Carmel

Les saints en procès

Tout est obscur dans les procès de canonisation. Et d'abord le fait même de juger les morts, qui va à l'encontre des principes habituels du droit. Le but est, il est vrai, non de condamner, mais de glorifier. Pour comprendre cette procédure, il faut revenir aux premiers siècles. Le saint est d'abord un martyr, dont la dépouille est vénérée, un confesseur qui a prêché le christianisme, un évêque qui a fondé l'église locale, un ermite ou un ascète qui a réuni des disciples. Le saint demeure vivant dans le souvenir des fidèles par ses reliques convoitées et déplacées. Ce qui fait le saint, c'est aussi une mémoire entretenue par la liturgie, un tombeau vénéré et un récit de vie (hagiographie), ainsi la Vie de Martin de Tours par Sulpice Sévère.

A partir du XIIe siècle, la fabrication des saints devient un enjeu ecclésiologique, la papauté se réserve ce pouvoir en l'encadrant. La Réforme catholique doit justifier le culte des saints, mis en cause par Luther. En 1634, le pape Urbain VIII, dans la constitution Cælestis Jérusalem, met en place des procédures qui sont demeurées jusqu'aux modifications récemment introduites, de Pie XI à Jean-Paul II.

Pour comprendre comment s'opère, au temps de Thérèse, la fabrication d'un saint, il faut avoir présent à l'esprit trois éléments distincts qui interfèrent sans cesse entre eux: la matière du jugement, la procédure judiciaire, les rôles des institutions ecclésiastiques.

1 – Commençons par ce qui est l'objet de l'examen. La sainteté se juge de trois manières conjointes. La première relève du comportement de la personne, la pratique héroïque des vertus. Les deux autres inscrivent le saint dans son temps par sa réputation (fama sanctitatis) et par sa capacité à faire des miracles. Mais deux autres éléments différents sont examinés dans un procès de canonisation, les écrits et le culte. On regarde de près les écrits pour éviter de proposer, comme modèles, des personnes qui auraient tenu des propos peu orthodoxes voire moralement condamnables. Mais on surveille aussi le comportement des clercs et des fidèles pour les empêcher d'anticiper la canonisation en rendant un culte public au futur saint.

2 – Toute cette longue vérification se fait dans le cadre d'une procédure codifiée qui a toutes les caractéristiques de la démarche juridique. D'abord la procédure se déroule devant un tribunal composé de juges qui entendent des témoins. La cause y est soutenue par un défenseur (postulateur romain qui délègue ses fonctions à un vice-postulateur et qui est aidé par des avocats) ; intervient d'autre part une sorte de procureur, qui souligne les faiblesses du dossier : il est appelé avocat du diable, alors qu'il est, comme promoteur de la foi, le représentant de l'institution. Le vocabulaire juridique figé devient vite un jargon incompréhensible et l'obligation du secret rend plus opaque toute la procédure. Dans ce cadre, chacune des « matières » examinées fait l'objet d'une procédure particulière. Il existe, dès le départ, un procès séparé des écrits et un autre, dit de non-culte. Et dans le procès principal, les trois « dossiers » – vertus, réputation, miracles – doivent être « documentés » à partir de questionnements distincts. En conséquence, le procès est long (parfois des siècles), coûteux et d'issue incertaine. Pour le faire aboutir, il faut disposer d'une institution, comme les grands ordres religieux – qui compte beaucoup de saints – ou les nouvelles congrégations.

3 – Le contexte ecclésiologique. L'évêque où est décédé le saint potentiel (on parlera de serviteur/servante de Dieu) ouvre le procès et l'instruit en faisant déposer des témoins. D'où la nécessité de le commencer tôt. Rome ensuite intervient par la congrégation des Rites et par le pape lui-même qui sanctionne chaque étape du procès. L'administration pontificale doit prendre son temps, des délais sont de règle pour éviter tout emballement ou toute pression. La congrégation des Rites intervient de deux façons : d'abord en vérifiant que le procès diocésain (procès ordinaire) est solide, ce qui permet à Rome de reprendre à son compte l'enquête en ouvrant un second procès fait dans les mêmes conditions que le premier mais au nom du pape (procès apostolique). Ensuite, en portant un jugement définitif sur chacun des éléments du dossier, écrits, vertus, miracles, etc. Autant d'occasions de retard, de blocage, d'abandon. Et au terme, on retrouve une autre dualité pour accéder à la reconnaissance, puisque la procédure est dédoublée, concernant les miracles, pour la béatification et la canonisation.

Le procès de Thérèse

Cette procédure, strictement ecclésiastique, fait appel à les laïcs comme témoins, avocats ou experts (médecin pour les miracles). La proclamation d'un nouveau saint est une pédagogie en acte de la sainteté de l'Église dans son histoire, comme en témoigne l'incorporation du bienheureux dans le sanctoral. Mais la canonisation obéit aussi à des finalités politiques, que ce soit en interne (satisfaire une famille religieuse) ou en externe (honorer une nation).

Il est plus aisé d'indiquer l'aboutissement du procès de Thérèse (1925) que son point de départ. En effet, le procès ordinaire s'ouvre en 1910 ; mais dès 1906, on l'évoque dans la presse catholique ; en 1907, le nouvel évêque de Bayeux, Mgr Lemonnier, fait un geste symbolique, en autorisant une prière pour demander la canonisation de la jeune carmélite ; en 1908, une nouvelle prieure, qui n'est pas de la famille de Thérèse, s'adresse officiellement à l'évêque pour le lancement de la procédure ; en 1909, le choix des opérateurs principaux (postulateur carme et vice-postulateur français, Mgr de Teil) lance véritablement le procès. Celui-ci s'ouvre, en mai-juin 1910, par le procès des écrits, à la demande de la Congrégation des Rites. Il se clôt en septembre 1911, avec le procès de non-culte. Mais une année pleine (août 1910-août 1911) est consacrée aux auditions de témoins du procès principal portant sur les vertus, la réputation de sainteté et les miracles.

Le dossier diocésain, clos solennellement par Mgr Lemonnier le 12 décembre 1911, est alors pris en charge par la Congrégation romaine des Rites, le 13 mars, quand celle-ci ouvre la copie authentique du procès apportée par Mgr de Teil. Première étape franchie, l'examen des écrits aboutit à un nihil obstat (11 décembre 1912). Vient alors le gros morceau, le procès principal. Le 8 mars 1913, les avocats romains de la cause présentent la Positio, un fort résumé (summarium) du dossier, avec diverses pièces annexes, à l'intention des membres de la congrégation. Nouvelle étape : la congrégation des Rites, en janvier 1914, autorise la poursuite du procès sans attendre le délai habituel de dix ans. Du coup, le promoteur de la foi, Mgr Verde, fait, dès avril, ses remarques (animadversiones), sérieuses et argumentées, auxquelles les avocats répondent immédiatement. La congrégation des Rites ne retient pas les objections. Le 10 juin 1914, première reconnaissance romaine officielle, Pie X signe l'introduction de la cause.

La guerre qui commence en Europe n'empêche pas la congrégation des Rites, en août, de demander à l'évêque de Bayeux d'ouvrir le procès apostolique, en auditionnant d'abord les principaux témoins et les plus âgés. Ce nouveau procès s'ouvre en avril 1915 et dure jusqu'en août 1916. Pendant ce temps, la congrégation romaine ne reste pas inactive: en mars 1916, elle ratifie le procès de non-culte et allège le procès apostolique d'une nouvelle enquête sur la réputation de sainteté. La multiplicité des témoignages des fidèles et des récits de miracles a convaincu les juges. L'évêque de Bayeux peut donc continuer le procès apostolique en entendant le reste des témoins (septembre 1916-août 1917).

On entre maintenant dans une phase exclusivement romaine. Un nouvel obstacle, de taille, est levé : selon le droit canon, le dossier aurait dû être traité seulement 50 ans après la mort de Thérèse, soit en...1947. On fait une exception pour elle. Du coup, l'aboutissement se rapproche. Le 14 août 1921, la Congrégation des Rites reconnaît l'héroïcité des vertus, mais il a fallu voter trois fois pour repousser les objections du nouveau promoteur de la foi, portant notamment sur l'étrange maladie de Thérèse. L'obstacle des deux miracles est franchi également après trois examens. Le 19 mars 1923, le décret di tuto donne le feu vert à la béatification . A Lisieux, les jours qui suivent, le corps de Thérèse – on peut maintenant parler de reliques – est transféré à la chapelle du carmel. Le 29 avril 1923, Thérèse est proclamée bienheureuse. Son culte devient public, avec une fête, le 1er octobre, un office... et des statues dans les églises !

La canonisation est en vue. Il faut seulement examiner deux nouveaux miracles, approuvés le 19 mars 1925. Le 30 mars, en consistoire secret, le pape interroge les cardinaux sur l'opportunité de cette canonisation. Formalité. Le 22 avril, un consistoire semi-public, ouvert à tous les évêques, archevêques et cardinaux présents à Rome, permet une plus large approbation. Le 17 mai 1925 a lieu la canonisation solennelle de Thérèse de l'Enfant Jésus à Saint-Pierre de Rome. C'est la première canonisation de Pie XI. Elle précède de quelques jours celle de quatre autres saints français, deux fondatrices du XIXe siècle, Madeleine-Sophie Barat et Marie-Madeleine Postel (24 mai), et deux prêtres, Jean Eudes et le curé d'Ars (31 mai).

Pour Thérèse, les honneurs officiels vont continuer. En 1927, le décret étendant sa fête à l'église universelle (juillet) est le prélude à sa proclamation comme patronne de toutes les missions (14 décembre). En attendant le doctorat, écarté en 1932, accordé en 1997.

Par Claude Langlois, historien