Carmel

Découverte de LT 193 bis

Redécouverte d'une image de Thérèse après 80 ans dans un placard...

En août 1896, Thérèse peint une image pour le Père Roulland, un missionnaire de Missions Étrangères de Paris que Marie de Gonzague lui a confié, en secret. Thérèse le rencontre en juillet, juste après son ordination, avant qu'il ne s'embarque pour la Chine... L'image est datée du 20 août 1896, et elle a vraisemblablement accompagné la lettre 193 à Roulland.

Thérèse s'est bien cachée pour la faire, à l'insu des autres sœurs qui travaillaient à l'emploi de peinture, dont Mère Agnès. Cette dernière témoignera au Procès Apostolique :

"Lorsque le révérend père Roulland, des Missions Etrangères, lui fut donné pour frère spirituel par Mère Marie de Gonza­gue, elle reçut la défense expresse de me le dire. Elle fut chargée de peindre une image sur parchemin, toujours à mon insu, pour ce frère spirituel; mais elle avait besoin pour cela de mes pinceaux, de mes couleurs, de mon brunissoir. Elle poussa la délicatesse de son obéis­sance jusqu'à se cacher à la bibliothèque pour peindre cette image; et, pour gar­der le secret commandé, elle s'astreignait à venir en mon absence chercher et rapporter les instruments dont elle avait besoin".

PA folio 480

Le Père Roulland rentre en France en juin 1909 pour diriger le Séminaire des Missions Étrangères, conservant toujours l'image avec lui. Elle sera rendue au Carmel de Lisieux après le 12 juin 1934, date de son entrée dans la Vie. Mais en signe de gratitude pour le travail des missionnaires, les Carmélites ont décidé de l'offrir aux Mission Étrangères de Paris, après l'avoir fait encadrer - voir la photo ci-dessus.

Pour l'illustration

Thabor-agnes de jesus

Thérèse a copié un Thabor peint par Mère Agnès qu'elle connaissait bien car elle avait l'occasion de le manipuler comme sacristine cet objet qui sert de base à l'ostensoir pour l'exposition du Saint Sacrement.

Su tchuen

Sous le sang divin coulant sur la terre, elle a inscrit "Su-Tchuen oriental", comme on peut le discerner dans ce zoom de l'image originale.  Thérèse avait épinglé une carte du Su-Tchuen dans son emploi à la lingerie.

Une image promise à une histoire peu banale

carte-Jantzen lt

Un collègue de Roulland aux Missions Étrangères de Paris, Mgr Louis-Gabriel-Xavier Jantzen, ordonné en septembre 1909, l'avait vue, cette image. Il se trouve qu'il est nommé vicaire apostolique de Chungking en 1926, dans la même mission du Su-Tchuen où se trouvait le P. Roulland.

Lorsque Mgr Jantzen apprend que la fameuse image est offerte aux M.E.P. de Paris, il se dit que ce précieux manuscrit devrait revenir en Chine... Il ose faire aux Carmélites la demande de l'image pour la Chine, en 1934. Les soeurs acceptent de lui remettre la précieuse image.

image-LT-193bis facsimile

Mais auparavant, hors du monde de la photographie couleurs, elles font un fac-similé de l'image sur parchemin (comme l'était l'image originale) qu'on peut admirer ci-contre à droite. Est-ce l'œuvre de Céline, ou plus probablement de Mère Agnès, excellente enlumineure ?

Elle sera remise à un autre collègue MEP, en poste comme lui à Chungking, le Père J. Perriot-Comte, qui vient la chercher au carmel et la rapporte en Chine. Mgr Jantzen se confond en remerciement dans une lettre du 9 mars 1935. Suivant la demande des carmélites, il fait faire un reliquaire qu'il fera sceller dans l'entrée de son église à Kiang Pee, en face de la ville de Chung-king au Su-Tchuen. Voir ici une photo de l'église. La cérémonie d'intronisation aura lieu le 10 juin 1935, lundi de Pentecôte, présidée par Mgr Jantzen.

image LT193bis sous-reliquaire

Le reliquaire (ci-contre) a été fait par les carmélites de Chung-King. L'image de Thérèse, fixée aux quatre coins par un fil de soie rouge, repose sur un fonds satin vieux bleu. À droite et à gauche, deux bandes de parchemin brodée de fil d'or racontent en chinois l'histoire de l'image. Au dessus de l'image, on remarque l'écusson du Carmel, encadré d'une arabesque et serti de fil d'or. Au bas des roses brodées entourent le cachet épiscopal. La broderie a été faite par une carmélite d'origine chinoise Sœur Marie-Xavier. Le cadre sculpté en bois précieux (45 cm.) a été dessiné par sa consœur Sœur Élisabeth, originaire du Carmel de Nancy, grâce à laquelle nous avons retrouvé cette image. C'est en effet la préparation de l'édition allemande de son autobiographie qui a déclenché sa recherche dans nos trésors.
Mais l'église sera prise dans la tourmente chinoise et sans doute détruite....

Commentaire

Thérèse s'est inspirée d'une invocation de Marie de Saint-Pierre qui se lit comme suit :

"O lait précieux de Marie ! O sang divin de Jésus!
arrosez notre terre ; faites germer des élus.
"

Thérèse a fait sauter la première partie de l'invocation, a changé la "terre" pour la "mission", et elle a également modifié le "des" élus pour un "les" élus plus large.
La citation se trouve p. 341 du livre de l'Abbé Janvier : Vie de la Sœur Saint-Pierre, Carmélite de Tours écrite par elle-même, mise en ordre et complétée à l'aide de ses lettres et des Annales de son Monastère par / M. l'abbé Janvier. Tours : Oratoire de la Sainte-Face, Tours : Monastère du Carmel, Paris : Libr. Larcher, 1881. XIX + 461 p.
* * *
Remarquons, nous écrit Claude Langlois dans un commentaire inédit, l'importance de ce document pour l'histoire de la piété thérésienne. On voit bien la place prise par cette image considérée comme une relique. A rapprocher de la manière dont les carmélites, dès avant le procès, présentaient aux hôtes de marque à Lisieux, parmi les reliques de Thérèse, une version de l'Acte d'offrande, également soigneusement encadrée. Mais cette image apporte surtout une lumière plus grande sur Thérèse. Sa fabrication en secret, selon Mère Agnès, confirme la demande de Marie de Gonzague que les sœurs ignorent cet échange de correspondance, Roulland étant alors, pour la communauté, le missionnaire de la Prieure.
La fabrication de cette véritable « image de synthèse » montre l'état d'esprit de Thérèse au moment où Roulland va s'embarquer à Marseille pour la Chine. Le sang qui coule du cœur couronné d'épines évoque la vision fondant la vocation apostolique de Thérèse après sa « conversion » de Noël. Les paroles enluminées sont tout aussi significatives. Remarquons au passage la désinvolture de Thérèse, empruntant une invocation qui provient d'une dévotion à la lactation de Jésus, répandue encore en milieu carmélitain, dévotion qu'elle écarte pour aller à l'essentiel. La formule utilisée par Thérèse, riche d'harmoniques (par exemple l'allusion à Tertullien, le sang des martyrs est une semence de chrétiens), se comprend avant tout par la manière dont Thérèse comprend l'Union apostolique qui l'unit au futur missionnaire. Pour elle, cette union s'inscrit d'abord dans sa participation au sacerdoce de Roulland, comme elle l'exprime par la date qu'elle assigne à l'origine de cette union, le jour de l'ordination de Roulland, le 28 juin (voir ici le relevé des dates principales de sa vie). Dans la lettre du 30 juillet qui accompagne peut-être cette image, Thérèse fait un pas de plus en appelant Roulland « mon frère », marque de cette fraternité apostolique qui maintenant les unit de toute éternité (LT 193). Et c'est dans ce contexte qu'elle ose écrire « notre mission », tout en rappelant, dans cette même lettre, la partition des rôles entre la carmélite, vouée à la prière et à la souffrance, et le missionnaire qui œuvre sur le terrain.

L'énigme de la datation

date

Pourquoi le 20 août 1896.... Les datations de Thérèse relèvent souvent du symbolique, comme nous le rappelle C. Langlois, plus précisément du sens qu'elle donne aux évènements, ce ne sont pas des dates au sens habituel, comme la datation d'une lettre.

Il en va ainsi pour le manuscrit B, quelques jours plus tard. Thérèse a pu noter le 2 août 1896 par anticipation du jour d'embarquement de Roulland pour "notre mission", comme elle avait daté le début de son union apostolique du jour de l'ordination de son frère, le 28 juin. Manière de s'approprier les évènements importants de ce frère. On peut aussi penser que la date a été modifiée, sans doute avec ajout d'un 0, mais pourquoi, par qui ? Peut-être le P. Roulland a-t-il touché le sol de la Chine le 20 août, mais lorsqu'il décrit son arrivée en Chine à Marie de Gonzague le 24 septembre 1896 ou à Thérèse le 25-26, il ne mentionne pas de date d'entrée au pays.
Le mystère reste entier.

La passionnante histoire de la découverte de l'image

À la recherche du document perdu... pendant 80 ans !

C'est l'histoire authentiquement épique d'une image peinte spécialement par Thérèse pour le Père Roulland. Une histoire touchante, lorsqu'en l'an 1896, le missionnaire embarque pour la Chine, où il recevra peu après son arrivée un petit trésor d'enluminure réalisé dans le plus grand secret par la jeune Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Trésor qu'il conservera toute sa vie.

Si la réalité de cette image n'a jamais fait aucun doute jusque dans les années 1940 au Carmel de Lisieux, sa mémoire s'est lentement estompée. Il y avait tant d'autres choses à faire avec les débuts de l'édition critique des œuvres de sainte Thérèse dans les années 1950 que l'image semblait perdue à tout jamais, emportée dans la tourmente maoïste, sa copie dormant sagement sur un rayon d'armoire.

image-LT-193bis facsimile

Eureka ! Après 80 ans bien tranquille dans un album enfoui dans une de leurs 85 armoires d'archives, les Carmélites de Lisieux viennent de mettre la main sur un fac-similé passé entre les mailles de l'archivage méticuleux des 100 000 fiches de la base de données des archives thérésiennes. Tout est excitant aux archives de Thérèse, mais la probabilité de trouver un original de Thérèse, sans être nulle, est extrêmement faible.

Une trouvaille extraordinaire, un petit trésor, qui comme tous les bonnes histoires n'est pas à un rebondissement près !

Acte 1 : L'image existe

L'histoire débute en novembre 2013 par la demande banale d'un éditeur qui souhaite illustrer la traduction allemande d'un ouvrage paru dans les années 1990 de Mère Elisabeth, une carmélite de Nancy partie en Chine, au Carmel de Chung-King. Une recherche d'iconographie comme on en traite des dizaines par an.

Dans ce livre intitulé Partir, on décrit une image faite par Thérèse pour le Père Roulland et revenue en Chine après la mort du missionnaire. L'éditeur réclame simplement la photo de l'image. Stupéfaction aux archives : l'image n'existe pas ! absente de la banque d'images de Thérèse, absente aussi de la Correspondance de la Sainte, qui inclut toutes les images composées par Thérèse au titre de lettres. Comment l'image a-t-elle pu échapper à l'équipe de fins limiers de l'édition critique ? Et pourquoi les sœurs de Thérèse, si habiles calligraphes elles-mêmes (pensons aux travaux de Mère Agnès), n'en ont-elles pas fait une copie par dévotion avant de la laisser filer en Chine dans les années 1930 ? Elles ont bien fait une copie de la pale offerte par Thérèse à Roulland, alors pourquoi pas l'image ? bizarre tout ça.

Dans le livre, il y a même le texte de l'image : « O sang divin de Jésus ! arrosez notre mission, faites germer les élus. » Vite, on ratisse les disques durs, et ô surprise, le texte – identique – se trouve dans la présentation faite du P. Roulland témoignant au Procès de Béatification de Thérèse. Une présentation de chaque témoin a été composée par les éditeurs de ce 1er volume des Procès (1972). Pour présenter Roulland, ils décrivent l'image, précisant que Roulland la « portait avec lui ». Où les éditeurs ont-ils bien pu trouver cela ?

Acte 2 : En voici la photo

Nous avons l'idée de vérifier s'il y a aux archives de la correspondance du Carmel de Chung-King. Hé oui ! et dans une lettre de 1935, les carmélites chinoises décrivent la création d'un reliquaire somptueux pour insérer l'image de Thérèse de retour en Chine, et ajoutent qu'elles font parvenir la photo du chef-d'œuvre à Lisieux !... Les archivistes réfléchissent et se disent qu'un tel objet photographié a certainement été publié dans les Annales de Lisieux (l'ancêtre de la revue Thérèse de Lisieux) . On épluche les années 1934 et 1935 et voilà que le 13 novembre, victoire ! nous tombons sur la photo du reliquaire chinois.

Hélas ! au centre du reliquaire , l'image est franchement floue. La signature de Thérèse et la date du 20 août 1896 sont à peine lisibles, malgré un scan à détramage et des renforcements de contours sous Photoshop. Il est à peine possible de lire les idéogrammes chinois qui entourent l'image, racontant son histoire et traduisant le texte de Thérèse. Et rien ne se voit de la beauté du reliquaire décrite par les carmélites chinoises : « les fils de soie rouge, le fond de satin vieux bleu, l'écusson du Carmel serti de fils d'or... » La photo sépia ne trahit rien du bijou qu'elle recèle.

Mais dans l'article des Annales, on parle d'un certain Mgr Jantzen, un MEP du Su-Tchuen (comme Roulland) qui a réclamé l'image avec insistance à Lisieux, et de son jeune collègue Perriot-Comte, qui serait venu la chercher au Carmel. Avons-nous leur correspondance ? oui ! On lit avec délice Mgr Jantzen décrivant son émotion lors de la réception de l'image, et l'insertion du reliquaire chinois scellé à l'entrée de son église de Kiang Pee.

Acte 3 : Mieux encore : voici son fac-similé en couleurs

Dossier classé donc. Nous avons envoyé la photo du reliquaire à l'éditeur et puis amen.  Et voici que le 2 décembre, tombent comme chaque jour quelques nouvelles demandes du monde entier, chacune entraînant de nouvelles recherches. L'une d'elles demande les statuts de «L'Union sacerdotale ». Plutôt que de fouiller notre base de données et de repérer avec une cote une boîte d'archives, une des archivistes a eu l'idée de feuilleter l'album contenant la liste des prêtres membres de l'US, se disant que les statuts de cette association de piété y étaient peut-être insérés. Et voilà que la page de garde portait une splendide image enluminée : c'était le fac-similé de l'image de Thérèse, sur papier parchemin, avec couleurs et dorure ! On a sauté de joie.

Aux oubliettes

Pas de doute, les archivistes tiennent en main la reproduction de la fameuse image peinte par Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et offerte au Père Roulland. Un fac-similé éclatant de couleurs, sans doute l'œuvre de Mère Agnès, qui était excellente enlumineur  et miniaturiste. Depuis son entrée , elle peignait des miniatures sur parchemin, notamment des images de première communion, ce qui améliorait quelque peu le budget de la communauté. Mais comment ce joyau a-t-il pu échapper à tout recollement ?

Lorsque l'équipe éditoriale des éditions critiques procède au classement des documents pour l'édition de la Correspondance de Thérèse, nous sommes en 1970. L'image n'existe déjà plus dans la pensée des carmélites de l'époque. Les autres images de Thérèse ont toutes été archivées et répertoriées, car l'équipe avait en main les originaux, mais comme l'original de celle-ci n'existait pas aux archives mais bien en Chine, ce fut l'équivalent d'une disparition.

Trou de mémoire

Qui pouvait encore se souvenir en 1970 de cette image et de la copie qui en avait été faite ? Mère Agnès,  qui raconte dans le Procès apostolique, folio 480, (lire ci-contre) comment Thérèse a déjoué sa surveillance pour réaliser cette enluminure, décède en 1951. Après 1959, année de la mort de Céline, il n'y avait plus de sœurs de Thérèse pour se souvenir spécialement de cette image parmi les mille pages de manuscrits laissées par Thérèse. L'image était perdue. 

Elle existe désormais sous le doux nom de  LT-193bis, avec son insertion dans la Correspondance de Thérèse...

Acte 4 : L'original existe-t-il encore ?

Image perdue, puis retrouvée, Du moins son fac-similé. Et l'original ? A moins que, lors de la tourmente maoïste, « l'église et son reliquaire n'aient pas été détruits comme on le pense, mais qu'un paroissien de Kiang-Pee par exemple, voyant les dangers venir et voulant sauver ce qu'il y avait de plus précieux, n'ait emporté avec lui le beau reliquaire chinois et qu'il soit toujours à l'abri quelque part en Chine, protégeant la précieuse image... 

Nous avons demandé aux archives des Missions étrangères de Paris (MEP) si l'église de Kiang Pee existait toujours là-bas, face à la ville de Chung-King au Su-Tchuen. Le suspense continue.

Article d'Anne Blanchard, paru dans la revue Thérèse de Lisieux n°950, janvier 2014

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