinte ne partagea pas mon enthousiasme. Je lui dis que je comprenais son impression, mais que, d’après cette ébauche, je ferais un vrai portrait de Notre Seigneur très net. Elle me le permit

            Ma cousine Marie devenue au Carmel Sœur Marie de l’Eucharistie, m’encouragea tout particulièrement dans cette entreprise, me confiant que la Ste Face telle qu’on la représentait jusqu’alors, avait été pour elle le sujet de ses plus grands scrupules. Parce que ses Parents faisant leurs prières devant une de ces images dite « d’après le Voile de Véronique »  elle était obligée de les imiter, mais que, la trouvant si laide, elle s’empressait aussitôt qu’elle était seule de tourner le dos au tableau pour prier, ce qui lui causait ensuite d’affreux remords.

         Notre Aumônier m’engagea aussi fortement à entreprendre ce travail. Il m’a dit avoir connu de pieux ecclésiastiques éloignés de la dévotion à la Ste Face, à cause de l’imperfection de l’effigie présentée à la vénération des fidèles.

         Je cherchai donc à me procurer les documents nécessaires pour accomplir mon dessein et surtout de temps. Mais ce ne fut qu’en

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1904 que je pus mettre ce projet à exécution. Pendant ces deux années je recevais aussi un peu de partout, sans les avoir sollicitées, des images du St Suaire. A chaque fois il me semblait que c’était Jésus qui me rappelait la promesse que je lui avais faite.

         Je viens de vous parler, ma Mère, de cette impossibilité  matérielle qu’on nomme le défaut de temps, auquel il est difficile de suppléer. Ici, je vais faire une petite digression à mon sujet en revenant sur la question des emplois.

         Depuis mon entrée au Carmel, je restai 4 ans sans peindre, je ne touchai aux couleurs que pour les petites bêtises ou les miniatures dont je vous ais parlé. J’avais entendu dire que ce genre perdait la main pour le dessin dont les notions s’effaçaient faute de pratique. Moi qui n’étais déjà pas trop habile en cet art, je ne voulus pas perdre le peu que je possédais et j’agis comme ceux qui veulent faire fortune :  je plaçai mon petit pécule à une banque sûre et extrêmement riche.

            Je me présentai devant la Ste Vierge et je lui dis : « Ma Mère chérie, vous savez bien que vous êtes la Maîtresse de ma maison, tous mes intérêts sont entre vos mains, en voici un que je vous recommande spécialement. Je sais la peinture et le dessin, mais trop peu pour les laisser de côté sans les cultiver. Vous savez que je n’ai pas le temps d’étudier je vous confie donc mon petit avoir que j’irai chercher quand j’en aurai besoin. Comme vous êtes si puissante je pense bien que vous aurez fait fructifier mes petits trésors et qu’il iront toujours en faisant la boule bien mieux que, si, employant les moyens humains j’avais étudié dans les cours de la terre. »

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            Après cette prière, je vécus tranquille sous ce rapport. Aussi, lorsque 4 ans plus tard, l’obéissance me commanda de grands tableaux pour le chœur, une apothéose de 5 mètres de haut, je me mis à l’ouvrage comme si je n’avais fait que cela toute ma vie, avec une facilité, une aisance qui m’étonnèrent. Si j’avais quelque difficulté, je portai le soir toiles et pinceaux devant la statue miraculeuse de Marie et je lui demandai de travailler à ma place. Elle savait surtout mon désir de faire du bien et de parler au cœur par mes tableaux et ne me refusa pas ce don.

            Ces travaux  qui m’étaient demandés pour la Com.té  ne se faisaient cependant pas sans peine. Le bon Dieu a toujours voulu que dans ma vie rien n’aille comme sur des roulettes, mais que tout soit arraché par un travail opiniâtre et des traverses de toutes sortes. Comme en ces circonstances mes Mères Prieures étaient forcées de me donner du temps sur les emplois, les pauvres sœurs n’étaient pas très satisfaites, elles disaient avec raison : « A quoi bon se donner tant de mal ? pour 40 sous on se procure une grande image et pour 2 sous une petite représentant tous les sujets désirables » et elles ne comprenaient pas qu’on se mît à composer de nouveaux modèles. Cependant Mgr Amette ayant vu quelques unes de mes toiles dit à notre Mère qu’il fallait me faire cultiver mon talent, et que, dès l’instant que je ne me dispenserais pas des travaux communs, les sœurs n’auraient pas à se plaindre.

              Mais je ne m’en dispensais jamais, aussi ce conseil n’apportant pas de soulagement aux sœurs, ne m’apporta pas non plus

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beaucoup de latitude. On avait toujours à dire que Ste Thérèse avait recommandé que, dans ses monastères, on ne fasse que des ouvrages simples comme filer la laine ou travailler à la terre parce que nous étions des pauvres. En conséquence je n’eus jamais d’atelier.. Quand il y avait une cellule vide j’y déposais mes chevalets, sinon mon emploi était au grenier, et je descendais les matériaux nécessaires à chaque fois pour travailler dans notre petite cellule où je n’avais pas, même avec ces précautions, la place de me tourner. Pour l’éclairage on n’y pensait pas, il fallait se garantir du soleil dans cette coque de noix, y cacher grandes et petites toiles pour ne pas attirer l’attention et pédaler vite ! C’est ce que je faisais de mon mieux, car par bonheur je n’étais pas lente à l’ouvrage. Mais que de fois en montant l’escalier du dortoir, y lisant cette sentence écrite sur le mur : « Aujourd’hui un peu de travail, demain le repos éternel », je disais : « Mensonge ! aujourd’hui beaucoup de travail ! et dans bien longtemps hélas le repos éternel ! » Vous comprenez, ma Mère, que dans de telles conditions ma peinture m’ait toujours été une grande épreuve, jamais je n’y ai trouvé de plaisir, mais surcroît d’occupation.  Le bon Dieu le voulait ainsi, car j’ai remarqué que sur la terre rien ne va mieux que lorsque tout va de travers. Nous voudrions avoir nos petites dispositions, prendre nos aplombs, que notre vie soit réglée comme papier à musique et le bon Dieu se plaît à nous voir lancés dans toutes sortes de difficultés pour avoir ensuite le plaisir de nous en retirer. C’est ce qu’il fit à mon égard en cette circonstance puisque tous mes efforts ont été couronnés par la Ste Face.

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           Il m’arriva aussi des grâces qui tiennent presque du prodige. C’était à propos des portraits de Thérèse devant illustrer l’Histoire d’une Ame. Pour ceux-là jamais je ne pris une seule minute sur le temps des emplois, je les faisais tous pendant mes silences de midi en été dont le temps est libre et le soir à la lumière. Parfois, lorsque la chaleur était excessive, j’avais un grand besoin de faire quelques minutes de sieste puisque c’est permis. Alors je me couchais par terre sur le plancher devant mes dessins, comme un pauvre chien aux pieds de son Maître, puis après avoir sommeillé 5 minutes je reprenais mon dur labeur, car il n’y avait pas de temps à perdre.

            Malgré que la Ste Vierge me rendit mon talent au centuple, j’avais souvent bien des insuccès et je ne réussissais qu’au prix de peines inouïes. Un jour que je faisais le portrait de « Thérèse et son Père » et qu’il était complètement manqué, notre Mère (Mère Marie de Gonzague) me dit qu’il fallait le finir le soir même et, dans ce but, elle m’envoya y travailler pendant la récréation du soir. Mais peine perdue ! Si Thérèse était bien, Papa n’était pas du tout ressemblant et il n’y avait plus d’espoir, le papier usé était devenu intravaillable et je ne faisais que m’encroûter de plus en plus.

              Découragée, j’allais trouver notre Mère qui fit signe à mes deux sœurs de monter afin de m’aider de leurs conseils, elle espérait sans doute qu’étant fatiguée je n’étais plus bon juge et qu’elles trouveraient bien ce que je jugeais être si mal. Mais hélas ! elles furent encore plus sévères que moi. Néanmoins elles me firent essayer quelques retouches qui aboutirent à le manquer tout à fait.

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              Que faire ? notre Mère avait dit qu’on allait le laisser et qu’elle défendait d’y retoucher : qu’on ne s’en servirait pas et que ce serait réglé. Sr Marie du Sacré-Cœur, dans un élan de foi, quitta la cellule et se prosterna aux pieds  de la statue de Marie dans l’oratoire à côté. Nous la suivîmes  bientôt Mère Agnès de Jésus et moi. Lorsque nous rentrâmes toutes les trois nous nous plaçâmes en face. O surprise ! tout à coup nous voyons le portrait qui change de lui-même progressivement. C’était comme une personne qui se serait mise par derrière et qu’on aurait vue à travers le papier. Je ne puis définir cela, c’était extraordinaire. Nous nous regardions sans mot dire toutes saisies d’un sentiment surnaturel… Sur ces entrefaites Complies sonnent, nous descendons bien émues annonçant à notre Mère que le portrait était parfait et de quelle façon la ressemblance était arrivée.

                Ce tableau est le premier grand dessin que je fis depuis mon entrée au Carmel, c’était donc la première fois que j’expérimentais la protection de la Ste Vierge. Elle dut sûrement envoyer Thérèse et Papa mettre la main à ce portrait que le démon ne voulait pas. Ah ! qui dira les embûches qu’il nous a suscitées dans nos premiers essais pour éditer l’Histoire d’une Ame !

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               Mais je reviens à mon histoire de la Ste face. Je disais tout à l’heure que le démon nous avait suscité quantité d’embûches lorsqu’il s’agit d’éditer l’Histoire d’une Ame. Un jour qu’elles étaient arrivées à leur paroxysme et que tout semblait perdu ; Mère Agnès de jésus accablée de peines se mit à fondre en larmes. La nuit venue elle eut un songe. Elle se trouvait seule avec moi dans le préau, nous contemplions l’immensité du Ciel qu’aucun nuage ne venait assombrir. L’horizon était rougeâtre comme une aurore boréale tandis qu’au milieu du firmament  planait un soleil  radieux, ce soleil était la Sainte Face ! Soudain une voix mélodieuse se fit entendre elle

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disait : « Patience !.. »

              Depuis, quelques années se sont écoulées « et la petite étoile est sortie de sa petite nuée » annonçant le divin soleil de Justice. Déjà il a paru et il monte majestueux à l’horizon et plus il monte plus sa petite étoile se fait brillante et pure…

              Il est en effet à remarquer que ce fut aussitôt  après la mort de notre petite sainte qu’un comité de savants s’occupa  de faire figurer le St Suaire  dans une exposition de l’Art sacré à Turin. Depuis 30 ans personne ne l’avait vu, mais notre Thérèse du haut du Ciel avait  découvert ce trésor. Elle se souvint que, pendant sa vie mortelle, elle avait recherché et aimé par-dessus tout la Face de son Bien-Aimé, que ses petites sœurs encore exilées, soupiraient après la Patrie pour voir son visage divin et elle ne voulut pas que son vrai portrait demeurât plus longtemps caché à la terre puisqu’elle avait le privilège de le posséder. C’était la petite étoile qui déchirait le nuage cachant le divin Soleil.

               Et le Soleil s’est levé rendant à sa « petite étoile » la gloire qu’elle lui avait procurée, car c’est au moment même où paraissaient les premières images de la Ste Face qu’il était question de commencer un procès pour mettre notre chère petite sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Ste Face sur les autels. Le temps de prendre « Patience » n’avait pas été long !

               Puisque « Thérèse » s’occupait ainsi de sortir de l’ombre le portrait de son Jésus, il fallait bien qu’elle choisisse quelqu’un pour faire valoir ce trésor, ce fut sa « Céline » qu’elle prit comme artisan. C’était tout naturel, on aime mieux souvent avoir affaire à de simples ouvriers

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qu’on peut guider selon son goût, que de s’adresser  à des maîtres dont on est obligé de prendre les œuvres sans oser critiquer. Et quelle garantie pour les âmes, qui devaient plus tard jouir de ce portrait, de savoir que la main de l’ouvrier n’a été qu’une machine et que tout le mérite de l’initiative et de la réussite sont dues  aux élus du Ciel : Anges et Bienheureux !

                 Comme je l’ai dit deux ans s’étaient écoulés depuis la promesse que j’avais faite à Jésus de reproduire son portrait. J’étais en possession de documents précieux en particulier d’une photo colossale représentant le St Suaire, que mon oncle m’avait fait venir de Turin, cette photo portait tous les cachets et sceaux d’authenticité, elle était d’une réussite parfaite, il ne restait plus qu’à me mettre à l’œuvre.

                Au commencement du Carême 1904, Jésus me rappelait ma promesse, me donnant en même temps le gage de la réussite. Comme on tirait, en Communauté, des billets pour se préparer à bien passer ce temps de pénitence, celui-ci m’échut en partage : « Ma fille, je me laisse à vous dans le mystère de ma sépulture ». Depuis ce moment je ne doutais plus du succès puisque N.S. lui-même se donnait à moi dans l’Objet même qui devait me servir de modèle.

                  Enfin je commençais ce travail à Pâques. Comme je n’avais pas de temps à prendre sur mon emploi je résolus d’y consacrer tout mon temps libre, les dimanches et jours de fête. Ce travail peut donc s’appeler justement « travail du Dimanche ». Je l’offris en réparation

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de tous les ouvrages défendus qui profanent le saint jour du Seigneur.

                   Ce ne fut qu’au prix de bien des sacrifices  que j’achevai cette œuvre. Lorsque les jours de fête je voyais les sœurs se promener  au beau soleil dans le jardin et que moi, je restais là enfermée sans aucune minute de repos, il me fallait rassembler tout mon courage pour continuer sans relâche ce que j’avais entrepris.

                   La première reproduction que je fis de la Ste Face fut un dessin au charbon. Comme une fois achevé on le trouva très beau et que, plusieurs personnes nous pressèrent de le faire éditer, nous fîmes plusieurs démarches chez divers éditeurs, mais elles restèrent infructueuses. Ils nous disaient tous : « que le sujet Ste Face ne se vendait pas. » Ces négociations durèrent environ un an après lequel on voulut bien éditer notre tableau, en nous conseillant de le refaire en peinture pour que les reproductions soient plus fines. Je n’hésitais pas un instant voyant que, par ce moyen, je pouvais procurer la gloire du bon Dieu, car à l’exemple de ma Thérèse je puis dire : « que mes désirs de le faire aimer ont été bien grands !!.. »

                    A Pâques de l’année 1905, je commençais mon travail. Le connaissant mieux, j’interprétai le modèle plus fidèlement encore que la première fois. Je me procurai des documents nouveaux entre autres une reproduction  du St Suaire « La tête du Christ » grandeur nature. Je pus ainsi travailler la Ste Face de loin pour l’ensemble et de près avec une loupe pour les détails. Je peignis mon petit tableau debout. Et, lorsque ma fatigue était plus grande que de coutume

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je pensais à la Ste Vierge « debout » au pied de la Croix, ce qui me donnait des forces. Je mis plusieurs mois à ce travail et le fis dans les mêmes conditions que le précédent, c'est-à-dire le dimanche.

                Cependant mes moyens de succès ne se bornèrent pas aux précautions humaines, ce qui n’aurait donné qu’un corps sans vie, car lors même que j’aurais réussi la plus belle œuvre picturale qui soit au monde si le don du Saint-Esprit avait fait défaut tout était manqué, par là même. Je fis donc absolument tout ce qui était en moi pour me l’assurer. Je demandai avec instance les prières des Sœurs. Je fis l’impossible pour les intéresser à mon projet, elles me le promirent, mais je voyais bien que c’était uniquement pour m’être agréable, car elles ne comprenaient pas que je trouve si belles les images si brouillées du St Suaire qui ne leur disaient rien du tout. Mais plus je voyais peu d’enthousiasme autour de moi  plus je sentais mon ardeur grandir et je disais : « C’est justement parce que ces images sont défectueuses que je veux rendre le portrait de Jésus aussi beau qu’il le mérite ! j’ai entrevu la ressemblance de mon Jésus, je ferai son portrait, dussé-je y passer ma vie et la mort me surprendra le pinceau à la main ! «  Devant cette résolution arrêtée, elles me donnèrent toute leur adhésion. J’eus des prières, des communions, des services me furent rendus : « Allez prendre le petit pinceau, me disait-on, moi je prends le gros et les sœurs et les sœurs, pour avoir part aussi à mon travail, prenaient à ma place balai ou

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lavette à vaisselle lorsque c’était mon tour.

           Quant à moi je disais dans mon cœur : « Seigneur, fortifiez-moi, et jetez en ce moment un regard favorable sur l’œuvre de mes mains, afin que j’achève ce que j’ai cru possible par votre assistance » (Judith XIII, 7). Je me recommandai de nouveau à ma Mère du Ciel, j’allai m’agenouiller devant la statue si chère à notre famille et déposai mes pinceaux dans ses mains. Chaque fois je lui apportais ma petite toile que je plaçais à ses pieds lui demandant d’y travailler à son tour, oh ! que je l’ai priée avec ferveur !

              Je confiai aussi mon ouvrage à St Joseph, à ma famille du Ciel. J’appelai à mon aide la milice céleste tout entière : les Anges et les saints. Je leur représentai notre douleur à nous, pauvres exilés de la terre, de ne pouvoir porter nos regards sur notre divin Sauveur. Il me semble que je dus leur faire pitié… Après avoir essayé de les convaincre de la légitimité de mes demandes je les pris tous par le cœur, je les suppliai puisqu’ils voyaient Jésus dans sa gloire, de nous le montrer dans ses humiliations et ses douleurs. Je disais : vous voyez que je ne demande pas beaucoup puisque je ne désire même pas son portrait tel qu’il était pendant sa vie mortelle, je ne vous le demande que blessé pendant sa Passion. Ah ! c’est pourtant une vision qui convient bien à la terre !.. Et j’allai de l’un à l’autre, je priais les Apôtres, Ste Madeleine, Ste véronique qui l’avaient connu ici-bas. Enfin, je tourmentai le Ciel de mes supplications, je crois qu’ils durent en avoir assez de moi et m’exaucer sinon pour me faire plaisir, au moins pour avoir la paix ! Je leur disais encore que toute la gloire leur reviendrait, puisque cette entreprise

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serait la leur et qu’à tout jamais cette grâce serait considérée comme un don du Ciel à la terre. J’allais aussi trouver les petits saints, les tout petits saints, ceux qui ne s’étant convertis qu’au moment de la mort n’avaient pas eu le temps de travailler pour la gloire du bon Dieu et leur faisant remarquer que c’était là une belle occasion de suppléer aux insuffisances de leurs œuvres, je leur faisais valoir combien un portrait ressemblant de notre Chef adoré électriserait les masses, soulèverait les peuples devenant un puissant moyen de ralliement sous l’étendard divin. Mais je n’en finirais pas si je voulais écrire tout ce que leur ai dit.

                Et cependant, là ne se bornaient pas mes prières.  Je conjurai le bon Dieu, le Père qui est dans les Cieux, mon Père à moi…de venir peindre lui-même le portrait de son Fils Jésus, et à l’Esprit d’Amour d’y souffler la vie afin que ce ne soit point un portrait ordinaire… Chaque matin pendant la Ste Messe à l’élévation de l’Hostie, je rappelais à Jésus la promesse qu’il nous a faite :«d’obtenir tout ce que nous demanderions en son nom » et j’offrais au Père la divine Victime comme prix de ma demande. Ainsi le paiement n’était pas inférieur à l’objet convoité.

                Plusieurs fois même lorsque le St sacrement était exposé à l’oratoire et que je me trouvais seule, j’apportais ma petite toile et la mettant bien devant l’Hostie, le plus près possible je suppliais Jésus d’y imprimer sa ressemblance parfaite. Je disais : ô mon Jésus vous montrerez-vous moins puissant que les hommes ? Ils ont inventé la photo, nous n’avons qu’à poser un objet devant une plaque sensible et aussitôt cet objet s’imprime sur la plaque avec une exactitude

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surprenante et moi j’exposerais ma toile aux rayons d’amour de l’Hostie vivante, qui est votre corps sacré, et je le retirerais sans empreinte ? Oh ! cela ne se peut pas ! »

         Mais je m’arrête, car ces citations seraient trop longues et quand même j’essaierais de tout dire, jamais je ne pourrais exprimer, dans le langage de la terre, la foi et l’Amour qui ont reproduit sur ma petite toile la Ste Face de Jésus. J’étais intimement persuadée que je serais exaucée, car les grâces ne me manquaient pas. Plusieurs fois, pendant le cours de mon travail, il m’arriva de voir devant moi le Visage de jésus souffrant (Ce n’était point des yeux du corps) mais cette vision était extraordinairement nette et saisissante. Je regardais alors jésus pour le graver dans mon esprit, c’était mon modèle qui posait  devant moi. Oh ! cette Ste Face je ne l’oublierai jamais !.. Ces traits, cette expression, cette majesté divine, ce calme, cette sérénité, cette douceur incomparable je voulais la reproduire à tout prix, et je regardais avide de n  laisser échapper aucun détail. Cette vision durait quelques secondes (une longue minute environ) .

         J’ai parlé de cette faveur au P. Auriault lui demandant  ce que cela pouvait bien signifier puisque Ste Thérèse dit quelque part « que lorsque N.S. se présente à l’âme on est tellement ravi par sa beauté qu’il serait impossible d’étudier ses traits », tandis que moi j’oubliai la beauté pour me pénétrer de la forme. Il m’a répondu que cette grâce que j’avais reçue était appropriée au but que N.S. se proposait.

           Cette Face de jésus que je voyais était celle du St Suaire vivante ; après l’avoir regardée attentivement je comparais les détails brouillés que donne le St Suaire et qui auraient pu m’échapper. Alors ce fut avec grande fidélité que j’en copiai les moindres particularités. Chaque goutte de sang tenait la même place, avait la même forme sur ma toile que sur le modèle. Aussitôt que, même sans

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le vouloir, je changeais la moindre chose ce n’était plus lui…  Ayant trouvé entre autre la barbe trop claire je voulus la peindre d’un ton plus foncé, mais je fus obligée de revenir et copier exactement. J’essayai aussi de ne la séparer qu’en deux, au milieu du menton, vain effort ! Je remarquai encore que plusieurs détails qui, aujourd’hui font l’admiration des connaisseurs, se sont faits d’eux-mêmes. Ainsi, il est un certain petit clair qui dirige le regard sur la paupière demi baissée de l’œil gauche, je l’avais remarqué sur le Suaire, mais ce n’est pas moi seul qui l’ai rendu sur ma toile, il s’est passé quelque chose  que je n’ai pu m’expliquer.

           Cependant, après bien des mois, ce travail fut enfin terminé, je le portai à la Ste Vierge pour lui en donner les prémices. J’étais là devant  la statue de Marie le cœur rempli de joie, mais un peu anxieux. Je m’étais tournée vers toute l’assemblée des élus leur demandant  s’ils le reconnaissaient… Instinctivement j’ouvris au hasard le St Evangile et je lus ces paroles : « Tous ceux qui étaient là et qui virent ce qui se passait dirent : « Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu… »

             Le portrait une fois réussi je m’occupai de faire éditer des images. Presque une année se passa encore en pourparlers, en ennuis de toutes sortes. Il semblait que le démon, jaloux du bien que devait opérer dans le monde cette sainte image, me causait mille difficultés et tracasseries. Déjà lorsque je venais d’achever ma première Ste Face en 1904 (bien que peinte en 1905 je datai aussi la seconde de ‘1904’ parce que cette dernière n’était pas en soi une œuvre nouvelle, mais la reprise de l’œuvre faite en 1904)  j’avais entendu des bruits étranges. C’était dans la nuit du 27 Juin, ma Ste Face venait d’être terminée et aussi « l’Appel aux petites Ames », publication dont je m’étais occupée ; - Vers 11 heures du soir

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j’entendis tout un bouleversement dans l’oratoire de la Ste Vierge qui  n’est séparé de notre cellule que par une cloison  de bois, il me semblait qu’une personne maladroite s’y était introduite et brisait tous les objets. Il y avait quelques minutes de calme puis le tapage recommençait. Des bruits étranges avaient lieu aussi dans notre cellule, comme le pétillement d’un violent incendie surtout à l’endroit où je posais ma tête, l’oreiller semblait formé de bois sec enflammé qui crépitait  à outrance. Je n’osais pas bouger, même respirer, car aussitôt que je faisais le plus léger mouvement, quelque imperceptible soit-il, tout recommençait de plus belle, aussi bien dans la cellule qu’à côté, comme si ce fut moi qui donnais le signal au mystérieux personnage. Aussi, je n’osais pas me lever, ni allumer notre lampe, encore moins passer par l’oratoire pour aller chercher du secours. Les bruits se continuèrent avec intermittence de calme jusqu’à 2 h. du matin. Enfin à cette heure-là il y eut un tel bacchanal dans l’oratoire que la maison me parut en trembler et je crus que tout le monde allait s’éveiller. Puis je n’entendis plus rien.

          Le matin je m’attendais à trouver la statue brisée et tout sens dessus dessous, mais rien n’avait changé de place. J’allai raconter ces faits à notre Mère, et comme je sortais, une autre sœur très digne de foi, entrait à son tour et faisait exactement le même rapport. Elle avait entendu le bouleversement de l’oratoire et l’incendie et elle indiqua les mêmes heures que moi. Personne autre que nous deux n’avait entendu, ni la sœur dont la cellule est voisine de la mienne, ni les infirmes et infirmières qui couchent en bas et nous assurèrent que la nuit avait été très calme.

           Quoi qu’il en soit je ne crois pas que le démon soit content de nous, il met son plaisir à nous effrayer en nous montrant sa rage.

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          Mais à présent tout est passé. La Sainte Face de Jésus a reçu les baisers de son Vicaire qui a ouvert pour elle le trésor des indulgences. Jésus a envoyé à sa petite épouse par la main  du Chef de l’Eglise une médaille précieuse, récompense à ses yeux la plus appréciable de toutes celles qu’on peut recevoir sur la terre. Et bien plus encore ses vœux d’apostolat ont été comblés, puisque c’est chaque jour que nous recevons des témoignages de reconnaissance pour cette image « qui, dit-on, opère des transformations dans les âmes ».

           Je sais que bien des prêtres entretiennent nuit et jour des lampes devant cette pieuse effigie. On lui attribue des conversions. De savants religieux la prennent pour thème de leur oraison et dernièrement l’un d’eux (le P. Auriault) me disait : « Cette image n’est pas ordinaire, en la regardant on n’a pas la sensation de voir une gravure  quelconque, on se croit en présence d’une personne vivante. » Quand il me dit cela il ne connaissait point encore son histoire. Il ne savait pas qu’elle était l’œuvre de toute la cour céleste et que l’Esprit d’Amour était venu l’animer de son souffle divin. Aussi cette appréciation qui répondait si pleinement à mes prières, me montrant qu’elle avaient été exaucées, m’a été spécialement précieuse.

           Maintenant ma Mère, que vous dirais-je encore ?  « l’histoire du tison arraché du feu » a été beaucoup plus longue que je ne le pensais, je ne croyais pas remplir seulement mon premier cahier, aussi est-ce honteusement que je reprenais des pages nouvelles. Pardonnez-moi toutes ces longueurs, une chose en amène une autre, on se trouve ainsi entraîné dans des détails comme malgré soi, et lorsqu’on n’est pas plus pondéré que moi on ne sait où s’arrêter. Oh ! cependant après avoir tracé toutes ces pages , comme

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Thérèse « il me semble n’avoir pas encore commencé, il y a tant de nuances diverses, tant d’aperçus nouveaux que seule la palette du peintre céleste pourra révéler les merveilles de grâces qu’il a opérées dans mon âme »… A lui je dois tout… et ma vie peut se résumer dans cette parole du Roi Prophète : « Le Seigneur a désaltéré l’âme dévorée par la soif et il a comblé de biens l’âme épuisée par la faim… » (Ps. 107.7)

           Je disais à l’instant que je ne savais pas où m’arrêter. Pour les choses de la terre c’est vrai, mais pour les choses du ciel oh ! j’ai bien su où m’arrêter !.. j’ai dressé ma tente auprès de la source vive, à la porte même où la Toute-Puissance divine cache ses trésors…

           J’ai désiré pour moi que la Miséricorde infinie m’environnât de son ombre  et « elle m’a complètement couverte de ses ailes et sous ses plumes j’ai trouvé un refuge. » (Ps.91.4) Ah ! j’ai entendu dire bien des fois qu’il était expédient de s’exercer à ne pas juger pour avoir part à la promesse du Maître et ne pas être jugé à son tour.  O mon Dieu ! si je m’exerce à la charité vous savez que ce n’est point dans ce but, car vous n’ignorez pas que le plus doux espoir qui fait palpiter mon cœur est celui de faire connaître au grand jour vos bontés pour moi.  Et comment seraient-elles dévoilées si toutes mes misères et toutes mes fautes ne sont découvertes ?  O mon Trésor adoré ! oui, on connaîtra vos largesses à mon égard et si vous ne parlez pas, moi j’ouvrirai la bouche pour m’accuser, afin que vous soyez glorifié en moi !

             J’ai désiré pour moi encore, que l’Esprit de Vérité « l’Esprit de Jésus » (Act. XIII, 7) réside en mon cœur, qu’il pénètre toutes mes facultés ; je disais sans cesse à Dieu : « Apprends-moi à faire ta volonté ! » (Ps. 149.10) et le Seigneur m’a ouverte large et spacieuse la voie de la paix, il m’a instruite à chaque instant du jour, me faisant expérimenter que « la sagesse est avec les humbles »… (Prov. XI, 2)

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             J’ai désiré pour les autres racheter mes frères de l’éternel supplice et Jésus m’a mis dans la main la pièce précieuse de son Humanité Sainte qu’est sa Face adorable. Il m’a donné la souffrance m’accordant d’être moi-même « anathème, loin du Christ, pour les âmes » (Rom. IX,3) – C’est une grande douleur de se croire loin de Jésus par les épreuves cuisantes de l’esprit et du cœur, mais c’est vraiment là le sacrifice le plus méritoire qu’on puisse offrir à Dieu. Le don de la Ste Face que m’a fait Jésus est bien grand sans doute et je l’apprécie, mais j’apprécie davantage encore la Croix et la part  qu’il m’a donnée à son immolation. Je ne me méprends pas sur le bien que peuvent faire les écrits ou le images, bien toujours restreint, limité à des conditions physiques. Aussi je n’ai attaché  mes désirs qu’au bien illimité du sacrifice qui fait pleuvoir la grâce sur les âmes, sur toutes les âmes sans distinction de lieu, d’origine, de langage, qui atteint jusqu'aux extrémités de la terre, passant d’un pôle à un autre avec la promptitude de la pensée.

                J’ai désiré pour Dieu le faire aimer, procurer sa gloire, ah ! avec quelle véhémence j’ai été dévorée de ce désir !.. J’aurais voulu l’annoncer, le prêcher à toutes les nations. Au lieu de cela, il m’a donné en partage une vie obscure entre les obscures. Mon désir de déverser dans le cœur des autres les flammes qui consumaient le mien n’a jamais été assouvi, jamais la divine Providence ne m’a confié le ministère des âmes, avec regret je n’ai point pénétré  dans ce sanctuaire. Mais je ne me suis pas désolée, j’ai dit : « Mon Dieu, vous voyez que mon cœur, comme une machine à vapeur débordante d’énergie, n’aspirait qu’à vous conduire des âmes, avec quelle vitesse elle s’élancerait vers vous entraînant après elle ses trésors. Mais elle est seule… O Jésus, ce n’est pas ma faute, vous le savez : comme Anne, mère de Samuel, je

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vous ai demandé  des fils et, si je reste dans ma stérilité apparente, ne me refusez pas la part de l’épouse féconde, n’êtes-vous pas pour moi plus que dix mille fils ! Toutes mes richesses seront pour vous !  Je lancerai sans cesse ma vapeur vers le ciel, elle y montera ardente et embrasée pour vous redire mon amour, et j’en ai l’espoir,  un jour viendra où cette force trop longtemps comprimée fera éclater la machine et jettera ses morceaux aux quatre coins du monde ! Alors comme ma Thérèse je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre !..Que m’importe que le monde l’ignore, que les âmes qui me devront leur salut ne me reconnaissent pas pour leur mère ? Pourvu que le bon Dieu soit aimé je ne désire autre chose. Je voudrais être une marche à son trône, une pierre de fondation qui soutient et élève de sa taille tout l’édifice. Je serais dans la boue, loin du regard de tous, mais cette place serait mon bonheur. Car bien que je ne sois pas digne de servir d’ornement dans le Temple saint, j’espère que le bon Dieu permettra quand même que je le fasse valoir, Lui, le Bien-Aimé. Ah ! que j’ai le désir de le glorifier, de l’élever ! Voyant ce qu’il a fait ici-bas, quand il y est venu, j’ai peur parfois qu’il ne soit pas assez jaloux de sa gloire au Ciel, j’ai peur qu’il ne soit pas exalté comme je le veux !

              O mon Dieu pourquoi donc ne régnez-vous pas déjà  sur la terre, pourquoi y a-t-il tant de cœurs qui vivent loin de vous ! Ah ! puisque je ne peux vous faire connaître et aimer au gré de mes désirs je ne veux plus avoir qu’une ambition : vous faire régner dans mon cœur à moi ! Je veux que tout ce petit royaume vous soit soumis et je ne vais plus travailler qu’à vous le conquérir tout entier. Je sais que pour  en arriver là il me faudra surtout une grâce puissante de tous les instants, car lorsque l’insurrection

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n’est pas d’un côté, elle est d’un autre : des pirates tiennent la haute mer, des voleurs sont dans les forêts et des bêtes féroces dans les déserts, mais votre bras vainqueur en viendra à bout pour moi. Ainsi vous serez glorifié à mon idée, vous régnerez à mon idée quelque part, ce sera dans mon cœur ! Et lorsqu’il vous plaira, ô mon Jésus, de prendre enfin possession de votre conquête, vous fondrez sur moi, comme l’aigle et m’emportant  dans les brûlantes demeures de l’Amour infini vous m’en ferez devenir comme Thérèse l’heureuse Victime !

            O mon Jésus, mais avant de chanter au ciel vos ineffables miséricordes, laissez-moi entonner dès ce monde l’hymne de la reconnaissance et vous rendre ici un juste témoignage. Sur la terre, tout le monde cherche le bonheur, les uns par les plaisirs, d’autres par les richesses, les honneurs, la science, les arts : nous sommes créés pour la joie et nous tendons vers elle de toute la force d’une attraction illimitée. Mais que peu nombreux sont les privilégiés qui le trouvent et le goûtent !

           Moi aussi je suis allée vers le bonheur et je l’ai rencontré. Ah ! que ne puis-je enseigner aux âmes où je l’ai trouvé, que ne puis-je leur dévoiler la joie que j’ai goûtée au service du Seigneur ! J’ai eu  dans ma vie des peines cuisantes, des traverses pénibles, mais toujours « la goutte de sang s’est changée en lait… » toujours si « Jésus a été le Maître j’ai été la Maîtresse !.. »  Pourquoi cela ô mon Bien-Aimé ? quel est donc le secret de ce bonheur ?  Ah ! je le sais… j’ai toujours recherché votre Face, j’ai aimé votre Humanité Sainte, je l’ai prise pour mon héritage et il m’est arrivé ce qu’il advint  aux Apôtres un jour de tempête : « Ils voulurent, dit St Jean, prendre Jésus dans leur barque et aussitôt la barque se trouva au lieu où ils allaient… » (Jean VI, 21)

Fin du récit de 1909

Lire ici le récit de 1931