Carmel

Oeuvres choisies du Chanoine Schmid - 3e série

3e SÉRIE : FERNANDO – AGNÈS - LE SERIN - LA CHAPELLE DE LA FORÊT

par le Chanoine CHRISTOPHE SCHMID 

nouvelle édition - 12 gravures sur bois, d'après Girardet

Alfred Mame et fils, éditeurs,  Tours, 1873.

Fernando - histoire d'un jeune Espagnol

CHAPITRE I

Fernando-lt

Naissance de Fernando.

A l'époque où l'empereur d'Allemagne était aussi roi d'Espagne, le puissant comte Alvarès vivait dans cette belle et riche contrée. Il était grand d'Espagne, dignité à laquelle les ducs et les nobles de la plus ancienne race étaient seuls élevés. Il habitait à Ma­drid, capitale du royaume, un palais magnifique ; dans les plus belles et les plus riantes provinces de l'Espagne, il possédait plusieurs châteaux et de vastes domaines; il jouissait en outre de revenus considérables : en un mot, sa fortune était immense. Mais ce qui valait mieux encore que toutes ces ri­chesses, le comte Alvarès avait l'esprit étendu et solide, et le coeur animé des plus nobles sentiments. Il ne faisait usage de son crédit et de sa fortune que pour le bonheur de ses semblables.

Son épouse, dona Isabelle, était une des femmes les plus accomplies qui aient jamais existé. Quoi­qu'elle fût d'une santé un peu faible et d'une pâleur excessive, sa douceur et sa bonté donnaient à son visage un charme inexprimable. Elle avait dans ses manières, comme dans ses traits et dans toute sa personne, un je ne sais quoi d'extrêmement délicat. En la considérant, on croyait voir un beau lis près de s'épanouir.

Les deux époux passaient ensemble une vie très-heureuse ; mais, comme sur cette terre aucun bon­heur n'est parfait, ils avaient aussi leur chagrin. Quoiqu'ils fussent mariés depuis plusieurs années, ils n'avaient point encore d'enfants qui pussent un jour hériter non-seulement de leurs biens, mais en­core de leurs vertus. C'était surtout pour dona Isa­belle une véritable peine. Elle craignait de voir di­minuer l'affection de son époux; elle enviait le bonheur de toutes les femmes mariées qui ont des enfants. Un jour, en se promenant dans les champs avec le comte, elle rencontra une pauvre femme portant sur le bras un charmant petit garçon, fort proprement tenu et joli comme un ange. La com­tesse ne put s'empêcher de soupirer. Tout en le contemplant avec plaisir, elle dit à la mère : « Voulez-vous me vendre votre bel enfant? je vous en donnerai tout ce que vous voudrez. — Non, Ma­dame , s'écria la pauvre mère, pas pour toutes les mines d'or du Pérou ! » En s'éloignant, la comtesse dit à son époux : « Ah ! que cette pauvre femme est riche ! elle possède un fils ; et combien je me trouve pauvre au milieu de nos richesses, puisque je suis privée du bonheur d'être mère! »

Enfin les prières ferventes de la comtesse et ses voeux ardents furent exaucés : elle devint mère d'un fils. L'enfant vint au monde frais et bien por­tant; mais la mère tomba dangereusement malade, et bientôt on perdit l'espoir de la ramener à la vie. Ses derniers moments, touchants et sublimes, dé­voilèrent toute la puissance de la religion. Pleine de foi et de confiance, elle s'abandonna à la volonté du Très-Haut ; l'espoir d'une vie éternelle lui faisait envisager la mort sans effroi. Elle consolait même son époux, qui était accablé de la plus profonde douleur, et le remerciait du bonheur qu'elle avait goûté avec lui ; puis elle demanda à voir encore une fois son enfant. Elle s'assit sur son lit, pressa son fils sur son coeur, le contempla en lui souriant pour la dernière fois, et l'arrosant de ses larmes : « Pauvre enfant, lui dit-elle, tu me regardes, mais tu ne me connais pas encore ; tu ne sais pas que je suis ta mère ; tu ignores encore combien mon coeur est plein d'amour pour toi. Tu ne pourras pas sa­luer de ton premier sourire ta mère qui va bientôt te quitter, ni réjouir son oreille du doux nom de mère. Jamais tu ne te rappelleras mes traits, car bientôt je ne serai plus qu'un monceau de poussière ; tu ne te souviendras pas même de m'avoir vue. Privé de mes tendres soins, il faut que tu grandisses, Dieu sait comment, à moins que la mort ne vienne nous réunir dans l'autre monde ; que la volonté de Dieu s'accomplisse ? » Des larmes abondantes l'em­pêchèrent de continuer. Elle couvrit l'enfant de baisers, le bénit et le rendit à son père. « Je le con­fie à Dieu et à toi, dit-elle ; le Seigneur aura pitié du pauvre orphelin privé de sa mère, et toi, tu l'élèveras en père tendre et fidèle. »

La douleur et les efforts qu'elle venait de faire pour parler l'avaient épuisée. Elle se tut quelque temps, et leva ses regards vers le ciel, en priant en silence.

La fièvre redoubla. Tout à coup elle demanda son écrin. Le comte crut qu'elle était dans le délire ; mais elle lui dit : « Je sais bien ce que je veux ; qu'on me l'apporte. » On le lui apporta. « Cher époux, dit-elle au comte, tu me donnas ces parures pour présents de noces ; je voudrais les laisser, si tu y consens, à la soeur dona Blanca, la meilleure, la plus tendre de mes amies. C'est elle-même qui orna mes cheveux de ces parures le jour de mon mariage; qu'elle les reçoive le jour de ma mort, comme un dernier témoignage de mon amitié. » La fatigue la contraignit de s'arrêter quelques in­stants; puis elle ajouta : « J'ai encore un voeu à exprimer : la première éducation des enfants ap­partient aux mères ; je désirerais donc que ma chère Blanca, cette excellente mère de famille, se chargeât d'élever mon enfant avec les siens. Puisse ce voeu être exaucé !

— Sois tranquille, ma chère Isabelle, répondit le comte. Dieu disposera tout pour que ton amie devienne la mère adoptive de notre cher enfant. » Car il pressentait déjà qu'il ne survivrait pas longtemps à son épouse adorée.

La vertueuse Isabelle supporta ses souffrances avec une résignation chrétienne. Mais ses forces diminuaient sensiblement, et sa fin approchait.

Le comte, plongé dans une profonde affliction, était assis près de son lit de mort. Peu à peu tous les habitants du château vinrent se réunir autour d'elle, à pas lents, les mains jointes, les yeux remplis de larmes, et se mirent à prier dans un pieux recueillement pour leur chère et bien-aimée maîtresse. Un morne silence régnait dans la cham­bre de la malade; tous les assistants étaient en proie à une douloureuse attente.

Les fenêtres de l'appartement donnaient sur le jardin, qu'embellissait encore un magnifique jour de printemps. Une des personnes présentes dit à une autre tout bas, mais pas assez bas encore : « Ah ! qu'il est pénible d'être ainsi enlevé à ce monde si beau, à des êtres si chers! » La comtesse, qui en­tendit ces mots, car les mourants ont l'ouïe très-fine , répondit : « Non, cela n'est pas si pénible ; car, en quittant ce monde, je vais dans un monde plus beau, où mon époux et mon enfant, et tous ceux que j'ai aimés sur la terre, me suivront un jour. » Quand elle prononça ces paroles, son visage res­plendissait de foi et de l'espérance d'aller habiter la demeure céleste. Quelques moments après elle expira au milieu des larmes et des sanglots de son époux et de tous ses serviteurs, assistée des prières d'un pieux ecclésiastique venu d'un monastère voisin. Ce vénérable prêtre avait entendu sa der­nière confession, et elle avait reçu de sa main le pain de vie pour le long voyage de l'éternité.

La douleur du comte était inexprimable. Éten­dant les mains et versant des larmes brûlantes, il tomba à genoux devant le lit de mort de sa chère Isabelle, et s'écria d'une voix déchirante : « Sei­gneur ! Seigneur ! mon âme est brisée ; mais vous l'ordonnez, que votre volonté s'accomplisse ! » Puis, contemplant encore une fois le visage glacé de son épouse : « Adieu donc, s'écria-t-il, ange de bonté, que le Ciel m'avait envoyé pour être ma compagne sur cette terre. Tu étais, en effet, mon bon ange, mon ange gardien; tu avais su calmer mon carac­tère irascible ; tu m'as épargné bien des impru­dences ; tu m'as servi de guide et de conseil dans bien des occasions, et enfin tu as su maintes fois appeler mon attention sur le bien que je pouvais faire, et que je n'eusse pas fait sans tes douces remontrances. Tu étais pour moi une apparition céleste, qui s'est évanouie devant mes yeux pour descendre dans la tombe, ou plutôt pour remonter au ciel. Dieu veuille que nous nous revoyions bientôt dans le séjour des bienheureux !... » Rien ne put l'empêcher d'accom­pagner le convoi de son épouse : et comme, à cause de sa santé débile, elle avait beaucoup souffert sur cette terre, il se joignit avec ferveur à cette prière des prêtres : Seigneur, accordez-lui un repos éter­nel, et éclairez-la de votre immortelle lumière.

La seule consolation qui restait au comte était alors son enfant, qui fut baptisé et nommé Fer­nando; ce nom répond en français à celui de Fer­dinand. Plus de dix fois par jour il s'approchait du berceau de son fils pour le contempler ; souvent il le prenait dans ses bras, et le promenait dans le jardin : et quiconque voyait ce malheureux père, en habits de deuil, tenir entre ses bras un enfant vêtu de langes d'une blancheur éclatante, ne pouvait s'empêcher de verser des larmes. L'enfant gran­dissait et devenait chaque jour plus charmant. Ce fut pour le père un ravissement sans pareil quand pour la première fois son fils lui sourit, lui tendit ses petits bras, et montra ainsi qu'il le reconnaissait. Le comte attendit avec impatience l'instant où son cher Fernando bégayerait le doux nom de papa.

Mais les décrets de la Providence ne lui réser­vaient pas ce bonheur. Une chute de cheval faite récemment lui avait causé une grave blessure et oc­casionné une maladie de poitrine. Sa santé déclina de jour en jour, et il sentit que sa mort approchait. Alors il fit lui-même son testament ; il écrivit à son frère pour le nommer tuteur de Fernando ; il écri­vit également, une lettre à sa belle-soeur dona Blanca, pour la prier d'adopter cet enfant et de l'élever avec les siens. Un jour il se fit apporter son enfant, le pressa sur son coeur, le bénit, et le ren­dit à la gouvernante avec ordre de le conduire tout de suite chez dona Blanca. Peu d'instants après il ferma les yeux pour toujours, entouré de toutes les consolations de la religion, et dans la douce espé­rance de revoir au ciel son épouse adorée.

CHAPITRE II

L'orphelin.

Dona Blanca vivait à plusieurs lieues de là dans un castel antique dont la construction remontait au temps des Arabes et des Sarrasins, L'aspect de ce château avec ses formes anguleuses, la multitude de ses balcons et de ses tourelles terminées en pointe, produisait un effet bizarre, et quiconque y entrait s'y trouvait saisi d'une sorte de frayeur à la vue de ces escaliers sombres et tortueux, de ces étroits cor­ridors et de ces appartements aux voûtes gothiques. Cet antique château avait cependant une très-belle exposition, de charmants jardins, au milieu d'un riche paysage ; c'est pourquoi dona Blanca l'habitait volontiers avec ses enfants, lorsque son époux, colo­nel d'un régiment espagnol, était à l'armée.

Elle avait appris avec une vive joie qu'Isabelle, avec laquelle, depuis son enfance, elle ne formait qu'un coeur et qu'une âme, avait eu le bonheur tant désiré de mettre au monde un fils. Elle s'en était réjouie sincèrement; car son âme était si noble, si désintéressée, qu'il ne lui vint pas un seul instant dans l'idée que la naissance de cet enfant lui faisait perdre un riche héritage.

Peu de jours après cette heureuse nouvelle elle apprit la mort d'Isabelle. On s'imagine facilement quelle fut sa profonde douleur. Pour comble d'af­fliction, et avant que la durée du deuil fût écoulée, elle reçut par un exprès la nouvelle de la mort du comte. Cette nouvelle, qui ne la surprit point, lui arrivait pourtant plus tôt qu'elle ne l'aurait cru ; elle en fut d'abord atterrée, puis elle versa un torrent de larmes.

Le surlendemain, à l'heure du souper, on lui annonça l'arrivée de la femme de Chambre qui ap­portait le petit Fernando. Alors la douleur et la joie se disputèrent son coeur : la douleur, parce que l'arrivée de cet enfant renouvelait ses regrets de la perte récente de ses parents ; et la joie, parce qu'elle éprouvait une douce satisfaction de voir ce cher enfant, fils unique de sa fidèle amie, confié à ses soins. La femme de chambre entra, vêtue de noir, portant dans ses bras ce bel enfant, dont la robe blanche était ornée de rubans de deuil. D'une voix entrecoupée de sanglots, elle s'acquitta de sa com­mission. Elle présenta alors la lettre du comte, qui priait dona Blanca et son époux de tenir lieu de père et de mère au pauvre orphelin.

Blanca, émue jusqu'aux larmes, prit l'enfant dans ses bras, le regarda avec tendresse, et dit de cette voix si touchante et si suave qui lui était particu­lière : « Viens, viens, cher petit ange, je t'aimerai comme j'ai aimé ton excellente mère! «L'enfant, qui ne comprenait pas ses paroles, mais qui com­prenait fort bien la tendre douceur de ses regards, lui tendit ses petites mains en souriant. « Oh ! tu ne peux pas encore parler, lui dit-elle; mais tu me réponds assez par ton charmant sourire. » Elle le couvrit de ses baisers et de ses larmes, et continua de lui parler : « Pauvre enfant, tu as perdu ta mère avant de l'avoir connue. Jamais les traits aimables de sa figure, ni les doux noms avec lesquels elle ac­cueillit ton entrée dans le monde, ne se représen­teront à ta mémoire. Hélas! ce charmant visage et ces lèvres maternelles maintenant ne sont plus que poussière, et tu ne sais pas, tu ne comprends pas toute l'étendue de ton malheur. Mais, sois tran­quille, je prends l'engagement de la remplacer, d'être pour toi la plus tendre des mères. Dieu veuille que mon mari puisse aussi remplacer, par son af­fection pour toi, le bon, l'excellent père que tu as perdu ! » Puis, se tournant vers ses enfants, qui pleuraient en la voyant pleurer : « Eh bien, mes enfants, voilà un nouveau petit frère que je vous donne ; embrassez-le, et promettez-lui de le bien aimer. » A ces paroles, la tristesse des enfants de Blanca se dissipa encore plus tôt que leurs larmes ne séchèrent, et ils reprirent leur gaieté habituelle.

Philippe, petit garçon d'environ sept ans, alla chercher sa flûte, et commença à jouer une marche tant bien que mal pour amuser son nouveau petit frère. Charles, le cadet, dans la même intention, accompagna son frère sur un tambour. Tout ce bruit semblait égayer Fernando, qui riait de tout son coeur. Mais la mère, craignant que le tapage ne devînt trop fort, leur dit : « C'est assez ; » et aussitôt on n'entendit plus ni le fifre ni le tambour, tant ces enfants étaient accoutumés à obéir sur-le-champ.

Eugénie, l'aînée des enfants de la comtesse Blanca, dit alors : « Maman, j'emploierai tous mes faibles talents pour servir notre petit frère. Je lui coudrai des chemises, si tu veux bien me les tailler, et je lui tricoterai de jolis bas. Je serai aussi sa petite cui­sinière. Dis-moi, maman, que faut-il lui préparer ? » Clara, qui avait environ quatre ans, vint alors offrir des châtaignes au nouveau venu. « Tiens, mange, lui dit-elle, ne pensant pas qu'il n'avait pas encore de dents. Tous les autres se mirent à rire ; la mère cependant loua de son bon coeur la pauvre Clara, qui était tout confuse, et l'avertit de sa méprise : « Tout le monde peut se tromper, dit-elle aux autres en-

fants ; mais ce n'est pas une grande faute lorsque l'intention est bonne. La bonne intention excuse les erreurs et fait le principal mérite des bonnes ac­tions. »

CHAPITRE III

Première éducation. — Le tuteur.

Le petit Fernando grandissait et se développait à merveille par les soins de sa seconde mère, et, dès qu'il commença à parler, il lui donna ce nom, à l'exemple des autres enfants. Chaque jour il de­venait plus charmant et plus aimable. Son joli visage, blanc comme un lis, ses joues roses, et ses yeux noirs et vifs, donnaient à toute sa figure un charme particulier. Il montrait un esprit précoce et un excellent coeur. Sa mère adoptive l'aimait aussi tendrement que ses propres enfants, et ceux-ci lui étaient aussi sincèrement attachés que s'il eût été leur frère.

Cette excellente mère goûtait un parfait bonheur au milieu de ses enfants, et elle s'entendait très-bien à les élever. Dans le grand et magnifique jar­din du château, sous la voûte d'un ciel d'azur, sous des arbres chargés de fruits délicieux, ou au mi­lieu d'un parterre émaillé de mille fleurs, elle ai­mait à leur parler de la bonté de Dieu, et chaque jour elle la leur rappelait, matin et soir, quand on se mettait à table, aussi bien que quand il arrivait à sa petite famille quelque joie imprévue. Elle leur racontait avec clarté, et avec le charme qui leur est propre, les merveilleuses histoires de la Bible ; comment, depuis la création du monde, Dieu a toujours montré sa sollicitude paternelle pour les hommes ; combien il aime les bons et les récom­pense , et quelles punitions il réserve aux méchants. Elle aimait à voir ses enfants lui adresser ensuite des questions, et leur répondait toujours avec pré­cision et sagacité ; en sorte que ces récits don­naient lieu à des conversations aussi instructives qu'intéressantes.

C'était une grande joie pour dona Blanca d'en­tendre ses enfants faire leurs remarques sur les histoires qu'elle leur racontait, et le petit Fernando surtout y montrait ordinairement une piquante sa­gacité. Un jour il déclara que le paradis terrestre ne pouvait pas avoir été plus beau que le jardin du château. « Nous y vivons, s'écriait-il, aussi heu­reux que doivent l'avoir été les premiers hommes. — Chers enfants, répondit leur mère, vous le se­rez toujours tant que vous resterez pieux et inno­cents , et que vous saurez vous garder du péché. »

Fernando était très-irrité contre Ève. « Si elle n'avait pas été si sotte, disait-il, si elle n'avait pas ajouté plus de croyance aux paroles de ce vilain serpent qu'à celles du bon Dieu, notre bonne ma­man, mes frères et mes soeurs ne mourraient pas. Je n'ai encore vu de serpents que ceux qui sont dans mes livres d'images; mais si jamais il en venait un qui voulût me tromper, je ne l'écouterais pas : j'irais bien vite chercher un gros bâton, et je l'écraserais. » La mère sourit, et répliqua : « Tu ne verras jamais un serpent te parler; la seule cause qui, de nos jours, conduit au mal, c'est la tentation du péché. » La mère expliqua ce raison­nement par des exemples.

« Eh bien ! puisque la tentation est pour nous comme un serpent venimeux, je veux toujours m'en défier et me tenir sur mes gardes. »

Fernando prenait aussi grand plaisir à entendre le récit du sacrifice des deux premiers frères qui offraient au Seigneur un jeune agneau et des fruits de leurs champs. « Cela est bien beau, disait-il ; mais pourquoi ne dressons-nous pas dans notre jardin un autel pour offrir à Dieu des agneaux et des épis de blé ? »

Blanca répondit : « Nous avons dans notre église un autel sur lequel on offre à Dieu un sacrifice infiniment plus admirable, dont les anciennes of­frandes n'étaient qu'une faible image. Tu com­prendras ce mystère divin quand tu seras plus grand. Le coeur de chaque homme doit être un autel consacré au Seigneur ; c'est dans notre coeur que nous devons lui offrir notre sacrifice. » Puis la comtesse continua son récit, et leur raconta comment Dieu avait agréé l'offrande du pieux Abel, et rejeté celle du méchant Caïn.

« Je conçois maintenant, dit Fernando, que la piété, l'amour filial, la candeur et l'innocence qui régnaient dans le coeur d'Abel étaient la véritable offrande qui plaisait à Dieu, tandis qu'il ne pou­vait accueillir les dons de Caïn, parce que le coeur de celui-ci était mauvais, et qu'il n'aimait pas Dieu sincèrement. Je sais à présent quel sacri­fice je puis toujours offrir à Dieu. Je veux être

constamment pieux et sage, aimer Dieu de tout mon coenr et lui rester obéissant. »

Le crime du fratricide Caïn lui causait une juste horreur. « Celui-là, disait-il, ne trouva pas la vipère auprès d'un arbre, comme la malheureuse Ève ; il la portait déjà dans son coeur. La jalousie et la haine contre son frère sont des serpents qui lui ont conseillé le crime. »

En même temps le sort du malheureux Abel lui inspirait une vive compassion , et en songeant à la douleur d'Adam et d'Ève lorsqu'ils trouvèrent leur fils bien-aimé baigné dans son sang, les larmes lui venaient aux yeux.

« Mais, s'écriait-il, comment est-il possible que le bon Dieu ait laissé périr le vertueux Abel d'une manière aussi horrible ? Moi, à la place du bon Dieu, je ne l'aurais pas souffert. »

La mère lui répondit que Dieu avait appelé Abel à lui, justement parce qu'il l'aimait; et qu'il l'avait placé dans le ciel, qui est bien plus beau que ne l'avait jamais été le paradis terrestre.

Fernando fut satisfait de cette observation. « Alors , dit-il, la mort n'est pas une chose aussi terrible qu'on le pense. »

Il écoutait avec la même attention et le même intérêt les histoires qui suivirent celle-ci; les autres enfants prenaient un égal plaisir à les entendre, et souvent disaient à la comtesse : « Chère maman, une histoire, racontez-nous une histoire. » Ces ré­cits d'une bonne mère faisaient aimer la religion à ses enfants , et, jetant dans leurs jeunes âmes les premiers fondements de la croyance religieuse, ils y déposaient les germes de morale qui devaientporter de bons fruits pendant tout le cours de leur existence.

Don Alonzo, l'époux de Blanca, ne ressemblait en rien au feu comte Alvarès, son vertueux frère. Il était fier, ambitieux, égoïste et dissipateur. La belle terre qui lui était échue en partage comme fils cadet, ne pouvait suffire à ses folles dépenses. Ce motif l'avait déterminé à prendre du service dans l'armée, afin d'acquérir par sa bravoure une for­tune égale à celle dont le droit d'aînesse de son frère Alvarès l'avait privé. Il détestait le château de ses pères à cause de sa structure gothique, et pré­férait le séjour de la capitale ; il passait la plus grande partie de son temps à la cour. Rarement il venait voir sa famille ; et quand cette fantaisie lui prenait, il se faisait toujours accompagner d'une foule de domestiques vêtus d'une riche livrée, et suivre d'un bon nombre d'équipages et de chevaux d'un très-grand prix ; en un mot, il étalait un faste inouï. Aussitôt qu'il arrivait, toute la noblesse du voisinage se rassemblait chez lui ; alors il donnait des banquets splendides, et faisait succéder à la paix de cette demeure les fêtes les plus bruyantes, il ne s'occupait de ses enfants que pour les enlever aux doux entretiens de leur mère, et faire admirer leur toilette brillante à ses convives. Pendant tout ce temps les pauvres petits devaient renoncer à leurs jeux innocents et à leur gaieté naturelle. Aussi en vinrent-ils à désirer le départ de leur père, afin de pouvoir reprendre dans le jardin, sur les beaux tapis de verdure, leur vie accoutumée. Ils préféraient les instructives narrations de leur mère à toutes les fêtes dont ils étaient témoin. Quelque jeunes qu'ils fussent, ils remarquèrent fort bien que leur père avait moins d'attachement - pour eux que leur mère.

Mais c'était surtout le petit Fernando qui ne pou­vait rien attendre de son affection. Alonzo haïssait au fond de l'âme cet aimable enfant, dont la nais­sance avait détruit toutes les espérances qu'il fon­dait sur les grands biens de son frère, le comte Alvarès. Aussi la vue de cet enfant était pour lui un supplice, et il ne le regardait qu'avec un senti­ment d'aversion prononcé ; Fernando, de son côté, ne se sentait pas à l'aise avec son oncle, et était devant lui d'une timidité extrême. Mais Blanca res­tait la même. Quand son mari grondait Fernando et lui faisait d'injustes reproches, elle prenait tou­jours sa défense, et souvent lui adressait pour le consoler quelque parole caressante. Alors Alonzo s'emportait et lui reprochait d'aimer unétranger plus que ses propres enfants. «Non, répondait Blanca, je ne l'aime pas plus, mais autant. Et comment ne l'aimerais-je pas? n'est-il pas le fils de ton frère et de ma meilleure amie ? Que deviendrait le pauvre orphelin si nous n'avions pas pour lui toute la ten­dresse d'un père et d'une mère ? N'oublie pas la leçon de notre divin Sauveur : Ce que vous faites à l'un de ces enfants, vous le faites pour moi. » Alors Alonzo s'éloignait en fronçant le sourcil, sans dai­gner répondre un seul mot ; mais sa colère s'aug­mentait encore chaque fois qu'il entendait, comme cela arrivait souvent, des étrangers vanter le char­mant caractère et la grâce de son pupille. Alors Alonzo sentait son coeur se gonfler de rage, et sa haine contre le pauvre enfant s'envenimait encore.

Un soir qu'Alonzo s'était absenté, Fernando, qui était alors dans sa sixième année, tomba subi­tement malade. Il ressentait une fièvre brûlante, accompagnée de violents maux de tête. La tendre Blanca fut très-alarmée. Trop éloignée de la ville pour en faire venir sur-le-champ un médecin, elle envoya chercher le frater du village. Cet homme, nommé Ambrosio, arriva tout aussitôt avec son grand habit rouge et sa perruque poudrée ; il mit ses lunettes, s'approcha du lit, examina le malade, lui tâta le pouls, haussa les épaules, secoua la tête , prit un air capable, et... ne dit rien.

Fernando avait peur de lui ; mais la bizarrerie de sa figure et de son costume égayait beaucoup les autres enfants. Une petite espiègle dit même tout bas à son frère : « Avec sa grosse perruque, ses lunettes et son nez pointu, il ne ressemble pas mal à un hibou. » Toute la marmaille partit d'un éclat de rire ; la mère les gronda, et les fit passer dans la chambre voisine.

Ce prétendu médecin n'était qu'un barbier très-ordinaire ; mais quand les paysans voulaient le mettre de bonne humeur, ils l'appelaient M. le docteur Ambrosio. La comtesse, voyant qu'il ne se prononçait pas sur la nature de la maladie, soup­çonna alors qu'il l'ignorait lui-même ; elle lui dit : « Je suppose pourtant, monsieur le docteur, que vous êtes un médecin habile ?

— Je le crois bien, répondit-il en se rengor­geant ; j'ai traité en une seule année sept fractures

de jambe ; par malheur, depuis ce temps-là, cette maladie ne donne pas, elle ne se propage plus que rarement.

—Se propager! s'écria la comtesse; je n'aurais pas deviné qu'une fracture fût un mal contagieux. Mais dites-moi donc ce qu'a cet enfant ?

—Il est bon que la maladie prenne encore quelques développements, répondit Ambrosio ; car pour le moment je défie le plus savant médecin de l'Europe de bien découvrir l'état de l'illustre petit mîalade.

—Eh bien, nous attendrons jusqu'à demain : bonsoir !... » Et elle lui fit signe de se retirer.

Gomme elle se disposait à envoyer à la ville un domestique à cheval réclamer le secours d'un véritable médecin, un piqueur richement galonné arriva au grand galop, et annonça à la comtesse étonnée l'arrivée de son mari. Elle courut avec ses enfants au-devant de lui ; elle vit du premier coup d'oeil qu'Alonzo était de mauvaise humeur, et qu'il devait avoir quelque chagrin secret et violent. Il regarda autour de lui. « Où donc est Fernando ? s'écria-t-il ; pourquoi ne vient-il pas au-devant de son tuteur ? Se croit-il dispensé des égards qu'il me doit, parce qu'il sera un jour possesseur d'une vaste et riche seigneurie?

—Hélas ! répondit la comtesse en soupirant, le pauvre enfant est très-malade.

—Malade ! répéta Alonzo ; et son visage, si soucieux à l'instant d'auparavant, s'éclaircit tout à coup. Eh bien ! qu'on envoie chercher le méde­cin du village.

—  Il est déjà venu ; mais on ne peut contier à un pareil ignorant les jours de Fernando.

—  Bah ! répliqua le comte, il n'est pas aussi ignorant qu'il le paraît; il en sait bien assez pour cet enfant. »

Dans ce moment l'intendant d'Alonzo apporta à son maître un paquet de lettres -, le comte en par­courut rapidement les adresses, reconnut l'écri­ture, et quelques-unes le mirent dans une telle co­lère, qu'il frappa violemment du pied en s'écriant : « Les maudits importuns, je sais déjà ce qu'ils me veulent. » Puis apercevant une lettre scellée d'un large cachet : « Cette lettre, dit-il, est d'une haute importance, il faut que je me retire pour en prendre connaissance sur-le-champ. En attendant, qu'on envoie chercher le barbier, j'ai à lui parler. » A ces mots, il courut s'enfermer dans une des tours où il avait établi son cabinet ; c'était sa retraite ordi­naire quand il avait quelque affaire importante, ou bien, ce qui arrivait plus fréquemment encore, quand il était de mauvaise humeur. Il rompit le cachet de cette lettre si importante, la lut avide­ment, puis la déchira de colère, et, se laissant tomber dans un fauteuil, s'écria avec l'accent du désespoir : « Mort et enfer !... je suis perdu !... »

La situation d'Alonzo devait, en effet, l'épouvan­ter. Aussi longtemps que son frère n'avait point eu d'enfants, il s'était regardé d'avance comme le propriétaire de son immense fortune. Comme les souffrances du feu comte et ses dispositions à la phlhisie devenaient de plus en plus graves, Alonzo se flattait d'hériter prochainement de tous ses biens.

C'était dans cette espérance qu'il empruntait des sommes considérables. Les usuriers, croyant le voir bientôt maître d'une grande fortune, lui four­nissaient autant d'argent qu'il en voulait. Il faisait sans cesse de nouveaux emprunts, à de gros inté­rêts, qu'il ajoutait toujours aux capitaux, lorsqu'à sa grande terreur et contre son attente il apprit qu'il venait de naître uu héritier à son frère. Il essaya bien de restreindre sa dépense, mais pas autant qu'il l'aurait fallu. Congédier un seul de ses gens, ou vendre un seul de ses nombreux chevaux de luxe, lui paraissait une honte. La mort de son frère vint encore aggraver sa position; car cet homme généreux lui avait donné souvent de fortes sommes d'argent, et, tout en blâmant ses prodiga­lités et son faste, il avait toujours fini par le tirer d'embarras en lui ouvrant sa bourse.

Après la mort du comte Alvarès, Alonzo, devenu tuteur du petit Fernando, avait plus d'une fois tenté de s'approprier la fortune de son pupille, en détournant tel ou tel capital, pour apaiser au moins les plus pressés de ses créanciers. Mais le comte Alvarès avait sagement garanti les intérêts de son fils par de bons contrats et par la surveillance d'un homme habile et intègre qui fut adjoint à don Alonzo, comme subrogé tuteur, et qui ne voulut pas céder aux instances d'Alonzo. Cependant les dettes de ce dernier s'étaient accrues à tel point, qu'on l'avait déjà menacé de le poursuivre en jus­tice. Avant son dernier départ de Madrid, à peine avait-il pu obtenir d'un de ses plus impitoyables créanciers, et à force de supplications, un délai de quinze jours; d'un autre côté, il s'était vu con­traint d'abandonner à un juif une année de son traitement de colonel pour l'empêcher de porter plainte. Mais ce qui était bien pis encore, c'est qu'il avait puisé dans la caisse du régiment, espé­rant pouvoir remplacer à temps les sommes dis­traites. Le jour du règlement des comptes appro­chait, et il se voyait hors d'état de couvrir ce déficit. Toutes ces lettres qu'il venait de recevoir n'étaient que des menaces de ses créanciers, ou des refus des personnes auxquelles il s'était adressé pour faire de nouveaux emprunts. Celle qu'il venait de déchi­rer avait détruit son dernier espoir, elle venait du subrogé tuteur. Celui-ci, sans le consentement du­quel on ne pouvait toucher à rien de la succession, refusait nettement de permettre au comte de dis­poser d'une rentrée de fonds prochaine et assez forte, qui appartenait à leur pupille. Don Alonzo avait rédigé sa demande en termes si flatteurs, si insinuants, qu'il ne doutait pas du succès, et ce capital suffisait pour le tirer de peine. Ce refus mit Alonzo en fureur : il grinçait des dents et s'arra­chait les cheveux. En vain cherchait-il encore quel­que moyen de salut. Être ignominieusement chassé du régiment à cause du déficit de la caisse, et en­suite dépouillé de tous ses biens pour satisfaire ses nombreux créanciers, tel était l'inévitable résultat de sa mauvaise conduite.

Dans ce moment le docteur Ambrosio entra, fai­sant force profondes révérences, et commença aus­sitôt, avec son verbiage insupportable, un long com­pliment sur l'heureux retour de Son Excellence.

« Tais-toi, lui cria Alonzo d'un ton brusque et irrité ; réponds seulement à mes questions. Que penses-tu de la maladie de Fernando ?

—  Monseigneur, dit le médecin tout tremblant, c'est une fièvre cathédrale, si Votre Seigneurie le permet.

—  Imbécile ! tu veux dire sans doute une fièvre catarrhale. Mais tu te trompes encore; ce doit être la petite vérole, qui fait cette année parmi les en­fants de la contrée un ravage semblable à celui de la peste. Voyons, vieux sot, qu'en dis-tu?

—  Oui, Monseigneur, c'est la petite vérole, ou, si Votre Excellence le désire, la peste. »

Il vint, en effet, tout à coup dans la pensée de ce pauvre homme que ce devait être la petite vé­role ; il s'étonna que cette idée ne lui fût pas venue. Comme, malgré son ignorance, il était encore assez rusé pour chercher à donner le change sur sa mé­prise : « Je m'étais bien aperçu, dit-il, que la petite vérole s'approchait; mais je n'osais pas l'avouer à madame la comtesse ni à Votre Excellence, pour ne pas les effrayer ; la maladie fait des progrès, et mes jeunes seigneurs vos enfants sont dans le plus grand danger d'être atteints par la contagion. »

Alonzo s'aperçut fort bien de l'ignorance et de la ruse du prétendu docteur, et lui dit avec ironie : « Ta réticence aurait pu amener de grands mal­heurs dans ma famille, et j'aurais sujet de m'irriter contre toi ; il ne faut pas être si réservé dans les secrets de ton art, la prudence exige d'avertir les gens à temps. Va donc, et administre les remèdes que tu croiras les plus efficaces. »

Le cruel Alonzo ne se fit aucun scrupule de con­fier à ce misérable la vie de cet aimable enfant. Dans sa position désespérée, la maladie de son pupille venait fort à propos, et il ne désirait rien plus ar­demment que de voir ce médecin inhabile le faire périr par un traitement insensé.

Ambrosio, après avoir visité le petit malade, n'eut rien de plus pressé que d'entrer précipitamment dans la chambre de la comtesse, et de lui annoncer que Fernando allait être atteint d'une petite vérole des plus malignes. Cette nouvelle causa une grande frayeur à la comtesse. Elle s'élança pâle et trem­blante dans l'appartement de son mari, et lui de­manda si le barbier disait vrai.

« Je n'en doute pas, répondit froidement Alonzo, et la première chose que nous ayons à faire est de mettre nos enfants à l'abri de la contagion. Il faut quitter ce château. Qu'on fasse sur-le-champ les préparatifs de départ. Maintenant laissez-moi seul; j'ai des affaires importantes qui exigent toute mon attention. » La pauvre Blanca, très-affligée, se re­tira, et se rendit dans la chambre de Fernando.

Alonzo resta seul dans cette sinistre tour. Le soir était venu, et tout était sombre sous ces lugubres voûtes qui jadis avaient servi de prison; mais l'âme d'Alonzo était plus sombre encore. L'orgueil et l'égoïsme y creusaient un abîme d'horreur; ils étouffaient en lui tout sentiment d'humanité. Il conçut l'affreux projet de mêler un poison subtil aux remèdes que devait prendre son pupille. Il eut d'abord l'idée de faire cette proposition au barbier Ambrosio; mais, en réfléchissant mieux, il trouva trop dangereux de confier un tel secret à un être sot et bavard. Il jeta donc les yeux sur un jeune homme de sa suite, nommé Pedro, dans lequel il avait une grande confiance. Alonzo savait que ce jeune homme, vain et ambitieux, désirait épouser une demoiselle noble dont les charmes l'avaient sé­duit; il voulut profiter de toutes ces circonstances. Cependant la pensée de révéler à quelqu'un son criminel projet lui semblait affreuse. Cette action barbare lui parut plus horrible encore quand il fut sur le point de la communiquer à un autre ; il re­culait lui-même devant une pareille idée.

Pendant qu'Alonzo était ainsi en proie aux plus terribles combats avec sa conscience, son valet de chambre entra, et fut tout étonné de le trouver dans l'attitude d'un homme livré au désespoir, la tête appuyée sur sa main, et les regards sombres et fixés sur la table. Comme Alonzo, entièrement absorbé dans ses réflexions, ne s'était pas aperçu de la présence de cet homme, celui-ci se hasarda à lui demander à voix basse s'il lui plaisait de souper, que la comtesse et ses enfants l'attendaient depuis une heure. Alonzo se leva avec effroi comme un criminel pris sur le fait, et répondit avec colère : « Non, je veux rester seul ; apporte de la lumière, quelques bouteilles de vin et deux verres.

—  Deux verres! répéta le domestique avec étonnement, parce que son maître venait de lui dire en même temps qu'il voulait être seul.

—  Oui, deux verres, s'écria le comte en lui lan­çant un regard foudroyant; dépêche-toi, et que je ne te revoie plus ce soir. »

Le domestique obéit en secouant la tête, comme s'il craignait que son maître n'eût perdu la raison ; puis il se retira.

 

CHAPITRE IV

Pedro le musicien. — Horrible complot.

Le malheureux qu'Alonzo avait choisi pour l'exé­cution de son affreux projet était un jeune musicien d'un rare talent. C'est pourquoi le comte, qui, dans son amour du faste, ne regrettait aucune dépense et qui aimait les artistes, l'avait engagé à son ser­vice. L'emploi de cet habile chanteur consistait à se faire entendre lorsque son maître donnait des fêtes et de grands dîners; il célébrait, en s'accompagnant du luth, les exploits des héros et des anciens chevaliers espagnols dans leurs combats contre les Arabes et les Sarrasins. Il avait la voix belle et sonore, et chantait toujours avec pureté et expres­sion. Il savait surtout rendre avec beaucoup d'é­nergie les diverses passions qui formaient le sujet de ses chants : la joie et la douleur, la crainte et l'espérance, l'amour et la haine.

Du reste, Pedro avait un caractère gai, une belle figure et des manières prévenantes et agréables. Il s'habillait constamment avec beaucoup de goût et de recherche. Son esprit était orné, car il avait fait quelques études; mais son talent pour la musique, et l'admiration qu'il excitait partout, l'avaient ré­pandu dans toutes les sociétés, et il n'y avait pas de fête à laquelle il ne fût invité. Bientôt son amour pour la dissipation lui avait fait sacrifier les études sérieuses à son goût pour les arts et les plaisirs ; à part cela, on ne pouvait lui reprocher que sa légè­reté de caractère et son penchant à la causticité et au persiflage.

Ce jeune homme avait gagué toute la confiance d'Alonzo. Il savait se plier à son humeur, prévenir ses moindres désirs, et le flatter de la manière la plus adroite. Aussi avait-il fini par s'insinuer tellement dans l'esprit, du comte, qu'il lui était devenu indispensable. Il savait se rendre aussi agréable aux enfants d'Alonzo. Jamais il ne venait au château sans leur apporter quelques petits présents : aux jeunes comtesses, des rubans et des fleurs artifi­cielles; aux jeunes comtes, de petits sabres et de petits fusils d'un joli travail, mais incapables de blesser, parce qu'ils étaient en bois. Il enseignait aux petites demoiselles à faire les tricots les plus à la mode ; il faisait des arcs et des flèches pour leurs frères, et leur montrait à tirer sur une citrouille à laquelle il donnait la forme d'une tête d'Arabe. Il inventait mille moyens de les divertir. Mais ce qui faisait le plus de plaisir aux enfants, c'était d'en­tendre les chants héroïques qu'il leur apprenait, et qu'il savait fort bien approprier à leur voix; ils l'écoutaient toujours avec une grande attention et avec un frémissement mêlé de joie; aussi se réjouissaient-ils plus de l'arrivée de l'aimable Pedro que de celle de leur père.

Le comte avait amené Pedro avec lui. Mais Pedro n'était plus le chanteur d'autrefois. Pâle, défait et taciturne, il paraissait encore plus triste que son maître ; il avait même oublié d'apporter aux enfants les cadeaux d'habitude. Il fuyait la société, et cher­chait les allées les plus sombres et les plus solitaires. Ce fut là qu'Alonzo le trouva, à minuit, assis au pied d'un antique mausolée, et faisant retentir l'é­cho de ses chants plaintifs.

« Comment ! tu es encore ici à une heure aussi avancée ! dit le comte. Quel singulier plaisir peux-tu donc trouver à ne confier les peines de ton coeur qu'à des rochers froids et insensibles ? Viens avec moi, quittons ce lieu lugubre comme un cimetière. J'ai à t'apprendre des choses qui te feront entrevoir un plus riant avenir. Viens. » Il s'éloigna : Pedro le suivit en silence et la tête baissée.

Don Alonzo, avec son compagnon, traversa le long et étroit corridor qui conduisait à la tour, et il ferma soigneusement toutes les portes de fer qui en gardaient l'entrée. Enfin ils arrivèrent dans le cabinet du comte. Deux bougies placées sur la table répandaient dans la chambre une lueur blafarde ; Pedro vit avec étonnement une épée nue placée entre les bouteilles et les verres.

« Assieds-toi, mon cher Pedro, lui dit le comte, j'ai besoin de m'entretenir avec toi, et cette heure m'a paru la plus convenable. Mais auparavant re­garde si j'ai bien fermé la porte du vestibule. Je suis si distrait ! Pousse aussi le verrou de cette porte. Je voudrais qu'au lieu d'un, il y en eût sept; je les ferais tirer tous. »

Pedro obéit, s'assit près de son maître, attendit avec anxiété.

Alonzo versa du vin dans les verres, et dit : « Commençons par boire un coup, nous en avons besoin tous les deux pour chasser nos tristes pen­sées. Trinquons, cher Pedro. A toi, le plus intime et le plus fidèle de mes amis!... » Pedro trinqua avec surprise; car jamais il n'avait vu son maître lui parler avec tant de familiarité.

Ils burent; Alonzo versait force rasades, mais ne s'expliquait point encore. Ce mystérieux silence épouvantait Pedro et lui causait les plus pénibles appréhensions. Enfin Alonzo lui dit: « Je me trouve dans une position affreuse, mon cher Pedro ; tu es le premier homme à qui j'en aie fait confidence. Je suis sur le point d'être perdu d'honneur à la face du monde entier; je ne pourrai survivre à ma honte. Je suis un homme ruiné; rien ne m'appar­tient plus dans ce château, pas une pierre, pas un arbre; de tous mes biens il ne me reste pas seule­ment ce qu'un cheval pourrait couvrir de son pied... Cela te surprend, mon cher Pedro ; mais cela est vrai. Jusqu'à ce jour tu n'as vu autour de moi que l'abondance et la splendeur. Hélas ! tout ce qui brille n'est pas or. Avant huit jours peut-être je serai expulsé de ce château avec ma femme et mes enfants. Que deviendrons-nous? Songe quel doit être mon désespoir et combien mon coeur pa­ternel doit être déchiré. »

Cette confidence affligea tellement Pedro, que les larmes lui vinrent aux yeux.

« Tu pleures, fidèle ami, répéta le comte. En­tends-tu les cris de ma femme et de mes enfants quand ils se verront chassés de ce château et réduits à la plus affreuse misère? Eh bien! ce n'est pas tout ; un plus horrible malheur m'est encore ré­servé. Je suis menacé de subir un affront mortel et irréparable ; et voilà surtout ce qui cause mon effroi. Non, je ne survivrai pas à ma honte : plutôt mourir que de perdre l'honneur. Dans cette affreuse posi­tion j'ai recours à toi, mon bon, mon cher, mon bien-aimé Pedro. Tu es le seul confident en qui je veuille mettre ma confiance : tu peux, tu dois être mon sauveur.

—  Moi ! s'écria Pedro avec une extrême surprise : est-ce un rêve. Monseigneur ? votre douloureuse position vous a-t-elle troublé l'esprit? Je ne possède rien au monde que mon talent et mon luth. Com­ment pourrais-je, moi pauvre hère, vous être utile en de telles circonstances ?

—  Tu peux beaucoup,beaucoup, tout ! non-seu­lement pour moi, mais aussi pour toi. Tu peux non-seulement m'être utile, mais devenir toi-même un homme riche, considéré, un noble enfin. Pour­quoi me regardes-tu ainsi? Crois-moi, je ne plai­sante pas; l'état de mes affaires ne m'en donne nulle envie; je parle sérieusement.Expliquons-nous sans détour, mon cher Pedro. Écoute-moi. Je con­nais parfaitement les secrets de ton coeur, quelque soin que tu aies pris de me les cacher. Ce n'est pas sans raison que tu es devenu si pâle et si mélan­colique, et qu'au lieu de tes gaies chansons tu fais retentir les rochers de tes accents plaintifs, C'est la jeune et belle demoiselle à qui tu donnas à Madrid des leçons de chant et de musique qui est la cause de tes tourments. Tu rougis, tu crains que je ne te blâme de vouloir t'élever jusqu'à une demoiselle de naissance noble. Non, je ne te blâme pas, les vertus et les excellentes qualités de cette belle et jeune personne te justifient. Non-seulement tes secrets me sont connus, je sais plus encore : l'ai­mable Laura partage tes sentiments et n'hésiterait pas un instant à te donner sa main. Mais les sen­timents et les volontés de ses parents s'y opposent : ils ne donneraient pas leur fille à un homme qui ne serait pas noble, eût-il tout l'or des deux Indes, et ils sont irrités au dernier degré du penchant de leur fille pour un pauvre musicien. Jamais ils ne consen­tiront à cette union. Bien plus, ils vont confiner la charmante Laure dans un château situé à quatre- vingts lieues de Madrid, chez une de ses parentes, où elle sera étroitement surveillée. Ainsi tu es sûr que jamais tu ne reverras ta bien-aimée. Tu sou­pires, bon jeune homme ; ne t'afflige pas. Je veux t'indiquer le moyen de devenir le possesseur d'une seigneurie et d'obtenir des lettres de noblesse, à la faveur desquelles tu pourras facilement déterminer les parents de ta bien-aimée à t'accorder sa main. Je les ai sondés, et je connais assez positivement leur opinion à cet égard pour pouvoir te la garan­tir. Maintenant, mon cher Pedro, il dépend de toi seul de devenir propriétaire d'un château, gentil­homme et époux de la belle Laure. Dis, qu'en penses-tu?

—Toutes les choses que vous me dites aujourd'hui sont pour moi autant d'énigmes, répondit Pedro, et je ne puis vous comprendre. Les espérances que vous me faites entrevoir sont de beaux rêves, mais aussi rien que des rêves. Je suis et je resterai tou­jours le plus infortuné des mortels.

—  Écoute, tu ne le seras bientôt plus, si tu le veux; écoute, Pedro, je veux te dire cela tout bas. » Le comte rapprocha son fauteuil de celui de Pedro, et lui dit à l'oreille d'une voix sourde et étouffée : « Ce petit garçon qui est malade est l'unique cause de ma détresse et de mon désespoir; il ne faut pas qu'il se rétablisse. Voilà tout ; me comprends-tu? »

Pedro secoua la tête ; Alonzo continua d'une voix plus basse encore : « Tu lui donneras un breuvage qui le guérira pour toujours. Que cet enfant de mal­heur passe dans l'autre monde, je suis comte d'Alvarès, et je t'abandonne ce château. »

Pedro bondit de surprise et s'écria : « Comment, moi ! je deviendrai l'assassin de cet aimable enfant, qui ne m'a jamais fait le moindre mal ! Non, c'est trop affreux, non, jamais !

—  Au nom de Dieu ! reprit Alonzo, ne crie pas si haut, et écoute-moi. Écoute-moi surtout sans m'interrompre, et ensuite tu décideras. »

Alonzo épuisa alors tous les sophismes et toutes les ressources de son éloquence pour pallier l'hor­reur de ce forfait et déterminer Pedro, qui résis­tait toujours. Puis il continua ainsi :

« Encore une fois, je te le répète, cette action est moins abominable que tu ne te le figures. Cet en­fant est né avec une santé aussi faible que celle de ses parents ; il porte dans son sein le germe d'une mort prématurée. S'il relève de cette maladie, ce qui n'est guère probable, combien de temps encore vivra-t-il? Une année tout au plus, peut-être pas six mois, peut-être pas seulement trois. »

Pedro répondit avec timidité : « Fernando est d'une constitution délicate, il est vrai; cependant je ne puis croire qu'il soit aussi faible que vous le dites.

—  J'en ai la certitude, reprit le comte. D'ailleurs, quoi qu'il en soit, qu'il vive cent ans, s'il le veut, cela me serait bien égal si j'étais dans une position moins affreuse. Mais la nécessité est pressante, le moment décisif, et le temps et l'occasion me favo­risent. Personne ne trouvera surprenant qu'un en­fant que tout le monde savait être maladif depuis sa naissance ait succombé aux attaques d'une fièvre violente; le moindre soupçon ne saurait planer sur nous. Mais s'il vit encore huit jours, je suis perdu. Mon honneur, le bien de ma famille, tout est en jeu. Faut-il qu'un enfant chétif traîne sa fragile existence quelques semaines de plus, ou que mon honneur soit irrévocablement perdu, et ma femme et mes enfants réduits à la plus affreuse misère? En vérité, abréger la vie de cet enfant, c'est abréger ses souffrances, c'est un bienfait plutôt qu'un crime. Tu dois le concevoir ?

—  Ce que je conçois fort bien, dit Pedro, c'est qu'avec de belles paroles on peut donner aux choses les plus horribles une certaine apparence trompeuse. A vous entendre parler ainsi, certaines gens seraient tentés de croire que vous avez raison. Mais je sens au dedans de moi une voix qui ne saurait me tromper et qui parle tout autrement. Mon cher maître, le Ciel m'en est témoin, votre infortune me navre le coeur. Si, pour vous sauver du malheur qui vous menace, il me fallait donner mon sang et ma vie, je le ferais ; mais ne me demandez pas de charger ma conscience d'un crime, et de vous sacrifier le salut de mon âme. Oh! non, ne le demandez pas; je ne le puis.

—  Eh bien ! dit Alonzo en se levant brusque­ment et saisissant avec fureur l'épée qui était sur la table, puisque je ne puis te convaincre et obtenir de toi le service que je réclame, je veux mettre un terme à tout ceci. Il faut que je meure ou que Fer­nando périsse; tu veux qu'il vive, laisse-moi donc mourir. »

En disant ces mots, il posa contre terre la garde de son épée et en dirigea la pointe vers sa poitrine.

« Arrêtez, au nom du Ciel! s'écria Pedro tout tremblant ; il vaut mieux perdre l'enfant et vous sauver; je vous obéirai.

—  Jure-moi donc d'exécuter ponctuellement mes ordres, quels qu'ils soient!... »

Pedro le jura; il était pâle comme la mort, et une sueur froide coulait sur son front. Jamais il n'a­vait encore éprouvé un pareil sentiment de terreur.

Quand il eut répété le serment qu'Alonzo lui dictait, une main sur l'épée et l'autre levée vers le ciel, Alonzo lui dit : « C'est bien ! mais si tu changes de sentiment, si tu deviens parjure, tremble, je me vengerai. » En même temps il brandissait son épée au-dessus de la tête de Pedro, qui recula épouvanté.

Alonzo se remit à table, tendit la main à Pedro, et lui dit : « Courage ! ne t'inquiète pas, tout ira bien; demain à la pointe du jour je pars pour Ma­drid, et j'emmène toute ma famille. Ma femme fera quelques difficultés pour se séparer de son Benja­min ; mais par bonheur cet imbécile de barbier m'a déjà préparé la voie en répandant l'alarme. Elle sait que la petite vérole désole nos contrées, et cette con­sidération la déterminera sans doute à s'éloigner, de peur de compromettre la santé de sa famille. Si elle persiste à rester auprès de Fernando, et veut laisser partir les enfants avec moi, je saurai parler en maître et me faire obéir. Je la tranquilliserai en lui disant que je te laisse ici pour avoir soin du petit malade, et je te donnerai en sa présence l'ordre d'envoyer chercher un médecin de Salamanque : ce que tu te garderas bien de faire.

« J'ai encore une chose à te recommander, con­tinua Alonzo : cette nuit, vers une heure ou deux, un cuirassier viendra en ordonnance m'apporter, entre autres dépêches, une lettre scellée du sceau royal. Ne te couche pas jusqu'à l'arrivée de cette dépêche, reçois-la ; viens m'éveiller au point du jour, et n'oublie pas de dire au château qu'un exprès m'a remis une lettre du roi qui m'ordonne de me rendre à Madrid sur-le-champ. Ce sera un motif de presser notre départ et celui de mes gens. Tu restes seul ici, avec une vieille domestique et le barbier, qui ne sauraient te gêner. Dans trois jours, tu m'en­verras une lettre cachetée de noir, bien touchante, bien sentimentale, pour m'annoncer la mort du jeune comte. Aie soin d'écrire ta lettre de manière que je puisse (la faire lire à tout le monde. Si tu as des choses particulières à me dire, tu les écriras sur un billet à part. De cette manière, personne ne se doutera de ce qui s'est passé. Je ferai faire un riche convoi ; je deviendrai grand d'Espagne; toi, tu seras possesseur d'un château et l'époux de la plus aimable femme du monde. Maintenant, adieu ! bonne nuit. »

 

CHAPITRE V

Le départ. — Le poison.

Bien avant la pointe du jour, Pedro vint frapper à la porte du comte pour lui remettre la missive royale apportée par l'ordonnance. Dona Blanca s'é­tait réveillée à ce bruit, et son époux lui dit : « Il faut que je parte à l'instant même pour Madrid; nous partirons ensemble, hâte-toi de faire tes pré­paratifs de voyage.

—  Mais, objecta la comtesse, est-il donc bien vrai que Fernando ait la petite vérole, et ne pourrais-je pas rester ici avec mes enfants!

—  Comment! s'écria Alonzo avec colère, tu veux sacrifier tous tes enfants à cet étranger ! Tu veux donc les voir aveugles, boiteux, défigurés par la petite vérole ?

—  Eh bien, pars avec tes enfants. Moi, je reste ; je ne puis laisser seul ici ce pauvre petit dans l'état où il se trouve.

—  Et si nos enfants ont déjà puisé auprès de lui le germe de la contagion, et qu'à leur arrivée dans la capitale ils soient attaqués de cette cruelle ma­ladie , il leur faudra donc mourir privés des soins de leur mère ?

—  Alors, à la première nouvelle, je me mets en route pour les rejoindre.

—  En voilà assez, reprit Alonzo avec humeur, ne me fatiguez pas davantage de vos objections. Dans une heure nous serons en voiture ; je le veux !... Pedro, qui est très-attaché à cet enfant, et qui en est aimé, restera près de lui, et il a l'ordre d'envoyer chercher le meilleur médecin de Salamanque : ainsi tu peux être tranquille. Allons, fais tes préparatifs. »

La comtesse, qui depuis longtemps savait par expérience qu'on ne pouvait pas même essayer de résister à cet homme violent sans aggraver la situa­tion , ne répondit plus rien et se résigna à suivre ses ordres.

Dès que les enfants furent habillés, elle entra avec eux dans la chambre du petit malade. Quand le pauvre Fernando les aperçut en habit de voyage, il s'écria avec douleur : « Ah ! mon Dieu, ma bonne maman, tu veux donc me quitter ! Et vous aussi, mes frères, vous m'abandonnez et me laissez seul, tandis que je suis malade ! Ah ! restez, je vous en supplie ; reste ici, ma bonne maman, si tu ne veux pas que je meure.

—  Hélas ! je ne le puis, mon cher Fernando, dit la comtesse en pleurant, je suis forcée de partir. » Fernando se mit à sangloter, et les enfants aussi. L'excellente Blanca embrassa tendrement le pauvre petit et lui donna sa bénédiction. « Console-toi, lui dit-elle, Dieu reste auprès de toi ; il te sauvera. Nous prierons tous pour toi. »

Les enfants vinrent ensuite lui dire adieu, en ver­sant d'abondantes larmes, mais sans oser s'appro­cher de son lit. « Oh ! s'écria douloureusement Fer­nando, ma maladie est-elle donc si dangereuse que vous craigniez de m'approcher? S'il en est ainsi, restez-où vous êtes ; pour tout au monde je ne voudrais pas que vous eussiez à souffrir ce que je soutire. » La comtesse, touchée de l'attention délicate du jeune Fernando pour ses frères et ses soeurs, sentit redoubler ses larmes, et à peine eut-elle la force de lui dire en se détournant pour lui cacher sa vive émotion : « Nous nous reverrons bientôt.

— Non, jamais, dit Fernando d'une voix déchi­rante, jamais nous ne nous reverrons dans ce monde! »

Elle voulut encore une fois s'approcher de lui; mais don Alonzo se présenta à la porte et cria d'une voix de tonnerre : « Est-ce bientôt fini? La voiture est prête. » Il n'osa pas entrer ni s'approcher du lit de sa victime pour lui dire un dernier adieu ; car, malgré sa dépravation, et quoiqu'il eût cent fois affronté la mort sur les champs de bataille, il n'avait point l'affreux courage de braver les regards d'un faible enfant dont il avait préparé la perte. Malgré lui sa conscience éprouvait le pouvoir des remords. La comtesse s'arracha avec peine du lit de son cher Fernando, puis entraîna ses enfants. La voiture partit, et le pauvre petit malade entendit retentir le bruit des roues sur le pont-levis du château. Quand tout le monde fut parti et que Pedro se vit seul dans cet antique château où il devait con­sommer un crime, il commença à sentir une frayeur inexprimable. Le silence qui régnait autour de lui l'épouvantait; le bruit de ses pas sous ces voûtes sombres le glaçait de terreur. Il entra en trem­blant dans la chambre de Fernando.

« Ah! mon cher Pedro, lui dit l'aimable enfant, dont les yeux étaient encore humides de larmes,- tu es bien bon de rester avec moi ; sans toi, je serais to­talement abandonné. Mais qu'as-tu donc? tu parais troublé. Est-ce le départ de ma famille qui te cha­grine, ou est-ce ma maladie qui t'afflige si vive­ment ? Oh ! je le vois dans tes yeux, il faut me ré­soudre à mourir. Mais ne t'en afflige pas. J'aurai cessé de souffrir; je deviendrai, comme le dit ma­man, un bel ange dans le ciel je serai auprès du bon Dieu, et cette pensée me réjouit. Dis-moi, mon bon Pedro, elle te réjouit aussi, n'est-il pas vrai? »

Pedro garda le silence. Les paroles de cet inno­cent enfant lui déchiraient le coeur. Hélas ! le mal­heureux ne pouvait plus songer aux joies du ciel, et il n'osait pas arrêter sa pensée sur les tourments de l'enfer. L'idée de tuer cet enfant plein de can­deur et d'innocence le faisait frissonner, et ses che­veux se dressaient d'horreur. Mais il craignait en­core moins l'enfer que le courroux d'Atonio. Son âme était en proie à la plus horrible anxiété. Il se leva, sortit et se dit à lui-même : Non! je n'aurai pas le courage d'égorger cet infortuné. Essayons d'abord de nous procurer du poison, ensuite nous verrons.

Il alla trouver le barbier Ambrosio, qui était en même temps le médecin et l'apothicaire du village.

«Bonjour, bonjour, seigneur Pedro; vous voilà déjà levé si matin! Comment va notre petit malade? Mais vous-même, qu'avez-vous? Vousme paraissez bien pâle ! il paraît que vous avez besoin de mon ministère; permettez-moi de vous tâter le pouls; comme il bat avec violence ! Oui, décidément vous avez la fièvre.

—  Oh ! non, ce n'est rien ; seulement j'ai très- mal dormi la nuit dernière, il y a tant de rats et de souris dans ce vieux château! Ne pourriez-vous pas me donner quelques drogues pour les détruire?

—  Hum ! fit le barbier, j'avais une excellente com­position pour corriger ces hôtes importuns, mais dans ce moment-ci je suis au dépourvu.

—  Vous devez avoir quelque autre poison dans votre boutique ?

—  Non, répliqua le barbier avec une humeur vi­sible : le docteur de Salamanque, en visitant ma pharmacie, m'a enlevé toute espèce de drogue vé­néneuse ; il ne m'a laissé que des médicaments ano­dins, avec lesquels je ne puis presque rien faire.

—  Mais ne sauriez-vous donc pas me procurer quelque poison? j'en ai grand besoin.

—  Et pourquoi ? demanda Ambrosio d'un air in­quiet; voudriez-vous par hasard vous suicider ? Je vous ai trouvé si agité.

—  Cher docteur Ambrosio, répondit Pedro avec finesse, je vois qu'il faut être sincère avec vous. Voyez, il s'agit tout uniment d'un pari. Un jeune seigneur avec lequel je me rencontrai dernièrement dans une société soutenait qu'à un homme de ma condition et qui n'est pas noble, on ne vendrait jamais de poison, à quelque prix que ce fût. Cela me choqua, et je pariai six louis d'or que dans l'es­pace de cinq à six jours je me serais procuré une bonne dose de poison, liquide ou en poudre, n'im­porte. Et pour que vous soyez sûr que je ne vous trompe pas, et que je vous dis la vérité, j'offre de partager avec vous le montant de la gageure. Tenez, voilà les trois louis ; mais trouvez-moi du poison tout de suite, sans quoi je perdrai mon pari. Quatre jours se sont déjà écoulés. »

Ambrosio jeta un regard de convoitise sur les pièces d'or quelque vaniteux et ridicule qu'il fût, il avait pourtant l'âme honnête, et s'il eût soup­çonné l'usage que Pedro voulait faire de ce poison, il ne lui en aurait pas donné pour tous les trésors du monde.

« Eh bien! dit-il, puisqu'il ne s'agit ici que d'une gageure, c'est autre chose. Quoique je n'aie pas de poison et que messieurs les apothicaires refusent de m'en vendre, je crois pourtant pouvoir vous en procurer. A quelques lieues d'ici, dans les monta­gnes, vit un vieil ermite qui, à ce que je crois, est venu de l'Orient, et qu'on dit un magicien, car il passe des journées entières à gravir les montagnes pour cueillir des plantes et ramasser des pierres ; puis il passe de longues nuits auprès d'un fourneau sur lequel il y a tantôt un creuset, tantôt un alam­bic. On voit aussi dans sa cellule un globe terrestre et une longue-vue pour observer les astres. Avec la connaissance qu'il a des plantes, je ne doute point qu'il ne puisse nous préparer un breuvage qui en­dormirait un homme jusqu'au jugement dernier.

— Allez voir votre ermite, mon cher docteur Ambrosio, lui dit Pedro, et hâtez votre retour ; surtout ne revenez pas les mains vides. Pendant ce temps je prendrai soin de notre petit malade. Hier vous l'avez si bien pourvu de médicaments, qu'il en aura au moins pour huit jours. Je suivrai vos ordonnances à la lettre, et je lui en ferai prendre toutes les demi-heures. »

Ambrosio prit sa perruque , son chapeau à trois cornes, sa canne, et s'en alla à l'ermitage, pro­mettant de revenir vers le soir, tandis que Pedro, toujours absorbé dans les pensées les plus sombres, regagna le château.

Il s'applaudissait d'avoir ainsi trompé Ambrosio, il parvint aussi à se tromper lui-même. « Sans doute, disait-il, la mort de cet enfant est un grand malheur; mais la mienne et celle d'Alonzo, qui me tuerait avant de périr, et la ruine de cette noble famille si intéressante, seraient aussi de grands malheurs, et l'on ne peut éviter ceux-ci qu'en se résignant à celui-là ; d'ailleurs je suis lié par un serment, et Dieu punit le parjure. » On lui avait enseigné pourtant qu'un serment qui mène à l'ho­micide est un outrage à Dieu, qui défend l'homi­cide, et qu'il n'est point permis de commettre un crime pour éviter un malheur; mais si Pedro avait consciencieusement examiné le fond de son coeur, il aurait reconnu que le désir de posséder un châ­teau et d'épouser une noble demoiselle était le seul motif qui le déterminait à se charger d'un lâche assassinat.

 

CHAPITRE IV

Une journée d'anxiété.

Lorsque Pedro rentra, Fernando l'accueillit avec amitié et lui demanda d'un air chagrin : « Où as-tu donc été, mon cher Pedro ? voilà plus d'une heure que je ne t'ai vu.

—    Je suis allé parler au médecin pour toi.

—  Mon bon Pedro, je te remercie de ton atten­tion : et que t'a dit le médecin ?

—  Il espère que tu seras bientôt guéri ; mais il te recommande de prendre bien exactement tous les remèdes que l'on te donnera.

—  Eh bien ! apporte-moi la potion ; je dois en prendre toutes les heures, et il s'est déjà écoulé près d'une heure et demie. »

Pedro lui présenta la médecine : Fernando la prit courageusement, sans manifester le moindre dégoût, et le remercia de la manière la plus affable. Pedro s'assit auprès de son lit. L'amitié de ce char­mant enfant, qui autrefois lui faisait tant de plaisir, l'attristait aujourd'hui profondément. Le regard candide et confiant de Fernando lui perçait le coeur; il ne put le soutenir, se leva précipitamment, et sortit. Il errait, tremblant d'épouvante, sous les sombres voûtes du château; il parcourait tous les appartements, la cour et le vaste jardin; puis il revint dans la chambre du petit malade; mais là, plus que partout ailleurs, il ne pouvait rester tran­quille.

Il ne trouvait de repos nulle part; il ne pouvait ni boire ni manger; un fantôme semblait le pour­suivre ; son affreux projet anéantissait en lui la paix du coeur; le jour lui paraissait d'une longueur dés­espérante. « Non, jamais, soupirait-il, je n'avais imaginé que je passerais des moments aussi af­freux. » Et plus le soir approchait, plus il sentait redoubler son angoisse. Il éprouvait une anxiété semblable à Celle que ressent le criminel qui voit approcher le moment du supplice, Il allait souvent à la fenêtre, et fixait ses yeux sur le chemin par où devait arriver le barbier; mais il ne le vit pas. Il revint encore s'asseoir près du lit de Fernando. « Pourquoi, mon cher Pedro, lui demanda l'enfant, tardes-tu si longtemps à me donner la potion ? l'heure est écoulée déjà depuis dix minutes. »

Pedro se leva pour l'aller chercher. Il l'avait placée dans la chambre voisine, sous prétexte de la mettre au frais, mais en réalité dans l'intention d'y mêler plus facilement le poison sans que l'en­fant pût s'en apercevoir. Il apporta la potion dans une tasse en porcelaine. En pensant au poison qu'il devait présenter à l'innocent enfant dans cette même tasse, il frémit au point de devenir tout tremblant. Fernando but et lui rendit la tasse vide, en lui disant avec un doux sourire : « Que Dieu te récom­pense de tout ce que tu fais pour moi ! »

Ces mots frappèrent Pedro comme un coup de foudre.

« Oui, pensa-t-il, de tout, conséquemment aussi du meurtre que je prémédite. » 11 tressail­lit , il ne put s'empêcher de pousser un profond soupir.

« Qu'as-tu donc aujourd'hui, mon cher Pedro? lui demanda Fernando ; depuis ce matin je te trouve un air singulier, et à présent même tu as un air effrayant. A te voir ainsi, on dirait un spectre ou bien la mort qui se tient près de mon lit. Tu n'es plus le même ; je crains que tu ne sois malade, plus malade encore que moi.

—  C'est bien possible, » répondit Pedro en se re­tournant et sortant avec précipitation. « Hélas! oui, s'écria-t-il quand il fut éloigné, c'est pourtant la vérité ce que j'ai entendu dire : Il n'est pas de poi­son , si violent qu'il soit, qui fasse dans le corps de l'homme les ravages qu'une mauvaise action fait dans son âme. Si celui qui médite un crime ressent déjà d'aussi poignantes angoisses, que ne doit-il pas ressentir quand il l'a consommé ! »

11 essuya la sueur froide qui baignait son visage, et s'approcha de la fenêtre pour respirer un air plus frais. Il vit alors venir le barbier, et se hâta d'aller à sa rencontre ; puis, le tirant à l'écart : « Donne- moi vite, lui dit-il à voix basse, le poison que tu m'as apporté.

—  Je n'apporte rien, répondit Ambrosio; le vé­nérable ermite n'a pas voulu m'en remettre.

—  Rien ! s'écria Pedro avec effroi; car il crai­gnait que la demande du barbier n'eût excité quel­que soupçon. Et pourquoi donc? continua-1-il : qu'a dit l'ermite?

—  Ah ! l'ermite m'a dit qu'il fallait qu'il en pré­parât, et qu'il l'apporterait lui-même demain.

—  C'est bon, répliqua Pedro, qui ne savait s'il devait s'affliger ou se réjouir de ce contre-temps. Je te remercie de ta peine. Adieu, bonne nuit. »

Mais Ambrosio voulut encore voir le petit malade ; il l'observa longtemps avec attention, lui tâta le pouls avec un grand sérieux et non sans avoir, selon son habitude, secoué la tête et haussé les épaules; puis il se retira sans mot dire. Pedro l'accompagna et lui demanda : « Eh bien ! qu'en pensez-vous ?

—  Cela va mal, très-mal, répondit Ambrosio ; il y a de forts indices d'une mort prochaine, et je ne crois pas que l'enfant soit encore en vie demain. »

A ces mots, Pedro se sentit soulagé d'un poids énorme. « Si cet enfant meurt sans ma participa­tion , est-il un homme plus heureux que moi ? Je suis dispensé d'avoir recours à un moyen qui me fait horreur, et j'obtiendrai la récompense promise ; car je persuaderai à mon maître que c'est moi qui ai abrégé ses jours et qui lui ai procuré le riche héritage après lequel il soupire ; alors, mes enga­gements se trouvant remplis, il tiendra sa parole, et ce château est à

moi. »

11 rentra et s'assit auprès du lit avec plus de tranquillité. Fernando le regarda avec un doux sourire, et lui dit : « A la bonne heure ! tu n'es plus le même; tu n'as plus l'air sinistre comme tantôt; maintenant au moins tu as figure humaine. N'est-il pas vrai que tu te trouves mieux ? Quant à moi, je me sens bien faible et bien abattu. »

Pedro lui souhaita une bonne nuit, et, après avoir allumé une petite veilleuse, il alla dans le cabinet voisin et se jeta tout habillé sur son lit. Comme il n'avait pas dormi de toute la nuit précédente et que les angoisses du jour avaient épuisé ses forces, il ne tardapas à succomber aux besoins du sommeil.

 

CHAPITRE VII

L'assassinat.

Pedro passa une nuit affreuse. Tantôt il rêvait que Fernando empoisonné expirait dans d'horribles convulsions, et que lui-même, découvert et con­damné, marchait à l'échafaud à travers la foule indignée qui le montrait au doigt et le maudissait; tantôt, recueillant le fruit de son crime, il se mon­trait sur un char brillant au peuple émerveillé, ou donnait un banquet splendide à une foule adula­trice, ou conduisait à l'autel sa fiancée étincelante de diamants. Ces rêves flatteurs éclipsèrent les songes sévères; il se réveilla ivre d'ambition. L'au­rore commençait à paraître ; il alla examiner Fer­nando. Celui-ci avait les yeux fermés, la bouche entr'ouverte, le visage pâle et baigné de sueur. « Bon! pensa Pedro, c'est la sueur de la mort... ; cette respiration bruyante est le râle du trépas ; il ne se réveillera plus. »

N'ayant presque rien mangé le jour précédent, Pedro avait faim. Il apporta du pain et du vin, et se mit à déjeuner à la fenêtre en parcourant des yeux toute cette riche campagne qui allait être son domaine; plus il buvait, plus sa tête se montait. « Tout cela est à moi ! » dit-il enfin en prenant l'attitude du plus orgueilleux gentilhomme de toutes les Espagnes.

Cependant ce prétendu sommeil de mort était pour Fernando un sommeil réparateur ; une crise heureuse l'avait débarrassé de sa fièvre, et il n'a­vait pas la petite vérole. Pedro, vidant son dernier verre, se retournait pour aller écrire au comte et lui annoncer la mort de son neveu, quand tout à coup Fernando, entièrement habillé, parut à la porte, et lui dit : « Bonjour, cher Pedro, me voilà guéri. »

Pedro poussa d'abord un cri de surprise et de rage. « Tu n'en mourras pas moins! » répondit-il en s'armant du couteau resté sur la table; et il courut sur l'enfant.

« Pedro ! cher Pedro ! ne me tue pas ! » s'écriait la faible victime, à qui la peur donnait des ailes et qui fuyait de chambre en chambre.

La grande salle se trouvant fermée par un verrou trop élevé, Fernando, enfermé dans cette pièce, se mit à tourner autour d'une immense et lourde table qui était au milieu. Pedro, appesanti par le vin, bronchait à chaque pas, et s'appuyait de temps en temps sur la table pour reprendre haleine. Mais l'enfant, affaibli par la maladie, et succombant de fatigue, se laissa saisir par les cheveux.

« Pedro! que t'ai-jefait? » répéta-t-il d'une voix lamentable. Il tomba à genoux, joignit les mains, et levant les yeux au ciel : « Seigneur, ajouta-t-il, ayez pitié de moi, venez à mon secours !... » Pedro le frappa trois fois d'une main mal assurée et en détournant la tête. « Pedro, reprit l'enfant, mon sang coule et demande vengeance comme celui d'Abel. »

Son visage pâle et défaillant, ses regards invo­quant la justice divine, ce sang qui jaillissait de trois blessures, épouvantèrent Pedro, qui, par un mouvement involontaire, ramenait ses yeux sur le pauvre enfant. Pedro, troublé, laissa tomber son bras prêt à frapper encore, et lâcha le couteau.

« Ne crie pas ! ne crie pas ! dit-il, j'avais le dé­lire; je reviens à moi, je ne te ferai plus de mal; je te sauverai, si je le puis encore. »

Tout à coup il crut entendre gronder le tonnerre; un rayon de soleil perçant les nuages pénétra dans l'appartement, comme un regard de la divine jus­tice; et Pedro trembla. Cependant le bruit redoubla, et cette fois encore il le prit pour celui de la foudre ; mais on frappa à la porte à coups redoublés, et une voix terrible cria : « Ouvre, assassin ! » Comme Pedro restait immobile d'effroi, un choc violent écarta soudain les deux battants de la porte, et l'on vit entrer un homme de haute stature, portant le court manteau rouge, la collerette de dentelle, et le chapeau à plumes noires des chevaliers de cette époque. Il tenait une épée nue, dont il allait percer Pedro. Celui-ci, voulant s'échapper par une autre issue, y rencontra un autre guerrier, qui lui pré­senta la pointe de son glaive. Pedro, réfugié dans un coin de la salle, demanda grâce à genoux. « Tu seras puni, répondit le chevalier en faisant signe à son écuyer de venir garder le coupable; mais il faut d'abord songer à cet infortuné...

« Grand Dieu! serais-je venu trop tard? s'écria l'inconnu en soulevant Fernando, dont les yeux étaient fermés, dont la tête et les bras pendaient languissamment. Cependant il sonda les blessures, elles n'étaient pas mortelles : il porta le pauvre en­fant sur son lit, qu'indiqua Pedro, banda les trois plaies, et parvint à ranimer Fernando, le rassura et promit de le sauver. Bientôt survint un heureux sommeil. Alors le chevalier, tirant Pedro à l'écart, lui dit : « Je sais tout ; Alonzo, accablé de dettes, a fait assassiner son neveu pour usurper son héri­tage. » Comment pouvait-il savoir ce mystère si bien caché? Pedro ne le concevait pas. Il n'en fut que plus troublé, et confessa la vérité. «Mais, ajouta-t-il, avant votre arrivée, j'avais cessé de frapper, je dé­testais mon crime, Dieu parlait à ma conscience.

— Race de tigres, dit le chevalier, je ne laisserai pas entre vos mains ce malheureux enfant; je sau­rai le protéger! » Quand l'écuyer proposa de gar­rotter l'assassin, les lamentations de Pedro réveil­lèrent sa victime.

« Ah ! ne lui faites pas de mal, s'écria Fernando : il a toujours été si bon pour moi ! jamais il ne m'avait causé la moindre peine ; aujourd'hui il est devenu fou ; c'est dans un accès de délire qu'il m'a frappé ; même dans son délire il a été sensible à mes larmes et à mes prières : soyez sensibles aux siennes, je vous en supplie ; il a eu pitié de moi, ayez pitié de lui ; avant que vous vinssiez, il avait jeté son couteau, il promettait de me sauver. Ce n'est, pas sa faute s'il est devenu fou, je ne veux pas qu'une seule goutte de sang coule pour moi ; tâchez plutôt de le guérir.

— Tu es un généreux enfant, répondit le cheva­lier ; à ta prière et sur ton témoignage je veux bien lui pardonner. Cette nuit je t'emmènerai hors de ce repaire d'assassins. Nous allons passer dans la pièce voisine, et te laisser reposer un peu. »

Quand on eut quitté la chambre du blessé, Pedro dit à l'inconnu: « Seigneur, permettez-moi une parole qui vient d'un coeur repentant. Don Alonzo attend la nouvelle de la mort de son neveu ; s'il apprend que je l'ai épargné, qu'il est dans vos mains, êtes-vous sûr de le soustraire à sa

haine ? Je ne connais pas votre crédit; mais Alonzo est puis­sant, rusé, capable de tout. Une accusation dirigée contre lui serait mal reçue; sans autre preuve, mon témoignage n'aurait nulle valeur, l'enfant retomberait en son pouvoir et serait perdu. Si vous m'en croyez, je vais écrire à Alonzo que son neveu est mort; un enterrement simulé vous permettra de le garder près de vous , et vous attendrez une occasion favorable pour faire valoir ses droits. »

Le chevalier trouva cette proposition assez sage. « Cependant elle exige, dit-il, une fourberie dont je n'entends pas me charger; tu es libre, fais ce que tu voudras. »

Pedro alla commander le dîner. Il trouva dans la cuisine le curieux et bavard Ambrosio, que par prudence il voulut écarter. « Quel est donc le sei­gneur qui est venu ici avec son domestique? de­manda Ambrosio.

—  C'est le docteur de Salamanque, répondit négligemment Pedro.

—  Diable ! je ne monte pas ; il pourrait lui prendre encore la fantaisie de m'interroger et de visiter ma pharmacie. » Ambrosio s'esquiva et ne reparut plus au château pendant quinze jours.

Quand la nuit fut venue , le chevalier enveloppa le petit blessé dans son manteau et l'emporta; personne, à l'exception de Pedro, ne le vit sortir non plus que son écuyer. Nul ne savait ni d'où il était venu, ni où il allait. Il semblait être tombé du ciel, et avait disparu avec le même mystère.

Pedro, bien heureux d'en être quitte pour la peur, et ne renonçant pas au bénéfice de son cou­pable marché, écrivit cette nuit même au comte que son neveu était mort de la petite vérole, et, dans un billet particulier, il instruisit son maître que, n'ayant pu se procurer du poison, il avait, à son grand regret, employé le poignard.

Le lendemain, Pedro annonça partout que Fer­nando était mort pendant la nuit d'un accès violent. Comme, d'après le dire d'Ambrosio , on croyait la maladie contagieuse et même pestilentielle, per­sonne ne désira voir son corps. D'étouffantes fumi­gations de genièvre brûlé, qui remplissaient le château, auraient seules écarté les plus intrépides curieux. Les ensevelisseurs ordinaires surent même gré au rusé musicien de s'être cette fois chargé de leur besogne sans retenir leur salaire. Une statue de plâtre enveloppée de vieux linges et couverte d'un voile noir fut placée dans le cercueil, et à la nuit tombante le convoi, conduit par plusieurs

ecclésiastiques et de nombreux flambeaux, se di­rigea vers la sépulture de la noble famille. Quelque léger que fût le caractère de Pedro, sa conscience lui reprocha pourtant de profaner par de feintes funérailles les pratiques religieuses de l'Église, lui qui était à peine échappé des mains de la justice, et il craignait que la vengeance divine ne vînt punir un tel sacrilège.

CHAPITRE VIII

Le libérateur.

Le chevalier inconnu qui avait si subitement ap­paru au château pour arracher le malheureux enfant à la mort était un homme extraordinaire, doué de grandes qualités, mais d'un caractère bizarre. Son histoire est aussi très-remarquable. Dans sa jeunesse il avait occupé de hauts emplois ; il devait épouser une demoiselle de grande naissance, appelée Théolinde, et les noces devaient se célébrer au château qu'elle habitait avec ses parents à vingt lieues de la capitale. Quand le chevalier y arriva au jour fixé pour le mariage, il la trouva dans le cercueil. Dès lors la vie fut à jamais désenchantée pour lui : il chercha la mort sur les champs de bataille, et n'y trouva que la gloire. Il acquit dans l'armée autant de considération qu'il en avait à la cour ; le roi songeait même à l'élever à la dignité ducale.

Cette fortune, ses talents, sa franchise, lui firent de nombreux ennemis ; le plus dangereux était don Alonzo. A force de cabales et de calomnies ils par­vinrent à mettre sa tête en péril. Heureusement le chevalier s'échappa de sa prison, et se réiugia dans les montagnes avec un serviteur resté seul fidèle. Après avoir longtemps erré de contrée en contrée, il s'arrêta dans un charmant vallon, au milieu duquel se trouvait une chapelle, chef- d'oeuvre d'architecture gothique, abandonnée aux ravages du temps depuis l'extinction de la famille du fondateur,

Notre infortuné chevalier entra dans cet édifice consacré au Seigneur. Le silence qui y régnait, et la douce clarté qui pénétrait à travers les vitraux en verres de couleur, éveillèrent dans son âme un profond sentiment de respect. Il se mit à genoux au pied de l'autel et pria Dieu avec ardeur de le prendre sous sa sainte garde, et de le préserver des périls dont il était menacé.

Après avoir ainsi prié avec ferveur, il sentit son âme soulagée ; il se leva, et contempla avec admi­ration le tableau dont l'autel était orné. La pein­ture en était effectivement fort belle, et représentait l'Assomption. La Vierge, portée sur des nuages d'or et entourée d'anges célébrant les louanges du Sei­gneur , montait au ciel en dirigeant vers le séjour des bienheureux des regards pleins de la plus tou­chante piété. Profondément ému, le chevaliertomba de nouveau à genoux. « Sainte Vierge, priait-il, vous toujours pleine de grâces et de miséricorde, vous que les fidèles n'implorent jamais en vain, daignez jeter vos regards sur nous et soyez notre protectrice; afin qu'après avoir supporté avec résignation toutes les misères de cette vallée de larmes, nous soyons admis dans votre céleste patrie, et que nous jouissions de la paix et de la félicité éternelle auprès de vous et de votre divin fils. »

En sortant il priait encore. « Seigneur, disait-il, veuillez guider mes pas, et faites-moi trouver une humble retraite où je puisse vivre loin de mes ennemis et vous consacrer le reste de mes jours. » A peine eut-il fait quelques pas, qu'il aperçut un petit ermitage situé à peu de distance de la chapelle. Comme il frappait à la porte, un berger qui se trouvait non loin de là s'approcha et lui dit : « Cette habitation est déserte; l'ermite est mort depuis longtemps, et il ne s'est encore présenté personne pour le remplacer. » Aussitôt l'idée vint au chevalier de se réfugier dans cet asile. Il sortit du vallon, et peu de temps après son écuyer et lui, revenant vêtus en ermites, demandèrent et obtinrent la cellule abandonnée, sous condition de se charger de l'entretien de la chapelle.

11 le promit, et remplit sa promesse au delà de toute attente. Malgré la confiscation de ses biens, il lui était resté, à l'insu de ses ennemis, des sommes considérables. Il fit réparer cette chapelle, recon­struire l'ermitage, et forma un monastère très- commode quoique petit, ayant une chambre à coucher, une salle à manger, un cabinet d'étude, et quelques chambres consacrées à l'hospitalité. L'ameublement était très-simple, et la petite biblio­thèque bien choisie. Derrière le bâtiment s'élevait une forêt de marronniers; par devant s'étendait un autre terrain délaissé , que les nouveaux ermites peuplèrent d'arbres à fruits et changèrent en pota­ger. Une ceinture de vertes collines enveloppait ce lieu charmant, et au delà des collines s'élançaient jusqu'aux nues des montagnes de granit d'où la vue se promenait sur un vaste horizon.

Là, sous le nom de père Bernardo, le chevalier partageait son temps entre la prière, l'étude des sciences et la culture de son verger. Il recueillait des plantes médicinales et des minéraux, fisait des faisait des expériences chimiques, observait le cours des astres et chantait des cantiques en s'accompagnant de la mandoline. Son fidèle écuyer, nommé Fré­déric, après l'avoir accompagné dans les combats, avait voulu le suivre et le servir dans cette solitude. Les fruits du jardin, le lait de leurs chèvres, les oeufs de leur petite basse-cour, le gibier et les pois­sons que Frédéric rapportait de la chasse et de la pêche suffisaient à leurs besoins. Leurs armes et leurs habits de guerre reposaient dans une armoire soigneusement fermée. Les montagnards appelaient Bernardo leur père, lui soumettaient toutes leurs contestations, et le considéraient comme un homme d'une haute naissance qui ne voulait pas être connu.

C'était au père Bernardo qu'Ambrosio avait de­mandé du poison. L'ermite soupçonna un crime, fit boire et causer le barbier docteur, qui raconta tout ce qu'il savait : la maladie de Fernando, le départ précipité du comte et de sa famille, le dévouement de l'aimable musicien et sa folle gageure. Le père Bernardo, convaincu que le poison demandé devait procurer à Alonzo l'héritage de son neveu, renvoya le barbier en lui promettant de le lui porter le lende­main. Peu après, revêtu de son costume de che­valier et suivi de Frédéric, il partit dans l'intention de sauver Fernando ; ce qu'il fit, comme nous ve­nons de le voir.

 

CHAPITRE IX

L'ermitage.

Bernardo arriva sans accident avec l'enfant dans son ermitage ; il en prit autant de soin qu'eût pu le faire une tendre mère : il pansait chaque jour ses blessures, et jour et nuit le veillait alternativement avec son serviteur. Les plaies ne tardèrent pas à se cicatriser, et quelque temps après Fernando, en­tièrement guéri, reparut joyeux et bien portant. La seule chose qui l'affligeait, c'était de ne plus voir sa mère ni ses frères; on sait qu'il nommait ainsi sa tante et ses cousins. Bernardo le consolait, en lui promettant de le reconduire auprès d'eux aussitôt que cela serait possible. Souvent aussi il demandait Pedro. « Il est sûrement redevenu fou, disait-il; sans cela il ne m'oublierait pas ainsi ; qu'il vienne me voir quand il sera guéri, mais pas avant.

— Sans doute, lui répondait Bernardo, il fallait qu'il fût fou pour t'avoir traité d'une manière aussi barbare. »

Cependant Bernardo, dans ses fréquentes conver­sations avec Fernando, éludait toujours ses ques­tions sur sa famille, et lui cachait avec soin qu'il était de noble origine et l'héritier d'une immense fortune. Son dessein était d'élever cet enfant avec simplicité ; il pensait que tous ces détails ne servi­raient qu'à lui inspirer de l'orgueil, et à rendre ainsi son éducation plus difficile. Peu à peu l'enfant oublia le lieu où s'étaient passées ses premières années ; il ne se souvenait que confusément de sa mère et de ses frères. Son père adoptif sut gagner complètement toute son affection ; il ne lui donnait jamais d'autre nom que le nom de fils, Fernando de son côté l'appelait toujours son père. Dans toute la contrée on ne connut qu'au bout d'une année l'enfant que Bernardo avait recueilli dans son er­mitage ; et comme on présumait que celui - ci avait fui le monde par suite du violent chagrin que lui causait la mort de son épouse, conjecture ren­due vraisemblable par le petit mausolée élevé dans le bosquet de myrtes, on pensa que le jeune garçon était son fils.

Bernardo mettait tous ses soins à bien élever le petit Fernando. Il l'intruisait dans la religion et lui parlait souvent de Dieu. Il commença par lui racon­ter les histoires les plus édifiantes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Mais quelle joie éprouva le pieux vieillard quand il s'aperçut que Fernando les savait déjà par coeur, et qu'il n'avait qu'à conti­nuer les instructives leçons de dona Blanca ! Il re­marqua avec un plaisir non moins vif que l'enfant aimait à contempler les beautés de la nature jusque dans les moindres détails, et à y puiser de nouvelles preuves de la bonté et de la grandeur de Dieu. Il lui enseigna donc la botanique, l'art de connaître les

plantes et leurs propriétés ; il lui apprit le nom des étoiles, et lui fit observer et admirer la régularité de leur course. Il lui présenta ainsi toute la créa­tion comme l'oeuvre d'un Être dont la bonté et la sagesse sont infinies, et toute la nature comme une échelle qui doit nous aider de connaissance en connaissance à nous élever jusqu'à Dieu.

Bernardo lui apprit aussi à lire, à écrire, et à parler correctement sa langue ; puis il lui enseigna le latin, et lut avec lui les auteurs classiques. Re­connaissant dans Fernando les dispositions les plus heureuses, il étendit le cercle de son instruction à mesure que l'enfant avançait en âge. Ainsi, peu à peu il lui enseigna le français, l'italien et l'alle­mand, la géographie, les mathématiques et la physique. L'enfant avait un vif désir de s'instruire, et Bernardo, lui voyant faire tant de progrès dans tout ce qu'il lui enseignait, redoublait de zèle et semblait lui-même rajeunir. Après avoir ainsi mis tous ses soins à former l'esprit et le coeur de son élève, il ne négligea pas le dehors : il l'habitua à mettre de la bienséance et de l'aménité dans son langage et dans son maintien , et il le fit habiller comme l'étaient alors les jeunes Espagnols de qualité.

Fernando atteignit ainsi sa quatorzième année. Alors survint un événement douloureux pour lui et pour son père adoptif. Le vieux et fidèle Frédéric tomba dangereusement malade. Bernardo et sonfils lui prodiguèrent les soins les plus assidus. Quand son état devint plus inquiétant, ils ne quittèrent plus le chevet de son lit, et les larmes coulaient sur les joues de Fernando en le voyant souffrir. Le malade était calme, et l'espoir d'une vie meilleure soutenait son courage. « Nous avons beaucoup souf­fert ensemble, mon cher maître, disait-il ; nous avons vu combien sont vains les biens de ce monde, et combien ses joies sont fragiles. Dieu soit loué de ce qu'après les rêves éphémères de cette vie nous pouvons espérer une existence plus heureuse! Si Dieu se révèle déjà avec tant de bonté et de magni­ficence sur la terre, combien ne doit-il pas nous paraître plus grand et plus admirable encore dans ce séjour céleste ! Cette idée remplit mon âme de délices. »

Bernardo envoya chercher un prêtre qui demeu­rait à quelques lieues de là. Il vint, et le malade reçut l'extrême - onction avec la plus touchante piété. Cependant le bon Frédéric s'affaiblit de plus en plus, et un soir son agonie arriva presque subite­ment. Bernardo et son jeune élève s'agenouillèrent près du mourant et prièrent pour lui, non sans verser d'abondantes larmes. Tous deux veillèrent la nuit près du corps inanimé de cet excellent ser­viteur. Fernando n'avait jamais vu mourir per­sonne. « Grand Dieu, disait-il, comme le pauvre Frédéric est maintenant pâle, immobile et muet ! Ah! que la mort est une chose effrayante à voir ! »

Bernardo profita de l'occasion pour lui dire : « Ce corps inanimé que voilà n'est plus notre bon vieil ami auquel nous étions attachés : ce n'est que l'en­veloppe de son âme ; et cette âme, ce véritable lui-même, ayant toujours été bonne et vertueuse, jouit maintenant auprès de Dieu d'une félicité sans bornes. Ce corps, cette enveloppe terrestre que nous allons aujourd'hui confier à la terre, sortira un jour du tombeau et se réunira à l'esprit. Notre ami Frédéric ressuscitera un jour comme Notre-Seigneur Jésus-Christ est ressuscité. Nous aussi nous mourrons, et nous ressusciterons. Tâchons donc de nous rendre dignes de la miséricorde divine, et n'oublions jamais que de toutes nos actions celles- là seules sont véritablement bonnes, qui rassurent notre conscience à notre heure suprême, et celles- là sont mauvaises, qui nous troublent et nous in­quiètent dans nos derniers moments. »

Privé de la compagnie et des services du bon Fré­déric , Bernardo sentit qu'il ne pourrait plus rester dans une solitude aussi absolue : d'ailleurs le temps de suivre les études universitaires était venu pour Fernando. Le bon vieillard, décidé à suivre son élève, prit des habits conformes à son rang, et le conduisit à Salamanque. Il le pouvait sans péril ; car une procédure régulière, en prouvant son inno­cence, lui avait rendu la paix et tous ses biens.

Avant de partir il fit, à ses frais, changer la cha­pelle en église paroissiale, son ermitage en un char­mant presbytère, et assigna au desservant un revenu suffisant pour tous ses besoins et pour l'aider à se­courir les malheureux. Jusqu'alors les pâtres de cette espèce de désert avaient été, pour ainsi dire, privés des bienfaits de la religion par l'éloignement excessif du temple, où les enfants et les vieillards pouvaient à peine se rendre une fois l'an. Cette fon­dation excita chez eux une vive reconnaissance. L'arrivée du pasteur, l'inauguration de l'église fut un jour d'allégresse; mais lorsqu'au bout de la se­maine Bernardo prit congé de ces bonnes gens, un vif chagrin s'empara de leurs coeurs, des larmes amères coulèrent de tous les yeux.

 

CHAPITRE X

L'ambassadeur.

Arrivé avec son fils adoptif à Salamanque, Ber­nardo, ou, pour mieux dire, le chevalier, loua dans un des plus brillants quartiers de cette ville un bel appartement dans la maison d'un riche négociant, et le jeune Fernando ne tarda pas à devenir la joie de ses professeurs et un des étu­diants les plus distingués de l'université. Mais à peine trois années s'étaient écoulées que Bernardo fut un jour subitement frappé d'apoplexie. Privé de l'usage de la parole, il fit signe à ceux qui l'entou­raient qu'il voulait parler, mais il ne le put. Le négociant lui présenta alors une plume et du papier; mais sa main refusa son service, elle ne put tracer aucun caractère. Alors il arrêta un regard doulou­reux sur Fernando, et fit signe au marchand de prendre soin de lui. Le brave marchand le promit, et embrassa le jeune homme en sa présence. Quel­ques moments après, l'ami, le noble bienfaiteur de Fernando avait cessé de vivre. La douleur de son fils adoptif ne connut point de bornes. La perte que Fernando venait de faire avait beaucoup plus d'étendue qu'il ne pouvait encore le comprendre dans ce moment-là. Bernardo avait l'in­tention de le présenter au roi dès que Sa Majesté, qui était alors en tournée dans ses États du Nord, serait rentrée dans sa capitale ; il voulait faire re­connaître Fernando comme comte d'Alvarès,et faire valoir ses droits aux biens de son père. La mort était venue le surprendre dans ses projets. Les biens con­sidérables de Bernardo tombèrent en héritage à ses parents, et il laissait Fernando isolé dans le monde, ignorant son origine et presque sans ressources.

Le pauvre jeune homme était hors d'état désor­mais de continuer ses cours à l'université, et le né­gociant, qui n'aimait guère les sciences, l'engagea à se livrer au commerce, et s'offrit à le lui apprendre. Fernando accepta avec joie, et eut peu de peine à se mettre au courant des affaires. Connaissant déjà fort bien l'allemand, l'italien et le français, il ap­prit encore l'anglais, et put se charger de la cor­respondance étrangère de cette maison ; son intelligencc, son zèle, et surtout sa probité à toute épreuve, lui gagnèrentbientôt l'entière confiance de son chef.

Le négociant l'emmena avec lui dans les prin­cipales contrées de l'Europe. Un jour qu'il l'avait accompagné en Angleterre à l'époque où le comte de Gallas était ambassadeur d'Autriche près la cour de Londres, ce seigneur fit appeler le marchand pour lui acheter des bijoux ; et comme Fernando parlait très-bien l'allemand, le marchand l'envoya chez le comte de Gallas traiter cette affaire. L'am­bassadeur fut surpris de voir ce jeune homme, d'un extérieur, distingué, lui parler allemand avec tant d'aisance et de pureté. « Vous êtes sans doute né en Allemagne, lui dit le comte avec affabilité; je suis charmé de voir en vous un de mes compa­triotes. »

Fernando répondit qu'il était né Espagnol, et ou­vrit sa caisse de bijoux. L'ambassadeur appela son épouse, et la pria d'y faire un choix. Cette dame eut aussi beaucoup de plaisir à s'entretenir avec le jeune marchand dans sa langue maternelle. Après avoir fait un choix, on demanda le prix, et Fernando ré­pondit : « Il serait inconvenant de taxer ces objets plus cher qu'ils ne valent, et de vous faire perdre un temps précieux en vous forçant à marchander; ainsi je vais vous en dire nettement le prix. »

Le comte fut satisfait de cette manière d'agir, puis il dit au jeune marchand de faire une facture et de l'acquitter sur-le-champ. Fernando l'écrivit en al­lemand avec tant d'élégance et de correction, qu'il s'attira de nouveaux éloges. Ensuite Fernando jeta un coup d'oeil sur les bijoux de sa cassette et sur ceux qui avaient été achetés par la comtesse, et qui étaient encore sur la table. « Madame, dit-il, per­mettez-moi de vous faire remarquer une petite erreur. Voilà deux diamants qui ont une grande res­semblance. Celui que vous venez de prendre en place de l'autre que vous aviez d'abord choisi, et dont vous m'avez donné le prix, est bien plus beau et a autant de feu; mais il est un peu moins épais, et, par con­séquent d'une moindre valeur. Si vous tenez à le conserver de préférence à l'autre, je dois vous rembourser ce que j'ai reçu de trop. »

Le comte et la comtesse admirèrent la probité de ce jeune homme. Ils comprirent bien qu'il aurait pu garder les six pièces d'or sans que personne s'en fût aperçu. Fernando, enchanté d'avoir reconnu promptement cette erreur, rendit à la comtesse la bague qu'elle avaitchoisie. Le comte lia alors conversation avec lui, et le questionna sur sa position. Je ne suis qu'un pauvre commis marchand, répondit Fernando, et je ne me suis livré au commerce que faute de ressources pour continuer mes études.

— C'est dommage, dit l'ambassadeur; mais, écoutez, vous me convenez, et je serais charmé de vous être utile; j'ai besoin d'un jeune homme bien élevé, qui connaisse plusieurs langues et sur la fidélité duquel je puisse compter. Je vous offre près de moi la place de secrétaire particulier, si cela vous convient. En même temps vous aiderez mon maître d'hôtel dans ses comptes, et pour cette double charge je vous donnerai des appointements dont vous serez satisfait. »

Fernando accepta ces propositions avec joie, et promit au comte de faire tout ce qui dépendrait de lui pour justifier sa confiance. Il se hâta de rentrer chez lui, et annonça au marchand ce qui s'était passé. Celui-ci le voyait avec regret se séparer de lui ; mais il ne voulut pas l'empêcher de prendre un parti qui pouvait le mener à la fortune, et Fer­nando, après avoir pris congé de lui de la manière la plus touchante, entra aussitôt en fonctions.

Peu de temps après l'ambassadeur, sur sa de­mande, fut rappelé, et Fernando l'accompagna à Vienne. Il ne s'y trouva pas aussi heureux qu'il l'avait espéré. A la vérité, le séjour de cette capitale lui plaisait beaucoup, et le comte et la comtesse ne cessèrent point de lui donner des témoignages les moins équivoques d'estime et de confiance ; mais les autres employés et domestiques de la maison, jaloux de la faveur dont il jouissait près de leurs maîtres, le lui faisaient sentir souvent, et cher­chaient tous les moyens possibles de lui faire de la peine. Le chagrin que lui causa cette conduite, et l'air de la ville, qui ne lui était pas favorable, le firent tomber malade.

Pendant qu'il était retenu au lit par une lièvre violente, il y eut à Vienne une fête solennelle. La cour et toute la noblesse se rendirent à la cathédrale Saint-Étienne ; toute la population était en mouvement pour voir les processions et assister au service divin. Les domestiques du comte, jusqu'à celui qui était chargé de prendre soin de Fernando, y cou­rurent, et le malade resta seul, ne pouvant quitter son lit, tourmenté par une soif ardente. Il sonna plusieurs fois sans que personne parût; il essaya en vain de se lever pour aller chercher lui-même de l'eau qu'on n'avait pas eu la prévoyance de mettre à sa portée. Il éprouvait un vif chagrin de se voir ainsi abandonné.

A cette même époque, une dame étrangère, la comtesse d'Obersdorff, était venue passer quelques jours chez le comte de Gallas. Sa femme de chambre, un livre de prières à la main, descendait les esca­liers pour aller à l'église, au moment où Fernando s'était mis à sonner de nouveau avec force. Elle monta chez lui, et lui demanda avec le plus tou­chant intérêt ce qu'il désirait.

« -Mademoiselle, je vous en prie, s'écria-t-il, ayez la bonté de me procurer tout de suite de la limo­nade ou au moins de l'eau, car je meurs de soil'.

— Je vais vous en chercher sur-le-champ, » répondit-elle.

Elle prit la carafe vide qui se trouvait là, se hâta d'aller à la fontaine, la remplit d'eau fraîche, re­vint et donna à boire au malade, en lui disant : « Prenez d'abord ceci en attendant, je vais vous préparer de la limonade. »

Elle pensait bien qu'elle ne pourrait plus assister à l'office; mais elle se dit : Servir un malade, c'est aussi servir Dieu.

Elle descendit à la cuisine, où elle ne trouva per­sonne. Elle se mit à chercher des citrons et du sucre; ce fut en vain. Affligée, elle revint près de Fernando pour lui annoncer cette fâcheuse nou­velle. « C'est honteux, dit-elle, de vous abandon­ner ainsi dans l'état où vous êtes ! je vais rester auprès de vous jusqu'à ce que votre garde-malade soit de retour. »

Et elle s'assit près de la fenêtre, prit son livre de prières et le lut avec recueillement. Cependant elle se levait de temps à autre pour donner à boire à Fernando et s'en aller à la fontaine remplir la ca­rafe quand il n'y avait avait plus rien.

« Que de gratitude.je vous dois, Mademoiselle! lui dit Fernando. Peut-être jamais je ne serai en état de reconnaître ce que vous faites pour moi. Mais celui qui a dit que chaque goutte d'eau fraîche offerte à un malheureux altéré trouvera sa récom­pense, saura vous tenir compte de cette bonne ac­tion. Lorsque je bois, il me semble que je verse de

l'eau sur une pierre rougie au feu. Sans vos géné­reux soins, je crois que je serais mort de soif. Oh ! Mademoiselle, soyez certaine que Dieu vous ré­compensera.

Le plaisir de vous être utile, répondit la jeune fille, m'est déjà la plus douce récompense. « Elle se remit de nouveau près de la fenêtre, et continua sa lecture jusqu'à ce que le négligent do­mestique fût de retour. Alors elle souhaita au ma­lade un prompt rétablissement, et se retira. Le len­demain, comme elle était sur le point de partir avec sa maîtresse, elle alla lui rendre encore une der­nière visite, s'informa de sa santé et lui fit le plus aimable adieu.

Quand Fernando fut rétabli, le comte l'emmena en Bohême, où il possédait un château et de vastes domaines. Là Fernando mena plusieurs mois une existence agréable : cet antique château et ces spa­cieux jardins lui plaisaient beaucoup: en les voyant il se rappelait, quoique d'une manière confuse, qu'il avait passé les premières années de son enfance dans une demeure à peu près semblable. Il s'y sen­tait à son aise. Le comte s'en aperçut avec plaisir, et, comme son intendant venait de mourir, il lui offrit cette place, ce que Fernando accepta avec joie; toutefois il éprouvait un vif et sincère regret de se séparer de cet excellent seigneur.

Aussitôt que l'on sut que Fernando avait été nommé intendant, les propriétaires et les employés d'administration des environs ambitionnèrent l'honneur de lui donner leur fille en mariage. Mais Fer­nando n'avait, pas oublié la jeune personne qui avait été pendant quelques heures sa garde-malade ; l'in­térêt qu'elle lui témoigna, la douceur de son ca­ractère, sa modestie et sa piété se retraçaient encore vivement à sa mémoire. Dès qu'il se vit dans une position stable et avantageuse, sa première pensée fut de la demander pour épouse -, il fit part de son projet au comte, qui l'approuva : il écrivit à la jeune fille, et attendit impatiemment sa réponse.

 

CHAPITRE XI

Le mariage.

Cette jeune personne se nommait Clara, et était la fille d'un ancien garde forestier généralement estimé. Elle avait perdu de bonne heure son père ; sa mère s'était d'abord retirée avec elle chez une de ses parentes. Là cette vertueuse mère employa le produit de son travail à l'élever, à l'envoyer à l'é­cole et à lui faire apprendre la couture. Clara, aussi active et intelligente qu'elle était douce et bonne, fit des progrès en tout, et devint bientôt le soutien de sa mère, dont l'âge commençait à diminuer les forces ; la jeune fille se chargea de pourvoir elle-même par son travail à leurs besoins.

Parmi les grandes maisons pour lesquelles elle travaillait le plus habituellement se trouvait celle de la comtesse d'Obersdorff. Un jour Clara rapporta à cette dame plusieurs ouvrages que celle-ci lui avait commandés. La comtesse en fut si satisfaite, qu'outre le prix convenu elle lui donna un tablier rempli de quantité de robes, fichus et autres objets de toilette, qu'elle ne portait plus. Clara, toute joyeuse, revint à la maison. En déployant avec sa mère ce que contenait le tablier, elles trouvèrent dans un gant de soie une bague de diamants. Clara se hâta de retourner chez la comtesse pour lui rendre ce bijou.

Cette dame en eut une grande joie. «J'ai regardé longtemps cette bague comme perdue ; je l'aurai sans doute ôtée avec mon gant sans m'en aperce­voir. Je suis très-contente de l'avoir retrouvée, et je suis encore bien plus contente de rencon­trer d'honnêtes gens comme vous; j'aviserai aux moyens de récompenser votre probité. »

Quelque temps après, la mère de Clara mourut : cette pauvre orpheline avait alors environ quatorze ans. Elle vint en habit de deuil et en sanglotant chez la comtesse lui annoncer cette douloureuse nouvelle; elle se lamentait de n'avoir plus ni père ni mère. « Je suis toute seule dans le monde ! » disait- elle en pleurant.

— Console-toi, mon enfant, répondit la comtesse ; je te servirai de mère. Viens demeurer chez moi, tu n'y seras pas traitée comme une domestique, mais comme ma propre fille. »

Clara accepta cette offre généreuse avec joie et reconnaissance. Cette jeune fille que sa mère avait élevée à la piété, au travail et à la vertu, ayant toujours vécu dans une modeste retraite, n'avait pas été exposée au contact pernicieux du monde ; jamais elle n'avait pris part à ces plaisirs mondains si dangereux pour l'innocence. Elle sut se rendre de jour en jour plus chère à la comtesse par la dou­ceur et la modestie de son caractère, par son amour du travail, la pureté de son coeur et sa sincère piété; elle ne tarda pas non plus à aimer sa bienfaitrice comme une seconde mère. Son coeur avait été libre de toute autre affection jusqu'au moment où, à Vienne, elle fit la connaissance de Fernando. Alors elle pensa bien qu'elle serait heureuse avec un homme de ce caractère ; mais aussitôt elle bannit cette idée comme une chimère : car comment aurait- elle pu s'imaginer qu'un homme tel que lui épou­serait une pauvre orpheline? C'est dans ces dispo­sitions qu'elle reçut la lettre de Fernando ; et la demande de sa main lui causa une surprise d'au­tant plus agréable qu'elle s'y était moins attendue.

Elle alla aussitôt trouver la comtesse, et lui com­muniqua la lettre avec une aimable rougeur. « Eh bien, lui dit cette dame avec un doux sourire, je te félicite de tout mon coeur, ma chère enfant. Tu es, en effet, une seconde Rebecca; la première, pour avoir offert un verre d'eau, mérita l'amour d'un honnête homme. Tu ressembles aussi par ton inno­cence et ta bonté à cette jeune vierge de l'âge d'or, et Fernando est un de ces jeunes hommes loyauxet honnêtes comme il devait y en avoir à cette époque fortunée. Réponds-lui tout de suite quels sont tes sentiments.

—  Mais, reprit Clara, quand il saura que je suis pauvre et que je n'ai d'autre dot que le peu que j'ai pu épargner sur mes gages, peut-être changera- t-il d'idée?

—  Tu es riche en vertu, répliqua la comtesse, et le mérite que tu t'es acquis auprès de Dieu par ta conduite irréprochable, par ta piété, ton activité et ta bienfaisance envers les pauvres, est une dot bien plus précieuse que tout l'or et l'argent que tu pourrais apporter à ton époux. Va, mon enfant, tu m'as toujours servie fidèlement ; tu as pris part à mes chagrins comme à mes joies avec une tendresse sans égale. Notre séparation m'est bien douloureuse; mais ton bonheur m'est trop cher pour ne pas m'y résigner. Je n'y mets qu'une condition, c'est que les noces soient célébrées dans mon château; je dois remplir le devoir d'une mère en te conduisant moi- même à l'autel, et aussi en te préparant ton trous­seau de jeune mariée. Va écrire tout cela à ton futur, et dis-lui bien des choses aimables de ma part. »

Clara écrivit sur-le-champ à Fernando, qui, plein de joie, arriva plus promptement que n'aurait pu faire une lettre. Il la rassura sur toutes les craintes qu'elle avait exprimées dans la sienne au sujet du manque absolu de fortune où elle se trouvait. Après les plus doux épanchements de part et d'autre, le jour du mariage fut fixé. Ce fut un jour de fête et de bonheur, non-seulement pour les habitants du château, mais encore pour toute la contrée; car Clara était aimée de tout le monde. Elle avait su répandre des aumônes considérables parmi les pau­vres; plus d'une larme avait été séchée par la cha­ritable orpheline; plus d'une infortune cachée qui ne serait jamais venue aux oreilles de Mme d'Obersdorf, lui était révélée par Clara; et les secours que la comtesse prodiguait si généreusement aux malheureux leur étaient transmis par la main de sa fille adoptive.

Une demi-heure avant le moment fixé pour se rendre à l'église, on ne fut pas peu surpris de voir arriver un brillant équipage qui amenait le comte de Gallas et son épouse, venus pour assister à la fête. Après les compliments d'usage, le comte mit au doigt de Fernando une riche bague, que celui-ci reconnut pour être une de celles qu'il lui avait vendues autrefois à Londres.

« Cette bague, dit le comte, m'a fait faire votre connaissance et admirer votre probité ; je vous la donne comme un souvenir qui vous rappellera sans cesse que la vertu ne reste pas sans récompense, même en ce monde, en attendant que le Sei­gneur la couronne dans le ciel. »

Au même instant, la comtesse d'Obersdorf s'ap­procha de la fiancée, lui prit amicalement la main, et dit : « Et moi aussi j'ai une bague à présenter à la jeune épouse : c'est celle que cette jeune orpheline pauvre et vertueuse avait trouvée, et qu'elle m'a rendue avec tant de délicatesse. C'est à ces deux bagues que M. le comte de Gallas et moi devons le plaisir de connaître deux personnes si dignes d'estime, et c'est aussi à cette douce circonstance qu'ils doivent le bonheur de s'être vus. Dieu s'en est servi pour les réunir; que ces deux bagues soient donc leurs anneaux de mariage. « Le jeune couple reçut avec un plaisir indicible ces témoignages honorables d'estime et d'affection; ils se félicitèrent de nou­veau de s'être connus et d'être désormais unis par des liens indissolubles.

Après les cérémonies religieuses et les actions de grâces rendues au Seigneur, un splendide repas fut servi; les pauvres ne furent point oubliés, et tout se passa dans la plus grande joie. Quelques jours après leur union, les jeunes époux partirent pour la Bohême, accompagnés des bénédictions de leurs maîtres et de tous les habitants du village.

 

CHAPITRE XII

Le grand d'Espagne.

Pendant que Fernando et son épouse menaient une vie tranquille et heureuse au sein des âpres montagnes et des sombres forêts de la Bohême, et voyaient déjà croître autour d'eux une aimable fa­mille, Alonzo traînait dans les belles et riches con­trées de l'Espagne une existence bien pénible, la vie la plus triste que l'on puisse imaginer, quoique le monde, qui ne juge que sur les apparences, le re­gardât comme le plus heureux des mortels. A l'é­poque où il reçut la nouvelle de la mort de Fernando, qui lui laissait un riche héritage, il s'était imaginé qu'il serait au comble du bonheur. La joie qu'il en ressentit fut si vive, qu'il put à peine la cacher à sa femme et à ses enfants, profondément affligés de cette mort. Il possédait alors tout ce qu'il avait si ardemment désiré : un palais somptueux dans la capitale, plusieurs châteaux dans les plus belles contrées, de vastes terres, une fortune immense en capitaux et le titre de grand d'Espagne. Mais il ne tarda pas à reconnaître que tous les trésors de la terre ne sauraient rendre l'homme heureux quand il ne jouit pas de la tranquillité de l'âme et de la paix de la conscience.

11 acquit cette douloureuse conviction le lende­main même du jour où il reçut la fatale nouvelle. Vers le soir il était assis dans son jardin, à côté de son épouse qui avait encore les yeux humides de larmes, et qui lui dit : « Je n'aurais pas dû quitter ce pauvre enfant; peut-être l'aurais-je sauvé. Toute ma vie je me reprocherai de l'avoir abandonné dans un pareil moment, et de n'avoir pas cédé à ses in­stantes prières.

—  Cesse ces plaintes, lui répondit Alonzo avec dureté, laisse reposer les morts, et pense aux vi­vants ; songe surtout à la fortune que cette mort assure à nos enfants.

—  Non, jamais une semblable pensée ne m'était venue à l'esprit, répliqua la noble Blanca. Peut-on se réjouir de la mort de son semblable parce qu'il nous laisse un riche héritage? La vie de cet enfant était plus précieuse à mes yeux que tous les trésors de la terre. » A ces mots elle se leva, et se retira dans sa chambre.

Au même instant vinrent s'approcher d'Alonzo les deux plus jeunes de ses enfants. La petite Bella tenait dans ses mains une jeune colombe qu'avait tuée un oiseau de proie, et elle criait à son père : « Cher papa, vois cette pauvre petite créature qu'un vautour a fait mourir; regarde ces plumes blanches couvertes de sang, son cou et sa poitrine en sont rouges! Le vautour est un animal bien méchant d'égorger ainsi l'innocente colombe, qui ne lui fait point de mal !

— Aussi a-t-il reçu le châtiment qu'il méritait, s'écria le petit Yago, qui survint apportant le vau­tour qui se débattait encore. Vois-tu, le jardinier l'a puni, et le jardinier a bien fait, car celui qui tue mérite la mort. »

Ces paroles pénétrèrent dans le coeur d'Alonzo comme une flèche acérée. « Allez-vous-en, drôles que vous êtes, s'écria-t-il à ses enfants, et ne venez pas m'ennuyer ici de votre bavardage. » Il se leva et s'enfonça dans une sombre allée, où il se pro­mena longtemps dans une vive agitation. Il lui sem­blait toujours entendre résonner ces mots : Celui qui tue mérite la mort. Oh ! se dit-il, qu'il est dou­loureux d'entendre prononcer ainsi sa sentence de la bouche de ses enfants, quoiqu'ils ignorent mon crime !

Quelques jours après il alla occuper son nouveau palais à Madrid. Une brillante société vint lui pré­senter de flatteuses félicitations. La salle de récep­tion était magnifique et ornée de tableaux précieux dus aux pinceaux des plus célèbres artistes. Alonzo, vêtu du costume de sa nouvelle dignité de grand d'Espagne, se présenta avec une noble assurance, et reçut d'un air grave les compliments qu'on lui adressait. Tout à coup, son regard étant tombé sur une des peintures, il pâlit, car le tableau représen­tait le massacre des Innocents à Bethléhem; et le visage farouche d'un homme qui plongeait le poigard dans le sein d'un jeune garçon le fit tressaillir.

Il détourna promptement la vue en se disant : Et moi aussi j'ai fait périr l'innocence.

En fuyant ce tableau accusateur, ses regards tombèrent sur une seconde peinture représentant la décollation de saint Jean-Baptiste. Alonzo ne put encore regarder sans frémir la tête sanglante du saint exposée sur un plat. Voilà ce que j'ai mérité, se disait-il; si mon crime venait à être découvert, moi aussi je serais décollé. Ce saint était innocent , et moi...

Il remarqua que son émotion frappait tout le monde; il lui sembla que les yeux fixés sur lui lisaient au fond de son coeur le crime horrible qu'il avait commis; sa main tremblante laissa échapper le chapeau garni de plumes qu'il tenait, ses genoux fléchirent, et l'on fut obligé de le conduire dans une pièce voisine,et de le placer sur un sofa. Là il pria tout le monde de se retirer. Son épouse seule resta avec lui. « Au nom du Ciel, qu'as-tu donc? lui demanda-t-elle avec inquiétude.

—  Fais enlever ces deux tableaux qui sont dans la grande salle.

—  Tu les as cependant vus mille fois, et tu les as même admirés comme des chefs-d'oeuvre!

—  Il en est autrement aujourd'hui ; maintenant que je suis le maître ici, je ne les veux plus laisser dans ce salon. Ils me font horreur. Cet enfant qu'on massacre, cette tête sanglante... Non, je ne remets pas les pieds dans cette salle avant que ces tableaux en soient enlevés. »

La comtesse tressaillit ; pour la première fois elle conçut l'horrible pressentiment que son époux devait avoir sur la conscience quelque crime caché. Les médecins conseillèrent à Alonzo d'aller res­pirer l'air de la campagne; il partit pour un de ses châteaux. En y arrivant, il trouva réunis dans la cour tous les employés du domaine, ainsi que les habitants de l'endroit; une musique joyeuse se fit entendre, et l'air retentit de nombreux vivat. Mais toutes ces démonstrations ne lui parurent pas sin­cères, et il crut lire la tristesse peinte sur quelques visages. Les fonctionnaires publics l'accompagnè­rent dans son cabinet, et l'entretien tomba bientôt sur le comte Alvarès son frère, qu'ils avaient eu pour seigneur, et dont le fils unique était mort si subitement. A ces tristes souvenirs, les yeux de ces excellentes gens se remplirent de larmes, surtout lorsqu'un vieillard, prenant la parole, dit à Alonzo : « Pardonnez à notre sensibilité, Monseigneur: la douleur que nous a causée cette perte est encore trop récente et trop vive pour qu'il nous soit pos­sible de la contenir. J'ai servi pendant cinquante ans feu votre père et votre noble frère, et toujours j'ai entendu leur éloge dans toutes les bouches. Dernièrement encore, en me rendant pour affaires dans votre château, je vis le charmant Fernando, notre jeune maître. Il était plein d'espérance et de vie, il était frais comme une rose. Mon petit-fils que vous voyez ici à mes côtés m'accompagnait; le jeune comte s'entretint longtemps avec lui; et avec quelle grâce, quelle affabilité il lui parlait ! Aimable enfant, me disais-je, j'ai été le serviteur et l'ami île ton grand-père et de ton père, je songe avec plaisir que mon petit-fils sera aussi ton serviteur

et ton ami. Mais Dieu en a ordonné autrement. J'espère que Votre Seigneurie et ses enfants nous consoleront de la perte que nous avons faite.

—  Je l'espère aussi, » répondit froidement Alonzo. Puis il congédia les visiteurs, et demeura seul le reste de la journée.

Le lendemain il s'enveloppa dans un manteau fort simple, sans ornement, et alla se promener dans la campagne : il désirait savoir ce qu'on pen­sait de lui. Il rencontra une paysanne vêtue de noir. Il l'aborda et entama la conversation avec elle, et vit qu'elle ne le connaissait pas. « Vous êtes en deuil? lui demanda-t-il : vous avez peut-être perdu votre mari ou un de vos enfants ?

—  Ah ! répondit cette femme en poussant un soupir, j'ai perdu quelqu'un que j'aimais autant que mes propres enfants, notre jeune comte Fernando.

—   Et c'est pour lui que vous portez ce deuil ?

—  Oui, Monsieur, et ce deuil est général dans toute la contrée; car la mort de ce jeune seigneur est un grand malheur pour nous et nos familles.

—  Pensez-vous donc que votre seigneur actuel ne vaudra pas son neveu ?

—Hum !... c'est là une des choses dont on n'aime guère à parler. Voyez, ce que nous avons appris de la maladie et de la mort du jeune comte ne nous a pas fait trop de plaisir ; pas un de ses parents n'était resté auprès de lui ! Abandonner ainsi son propre sang, c'est cruel, c'est barbare, cela ne présage rien de bon. »

Elle garda un instant le silence, essuya ses larmes, et ajouta : « Nous croyons tous que si cet

enfant était tombé en de meilleures mains, il se­rait encore en vie. »

Ces discours furent pour le coupable Alonzo au­tant de coups de poignard. Il quitta brusquement la paysanne.

Ainsi, tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait, contribuait à lui faire sentir plus vivement les re­proches de sa conscience. Il donnait à tout ce qu'on lui disait une interprétation à laquelle souvent on n'avait pas songé ; il trouvait en toutes choses des allusions désolantes ; et il lui semblait qu'il était le point de mire contre lequel l'humanité offensée dirigeait tous ses traits.

Chaque fois qu'il pensait à Pedro il éprouvait un sentiment d'épouvante. Alonzo lui avait écrit: « Je t'abandonne pour l'instant la jouissance du château et des terres que je t'avais promis dans le temps ; mais je ne puis encore te les céder en toute pro­priété ; car cela éveillerait les soupçons. Tu auras ce bien après ma mort. Pour le moment évite de me voir ; on doit ignorer nos rapports. »

En effet, Pedro ne reparut plus devant Alonzo, qni avait conçu pour lui une aversion invincible et le méprisait comme un vil assassin, quoique ce fût lui-même qui l'eût poussé au crime par ses menaces et ses promesses. Cependant le silence même de Pedro inquiétait Alonzo, lorsqu'un jour il apprit que son complice, après être tombé dans la plus noire mélancolie, avait disparu, et qu'on ne savait ce qu'il était devenu. Nouveau sujet d'alarme pour Alonzo, qui fit faire des recherches infructueuses; il était accablé. Si ce malheureux, pensa-t-il, est comme moi tourmenté par sa conscience, il peut bien être allé se livrer à la justice : on a vu plusieurs fois des criminels qui se sont accusés eux-mêmes et ont mieux aimé périr sur un échafaud que d'en­durer les tortures des remords. Oui, oui, il se sera livré aux juges, et alors... il m'entraînera au sup­plice avec lui.

On apprit enfin que Pedro s'était noyé, et qu'on avait trouvé sur un rocher, près de la mer, son cha­peau, son manteau et sa mandoline brisée. Cette nouvelle délivra Alonzo d'une terrible inquiétude ; mais bientôt les tourments de sa conscience rede­vinrent encore plus cruels. C'est moi qui ai causé la mort de ce jeune homme, se dit-il encore ; c'est moi qui, après lui avoir fait éprouver sur cette terre tous les tourments du remords, l'ai précipité en enfer: puis-je éviter de l'y suivre? Ah ! je suis perdu!...

Pour s'étourdir il essaya de se lancer dans les distractions du monde et dans le tumulte des bruyantes sociétés; mais son noir chagrin le pour­suivait partout. Alors il alla habiter un de ses châteaux les plus solitaires; il fuyait les hommes, restait des journées entières seul dans sa chambre, d'où il ne sortait que le soir pour se promener dans les lieux les plus déserts, afin de ne rencontrer per­sonne. Sa démarche et sa figure annonçaient la plus profonde tristesse, et il entendait sur son chemin plus d'un pauvre ouvrier qui disait en le voyant passer : « Ce pauvre monsieur ! il possède de l'or, des dignités, des châteaux, tout ce qu'un homme peut désirer sur la terre, et pourtant voyez comme il a l'air malheureux ! Ah ! certes, je ne voudrais pas changer mon sort contre le sien. »

 

CHAPITRE XIII

 

Le crime puni.

 

Bientôt de nouvelles infortunes vinrent fondre sur le malheureux Alonzo et aggraver encore les douleurs de son âme. Ses plus jeunes enfants mou­rurent presque coup sur coup de la petite vérole, à la fleur de l'âge. Ce n'est pas tout. Eugénie, sa fille aînée, jeune personne douée des plus belles qualités, était demandée en mariage par un jeune homme de bonne famille et d'un caractère noble et généreux. Eugénie aurait été au comble de ses voeux en s'unissant à ce vertueux jeune homme, et la mère aurait volontiers consenti ; mais son père re­poussa ce choix avec dédain, comme n'étant ni assez noble ni assez riche, et il força sa fille à épouser un vieux duc d'un caractère détestable et de mauvaises moeurs, mais qui possédait une brillante fortune. Cette jeune femme, se voyant si malheureuse, suc­comba au bout de quelques années au chagrin qui la dévorait. Cette nouvelle perte frappa vivement Alonzo. « C'est mon orgueil et mon ambition qui l'ont conduite au tombeau. Moi qui ai fait périr le fils unique de mon frère, je suis condamné à voir mourir tous mes enfants, et ma famille s'éteindra. » C'est ce qui arriva. Philippe, son premier-né, le seul qui lui restât, et qu'il avait toujours aimé plus que les autres, fut la victime des principes que son père lui avait inculqués : il lui enseigna à être fort susceptible sur le point d'honneur. L'honneur avant tout, telle est sa maxime favorite. La mère, plus sage et plus chrétienne, cherchait à effacer ces leçons pernicieuses.

« L'honneur, disait-elle, est sans doute une belle chose ; mais il est à la vertu ce que l'éclat est à l'or. L'honneur sans la vertu n'est qu'un vain mot, une dorure trompeuse jetée sur un mauvais métal. Il faut, pour être vraiment un homme d'honneur, éviter non-seulement ce qui peut nous déshonorer aux yeux des hommes, mais ce qui nous souille et nous déshonore aux yeux de Dieu. »

Mais le jeune homme tenait peu de compte des sages leçons maternelles, et prenait exemple sur son père, qui ne voulait paraître homme d'honneur que devant les hommes. Il fit plus d'une extrava­gance, parce que l'honneur semblait l'exiger de lui. Un jour, se croyant offensé par un de ses amis, il le provoqua en duel, et fit à son adversaire une blessure à laquelle celui-ci succomba sur-le-champ; mais lui-même avait reçu trois coups d'épée dont il mourut peu de jours après. Quand le malheureux père apprit cette triste nouvelle, son âme en fut profondément ébranlée. « Trois blessures, s'écria- t-il, trois blessures ! Pedro avait aussi donné trois coups de poignard à Fernando. Pour trois coups de poignard on me rend trois coups d'épée; car le Ciel me frappe dans mon enfant chéri. » Sa dou­leur, son désespoir, furent au comble.

Malgré le soin que prenait Alonzo de concentrer en lui-même et de cacher à tous les yeux sa tris­tesse et ses remords, il ne put les dérober à son épouse. Souvent la tendre Blanca, essayant de rani­mer son courage, lui demandait la cause de sa mé­lancolie toujours croissante. « Confie tes chagrins au coeur d'une fidèle épouse, lui dit-elle, cela te soulagera, et peut-être réussirai-je à te consoler. » Mais il gardait le plus opiniâtre silence ; car il ju­geait son crime trop affreux pour oser le révéler à qui que ce fût.

Toutefois ces tourments, que pendant le jour il s'efforçait de renfermer dans son sein, s'en échap­paient, à son insu, pendant la nuit. Souvent des rêves affreux venaient le tourmenter, et il s'écriait : « Fuis, laisse-moi, spectre sanglant ! pourquoi me pénétrer, me percer de tes regards? pourquoi me montrer toujours ces trois blessures? Grâce, grâce, cher Fernando ! j'étais dans un délire ; je ne savais ce que je faisais. Pardonne-moi, car tu es au ciel, et moi, misérable, je souffre tous les tourments de l'enfer ; les flammes m'environnent de toutes parts, je brûle, je suis perdu !... »

Blanca entendait souvent la nuit de semblables paroles sortir de la bouche de son époux. Souvent aussi elle entrait chez lui sans qu'il s'en aperçût, et le trouvait plongé dans de sombres pensées.

« La malédiction du Ciel est tombée sur ma mai­son ! dit-il une fois ; j'ai voulu enrichir mes enfants de l'héritage d'autrui, et ils n'ont pas eu même le mien. J'ai fait périr un enfant étranger, et j'ai perdu tous les miens. Je pensais faire rejaillir sur eux l'éclat d'une maison illustre, et je suis le der­nier de ma race. Insensé que j'étais ! je croyais par l'emploi de moyens illicites me créer une belle existence dans le monde, et je me suis rendu le plus misérable des hommes. »

Son épouse entendit en tremblant ce déchirant aveu, et s'éloigna sans avoir été aperçue. Cette noble dame, déjà si profondément affligée de la mort de ses enfants, sentit sa douleur s'accroître encore par l'état où elle voyait son mari. Malgré les torts et le crime d'Alonzo, elle le chérissait ten­drement; car elle voyait son repentir, et elle avait pitié de lui ; son silence sur ce sujet était un sup­plice pour elle ; car elle ne pouvait ni lui en parler, ni lui prodiguer ses consolations. Cette douleur de tous les jours épuisa ses forces; elle tomba dans une maladie de langueur.

Un jour qu'elle se sentait plus faible encore que de coutume, et que son mari était assis près de son lit, elle fit signe à la femme de chambre de s'éloi­gner. Alors prenant la main de son époux et jetant sur lui un regard angélique, elle lui dit d'une voix éteinte: « Cher époux, je vais te quitter, je n'ai plus que peu d'instants à vivre. Écoute mes der­nières paroles; ce sont des paroles d'amour, de paix et de réconciliation. Il y a longtemps que je sais ce qui pèse si fort sur ta conscience, je l'ai pressenti même dès le principe. Tu as fait mourir Fernando, notre neveu. Ce crime est horrible ; mais ne désespère point : la miséricorde de Dieu est in­finie ; il pardonne au repentir sincère. Hàte-toi de te réconcilier avec lui ; sauve ton âme, sauve-la,

afin que nous ne soyons pas séparés pour l'éternité, mais que nous puissions nous revoir dans le ciel. »

Alonzo, dont les yeux n'avaient jamais versé de pleurs, et dont le coeur avait été jusqu'à ce jour inaccessible à toute consolation, baisa avec émo­tion la main presque glacée de son épouse, et lui dit d'un ton déchirant et en laissant échapper un torrent de larmes :

« Chère Blanca, ange du ciel! quoique tu saches que je suis un démon, tu as encore pitié de moi, et ton coeur m'a conservé sa tendresse. Ton amour me rend mon courage. Oui, la clémence de Dieu est infinie, et puisque tu me pardonnes, toi à qui j'ai causé tant de chagrins, j'ose encore espérer que Dieu me pardonnera aussi, que je trouverai grâce devant lui, et que nous nous reverrons dans le ciel. »

Elle lui sourit, jeta sur lui un dernier regard de tendresse, et expira. Alonzo tomba alors à genoux devant le lit de mort, leva au ciel ses mains jointes, et s'écria : « O Dieu ! qui venez de rappeler cet ange que je n'étais pas digne de posséder, faites-moi la grâce de mourir un jour comme elle. Tendez-moi une main secourable et aidez-moi à sortir, par une sincère et rigoureuse pénitence, du profond abîme qui me sépare d'elle et de vous. Toutes vos oeuvres sont admirables; mais vous vous montrez mille fois plus admirable encore, ô Dieu des miséricordes, en permettant au pécheur de rentrer dans la voie du salut. »

 

CHAPITRE XIV

Le pécheur réconcilié.

Après la mort de son épouse, Alonzo se retira dans le plus isolé de ses châteaux, qu'entouraient de toutes parts des forêts et des montagnes. Il n'a­vait amené avec lui que son seul valet de chambre. Là il voulut vivre éloigné du monde entier. Il pas­sait presque tout son temps enfermé dans son cabinet et à lire les livres de piété que son épouse lui avait laissés, et il s'aperçut bientôt que c'était un trésor plus précieux que tous les trésors de ce monde. Il trouvait dans ces livres, surtout dans le Nouveau Testament et dans l'Imitation de Jésus-Christ, une foule de passages qu'elle avait souli­gnés, ou des notes écrites de sa main et qui ren­fermaient quelques-unes de ses pieuses réflexions et de ses pensées édifiantes. Ces lectures versèrent un baume de consolation dans son coeur.

Cependant, quelque soulagement que procuras­sent à son âme ces pieuses lectures, sa conscience ne se trouvait point encore tranquillisée. Ses peines, pour être moins vives, ne se calmèrent pas tout à fait ; sa santé en souffrit cruellement, et il tomba malade. Alors il voulut voir un prêtre pour obtenir de lui les consolations de la religion. Son domes­tique lui amena un religieux qui demeurait dans un couvent de franciscains, à cinq lieues du châ­teau.

Ce religieux se nommait le frère Antoni0. il était déjà sur l'âge, sa figure était pâle et maigre et sa tête chauve ; ses traits annonçaient une âme compâtissante, et le son de sa voix avait quelque chose de doux et de pénétrant; cependant il paraissait timide et embarrassé en présence du com l' aspect même de l'état où se trouvait Alonzo l'émut tellement , qu'il ne put s'empêcher de répandre des larmes. Le comte tendit la main au bon franciscain et lui dit : « Mon vénérable père, la part que vous prenez à mes peines m'est bien sensible et m'inspire la plus haute confiance en vous ; mais je ne suis pas digne de vos larmes, car je suis un grand pécheur et je n'ose pas vous avouer l'horrible secret qui me désespère. Quelle créature vile et incompréhensible que l'homme, qui ose commettre une action qu'il n'ose avouer ! Grand Dieu ! accordez-moi la force de confesser mes fautes à votre ministre.

Il retomba épuisé sur son oreiller, leva les re­gards vers le ciel et se tut. Il régna alors dans cette chambre, que la lueur vacillante de la lampe éclai­rait à peine, un silence lugubre qui glaçait d'épou­vante. On n'entendait d'autre bruit que le mouvement monotone de la pendule, et d'instant en instant un douloureux soupir de malade.

Le religieux, voyant qu'Alonzo ne pouvait se décider à parler, rompit enfin le silence puis­qu'il vous est si difficile de confesser votre crime, je vais vous aider. Vous avez ordonné dans le temps à un nommé Pedro de faire mourir par le poison ou par le fer votre jeune neveu, pour vous emparerr de sa fortune.

—  Mon père ! s'écria Alonzo terrifié, et regar­dant le religieux avec stupéfaction, d'où savez- vous cela ? qui vous l'a appris ?

—  Il importe peu de connaître qui me l'a appris, il suffit que je le sache. Mais rassurez-vous, per­sonne au monde ne le sait que moi. Maintenant je vais aussi vous donner la meilleure de toutes les consolations : le crime n'a pas été consommé, votre neveu est encore vivant.

—  Comment ! Fernando vit encore ! Au nom du Dieu tout-puissant, me dites-vous la vérité? Est-ce bien vrai ?

—  Oui, reprit le moine avec calme. Je puis l'af­firmer devant Dieu. La sainte providence veillait sur lui, et l'a sauvé comme par miracle. Le couteau qui devait lui donner la mort se trouvait émoussé, le bras du meurtrier était comme paralysé, et son coeur, si dur aupavarant, s'amollit et céda tout à coup à la voix de la pitié ; le sang de l'innocent en­fant a coulé, mais ses blessures n'étaient pas mor­telles. Fernando vit encore.

—  Ah ! s'il pouvait être vrai, s'écria Alonzo en tressaillant de joie, que Fernando fût encore vivant et que je ne fusse pas un meurtrier, je renaîtrais moi-même à la vie. Oui, je serais prêt à confesser mon crime et à restituer ses biens à leur maître lé­gitime. Mais, hélas ! cet espoir n'est qu'une illu­sion, j'ai peine à y croire. Continuez, mon père, dites-moi ce que Pedro fit de l'enfant.

—  Quand Pedro, immobile devant sa victime, ne savait quel parti prendre et comment se soustraire à votre colère, le Ciel envoya à l'enfant un sauveur dans la personne d'un noble chevalier ; sans ce miraculeux secours, l'enfant était perdu. Bernardo del Bio entra tout à coup , pansa les blessures de Fernando, et l'emporta.

—  Bernardo del Bio ! s'écria Alonzo au comble de la surprise ; mon ennemi, celui qui fut mis au ban de l'Empire et que l'on croyait s'être enfui d'Espagne ?

—  Lui-même : cet homme respectable, si fausse­ment accusé, s'était réfugié dans les montagnes et y vivait en ermite. Il conduisit le jeune Fernando dans sa retraite, l'éleva avec soin et le mena en­suite à l'université de Salamanque, bien résolu à faire valoir devant le trône les droits du jeune Fer­nando au comté d'Alvarès. Il possédait entre ses mains toutes les preuves nécessaires pour réussir dans ce projet ; car Pedro, poussé par le repentir et le remords, l'avait instruit de tout en lui remet­tant vos lettres. Ces lettres , les trois blessures du jeune comte, dont les cicatrices sont encore très-visibles, la statue de plâtre déposée dans le caveau de la famille et une foule d'autres circonstances auraient suffi pour vous convaincre de votre crime et faire réintégrer Fernando dans ses biens. Mais la mort a enlevé Bernardo avant l'exécution de ce projet, et le jeune Fernando, qui ignorait sa nais­sance illustre, se rendit à Londres avec un négo­ciant ; là il gagna les bonnes grâces de l'ambassa­deur d'Allemagne, qui l'emmena avec lui à Vienne ; actuellement il habite la Bohême, et est le père d'une charmante famille. »

Alonzo frémit à l'idée du malheur et de l'opprobre dont il avait été menacé sans qu'il s'en dou­tât. Il joignit les mains et s'écria plein de reconnais­sance : « Quelles actions de grâces ne vous dois-je pas, ô mon Dieu ! Vous avez tourné en bien tout ce que j'avais imaginé de mal. Oh! grâces vous soient rendues. Je ne vous demande plus qu'une faveur : c'est de me conserver la vie jusqu'à ce que j'aie pu me réconcilier avec vous en expiant mes péchés par le repentir et la pénitence, et de revoir encore ce Fernando, mon neveu , que je haïssais tant, et que j'aime maintenant comme s'il était, mon propre fils. Laissez-moi obtenir de lui mon pardon, ensuite je mourrai tranquille. O Seigneur ! accordez-moi cette dernière grâce et ne rejetez pas ma prière, tout indigne que je suis de votre misé­ricorde ! » Alonzo questionna encore le bon religieux sur une foule de détails auxquels celui-ci répondit à sa satisfaction. On pense bien que la conversation ne manqua point de tomber aussi sur Pedro. « Le souvenir de ce malheureux jeune homme me fait bien de la peine, dit Alonzo ; j'ai très-mal agi en­vers lui. Vraiment il n'avait pas une âme méchante, mais seulement un caractère trop faible, suscep­tible de recevoir avec une égale facilité les impres­sions du bien et du mal. Les espérances dont je le flattai et les menaces dont j'effrayai son esprit ont seules pu le déterminer à cet horrible forfait. Oh ! combien je lui sais gré d'avoir épargné la vie du pauvre Fernando ! Je lui pardonne de m'avoir trompé par ces feintes funérailles et par la fausse nouvelle de la mort de mon neveu. Mais je n'aurais pas cru qu'il fût capable de me trahir en révélant cette affaire à Bernardo et en lui livrant mes lettres. Cependant je lui pardonne encore de bon coeur, et vous, vénérable père, souvenez-vous de cet infor­tuné dans vos prières.

—  Ah ! ne me nommez pas vénérable, s'écria le religieux avec une très-vive émotion et en se jetant dans les bras du comte, j'en suis indigne; moi aussi je suis un grand pécheur : vous voyez ce Pedro qui vous a si heureusement trompé et trahi. »

Qu'on 's'imagine, si l'on peut, l'extrême surprise d'Alonzo ; il ne pouvait en croire ses yeux ni se persuader que Pedro vécût encore et qu'il se fût fait religieux. Jamais il n'aurait cru que ce vieillard, au visage ridé et à la tête chauve, fût le joyeux chanteur aux cheveux blonds et au teint fleuri. Il prit ses mains dans les siennes, fixa sur lui un re­gard de douleur, et lui dit avec émotion : « Dieu soit loué de t'avoir conservé la vie et donné le temps d'expier tes fautes ! Nous sommes devenus vieux tous les deux, et nous avons beaucoup changé. Nous avons reconnu le vide et la fragilité des biens de ce monde. Je t'ai causé de grands chagrins, et les larmes que je te vois répandre m'accusent en­core ; pardonne-moi, mon cher Pedro ! Tu étais jeune et sans expérience ; j'étais dans l'âge mûr et je connaissais le monde ; au lieu de te servir de guide dans le chemin de la vertu et de la piélé, je t'ai, au contraire, poussé au mal. Mais raconte-moi donc ce qui t'est arrivé avant d'avoir retrouvé le calme et la paix de l'âme sous l'habit de Saint- François.

—  Seigneur, puisque les aventures d'un infortuné peuvent vous intéresser, je vais vous en faire le récit. Peu de jours après mon attentat sur la per­sonne du jeune Fernando, quand la première agi­tation de mon âme se fut un peu calmée, comme je comptais toujours sur vos promesses, le désir d'épouser Éléonore s'éveilla de nouveau dans mon coeur. Je me rendis chez elle, je lui appris que j'é­tais devenu propriétaire d'un domaine considérable, et je lui demandai sa main. Mais l'eprit pénétrant de cette demoiselle devina tout le mystère de ce subit changement de ma fortune. « Quel effroyable trait de lumière! s'écria-t-elle. Comment ! don Alonzo vous a fait présent de ce bien ! Quelle espèce de service lui avez-vous donc rendu pour cela? Ce n'est certainement pas votre talent pour le chant et pour la musique qu'il a eu l'intention de récom­penser si généreusement. J'ai l'affreux pressenti­ment que vous lui avez servi d'instrument pour accélérer la mort de son jeune neveu, et vous pensez que je pourrais épouser un meurtrier ! Non, non, jamais, vous me faites horreur ! »

« En achevant ces paroles, elle lança au ciel un regard de vive douleur : « Mon Dieu, ajouta-t-elle, combien je me suis trompée en aimant cet homme ! j'en rougis de honte. » Des larmes amères coulaient de ses yeux. Je me jetai à ses pieds; mais elle me repoussa avec horreur, et me dit : « Retire-toi, maudit serpent, tigre altéré de sang humain, et ne t'avise plus de te présenter devant mes yeux. »

« Ma conscience, qui ne s'était jamais tout à fait endormie, s'éveilla alors avec une force nouvelle : elle me reprocha d'être un empoisonneur et un assassin; car j'aurais en effet empoisonné le jeune comte si Dieu n'avait empêché que je trouvasse du poison. Le couteau dont je me suis servi s'est de même refusé à l'exécution de mon crime; c'est encore Dieu qui l'a voulu ainsi. Je ne peux assez remercier le Tout-Puissant de la grâce qu'il me fit d'affaiblir mon bras quand j'allais égorger le pauvre enfant. Si mon crime eût été complètement con­sommé, je serais devenu fou, ou je serais mort de désespoir. Je regardai pour lors comme un devoir d'aider le jeune comte à recouvrer son héritage. Ayant appris que le noble chevalier qui avait sauvé le petit Fernando et le pieux ermite de la montagne étaient la même personne, j'allai le trouver, je lui remis vos lettres, et je le conjurai de mettre tout en oeuvre pour faire rendre justice à Fernando.

« — C'est bien là mon intention, me répondit cet excellent homme, et vous pouvez compter sur moi ; quand le moment d'agir sera venu, je me porterai hautement accusateur contre Alonzo, en cas que les voies de douceur se trouvent impuissantes. En attendant, j'enfermerai ces redoutables lettres dans un paquet que je remettrai au prieur du couvent des chartreux, qui est mon ami, en le priant de les déposer dans les archives du couvent et de ne les remettre qu'à moi-même sans les avoir déca­chetées. Et vous aussi gardez le silence, et allez en paix. »

« Ayant ainsi déchargé ma conscience et appris qu'Eléonore avait pris le voile dans l'ordre austère de Sainte Claire, je pris la résolution de me retirer du monde et d'entrer dans un couvent. Je craignais cependant que, si vous appreniez que je vous avais trahi et que j'étais encore vivant, vous n'employas­siez tout pour vous venger ; voilà pourquoi, afin de me soustraire à vos poursuites, j'imaginai de briser ma mandoline sur les bords de la mer, et d'y dé­poser mon chapeau et mon manteau , afin de vous faire croire que je m'étais noyé.

« Je me rendis ensuite dans une province très-éloignée, et je demandai à être reçu dans l'ordre de Saint-François ; mais ce ne fut qu'après bien des instances et un long noviciat qu'on m'accorda cette faveur. Je me dévouai à la prière et à la médita­tion, et je remplis fidèlement les devoirs qui m'é­taient imposés. Séparé du monde, j'appris cependant par hasard, ou plutôt, par la volonté divine, que Ber­nardo était mort depuis longtemps, emportant avec lui dans la tombe le secret de l'existence de Fer­nando, qui avait quitté le pays. J'appris aussi que vous étiez venu habiter ce château et que vous y passiez une vie triste et solitaire. Je sentis alors le besoin de vous parler, et je priai mon supérieur de me désigner pour me rendre auprès de vous et vous apporter les secours de la religion dans votre mala­die. C'est ainsi qu'après tant de tourments et de souffrances Dieu a permis que nous nous revis­sions. »

Pedro continua : « Je suis venu pour entendre votre confession, et je vous ai fait la mienne : votre complice ne peut rien pour vous. Moi aussi j'avais perdu l'espérance, mon crime me semblait plus grand que la miséricorde de Dieu. Enfin j'osai dé­voiler mon âme tout entière à un digne vieillard, le plus pieux des pères de notre couvent. Il sut me faire mieux comprendre la clémence infinie de notre Sauveur; il m'expliqua l'infaillible efficacité d'un sincère repentir et les effets salutaires et con­solants d'une bonne confession. Je les ai moi-même éprouvés; car dès lors mon coeur s'ouvrit à l'espé­rance, et je cessai de frémir en songeant à l'Éternel. Voulez-vous que je vous envoie ce pieux vieillard? » Alonzo y consentit. Le bon père passa trois jours au château, et confessa le comte, qui avec la paix de l'âme recouvra promptement la santé du corps, et résolut de chercher Fernando pour lui rendre son héritage.

CHAPITRE XV

L'iniquité réparée.

Dès qu'Alonzo se sentit complètement rétabli, il partit, malgré son grand âge, pour se rendre en Bohême. Antonio l'accompagna sous le titre de cha­pelain. En passant à Vienne, il eut soin de se pro­curer pour Fernando une lettre du comte de Gallas; cette lettre disait seulement que le personnage au­quel on la remettait était un grand d'Espagne qui voyageait en Bohême, et devait s'arrêter quelque temps au château. On recommandait à l'intendant de lui en faire les honneurs avec les égards dus à sou rang distingué.

Lorsque, aprèsbeaucoup de fatigues à travers les chemins âpres et raboteux de la Bohême, sa voiture fut arrivée au sommet d'une montagne fort élevée, il aperçut de loin l'antique château du comte de Gallas, séjour de Fernando. « Cher Antonio, dit-il à son compagnon de voyage, vous ne croiriez pas combien j'ai le coeur serré. Quand Fernando aura appris ce que j'ai voulu tenter contre lui, il ne pourra que me haïr et me regarder comme un monstre. Oh ! qu'il est douloureux pour un vieil­lard, un oncle, de paraître en coupable devant un jeune homme!

—  Soyez tranquille, monsieur le comte : Fer­nando ignore, j'en suis sûr, que la tentative de meurtre faite contre lui venait de vous, il ne l'at­tribue qu'à la démence du joueur de luth. Cepen­dant nous le questionnerons, et nous verrous ce qu'il sait de cette histoire, afin de ne lui rien dire de plus qu'il n'est nécessaire.

—  Vous avez raison, et nous acquerrons par ce moyen la certitude que cet intendant est véritable­ment notre Fernando. »

Ils descendirent au fond de la vallée, et arrivèrent dans un village dont les maisons étaient basses et construites en bois. Ils quittèrent la voiture et se rendirent à pied au château. Alonzo avait caché son riche costume de grand d'Espagne sous un large manteau, et Antonio, revêtu des habits de son ordre, marchait un bréviaire à la main.

Ils entrèrent dans le jardin du château, et se di­rigèrent par une belle allée qui les conduisit à un vergé planté d'arbres de toute espèce. Un jeune garçon au teint vermeil était monté sur une échelle appuyée contre un cerisier chargé de fruits, qu'il cueillait et qu'il laissait tomber dans le tablier de sa petite soeur. Un autre petit garçon arrangeait en souriant dans un joli panier les cerises que sa soeur lui présentait. Ces trois enfants eurent à peine aperçu les deux étrangers, qu'ils quittèrent aussitôt leur occupation. Les deux frères s'approchèrent du religieux, lui baisèrent la main avec respect et s'in­clinèrent devant Alonzo, tandis que leur petite soeur se tint timidement à l'écart.

« Ces messieurs viennent sans doute voir notre jardin ? dit l'aîné. Mon frère, veux-tu le leur mon­trer, pendant que je vais chercher papa ? »

Les deux enfants conduisirent les voyageurs par tout le jardin, et leur fit admirer tour à tour, avec la naïveté de leur âge, les allées, les plates-bandes, les berceaux, les statues et le grand bassin, mais surtout l'orangerie.

Le père de ces charmants enfants parut enfin au bout d'une longue allée. Allonzo alla au-devant de lui, et lui remit la lettre du comte de Gallas. Fer­nando en prit lecture ; il regarda d'abord Alonzo avec étonnement, puis aussitôt lui présenta ses respects, ainsi qu'au père franciscain. Cependant Alonzo sentait ses genoux trembler ; il fut obligé de s'asseoir, et il pria Fernando de prendre place entre Antonio et lui. Après quelques politesses d'usage, Fernando engagea la conversation.

« Messieurs, dit-il, vous venez d'Espagne : c'est ma patrie, c'est là que j'ai passé les belles années de mon enfance.

—    Comment! vous êtes né en Espagne ! El quels étaient vos parents? Comment se fait-il que vous ayez préféré à cette belle et riche contrée les forêts et les montagnes de la Bohême ?

— Mes aventures ont quelque chose de bizarre et de particulier, mes souvenirs d'enfance ressemblent à un rêve confus. Je demeurais dans un château antique entouré d'un beau jardin. La dame que je regardais comme ma mère, qui ne l'était pas, comme je l'ai su depuis, était très-belle, et surtout très-bonne envers moi. Mes trois frères et soeur aînés, où qu'alors je croyais l'être, s'appelaient Phi­lippe, Eugénie et Carlos; j'ai oublié les noms des plus petits. Le seigneur que j'appelais mon père était rarement à la maison, et n'aimait pas les en­fants : nous le craignions tous. Voilà à peu près tout ce dont je me souviens. Je me rappelle encore ce­pendant qu'un jour je fus tout à coup saisi d'une maladie grave. Ma mère, mes frères et mes soeurs partirent subitement ; le père l'ordonnait ainsi, car il craignait que mon mal ne fût contagieux; il les pressa de partir, depuis je ne les ai plus revus. Tout le monde m'abandonna, excepté un jeune homme, nommé Pedro, qui était un joueur de luth ; il était fort aimable et nous plaisait à tous. Souvent il nous avait amusés en nous chantant de belles ballades, en nous apprenant toutes sortes de petits jeux ; il nous faisait aussi de petits ca­deaux. Pendant que j'étais malade, il resta auprès de moi pour me soigner. Soudain il devint fou, et voulut me tuer avec un couteau. Il se laissa pour­tant émouvoir par mes prières et me laissa la vie, mais après m'avoir fait trois blessures dont je porte encore les cicatrices. »

Alonzo écouta ce récit avec une grande attention : en entendant parler de son épouse et de ses enfants, il ne put retenir ses larmes. Pedro aussi pâlissait et tremblait en se souvenant de son attentat. Mais tous deux se réjouissaient intérieurement d'apprendre que Fernando n'attribuait cette action détestable qu'à la démence du joueur de luth, et qu'il igno­rait complètement qu'elle fût le résultat d'un com­plot. Fernando raconta ensuite son séjour dans l'er­mitage ainsi que les circonstances qui l'avaient conduit à Londres, à Vienne et enfin en Bohême.

Alonzo ne douta plus que l'intendant du comte de Gallas ne fût, en effet, le fîls de son frère Alvarès. Cependant, pour en avoir encore plus de certitude, il lui dit : « L'histoire de votre vie est, en effet, ex­traordinaire ; mais n'avez-vous donc appris rien de plus sur votre origine ?

—  Hélas! non, jamais, répondit tristement Fer­nando. Le père Bernardo m'avait bien promis de me découvrir le mystère qui enveloppe ma nais­sance; mais la mort l'a surpris avant qu'il pût ac­complir cette promesse.

—  Eh bien, dit Alonzo, moi je pourrai peut-être vous apprendre quelque chose ; mais il s'agit de sa­voir si vous êtes en effet ce même enfant que cet insensé de Pedro frappa de son couteau. Peut-on voir encore la trace de vos trois blessures ?

—  Oui, certainement. » A ces mots, Fernando ouvrit son gilet, et montra ses cicatrices. Alonzo se leva alors, ouvrit les bras, et se jeta au cou de Fer­nando, le pressa contre son coeur et lui dit en ver­sant des larmes : « O Fernando! tu es mon neveu, le fils de mon excellent frère ! tu es le comte Alvarès, l'unique héritier d'un des plus beaux comtés d'Espagne. Un fatal concours de circonstances t'a privé de cet héritage ; tu grandis sans connaître ton illustre origine ; moi-même je te croyais mort; mais dès que j'ai appris que tu existais encore, je brûlai du désir de te presser sur mon coeur, et je quittai la belle Espagne pour venir te chercher jus­que dans les forêts de la Bohême, afin de jouir du bonheur de te revoir, de réparer les injustices que tu as souffertes, de te ramener en triomphe dans ta patrie, et de te réintégrer dans tes biens et dans ton rang. Combien je suis heureux de te retrouver, mon cher Fernando ! Reconnais en moi ton oncle, ac­corde-moi ton amitié, et je mourrai heureux. »

Fernando était au comble de la surprise ; il em­brassa son oncle en versant les plus douces larmes. Alonzo pleurait aussi de joie; mais son bonheur était troublé par cette secrète pensée : Ah ! si mon neveu savait combien je fus coupable envers lui, il me détesterait et me repousserait avec horreur. C'est ainsi que le souvenir d'une action coupable peut empoisonner même les plus beaux moments de notre vie.

Alors Alonzo ouvrit son manteau, détacha l'étoile de diamants qui brillait sur sa poitrine et dit à Fer­nando : « Voici la décoration de grand d'Espagne que, te croyant mort, j'ai portée jusqu'ici ; ces in­signes et cette dignité te reviennent de droit. Viens, que j'attache cette croix sur ta poitrine ; qu'elle soit un faible dédommagement des blessures dont cette poitrine conserve encore les cicatrices.

—    Oh ! s'écria Fernando, lorsque je reçus ces blessures, pouvais-je croire qu'elles dussent un jour amener une si heureuse découverte et me va­loir tant de bonheur ? C'est donc ainsi que Dieu sait faire servir à notre bonheur nos malheurs mêmes! »

 

CHAPITRE XVI

Orgueil et fidélité.

Pendant qu'Alonzo se faisait connaître à son ne­veu et le décorait des insignes de son rang, Clara, l'épouse de Fernando, vint aussi pour complimenter les étrangers ; mais lorsqu'en approchant par une petite allée couverte elle aperçut l'étoile qui brillait sur la poitrine de son mari et qu'elle entendit appe­ler comte don Fernando, elle pâlit; il lui sembla qu'un abîme se creusait entre elle et lui, et elle s'arrêta avec effroi.

Personne n'avait remarqué Clara ; et Alonzo dit à son neveu : « Partons, ma voiture est prête, je vais te présenter à l'Empereur, afin qu'en sa qualité de roi d'Espagne il te confirme dans la possession de tes biens et de tes titres, ainsi que tes aima­bles enfants et ton épouse. De quelle famille est-elle?

—  Elle est la fille d'un garde forestier nommé Hermann.

—  Quoi ! comment ! s'écria Alonzo ; et son visage se rembrunit, car son orgueil était révolté. Com­ment ! la fille d'un forestier, d'un garde-chasse ! voilà qui est affreux; je ne m'y serais pas attendu. Tonte ma joie s'évanouit, et je ne vois plus de terme à mes peines. »

Fernando fut consterné de ces paroles étranges. Alonzo s'en aperçut, et reprit,: « Il est vrai que tu ne savais pas que tu fusses issu d'une des plus an­ciennes familles du royaume; autrement tu n'aurais pas eu la malheureuse idée d'épouser une roturière, fille d'un simple forestier. Il nous faut voir ce qu'il y aurait à faire pour réparer cette faute, car cette mésalliance me donnerait la mort. »

Ces paroles déchiraient le coeur de Clara ; elle s'éloigna sans avoir été aperçue.

Alonzo se leva et se promena à grands pas en se frappant le front ; et tout d'un coup s'arrêtant de­vant Antonio, il lui dit : « Tâchez de trouver un remède à ce malheur, mon père; autant que je crois le savoir, l'erreur est un cas de divorce : dites-le moi, peut-on déclarer que ce mariage est le fruit d'une erreur, et obtenir qu'il soit rompu?

—  Oui, une erreur dans les personnes est un cas de nullité ; mais dans la circonstance actuelle le cas me semble différent : il s'agit d'une personne qui s'est trompée sur son propre compte. Il faut avoir recours à l'autorité ecclésiaslique, qui donnera une solution.

—  Il n'y a pas besoin de solution ni de tant de ré­flexions, s'écria Fernando avec chaleur : je ne me séparerai jamais de mon épouse, pas même pour lies deux couronnes de l'Empereur. Je lui garderai jusqu'au tombeau la foi que je lui ai jurée au pied de l'autel en présence de Dieu. Rien, rien ne nous séparera que la mort seule ! J'ai d'abord appris avec plaisir que j'étais comte; mais c'était une folie : l'éclat de ce titre ne m'a ébloui qu'un moment, ce rêve a passé aussi vite qu'il est venu. Reprenez votre comté, je n'en veux point. Je suis charmé d'avoir fait la connaissance d'un oncle dont j'igno­rais le nom et l'existence ; mais qu'il ne soit plus question de me séparer de ma Clara. Retournez dans votre belle Espagne ; quant à moi, je resterai ici, dans ma chère Bohême, ma seconde patrie, où je suis heureux, et où je terminerai mes jours, entouré de ma femme et de mes enfants. Je suis même sur­pris que vous ayez pu me faire une proposition qui blesse toute âme honnête et chrétienne. Mainte­nant, pardonnez si je vous quitte, je me sens trop ému pour continuer cette conversation. »

Fernando alla trouver son épouse : comme elle lui avait dit qu'elle irait le rejoindre au jardin, et qu'il ne la voyait point arriver, il était inquiet. Il la trouva dans sa chambre, entourée de ses enfants et fondant en larmes avec eux. « Clara, ma chère Clara, au nom du Ciel ! qu'as-tu donc? »

Clara leva douloureusement les yeux sur son mari, et s'écria en voyant la décoration qui était encore attachée sur son habit « Oh ! cette étoile est pour moi et mes enfants un présage de mal­heur. Te voilà comte maintenant, et moi je ne suis que la fille d'un pauvre garde forestier. Ton oncle n'approuvera jamais notre union; il songe même à nous séparer, à te faire épouser une dame de haut parage après m'avoir abandonnée; il le forcera même à renier tes enfants et à leur défen­dre de porter ton nom. Oh! je ne survivrai pas à cette douleur, elle me plongera dans la tombe.

— Clara, chère Clara, lui dit Fernando en la serrant dans ses bras, comment peux-tu penser si mal de ton mari, et me croire capable de te ré­pudier et de méconnaître nos enfants ? Dieu m'en garde ! Non, jamais je ne me séparerai te toi. J'ai renoncé à tout mon héritage et fait connaître mes intentions à mon oncle; et devant toi j'arrache de ma poitrine cette étoile de diamants. Va, toi seule es pour moi l'étoile de bonheur que le Seigneur a fait lever pour embellir mes jours sur la terre. Le lien qui nous unit est indissoluble et sacré : c'est Dieu lui-même qui a reçu nos serments, lui seul pourra nous en relever par la mort. »

11 s'assit près d'elle et lui prodigua les plus tendres consolations. Ses larmes de douleur se changèrent en larmes de joie. « Cher Fernando, combien je t'aime! ton coeur est si noble ! Ta tendresse, ton attachement pour moi, ont été mis à l'épreuve, comme l'or qui passe par le feu : et maintenant je serai, si cela est possible encore, plus heureuse que jamais. »

Fernando aussi était vivement ému. Les deux époux serrèrent leurs enfants dans leurs bras, et l'heureux père leur dit : « Oui, mes chers enfants, je reste avec vous et votre excellente mère. L'a­mour, l'union, nous rendront plus heureux que toutes les grandeurs et les richesses du monde. »

 

CHAPITRE XVII

Heureuse conclusion.

A peine Fernando avait-il rassuré et consolé sa chère Clara, les enfants sautaient encore et pous­saient des cris de joie, lorsque la porte s'ouvrit, et Alonzo entra avec Antonio; puis s'adressant à Fer­nando, il lui dit : « Mon cher neveu, je t'en prie, sois donc raisonnable. Il ne s'agit pas ici d'une ba­gatelle, mais d'une fortune immense, du titre et des privilèges de l'ancienne maison d'Alvarès. Ta femme actuelle ne pourra jamais porter le titre de comtesse, étant d'une naissance roturière. Jamais tu ne pour­rais la faire admettre dans les sociétés de la haute noblesse. Songe aux difficultés de ta position. Tes enfants mêmes ne pourront jamais hériter de ton comté, il retombera au domaine de la couronne. Cette perte serait immense. Écoute, je vais acheter pour ta Clara ce château ou quelque autre beau domaine, à quelque prix que ce soit, et je ferai en sorte qu'elle y puisse vivre heureuse avec ses enfants au sein de l'abondance ; et toi, tu viendras avec moi en Espagne prendre possession de tes biens. J'en suis fâché pour ta pauvre femme, mais cette séparation est absolument nécessaire et iné­vitable. »

Clara et ses enfants poussèrent de nouveaux gé­missements et des cris de douleur; mais Fernando se leva aussitôt, et, se plaçant, devant Alonzo, il lui dit avec une noble fermeté : « Mon oncle, vous avez entendu mon dernier mot, je n'ai plus rien à dire : mieux vaut rester pauvre et fidèle à sa parole que de devenir riche et parjure. »

Charles, l'aîné des enfants, s'approcha d'Alonzo et lui cria : « Oh ! vous êtes un méchant oncle ; notre autre oncle, le garde forestier, est bien plus gentil que vous : quand il vient nous voir, nous nous réjouissons tous; mais vous, vous faites pleu­rer tout le monde. »

Alonzo fut irrité de la franchise de cet enfant. L'idée qu'un garde forestier était aussi bien que lui l'oncle de cette petité famille blessa sa fierté. « Tais- toi, petit drôle, lui cria-t-il avec humeur, je ne veux rien savoir de votre parenté. »

Il se promena à pas précipités dans la chambre, et il faillit marcher sur l'étoile que Fernando avait jetée par terre. « Regarde, dit-il à Antonio, l'inso­lence de mon neveu, il jette par terre le signe d'honneur de ma famille pour qu'on le foule aux pieds c'est horrible, c'est affreux! »

Et sa fureur était au comble. Mais Antonio, que la douleur de la mère et des enfants fondant en larmes avait vivement ému, prit le comte par la main, le conduisit dans l'embrasure d'une fenêtre à l'autre bout de la salle, et lui parla ainsi :

« Seigneur, vous vous efforcerez en vain de sé­parer ces deux époux, et, pour vous parler fran­chement, c'est votre orgueil, votre ambition sans bornes, et non une sage réflexion, qui vous portent à agir ainsi. Cet orgueil et cette ambition ont déjà causé bien des chagrins dans votre vie et dans votre famille; c'est à ces deux vices que vous devez vos malheurs, ceux de votre épouse, de vos enfants et d'un grand nombre d'autres personnes. Votre épouse, l'excellente Blanca, si douce, si modeste, vivrait peut-être sans les chagrins que lui ont causés vos trames ambitieuses. Les fausses idées de point d'honneur que vous inspiriez à votre fils Philippe ont causé sa mort prématurée. Et qui donc est cause que Fernando, issu d'une noble famille, a été forcé de se mettre commis marchand, de quitter sa patrie et de chercher un asile en terre étrangère? Vous le savez... Je n'ai point besoin de vous parler de moi ; mais combien ne m'avez-vous pas rendu malheu­reux en me faisant l'instrument de vos projets am­bitieux ! Votre propre vie a été une longue série de peines et d'angoisses que vous auriez pu éviter. Et à peine Dieu vous a-t-il accordé la grâce de vous décharger du poids qui pesait sur votre conscience en ramenant dans vos bras ce vertueux Fernando dont vous pensiez être le meurtrier, que vous re­commencez à le persécuter, lui, sa femme et ses enfants! Oh! non, vous ne vous êtes pas encore rapproché de Dieu, votre conversion n'a encore été ni véritable ni complète. Vous êtes loin d'avoir l'esprit d'humilité et. de charité d'un disciple de Jésus-Christ. Oh ! pensez aux bons exemples qu'il nous a donnés en descendant sur la terre et en supportant toutes les misères humaines, toujours humble et charitable, jusqu'à laver les pieds de ses apôtres, jusqu'à se soumettre à l'opprobre sur la croix pour nous racheter et nous mériter par sa mort la vie éternelle. Si vous voulez être un vrai chrétien, soyez humble et charitable avant tout. » Alonzo, l'âme vivement ébranlée, resta un mo­ment comme absorbé dans ses réflexions ; puis il dit: « Vous avez raison, père Antonio ; si l'on m'avait toujours dit la vérité comme vous venez de me la dire, on m'aurait épargné bien des chagrins, et je serais devenu meilleur. Je vous remercie de vos bons conseils, et je les suivrai. »

Il alla trouver Fernando, que sa femme et ses enfants tenaient étroitement serrés comme s'ils eussent craint qu'on ne le leur enlevât, et dit avec un regard serein et plein de bienveillance : «Cher Fernando, chère Clara, je ratifie votre union, vivez heureux comme par le passé. »

Fernando et Clara,transportés de joie, tombèrent aux pieds de leur oncle en le suppliant de leur donner sa bénédiction, et les enfants suivirent l'exemple de leurs parents. « Non, non, s'écria-t-il, je ne puis consentir à ce que vous vous agenouilliez devant moi. Je n'ai pas mérité un pareil hommage. Je vous en prie, levez-vous.

—  Pas avant que vous nous ayez bénis, répondit Fernando.

—  Eh bien ! soit, dit Alonzo avec une profonde émotion. Que le Seigneur bénisse votre union et qu'il répande ses grâces sur vous et sur vos enfants! » Puis il les releva et les embrassa les uns après les autres, et des larmes de joie coulaient de ses yeux, il ressentait un bonheur tel, que jamais il n'en avait éprouvé de pareil.

Cette réconciliation fut suivie des entretiens les plus doux, auxquels Clara, en bonne ménagère, se déroba bientôt pour veiller aux apprêts d'un bon souper. Toute la famille s'assit à table, et Alonzo se sentit une joie, un bonheur, un contentement inté­rieur qui l'étonnait lui-même. Il s'amusait du naïf babil des enfants et pria les parents de les laisser jaser à leur aise. Mon Dieu, se dit-il à la fin du repas, que vous êtes bon à mon égard! Quelle vie heureuse vous m'avez préparée pour ma vieillesse! Seul et délaissé, je menais une triste existence dans mes magnifiques châteaux ; autour de moi régnait un silence semblable à celui de la tombe. J'avais survécu à ma femme et à mes enfants, et vous venez de me rendre une famille nouvelle qui m'entoure de tant d'amour. Mon Dieu, je vous rends grâces. Oui, toute ma vie sera consacrée à vous témoigner ma vive reconnaissance de ce que vous avez fait pour moi !

Alonzo résolut de passer quelques jours dans cette famille, au milieu de laquelle il goûtait un bonheur si pur, puis de se rendre avec elle à la résidence de l'Empereur pour lui présenter Fer­nando et lui faire constater ses titres. Pendant son séjour dans son château, le comte de Gallas, son épouse et la comtesse d'Obersdorf vinrent à l'improviste visiter leur domaine en Bohême et présen­ter leurs félicitations aux jeunes époux sur le chan­gement qui s'était opéré dans leur position; car Fernando les en avait instruits. Ils en avaient été tellement surpris et enchantés, qu'ils venaient leur en témoigner personnellement leur satisfaction. Alonzo fut ravi, quand il vit le comte de Gallas non-seulement traiter son ancien intendant comme son égal en rang, mais encore lui témoigner une estime et une considération particulières, et que les deux comtesses embrassèrent tendrement la mo­deste Clara. Peu de temps après il partit avec Fernando et sa famille pour la cour.

11 fit demander à l'Empereur une audience parti­culière, qui lui fut accordée sur-le-champ; car Alonzo jouissait d'une haute considération dans le monde et à la cour, à cause des services qu'il avait rendus à sa patrie. Là, sans faire mention de son crime, il raconta à l'Empereur que Bernardo del Rio, son ennemi, s'était emparé du jeune Fer­nando, auquel néanmoins il avait donné une excel­lente éducation; mais que, surpris par la mort, il n'avait pu mettre à exécution ses projets de ven­geance. Alonzo raconta ensuite la vie de cet enfant, son départ pour Londres, pour la Bohême, et son mariage avec Clara Hermann, fille d'un garde fo­restier, et il déclara son intention de réintégrer son neveu Fernando dans l'héritage de son père.

L'Empereur répondit que, d'après les lois espa­gnoles, les enfants de Fernando ne pouvaient avoir aucun droit de succession au comté d'Alvarès, à cause du défaut de noblesse de leur mère, et qu'il n'était pas en sa puissance d'abroger ni d'éluder cette loi; mais en qualité d'empereur d'Allemagne il allait, par égard pour leur oncle, rétablir d'une autre manière la fortune des descendants du comte d'Alvarès.

Alonzo eut soin de faire vêtir magnifiquement son neveu et sa nièce, à laquelle il donna les riches parures que la mère de Fernando avait autrefois léguées à son amie dona Blanca, et il présenta les deux époux à l'Empereur. La pauvre Clara était toute tremblante de paraître devant le plus puissant monarque de la chrétienté. L'Empereur les accueillit de la manière la plus gracieuse, et dit : « Fernando d'Alvarès, votre oncle vous a déjà dit par quels motifs je ne puis promettre à vos enfants la trans­mission de l'héritage de vos ancêtres en Espagne. Mais il se trouve en ce moment en Silésie une très-belle et considérable seigneurie à vendre. Votre oncle m'a une fois prêté une somme d'argent qui équivaut à la valeur de ce bien. Je vous rends cette somme, allez acheter cette seigneurie, et soyez envers moi sur le sol d'Allemagne un sujet aussi fidèle que votre père et votre oncle l'ont été en Espagne. Quant à vous, belle Clara, que vos rares qualités ont anoblie depuis longtemps, je vais vous faire expédier des lettres de noblesse signées de ma main. »

Les deux époux se jetèrent aux pieds du mo­narque, dont ils baisèrent respectueusement la main, et le remercièrent de cette faveur. « Don Fernando et dona Clara, levez-vous, dit l'Empe­reur, et comptez sur ma bienveillance. »

Alonzo, ravi de cette marque éclatante de la fa­veur impériale, partit avec Fernando et sa famille pour la Silésie, afin de voir le domaine. Ils le trou­vèrent magnifique, l'achetèrent sur-le-champ et s'y installèrent. Fernando et Clara, restés constam­ment pieux et modestes, se sentaient au comble du bonheur, non point parce qu'étant devenus plus riches, le luxe les environnait, mais parce qu'ils se voyaient plus en état de faire du bien à leurs semblables.

Alonzo, qui d'abord avait l'intention de retour­ner en Espagne, se décida bientôt à rester au milieu de son intéressante famille, qui le pressait avec les plus vives instances de renoncer à ce projet de séparation. Ému jusqu'aux larmes de toutes ces marques d'amour et d'attachement, il céda, et leur dit : « Non, mes chers enfants, non, je n'ai pas le courage de vous quitter; je veux demeurer avec vous, c'est vous qui me fermerez les yeux. J'avais en Espagne, le plus beau pays du monde, tout ce qu'un homme peut désirer, rang, hon­neurs, richesses et tous les agréments de la vie, et avec tout cela j'étais loin d'être heureux : il me manquait le point essentiel, un coeur exempt de passions et où régnât la douce paix. L'aspect cons­tant de votre félicité domestique, de votre con­tentement, de votre mépris de tous les plaisirs, de votre bienfaisance sans ostentation, qui embellit les jours de tous ceux qui vous entourent, m'a appris oii il faut chercher le véritable bonheur dans cette vie. »

11 demeura donc; Antonio devint aumônier du château et desservit la chapelle, qu'on fit restaurer et embellir avec une magnificence digne du culte divin. Alonzo vivait dans la piété; il mettait toute son ambition à se rendre agréable à Dieu; il cher­cha sa joie et sa satisfaction dans celle qu'il procu­rait aux autres. Souvent il disait : « L'été de ma vie fut sombre et pénible, troublé même par d'épouvan tables orages; et ce fut ma propre faute. Je ue puis assez remercier le Seigneur de m'avoir ac­cordé, malgré mon indignité et contre toute mon attente, un automne si beau et si serein. Je n'ai trouvé la paix et le contentement qu'après m'être entièrement voué à Dieu et être devenu humble et bienveillant envers tout le monde. Sans la crainte de Dieu, sans l'amour de l'humanité, il n'y a point de jouissance en ce monde. »

Bien souvent aussi ce digne vieillard répétait à ses petits-neveux : « Souvenez-vous toute votre vie, mes chers enfants, qu'il n'y a pas de bonheur possible sans la vertu, ni de vertu sans la reli­gion. »

FIN DE FERNANDO

Agnès ou la petite joueuse de luth

CHAPITRE I    

Le château pris d'assaut.

Agnes-lt

Par une de ces sombres soirées d'automne ou les feuilles, jaunies déjà sur les arbres, commencent à être agitées par un vent plus âpre, la noble Théolinde, tenant sur ses genoux sa fille unique Adelina, était assise dans les appartements de son château isolé et presque désert de la Haute-Roche. Adelina était à cette époque une enfant d'environ huit ans, et son père, le chevalier Adelbert, se trouvait alors dans une contrée fort éloignée. Parti pour la guerre, il avait emmené avec lui tous ses écuyers et la ma­jeure partie de ses hommes d'armes. Un de ses fidèles serviteurs, nommé Jacques, et quelques valets, étaient en ce moment les seuls défenseurs du fort de Haute-Roche, bâti sur un énorme bloc de granit qui couronnait une montagne élevée, et d'où ce château avait tiré son nom. Jacques était d'abord parti avec le chevalier Adelbert; mais, comme la position des deux armées avait longtemps empêché le chevalier de recevoir aucune nouvelle de sa femme et de son enfant, et qu'il ne pouvait quitter son poste, il avait pris le parti d'envoyer à Haute-Roche le fidèle Jacques, déguisé en pèlerin, pour savoir ce qui s'y passait.

La guerre prit une tournure fâcheuse : les enne­mis envahirent le sol de la patrie, pillant, incen­diant, saccageant les villes et les campagnes, et une colonne de ces barbares s'approcha même du châ­teau de Haute-Roche. Dans ces circonstances, Théolinde, craignant une attaque, crut devoir retenir Jacques auprès d'elle, afin d'augmenter le nombre de ses défenseurs. Cependant les fortifications dé­labrées présentaient peu de sécurité , et dans ce moment Haute-Roche ressemblait plutôt à une maison de campagne qu'à une forteresse destinée à imposer à l'ennemi, et capable de soutenir un siège. Son architecture et surtout la masse de ses vieilles tours en ruines rappelaient seules encore la haute importance de cet antique château, dont le pour­tour et l'immense cour étaient plantés de chênes séculaires et de gigantesques tilleuls.

Ce soir-là donc, le vent glacé du nord agitait en sifflant la cime des arbres, et les feuilles arrachées des branches couvraient le pavé de la cour. Déjà le soleil avait disparu, le crépuscule était passé, et la nuit commençait à obscurcir les murs extérieurs de cet antique château, lorsque soudain on crut en­tendre dans le vallon des cris sourds et tumultueux.

« Qu'y a-t-il? demanda Théolinde effrayée à un serviteur qui apportait des bougies ; seraient-ce les ennemis? » Cependant le tumulte allait en aug­mentant, et le son des clairons paraissait se rap­procher. Un instant après, le gardien de la tour sonna de la trompette, et le vieux Jacques, pâle comme la mort, entra précipitamment dans la chambre. « Noble dame, dit-il, ne vous effrayez pas de la triste nouvelle que je vous apporte ; dans ce moment critique mettons notre espoir en Dieu, qui peut tout, et en sa divine assistance. Il parait qu'une troupe de gens armés s'avance vers le châ­teau. On ne saurait encore distinguer si ce sont des amis ou des ennemis; mais, à vrai dire, je crois plutôt que ce sont des ennemis ; car j'ai appris hier, et j'ai cru devoir vous le cacher, que les nôtres ont été battus et dispersés.

—  Juste Ciel ! s'écria Théolinde, s'il en est ainsi, que deviendrons-nous, ma pauvre enfant et moi?

—  Rassurez-vous, noble dame, dit Jacques; de tout temps vous vous êtes montrée bonne chré­tienne , vous n'avez donc pas oublié cet ancien et bel adage :

Celui qui se confie en la Divinité

Contemple l'avenir avec sécurité.

—  Vous avez raison, mon brave Jacques, répli­qua Théolinde ; faites hausser le pont-levis. Je ne le sais que trop, notre château n'est pas en état d'opposer une longue résistance. Mais tâchons de gagner au moins le temps nécessaire pour mettre en sûreté mes bijoux et mes effets les plus précieux.

— Vos ordres seront exécutés, noble dame, répondit Jacques; et il s'éloigna.

Le bruit de la marche des soldats, devenu tout à fait distinct, annonçait que déjà ils devaient être arrivés au pied des murs. Théolinde, tremblante, s'approcha du balcon de sa fenêtre, et pâlit de ter­reur, quand, à la clarté du croissant qui brillait comme une faucille d'or dans les intervalles des nuages, elle aperçut une bande de guerriers cou­verts de cuirasses et de casques étincelants, mon­tés sur des coursiers vigoureux, et dont la multitude remplissait toutes les avenues du montés montés sur des coursiers vigoureux, et dont la multitude remplissait toutes les avenues du château. Les cris confus qu'ils faisaient entendre ne laissaient plus aucun doute sur leurs desseins hostiles. Théolinde tressaillit d'épouvante, et s'écria: « Dieu ! que vois- je? » La petite Adelina, remarquant la frayeur de sa mère, se mit à pleurer et à pousser des cris lamentables. La pauvre mère chercha à la consoler de son mieux, puis se jeta à genoux, et, en versant d'abondantes larmes, elle supplia le Seigneur de ne point lui retirer son secours dans ce moment terri­ble. Un peu fortifiée par sa fervente prière, elle s'em­pressa de rassembler ses bijoux les plus précieux, tandis que les chaînes du pont-levis qu'on retirait faisaient entendre leur bruit sourd et sinistre.

11 était impossible que la faible garnison de Haute- Roche opposât une sérieuse résistance à un si grand nombre d'assaillants. Le château était investi de toutes parts. Déjà un fort détachement dressait des échelles dans les fossés du jardin, et se préparait de ce côté à l'escalade. Le lugubre tocsin du donjon de Haute-Roche, retentissant dans les vallons d'a­lentour, appelait aux armes la population du voisi­nage ; mais cette dernière ressource d'une forteresse aux abois ne fut d'aucun secours. On franchit sans obstacle les murailles du jardin; car la petite gar­nison était resserrée tout entière derrière le pont-levis, et s'y défendait à outrance. Le fort fut obligé de se rendre à l'ennemi, qui pénétrait par derrière. Théolinde frémit de tout son corps quand elle en­tendit le pont-levis, brusquement baissé, tomber avec fracas, et quand le bruit de guerriers mon­tant le grand escalier à pas précipités et retentissants s'approcha de la chambre. Elle avait bien poussé les verrous; mais c'était une bien faible barrière. En un clin d'oeil la porte fut enfoncée, et une bru­tale soldatesque envahit son appartement. Elle se réfugia dans une seconde pièce; mais celle-ci, promptement enfoncée, n'avait pas d'issue par où pût s'échapper la malheureuse châtelaine.

En entrant, les soldats effrénés se précipitent sur la tremblante Théolinde, qui tenait son enfant dans ses bras, et jeta des cris déchirants. « Donne, donne les clefs de tes armoires, lui crièrent ces forcenés; conduis-nous à la cave et au garde-manger. Après la victoire il faut faire ripaille ; allons, marche, et dépêchons-nous. »

Théolinde s'empressa d'aller prendre un trous­seau de clefs, qu'elle remit aux soldats. « Tenez, ouvrez tout et cherchez vous-mêmes ce qui vous convient. » Ces pillards ouvrirent alors tous les

meubles, et s'emparèrent de tout ce qu'ils purent y trouver en linge, effets, argent et objets de prix ; d'autres allèrent à la cave et au garde-manger, et montèrent les provisions dans les appartements de Théolinde, pour s'y livrer à la plus dégoûtante orgie. L'un d'eux, à demi ivre, s'avisa de frapper contre les murailles, pour s'assurer s'il n'y avait point quelque cachette ; tout à coup il remarqua un en­droit qui lui parut sonner creux. Tous alors exi­gèrent que Théolinde ouvrît cette armoire secrète. Elle obéit, le désespoir dans l'âme; car elle leur abandonnait ainsi ses dernières ressources. Ils s'emparèrent des bijoux avec une joie féroce ; puis ils accablèrent des plus terribles reproches la malheu­reuse Théolinde, qui ne leur avait pas enseigné tout de suite cette riche cachette. Leur avidité insa­tiable n'en fut que plus excitée. Ils se mirent dans la tête qu'il y avait encore des trésors plus consi­dérables et mieux cachés. Tous les meubles furent brisés, toutes les boiseries arrachées et les murailles presque démolies, dans l'espoir de trouver d'autres armoires secrètes.

Après s'être épuisés en recherches infructueuses, ils revinrent en fureur sur Théolinde, lui criant d'indiquer ses trésors. La pauvre dame avait beau leur dire et répéter avec les protestations les plus solennelles qu'elle avait livré toutes ses clefs, qu'il n'y avait plus rien de caché dans le château, ils refusèrent de le croire; dans leur colère toujours croissante, ils allèrent même jusqu'à lui arracher l'enfant qu'elle portait dans ses bras, et, se pres­sant autour d'elle, la menaçant de leurs épées nues, ils lui criaient encore de leur indiquer les trésors enfouis. Théolinde, bravant les armes levées sur elle, courut après son enfant pour le sauver des mains de ces barbares. Ses traits renversés et sa voix déchirante exprimaient toutes les terreurs d'une mère au désespoir. Alors l'un d'eux, avec un air satanique, s'écria : « Oh ! oh ! belle dame, nous avons donc trouvé le moyen de vous faire peur ! nous allons voir s'il est impossible de vaincre votre obstination. » A ces mots, il saisit par le bras la petite Adelina, qui pleurait et criait de toutes ses forces ; il leva son glaive sur cette innocente créa­ture, et lui dit d'un ton féroce : « Ton trésor, ou je la coupe en deux ! »

A cette barbare menace, à ce spectacle affreux, l'infortunée Théolinde fut tellement saisie d'horreur et d'épouvante, qu'elle tomba sans connaissance sur le plancher. Dans ce moment , le chevalier Grimmo de Durcoin, commandant en chef de cette troupe, arriva dans l'appartement. D'un coup d'oeil il vit tout. «Malheureux ! qu'allez-vous faire? cria- t-il à ses soldats d'un ton qui les fit trembler. Re­tirez-vous, sortez sur-le-champ, ou je vous ferai subir le sort dont vous menaciez ces infortunées. » Les soldats, terrifiés de l'apparition subite de leur chef, laissèrent la dame et son enfant, et se hâ­tèrent de s'enfuir avec leur butin. Grimmo ordonna aussitôt à ses domestiques de relever la pauvre Théolinde, qui gisait encore étendue sans mouve­ment sur le plancher. Il la fit déposer sur un lit de repos, et prit dans ses bras la petite Adelina. On frotta la châtelaine avec du vinaigre, 011 lui fit respirer des essences ; mais ce ne fut qu'après de longs efforts qu'on parvint à la rappeler à la vie. Quand elle ouvrit les yeux, ses premiers regards rencon­trèrent le chevalier étranger qui l'avait délivrée des mains des barbares.

 

CHAPITRE II

Le chevalier Grimmo.

Dès que Théolinde eut entièrement repris ses sens, le chevalier Grimmo s'approcha d'elle, et lui dit d'un ton plein d'intérêt : « Vous ne sauriez croire, madame la comtesse, combien je suis peiné des mauvais traitements que les soldats indisci­plinés de ma troupe se sont permis envers vous. Rendons grâces au Ciel de ce qu'il m'a fait venir assez tôt pour que j'eusse le bonheur de vous secou­rir. Maintenant rassurez-vous, Madame, et soyez persuadée qu'il ne vous arrivera plus aucun mal, tant que je serai présent en ces lieux. Mais, pour cette raison même, et dans l'intérêt de votre sûreté personnelle, vous me permettrez d'établir mon logement dans ce château. Je vais donner l'ordre de ne plus toucher aux caves ni aux celliers. Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous faire restituer ce qu'on vous a enlevé ; vous n'ignorez point que les usages de la guerre accordent le pillage aux troupes qui prennent une place d'assaut ; si vous aviez rendu

vous-même votre château, vous auriez évité ce malheur.

— Je vous remercie, noble chevalier, répondit Théolinde ; je sens tout le prix de votre bienveil­lance; soyez persuadé que j'ai appris de bonne heure à estimer un coeur généreux, même dans un ennemi. »

Grimmo s'empressa de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les provisions et autres objets encore intacts fussent épargés. Il fit cesser le pil­lage , et plaça une sauvegarde dans le château, qu'il ordonna de respecter, comme étant la demeure du commandant en chef.

Dès ce moment, Grimmo traita la comtesse et son enfant avec les plus grands égards ; il avait pour elles toutes sortes de soins et de bontés, et ne laissa échapper aucune occasion de leur prouver ses inten­tions bienveillantes. Mais à travers ses prévenances délicates, le venin de la séduction ne tarda pas à se montrer. Bientôt le chevalier s'enhardit au point de déclarer à Théolinde l'inclination qu'il sentait pour elle, et même de lui faire de coupables pro­positions. Mais la vertueuse Théolinde les rejeta; son coeur, rempli de la plus sincère piété, abhorrait le péché, et ne cessait d'implorer l'assistance de Dieu dans cette nouvelle et terrible épreuve. « O Dieu! s'écriait-elle quelquefois en tombant à genoux dans sa chambre solitaire, ôtez-moi tout, si telle est votre volonté , mais ne me retirez point l'appui de votre grâce. Ne permettez pas que je tombe dans les pièges de la séduction et du péché, et que je me rende indigne de vos célestes faveurs. Soutenez-moi dans le cours des épreuves que votre sainte provi­dence m'a réservées, et fortifiez mon courage au moment du danger. »

C'est ainsi que la pieuse Théolinde élevait sou­vent sou âme à Dieu , et puisait dans ses pratiques religieuses la grâce et la force nécessaires pour per­sévérer avec avantage dans ses combats spirituels. Ainsi tous les efforts du chevalier ennemi pour la rendre coupable restèrent sans le moindre succès.

Cependant cette pieuse mère s'appliquait à incul­quer dans le coeur de sa jeune enfant les premiers principes de la religion chrétienne. Adelina écoutait attentivement les leçons maternelles, et les retenait dans sa mémoire ; grâce aux peintures animées que lui faisait sa mère de la bonté, de la puissance de Dieu, et de la magnificence de ses oeuvres, elle ne tarda pas à sentir sa jeune âme embrasée du plus ardent amour pour son divin Créateur.

Théolinde chercha aussi à faire naitre dans le coeur de sa fille la charité chrétienne en même temps que l'amour de Dieu, dont cette vertu doit être la compagne inséparable. « Apprends, ma chère en­fant, lui disait souvent sa mère, apprends avant tout à aimer Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces, car Dieu est infiniment aimable : tout ce que tu vois dans l'univers entier, il l'a créé uniquement pour l'amour de nous. Toi aussi, tu lui dois l'existence, il t'a placée dans le monde afin que tu l'y serves et que tu puisses, après cette vie, le louer éternellement dans un monde meilleur. Ainsi, mon enfant, rappelle-toi toujours que, quand même nous aurions beaucoup à souffrir sur cette terre, un sort, infiniment heureux ne nous en attend pas moins dans le ciel, si nous savons supporter ici-bas nos maux avec patience, et en nous consolant par cette pensée : Dieu le veut ainsi.

« Mais nous devons aussi aimer nos semblables, non-seulement parce qu'ils sont, comme nous, en­fants de Dieu, mais encore parce que Dieu nous a expressément commandé de les aimer. Cet amour de notre prochain, qu'on nomme la charité chré­tienne, nous ne devons pas nous contenter de le professer de bouche, nous devons surtout le mani­fester par nos oeuvres. De là vient l'obligation où nous sommes de secourir les malheureux autant que les moyens nous le permettent, c'est-à-dire de donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, et de ne rien négliger pour sou­lager la misère d'autrui. »

C'est par de semblables enseignements et de pa­reilles exhortations que la charité chrétienne s'é­veilla de bonne heure dans l'âme d'Adelina. Son suprême plaisir était de secourir les indigents, de leur donner l'aumône et de leur distribuer les restes de ses repas. Souvent même elle se privait d'une partie de quelques mets délicats ou fortifiants, et la mettait en réserve pour ses pauvres. Elle faisait de même pour ses vêtements; ne devait-elle plus por­ter une de ses robes, elle ne manquait pas de de­mander à sa mère la permission d'en faire présent à quelque personne qui en aurait besoin.

C'est ainsi que Théolinde employa ce temps de malheur à bien élever sa fille. Cependant Grimmo ne cessait point ses importunités auprès de la ver­tueuse châtelaine. Voyant que toutes ses tentatives étaient vaines, il en vint à lui offrir sa main. Alors Théolinde, se levant de son siège, lui dit d'un ton grave et solennel « Chevalier, vous ne devez point ignorer que je suis mariée; vous connaissez ma fille, et voici mon anneau nuptial cela ne suffit-il pas pour me faire respecter comme épouse et comme mère? »

Grimmo resta interdit ; il se retira en songeant aux moyens de vaincre la résistance de la belle Théolinde, et d'assurer le succès de ses coupables projets.

Un soir qu'elle était occupée à jouer du luth, un page du corps d'armée où servait Adelbert entra dans l'appartement, et lui dit : « Noble comtesse, j'arrive de l'armée porteur d'une affligeante nou­velle. » Théolinde s'effraya de ce préambule, et s'écria : « O Ciel! venez-vous m'annoncer encore quelque grand malheur? qu'est-il arrivé? dites, dites, ne me cachez rien, je veux tout savoir. Mon époux, le chevalier Adelbert, où est-il, aurait-il péri ?...

— Je ne veux rien vous cacher, reprit le page, et j'ai lieu de croire que déjà vous devez en avoir été informée par la rumeur publique. Oui, noble dame, votre époux n'existe plus, il a trouvé une mort glorieuse en combattant pour la patrie. Atteint d'une profonde blessure, il reposait sur son lit de douleur, et l'on m'avait placé auprès de lui pour le servir et le soigner. Il ne put que m'adresser d'une voix mourante ces paroles ; « Tes soins sont inutiles, mon cher Cunibert, je sens que ma dernière heure est venue, je vais quitter ce monde ; encore quelques instants, et je paraîtrai devant le trône de mon juge suprême ; écoute donc mes dernières recommandations. Aussitôt que mes yeux seront fermés pour toujours, tu prendras la route de Haute-Roche, et tu annonceras à ma bien-aimée épouse Théolinde la nouvelle de ma mort; tu lui remettras mon anneau nuptial que voilà, et tu lui diras que je la remercie de tout le bonheur dont elle m'a fait jouir durant tout le temps de notre union. » En achevant ces mots, il tira de son doigt l'anneau nuptial, et me le remit, prononça encore quelques prières à voix basse, et un quart d'heure après il rendit son âme à Dieu. »

Ayant ainsi terminé son rapport, le page remit à Théolinde un anneau d'or. La comtesse tomba évanouie sur son siège. « O Ciel! s'écria-t-elle en répandant un torrent de larmes lorsqu'elle eut re­pris ses sens, voilà donc mes sinistres pressenti­ments réalisés; mon Adelbert n'est plus, je suis veuve, et ma malheureuse fille n'est plus qu'une pauvre orpheline ! Cette bague, gage de la tendresse de mon bien-aimé Adelbert, me rappelle encore ce moment fortuné où, peu de jours avant notre hy­men , il me la mit au doigt en me disant : « Chère Théolinde, toi qui es, après Dieu, ce que j'ai de plus cher au monde, reçois ce gage de mon invio­lable fidélité jusqu'à mon dernier soupir... O Ciel ! ô Ciel! mon coeur se brise de douleur. » Et elle tomba dans une nouvelle défaillance, et dans un accablement tel, qu'il fallut la porter sur son lit.

Longtemps tous les efforts pour la rappeler à la vie furent infructueux, et quand elle revint à elle- même, elle se trouva dangereusement malade.

 

CHAPITRE III

 

La veuve infortunée.

 

Dès que la fièvre laissa un moment de relâche â la veuve éplorée, elle fit appeler auprès de son lit sa fille Adelina et le vieux Jacques, son fidèle ser­viteur. Elle leur annonça la mort de son cher Adelbert : de nouvelles larmes inondèrent son visage quand elle vit entrer l'honnête vieillard conduisant par la main sa charmante petite fille. «Hélas! s'écria-t-elle douloureusement, tu n'as plus de père , tu es orpheline, ma pauvre enfant ; et moi, je n'ai plus d'époux !... »

Adelina, à ces mots, commença à pleurer amè­rement, lorsque la pieuse mère, tournant soudain ses pensées vers le ciel, chercha à consoler son en­fant, et lui dit : « 11 n'est que trop vrai, ma chère enfant, tu n'as plus de père en ce monde; mais j'ai tout lieu d'espérer qu'il habite aujourd'hui le ciel; car, tant qu'il a vécu sur la terre, il a été constamment pieux et vertueux : il a toujours aimé Dieu et Jésus-Christ, son divin Fils. il a fidèlement observé les saints commandements et les préceptes de la religion. Il aimait aussi son prochain, même ceux qui étaient ses ennemis, et leur faisait autant de bien qu'il dépendait de lui. De tout temps le très-saint sacrement de l'eucharistie fut l'objet de sa profonde et sincère vénération, et il faisait con­sister son plus grand bonheur à s'approcher fré­quemment de la sainte table. Aussi voyait-il ac­complie à son égard cette promesse de notre divin Rédempteur «  Celui qui mange mon corps et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. (S. Jean, vi, 56.) Jamais mon Adelbert n'étendit une main avide sur le bien d'autrui, et il regardait comme un crime abominable de calomuier son semblable. Courageux et résigné dans les jours de malheur, humble et modeste dans la prospérité, acceptant toutes choses avec une égale sérénité d'âme comme venant de la main de Dieu, il se montra en toutes circonstances bienfaisant et miséricordieux envers les malheureux, et aussi indulgent pour les fautes d'autrui qu'il était sévère envers lui-même. Et comme il a été miséricordieux sur la terre, Notre- Seigneur sera aussi miséricordieux pour lui dans l'éternité. »

De même que les coeurs sensibles et reconnais­sants à qui la mort vient de ravir un parent ou un ami ne peuvent ordinairement se lasser de faire l'éloge de ses mérites et de ses qualités, de même aussi notre bonne Théolinde ne pouvait jamais assez louer les belles vertus de son défunt époux. Elle voulut ensuite raconter au vieux Jacques tout ce qu'elle avait appris sur les derniers moments et la mort de son mari; mais le vieillard l'en empêcha. « Épargnez-vous ce douloureux récit, noble dame, dit-il ; je connais tous les détails de ce malheur : le page, en vous quittant, nous a tout appris, et il est en ce moment chez le chevalier Grimmo, sans doute pour lui faire le même récit. Ne nous occu­pons actuellement que des conséquences de ce fatal événement. Je crains que Grimmo, qui, ainsi que vous me l'avez appris, vous avait déjà antérieure­ment fait des propositions, ne les renouvelle avec plus d'importunité encore. Peut-être il ne songe réellement qu'à vous éblouir par l'offre de sa main. Mais, comme je suis persuadé que vous ne l'aimez point et qu'il ne pourrait jamais vous rendre heu­reuse, il faut aviser aux moyens de vous soustraire à ses poursuites. Je n'en vois pas d'autres que la fuite, et je me charge de tout préparer à cet effet. Tâchez seulement de gagner assez de temps pour les préparatifs nécessaires. Cependant, comme il est très-essentiel de tenir le chevalier Grimmo dans une entière sécurité, et d'éloigner do son esprit jus­qu'au moindre soupçon de votre projet, voici ce que je vous conseillerai. Quand il vous fera des propositions de mariage, ne le rebutez point; mais demandez-lui un délai suffisant pour faire vos ré­flexions, et pendant ce temps-là nous nous mettrons en mesure de profiter de la première occasion favorable à nos desseins. » Théolinde trouva la proposi­tion de Jacques fort sage, et promit de s'y confor­mer en tout point.

Cependant elle prit le deuil et le fit prendre à sa petite Adelina, non pas seulement pour obéir à l'antique usage, mais bien plutôt pour satisfaire à la sincère et profonde douleur dans laquelle la perte d'un époux chéri avail, plongé son âme. Elle fit aussi célébrer dans la chapelle du château un ser­vice funèbre pour l'âme du défunt. Toute la chapelle était tendue en noir, et sur la partie supérieure des draperies se détachaient des cyprès et des couronnes d'immortelles. Au milieu du choeur s'élevait un magnifique catafalque, entouré d'une multitude de cierges et de candélabres. Sur le cercueil couvert d'un crêpe noir à franges d'argent, on voyait un beau crucifix, un glaive nu, et l'armure du cheva­lier avec son casque surmonté d'un riche panache en plumes d'autruche. Au catafalque étaient atta­chées les armoiries de la famille, admirablement peintes et entourées de pyramides de cyprès et de candélabres, portant des têtes de mort avec des larmes et des ossements en sautoir. Une foule im­mense encombrait la chapelle ; c'étaient en partie des sujets du chevalier Adelbert, car il était très- aimé, et en partie des écuyers et hommes d'armes de Grimmo. Durant tout le temps des offices, Théo­linde, vêtue de deuil et couverte d'un long voile noir, resta agenouillée sur un prie-Dieu, en face du catafalque, son enfant à côté d'elle : elle ne cessait de fondre en larmes. Puis, remplie de cette sublime résignation chrétienne que donne la religion, elle recommanda l'âme de son époux à la miséricorde du Père céleste, en invoquant les mérites de notre divin Sauveur, et assistant au sacrifice non sanglant qu'il a institué.

Peu après la fin de la cérémonie religieuse, le chevalier Grimmo monta dans l'appartement de la veuve tout éplorée, et s'efforça d'adoucir par des paroles consolatrices l'excès de sa douleur; il se

garda bien, ce jour-là et les suivants, de laisser échapper aucune parole qui, dans ces tristes cir­constances, eût pu choquer l'infortunée Théolinde. Mais il n'avait pas assez appris à maîtriser ses pas­sions pour qu'il lui fût possible de garder longtemps ces ménagements. Dès la fin de la semaine il lui offrit formellement son coeur et sa main.

La prudente veuve lui répondit : « Votre pro­position, noble chevalier, ne me surprend point. D'après ce qui s'est passé entre nous, je devais, après avoir reçu la nouvelle de la mort de mon époux, m'attendre au renouvellement de vos dé­marches. Comme chevalier et homme d'honneur, vous ne devez pas m'en vouloir si, dans une affaire aussi importante, je vous demande le temps de ré­fléchir. D'ailleurs vous concevez qu'il serait tout à fait contraire à la délicatesse de mon sexe de contrac­ter un nouvel engagement presque immédiatement après avoir reçu la nouvelle du décès de mon mari ; je vous demande donc un délai de six semaines, pendant lesquelles vous vous engagerez formelle­ment à ne point me parler de vos projets. Si vous consentez à ces conditions, et si vous les observez fidèlement, il serait possible que cette affaire se conclût, pourvu toutefois que le Ciel n'en ordonne pas autrement. »

Grimmo fut agréablement surpris de ces paroles de Théolinde, car jamais encore il ne l'avait trouvée si bien disposée ; il en conçut le ferme espoir de voir ses propositions de mariage accueillies favorable­ment, et il répondit à la veuve d'un ton doux : « Ce que vous venez d'exiger, noble comtesse, est très-juste et conforme aux règles de la bienséance. Je vous accorde donc très-volontiers votre demande, dans l'heureux espoir de vous conduire bientôt au pied des autels pour vous épouser. »

Se croyant dès ce moment bien sûr de réussir, il laissa Théolinde absolument maîtresse d'elle-même, ne lui faisant que de rares visites, pendant lesquelles il avait soin de se comporter avec tous les égards et toute la réserve convenables, et d'affecter les dehors les plus séduisants. Pourtant Théolinde fut informée par Jacques d'une manière positive que Grimmo avait laissé dans son pays une femme et des enfants. Cette révélation n'aurait, pas manqué de changer en haine l'éloignement qu'elle sentait pour lui, si un sentiment aussi blâmable que la haine avait pu entrer dans une âme douce et chré­tienne comme celle de Théolinde.

Cependant le fidèle Jacques s'était occupé des moyens d'évasion pour soustraire la dame châte­laine et son enfant au pouvoir de leur ennemi. Un des valets de Grimmo, homme de probité, lui ayant donné sur les moeurs et le caractère de cet homme méchant et vicieux des renseignements peu honorables, il crut devoir hâter le moment de la fuite, et le tixa à une nuit très-prochaine.

 

CHAPITRE IV

L'évasion.

Le lendemain du jour où Jacques avait arrêté son projet, Grimmo étant allé avec une partie de ses gens faire une tournée dont il ne devait revenir que le soir, Jacques profita de cette absence momentanée pour se rendre près de la comtesse. « Je viens, noble dame, me concerter avec vous sur une affaire im­portante, dit-il : tout est préparé pour notre fuite, il faudra partir cette nuit même. Des motifs puissants m'engagent à ne pas différer davantage. Georges, un des domestiques de Grimmo, un brave homme, a conçu pour vous, noble dame, la plus haute estime, et, connaissant le caractère et les projets de son maître, il vous plaint sincèrement. Dans cette dis­position d'esprit, il m'a confié que son maître se repent déjà du délai qu'il a consenti à vous accor­der, et qu'il est résolu même à employer la violence pour vous posséder. Vous voyez combien il est ur­gent de prendre un parti.

« En conséquence, la nuit prochaine, à minuit, je viendrai placer contre votre fenêtre une échelle au moyen de laquelle vous descendrez avec votre enfant dès que vous verrez flotter un mouchoir blanc fixé au bout d'une longue perche ; ce sera le signal. Vous n'aurez rien à craindre de Grimmo ; comme il habite l'appartement du devant, il lui sera impossible de s'apercevoir de rien. J'ai déjà pris mes mesures pour que les gens du chevalier, d'ailleurs en petit nombre, qui occupent les bâti­ments de derrière, par conséquent dans votre voi­sinage, ne puissent vous surveiller. Au moment du souper, je leur ferai servir du vin en abondance, auquel, pour plus de sûreté, je mêlerai un nar­cotique qui du reste ne pourra nuire à leur santé. Une petite barque munie de ses avirons se trouvera amarrée au bord de la rivière qui coule au pied du château ; une fois ce passage franchi, toutes les précautions sont prises pour continuer votre route avec sûreté ; mais ce n'est pas le moment de vous les détailler. Ainsi, noble dame, veuillez vous déci­der dès aujourd'hui à tenter l'aventure ; peut-être un peu plus tard il ne serait plus temps. »

Théolinde vit l'imminence du danger auquel un plus long retard l'exposerait, et se détermina facile­ment à suivre l'avis de son fidèle domestique. « Oui, mon brave Jacques, dit-elle, je conçois le péril qui m'environne de toutes parts. Il a plu à la Providence de m'envoyer une terrible épreuve, la mort de mon époux ; mais je regarderais comme un malheur non moins redoutable de tomber entre les mains d'un homme tel que Grimmo. Or, quelque pénible que soit pour moi l'idée d'abandonner mon château et mes propriétés, j'en conçois la nécessité; et je re­mets en toute confiance mon sort et celui de mon enfant à la protection divine, à votre prudence et à votre dévouement. Ainsi vous pouvez être certain que je me trouverai prête à l'heure indiquée. » Après avoir reçu cette assurance, Jacques s'éloigna, de peur d'être surpris par le chevalier, qui pouvait rentrer d'un moment à l'autre. Théolinde chercha donc à instruire son Adelina de son pro­chain départ ; l'intelligence de cette jeune enfant était déjà capable de concevoir une partie des dan­gers auxquels sa mère et elle étaient exposées en restant plus longtemps au château.

Théolinde, dépouillée de toutes ses richesses, ne possédait plus d'autres bijoux que ceux qu'elle por­tait au moment du pillage. Toute sa fortune consis­tait pour lors dans une paire de bracelets et les bagues qu'elle avait à ses doigts. Elle ramassa en­core un peu de linge et quelques vêtements, qu'elle enveloppa dans une nappe, de manière que ce pa­quet ne fût pas trop embarrassant dans sa fuite. Sur ­ce paquet elle eut soin d'attacher son luth; elle ne pouvait se résoudre à laisser cet instrument, que son mari lui avait donné à l'époque de son mariage. Ensuite elle se rendit avec sa fille à la chapelle, et s'y agenouilla pour implorer la protection divine sur son prochain voyage.

Après avoir achevé sa fervente prière, elle se leva, et, le coeur navré de douleur, elle quitta ce lieu saint et paisible où maintes fois, dans ses mo­ments d'affliction, son âme avait trouvé de célestes consolations. Déjà le crépuscule du soir projetait sa douteuse lumière, à travers les ogives des fenêtres, sur le plancher de la chambre solitaire, lorsque Théolinde et sa fille se jetèrent tout habillées sur leur lit, afin d'être prêtes à l'heure convenue. Quand l'horloge du château eut sonné onze heures et demie, la châtelaine réveilla sa fille, et toutes

deux se mirent encore en prière ; enfin Théo­linde, l'oreille au guet, entendit le léger bruit d'une échelle qu'on appliquait contre le mur, et bientôt après elle aperçut aussi à travers les vitraux ronds le mouchoir blanc flotter au bout d'une perche. Elle ouvrit la croisée, jeta le paquet, et, après avoir béni son enfant, qu'elle prit sur son bras, elle descendit en silence et lentement la longue échelle, au bas de laquelle Jacques lui ten­dit la main. La nuit était très-noire : ni la lune ni les étoiles ne se montraient au firmament, couvert de sombres nuages. Jacques ramassa le paquet, et s'achemina doucement vers le bord de la rivière, qui roulait ses vagues bruyantes au pied de l'antique château. Théolinde le suivit sans dire un mot, con­duisant sa petite Adelina par la main. La nacelle, toute prêle, était amarrée à un arbre de la rive. La comtesse, son enfant et le fidèle Jacques y mon­tèrent; celui-ci détacha le bateau, et, poussant au large, il se mit en devoir de gouverner d'une main sûre le frêle esquif pour traverser la rivière. La pauvre dame sentit son âme affectée d'une sensation douloureuse au moment où elle s'éloigna de sa de­meure, que, selon toute apparence, elle ne devait plus revoir. Cependant elle se soumit avec calme à son sort, et puisa de nouvelles forces dans cette pensée chrétienne, que c'était la volonté de Dieu qui l'ordonnait ainsi.

Enfin ils abordèrent sans accident à l'autre rive ; aussitôt Jacques, conformément au plan qu'il avait conçu, jeta le voile et la mantille de Théolinde parmi les roseaux du rivage, et les y fixa de manière à faire croire qu'ils y avaient été jetés par les vagues; il renversa la nacelle pour qu'on s'ima­ginât que les fugitifs s'étaient noyés. Et, en effet, le bruit de leur mort se répandit dans tout le pays.

Gependant la comtesse avait changé de costume. Jacques la conduisit au milieu des montagnes. « Il est indispensable, dit-il, de prendre toutes sortes de précautions pour que Grimmo ne puisse suivre nos traces; en conséquence, nous ne traverserons que d'épaisses forêts et les contrées les plus sau­vages. Je me revêtirai d'un habit de pèlerin que j'ai dans mon paquet, et je déguiserai les traits de mon visage.Tout le pays d'alentour m'étantparfaitement connu, il me sera facile de vous guider de manière à pouvoir me procurer quelques vivres dans les vil­lages, et je viendrai vous les apporter dans la forêt. Jamais nous ne demanderons un gîte avant l'entrée de la nuit, et j'aurai soin de le procurer toujours dans quelque ferme isolée, où vous ne vous pré­senterez que voilée. Vous vous renfermerez aussitôt dans votre chambre à coucher, où vous prendrez votre repas, afin de n'être remarquée par aucune personne étrangère. Après avoir marché quatre jours avec ces précautions, nous nous trouverons dans une contrée tellement écartée et isolée au mi­lieu des montagnes, que nous pourrons en toute sûreté y établir notre demeure. Au reste, veuillez, noble dame, bannir toute inquiétude; je connais parfaitement et depuis bien des années tout le pays que nous allons traverser. »

C'est ainsi qu'ils continuèrent leur marche durant quatre jours, à travers d'épaisses forêts. Le bon Jacques, déguisé en pèlerin, leur servait de guide, et, malgré ses soixante-dix ans, son dévouement à ses maîtres lui donnait la force de porter presque toujours la petite Adelina sur ses bras. Sans cela cette enfant délicate aurait infailliblement succombé aux fatigues d'un si pénible voyage. Même la com­tesse, qui n'était nullement habituée à de si longues courses, au bout de la seconde journée se sentit déjà tellement harassée, qu'elle croyait ne pouvoir aller plus loin. Mais son extrême confiance en l'as­sistance divine et sa pieuse résignation, sentiments qui lui étaient devenus familiers, grâce aux cruelles épreuves qu'elle avait déjà subies, lui communi­quaient assez de force d'âme pour supporter avec courage les souffrances corporelles, de sorte qu'elle parvint, ainsi que la petite Adelina et leur guide, à atteindre heureusement et en bonne santé le terme de leur voyage.

Le soleil, sur son déclin, s'était déjà caché der­rière les hautes montagnes de granit, et ses rayons dorés n'éclairaient plus que les cimes des plus hauts rochers, lorsque nos trois voyageurs arrivèrent dans une contrée aride, environnée d'une sombre forêt. En avançant dans ce bois, ils trouvèrent une clairière assez spacieuse, et au milieu de laquelle s'élevait majestueusement un chêne séculaire. Au fond, sur un bloc de rocher, on apercevait une antique croix en pierre, à laquelle la sombre soli­tude de cette contrée sauvage donnait un air de mélancolie.

Arrivé à cet endroit, Jacques s'arrêta et dit : « Faisons halte et reposons-nous. S'il plaît, à Dieu, c'est ici que nous établirons notre demeure. C'est sur cette place qu'il y a à peu près quarante ans, me trouvant à une grande partie de chasse au cha­mois, je fis une dinée. Ce lieu, il faut en convenir, est triste et aride, mais aussi nous sommes sûrs d'y être à l'abri des persécutions de nos ennemis; ils ne viendront pas nous chercher en cet endroit, qui n'est même jamais visité par les habitants des en­virons depuis le temps immémorial où deux cheva­liers ennemis se tuèrent à la place marquée par cette croix de pierre. Je ne connais à proximité d'ici d'autre habitation que la cabane d'un berger des Alpes chez lequel je me souviens d'avoir demandé autrefois un verre d'eau fraîche, quand j'étais à la chasse. Si vous voulez, je vous y conduirai vous et votre enfant.

— Quoique je me trouve aujourd'hui si fatiguée qu'il me sera difficile de continuer la route, répon­dit Théolinde, je conçois pourtant bien qu'il est impossible que mon enfant passe la nuit à la belle étoile sans risquer de tomber malade. J'espère, mon fidèle Jacques, que vous nous construirez bientôt une cabane dans laquelle nous pourrons être suffi­samment abrités contre le vent et la pluie. »

 

CHAPITRE V  

Le chalet de la montagne.

 

Jacques conduisit donc la mère avec son enfant à la cabane des Alpes, située à une lieue plus loin, où elles trouvèrent un accueil très-hospitalier et un repas aussi bon que les circonstances le permet­taient. Le berger était un fils de celui dont Jacques avait autrefois fait la connaissance. Le père vivait avec son fils et sa bru; et tous trois, ayant les moeurs pastorales de nos anciens patriarches, s'ef­forcèrent à l'envi de rendre agréable à leurs hôtes le séjour qu'ils firent dans leur modeste cabane. Marguerite, femme de Gaspard, le jeune berger, apporta du lait dans des écuelles, et prépara aussi du beurre frais, du chamois salé et du miel nou­veau. Elle n'avait à la vérité que des assiettes de bois pour présenter les mets simples de ce festin de montagnards ; mais tout était si bon, si appétis­sant, et la nappe, quoique en toile grossière, était si propre et si récemment blanchie, qu'elle répan­dait encore autour de la table le parfum balsamique du gazon des montagnes, sur lequel on l'avait éten­due. La cabane, d'ailleurs assez spacieuse, n'était construite qu'en bois; mais, selon la coutume du pays, elle était peinte à l'huile, tant à l'intérieur qu'au dehors; et la chambre d'habitation, éclairée par deux lampes en fer poli, présentait un aspect riant et agréable.

Après une courte prière, on se mit à table. Geor­ges, le père de Gaspard, veuf depuis quatre ans, se plaça à côté de Théolinde, et, avec la cordiale naïveté d'un bon montagnard, il cherchait à la distraire en l'entretenant de divers détails d'éco­nomie rurale et domestique. Le frugal repas ter­miné,la petite société adressa de coeur et de bouche ses actions de grâces au Seigneur, dispensateur de tous les biens, et l'on conduisit Théolinde dans une chambre contiguë, où elle trouva une molle couche de paille pour elle et son Adelina. Toutes deux étaient accoutumées à des lits plus somptueux dans leur château ; cependant, grâce à la fatigue du pé­nible voyage qu'elles venaient de faire, un doux sommeil vint fermer leurs yeux et dura jusqu'au jour. Déjà les rayons dorés d'une vive lumière, pé­nétrant à travers les fentes du volet de la petite fenêtre, éclairaient l'intérieur de ce réduit, lorsque Théolinde ouvrit la fenêtre. Alors le soleil levant fit resplendir le crucifix en cuivre jaune qui était suspendu à la muraille brune de la chambre à cou­cher, au-dessus d'un antique tableau peint à l'huile, représentant la douce Reine des anges. En même temps un léger vent de l'est apportait dans la cham­bre la suave odeur des plantes aromatiques et l'em­baumait tout entière ; déjà l'on entendait l'agréable tintement des clochettes des vaches, le son plus clair des grelots attachés au cou des chèvres venant des montagnes voisines, et le bruit de la source qui tombait en cascade à côté de la cabane, à travers la fente d'un rocher, dans un bassin de granit formé par la nature.

Théolinde et Adelina étant levées, celle-ci, dont l'intelligence commençait à s'ouvrir, et qui déjà éprouvait un vif plaisir à l'aspect des beautés de la nature, s'écria avec ravissement en s'approchant de la croisée : « Ah ! que cette matinée est belle ! vois donc, maman, ces prairies dans le vallon, comme elles sont magnifiques ! chaque brin d'herbe est garni de diamants tout aussi resplendissants que ceux du riche collier que les soldats ennemis t'ont enlevé pendant le pillage.

—  Ma fille, répondit Théolinde, ce ne sont pas des diamants que tu vois briller sur les plantes, ce sont des gouttes d'eau tombées du ciel sur le gazon, et qui brillent toujours du même éclat quand le so­leil donne dessus. Cette eau s'appelle la rosèe.

—  Et ces clochettes des troupeaux, reprit Adelina, elles sont beaucoup plus retentissantes et plus harmonieuses que celles des troupeaux de nos contrées. D'où vient donc cela?

—  Cela vient, dit la mère, de ce que les clo­chettes des vaches qui broutent sur les Alpes sont beaucoup plus grandes et d'un métal plus pur que chez nous.

—  Ah! mais écoute donc, maman, le son de ces clochettes ; j'en entends encore résonner de pareilles dans le lointain, quoique je n'y aperçoive pas de troupeaux, et ce nouveau son a une dou­ceur singulière.

— C'est l'effet de ce que nous appelons l'écho ; c'est le son même de ces clochettes, qui, frappant contre les parois de ces rochers que tu vois là-bas, nous est envoyé et nous paraît un nouveau son.

Pendant cette conversation, le vieux Jacques, qui avait passé la nuit dans la clairière où devait s'établir la future demeure de Théolinde, entra chez la comtesse, et lui dit : « Je viens vous annon­cer, noble dame, que j'ai maintenant dressé le plan de votre demeure; ce sera une simple cabane, mais assez commode et surtout assez solide pour vous mettre à l'abri des intempéries des saisons. Georges, le père de notre hôte, possède une suffisante pro­vision de poutres, de lattes et de planches; il est disposé à nous les céder à un prix raisonnable. Pour que notre construction soit plus forte et mieux close, nous en garnirons tout l'intérieur avec des écorces d'arbre; Georges m'a promis de m'aider dans les travaux, de sorte qu'en sept à huit jours au plus tout sera terminé. »

Jacques tint parole. Dès le matin du huitième jour, la nouvelle cabane fut prête à être habitée. Ses dehors avaient peu d'apparence ; mais, grâce à sa position, cette habitation était d'un effet pitto­resque et ravissant. Riante comme le séjour de la paix, elle était placée à l'ombre et, pour ainsi dire, sous la protection d'un grand et vieux chêne qui occupait le milieu de cette clairière, entourée elle-même d'une ceinture de rocs boisés. Le chêne majestueux étendait ses longues branches chargées d'un épais feuillage sur l'humble cabane, dont le toit couvert en écorce d'arbre, et dont la porte et les volets, peints à l'huile et d'un joli vert, offraient un coup d'oeil charmant.

A environ quatre lieues de cette contrée solitaire était situé, dans un agréable vallon, un petit bourg assez commerçant, où le vieux Jacques allait fré­quemment acheter des provisions pour Théolinde, Adelina et lui.

Ce fut aussi là qu'il se procura du papier de ten­ture pour décorer l'intérieur de la cabane solitaire ; il y acheta encore plusieurs pots de belles fleurs, qu'il plaça devant les fenêtres; enfin il ne négligea rien de ce qui pouvait embellir celle demeure. Au fond était une petite cuisine, distante de deux pas à peine d'un creux de rocher que le bon Jacques avait approprié pour lui servir de chambre à coucher.

L'acquisition de tant d'objets destinés à rendre la petite cabane plus agréable et plus commode avait dû bientôt épuiser les ressources pécuniaires du fidèle Jacques. Il n'avait rien voulu épargner de ce qui pouvait rendre à sa noble maîtresse la soli­tude plus supportable : il acheta des lits et tout le linge nécessaire. Il trouva aussi le moyen de faire gagner quelque chose à Théolinde par la broderie et le tricot; c'était lui qui allait placer ces produits du travail de la dame et lui chercher de nouvelles com­mandes ; de sorte qu'on se vit pour longtemps à l'abri du besoin. Théolinde avait fait vendre par Jacques les riches bracelets et les bagues de dia­mants qu'elle avait apportés dans son exil, et dont le prix servit également à l'achat du mobilier et des provisions. Elle ne conserva de ces bijoux que son anneau nuptial et celui que son défunt époux lui avait renvoyé. Ces deux objets lui étaient trop pré­cieux, elle les garda comme un souvenir des heu­reuses années de son mariage.

Théolinde savait admirablement jouer du luth : elle en donna des leçons à sa fille Adelina, qui en profita très-bien. Mais le principal soin de cette tendre mère fut d'apprendre à son enfant les vérités de la religion et d'en former une bonne chrétienne. Tous les dimanches elle descendait dans la vallée, en compagnie de sa fille et du vieux Jacques, pour assister aux offices de la paroisse. Néanmoins le profond chagrin que lui avait causé la perte d'un époux adoré ne pouvait s'adoucir, et elle trouvait un douloureux plaisir à manifester ses regrets, en restant fidèle au voeu qu'elle avait fait de ne jamais quitter ses habits de deuil.

Cependant le grand âge de Jacques, et les fatigues des guerres qu'il avait faites, ne tardèrent pas à diminuer ses forces, et bientôt il vit clairement que sa fin approchait. Il dit un soir: « Je me sens de plus en plus affaiblir, et j'aperçois déjà des signes certains d'une mort prochaine. Mon inquiétude sur votre sort, ma noble dame, et sur celui de votre enfant, est la seule chose qui rende pénible mon départ de ce monde. Malgré toutes nos précautions, je ne puis me défendre d'une certaine crainte. Le chevalier Grimmo de Durcoin a des amis nombreux et puissants, et si jamais il venait à découvrir votre asile, vous auriez tout à redouter de sa vengeance ; je vous conseille donc de cacher soigneusement votre qualité, et de changer de nom, même dans l'intérieur de votre solitude. »

Théolinde, surprise autant qu'affligée de ce discours d'un serviteur et d'un ami dévoué et fidèle, répondit : « Votre mort, mon cher Jacques, serait la plus terrible calamité que Dieu pût m'envoyer dans la position où je me trouve. Mais j'ose espérer que vous vous trompez, et je ne cesserai de prier le Seigneur de ne point me faire subir cette cruelle épreuve. Toutefois je suivrai le prudent conseil que vous venez de me donner. Il fut convenu que Théo­linde se nommerait dorénavant Mathilde, et qu'Adelina s'appellerait Agnès.

Les sinistres pressentiments du bon Jacques ne se réalisèrent que trop tôt. Peu de jours après cette conversation, le vieillard étant sorti après le dîner pour aller se promener dans les montagnes, on vit arriver en toute hâte la fille d'un chasseur de cha­mois dont la hutte se trouvait à une lieue de là. Cette fille annonça que le vieux Jacques s'était trouvé mal en route au point de ne pouvoir revenir chez lui ; on l'avait recueilli dans la hutte du chas­seur, d'où il envoyait prier la noble dame de venir le voir avant sa mort.

Mathilde partit aussitôt avec Agnès, et trouva son fidèle Jacques étendu sur un lit dans la hutte du chasseur. Il avait été frappé d'apoplexie, et n'avait plus guère la force de parler. Le curé du village voisin, appelé à la hâte, arriva promptement, lui administra les sacrements, et, l'assista des secours de la religion jusqu'à son dernier soupir.

Le troisième jour après son décès, la dépouille mortelle du respectable vieillard fut, d'après les démarches de Mathilde, déposée au cimetière du village voisin, et l'on y chanta une messe solen­nelle pour le repos de son âme. Le coeur de Mathilde saigna encore longtemps au souvenir de la perte de cet ami fidèle, dont la prévenante activité, les sages conseils et l'appui lui étaient si utiles dans sa triste position, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'elle put s'habituer à pourvoir elle-même à tout ; enfin, pourtant, sa douce résignation à la volonté de Dieu adoucit et cicatrisa les profondes plaies de son coeur.

 

CHAPITRE VI

 

Le pieux ermite.

 

Non loin de la cabane de Mathilde, mais au fond des gorges les plus retirées de la montagne, et par­tout entourée de rochers et de broussailles, se trou­vait la paisible demeure d'un pieux ermite connu dans la contrée sous le nom de père Benno. Derrière son asile solitaire s'élevait une antique chapelle dont le modeste clocher était surmonté d'une croix dorée. Devant la cellule de l'anachorète, couverte en chaume, et dont les murs et les fenêtres étaient tapissés de lierre, on voyait un petit jardin planté de fleurs et d'arbustes. Un peu en avant, sur la droite, on voyait deux arbres fruitiers en plein rapport, couverts de leurs branches, une petite table et des bancs de gazon. Tout auprès, une harpe était suspendue aux rameaux d'un superbe tilleul. Le printemps embellissait la nature, qui semblaif reprendre une nouvelle vie. Un matin, la douce lumière de l'aurore commençait à se répandre sur l'ermitage, les rochers et les arbres, et se changeait progressivement en une clarté vive et brillante. La cloche venait de sonner matines, lorsque Benno, sortant de la chapelle, se mit à genoux, et fit sa prière. Après avoir un instant contemplé le pitto­resque paysage, il prit sa harpe et chanta :

Comme là-bas le soleil brille ! De mille feux le ciel pétille. Qui rend si beau cet horizon ? C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon !

D'un nuage d'or entourée, De ce mont la cime élevée Semble redire à ma raison : C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon !

Vois-tu cette source limpide Jaillir de ce rocher aride, Qui la fait fuir sur le gazon ? C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon !

Des oiseaux sous le frais ombrage Que j'aime le joli ramage ! Que chantent-ils dans le vallon? C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon !

Le berger assis sur l'herbette Chante, appuyé sur sa houlette, Le doux refrain de sa chanson : C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon !

Allons, mon coeur, reprends courage ! Au Ciel adresse ton hommage, Redis en bénissant son nom : C'est Dieu ! Pour nous que l'Éternel est bon I

Après avoir terminé ce cantique du matin, Benno rentra dans sa cellule. Peu d'instants après, un chevalier ayant pour guide un jeune pâtre parut sur le sommet d'une roche voisine. Il était vêtu d'un riche costume, mais sans cuirasse et sans casque. Un chapeau orné d'un beau panache couvrait sa tête, un glaive était sus­pendu à son côté, et sa lance lui servait de bâton de voyage.

« C'est donc ici que demeure le père Benno? » demanda le chevalier au pâtre ; et ses yeux se pro­menaient avec admiration sur la belle contrée. « Quel magnifique coup d'oeil ! quelle agréable re­traite ! En vérité notre ermite a su bien choisir sa demeure. » Enfin il s'approcha de l'ermitage, et, tirant sa bourse, il dit au jeune pâtre : « Je te re­mercie, jeune homme, de m'avoir guidé avec tant de zèle et d'empressement ; tiens, prends ceci, je te le donne pour ta peine. » Le chevalier, en venant visiter cette partie des Alpes, avait passé la nuit précédente dans le chalet du père de ce jeune homme, et, comme ses hôtes n'avaient voulu ac­cepter aucun paiement pour l'hospitalité qu'ils lui avaient accordée, le chevalier croyait devoir ré­compenser d'autant plus généreusement leur fils ; il lui mit une pièce d'or dans la main.

« Comment, seigneur ! dit le jeune pâtre, prendre de l'argent pour le léger service que j'ai pu vous rendre en vous accompagnant ! Fi donc ! ce ne se­rait pas beau. » Puis, jetant les yeux sur la pièce d'or que le chevalier lui avait donnée, il s'écria , frappé d'étonnement : « Eh ! mais, que vois-je? de l'argent jaune! je croyais qu'il n'y avait que de l'argent blanc et rouge.

— Ah ! ah! reprit le chevalier, c'est que tu ne connais que des pièces d'argent et de cuivre ; mais ceci est de l'or.

—  De l'or ! permettez que je l'examine un peu. Quoi! c'est ce petit objet dont on fait tant de cas ! J'avais bien entendu parler d'or, mais voici la pre­mière fois que j'en vois. Je m'en étais fait une tout autre idée. Reprenez ça, je n'y trouve rien de bien merveilleux. »

Le chevalier fit de vains efforts pour expliquer à ce jeune enfant la nature et la valeur de l'or. Il lui dit en outre qu'avec cette pièce on pouvait acheter facilement deux chèvres ou deux brebis.

« Vous plaisantez ! lui dit le pâtre ; il faudrait avoir perdu la tête pour donner deux chèvres ou deux brebis en échange de cette chétive petite pièce ; cela ne vaut pas seulement ma houlette.

—  Cependant, mon garçon, les gens qui pos­sèdent beaucoup d'or passent pour très-heureux. Avec de l'or on peut tout avoir.

—  Diantre ! ah ! s'il en est ainsi, donnez-la-moi. Nous avons un voisin qui est malade de chagrin. Il ne peut dormir ni manger; il est toujours triste et abattu; je vais lui donner cette petite pièce d'or, pour qu'il s'achète la santé, le sommeil, l'appétit et la gaieté.

—  Oh! oh! tout ce que tu dis là ne peut s'ache­ter ; mais il y a une foule de choses belles et utiles que l'on peut acheter quand on a de l'or.

—  Hum ! nous autres gens de la montagne nous avons tout ce qu'il nous faut : nous jouissons même de beaucoup de belles et bonnes choses dont nous pourrions nous passer au besoin. Notre petit champ, notre jardin, nos prairies, nos troupeaux de brebis et notre forêt nous fournissent abondamment du pain, des fruits, des légumes, du lait, du miel, de la laine, du chanvre et du bois; je ne puis m'ima­giner ce qu'il nous faudrait encore de plus. »

Le chevalier, surpris autant que charmé des ré­pliques judicieuses de ce jeune montagnard, se dit à lui-même : Heureux enfant ! habitué dès le ber­ceau à une vie frugale, élevé loin de la corruption du siècle, il a de bonne heure appris à connaître et à estimer les seuls vrais biens de la terre : le con­tentement, la santé et la paix de la conscience. Heureux mortels, vous ignorez même le nom des besoins factices des habitants de la ville ! Oui, c'est ici, dans les chalets des pâtres de la montagne sé­parés du monde entier, et où l'or n'est ni connu ni recherché, qu'existe réellement l'âge d'or. Puis, s'adressant au jeune homme: « Mon garçon, tes paroles dénotent plus de sagesse que tu ne penses. Petit berger, tu es un grand philosophe.

—  Quelle bête me nommez-vous là ? s'écria le petit berger avec vivacité ; si c'est une injure que vous me dites, veuillez vous en dispenser, je vous en prie...

—  Non, non, calme-toi, mon enfant, interrom­pit le chevalier. Je n'ai point voulu t'injurier; au contraire, ce nom est honorable sous bien des rap­ports. Écoute, mon garçon, tu m'as rendu un grand service en me guidant vers cet ermitage ; ton lan­gage m'a fait un plaisir infini. Je voudrais à mon tour faire quelque chose qui te fût agréable.

—  Eh bien! répliqua le petit berger, savez-vous chanter, Monsieur ? j'aimerais mieux une chanson­nette que votre pièce d'or.

—  Je sais bien un peu chanter, répondit le che­valier, mais je suis trop affligé: va, mon ami, je suis trop malheureux.

—  Eh bien! à quoi vous sert donc votre or? Vous voyez qu'il ne rend pas heureux. Non, non, je préfère mes chansons à votre or; je chante toujours, moi, et je suis en même temps si con­tent, si content, que je n'échangerais pas mon contentement contre un sac tout rempli de pièces d'or. Écoutez-moi, et vous allez voir. » Alors il chanta, en sautant et en gambadant, la chanson­nette suivante :

Le jeune agneau, dans le pacage, En liberté prends ses ébats, Et cherche, à l'ombre du feuillage, L'herbe dont il fait son repas.

On voit comme lui sur la terre L'enfant aimable et gracieux Trouver près de sa bonne mère Un bonheur dont il est joyeux.

La brebis aime la pâture ; L'enfant vit en mangeant son pain. S'il meurt, l'auteur de la nature Lui procure une douce fin.

La franche gaieté de cet enfant charma le che­valier, qui lui exprima sa satisfaction et lui dit : « A présent, va rejoindre mon domestique, qui m'attend auprès de ce rocher là-bas. Je désire m'entretenir seul avec l'ermite.

—  Bien, bien, seigneur, s'écria le joyeux enfant en s'éloignant; mais ne restez pas trop longtemps, car mon troupeau et moi nous pourrions bien perdre patience. »

Le chevalier s'approcha alors de l'ermitage, et tira la sonnette. Benno sortit. Sa tête vénérable était chauve ; une épaisse et longue barbe descen­dait sur sa poitrine; il dit: « Que Dieu vous bé­nisse, noble étranger. Quel sujet vous amène de si grand matin vers ma cellule ? et en quoi le vieux Benno peut-il vous obliger?

—  Mon père, reprit le chevalier, le malheur s'est appesanti sur ma tête; mon coeur souffre. Voilà déjà plusieurs nuits que le sommeil n'a fermé mes paupières. Ayant entendu parler de vos vertus et de l'efficacité de vos prières, j'ai pris la résolution de venir implorer votre secours, et de passer quelques jours avec vous dans votre ermitage, si vous avez la bonté de me le permettre : ne me le refusez pas, je suis un malheureux qui cherche des consolations.

—  Oh ! s'il en est ainsi, reprit Benno, soyez le bienvenu, tous les malheureux sont mes frères ou mes fils. Pensez que c'est votre père qui vous tend la main. Tout ce que Benno pourra faire pour vous soulager, il le fera; tout ce que ma pauvre cellule renferme est à votre service. Venez, asseyez-vous sur ce banc de mousse à l'ombre du pommier; car vous devez être fatigué de la montée, et sans doute aussi vous avez faim et soif. J'irai tantôt chercher des provisions pour le temps de votre séjour. Je trouverai tout ce qu'il faut à une grande ferme assez éloignée d'ici, et voilà de quoi attendre mon retour. Je vous offre toutes les provisions de ma cellule, je reviens dans l'instant. »

A ces mots, Benno tira d'une espèce d'armoire une cruche de grès, deux gobelets, une petite miche et une corbeille pleine de fruits. Il posa tout cela sur la table , et dit : « Prenez, noble chevalier; c'est tout ce que je puis vous offrir en ce moment; d'ailleurs l'appétit est le meilleur des cuisiniers, et vous n'en manquez pas, je pense.

—  Ah! bon père Benno, répondit le chevalier, je ne pense guère dans ce moment à manger et à boire ; je suis si affligé...

—  Il ne faut jamais l'être, interrompit le père Benno ; vous devez songer sans cesse que les afflic­tions mêmes nous viennent de la main de Dieu. Allons, chevalier, videz cette coupe : le vin épa­nouit et ranime le coeur de l'homme. Ne repoussez pas les dons du Ciel. A votre santé, vivent les coeurs joyeux! et que Dieu console et réjouisse les mélan­coliques, afin qu'ils redeviennent heureux. Trin­quons.

—  Hélas ! soupira le chevalier, oui, que Dieu console et réjouisse les mélancoliques, et qu'il pré­serve les heureux de souffrances aussi cruelles que les miennes.

—  Eh quoi ! les souffrances ne sont pas un si grand mal que l'on s'imagine. Dieu est un bon père, ses desseins sont toujours sages; quand il nous envoie des revers, il nous fournit l'occasion ou de nous corriger de nos défauts, ou de nous affermir dans la vertu. D'ailleurs nos souffrances sont pas­sagères comme tous les phénomènes de la nature. Le soleil ne peut luire sans interruption ; les vents et les orages sont aussi des bienfaits pour la terre. Il a fallu aussi bien de la pluie que du beau temps pour faire mûrir le vin généreux qui brille dans cette coupe et en jaillit en perles liquides. Le bon­heur et le malheur sont pareillement nécessaires pour former de nobles caractères et produire des sentiments élevés et généreux. Que vois-je ! une larme s'échappe de vos yeux... Je respecte votre vive douleur; mais, quel qu'en soit le motif, croyez-moi, prenez bon courage. Le temps de la pluie, des orages et du tonnerre ne dure pas tou­jours, et pour vous aussi brilleront des jours plus sereins.

—  Non , jamais, jamais pour moi, soupira le chevalier; et son regard douloureux se fixait sur la terre.

—  Pourquoi non ? d'où vient ce découragement ? Moi aussi, tel que vous me voyez, j'ai beaucoup souffert. J'étais autrefois un vaillant guerrier ; j'ai assisté à bien des combats , essuyé bien des priva­tions et des fatigues, comme aussi j'ai habité bien des châteaux et goûté les maux aussi bien que les jouissances de la vie. Une maudite flèche, en me fracassant le bras droit, m'a fermé la carrière mi­litaire. Dès lors tous les malheurs imaginables sont venus fondre sur moi. Mais aujourd'hui je remercie Dieu des maux qu'il m'a envoyés encore plus que des jouissances qu'il m'avait procurées; la prospérité m'enivrait, l'adversité m'a ramené à la sagesse et à la modération. Je croyais d'abord que je ne rirais jamais de bon coeur, et que pour moi il n'y aurait plus sur la terre ni joie ni tranquillité. J'ai pris le monde en dégoût. Je me suis retiré dans ces ro­chers sauvages : c'est ici, dans cette cellule silen­cieuse et solitaire, que Dieu me rendit le calme et le repos. Grâce à sa providence, tout se termine bien ici-bas : ouvrez donc votre âme à l'espérance, el consolez-vous comme moi.

—  Il m'est difficile de croire, mon bon père, que vos souffrances aient égalé les miennes. Je vais vous faire le récit de mes infortunes, et vous jugerez.

—  Oui, chevalier, contez-moi vos douleurs, cela vous soulagera, et je vous écouterai avec le plus vif intérêt. »

L'étranger commença ainsi : « Je suis le chevalier Adelbert de Haute-Roche, fils unique du comte Cuno de Haute-Roche.

—  Quoi! s'écria Renno, vous êtes le fils du feu comte de Haute-Roche ! soyez alors mille fois le bienvenu. Votre père était un noble et vaillant che­valier ; je l'ai bien connu , car j'ai servi sous lui. Son château s'élevait majestueusement sur la cime d'une montagne boisée, comme la couronne sur la tête d'un roi. Tous les environs, champs, forêts, prairies, aussi loin que la vue pouvait s'étendre du haut du château, dépendaient de son domaine. Tous les habitants de la vallée étaient ses vassaux. Votre mère, que Dieu l'ait en sa sainte garde ! était une dame accomplie, une âme véritablement pieuse et charitable. Vous aussi, cher Adelbert, je vous ai vu plusieurs fois, lorsque vous n'étiez encore qu'un bel enfant brillant de fraîcheur et de santé. Vous n'aviez alors que six ans, et je doute que vous puissiez vous souvenir de m'avoir remarqué dans la foule des hommes d'armes de votre père ; mais moi je me rappelle encore très-bien les cris d'en­thousiasme avec lesquels nous avions coutume de vous saluer toutes les fois qu'au retour d'une cam­pagne nous étions rassemblés pour la revue sur la place d'armes du château de Haute-Roche, et que votre père vous promenait dans nos rangs.

« Ah! mon Dieu, comme le temps passe ! Vous n'étiez qu'un enfant alors, et vous voilà un homme dans toute la vigueur de l'âge. Oh ! je ne puis vous exprimer quelle joie j'éprouve dans ma vieillesse de revoir en vous, mon cher Adelbert, le fils de l'illustre chef qui nous menait aux combats et à la victoire. »

Le chevalier serra affectueusement la main du vénérable ermite, et lui dit : « Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu ; mais je suis enchanté de rencontrer ici, d'une manière aussi imprévue, un des braves compagnons d'armes de mon père ; cette heureuse rencontre m'encourage encore plus à vous faire part de mes infortunes. Je continue donc :

« Après la mort prématurée de mes parents, le chevalier 0thon d'Apremont, ami d'enfance de mon père, me prit dans son château, qui était situé à plusieurs journées de marche de celui où j'étais né. Là il me donna une éducation soignée, et plus tard il m'accorda en mariage sa fille Théolinde, dont la beauté ravissante était encore le moindre des avantages ; il me serait impossible de vous décrire sa bonté, sa modestie, sa piété, son affabilité et sa douceur. Nous vînmes habiter le château de Haute-Roche, où mon épouse sut bientôt se faire aimer et chérir comme le modèle de toutes les vertus. Un an après, elle donna le jour à une enfant charmante, que nous nommâmes Adelina, et qui surpassait en beauté tous les enfants que j'avais vus jusqu'alors. Déjà cette enfant commençait à grandir, déjà ses yeux me connaissaient, déjà elle me tendait ses bras avec un sourire d'ange, et commençait à begayer les noms de papa et de maman, lorsque tout à coup la guerre éclata, et je fus appelé à l'armée. Il fallait partir, nos adieux furent déchirants ; l'en­fant, il est vrai, ne comprenait encore rien à ce qui se passait ; mais sa mère, ma tendre épouse, tomba évanouie entre mes bras... »

Le chevalier essuya une larme qui vint mouiller ses paupières, puis il reprit son récit :

« Vous savez quelle malheureuse tournure prit la guerre. La supériorité du nombre nous accabla. Bientôt nous vîmes envahir nos campagnes, sacca­ger nos châteaux, ravager nos villes et nos villages par le fer et le feu. Les funestes nouvelles que nous recevions journellement à l'armée, et mon inquié­tude sur le sort de ma femme et de mon enfant, me déterminèrent enfin, ne pouvant quitter mon poste, à envoyer un de mes écuyers, déguisé en pèlerin , au château de Haute-Roche, pour voir ce qui s'y passait, et j'attendis son retour avec anxiété. Mais

mon fidèle écuyer ne revint pas, je n'en ai plus entendu parler, et j'ignore ce qu'il est devenu. Vous pouvez bien vous imaginer dans quelle perplexité je me trouvai alors. Tout le jour nous combattions les ennemis, et, la nuit, le chagrin et l'inquiétude m'empêchaient de fermer les yeux.

« Enfin la paix fut conclue, je revins dans mes foyers. Mais quel triste spectacle s'offrit à mes re­gards! de loin je vis mes donjons à moitié détruits, et du château paternel je ne retrouvai que les ruines ; l'ennemi, en se retirant, l'avait incendié. Le village situé au bas du château avait été égale­ment la proie des flammes. Les malheureux paysans, qui avaient construit de misérables huttes de sapin auprès de leurs maisons réduites en cendres, pous­sèrent des cris de douleur et de joie en me revoyant. C'est d'eux que j'ai appris l'affreuse nouvelle de la mort de mon épouse et de sa fille. « La bonne dame, dirent-ils, cherchant à se soustraire à la domination de l'ennemi, voulut traverser pendant la nuit le torrent qui baigne les murs du château, mais elle a péri dans les flots avec son enfant ; car on a trouvé le lendemain la petite barque renver­sée, et un voile arrêté dans les roseaux du rivage. » J'avais le coeur brisé quand je gravis à cheval la montagne de mon château pour en visiter l'inté­rieur. Des larmes brûlantes coulaient sur mes joues pendant que j'errais au milieu des décombres, et que mes regards cherchaient et examinaient encore les lieux où j'avais passé une si douce enfance, où j'avais goûté tant de félicité comme époux et comme père. Ces ruines immenses m'offraient l'image de mon bonheur anéanti ; je passai toute la nuit assis sur un pilier abattu, et j'appuyai ma tête appesantie contre un pan de murailles encore noirci par les flammes dévastatrices ; mes yeux fatigués appelaient le sommeil, mais en vain. Mille fois mes regards se fixèrent sur le ciel, chargé de sombres nuages. Hélas! je me trouvais à l'endroit même où était autrefois notre petit salon de famille, et où pendant de longues soirées orageuses j'étais assis devant le foyer paternel, près de Théolinde, avec de braves et fidèles amis. Au moment où je me rappelais ces doux souvenirs, la pluie tombait à flots pressés, la tempête mugissait dans ces murs entr'ouverts, et je n'aurais pu y trouver un abri contre la fureur de l'orage... Depuis ce temps mon château a été rebâti, les maisons de mes bons paysans ont été relevées ; mon bonheur seul, le bonheur de ma vie, détruit de fond en comble, ne saurait jamais se rétablir.

—  Mais vous ne m'avez pas dit, fit observer Benno, d'où vous vient cette blessure dont j'aper­çois encore la cicatrice sur votre joue?

—       Ceci, répondit Adelbert, me rappelle encore un cruel souvenir. Nous avions dans notre corps d'armée un chevalier peu estimé à cause de sou caractère déloyal, connu comme un dissipateur, et à qui tous les moyens étaient bons pour se procurer de l'argent. Un soir, nous étions avec plusieurs autres chefs dans une réunion, célébrant joyeuse­ment, le verre à la main, un avantage que nous venions de remporter sur l'ennemi. Ce chevalier, nommé Stein, fit tomber à dessein, je crois, la conversation sur l'anneau nuptial que je portais alors à mon doigt, et que je ne quittais ni jour ni nuit. Stein me proposa la gageure que dans l'espace de vingt-quatre heures il saurait me tirer la bague du doigt sans que je m'en aperçusse. La chose, que je regardais dans ce moment comme impossible, se réalisa cependant dès la nuit suivante. Stein avait probablement glissé un narcotique dans mon verre, et il profita de mon sommeil pour me dérober la bague, car dès le lendemain matin je m'aperçus qu'elle avait disparu. Je payai la gageure et rede­mandai ma bague; mais Stein, aussi déloyal que querelleur, me la contesta, sous prétexte qu'elle était comprise dans la gageure et devenue sa pro­priété. Ce gage chéri de ma bien-aimée Théolinde m'était trop précieux pour y renoncer aussi facile­ment; il en résulta un combat à outrance dans le­quel mon adversaire me renversa d'un coup d'épée à travers le visage; et avant que ma blessure fût guérie, Stein avait quitté l'armée et pris la fuite. Plus tard j'appris d'une manière certaine que cet homme déloyal s'était laissé gagner par un des chefs de l'armée ennemie pour m'enlever ce bijou, et qu'il en avait reçu une somme considérable. Et cepen­dant je ne puis encore concevoir quel molif pourrait avoir porté l'étranger à se procurer à un si haut prix un bijou qui, pour tout autre que pour moi, était presque sans valeur. Toujours est-il que la ruse la plus infernale m'a privé du souvenir le plus précieux que je tinsse de ma chère Théolinde. »

A ces mots, Adelbert jeta autour de lui des re­gards tristes et sombres, quand tout à coup ses yeux rencontrèrent la harpe, suspendue à l'arbre, à l'entrée de l'ermitage. « Voilà un instrument, dit-il, qui me rappelle encore le souvenir de ma pauvre Théolinde. Elle aimait la harpe, elle en jouait d'une manière admirable, en l'accompagnant d'une voix mélodieuse. Je me rappelle qu'un matin, c'était avant notre mariage, je lui fis présent d'un petit bouquet composé de muguet, de violettes et de myosotis, c'étaient ses fleurs favorites. Dans la soirée du même jour elle me dit avec un charmant sourire : « Vois, mon Adelbert, l'aimable petit bouquet que tu m'offris ce matin, je l'ai porté sur mon sein ; déjà il est presque fané ; mais voici un autre petit bouquet que je t'offre à mon tour ; pour celui-ci tu le planteras dans ton coeur, et il s'y conservera. » Alors elle me chanta une romance qu'elle avait composée elle-même au sujet de ses trois fleurs favorites, et qui restera toujours gravée dans ma mémoire.

— Seriez-vous assez aimable, lui dit Benno, pour me chanter cette romance composée par votre dé­funte Théolinde ? Je vous accompagnerai volontiers sur la harpe dès que j'en aurai saisi l'air. »

Adelbert commença à chanter, tandis que Benno l'accompagnait sur la harpe.

Parmi les fleurs de la prairie Que Dieu créa pour l'embellir, J'en aime trois; leur modestie Charme toujours mon souvenir. La jeunesse en fait des guirlandes Pour parer le chapeau coquet ; Moi, qui les destine aux offrandes, Je les unis dans un bouquet.

Symbole de douce innocence, Le muguet, de sa blanche fleur, En l'honneur de la Providence, Exhale sa suave odeur. Élancé de son vert feuillage , Chaque bouton, en fleurissant, Semble rendre un sincère hommage. A la gloire du Tout-Puissant.

La tendre et douce violette, Qui se cache sous le gazon, Humblement ouvre sa clochette Pour embaumer l'air du vallon. Elle étale avec complaisance Ses doux parfums, ses simples fleurs Emblème de la bienfaisance, Elle sourit à tous les coeurs.

Quand la bienfaisante rosée A rafraîchi le sol brûlant, Plus belle on voit la germandrée Ouvrir son calice charmant. Sans cesse elle se renouvelle, Du jour si vif bravant l'ardeur : C'est l'image toujours fidèle De l'amitié, du vrai bonheur.

Reçois ces trois aimables fleurs Que pour toi ma main à cueillies ; Leurs parfums, leurs tendres couleurs L'emportent sur les plus jolies. Ton coeur doit dire en les voyant : Des vertus elles sont l'emblème ; Cher époux, en les imitant, On trouve le bonheur suprême.

Cette romance plut singulièrement au vénérable anachorète, et il insista pour que le chevalier Adelbert passât la journée entière à l'ermitage. Benno promit de lui servir lui-même de guide le lende­main matin ; en conséquence le petit pâtre qui avait montré le chemin à Adelbert fut renvoyé chez ses parents.

CHAPITRE VII

La jeune bergère.

Depuis la mort de Jacques, les ressources de l'infortunée Mathilde avaient éprouvé une forte di­minution. Ce bon et honnête vieillard avait eu le talent de procurer un débouché certain et avanta­geux. aux ouvrages d'aiguille de la pauvre veuve. Beaucoup de personnes à qui son âge et ses manières engageantes avaient inspiré de l'intérêt, lui don­naient de nouvelles commandes plutôt par égard pour lui que par compassion pour la dame infor­tunée que l'on ne connaissait pas. Aussi la pauvre comtesse avait quelquefois tant de travaux à faire, qu'il lui arrivait de prolonger ses veilles fort tard. En outre, plusieurs dames charitables, sur les sollicitations de ce serviteur dévoué, envoyaient d'assez abondants secours en vivres.

La mort de Jacques fit tarir ces ressources : la diminution de la recette par le manque de com­mandes et la suspension des subsistances ne permirent plus de faire face aux dépenses nécessaires. Les privations de toute espèce affaiblirent tellement la santé de Mathilde, qu'elle ne pouvait plus marcher qu'à l'aide d'un bâton. A la fin, elle tomba dans un tel abattement, qu'elle fut forcée durant plusieurs semaines de garder le lit. Pourtant quelques fai­bles secours venus à propos ranimèrent un peu ses forces ou plutôt son courage ; elle se leva, et, vêtue de sa robe de grand deuil, couverte d'un voile noir, appuyée sur un bâton, elle sortit de sa cabane, s'assit sur un banc de mousse, et plaça sa corbeille à ouvrage à côté d'elle. « O mon Dieu, dit-elle en relevant son voile et jetant autour d'elle un regard de mélancolique satisfaction, il y avait si longtemps que je ne m'étais trouvée sous ce beau ciel d'azur ! depuis bien des jours je n'ai vu le vert feuillage des arbres qu'à travers les étroites fenêtres de ma ca­bane ! Que ces trois semaines passées sur mon lit de douleur m'ont semblé longues! Avec quel bonheur je viens ici respirer cet air si doux et si frais ! Grâces, grâces vous soient rendues, ô mon Dieu, qui avez daigné me rendre la santé. Pourtant je me sens encore faible, très-faible... »

Elle prit son ouvrage et voulut se mettre à coudre ; mais, voyant qu'elle n'en avait pas la force, elle dit en soupirant : « Je ne puis pas, c'est impos­sible ; mes yeux se troublent, ma main tremble ; je ne suis pas en état de faire un seul point..., et cependant il le faut, nous n'avons plus de pain ; hier nous avons mangé notre dernier morceau. En ce moment la moindre nourriture me ranimerait. » Elle essaya donc de travailler, mais l'ouvrage tomba de ses mains défaillantes ; et elle reprit encore : « C'est impossible. Mon Dieu ! comment ferai-je ? comment nourrir ma fille et moi ? Nous faudra-t-il mourir de faim dans ce désert ? O mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria-t-elle avec un douloureux accent, nous avez-vous oubliées ? ne songez-vous plus à nous ? Oh ! envoyez-nous au moins des consolations et de l'espoir, si vous ne voulez pas nous envoyer des secours. » Un torrent de larmes s'échappait de ses yeux; elle se rassit et appuya sa tête sur une de ses mains. « Je me sens mal. Hélas ! mon âme est découragée, et un poids énorme oppresse mon coeur ! »

En ce moment Agnès, revenant de la montagne un petit panier au bras, accourut vers sa mère et dit : « Hélas ! ma pauvre maman, je reviens ma corbeille vide ; je me suis vainement présentée à plusieurs portes pour demander la charité, on ne m'a pas donné une seule bouchée de pain. Depuis que le bon vieux Jacques est mort, les personnes auxquelles il nous avait recommandées ont bien changé. « La misère, m'ont-elles dit, est trop grande dans ces montagnes, nous n'avons pas trop de pain pour nous-mêmes. » En revenant, j'ai cueilli quelques fraises pour toi; c'est tout ce que j'ai pu trouver ; mais à quoi nous servira ce peu de fruits ?

— N'importe, ditla mère, c'est toujours quelque chose, et, si faible que soit ce secours, rendons-en grâces à Dieu. »

Agnès regarda sa mère , et, apercevant alors ses yeux gonflés de larmes, elle l'embrassa et lui dit : « Tu as encore pleuré. Ne pleure plus, chère ma­man, je ne puis te voir pleurer, cela me fait tant de peine. Oh 1 ne pleure plus, je t'en prie !

—  Calme-toi, mon enfant, tu vois que je te souris.

—  Oui, mais tu ne me souris pas de bon coeur. Ah ! mon Dieu, comme te voilà pâle ' Je crains que tu ne redeviennes malade ; ne te chagrine donc pas tant ; cela me ferait devenir malade aussi : quand je te vois souffrir, je souffre autant que toi.

—  Rassure-toi, mon enfant ; vois-tu, depuis que j'ai mangé quelques-unes de ces fraises que tu m'as apportées , je me sens un peu mieux ; mange le reste.

—  Oh ! non, je n'en prendrai pas une ; elles sont toutes pour toi, je n'ai pas faim ; et puis d'ail­leurs je ne pourrais pas manger, tant je suis triste. »

Alors Mathilde, vivement émue, serra avec ten­dresse sa fille contre son coeur, puis tout à coup lui dit d'aller à la cabane ramasser le linge et les vête­ments les plus nécessaires et de les lui apporter. C'était pour l'éloigner pendant quelques instants, afin qu'elle ne vît pas les larmes qu'elle ne se sen­tait plus la force de retenir « Que je suis malheu­reuse, s'écria-t-elle dès qu'elle se vit seule, surtout de voir souffrir cette chère enfant ! Hélas ! il est déjà bien dur de se voir réduite à la nécessité de mendier son pain ; mais qu'il est cruel de mendier sans rien obtenir !.... Il ne me reste plus d'autre parti à prendre que de quitter cet asile, et d'aller avec mon enfant chercher une contrée moins dé­serte et plus hospitalière, au risque de tomber entre les mains de mes ennemis... O Dieu de bonté, soyez mon protecteur, daignez me soustraire à toutes leurs recherches. »

Cependant Agnès ne tarda pas à revenir auprès de sa mère, apportant sous son bras un petit pa­quet de voyage et son luth dans l'autre main. « Viens, ma chère fille, nous allons quitter cette cabane, nous ne pouvons y rester sans nous exposer à mourir de faim. Mais avant de partir il faut prier le Seigneur de guider notre marche incertaine. » Alors la mère et la fille se mirent à genoux et adres­sèrent au Ciel cette invocation : « Dieu tout-puis­sant, Père miséricordieux et plein de bonté, nous vous remercions des bienfaits dont vous nous avez fait jouir dans ce petit coin de la terre immense que vous avez créée ; daignez nous protéger encore, guidez nos pas vers une contrée hospitalière, et faites-nous trouver des gens dont le coeur soit ou­vert à la pitié. »

Après avoir également adressé une fervente in­vocation à la sainte Vierge, protectrice des mal­heureux, Mathilde donna la main à sa fille, et elles se mirent en route. Mais à peine eut-elle essayé de marcher, qu'elle tomba de faiblesse sur un bloc de granit. A cette vue, Agnès, désespérée, jeta des cris perçants. « Oh ! maman, maman, di­sait-elle, ne meurs pas, je t'en prie. »

Mathilde rouvrit les yeux, et peu après ses esprits se ranimèrent ; cependant l'excès de son malheur lui faisait verser des larmes en abondance.

« Hélas ! s'écriait-elle en gémissant, jamais encore je ne me suis sentie si malheureuse et si découragée qu'aujourd'hui. Agnès, chère Agnès, seconde-moi dans mes prières, afin que ma confiance en Dieu et en sa sainte providence ne m'abandonne pas dans cette terrible épreuve. »

Mathilde n'eut pas la force d'en dire davantage, ses pleurs coulèrent de nouveau, et elle appuya sa tête affaiblie contre un angle du rocher. Agnès, croyant que sa mère allait perdre encore connais­sance, se précipita vers elle, la soutint dans ses bras, et s'écria d'un accent douloureux « N'y a-t-il donc ici personne qui puisse nous secourir ? Dieu de bonté, venez à notre aide ! »

En faisant cette exclamation pieuse elle s'était agenouillée, et tenait ses regards et ses mains jointes élevés vers le ciel. Au milieu de ses fer­ventes prières en faveur de sa mère, elle entendit tout à coup dans le lointain une voix douce qui chantait les paroles suivantes :

Dis-moi d'où naissent ces alarmes, D'où vient la pâleur de tes traits? Dieu ne sèche-t-il pas les larmes De qui mérite ses bienfaits?

Agnès, surprise, enchantée, dit à voix basse à sa mère : « Entends-tu, maman? écoutons, que c'est beau !

— Oui, dit Mathilde : on dirait que ces paroles de consolation descendent du ciel pour ranimer notre courage. »

Cependant la voix se rapproche et continue de chanter :

Vois l'éclat de ces fleurs brillantes Que fit naître le Créateur : Quand le soleil les rend souffrantes, Dieu sait leur rendre leur fraîcheur.

Écoute le joyeux ramage De ces oiseaux qui dans les airs Rendent un éloquent hommage Au Dieu puissant de l'univers.. « Oui, disait Agnès, le bon Dieu, dont la sollici­tude s'étend jusqu'aux petits oiseaux, nous aime bien davantage, n'est-ce pas, maman?

— Oui, sans doute, machère fille. Celui qui donne aux oiseaux leur pâture pourvoira certainement à notre subsistance et ne nous oubliera point. »

La voix s'approcha bien plus encore, et les deux infortunées entendirent très-distinctement le cou­plet suivant : Ne pleurez plus ! la Providence A vos malheurs compatira ; En Dieu placez votre espérance, Jamais il ne vous oubliera.« Bien, oh! très-bien, s'écria Agnès avec en­thousiasme et frappant des mains. C'est justement ce que je disais. L'as-tu entendu? N'est-ce pas, chère maman, ajouta-t-elle en l'embrassant et en essuyant les larmes de sa mère, n'est-ce pas, tu ne pleureras plus ?

—  Non, ma bonne Agnès, répondit la châte­laine ; non, non, je ne pleurerai plus. Je me re­proche maintenant mon peu de foi. Dieu m'a fortifiée et consolée de la manière la plus tou­chante. »

Pendant que la mère et la fille s'entretenaient encore de ce sujet, et qu'elles cherchaient à dé­couvrir d'où pouvait venir cette voix mélodieuse, elles virent une jeune bergère descendre dans un ravin entre deux rochers; elle furetait avec inquié­tude dans tous les buissons, et disait : « Où donc mon agneau peut-il s'être caché? Pourvu qu'il ne soit pas tombé dans quelque précipice. Voilà bien longtemps que je le cherche en vain partout ; ja­mais encore je ne me suis avancée aussi loin dans la montagne. » Elle regarda attentivement les ro­chers environnants pour s'orienter ; en découvrant le vallon, elle résolut d'y descendre pour rega­gner son troupeau par une route moins pénible. Quand elle aperçut Mathilde et Agnès : « Ciel ! s'écria-t-elle, voilà des inconnues, fuyons!

—  Oh ! non, ne vous éloignez pas, bonnebergère, lui dit Mathilde d'une voix douce; soyez sans crainte, et venez à notre aide si vous le pouvez: nous sommes pauvres et infortunées.

— O mon Dieu! dit la bergère, dites-moi bien vite en quoi je puis vous être utile. »

Agnès s'empressa de lui dire que depuis la veille à midi sa mère n'avait encore rien mangé que quel­ques fraises.

« Ah ! que je suis contente d'avoir encore mon déjeuner tout entier ! » s'écria la compatissante ber­gère en ouvrant aussitôt son panier à bras, dont elle tira du pain, une cruche de grès et une écuelle de terre. « Prenez, mangez, dit-elle; ce pain est excellent : voici du lait de brebis; » et elle lui en versa dans l'écuelle. « Buvez, il est doux et agréable. Voici encore quelques fruits, votre jeune demoiselle doit les aimer; tenez, ma chère petite, prenez-les, et voici encore un peu de pain. »

Mathilde et Agnès mangèrent avec délices le déjeuner qui leur venait d'une manière si inatten­due ; puis Mathilde, serrant affectueusement la main de la jeune bergère, lui dit avec émotion: « Je te remercie, ma bonne enfant ; tu es pour moi un ange du ciel que Dieu m'a envoyé au fort de ma détresse. Ta bonté m'a sauvé la vie ; sans toi je serais morte de faim. »

La bergère interrompit ces témoignages de re­connaissance par cette question : « Mais comment vous trouvez-vous dans cette partie stérile et abso­lument déserte de la montagne? Comment pouvez- vous vivre dans cette misérable hutte, si loin de toute société humaine? Vous êtes pauvres et infor­tunées, venez avec moi, je vous conduirai dans une contrée habitée par de braves gens qui ne vous laisseront pas sans secours.

— Hélas! ma bonne fille, répondit Mathilde, je suis trop faible pour pouvoir quitter ces lieux ; j'ai été malade plusieurs semaines, et il ne m'est pas encore revenu assez de forces pour entreprendre une longue course.

—  C'est bien malheureux, dit la bergère ; com­ment faire alors? Je voudrais vous apporter à man­ger tous les jours ; mais il y a trop loin d'ici chez nous, et nous sommes pauvres nous-mêmes.

—  Sois tranquille, ma chère enfant, dit Mathilde, Dieu vient de me secourir pour le moment, il con­tinuera à le faire. Déjà tes dons charitables m'ont ranimée. Le Ciel, qui ne laisse pas sans récompense un verre d'eau, te récompensera pour le pain et le lait que tu m'as donnés.

—  Oui ! ajouta Agnès à son tour, je te remercie aussi de ton action charitable. Mais maintenant toi-même tu auras faim, car tu t'es privée de ton déjeuner.

—  Oh! ce n'est rien, je voudrais avoir quelque chose de mieux à vous offrir. Ne parlez plus de cela.

—  Je te dois une double reconnaissance, reprit encore Mathilde; car si ton lait et ton pain ont ranimé mon corps, tes chants doux et agréables ont raffermi mon âme souffrante. Ils semblaient descendre du ciel pour nous consoler.

—  Vous aimez donc bien ce chant ? répliqua la bergère : oh ! j'en connais encore une foule d'autres non moins beaux. Mon plus grand plaisir est de chanter et d'entendre chanter ; il m'est arrivé sou­vent de donner un jeune agneau pour une romance nouvelle. »

Mathilde, charmée d'avoir trouvé un moyen de témoigner sa reconnaissance à sa jeune bienfai­trice, ordonna à Agnès de prendre le luth et de lui chanter quelque air. Agnès, qui avait déjà fait des progrès notables sur cet instrument, s'empressa d'obéir, et, après un brillant prélude, elle se mit à chanter la romance suivante :

Dans son joli jardin, Blandine possédait Un petit arbrisseau que sa main arrosait. Le pauvre et jeune arbuste, en sa première année, N'avait qu'une cerise à sa branche attachée ; Mais si ce fruit tout seul pendait à son rameau, Autant il était rare, autant il était beau.

Blandine, en sautillant de joie et de bonheur, Cueillit ce fruit unique, et dans sa vive ardeur Courut avec transport le porter à sa mère. Prends-le, bonne maman, à tout je te préfère. La mère le refuse au lieu de l'accepter., Et l'on voit dans ses yeux une larme briller.

Cette cerise fut promptement oubliée ; La saison se passa; mais la suivante année, Dans son jardin, Blandine, en marchant au hasard, Vit un cerisier s'offrir à son regard; 11 était magnifique et d'un heureux présage : Mille fruits savoureux brillaient sous son feuillage.

La mère, dans ses bras enlaçant son enfant, De baisers maternels la couvrit tendrement. Vois, dit-elle, cet arbre, il cause ta surprise, Il naquit du noyau de l'unique cerise. Dans sa sagesse Dieu récompense toujours le bien que l'enfant fait aux auteurs de ses jours.

« Que c'est beau! que c'est touchant ! s'écria la jeune bergère, battant des mains et sautant de joie, et quels sons harmonieux ! Jamais je n'ai encore rien entendu de pareil. Les bergers de nos mon­tagnes ne connaissent que le chalumeau, le cornet et la musette. Oh ! viens avec moi. Habile comme tu l'es, il te sera facile de gagner ta vie et de pour­voir à l'existence de ta mère. Quand même on n'aurait pas pitié de votre misère, on serait ravi de ton chant ; on te donnerait avec joie tout ce que nous avons dans nos montagnes : du pain et du lait, du beurre et des oeufs, du chanvre et de la laine. Viens, viens avec moi.

—  Mon enfant, dit Mathilde, tu me donnes une idée qui vient, je crois, du Ciel. Oui, chère Agnès, pars à la garde de Dieu ; va chanter aux portes des maisons, et tâche ainsi de nourrir toi et ta mère.

—  Oui, ma bonne maman, répondit Agnès, je t'obéirai; et, s'il le fallait, pour te nourrir j'irais au bout du monde, marchant pieds nus sur des cailloux pointus et par des sentiers hérissés d'épines. »

Il fut donc résolu qu'Agnès se mettrait en route, guidée par la jeune bergère , et qu'elle essaierait de gagner quelque chose par le chant et la musique. La séparation fut pénible et douloureuse pour la mère et la fille ; l'idée que cette absence ne durerait que deux à trois jours fut seule capable de calmer leur douleur. Les regards de Mathilde suivirent les pas de sa fille chérie jusqu'à ce qu'enfin celle-ci, ayant atteint le sommet de la montagne, disparut derrière le feuillage des sombres sapins.

 

CHAPITRE VIII

Agnès demande l'aumône.  

Plongée dans la tristesse et dans une profonde rêverie, Agnès, son luth sous le bras, marchait à côté de la bergère. Son excessive timidité, suite naturelle de la solitude dans laquelle elle avait été élevée, l'embarrassait beaucoup. Elle n'osait songer à la nécessité de chanter devant tout le monde pour recevoir l'aumône. Quelque grande que fût la ten­dresse qu'elle portait à sa mère, quelque disposée qu'elle se sentît à faire tout ce qui était en son pou­voir pour la soulager, elle comprenait néanmoins tout ce que l'exécution de la promesse qu'elle lui avait faite allait avoir de pénible et d'amer. Plus elle approchait du terme de son voyage, plus elle voyait faiblir son courage. La jeune bergère, qui, chemin faisant, venait de retrouver son agneau blotti dans les broussailles entre deux blocs de ro­chers, et qui l'emportait sous son bras, s'efforça de son mieux de combattre les scrupules de sa craintive compagne, et de lui inspirer plus de har­diesse. Enfin la pieuse Agnès leva ses regards vers le ciel ; l'image de sa mère mourante de faim se présenta à son esprit; alors elle pria intérieurement Dieu de fortifier son coeur et son âme dès cet instantdans ce mo­ment de pénible épreuve. Dès cet instant ses yeux se dessillèrent, pour ainsi dire ; elle reconnut si distinctement son devoir, qu'elle parvint à vaincre sa timidité, et qu'elle prit la courageuse résolu­tion de tout entreprendre avec l'aide de Dieu pour diminuer l'horrible détresse de sa mère chérie.

Pendant qu'elle se trouvait dans cette heureuse disposition d'esprit, nos deux jeunes personnes ar­rivèrent dans un charmant vallon, de toutes parts entouré de collines verdoyantes. On y voyait éparses çà et là un grand nombre de cabanes de paysans; cependant il y en avait aussi quelques-unes sur les collines. Ces maisons étaient très-basses ; les toits, très-aplatis, couverts en ardoises, étaient chargés de lourdes pierres pour empêcher la toiture d'être em­portée par l'ouragan. Ces maisons avaient des vo­lets peints la plupart en rouge ou en vert ; de belles sentences morales et religieuses ornaient leurs blanches murailles. Cet usage est général dans les villages de la Suisse et des Alpes

Parmi ces jolies habitations se distinguait parti­culièrement une charmante métairie entourée d'un verger et tapissée de vignes. Devant la porte il y avait un superbe tilleul, sous l'ombrage duquel le propriétaire avait construit un banc rustique et une table.

« Vois-tu cette métairie ? dit la bergère à Agnès en la lui montrant : elle est habitée par les meil­leures gens du pays. Va d'abord commencer par chanter devant cette maison ; je te le conseille, et je suis sûre que le bon accueil que tu y recevras t'engagera à tenter ensuite la fortune devant les autres habitations. En attendant je vais porter mon agneau chez nous. Ma mère sera bien aise de voir que je l'ai trouvé, car nous le croyions perdu. Quand tu auras fini par ici, tu te dirigeras droit vers les deux sapins que tu vois là-bas. Là tu aper­cevras une cabane, et tu suivras un joli petit sen­tier qui t'y conduira à travers les prairies : c'est là ma demeure; je t'y attendrai. Allons, au re­voir, et que le bon Dieu et sa divine Mère te pro­tègent ! »

Lorsque la jeune bergère se fut éloignée, Agnès se mit à accorder son luth. Cependant son coeur palpitait de nouveau. « Hélas ! s'écria-t-elle, je vais donc chanter pour avoir du pain. Ah ! j'ai plus envie de pleurer que de chanter, tant cela me pa­raît humiliant... Mais non, ne rougissons point de notre pauvreté ; elle ne serait déshonorante que si elle était méritée, comme aussi la plus grande richesse non méritée ne fait aucun honneur. Al­lons, du courage ! » Et, s'étant placée devant la porte de la métairie, elle se mit à chanter, en s'accompagnant avec son luth, la romance qui suit :

Un enfant s'amusait Sur la verte prairie Qui borde la forêt Près de l'hôtellerie. A travers les roseaux, Au bord d'un lac tranquille, Sur les limpides eaux 11 voit rose qui brille.

Le téméraire enfant Pour la cueillir s'élance. Volage, imprévoyant, Vers le lac il s'avance. Arrête, dis sa mère, Fuis un si grand danger ! Mon fils, reste en arrière, Garde-toi d'avancer.

L'enfant, sans écouter Cet avis de sa mère , Cueille sans hésiter La rose printanière. Mais bientôt sous ses pas Le sol s'affaisse!... Il glisse!... Et trouve le trépas Dans l'affreux précipice.

Par ses cris déchirants Sa mère désolée Attire les enfants De toute la contrée. Écoutez vos parents, Dit-elle avec instance : Vous voyez à quoi tend La désobéissance.

Pendant qu'Agnès chantait ainsi, une fenêtre de la métairie s'ouvrit, et trois enfants du métayer, au teint frais comme la rose, s'y placèrent pour mieux écouter, tandis que la paysanne se mit à la porte, et exprima sa satisfaction par ses mines et ses gestes. Et elle se disait, après avoir attentivement regardé Agnès : Mon Dieu ! comment cette enfant a-t-elle pu venir dans nos montagnes ? D'après son costume, je juge qu'elle doit être étrangère ; son air timide et délicat indique qu'elle doit être de bonne famille, peut-être même une demoiselle noble.

Après ces réflexions faites intérieurement, la paysanne s'approcha de la petite musicienne, et lui dit d'un ton bienveillant : « Dieu te bénisse (salut habituel des montagnards de l'Helvétie et du Tyrol), ma chère petite ! ta voix ressemble à celle d'un ange, et sans doute tu égales aussi les anges en vertu et en douceur. Que pourrais-je t'offrir en retour du plaisir que ta chanson m'a causé?... »

Agnès, entièrement rassurée par l'affabilité de cette bonne femme, lui répondit d'une voix ti­mide: « Ah ! j'ai bien faim; si vous vouliez me donner un peu de lait et de pain pour l'amour de Dieu?

— Oui, ma chère petite, je vais te contenter sur-le-champ, attends-moi, » dit la paysanne en rentrant dans la maison. Un moment après, ses trois enfants, Georges, Rose et Lisette, sortirent de la métairie, et, entourant la jeune étrangère, ils lui criaient: « Oh ! encore une petite chanson, encore; chante-nous-en une; nous t'en prions, un petit air vif et gai. »

Agnès céda volontiers au désir de ces aimables enfants ; après avoir préludé , elle chanta le mor­ceau suivant :

 

CHANT DE L'ALOUETTE

L'alouette contente S'élance au sein de l'air. Écoutez, elle chante Un sublime concert. Dieu! Dieu! Dieu! Dieu! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu !

Dieu ! Dieu suprême ! Dieu ! que je chante, Dieu ! Dieu ! Dieu que j'aime, Soyez béni, mon Dieu. Dieu ! Dieu! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu !

Te louer, ô mon Père, Est mon unique loi. Exauce ma prière, Qui s'élève vers toi. Dieu! Dieu! Dieu! Dieu! Dieu ! Dieu ! Dieu ! Dieu !

« Bravo ! bravo ! s'écrièrent les enfants trans­portés de joie : nous te remercions, gentille étran­gère.

—    Mais ce n'est pas tout de remercier, s'écria le petit Georges, je vais à mon tour te faire plaisir en te chantant la chanson de la caille, si tu veux bien m'accompagner sur ton luth, en imitant, au refrain ele chacun des couplets, le cri de la caille. Commen­çons. »

CHANSON DE LA CAILLE

Dès l'aurore naissante, Dans ses accents joyeux, La caille vigilante S'élève vers les cieux, Écoutez, elle dit : Sors du lit, sors du lit, Sors du lit, sors du lit.

La caille prévoyante Appelle vers midi, Dans la plaine brûlante, Le faucheur endormi : Allons vite, au travail, Au travail, au travail, au travail, au travail !

Quand la brise légère Se fait sentir le soir, La caille messagère Semble dire bonsoir ; En chantant elle dit : Bonne nuit, bonne nuit! Bonne nuit, bonne nuit!

A peine Georges eut-il fini de chanter, que la paysanne revint, portant, sur une assiette de bois bien propre et garnie d'une feuille de vigne, du pain et du beurre frais. « Tiens, ma chère petite dit-elle à Agnès, voici du beurre tout frais, je viens de le faire à l'instant même.

—  Vous êtes bien bonne, répondit Agnès ; je vous en remercie mille et mille fois. » Et elle coupa une tranche de pain sur laquelle elle étendit du beurre ; elle en mangea une de fort bon appétit, puis elle refusa de manger le reste.

« Mais mange donc, ma chère enfant, dit la paysanne ; tu as bien marché aujourd'hui, tu dois avoir faim.

—  Non, je vous remercie, j'ai mangé suffisam­ment; mais, si vous le permettez, je vais porter le reste de cette tartine à ma mère.

—  Voyez, mes enfants, dit alors la paysanne, comme cette petite aime sa mère ! elle a faim, cependant elle ne mange pas tout ce qu'on lui donne, elle en garde le plus gros morceau pour sa mère! Ah! mes enfants, prenez exemple sur cette bonne petite... Va, ma fille, mange toujours, ne te gêne pas. Je remplirai ta corbeille de pain, de beurre et de fruits pour ta mère. »

Pendant cet entretien on vit arriver le père Benno l'ermite, et, selon sa coutume, il distribua aux enfants de petites images et des médailles, dont ils témoignèrent une grande joie. Quand le vénérable ermite aperçut la petite Agnès, il dit à la paysanne :

«'Quelle est cette petite? une joueuse de luth, à ce que je vois; » et, après l'avoir regardée attenti­vement, il ajouta en lui-même-. Ciel ! cette enfant est jolie comme un ange, et quel air de douceur et de modestie!... « Eh bien ! mon enfant, reprit-il, s'adressant à Agnès, joue et chante-nous quelque chose, ce que tu sais de plus beau, mais seulement un couplet.

—  De ma plus belle romance? demanda Agnès : eh bien, je vais vous chanter le couplet du mu­guet.

—  Soit, dit le père Benno. Le muguet, la fleur de l'innocence, ton emblème. Voyons, chante-nous cela. »

Agnès prit aussitôt son luth, l'accorda de nou­veau, et préluda un instant. Quand Benno remar­qua la manière gracieuse avec laquelle elle tenait son instrument, et l'élégance de sa pose, il ne pul s'empêcher de s'écrier plein de surprise :

« En vérité, voilà un jeu parfait, cette jeune fille n'a pas eu un maître ordinaire. »

Agnès chanta :

Symbole de douce innocence , Le muguet, de sa blanche fleur, En l'honneur de la Providence, Exhale sa suave odeur. Élancé de son vert feuillage, Chaque bouton, en fleurissant, Semble rendre un sincère hommage A la gloire du Tout-Puissant.

Quelle fut la surprise de Benno lorsqu'il recon­nut un des couplets de la romance que le chevalier Adelbert lui avait chantée le matin, en assurant que personne ne la connaissait, et ne l'avait jamais connue, excepté feu son épouse ! 11 soupçonna d'abord que la petite joueuse de luth pourrait bien être la fille d'Adelbert. Mais quand, après l'avoir questionnée, il apprit que la petite se nommait Agnès, et sa mère Mathilde, qu'elle ne se rappelait pas d'avoir eu d'autre demeure qu'une chétive ca­bane au milieu des montagnes, où sa mère avait vécu du produit de son travail jusqu'au moment où la maladie et le manque d'ouvrage l'avaient réduite à la plus affreuse misère, Benno rejeta cette pre­mière supposition ; alors il pensa que cette dame Mathilde, qui avait appris à sa fille la romance en question, pourrait bien être une intime amie de Théolinde, épouse du chevalier Adelbert.

Il résolut donc d'aller sur-le-champ avec Agnès et la jeune bergère trouver l'infortunée Mathilde : d'abord, pour offrir à cette dame le secours dont elle pouvait avoir besoin, et, de plus encore, dans le secret espoir d'apprendre quelques nouvelles consolantes pour le chevalier. Il pria la fermière d'apprêter une volaille et quelques autres mets pour l'étranger qu'il avait reçu le matin chez lui, et de les lui envoyer par son mari à l'ermitage. Benno s'achemina donc vers la demeure solitaire de Mathilde ; Agnès et la jeune bergère l'accom­pagnaient. Chemin faisant, il ne cessa de faire à la petite Agnès une foule de questions tendant à découvrir qui pouvait être cette Mathilde. Mais la pauvre enfant ne sut rien lui répondre qui donnât le moindre éclaircissement sur l'existence obscure et mystérieuse de sa mère.

Ce jour-là se trouvait justement être le vingt-cinquième anniversaire de l'entrée du vénérable Benno dans son ermitage ; c'était un jour de fête pour toute la contrée. Pendant qu'il gravissait la montagne pour aller offrir des secours et des con­solations à la dame infortunée, tous les habitants du voisinage s'étaient réunis pour orner sa cellule de fleurs, d'arbustes et de guirlandes, et lui ménager ainsi une agréable surprise à son retour.

 

CHAPITRE IX

La comtesse est reconnue.

Jamais journée n'avait semblé aussi longue et aussi triste à la pauvre Mathilde que celle du dé­part d'Agnès. Elle ne pouvait vivre sans sa chère enfant : de sombres inquiétudes tourmentaient son coeur maternel.

O Ciel ! se disait-elle, pourvu qu'il ne lui arrive point de malheur, pourvu qu'elle revienne heu­reusement dans mes bras ! O Dieu de bonté, vous qui êtes mon seul soutien, mon unique espoir, daignez protéger ma fille.

Puis elle sortit de sa cabane, tenant à la main une guirlande de fleurs dont elle voulait orner le tronc de son arbre favori; sur l'écorce de cet arbre elle avait gravé le nom de son époux, Adelbert. Tous les jours Agnès était chargée de répandre de nouvelles fleurs au pied de ce hêtre. En ce mo­

ment, Mathilde la remplaça dans le soin d'orner le seul monument érigé à la mémoire de l'époux qu'elle avait tant aimé, et pour lequel ses larmes coulaient encore. Cette triste occupation réveilla dans son âme des souvenirs douloureux. Pour se distraire, et se rappelant le bien que le matin encore le chant de la jeune bergère lui avait fait, elle se mit à chanter d'une voix douce et mélo­dieuse les strophes d'un pieux cantique :

La vie est un rude métier, Un chemin hérissé d'entraves, Et le parcourir tout entier Est le fait des forts et des braves. Pourtant on y voit mainte fleur, Même, sur le rocher sauvage : Dieu bienfaisant, Dieu créateur, Partout j'admire ton ouvrage.

0 doux espoir ! c'est dans les cieux Qu'il vit rayonnant de lumière. Dans ce séjour délicieux On jouit d'une paix entière. Je vais poursuivre avec ardeur Courageusement ma carrière, Puisque vous me donnez, Seigneur, La force qui m'est nécessaire.

Pendant que Mathilde était encore à chanter les dernières strophes, Benno sortit de derrière un rocher, et s'arrêta pour la contempler. Mathilde, en l'apercevant, jeta un cri d'effroi. « Ciel ! que vois-je ! un étranger, un ermite ! » Benno alors s'approcha, la salua avec respect, et lui dit: « Dieu vous bénisse, noble dame ! Pardonnez- moi si je viens vous interrompre dans votre re­traite solitaire.

—  C'est plutôt moi qui dois vous demander par­don, vénérable père, de vous avoir embarrassé par mon effroi. Dans la vie solitaire que je mène ici, je n'aperçois jamais aucun être humain, si ce n'est quelque chasseur de chamois ou quelque bergère venant chercher une chèvre égarée. Tous m'ont promis de ne découvrir ma retraite à per­sonne. Ce matin même j'ai rencontré une bergère, et, en la priant de servir de guide à ma fille jusqu'au prochain village, j'ai oublié de lui recom­mander le silence sur mon compte. Aurait-elle révélé mon secret asile ?

—  Rassurez-vous, noble dame, répondit Benno ; je ne viens pas dans le dessein de vous nuire.

—  Puisqu'il en est ainsi, débarrassez-vous de votre manteau et de votre bâton, et asseyez-vous. »

Benno obéit, et, après avoir pris place sur le banc de gazon, il dit:

« Je viens dans l'espoir de guérir un coeur malade.

—  Si c'est du mien que vous parlez, j'avoue qu'il est bien malade ; mais sa blessure est telle, que Dieu seul peut la guérir. La terre n'a plus de consolation pour moi, il n'y a plus aucun espoir ici-bas pour moi. Tout ce que je demande à cette terre, en attendant qu'elle me reçoive dans son sein, c'est un peu de pain. Si vous pouvez m'en procurer, faites-le, je vous en prie.

—  Si ce n'est que cela qui vous chagrine, reprit Benno, il sera facile de vous contenter.

—  Un autre souci encore m'accable, reprit Mathilde; j'ai une enfant unique, et qui est ma seule consolation dans ce monde. Il m'est douloureux de la voir végéter au milieu de ces affreux rochers, privée d'une éducation digne du rang dans lequel elle est née. Mon vénérable père, vous me paraissez un homme sage, mûri par l'expérience. Sans doute vous n'avez pas toujours porté cette robe de bure : votre langage, vos manières annoncent que vous avez jadis vécu parmi les nobles chevaliers. Peut- être êtes-vous l'homme que Dieu m'envoie pour améliorer le sort de ma pauvre fille.

—  Oui, dit Benno-, c'est là ce qui m'amène; j'ai vu votre fille : elle est charmante comme un ange, et son sort m'a pénétré de la plus vive pitié.

—  Vous l'avez vue ? s'écria Mathilde : où ? lui serait-il arrivé quelque malheur ?

—  Non, tranquillisez - vous, reprit Benno ; la même jeune bergère qui ce matin lui a servi de guide, dans un quart d'heure vous la ramènera bien portante. J'ai pris les devants, parce qu'il m'importait avant tout d'avoir un entretien parti­culier avec vous.

« Votre fille a trouvé un moyen de gagner sa vie qui par la suite pourrait lui devenir funeste. J'ai un ami, homme d'un caractère noble et généreux, auquel la mort a enlevé sa fille unique. Quand j'ai vu votre enfant, l'idée m'est venue qu'il pourrait bien l'adopter. L'amabilité de votre jeune Agnès et sa douceur angélique, ainsi que sa voix et son talent à jouer du luth, le préviendront en sa fa­veur, et cela d'autant plus que la petite connaît une romance qui ira droit à son coeur. Cette adop­tion adoucirait le chagrin de mon ami : votre Agnès trouverait près de son nouveau père un sort assuré, et probablement vous aussi. Mais avant tout il est nécessaire que je connaisse votre origine et l'his­toire de vos malheurs. Ayez confiance en mes che­veux blancs, noble dame. Songez que celui qui vous parle est un vieillard qui a pour vous des entrailles de père. Dieu, qui me voit, connaît la sincérité de mes intentions.

—  Je vous crois, mon vénérable père, répondit Mathilde, et ma confiance en vous est entière. Vous allez connaître toute mon histoire, je ne vous cacherai rien.

—  Certes, vos infortunes doivent avoir été bien grandes pour vous forcer à vous reléguer dans cette contrée sauvage et déserte, et je vous écouterai avec un vif intérêt. »

Mathilde commença : « Je suis Théolinde, fille unique du chevalier Othon d'Apremont. »

Le bon ermite jeta un cri de surprise : « O Ciel ! c'est elle-même ! »

Mathilde, à qui ce mouvement n'échappa point, en fut étonnée à son tour. D'une voix presque tremblante elle demanda à Benno : « D'où vient cette émotion, bon père? est-ce de mon nom? Seriez-vous de mes ennemis? Non, vénérable père, je ne saurais le croire.

—  Non, tranquillisez-vous, ma noble dame, répliqua Benno : je ne suis l'ennemi de personne, pourrais-je l'être d'une mère infortunée ? Mais votre fille m'avait dit que vous vous appeliez Mathilde.

— Que cela ne vous étonne point : c'est qu'elle ignore elle-même mon vrai nom. Ecoutez-moi, et tout va s'éclaircir. »

Mathilde raconta à l'attentif ermite tous les évé­nements de sa vie, depuis son mariage avec le che­valier Adelbert, jusqu'à la mort de son vieil et fi­dèle domestique Jacques ; puis elle termina ainsi : « Après la perte de ce brave homme, nous avons vécu, ma fille et moi, dans la plus affreuse misère. Cependant j'adore les décrets de la divine provi­dence. Il vaut mieux être pauvre et juste que riche et criminel. »

Ce récit toucha le bon père Benno jusqu'au fond du coeur; il ne put l'entendre sans verser des larmes d'attendrissement. Dieu de bonté, se di­sait-il, quelle joie ces deux époux auront de se retrouver ! ils se croient mort, réciproquement, et tous deux se reverront en ce monde. Que vous savez bien consoler les affligés, ô céleste Père des hommes ! faites-moi la grâce de pouvoir lui ap­prendre son bonheur sans qu'elle en meure de joie.

Puis, s'adressant à Mathilde, il lui dit : «Noble dame, vous ne sauriez vous faire l'idée de la féli­cité que j'éprouve à vous assurer que vos malheurs sont finis. Grimmo de Durcoin, votre persécuteur, n'existe plus : dans un combat à outrance avec le fils d'une de ses victimes, il a reçu la juste recom­pense de ses forfaits. Quant à votre époux, j'ai de puissantes raisons de douter qu'il soit mort. Plus j'y pense, plus il me paraît probable qu'il vit en­core. Peut-être la nouvelle de sa mort n'était qu'une ruse de votre persécuteur. »

En vain Mathilde lui objectait le renvoi de l'an­neau nuptial par un des pages de son mari; Benno répondait que la perversité humaine a souvent re­cours aux moyens les plus infâmes pour satisfaire ses passions brutales; que, par exemple, il ne serait pas impossible que l'anneau nuptial eût été mé­chamment dérobé au chevalier Adelbert dans le dessein d'accréditer la fausse nouvelle de sa mort.

A ces mots, les traits mélancoliques de l'infor­tunée Mathilde parurent s'animer d'un rayon d'es­pérance et de bonheur. Une lumière inattendue semblait pénétrer son esprit. La seule idée que son époux adoré serait encore en vie, une lueur d'es­pérance, une ombre de vraisemblance, la simple possibilité même, tout lui rendait une vie nouvelle. Elle se leva avec vivacité, et s'écria : « O pieux ermite, que me dites-vous là ! Mon persécuteur est mort... Mon époux vivrait encore... Au nom du Ciel, fournissez-moi les moyens de quitter cette contrée. Partons, sortons, allons chercher mon Adelbert, fût-il au bout du monde. »

Benno, trouvant la dame plus disposée qu'il ne s'y attendait à recevoir sans secousse une semblable nouvelle, résolut alors de lui faire mieux pressentir la certitude de son bonheur futur. Il reprit donc la parole : « Votre époux s'appelait Adelbert de Haute-Roche, dites-vous; ce nom-là ne m'est point in­connu, nous avons servi dans le même corps ; j'ai connu tous les chevaliers qui ont péri dans cette fatale guerre ; mais Adelbert n'est pas du nombre des morts. Le château de Haute-Roche, brûlé par l'ennemi lors de sa retraite, est reconstruit. Je l'ai vu, lorsque deux ans après la paix j'ai traversé le pays : le donjon s'élève plus majestueusement que jamais vers les nues, et je n'ai point entendu dire que ce fief ait passé à un autre possesseur. J'assistais à la distribution des fiefs vacants faite par l'Empereur, et j'ai la certitude que le fief de Haute-Roche ne se trouvait pas sur la liste. Il s'est passé de nos jours bien des événements non moins étonnants que celui-ci ; vous le voyez par vous-même : tout le monde vous croyait morte, et pourtant vous vivez encore. Ce qui est arrivé une fois peut se renouveler.

—Pieux ermite, interrompit Mathilde, vous en savez plus que vous n'en dites. Parlez ! parlez ! mes pressentiments me disent qu'Adelbert n'est pas mort. Ne craignez pas que l'excès de la joie me soit funeste. Oh ! il était toujours vivant dans mon coeur. Pour moi, il n'avait jamais cessé d'exister. Dans ma maladie, après Dieu, il était, avec ma fille, mon unique pensée. Je regardais notre réunion comme si prochaine, que chaque matin, à mon réveil, je me disais : C'est aujourd'hui que tu le reverras, dans quelques heures peut-être. A peine si je son­geais qu'il faudrait que la mort vînt m'ouvrir les portes de l'éternité. La barrière entre le temps et l'éternité, entre ce monde-ci et l'autre, avait dis­paru à mes yeux. Si donc j'avais le bonheur de revoir mon époux, fût-ce à l'instant même, ce ne serait que la réalisation du voeu le plus ardent de mon coeur, et rien de plus. Seulement le lieu et les circonstances seraient tout autres que je ne me les étais figurés ; je le reverrais non dans l'autre monde, mais dans celui-ci. Parlez donc, parlez, et ne me cachez rien, je vous en prie. » A ces dernières pa­roles , Théolinde saisit la main du vénérable er­mite, la pressa avec émotion entre les siennes, et le regarda fixement : « N'est-ce pas, mon Adelbert vit encore ?

—  Noble dame, dit Benno, je ne puis voir sans une religieuse émotion quelle force la croyance à une vie éternelle donne à l'âme, même à celle d'une femme faible et délicate. Eh bien! oui, il vit... et vous le verrez aujourd'hui même. »

A peine ces mots furent-ils prononcés, que Théo­linde tomba à genoux, éleva ses deux mains vers le ciel, et s'écria avec l'accent de la plus vive émotion : « Daignez recevoir mes actions de grâces, ô Dieu de bonté et de miséricorde ; mes larmes de douleur ainsi que mes ferventes prières sont parvenues jus­qu'à votre trône, et vous avez daigné les exaucer. Vous avez préparé et amené notre réunion plus tôt que je ne m'y attendais. Oui, vous êtes le père des veuves et des orphelins, le puissant protecteur des infortunés. Nous étions si malheureuses, nous nous croyions entièrement délaissées, et au moment même où notre détresse paraissait à son comble, votre bras puissant et paternel est venu nous rele­ver et nous rendre au bonheur !

—  Oui, dit Benno, vivement touché de cette scène attendrissante, c'est ainsi que Dieu change souvent les larmes de douleur en larmes de joie. »

Au moment où Théolinde était encore en prière, Agnès arriva, suivie de la jeune bergère. Dès que sa mère l'aperçut, elle se leva vivement, courut à elle, la serra dans ses bras en s'écriant : «Agnès, Agnès, ma chère fille ! réjouis-toi ! tombe à genoux et remercie Dieu. Élève tes mains, tes regards, ton coeur vers le ciel. Ton père, que nous croyions mort, ton père est vivant, tu le verras aujourd'hui... Oh ! remercie, remercions le bon Dieu ! »

Quelle plume serait capable de peindre la sur­prise, l'étonnement et la joie de cette excellente enfant au moment où elle venait d'apprendre une nouvelle aussi heureuse qu'inattendue ? « Maman! s'écria-t-elle, que me dis-tu là? comment, mon père, il vivrait encore ! où est-il, que je l'embrasse? O ma mère, la joie m'empêche presque de parler... Ah! que je suis ravie de voir et de partager ton allégresse ! Hélas! depuis tant d'années tu ne fais que pleurer et gémir...

« O Dieu si bon et si aimable, ajouta-t-elle avec transport en tombant à genoux, que je vous re­mercie d'avoir répandu le bonheur et la joie dans le coeur de ma bonne maman! Combien de fois, la voyant pleurer, je me suis glissée en secret au pied de la croix, sur le rocher, et vous ai-je supplié à ge­noux d'envoyer des consolations à ma mère chérie ! Vous avez prêté une oreille favorable à mes ac­cents... Vous m'avez exaucée, moi, pauvre enfant. Non, jamais, tant que je vivrai, je ne saurais assez vous en louer et vous en remercier. »

Puis elle courut encore se jeter dans les bras de sa mère en répandant un torrent de larmes.

« C'esl étonnant, dit-elle, je devrais sauter de joie, et je pleure comme s'il m'était arrivé un malheur... Je ne savais pas qu'on pût pleurer de joie... »

Théolinde aurait voulu quitter sur-le-champ ces tristes lieux, et partir à l'instant même pour aller rejoindre son époux. Elle ne put retenir un léger mouvement d'impatience en voyant le père Benno, assis tranquillement sur le banc de gazon, tourner et retourner entre ses mains le luth qu'Agnès venait de déposer sur l'herbe, et, après l'avoir considéré d'un air pensif, en tirer quelques accords en levant les yeux au ciel. « Que faites-vous, bon père Benno? Laissez cet instrument ; partons, conduisez-moi. Votre heureux message m'a rendu la santé comme par enchantement. Oui, je sens maintenant que je pourrais, ainsi que l'agile chamois, gravir les ro­chers escarpés et franchir d'un saut les précipices. Donnez le luth à ma fille, prenez votre bâton et votre manteau, et partons au plus vite.

— De grâce, laissez-moi encore quelque temps ce luth entre les mains, répliqua Benno. Ce luth est à mes yeux un objet sacré; car Dieu s'en est servi pour amener de grandes choses. Apprenez avec un saint respect les voies admirables de la divine pro­vidence. Sans ce chétif morceau de bois, votre re­traite serait restée complètement ignorée, jamais je n'aurais eu le bonheur de vous arracher à l'exil et à la misère, jamais je n'aurais su que l'épouse du chevalier Adelbert existait encore, et qu'elle habi­tait cet affreux désert ; car, si vous n'aviez pas eu ce luth, vous n'auriez pas appris la musique à votre fille, et elle n'aurait pu avoir l'idée d'aller gagner sa subsistance et la vôtre en faisant entendre dans les hameaux des montagnes son luth et sa voix. Ce matin, votre époux m'avait chanté une romance que vous lui aviez apprise. Une heure après une petite joueuse de luth en chanta un couplet. Cette circonstance m'a frappé. Vos faux noms ont failli me dérouter : cela nous montre combien il est dan­gereux de cacher la vérité ; mais n'importe, je vous ai trouvée. Ce luth et le chant d'Agnès réunissent deux époux qu'un ennemi barbare avait séparés; Dieu se sert même du luth pour ramener dans les bras de son père une jeune fille qu'honore un géné­reux dévouement. Ne déposons point ce luth et ne quittons point cette contrée sans avoir remercié le Tout-Puissant, qui a donné l'harmonie au bois et aux métaux, et qui rétablit l'harmonie entre toutes choses. Entonnons un hymne en l'honneur et à la louange de Celui qui, par la mélodie du chant, a su donner une si heureuse issue à votre sort. » Alors le pieux vieillard, préludant sur le luth, chanta, accompagné de Théolinde et d'Adelina, les strophes suivantes :

A LA GLOIRE DU TRÈS-HAUT

Mortels, remerciez le Ciel dans vos douleurs, Rendez-lui grâce encor des maux qu'il vous envoie. Pour vous récompenser, il éprouve vos coeurs, Et le chagrin pour vous bientôt se change en joie.

Les raisins et les fruits, quand ils doivent mûrir, Veulent une chaleur, chaque jour, tempérée,

Comme la jeune fleur près de s'épanouir Demande le matin les pleurs de la rosée.

Plus est sombre la nuit, mieux on voit la splendeur Des astres suspendus à la voûte éthérée : Plus l'orage est affreux, et plus a de douceur L'arc-en-ciel qui sourit à l'âme rassurée.

Sans vous plaindre acceptez des mains du Créateur L'humiliation, la peine et la souffrance : Plus tard vous trouverez le consolant bonheur Que réserve en secret pour nous la Providence.

Théolinde, Adelina, Benno et la jeune bergère partirent ensuite pour l'ermitage. La joie semblait leur donner des ailes, car la petite caravane attei­gnit beaucoup plus tôt qu'elle ne l'espérait le som­met de la colline, d'où l'on voyait de loin l'humble clocher de la chapelle se dessiner à travers le feuil­lage des arbres dont la cellule de Benno était om­bragée.

Arrivé là, le vénérable ermite, qui craignait de causer une trop violente émotion au chevalier en lui présentant ensemble sa femme et sa fille, fit un détour pour qu'on ne pût le voir de sa cellule, et conduisit la comtesse dans un sentier qui menait de l'ermitage à la grande ferme ; il la pria de s'y tenir cachée quelque temps, et lui indiqua le moment où elle devait arriver.

 

CHAPITRE X

Les époux réunis.

Pendant cet intervalle, les habitants du village où le père Benno avait rencontré le matin la petite joueuse de luth, s'étaient rendus à l'ermitage et avaient construit à l'entrée un arc de triomphe en feuillage, orné de guirlandes et de couronnes de fleurs; ils avaient également orné les portes de la chapelle et de la cellule ; les troncs mêmes des arbres étaient entourés de guirlandes. Le chevalier Adelbert, aidé de son écuyer Marquart, qui était venu rejoindre son maître, se montrait fort em­pressé à aider les bons paysans, et à disposer avec goût les embellissements. Durant cette agréable occupation, tous deux chantaient les couplets sui­vants :

Dieu, vous êtes pour nous le plus parfait amour : Tout ce que nous voyons nous le dit chaque jour: L'étoile du matin , la terre vaporeuse , L'astre éclatant du jour, la nuit silencieuse.

L'oiseau, nourri par vous, chante joyeusement ; Sur son branchage vert il dit en voltigeant : Mortels, reconnaissez l'auteur de la nature ; L'homme est, ainsi que moi, sa faible créature.

Dans nos bois, dans nos champs, votre main a semé Cette moisson de fleurs dont l'air est embaumé:

Leur parfum nous invite à la reconnaissance, Et révèle en tout lieu votre toute-puissance.

L'éclat si varié de mille et mille fleurs Qui répandent partout leurs suaves odeurs Nous démontre, ô Seigneur, d'une façon palpable , Combien à nos regards vous êtes adorable.

Et ce soleil si beau dans sa noble splendeur, Cet astre si brillant, oeuvre du Créateur, En répandant sur nous sa chaleur bienfaisanle, Élève vers les cieux l'âme reconnaissante.

Oui, Seigneur, plus ici le mortel vertueux Cherche à vous imiter, et plus il est heureux. Son exemple touchant bientôt nous détermine A célébrer très-haut votre bonté divine.

Enfin, impatienté de ne point voir revenir le père Benno, le chevalier était rentré dans la cellule avec son écuyer, lorsque le bon ermite, descendant la colline qui avoisinait sa retraite, s'avança d'un pas léger sans faire le moindre bruit, recomman­dant le silence un doigt posé sur sa bouche, et regardant autour de lui si le chevalier pouvait le voir. Non, il n'est pas ici, se dit-il. Tant mieux !... Mais que vois-je? ces guirlandes, ces fleurs, que signifie cela ? est-ce bien pour moi ? Ah ! oui, mes bons voisins, les habitants de la vallée, n'ont pas oublié qu'il y a aujourd'hui vingt-cinq ans accom­plis que je demeure sur cette montagne ; ils ont voulu fêter ce jour en décorant ainsi ma demeure. Bonnes gens, que le Ciel vous rende au centuple la joie que vous me causez ! Mais ces décorations som disposées avec un goût, une élégance que ne con­naissent pas de simples campagnards... Adelbert, j'y reconnais ta main. Tu as voulu me ménager une surprise, je t'en prépare une plus grande encore ; ces fleurs, ces guirlandes viennent à propos pour embellir le plus beau jour de ta vie. Il fit signe alors à Adelina de s'avancer ; elle arriva avec son luth. « Voyons, charmante enfant, lui dit-il en la pre­nant par la main, cache-toi sous cette charmille, tu y chanteras le couplet de la Violette aussitôt que je t'en donnerai le signal. Tu te rappelleras bien encore toutes les leçons que je t'ai données en route.

—  Oh ! oui, très-bien, bon père Benno, répondit Adelina : je ne manquerai pas de les suivre de point en point » ; puis elle alla se cacher sous le berceau.

Dès que Benno se vit seul, il éleva sa voix et appela : « Chevalier Adelbert ! où êtes-vous ? Venez donc. » Le chevalier accourut; on aurait dit qu'il avait des ailes.

Adelbert, s'étant approché, lui dit : « Vous voilà enfin, père Benno ; je me fatiguais de regarder du côté par où vous étiez descendu ce matin ; vous êtes donc revenu par une autre

route ?

—  Oui, des affaires pressantes m'ont obligé de m'écarter de mon sentier habituel, comme on aura dû vous le dire.

—  Ah! Benno, reprit le chevalier, si vous saviez combien j'ai trouvé long le temps de votre absence ! Ces heures de triste solitude au milieu de ces ro­chers et de ces arbres, dont l'ombre se prolonge dans la vallée, ont encore augmenté ma mélancolie. Ce silence profond, à peine interrompu par la chute d'une feuille ou par le gazouillement d'un oiseau, m'a attristé. Tous mes souvenirs doulou­reux, toutes les images du passé, se sont présentés de nouveau à mon âme. Hélas! le soleil du bon­heur n'a pas brillé longtemps pour moi. A la fleur de mon âge, j'ai vu arriver rapidement le soir de ma vie. Je reste isolé dans ce monde, plus isolé qu'un pauvre ermite... Mes amis ont été moissonnés par le fer des Sarrasins... La mort m'a enlevé mon épouse au printemps de sa vie. Ma fille même a péri comme ce tendre bouton de rose, dont une main cruelle a brisé la tige. Enfin j'ai tout perdu, tout. »

Et le malheureux chevalier s'assit, appuya sa tête sur sa main, et s'adonna à ses sombres rêveries.

« Allons, allons, chevalier, lui dit Benno d'un ton affectueux, reprenez courage, j'ai peut-être un moyen de vous consoler. » 11 fit alors un signe, et Adelina, cachée dans la charmille, fit entendre un adagio sur son luth.

Le chevalier, tout surpris, leva la tête et s'écria : « Ciel ! qu'entends-je? quels sons harmonieux ! » Mais Benno, le doigt sur sa bouche, fit : « Chut ! chut! silence ! »

Un instant après, Adelina chanta :

La tendre et douce violette, Qui se cache sous le gazon, Humblement ouvre sa clochette Pour embaumer l'air du vallon. Elle étale avec complaisance Ses doux parfums, ses simples fleurs;

Emblème de la bienfaisance, Elle sourit à tous les coeurs.

Adelbert restait assis sur son bloc de rocher, comme pétrifié; ses pieds semblaient enracinés dans le sol, ses regards étaient immobiles et fixés sur la charmille d'où partaient ces sons. Enfin le chant cessa, et le chevalier, se levant, s'écria avec force : « Grand Dieu ! la romance de Théolinde, le même air, et jusqu'au son de sa voix, avec plus de dou­ceur encore ! Revient-elle de ces funestes contrées pour sécher mes larmes, ou bien votre demeure est-elle visitée par les anges ? Pieux ermite, avez- vous supplié le Seigneur de m'envoyer un de ses anges pour me consoler ? Oh ! montrez-moi cet être mystérieux qui fait vibrer toutes les fibres de mon coeur. »

En même temps il faisait un mouvement pour se précipiter vers la charmille, mais Benno le re­tint. « Restez, chevalier; vous allez voir un mi­racle du Tout-Puissant qui vous procurera encore plus de consolation que s'il avait envoyé un ange. »

Sur un signe de l'ermite, Adelina sort de la charmille ; Benno la prend par la main et la con­duit auprès d'Adelbert. « Chevalier, lui dit-il, la jeune enfant que voilà, je l'ai rencontrée ce matin ; elle venait de la partie la plus aride et la plus ina­bordable de nos montagnes... » Benno voulut con­tinuer; mais à peine le chevalier eut-il jeté un regard attentif sur la jeune fille, qu'il s'écria : « O prodige! c'est tout son portrait ! telle devait être ma Théolinde lorsqu'elle était encore enfant. »

Puis s'approchant d'Adelina : « Ne tremble pas, mon enfant, ne crains rien. Dis-moi, qui es-tu? et qui t'a enseigné cette romance ?

—  Je l'ai apprise de la bouche de ma mère, et je suis votre fille.

—  Serait-il possible ! Benno, je ne puis le croire, serait-ce un jeu barbare? voudriez-vous me trom­per?... Dis-moi, chère petite, quel est ton nom, comment s'appelle ta mère?

—  Je m'appelle Adelina, et ma mère Théolinde.

—    Dieu du ciel ! Adelina est le nom de ma fille chérie, Théolinde celui de ma tendre épouse. Benno! Benno ! je suis ivre de joie, je ne sais si je suis éveillé ou si je rêve... Vaine illusion, hélas ! les morts ne reviennent pas du tombeau. »

Adelina présenta alors le luth à son père : « Te­nez, papa, dit-elle, reconnaissez-vous ceci ? »

A peine le chevalier l'eut-il examiné; qu'il s'é­cria : «Instrument chéri, oui, je te reconnais. Ta vue me charme comme celle d'un ami d'enfance qu'on n'avait pas revu depuis nombre d'années. Oui, c'est un présent que je fis à Théolinde au temps de notre bonheur, lors de nos fiançailles. Nos deux noms sont gravés sur le bois : Souvenir offert par Adelbert à sa bien-aimée Théolinde... O Adelina, oui, tu es ma fille ! viens que je te presse contre mon coeur. Tu étais encore une faible enfant dans les bras de ta mère lorsque je partis pour les combats. Comme tu es grande et embellie! quel aspect ravissant pour un père !... Mais, ta mère... je n'ose pas te demander si elle vit encore.

— Oui, mon père, elle vit encore.

—  Comment ! elle vit ! s'écria Adelbert avec transport ; mais où est-elle? Oh ! partons bien vite ; allons la trouver.... Elle vit !... O Dieu de bonté ! que de grâces j'ai à vous rendre! Adelina, fille chérie, dis-moi bien vite où je la trouverai.

—  Calmez-vous, chevalier, interrompit Benno ; pensez-vous la retrouver telle qu'elle était jadis, cette compagne chérie de votre jeunesse, dans tout l'éclat de sa beauté ? Hélas ! le chagrin a flétri les roses de ses joues. Voulant vous garder sa foi, elle s'est réfugiée dans ces contrées sauvages, pour y vivre dans la misère et dans la détresse. El1e vient d'échapper à une longue maladie ; vous aurez de la peine à la reconnaître.

—  Qu'importent la beauté du corps, la fraîcheur des joues ! s'écria Adelbert; charmes vains et fugi­tifs ! c'est elle, c'est ma Théolinde que je veux revoir.

—  Modérez vos transports, répliqua Benno; le coeur de votre épouse est également impatient de vous revoir; mais épargnez la sensibilité de cette âme tendre et délicate. Ne gâtez pas le délicieux moment de votre réunion par une impétuosité qui pourrait lui devenir funeste. Elle vous croyait mort ; vous lui paraîtrez un esprit de l'autre monde ; elle est épuisée de douleur et de joie. »

Adelbert ne voulait rien écouter. « Dites-moi, je vous en prie, où elle est. Ne perdons pas un seul instant, partons, partons au plus vite.

—  Pour l'amour de Dieu, modérez-vous, écou­tez-moi : j'ai envoyé un de mes amis la chercher sur un cheval de selle. »

Il était encore à se débattre, lorsqu'on entendit dans le lointain les sons d'une musique champêtre, composée de flûtes et de chalumeaux, qui s'appro­chait de plus en plus. Au même instant, l'écuyer d'Adelbert vint dire à ses maîtres qu'un nombreux cortège de gens de la campagne venait de derrière les rochers, et qu'il avait vu aussi une dame de distinction, vêtue de deuil, descendre de cheval et gravir la montagne, appuyée sur le bras d'une paysanne.

« C'est elle! s'écria le chevalier, elle arrive! ô Théolinde, ma chère Théolinde! »

Et il vola à sa rencontre, suivi de son écuyer.

Adelina voulut accompagner son père, mais Benno l'en empêcha. « Reste, ma chère enfant; les sentiers de la montagne sont trop difficiles et trop dangereux : tu pourrais glisser et tomber dans un précipice. Tes chers parents ne tarderont pas à venir. Quelle joie ! quel bonheur! ajouta encore le pieux ermite avec émotion en suivant des regards le chevalier. O mon Dieu, si c'est déjà un aussi grand plaisir que de se revoir ici-bas quand de part et d'autre on s'est cru mort, si la nature humaine peut à peine supporter cet excès de joie, quelle ne sera pas notre félicité lorsque nous nous reverrons tous au ciel! Cette seule pensée est un baume qui adoucit toutes les blessures que la mort et l'absence peuvent nous faire ! »

Cependant le chevalier, suivi de son fidèle écuyer, s'était précipité à la rencontre de son épouse. D'un pas rapide il gravit la montagne, et à peine eut-il fait une centaine de pas pour descendre le versant, qu'il rencontra Théolinde, marchant appuyée sur le bras de la fermière. Le bonheur de ces deux époux fut inexprimable ; des larmes délicieuses inondèrent leur visage; ils restèrent longtemps muets de joie et d'émotion.

Enfin Adelbert rompit le premier ce long silence. Il prit la main de Théolinde, et la pressa contre ses lèvres. Apercevant son anneau nuptial au doigt de Théolinde, il lui raconta en peu de mots comment on lui avait volé cette bague, probablement à l'insti­gation de Grimmo, qui depuis avait péri dans un duel.

Puis, levant au ciel des yeux pleins de recon­naissance, il s'écria : « Grâces éternelles vous soient rendues, Père céleste, Dieu de bonté et de miséri­corde ! Vous m'aviez donné cette douce amie, vous me l'aviez reprise, et vous me la rendez aujour­d'hui, que votre saint nom soit béni et glorifié en toute l'éternité ! »

Les deux époux, au comble du bonheur, repri­rent alors le chemin de l'ermitage pour rejoindre leur fille Adelina.

 

CHAPITRE XI

Le jubilé à l'ermitage.

Durant cet intervalle, les cultivateurs et les ber­gers de toute la contrée environnante s'étaient réunis au cortège, et, précédés d'une musique champêtre, s'étaient rendus à l'ermitage, pour y

fêter l'anniversaire du jubilé de vingt-cinq ans de­puis l'arrivée du vénérable père Benno an milieu d'eux. Les campagnards avaient leurs habits de fêtes ; les enfants et les jeunes filles étaient vêtus de blanc et couronnés de fleurs. Un de ces enfants tenait un bouquet noué avec un beau ruban, un autre une corbeille de fleurs, d'autres des cou­ronnes de chêne suspendues à de longs rameaux avec de flottantes banderoles en rubans de diverses couleurs ; la jeune bergère que nous connaissons déjà conduisait en tête un petit agneau blanc comme la neige et couronné de fleurs; une autre jeune fille avait enfin deux jolies tourterelles dans une cage. On voyait aussi la fermière de la grande métairie portant sur sa tête une vaste corbeille recouverte d'une serviette, tandis que son mari tenait sous le bras un baril orné de guirlandes de lierre. Un grand nombre de personnes des deux sexes de tout âge formaient le cortège. Tous se ran­gèrent sur deux files à l'entrée de l'ermitage, de manière à laisser de la place pour Benno, Adelbert, Théolinde et Adelina.

Sur un signe du gros fermier, la musique cessa, le paysan ôta son bonnet, et s'adressant à l'ermite, il lui dit :

« Cher et vénérable père Benno, les bergers et les campagnards de la contrée viennent vous com­plimenter à l'occasion de votre jubilé. Nous vous remercions de tout le bien que vous nous avez fait durant le cours de ces vingt-cinq années, et, pour vous témoigner notre reconnaissance, nous vous apportons quelques présents champêtres; c'est tout ce que nous avons de mieux à vous offrir. Nous ne savons pas tourner un compliment, nous autres, mais vous n'y regarderez pas de si près. C'est nos coeurs qu'il faut voir: comme ils vous chérissent! Le bon Dieu, qui sait lire dans le fond de nos âmes tout comme on lit dans un livre, y voit les souhaits sincères que nous formons pour vous. Lui seul peut les exaucer, et nous espérons qu'il le fera. »

Benno, vivement touché des témoignages d'ami­tié de ces bons campagnards, les en remercia en termes qui peignaient toute l'émotion qu'il éprou­vait. Un cri général, trois fois répété, de

« Vive notre vénérable père Benno ! » retenlit dans les airs.

Ce fut au milieu de cette scène d'allégresse qu'arriva le chevalier Adelbert, conduisant, son épouse Théolinde appuyée sur son bras. Aussitôt qu'Adelina les aperçut, elle courut au-devant d'eux en pleurant de joie: « Mon père! maman !... » voilà tout ce qu'elle put dire. Ses parents la comblèrent de tendres caresses, et Théolinde lui répondit : « O ma chère fille, quel jour de bonheur le Ciel nous a préparé après tant de souffrances ! «Adelbert disait à son tour: « Oui, quel bonheur que tu me sois rendue, ma chère fille, et que lu m'aies fait re­trouver ta bonne mère !

— Dieu de bonté, dit alors le pieux ermite, je vous rends grâces d'avoir embelli le jour de mon jubilé par le bonheur de ces nobles époux. Jetez un regard favorable sur ces coeurs généreux que vous avez réunisd'une manière miraculeuse; bénissez-les de nouveau, et faites qu'ils puissent compter en­semble plus d'un jubilé. Faites que cette chère enfant, par laquelle vous les avez réunis aujourd'hui, soit encore par la suite une source intarissable de joie pour leurs coeurs aimants. Bénissez aussi tous les braves gens qui sont rassemblés ici. Répandez l'union et la paix, le bonheur et le contentement dans tous les ménages, et que tous les enfants, par le moyen de votre grâce, deviennent la joie et la consolation de leurs parents. «

Cette pieuse invocation terminée, l'un des culti­vateurs, respectable vieillard aux cheveux blancs, adressa ensuite au nom de tous les assistants les plus cordiales félicitations à la noble famille, et il termina sa courte allocution par ces mots : « Nous ne cesserons de prier le bon Dieu pour qu'il daigne vous accorder tout ce que le père Benno vient de souhaiter pour vous. »

Adelbert serra affectueusement la main du digne vieillard, et lui répondit d'un ton pénétré :

« Mon bon ami, je suis très-sensible à l'intérêt que vous prenez à mon bonheur, et je vous en re­mercie du fond de mon âme, vous et tous ces braves pères de famille. Puisse l'Éternel accomplir les voeux que vous formez pour nous, et accorder à vos femmes et à vos enfants tous les biens que vous nous souhaitez ! »

Alors ce cri joyeux: « Vivent le noble chevalier Adelbert et sa famille ! » retentit de toutes parts et fut répété par les échos d'alentour.

Puis la bonne fermière s'avança d'un air modeste vers Adelbert, et, après une profonde révérence, elle dit :

« Seigneur chevalier, j'ai une grâce à vous demander ; mais excusez-moi, j'ose à peine vous le dire. Nous avons apprêté aujourd'hui, en l'honneur du père Benno, une petite collation ; elle nous at­tend là-bas sur la pelouse ronde entourée d'arbres ; veuillez nous faire l'honneur d'être des nôtres. » L'invitation fut acceptée ; en conséquence Adel­bert et Théolinde, Adelina et Benno, ainsi que tous les assistants, jeunes et vieux, prirent place auprès du banquet champêtre. La fermière seule et son mari restèrent debout pour servir les nombreux convives. Le vin que ce dernier avait apporté dans son baril fut libéralement distribué.

A la fin de ce repas joyeux, qui se termina à la satisfaction de tout le monde, tandis que déjà la nuit s'approchait, que les étoiles commençaient à briller et que la lune montait dans un ciel serein et sans nuages, le vénérable Benno se leva et dit : « Terminons cette belle soirée en chantant les louanges de Dieu. Entonnons ensemble le cantique sur la bonté divine que je vous ai appris tout ré­cemment. »

L'assemblée applaudit à cette proposition, et l'on chanta :

une voix Aux ombres de la nuit Bientôt succède encore La clarté qui la suit, La matinale aurore.

le choeur

Pour l'univers ce qu'est l'astre du jour, Est pour toi du Seigneur une grâce ineffable ; A ton prochain, mortel, sois aussi favorable.

une voix

La brillante rosée Vient rafraîchir la fleur, La plante desséchée Renaît avec vigueur.

le choeur

Ce qu'est la rosée aux fleurs Est pour toi du Seigneur une grâce ineffable ; A ton prochain, mortel, sois aussi favorable.

une voix Sous l'arbre du bocage, Quand du jour la chaleur Fait désirer l'ombrage, Je cherche la fraîcheur.

le choeur

Ce qu'est l'ombre pour la chaleur, Est pour toi du Seigneur une grâce ineffable ; A ton prochain, mortel, sois aussi favorable.

une voix

De son eau vive et claire . Le bienfaisant ruisseau Vient rafraîchir la terre De l'aride coteau.

le choeur

Ah ! ce que pour la terre est l'eau, Est pour toi du Seigneur une grâce ineffable; A ton prochain, mortel, sois aussi favorable.

une voix

Quand a passé l'orage, A l'homme tourmenté L'arc-en-ciel présage Douce sérénité.

le choeur

Ce qu'est l'arc-en-ciel aux humains,

Est pour toi du Seigneur une grâce ineffable ;

A ton prochain, mortel, sois aussi favorable.

Ainsi se termina cette belle soirée. Le lendemain on fit tous les préparatifs du départ : des chevaux et des voitures furent commandés, et dans la ma­tinée du surlendemain on se mit en route pour le château de Haute-Roche. Benno ne put refuser d'accompagner les nobles voyageurs, et l'écuyer Marquart fut envoyé en courrier afin de prévenir les vassaux du chevalier qu'il avait heureusement retrouvé son épouse et son enfant.

La joie en fut générale dans le pays ; tous les habi­tants, jeunes et vieux, parés de leurs plus beaux habits, allèrent à la rencontre de leurs maîtres chéris pour former leur cortège. Leur entrée dans le château, reconstruit avec magnificence, et orné de guirlandes, d'arcs de triomphe et de trophées d'armes, présentait un coup d'oeil imposant.

Le troisième jour après leur arrivée, ce fut une fête plus brillante et plus touchante encore ; car ce jour-là Adelbert fit célébrer dans la chapelle du château un Te Deum solennel, auquel assistèrent en foule non-seulement les vassaux, mais aussi un grand nombre de chevaliers ses voisins et ses amis. Le bon père Benno ne put résister aux instances de la noble famille qu'il avait rendue au bonheur, et qui le pria de passer quelque temps au château de Haute-Roche. Mais à l'expiration de ce terme il se sépara de ses amis, qui versèrent d'abondantes larmes, et retourna à son ermitage.

Adelbert et Théolinde vécurent longtemps en­core près d'Adelina, leur fille chérie; elle épousa un chevalier aussi vertueux que riche et puissant, auquel le fief de Haute-Roche fut concédé. Ade­lina ferma les yeux à ses parents, qui ne passèrent à l'éternel repos que dans un âge très-avancé. Elle-même, après une union longue et très-heu­reuse, survécut encore à son époux; elle eut une nombreuse postérité, et vit ainsi s'accomplir en sa personne la promesse que Dieu a jointe à son quatrième commandement : Honore ton père et ta mère, et tu vivras longtemps , et tu prospéreras sur la terre.

 

FIN D'AGNÈS

Le serin

CHAPITRE I

La famille d'Erlau.

A l'époque désastreuse où le trône antique des rois de France fut renversé, et où une multitude de familles distinguées par leur naissance et leurs richesses furent plongées dans la plus affreuse misère, en 1793 enfin, existait dans notre belle France une famille bien respectable, la famille d'Erlau.

M. d'Erlau était un homme estimable sous tous les rapports, d'un caractère bon et généreux; son épouse, un modèle de douceur et d'amabilité ; et leurs deux enfants, Charles et Lina, étaient le portrait fidèle de leurs vertueux parents.

Dès le commencement de ces troubles affreux qui coûtèrent tant de larmes à des milliers de familles et inondèrent de sang l'Europe entière, M. d'Erlau quitta la capitale pour se retirer dans

une terre éloignée qu'il possédait entre le Rhin et les Vosges. Là, loin des affaires, au sein de sa famille et dans une retraite profonde, il habitait son château, qui, ainsi que le village, attenant, était environné de rochers, de coteaux plantés de vignes, de champs de blé, de prairies, et comme caché dans l'épaisseur d'une petite forêt d'arbres fruitiers. Les habitants du village, dont il était le bienfaiteur et le père, qui ne le voyaient ordinai­rement que pendant la belle saison, lui étaient tendrement dévoués; ils se réjouirent donc en apprenant qu'il venait se fixer au milieu d'eux, car le bien qu'il leur faisait dépassait tout ce qu'on pourrait dire. Déjà avant son arrivée cette contrée ressemblait à un jardin ; sous l'influence de cet homme actif et entreprenant, elle devint bientôt un paradis.

Ce respectable père de famille s'estimait heureux de ce que sa retraite des affaires publiques, l'ayant rendu à lui-même, lui laissait le loisir nécessaire pour s'occuper de l'instruction et de l'éducation de ses deux enfants. Les heures les plus délicieuses pour lui étaient celles qu'il consacrait à leur instruction religieuse. Il avait l'intime conviction que la reli­gion peut seule former l'homme, le rendre vrai­ment estimable, ennoblir son âme, affermir son bonheur, le consoler dans les peines de la vie, et surtout le fortifier et le soutenir à l'heure de la mort. Mme d'Erlau, pénétrée des mêmes sentiments, ne manquait jamais d'assister à ces instructions si intéressantes, et y ajoutait souvent quelques paroles pleines de sagesse, qu'une piété fervente suggérait à son coeur maternel. Dans ces jours de dangers, le père se plaisait à parler avec une émotion parti­culière des voies admirables de la divine provi­dence, et de la confiance que le chrétien doit mettre en elle. Lorsque la mère regardait ses enfants ex­posés à tant de périls dans ces temps de troubles, et qu'elle reportait sa pensée sur cette sagesse et cette bonté infinies qui dirigent tous les événe­ments, elle versait des larmes de douleur et de joie. Alors ses exhortations, partant d'un coeur rempli de foi et brûlant de l'amour de Dieu, res­piraient une dévotion sublime. Ce qui part du coeur manque rarement d'aller au coeur ; aussi les enfants écoutaient leur mère avec attention et recueille­ment ; leurs jeunes âmes étaient profondément im­pressionnées de ces pieuses leçons, et souvent on voyait leurs yeux se remplir de larmes. Formés à une telle école, ils apprirent de bonne heure à se résigner chrétiennement sous le poids de l'adver­sité ; la semence de la piété et de la vertu, confiée à une terre si bien préparée, devait plus tard por­ter des fruits précieux.

Cependant l'horizon politique se rembrunissait de plus en plus, et des périls journaliers menaçaient cette noble et respectable famille ; mais, pleins de confiance en la protection divine, ils ne laissaient pas de couler des jours sereins, et n'en paraissaient que plus animés â faire du bien autour d'eux.

Indépendamment de l'instruction religieuse, qui est la plus importante de toutes, M. d'Erlau déve­loppait en même temps l'esprit de ses enfants en leur enseignant toutes les autres connaissances nécessaires ou utiles, sans négliger même les arts d'agrément, qui contribuent à charmer et à em­bellir la vie.

Il était excellent musicien, jouait parfaitement du piano et chantait d'une manière fort agréable ; sous ce rapport son épouse seule pouvait rivaliser de talent avec lui. Il donna donc au jeune Charles des leçons de piano, et des leçons de chant à la petite et douce Lina.

Un soir, c'était vers la fin de l'hiver, il faisait un temps sombre et froid, toute la famille était réunie dans le salon autour du piano ; dans les longues soirées de cette saison rigoureuse, le chant et la musique étaient le passe-temps ordinaire.

M. d'Erlau avait composé tout exprès pour ses deux enfants un petit cantique auquel il avait adapté une douce mélodie et un accompagnement de piano assez facile pour que les petites mains de Charles pussent le jouer. Mme d'Erlau ignorait tout cela, et les enfants comptaient la surprendre en lui faisant connaître leurs progrès. Ce soir-là, après que la mère eut chanté avec sa voix ravissante quelques morceaux choisis que son mari accompagnait du violon, celui-ci dit aux enfants : « Maintenant c'est à votre tour, mes petits amis, à nous donner un échantillon de vos talents. »

Charles s'assit au piano pour accompagner sa soeur, qui chanta d'une voix faible et timide, mais avec grâce, les couplets suivants :

Si je garde ma fermeté

Dans les maux qui sont mon partage,

Du tout-puissant c'est la bonté Qui me console et m'encourage.

Que l'éclair brille dans les cieux, Que la foudre mugisse et gronde, Le moindre signal de ses yeux Ramène la paix sur le monde.

Rien n'est redoutable avec lui. Sans crainte, au milieu du tonnerre, Si le Seigneur est mon appui, Je verrais s'abîmer la terre.

Celui qui, soumis au Seigneur, Marche toujours en sa présence, Auprès de lui trouve un bonheur A jamais exempt de souffrance.

Du Père divin la bonté Égale sa toute-puissance ; Et j'oppose à l'adversité D'un coeur chrétien la confiance.

Mme d'Erlau fut enchantée de ce petit cantique, premier essai de Charles et de Lina. Jamais concert, même à la cour des princes, ne lui avait fait autant de plaisir. Elle en fut attendrie jusqu'aux larmes, et, serrant avec bonheur dans ses bras ses chers enfants, elle s'écria : « Oh ! oui, Dieu, qui a veillé sur vous jusqu'ici, sera toujours votre plus puissant protecteur. »

Tout à coup un bruit se fait entendre, la porte s'ouvre avec violence, et une troupe de gens armés entre brusquement dans le salon. L'officier exhibe un ordre d'arrestation lancé contre M. d'Erlau, comme royaliste et ennemi de la liberté. Il devait être emmené sur-le-champ et écroué dans les pri­sons de la ville voisine.

C'est en vain que Mme d'Erlau se jeta aux pieds de cet homme grossier, auquel des yeux noirs et durs, une épaisse chevelure et de gros favoris donnaient un air terrible, et qui lui jetait des re­gards pleins d'arrogance et de menace. Le visage de la pauvre mère, pâle d'effroi et d'épouvante, était inondé de larmes ; elle se tordait les mains. Les deux enfants priaient aussi, en joignant leurs petites mains, qu'on n'emmenât point leur papa; ils pleuraient à chaudes larmes, et à force de san­gloter ils ne pouvaient presque pas proférer un mot. Mais tout fut inutile.

On ne lui accorda pas même le temps de rassembler les objets les plus nécessaires pour adoucir les rigueurs de sa prison. Il fallut partir sur-le-champ ; et comme Mme d'Erlau tenait son mari étroitement embrassé en poussant des cris de désespoir, et que les deux enfants se cramponnaient à ses jambes, M. d'Erlau fut enlevé de vive force par les soldats, qui l'emmenèrent immédiatement.

Il est impossible de peindre la vive douleur de la mère et de ses enfants lors de cette brusque et violente séparation. Ils furent gardés à vue dans leur appartement, parce qu'on craignait qu'ils n'al­lassent causer du trouble dans le village en récla­mant le secours des habitants, dont M. d'Erlau était généralement aimé. En proie au plus affreux désespoir, se tordant les mains, la mère se jeta sur un siège ; ses genoux tremblaient, et ses jambes n'avaient plus la force de la porter; ses deux enfants se pressaient autour d'elle en jetant de hauts cris. Ils furent ainsi longtemps sans pouvoir se calmer. Enfin la bonne et pieuse mère reprit un peu de courage et leur dit : « Il ne faut pas perdre si faci­lement notre confiance en Dieu ; puisqu'il a permis que nous subissions cette cruelle épreuve, il nous donnera le courage et la force de la supporter. Il fera servir à notre plus grand bien ce qui nous paraît en ce moment un si grand malheur, et peut- être un jour notre tristesse se changera en joie. Disons donc avec courage et résignation : Seigneur, que votre volonté s'accomplisse. »

 

CHAPITRE II

Les émigrés.

Cette épouse infortunée ne songea plus qu'à chercher tous les moyens d'obtenir la délivrance de son mari. Dès que la garde se fut retirée et qu'elle se vit libre de sortir, elle se rendit à la ville, se présenta chez les juges pour protester de l'innocence de M. d'Erlau; elle en appela au témoi­gnage de tous les habitants du château et des envi­rons, de la vie tranquille et retirée qu'il avait menée depuis son arrivée; du soin avec lequel il avait évité de prendre la moindre part aux affaires politiques, et même d'en faire le sujet de ses en­tretiens avec qui que ce fût. Espérant fléchir ces hommes sans coeur, elle se jeta à leurs pieds ; mais ce fut en vain ; c'était comme si elle eût parlé à des statues de marbre : tous furent inaccessibles au moindre sentiment de pitié, aucun ne lui montra le moindre intérêt.

Elle ne put pas seulement obtenir la permission de voir son mari dans sa prison ; et ces barbares poussèrent la cruauté jusqu'à lui faire entendre que sous peu de jours M. d'Erlau porterait sa tête sur l'échafaud.

Lorsqu'au bout de trois jours d'infructueuses sol­licitations elle retourna à sa campagne, elle eut la douleur de trouver son château envahi par des soldats. Tous ses biens venaient d'être séquestrés; le château avait été livré au pillage et changé en caserne. L'entrée lui en fut refusée, et elle fut obligée de s'éloigner, la mort dans l'âme. Elle était surtout dans les plus vives inquiétudes sur le sort de ses enfants, car personne ne pouvait lui dire ce qu'ils étaient devenus : tous ses domestiques avaient été chassés et dispersés. Livrée à cette horrible per­plexité, la pauvre dame versait un torrent de larmes.

Déjà la soirée était fort avancée, et Mmc d'Erlau ne savait où passer la nuit, lorsqu'elle eut le bon­heur de rencontrer un de ses plus anciens domes­tiques, le brave et fidèle Richard, qui la reconnut aussitôt, et lui dit : « Quel bonheur, ma chère et bonne dame, de vous avoir rencontrée pour vous avertir que vous êtes menacée d'être arrêtée à tout instant !

« Vous avez, dans la vivacité de votre douleur, laissé échapper quelques expressions que des mal­veillants ont recueillies et dénoncées. Vous avez parlé d'injustice, de barbarie, de tyrannie exercées sous le nom de la liberté et de l'égalité. Il faut fuir, et promptement, c'est le seul moyen de salut qui vous reste. Il y aurait trop de danger à vouloir vous donner un asile et à vous cacher. D'ailleurs vous ne pouvez sauver votre époux ; il ne faut plus y son­ger, et un plus long séjour dans ces contrées ne servirait qu'à vous perdre. Vos enfants sont chez moi ; venez-y, j'ai déjà prévenu mon frère, vieux pêcheur sur les bords du Rhin; cette nuit même je vous conduirai chez lui ; il vous mettra en sûreté, vous et vos enfants, en vous faisant passer dans la barque de l'autre côté du fleuve. »

Mme d'Erlau suivit le bon Richard dans sa de­meure, qui se trouvait au bout du village. Mais là encore un nouveau chagrin l'attendait : la petite Lina était tombée malade de douleur et d'effroi le jour où sa mère s'était rendue en ville, et depuis le mal avait beaucoup empiré; il avait même pris de l'intensité ce soir-là; et lorsque Mme d'Erlau arriva, la pauvre enfant avait un accès de fièvre si vio­lent, que dans le délire elle ne reconnut point sa mère.

Mme d'Erlau, le coeur navré à l'aspect de son enfant malade, voulut absolument rester pour soi­gner sa chère Lina; mais le médecin qui était là l'en dissuada de la manière la plus pressante. « La petite malade, dit-il, n'a plus que peu d'instants à vivre; elle ne recouvrera plus sa connaissance, et l'on peut déjà la regarder comme morte. Votre pré­sence, Madame, ne servirait donc de rien à votre enfant, tandis que c'est un devoir pour vous de songer à votre propre conservation et à celle de votre fils. »

Cette mère infortunée, abîmée dans sa douleur, les yeux baignés de larmes et pâle comme la mort, se tenait debout auprès du lit de son enfant, et ne pouvait se résoudre à partir. Le médecin renouvela ses instances et la prit doucement par le bras pour l'éloigner du lit de la malade. Elle fit, en effet, quelques pas vers la porte ; mais tout à coup, saisie d'un frémissement, elle revint sur sa détermination, retourna vers sa fille, et, les bras étendus, elle se jeta sur cette enfant, qu'elle pressa contre son coeur en s'écriant avec un accent déchirant : « Non, pauvre petite, je ne puis t'abandonner. Je compte ma vie pour rien; je veux rester ici et mourir avec toi. »

Alors le bon Richard et sa femme entourèrent la dame, et la supplièrent à mains jointes de ne point différer son départ. Ils lui promirent solen­nellement de soigner la petite malade comme si c'était leur propre enfant. « La nuit est venue, ajouta le brave Richard, les ténèbres favorisent encore votre fuite : vous n'avez pas de temps à perdre ; chaque minute de retard amène de nou­veaux dangers et peut mettre en péril non-seule­ment votre vie, chère et bonne dame, mais encore la mienne et celle de ma femme : vous ne savez peut-être pas que, dans les temps où nous sommes, il est défendu sous peine de mort de garder quelqu'un chez soi pendant la nuit sans en avoir fait la déclaration à la police.

— Eh bien donc, aimable et très-chère enfant, s'écria alors Mme d'Erlau, toute désolée et couvrant sa fille des plus tendres baisers, puisque je ne peux plus t'être utile en ce monde, et qu'il est vrai qu'un plus long séjour ici ne servirait qu'à faire monter sur l'échafaud ces braves gens, je te laisse à la garde de Dieu : adieu, cher ange ! tu iras bientôt habiter le ciel, ce séjour de la paix, où l'in­nocence ne souffre plus, où l'on ne répand plus de larmes, où les coeurs qui s'aiment n'ont plus de séparation à craindre. »

Le petit Charles, qui se tenait à côté de sa mère, prit en sanglotant la main de sa soeur.

« Console- toi, chère Lina, lui dit-il, tu iras au ciel, où tu seras un bel ange. Tu seras plus heureuse que sur la terre, où il nous faut vivre dans des craintes et dans des angoisses continuelles. Oh ! que je vou­drais aller avec toi ! »

Alors la tendre mère se mit à genoux devant le lit de sa fille bien-aimée, et dit en levant vers le ciel un regard de piété et d'amour : « O mon Dieu, recevez cette enfant comme une tendre victime que j'abandonne entièrement à votre grâce et à votre miséricorde. » Elle n'eut pas la force d'en dire davantage ; elle pria encore quelques moments en silence, puis se releva vivement, donna encore un baiser à sa fille, prit Charles par la main, et sortit toute tremblante, sans oser regarder derrière elle.

Mme d'Erlau se décidait donc à fuir. Le fidèle Richard avait préparé d'avance les objets les plus né­cessaires pour le voyage. Il marchait devant, pesam­ment chargé. La pauvre dame, un paquet sous le bras, le suivait, et conduisait par la main son jeune fils, chargé aussi d'un petit bagage.

Tous trois cheminaient dans le plus profond si­lence, de peur de se trahir par le moindre bruit: il faisait un temps horrible ; le vent soufflait avec violence, et la pluie tombait par torrents.

Après une heure environ d'une marche pénible, nos trois voyageurs s'étant arrêtés un instant pour respirer, le vieillard dit à voix basse : « Le temps est affreux, et cependant nous devons remercier Dieu de ce qu'il en est ainsi : cette tempête, cette averse, cette profonde obscurité , sont autant de bienfaits que la divine providence nous a envoyés pour nous protéger d'une manière certaine contre la rage de nos persécuteurs. Par une belle nuit et un beau clair de lune nous aurions été découverts : voilà comme le bouleversement des éléments, qui nous semble terrible, affreux, tourne à notre avan­tage. Il en est de même de toutes les peines et des afflictions de la vie humaine : elles sont constam­ment disposées pour notre bien. Dieu est toujours admirable dans ses voies; il n'abandonne jamais ses enfants; chaque jour nous en faisons l'expérience. »

Enfin ils arrivèrent à la cabane du vieux pêcheur; ils entrèrent dans une petite chambre noircie par la fumée, et où une lampe allumée répandait une clarté lugubre. L'honnête habitant de cette humble demeure accueillit avec une bienveillance cordiale la noble dame et son fils. Pendant qu'aidé de Richard il disposait sa barque, sa femme offrit une bonne soupe, du pain et du vin pour restaurer ses hôtes, qui, tremblants de frayeur, mouillés jus­qu'aux os, grelottants de froid, eurent à peine la force d'en goûter.

Les deux hommes revinrent, et, après avoir annoncé que tout était prêt, ils conduisirent Mme d'Erlau vers le lieu où elle devait s'embarquer.

La lune, qui était dans son dernier quartier, venait de se lever, et paraissait de temps en temps à travers les intervalles des nuages, comme pour adoucir un peu l'obscurité de cette affreuse nuit.

Quand la bonne dame vit cet immense fleuve roulant avec fracas ses tlots impétueux, grossis et agités par la tempête, et qu'elle songea qu'il fallait le traverser avec son fils, malgré le vent et l'obs­curité, dans une frêle barque qui paraissait à peine pouvoir porter deux personnes, elle fut telle­ment effrayée, qu'elle sentit un frisson glacial par­courir tout son corps, et qu'elle faillit perdre cou­rage. Ses guides, qui s'en aperçurent, s'efforcèrent de la rassurer. Le vieux pêcheur entra dans la na­celle, saisit les rames, et dit avec une pieuse con­fiance: « Dieu nous aidera à atteindre l'autre rive. »

Richard prit alors congé de sa maîtresse infor­tunée. Le fidèle serviteur avait été assez heureux, pendant le pillage du château, pour dérober aux yeux des gens et sauver une tabatière en or, une montre de même métal, ainsi que des bracelets et des boucles d'oreilles enrichies de pierres pré­cieuses. Il les remit en ce moment à Mme d'Erlau, en y joignant quelques pièces d'or, fruit de petites épargnes qu'il avait faites sur ses gages, et il eul la délicatesse de ne pas dire que ces pièces d'or venaient de lui. Ensuite il prit et baisa en fondant en larmes la main de son ancienne bienfaitrice, et embrassa Charles en sanglotant.

« O ma chère et noble dame, je suis vieux, et c'est sans doute pour la dernière fois que je vous vois, ainsi que ce cher enfant. Il n'est pas en mon pouvoir de rien faire de plus pour vous. Mais Dieu veillera sur vous, il vous réserve encore des jours prospères : de si bons maîtres ne sauraient être toujours malheureux.

« J'aurais voulu de tout mon coeur pouvoir vous accompagner dans l'exil; mais en restant ici j'espère pouvoir rendre quelques services à votre époux. Peut-être parviendrai-je même à le sauver; du moins je tenterai tout pour y réussir. »

En prononçant ces adieux, l'excellent Richard pleurait, et tout le monde pleurait avec lui. Mme d'Erlau lui recommanda encore son mari et la petite Lina. Le fidèle vieillard promit tout, puis aida sa maîtresse et le jeune Charles à monter dans le canot.

Quand cette frêle embarcation eut gagné le large, le vieillard la suivit de ses voeux ; prosterné à genoux sur le rivage, il leva au ciel des mains sup­pliantes. « Je vais prier Dieu, dit-il, qu'il vous fasse aborder heureusement à l'autre rive, et je ne me relèverai que quand mon frère sera venu m'annoncer que vous êtes en sûreté. Fasse le Ciel que je puisse un jour vous porter l'heureuse nouvelle que votre époux et votre fille sont sauvés ! »

 

CHAPITRE III

La cabane du Tyrol.

Mme d'Erlau et son fils arrivèrent sans accident sur la rive droite du Rhin. Là ils se trouvaient en sûreté ; mais la bonne mère ne pouvait s'y arrêter longtemps, parce que sur ces frontières on ne souf­frait qu'avec peine les émigrés français, et il ne leur était pas facile d'y établir leur séjour. D'ail­leurs le théâtre de la guerre se rapprochait de plus en plus, et il fallait songer à aller plus loin. D'après les indications que lui avait données Richard, elle suivit les bords du Rhin, se dirigeant vers la Suisse. Cependant ses moyens pécuniaires diminuaient sensiblement. Le séjour dans la Suisse lui fut dépéint comme trop coûteux, et on lui conseilla de chercher une retraite dans le Wurtemberg. Elle erra longtemps sans trouver où se fixer, et arriva ainsi jusque sur les frontières du Tyrol. Enfin un homme charitable lui promit un asile dans la cabane d'un vieux Tyrolien.

Heureuse de pouvoir enfin trouver un abri, elle prit un guide pour l'y conduire et porter son petit bagage, et elle le suivit avec son petit Charles. Elle eut à gravir de hautes montagnes, et à traverser des vallées profondes. En arrivant au sommet d'une de ces montagnes, elle découvrit à une profondeur effrayante un vallon étroit et verdoyant. Sur la droite de ce vallon et au pied d'affreux rochers, elle aperçut quelques huttes en bois extrêmement basses, et dont la toiture était presque plate. Du milieu de ces pauvres cabanes on voyait s'élever le clocher pointu d'une modeste chapelle couverte d'ardoises, dont le toit grisâtre brillait vivement aux rayons du soleil. Sur la gauche du vallon s'é­tendait une sombre forêt de sapins, derrière la­quelle deux cimes de montagnes encore couvertes de neige semblaient s'élancer jusqu'aux nues. Le guide, indiquant avec son bâton la petite vallée, dit àMme d'Erlau: «Voilà le hameau de Schwarzenfels, et, voyez-vous, là-bas est la demeure de l'honnête et respectable vieillard qui a promis de vous rece­voir chez lui.» A cette vue, la bonne dame poussa un soupir et descendit l'étroit sentier qui condui­sait au petit vallon.

Le vieux Tyrolien, qui l'attendait ce jour-là, alla au-devant d'elle aussitôt qu'il l'aperçut. C'était un homme encore frais et vert. Il la reçut avec une figure ouverte et affable. Il ne connaissait point cette politesse fardée du beau monde qui s'exhale en belles paroles ; mais il avait le coeur bon et sen­sible, et sa physionomie gaie, douce et bienveil­lante, en disait plus que tous nos compliments, auxquels il n'entendait rien. Cependant, malgré son agreste simplicité, il avait un certain tact des convenances. Pour témoigner son respect à la dame étrangère qu'il allait recevoir chez lui, il avait mis ce jour-là son habit gris des dimanches, son gilet écarlate et son beau chapeau vert, surmonté d'une plume de coq. « Que Dieu vous bénisse, noble dame ! dit-il en ôtant son chapeau avec respect ; soyez la bienvenue ; je suis fort aise de pouvoir vous donner un asile sous mon toit, ainsi qu'à ce petit monsieur-là. »

La femme de ce brave homme attendait sur la porte de sa maison : c'était une petite vieille à l'air plein de bonté. Elle était vêtue avec propreté, et la blancheur de ses cheveux relevait encore l'aspect de fraîcheur et de santé qui brillait sur ses joues. Elle s'avança ves Mme d'Erlau, essuya d'abord sa main avec son tablier blanc, puis la présenta à la dame en lui disant : « Que Dieu soit avec vous, soyez la bienvenue, chère dame ; nous vous attendions ; le dîner va être prêt, mais vous serez obligée de vous contenter de peu : chez nous il n'y a presque rien que du lait et du beurre, du pain d'avoine et des pommes de terre; mais nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour vous contenter. »

Le Tyrolien conduisit Mme d'Erlau dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur la forêt voisine et sur les deux pics couverts de neige qui la domi­naient. Une table, un banc, deux chaises de sapin, un beau poêle en terre de couleur verte, recou­vert d'un vernis éclatant, et qui servait en même temps de fourneau et d'âtre pour faire la cuisine, composaient tout l'ameublement; il y avait aussi une toute petite chambre à coucher. Cependant Mme d'Erlau remercia Dieu de lui avoir fait trouver ce modeste asile.

Elle arrangea son petit ménage aussi bien que ses moyens et les circonstances le permettaient. Elle faisait elle-même la cuisine, et passait le reste du temps à coudre et à broder; ce travail lui rapportait toujours quelque chose. Son plus grand souci était de voir son petit Charles sans occupation. Elle manquait des livres dont elle aurait eu besoin pour l'instruire elle-même, et ne pouvait continuer les leçons de latin que Charles avait déjà reçues de son père, parce qu'elle ignorait cette langue.

Un jour que, triste et pensive, elle était à réflé­chir sur sa position, elle fut tirée de sa rêverie par le son de la cloche de la chapelle voisine. Au même instant la Tyrolienne entra dans la chambre avec un-pieux empressement, et annonça que le curé du village situé de l'autre côté de la montagne était venu pour dire la messe dans la chapelle du ha­meau. Mme d'Erlau se leva aussitôt et se rendit à la modeste église avec Charles. Après l'évangile, le curé adressa aux assistants une petite allocution bien touchante, qui porta la consolation dans l'âme de la noble dame. Au sortir de l'office elle alla trouver le curé, et dans la conversation qu'elle eut avec lui, elle put se convaincre que ce digne prêtre n'était pas moins éclairé que pieux et charitable. Lui ayant fait part de sa position et de ses embarras au sujet de l'instruction de son fils, elle reçut du curé la promesse de fournir à Charles les livres dont il avait besoin, et de lui donner en outre deux heures de leçons tous les jours, si l'enfant voulait prendre la peine de se rendre chez lui au delà de la montagne.

Charles accepta avec joie cette offre bienveillante du respectable curé, et il se trouvait au comble du bonheur de se voir une occupation fixe et journalière. Son contentement et son désir d'apprendre étaient si grands, qu'il attendait toujours avec im­patience l'heure du dîner pour prendre ses livres et se rendre chez le bon curé ; mais quand il pleu­vait plusieurs jours de suite, et que le mauvais temps l'empêchait de passer la montagne, le pauvre enfant éprouvait un vrai chagrin, parce qu'il restait sans occupation et qu'il n'avait presque rien pour se distraire. Mme d'Erlau, en mère sage et prudente, regardant une honnête récréation comme aussi indispensable que le travail, jugea nécessaire de la lui procurer.

Le Tyrol est renommé pour la grande quantité de beaux serins qu'on y élève, et que des colpor­teurs qui s'occupent spécialement de ce commerce vont ensuite revendre dans les pays étrangers. Dans chaque cabane on voit plusieurs volières rem­plies de ces oiseaux, et le vieux Tyrolien lui-même en avait de fort beaux. Comme dans ce pays-là ils ne sont pas chers, Charles pria sa mère de lui en acheter un. « A la maison de papa, dit-il, Lina avait toujours un serin : achetez-en un, maman. Du moins nous aurons, au milieu de ces rochers et de ces montagnes, quelque chose qui nous rappellera notre chère patrie. » L'excellente mère s'empressa de le satisfaire, et Charles courut choisir parmi les serins le plus beau de tous, celui qui ressemblait plus au serin de sa chère soeur.

Charles se sentit heureux au delà de toute expres­sion de posséder un si gentil oiseau. Souvent il con­templait avec ravissement son joli plumage jaune, la petile huppe qui ornait sa tête, et ses petits yeux noirs et brillants. Bientôt ce petit volatile fut assez, apprivoisé pour voler sur le doigt de son jeune maître; il venait prendre de sa bouche les miettes de pain qu'on lui destinait. Quelquefois, pendant que Charles écrivait, le serin volait sur la table, lui tirait sa plume, ou lui donnait des coups de bec sur les doigts, de sorte que, tout en riant et s'amusant de ses gentillesses, il se vit souvent obligé de l'enfermer dans sa cage pour n'être pas interrompu dans son travail.

Lorsque le serin commença à chanter, Charles ne pouvait se lasser d'exprimer son contentement d'entendre ce charmant ramage.

« Maintenant, dit un jour le Tyrolien, tu devrais lui apprendre quelque joli air. »

Charles crut que le bon vieillard voulait plaisan­ter; car il ignorait qu'on pût habituer ces oiseaux à chanter des airs appris.

Alors le vieux Tyrolien tira de sa poche un joli petit flageolet.

« Ah! la belle petite flûte d'ivoire que vous avez là ! » dit l'enfant avec surprise.

Le Tyrolien se mit à jouer un air vif et joyeux, et apprit à Charles à jouer aussi de cet instrument. Charles fut transporté de ces sons purs, doux et agréables ; et, comme il avait beaucoup de dispo­sition pour la musique, il apprit aisément, et fut bientôt à même de répéter tous les airs que jouait le vieillard. Depuis ce temps, tous les jours il se mit à jouer à son serin le même air, et lorsque l'oiseau répéta lui-même l'air tout entier sans faute, Charles sauta de joie et se mit à danser autour de la chambre ; et sa mère lui dit en souriant : « Mon fils, imite ton serin : tâche d'apprendre ta leçon et de la réciter exactement et sans hésiter, afin de contenter ton respectable maître comme ton élève te contente. » L'oiseau et la flûte de­vinrent de jour en jour plus chers, et lorsque le mauvais temps les obligeait à garder la chambre, il charmait sa solitude et celle de sa mère en faisant de la musique avec son serin.

Cependant, malgré cette petite distraction, la noble dame s'inquiétait toujours vivement du sort de son époux et de celui de sa fille; aussi, que d'heures tristes elle passait ! que de nuits sans som­meil et consacrées aux larmes ! Elle chercha bien à savoir des nouvelles de deux êtres si chers ; mais ce fut toujours inutilement, et les journaux seuls lui apprenaient de temps à autre ce qui se passait en France. Le bon curé avait soin de les lui envoyer toutes les semaines par Charles.

Un soir, ce dernier revint tout joyeux à la mai­son, apportant différentes gazettes qu'il tira de son portefeuille, et les remit à sa mère en lui disant : « M. le curé n'a pas eu le temps de les lire entiè­rement ; cependant il en a assez vu pour m'assurer qu'elles renferment aujourd'hui des nouvelles inté­ressantes. » Mme d'Erlau, impatiente d'en savoir le contenu, lut avidement les premières pages, et se convainquit qu'en effet les nouvelles du théâtre de la guerre étaient excellentes. L'espérance de ren­trer bientôt dans sa chère patrie vint lui sourire, et releva son courage abattu. Mais, ô douleur! dans le supplément d'une des gazettes, elle aperçoit une

liste des victimes immolées en France à cause de leur attachement à l'ancien régime, et parmi tous ces noms se trouvait celui d'Henri d'Erlau, son époux.

Qu'on juge de son effroi; elle fut comme frappée de la foudre, la feuille lui tomba des mains, et elle s'évanouit. Charles poussa des cris lamentables qui furent entendus par les gens de la maison ; on de­meura longtemps avant de pouvoir la rappeler à elle, et bientôt elle tomba si dangereusement ma­lade, qu'on désespéra de ses jours... Le pauvre Charles, désolé, ne quittait pas le chevet du lit de sa mère, et dépérissait à vue d'oeil.

Le vieux Tyrolien disait tristement en secouant la tête : « L'automne prochain sèmera ses feuilles sur la tombe de la pauvre dame, et peut-être ce pauvre enfant lui-même ne verra pas le prin­temps. »

 

CHAPITRE IV

I.'évasion.

Richard, le vieux et fidèle serviteur, avait attendu de l'autre côté du Rhin jusqu'à ce que son frère le pêcheur fût de retour et lui eût annoncé l'heureuse traversée de la dame. Son plus grand soin fut alors de sauver la vie à son bon maître ; car Richard regardait comme une injustice de faire mourir quel­qu'un à cause de son attachement à son roi.

Dès le lendemain matin il se rendit à la ville, où se trouvait son fils, nommé Robert, qu'on avait forcé de servir dans la garde nationale. Ce jeune homme, adroit et courageux, montait de temps en temps la garde à la prison où gémissait M. d'Erlau ; et Richard espérait sauver par son moyen ce res­pectable père de famille. Il fit donc part de son projet à ce fils, et tous deux combinèrent plusieurs plans ; mais aucun ne se trouvait praticable. Enfin ils décidèrent que le jeune homme ferait attention à tout ce qui se passerait, et qu'il épierait la pre­mière occasion favorable pour la mettre à profit. Mais pendant longtemps il ne s'en offrit aucune, et ces deux hommes généreux commençaient à perdre toute espérance.

Enfin M. d'Erlau subit un jugement, et fut con­damné à mort ; la sentence devait être exécutée le lendemain. Triste et résigné, la tête appuyée dans ses mains, l'infortuné d'Erlau était assis dans un cachot, au milieu de l'obscurité la plus profonde ; car on n'avait pas daigné lui donner de lumière. Il pensait à sa femme et à ses enfants, et c'était pour eux que son coeur souffrait, non pour lui-même ; il ignorait entièrement ce qu'ils étaient devenus, et il était dans la plus vive inquiétude à leur sujet. Cette ignorance absolue sur leur sort le désolait. Cependant son courage et sa résignation chrétienne ne se démentaient pas. Lorsqu'il avait entendu pro­noncer son arrêt de mort, il avait levé les yeux au ciel en disant : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! » et en attendant l'heure fatale il répétait encore ces pieuses paroles.

Dans ce moment toutes ses pensées se tournèrent vers Dieu. « Où trouver quelque consolation, disait- il dans l'effusion de son âme, qui me soutienne dans cette dernière nuit, si ce n'est en vous, ô mon Père céleste? Tout ce qui nous arrive par votre permissionest toujours pour notre bien. Faites donc de moi et des miens selon votre bon plaisir. Si vous voulez priver mon épouse et mes enfants de l'appui qu'ils avaient en moi sur la terre, vous saurez veiller sur eux avec un soin paternel, les protéger et les consoler. Oui, plein de confiance en vous, je monterai tranquillement sur l'échafaud, déjà arrosé du sang d'un si grand nombre de mes amis. Si, au contraire, vous voulez me conserver encore quelque temps à ma famille, il vous sera facile de briser les portes de ma prison et de m'arracher aux mains de mes bourreaux ; et dans ce cas toute ma vie et celle des miens seront consa­crées à vous servir, à vous louer et à vous bénir à jamais. »

Pendant que M. d'Erlau était absorbé dans ces pieuses pensées, un bruit épouvantable se fit en­tendre dans le corridor de la prison ; la porte de son cachot s'ouvre avec fracas, et de noirs tourbil­lons de fumée y pénètrent ; le cachot se trouve subitement éclairé par la lueur d'un incendie qui venait d'éclater dans la prison. Au même instant un jeune militaire s'approche et lui crie : « Au nom du Ciel, sauvez-vous! »

C'était Robert, le fils de Richard. Par l' impru­dence de quelques soldats ivres, le feu venait de prendre au bâtiment où étaient détenus les prisonniers. Les soldats de garde avaient déposé leurs armes et leurs vêtements pour s'occuper avec plus de succès d'arrêter les progrès des flammes. Le jeune Robert, profitant de ce premier moment de confusion, s'était emparé lestement des armes et de l'uniforme d'un garde national, son camarade, et avait couru au cachot de M. d'Erlau.

« Revêtez-vous bien vite de cet uniforme, » lui dit-il : en même temps il lui aida à le passer, lui posa sur la tête le chapeau avec le plumet et la co­carde, lui passa le baudrier et la giberne, et lui mit le fusil au bras.

La longue barbe qui défigurait M. d'Erlau, et qu'on ne lui avait point permis de faire couper de­puis qu'il était en prison, contribuait à le faire ressembler à un des farouches soldats de cette époque, et achevait de lui donner un air mar­tial. « Maintenant, lui dit Robert, descendez har­diment l'escalier et sortez par le grand portail ; j'espère qu'à la faveur de ce costume on vous lais­sera passer. Une fois hors de la ville, rendez-vous promptement chez mon père, qui doit se trouver en ce moment chez son frère, vieux pêcheur sur les bords du Rhin. »

L'apparition du jeune Robert dans la prison avait été regardée par M. d'Erlau comme celle d'un ange envoyé du ciel pour lui annoncer sa délivrance. Il saisit parfaitement le rôle qu'il avait à jouer, et, conservant toute la présence d'esprit nécessaire dans cette position, il feignit d'être chargé d'une commission pressante; il descendit avec beaucoup de sang-froid l'escalier, l'arme au bras, fit écarter les gens qui travaillaient à éteindre l'incendie, en leur criant d'une voix forte et assurée : « Place! place ! » Il se trouva ainsi dans la rue sans être arrêté, et se dirigea d'un pas ferme vers la porte de la ville ; et, comme Robert lui avait communiqué le mot d'ordre, il passa sans obstacle.

Une fois hors des murs, il précipita sa marche vers les bords du Rhin, où était la cabane du pê­cheur; il était plus de minuit lorsqu'il arriva. Il frappa doucement au volet de la fenêtre. Quelques instants après le pêcheur sortit, et ne fut pas mé­diocrement effrayé, croyant voir un soldat qui venait l'arrêter, lui et son frère; car l'attachement de ces deux hommes estimables pour la famille d'Erlau, infortunée et proscrite, était connu. Mais lorsque ce brave homme eut reconnu M. d'Erlau il s'écria en levant les mains au ciel : « Ah! Dieu soit loué ! » et il le fit entrer aussitôt. Richard, qui était là depuis dix jours, et veillait toutes les nuits pour l'attendre, se précipita à sa rencontre en s'écriant : « O mon bon maître ! » et tous deux s'em­brassèrent en pleurant.

Les premières questions de M. d'Erlau furent pour demander des nouvelles de son épouse et de ses enfants. Richard lui apprit que la noble dame et le petit Charles étaient parvenus à se sauver; que Lina, gravement malade au moment de leur dé­part , n'avait pu les suivre, mais que maintenant elle était rétablie, et qu'elle dormait dans la cham­bre voisine.

Mais déjà cette chère enfant s'était réveillée au cri de joie qu'avait poussé le bon Richard en apercevant son maître, et, reconnaissant la voix de son père, elle courut se jeter dans ses bras en versant des larmes de joie; et lui-même arrosa de pleurs les joues fleuries de sa tendre Lina.

M. d'Erlau fut d'avis de traverser le Rhin cette nuit même pour s'éloigner au plus tôt d'un pays autrefois si heureux et si florissant, mais qui main­tenant n'offrait plus de sécurité pour personne, et qui était devenu un vaste champ de carnage ; il désira que la même barque qui avait servi à la tra­versée de son épouse et de son fils le conduisît aussi sur le territoire de cette Allemagne, alors encore si fortunée. Il se mit aussitôt en route avec Lina. Le vieux pêcheur prit les devants, et le bon Richard suivit, portant sur son dos une valise.

La nuit était belle, le ciel serein et parsemé d'é­toiles. ils s'approchent en silence de la rive, à l'endroit où la petite barque, cachée dans les brous­sailles, était amarrée à des saules, toute prête à les recevoir. Tout à coup ils entendirent derrière eux des coups de fusil à une petite distance, et le cri sinistre : Arrête ! arrête!...

En effet, l'incendie de la prison ayant été promptement éteint, on ne tarda pas à s'apercevoir de l'évasion du prisonnier ; les armes et l'uniforme qui avaient été enlevés au soldat les confirmèrent dans leurs soupçons, et ils se mirent à sa poursuite. Déjà les cris se faisaient entendre de bien près. Les malheureux fugitifs, à demi morts de frayeur, coururent de toutes leurs forces vers le bateau. M. d'Erlau, Lina et Richard, glacés d'épouvante, sautèrent précipitamment dans la barque, et s'éloignèrent à force de rames. Le vieux pêcheur, qui n'aurait pu trouver place dans une si petite embar­cation, se cacha dans le creux d'un arbre.

Mais à peine la barque s'est-elle éloignée d'une vingtaine de pas, que les soldais arrivent sur le bord de la rivière, et se mettent à tirer sur le canot. Les balles sifflent d'une manière terrible autour des oreilles de nos pauvres fugitifs. Dans cette cruelle détresse, M. d'Erlau ordonne à Lina de se coucher au fond du bateau; lui et Richard rament avec force pour se soustraire aux coups des assail­lants ; une balle vient percer le chapeau de M. d'Er­lau, plusieurs autres atteignent la rame de Richard, et la petite barque, trop chargée, s'enfonçait telle­ment dans l'eau, qu'à chaque instant on croyait la voir submergée. Ils échappèrent cependant à tant de périls réunis, et abordèrent heureusement sur la rive droite du fleuve.

À peine débarqué, M. d'Erlau se jeta à genoux pour remercier Dieu de sa délivrance ; Lina et Ri­chard suivirent son exemple. Ils s'assirent ensuite sur un tronc d'arbre renversé pour reprendre ha­leine et se remettre de leurs fatigues et de leur frayeur. Lorsqu'ils furent un peu reposés, Richard, qui ne voulait point abandonner son maître dans le malheur, reprit son bâton, chargea sur ses épaules la pesante valise, et tous trois s'achemi­nèrent vers les montagnes de la Souabe, auxquelles les nombreuses forêts de sapins dont elles sont couvertes ont fait donner le nom de forêt Noire.

 

CHAPITRE V

Le serin providentiel. 

Ce qui tenait maintenant le plus à coeur à M. d'Erlau c'était de retrouver son épouse. Richard avait un ami qui demeurait dans les envi­rons de la forêt Noire ; c'était un honnête culti­vateur , chez lequel il conduisait son maître pour prendre d'abord quelques jours de repos avant d'entreprendre un plus long voyage. Mais à peine M. d'Erlau avait-il franchi le seuil de cet asile hospitalier, qu'il parla de repartir. « Je n'aurai pas un moment de tranquillité, dit-il à Richard, jusqu'à ce que j'aie retrouvé ma femme et mon fils. Tu me dis bien, mon cher Richard, qu'ils sont en Suisse : mais comment ferons-nous pour nous y rendre ? Lina est trop petite et trop déli­cate pour faire une si longue route à pied, et je n'aurai pas les moyens de faire ce voyage en voi­ture. »

Alors Richard tira une bourse remplie d'or, et répandant sur la table les pièces brillantes : «Rassu­rez-vous, mon cher maître, lui dit-il, vous êtes plus riche que vous ne le croyez, cet or vous appartient. » M. d'Erlau ne savait que penser; ses regards se fixaient avec étonnement tantôt sur les pièces d'or, tantôt sur son fidèle domestique.

« Vous voulez savoir d'où provient ce trésor ? je vais vous le dire. Dans votre prospérité, vous vous êtes toujours montré secourable et bienfaisant. A combien de personnes malheureuses n'avez-vous pas ouvert votre bourse ! Combien de fois n'avez-vous pas prêté des sommes souvent fortes à des familles gênées pour les tirer de peine! Eh bien! mon cher maître, c'est l'or dont vous avez fait un usage si généreux que j'ai fait rentrer peu à peu pendant que vous gémissiez en prison et que votre épouse errait sur une terre étrangère, comme une proscrite. Je me suis adressé aux personnes que vous aviez obligées autrefois, et je leur ai redemandé ces pe­tites avances. Quoique j'aie rencontré beaucoup de gens ingrats et de mauvaise foi, j'ai cependant été assez heureux pour m'assurer qu'il existe aussi des âmes honnêtes, des coeurs loyaux et reconnaissants, et plusieurs ne se sont pas contentés de rendre la somme qu'ils avaient empruntée, ils y ont encore ajouté du leur par gratitude et attachement pour leur bon seigneur. »

M. d'Erlau, attendri, compta son or. « 11 y en a beaucoup, dit-il en jetant vers le ciel un regard plein d'effusion ; mais cette somme, quoique assez forte pour le moment, combien de temps durera- t-elle?

— Nous aurons soin d'être économes, répondit le vieillard, et cependant nous irons en Suisse en voiture. »

En effet, il acheta un cheval et une petite char­rette de paysan, sur laquelle il adapta des cerceaux, afin d'y étendre une toile pour l'abriter contre le vent et la pluie. Alors nos voyageurs se remirent en marche. La plupart du temps Richard allait à pied à côté du cheval, tandis que M. d'Erlau et Lina restaient assis dans la voiture, d'après les for­melles instances du bon vieillard. Ils arrivèrent ainsi sans accident en Suisse, et s'informèrent de la dame et du petit Charles, mais sans pouvoir obtenir le moindre renseignement. Voyant toutes leurs recherches infructueuses, et ayant acquis la presque certitude que la dame devait avoir pris une autre direction, ils résolurent de revenir sur leurs pas et de retourner en Souabe.

Cependant la santé de M. d'Erlau s'était altérée par le séjour de la prison, les angoisses de son pro­cès, les frayeurs et les inquiétudes de son évasion, et par les fatigues continuelles du voyage; insensi­blement ses forces s'épuisèrent, et il tomba malade dans une petite ville de Souabe, où il fallut s'arrêter jusqu'à ce qu'il fût rétabli.

Richard loua un petit appartement, et acheta les meubles les plus nécessaires, et comme il était fort entendu en fait d'économie domestique, il se chargea du petit ménage, qu'il soigna avec une intelligence et un zèle peu communs. Lina l'aidait de son mieux, et travaillait depuis le matin jusqu'au soir à tout ce qui n'était pas au-dessus de ses forces. Son père, dans les commencements, fut obligé de garder presque toujours le lit. Il lui fallut bien du temps avant de pouvoir rester levé une partie du jour. La petite Lina semblait se multiplier pour lui procurer les soins les plus tendres; elle cherchait à l'égayer et à dissiper ses ennuis. Chaque jour elle s'étudiait à lui procurer quelque nouveau plaisir : tantôt elle lui présentait un mets qu'elle venait de préparer pour la première fois ; tantôt elle le sur­prenait par quelque jolie romance qu'elle lui chan­tait, ou lui apprenait une agréable nouvelle. Aussi le bon père, de son côté, la chérissait tous les jours davantage, et lui témoignait de mille manières sa satisfaction et sa tendresse.

Sur ces entrefaites arriva le jour de naissance de Lina ; ce jour-là, de grand matin, elle se rendit à l'église pour entendre la messe, remercier Dieu, et lui recommander son père et sa mère. De retour chez elle, elle vit sa fenêtre garnie de plusieurs pots remplis de beaux lilas et de superbes giroflées rouges et blanches, fleurs qu'elle aimait le plus; dans cette espèce de petit jardin était suspendue une jolie cage renfermant un beau serin jaune, dont la tête était couverte d'une petite huppe, et ressemblait parfaitement à celui qu'elle avait élevé autrefois.

Le soleil du matin dardait ses rayons sur la fe­nêtre et donnait un vif éclat aux belles nuances des fleurs. Lina s'arrêta, émue de surprise et de ravisse­ment à la vue de ces objets, qui faisaient revivre en elle d'heureux souvenirs. Elle ne put voir ce témoignage de la tendresse paternelle sans verser des larmes de joie, et elle remercia son bon père avec la plus touchante sensibilité. « 11 faut bien te contenter d'aussi peu, ma chère Lina, dit M. d'Er­lau, car c'est là tout ce que je puis te donner. Au­trefois, quand nous habitions encore notre château, c'était bien différent; alors le jour de ta naissance se célébrait avec éclat, et devenait aussi un jour d'allégresse pour tous les habitants de notre village ; mais aujourd'hui nous le passerons modestement et sans bruit, d'une manière conforme à notre nou­velle position. »

Le dîner fut un peu plus recherché qu'à l'ordi­naire; M. d'Erlau s'abandonna pendant tout le re­pas à la joie de son coeur. Le fidèle Richard fut invité à prendre aussi place à côté de son maître ; et quand on fut au dessert, ce bon vieux serviteur servit en­core une belle tasse ornée de fleurs et une bouteille de l'excellent vin de leur patrie, l'Alsace, qu'il s'était procurée. Le père la déboucha et en versa à tout le monde; il commença par boire à la santé de sa chère Lina, et ensuite à celle de son épouse et du petit Charles; mais des larmes douloureuses coulèrent en ce moment de ses yeux et se mêlèrent au vin qu'il allait boire.

« Hélas! ma chère Lina, dit-il, en quel lieu la mère et ton frère célèbrent-ils aujourd'hui ta fête? Que sont-ils devenus? Qui sait ce qu'ils ont souffert depuis le moment de notre séparation? Une femme et un enfant jetés au milieu du monde, sans for­tune, sans protecteur, sans amis, sans secours, sont exposés à mille dangers et à mille désagréments. Qui sait si jamais nous pourrons encore célébrer ta fête tous ensemble ? J'avais eu jusqu'ici tant de cou­rage et de confiance en Dieu ! mais depuis quelque temps j'ai parfois des moments où la tristesse m'ac­cable. Je crains, ah ! je crains... »

Lina se jeta au cou de son père en pleurant, et s'efforça de le consoler. « Non, ne craignez pas, cher papa, consolez-vous et reprenez courage : Dieu ne nous abandonnera point; vous verrez qu'il nous réunira encore tous ensemble au moment où vous n'y penserez pas. Ce n'est pas pour rien qu'il nous a sauvés d'une manière si miraculeuse. Oh ! certai­nement, bien certainement il veille sur nous.

— Oui, sans doute, je le crois aussi, » dit Ri­chard en essuyant les larmes qui tombaient de ses yeux.

Tous trois étaient vivement émus, et se turent. Un moment de silence et d'attendrissement reli­gieux succéda à cette scène louchante.

Tout à coup le serin se mit à gazouiller, et, après un brillant ramage, commença à chanter l'air du petit cantique :

Si je garde ma fermeté

Dans les maux qui sont mon partage, etc.

Lina, toute surprise, s'écria en frappant des mains : « O ciel! qu'entends-je! Qu'est-ce que cela veut dire? C'est le premier air que Charles a joué sur le piano, et que j'ai appris à chanter. Vous en souvenez-vous? Nous le chantions le soir même ou vous fûtes arrêté. »

M. d'Erlau, Lina et Richard ne pouvaient reve­nir de leur étonnement, et leurs yeux restaient fixés sur le serin, qui répéta une seconde et une troisième fois le même air; c'était exactement celui du can­tique de Lina; pas une note n'y manquait.

« Voilà ce qui est on ne peut plus surprenant, dit M. d'Erlau. Mon Dieu, ajouta-t-il en se découvrant, je commence à croire que vous voulez me rendre mon épouse et mon fils ; car il n'y a qu'eux seuls au monde qui connaissent cet air; ainsi eux seuls onl pu l'apprendre à cet oiseau, quoique je ne comprenne pas encore comment la chose a pu arriver. Dis-moi, Richard, où as-tu trouvé ce serin?

—  Je l'ai acheté hier d'un jeune Tyrolien qui en avait bien d'autres dans sa volière; j'ai pris celui-ci parce qu'il était le plus beau de tous.

— O mon ami, va, cours sans perdre un instant ; tâche de retrouver ce jeune homme : qui sait s'il ne pourra pas nous donner des renseignements précieux ? »

Richard partit sur-le-champ, et fut longtemps sans revenir. M. d'Erlau et sa fille attendaient son retour avec impatience et dans une inquiétude mortelle; ils formaient mille conjectures.

« Combien il faut que leur détresse soit grande, disait le père, puisqu'ils ont été réduits à vendre même cette jolie petite bête, ou bien peut-être sont- ils morts, et ce serin est-il l'unique souvenir qu'ils nous laissent. »

Enfin Richard arriva accompagné du Tyrolien. On interrogea le jeune homme ; mais il ne put rien dire de particulier sur le serin, sinon qu'il l'avait acheté d'un petit pâtre dans le Tyrol. Le nom de Mmo d'Erlau lui était inconnu. Cependant, sur de nouvelles questions, il assura qu'il y avait dans son pays une dame et un petit garçon tels qu'on les lui dépeignait, et que le serin pourrait bien leur avoir appartenu.il ajouta qu'il avait vu cette dame tous les dimanches à l'église, et que le petit garçon, qui allait en classe chez M. le curé, devait déjà être bien savant, parce qu'en traversant la mon­tagne il l'avait souvent rencontré chargé d'un gros paquet de livres attachés avec une courroie.

Au surplus, le jeune Tyrolien dépeignait si exac­tement la dame et son fils, que M. d'Erlau, Lina et Richard, pleins de joie, s'écrièrent unanime­ment : « Ce sont eux, il n'y a pas de doute, ce sont eux! oui, c'est sûr! »

Ils remercièrent Dieu, qui, par un effet particu­lier de sa providence, leur découvrait la demeure de ces personnes si chères. M. d'Erlau prit les in­formations les plus détaillées sur le lieu où s'était retirée sa femme, et sur la route à suivre pour y arriver. Il donna ensuite un écu de six francs au Tyrolien, bien étonné, pour le récompenser de la fidélité de son récit.

On s'occupa aussitôt des préparatifs du départ. M. d'Erlau avait entièrement repris ses forces; la bonne nouvelle contribua au rétablissement de sa santé mieux que la meilleure médecine. Lina aida à faire les paquets ; Richard alla chercher la petite voiture, et la mit en état de bien rouler ; il attela le cheval, qui avait été loué à un autre aubergiste pour sa nourriture, et pour n'être pas à charge à leur petit ménage.

Dès le lendemain on se dirigea vers le Tyrol ; on n'eut garde d'oublier le cher petit serin ; sa cage fut suspendue à un des cerceaux qui supportaient la toile de la voilure. De cette manière ses chants venaient de temps en temps réjouir les voyageurs et abréger la longueur du chemin.

 

CHAPITRE VI

La famille réunie.

Le voyage de M. d'Erlau fut très-heureux, et il arriva sans accident avec sa petite caravane et son équipage champêtre au village de la paroisse du­quel dépendait le hameau de Schwarzenfels. Il alla d'abord rendre visite au charitable curé, qui lui confirma tout ce que le jeune marchand d'oiseaux lui avait raconté. Mme d'Erlau et son fils vivaient en­core. « Mais, hélas! ajouta le curé, cette bonne dame est plongée dans la tristesse et dans le deuil, elle croit son époux mort, et depuis cette fatale nouvelle la joie n'est plus entrée dans son âme. Elle relève à peine d'une longue et cruelle maladie que lui a causée l'excès de sa douleur; nous avons désespéré de sa vie, et ce n'est que lentement et avec peine qu'elle commence à se rétablir. »

M. d'Erlau demanda d'où avait pu venir cette nouvelle mensongère. Le curé alla prendre un pa­quet de journaux, en tira un, et le lui présenta. Il y lut, en effet, de ses propres yeux, qu'il avait péri sur l'échafaud tel jour. Quoique cette assertion du journal lui parût fort étrange, il se l'expliqua facilement. Dans ces temps de troubles et de con­fusion, une semblable inexactitude dans les listes nominatives des victimes ne pouvait être regardée que comme une erreur légère, et passait le plus souvent inaperçue. On pouvait avoir oublié, après son évasion, d'effacer son nom de la liste des con­damnés à mort ; peut-être encore l'y avait-on con­servé à dessein, pour échapper au reproche d'avoir laissé évader un prisonnier.

M. d'Erlau fut profondément peiné en songeant que cette malheureuse nouvelle avait brisé le coeur de sa chère épouse, et avait failli la précipiter au tombeau. Il lui tardait de la détromper, et de dissi­per par sa présence tous ses chagrins ; mais le curé fut d'avis, et avec raison, qu'il fallait user des plus grands ménagements, et ne communiquer qu'avec beaucoup de prudence cette heureuse nouvelle à la dame. Il conféra avec M. d'Erlau sur les précau­tions à prendre, et, quoique la nuit approchât et que le temps fût mauvais, 0n décida que l'on se rendrait sans délai à Schwarzenfels. Il avait plu toute la journée, et, comme dans ces contrées mon­tagneuses l'hiver se fait sentir de bonne heure, il commençait à neiger à gros flocons. Ils partirent néanmoins et parvinrent bientôt au sommet de la montagne boisée d'où l'on apercevait au fond de la vallée les modestes cabanes couvertes de neige, avec leurs toits plats et leurs hautes cheminées d'où s'échappaient des torrents de fumée.

La petite caravane s'arrêta là ; elle se mit à couvert en se reposant sur un bloc de granit garni de mousse, et abrité par des sapins dont les branches touffues, descendant jusqu'à terre, les garantirent contre le vent et la neige. Le curé montra de loin à ses compagnons la chaumière qu'habitait Mme d'Erlau ; le fidèle Richard fut expédié le premier, et descendit le sentier qui y conduisait.

Mme d'Erlau, en robe de deuil, était assise devant sa cheminée, dont la flamme petillante éclairait sa modeste chambre, déjà obscurcie par le crépuscule du soir. Elle était encore occupée à tricoter, et Charles lui faisait une lecture. Lorsqu'elle vit en­trer Richard, son vieux et fidèle domestique, elle jeta un cri, et l'ouvrage tomba de ses mains. Elle se leva avec précipitation, courut à lui, prit ses mains et l'accueillit avec effusion, en versant des larmes de joie et de douleur, comme s'il eût été son père. Charles, de même, ne se possédait pas de surprise et de joie.

Mme d'Erlau fit asseoir le digne vieillard à côté d'elle, et, après avoir attisé le feu et s'être un peu remise de son trouble, elle lui dit :

« Ah ! Richard, mon bon et fidèle Richard, nous nous revoyons donc encore ! mais, hélas ! dans quelles, circonstances pénibles nous devions nous retrouver ! Je n'ose te parler de la fin cruelle du meilleur des époux ! Ce souvenir est trop déchi­rant pour moi. Mais, dis-moi, qu'est devenue Lina? Morte sans doute, comme le médecin l'a­vait annoncé ?

— Consolez-vous, ma bonne dame, répondit Richard, l'aimable enfant existe encore. C'était pour vous déterminer à ne pas retarder votre fuite que le médecin, qui est un bien brave homme, vous a exagéré l'état où se trouvait votre fille, en vous le dépeignant comme absolument désespéré et sans aucun remède. Après votre départ, et à force de soins, la petite Lina a été bientôt rétablie; depuis elle a constamment joui d'une heureuse santé. »

A ces mots, l'heureuse mère se sentit comme électrisée de joie et de bonheur; ses yeux brillaient d'un ravissement indicible.

Mais presque aussitôt le front de la noble dame se rembrunit, et elle reprit avec le ton d'un tendre mais sévère reproche : « Pourquoi ne l'as-tu pas amenée avec toi? Pourquoi ne l'avoir pas arrachée de ce malheureux pays où ses jours sont exposés à tout instant? Comment as-tu pu la quitter et lais­ser cette pauvre enfant seule et sans protection ? J'aurais cru que ton

attachement... »

Elle n'eut pas le temps d'achever, car tout à coup la porte s'ouvrit de nouveau, et Lina vola dans les bras de sa mère : Charles s'y précipita avec elle ; jamais larmes ne coulèrent plus douces que lorsque cette tendre mère vit ses deux enfants réunis dans ses bras.

Mais bientôt un sentiment douloureux vint em­poisonner pour elle ces premiers instants de bon­heur.

« Ah ! pourquoi ne vit-il plus, le plus chéri des époux, le plus tendre des pères! s'il vivait, et s'il était là près de vous et de moi, c'est alors, oh ! oui, c'est alors que ma félicité serait au comble. Mais vous êtes de malheureux orphelins, mes pauvres enfants ; votre vue remplit mon âme d'affliction : moi, faible veuve, que puis-je pour vous? »

Alors Richard commença à la préparer peu à peu à apprendre l'heureuse nouvelle de l'évasion et de l'existence de son époux. La dame l'écouta en silence, et comprit tout de suite où il voulait en venir. Ces ménagements n'étaient pas nécessaires : la satisfaction qu'elle avait eue en revoyant son vieux serviteur, la joie de retrouver sa fille, étaient pour cette noble dame la préparation la plus natu­relle et la mieux ménagée au plus grand bonheur que son coeur pût goûter dans ce monde, celui de revoir plein de vie ce cher époux dont elle avait pleuré la mort. M. d'Erlau, caché derrière la porte, avait entendu toute la conversation entre son épouse et Richard. Qu'on juge si le coeur lui battait !

Lors donc que Mme d'Erlau eut compris, par la tournure des discours de Richard, que son mari vivait encore, et qu'elle se fut écriée dans l'ivresse du bonheur : « O Dieu de miséricorde ! est-il pos­sible! M. d'Erlau vit encore !... vous l'avez arraché des mains de ses bourreaux ! Oh! je suis sûre qu'il n'est pas loin d'ici, mon coeur me le dit; venez, venez, mes chers enfants, courons, volons auprès de lui... »

Alors M. d'Erlau, ne pouvant se contenir plus longtemps, ouvrit la porte, et se précipita, ivre de joie, dans les bras de sa femme.

Cette tendre épouse, qui, le croyant mort, avait versé tant de larmes, éprouva dans ce moment une émotion bien vive et bien douce en le revoyant tout à coup dans ses bras ; timide et tremblante, et doutant encore si c'était en effet lui-même ou si son imagination ne l'abusait pas, elle ne pouvait proférer une seule parole, et le contemplait avec anxiété à la lueur vacillante de la flamme. Elle ne pouvait exprimer les sentiments de son coeur; dans l'excès de son bonheur, elle ne put que dire : « Si nons éprouvons tant de joie ici-bas en revoyant les objets de notre tendresse, quelles délices ne doivent pas nous être réservées dans le ciel, où nous rever­rons tant de personnes chéries dont nous pleurons la perte ! »

M. d'Erlau et son épouse, les deux enfants, le digne curé et le fidèle Richard passèrent ensemble, dans cette pauvre chaumière, autour du modeste foyer, une soirée pleine de charmes ; le vieux Tyro­lien et sa femme se joignirent aussi à eux pour prendre part à l'allégresse commune.

Le lendemain matin on vit arriver un nouvel hôte, celui qui, après Dieu, avait le plus contribué à réunir les membres épars de cette noble famille. Richard apporta le serin, qu'il avait laissé la veille dans la maison du curé. Charles eut une grande joie de revoir son gentil serin, qui s'était échappé à l'époque de la maladie de Mme d'Erlau, sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu.

M. d'Erlau raconta à son épouse de quelle ma­nière cet oiseau était tombé entre ses mains, et comment le serin l'avait amené à découvrir la con­trée où elle s'était retirée avec son fils ; celle-ci fut de nouveau émue en entendant ce récit, ainsi que les détails si terribles et si émouvants du procès, de la fuite et du séjour de son époux chéri sur la terre étrangère, et elle s'écria avec l'accent d'une pieuse reconnaissance, et en joignant les mains: « Oui, Dieu d'amour et de bonté, c'est votre admi­rable providence qui a veillé sur nous, et qui a combiné la réunion de toutes les circonstances pour conduire nos malheurs à une fin si heureuse. Vous vous êtes servi de ce petit messager ailé pour faire savoir à mon époux dans quel coin de la terre je demeurais. Sans la prompte venue de mon époux bien-aimé je serais morte de chagrin cet hiver. »

Charles ne fut pas moins reconnaissant que sa mère envers Dieu. « N'ai-je pas eu une heureuse idée, dit-il, d'apprendre à mon serin précisément l'air du cantique que papa avait composé pour Lina et pour moi ? Mais je ne me serais jamais imaginé, lorsque je me désolais de la perte de mon gentil oiseau, que le bon Dieu ne me le prenait que pour me rendre par lui mon père et ma soeur, et mon oiseau par-dessus le marché. On voit bien par là comme d'un petit malheur Dieu sait faire naitre les événements les plus heureux.

— Tu as raison, mon cher Charles, répondit le père ; c'est ainsi que Dieu nous a enlevé tous nos biens pour nous en donner de plus précieux et de plus durables; car j'espère que les malheurs qui sont venus fondre sur nous auront été pour nous tous une occasion de faire des progrès dans la vertu, ce qui est préférable à tout l'éclat des ri­chesses et à toutes les jouissances qu'elles pro­curent. Peut-être même le Seigneur, un jour, nous rendra-t-il notre fortune, comme il t'a rendu ton serin. »

Le jeune pâtre à qui Charles avait donné com­mission d'aller à la recherche du serin envolé, et qui, après l'avoir rattrapé, au lieu de le rendre, l'avait vendu à un marchand d'oiseaux, fut tout

consterné, lorsque le curé l'ayant fait appeler, l'admonesta et lui apprit comment le petit serin lui- même avait fait découvrir son larcin, et qu il avait été racheté en pays étranger et rapporté en ces montagnes. « Jamais de ma vie je ne commettrai plus une action malhonnête, répondit en pleurant le jeune homme frappé d'une crainte salutaire : je vois maintenant que ce que nous lisons dans la sainte Écriture est vrai, qu'il n'est rien de si caché qui ne soit découvert tôt. ou

tard. »

M. d'Erlau résolut de passer l'hiver sous le toit hospitalier de ces bons Tyroliens qui avaient si bien accueilli son fils et son épouse, et Richard trouva à se loger dans une des cabanes voisines.

Le petit serin, devenu si cher, fut remis à la même place qu'il avait occupée avant de s'envoler. Charles et Lina en eurent le plus grand soin, et, malgré la mauvaise saison, ils ne le laissèrent ja­mais manquer de verdure, de graines et de petites tranches de pommes. Souvent, dans les beaux jours de l'hiver, lorsque la noble famille était réunie au­tour du foyer domestique, et contemplait par la fenêtre la campagne toute blanche de neige, les immenses forêts de sapins chargés de frimas, et les tourbillons de neige bercés sur les ailes des vents, le gentil oiseau semblait deviner leur pensée et vouloir s'y unir, en entonnant l'air du cantique favori :

Si je garde ma fermeté

Dans les maux qui sont mon partage, etc.

Et alors M. et Mme d'Erlau, avec leurs enfants, chantaient le pieux cantique, qu'ils appliquaient à leur position présente; et même par la suite, dans d'autres circonstances pénibles, lorsque des événe­ments fâcheux ou des chagrins quelconques venaient affliger cette estimable famille, dès que le serin venait à répéter son air, qu'il terminait ordinaire­ment par une joyeuse et brillante roulade, il faisait renaître le calme au fond des coeurs, et leur appor­tait ainsi chaque jour de nouvelles consolations.

« Ayons toujours confiance, disait le père, en ce Dieu qui, par le moyen de cette petite créature, nous a déjà si miraculeusement secourus. Dieu peut nous aider de mille manières : jusqu'à présent il a veillé sur nous ; il ne nous abandonnera donc pas, car il lui est aussi facile de nous secourir mille fois qu'une seule.

— Oh ! oui, disait le vieux Richard, c'est bien ce que je crois aussi, moi. L'aspect de ces pauvres petits oiseaux qui voltigent autour de nos fenêtres pendant que tout est couvert de neige et qu'il fait un froid glacial, me touche singulièrement ; ils me rappellent ces paroles de notre divin Sauveur : Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent point dans les granges: et pourtant votre Père céleste les nourrit. Or cornbien nêtes-vous pas plus excellents qu'eux ! Mais quand je regarde le serin de Charles, et que je pense à l'événement admirable qu'il a occasionné, ces belles paroles de l'Évangile font sur moi une impression encore bien plus grande ; et quand il se met à chanter son air favori, il m'est impossible de perdre courage, si mal que les choses semblent aller, el à quelques dures épreuves que le Ciel nous réserve désormais; car Celui qui prend soin des petits oiseaux et leur donne la pâture pourrait-il nous oublier?

Enfin la famille d'Erlau, après avoir supporté pendant quelque temps des privations et des peines, eut le bonheur de pouvoir rentrer en France, où le père recouvra une grande partie de ses biens. M. et Mme d'Erlau se félicitaient d'être redevenus riches, parce qu'ils se trouvaient en état de prouver leur reconnaissance à ceux qui, dans les jours de mal­heur, s'étaient montrés leurs amis : le bon Richard, son fils Robert, ainsi que le pêcheur des bords du Rhin, et toutes les personnes qui leur avaient donné quelques marques réelles d'intérêt.

FIN DU SERIN

La chapelle de la forêt

CHAPITRE 1

Le jeune voyageur.

Conrad Erlib était un jeune homme beau, frais, plein de santé et de vigueur. Après avoir bien et dûment achevé son apprentissage du métier de chaudronnier, il parcourut différents pays en qua­lité de compagnon, afin de se perfectionner dans son état, et se conduisit partout avec sagesse et probité. Décemment habillé, une valise bien garnie sur son dos et un bâton noueux dans la main, tra­versant une fois une vaste forêt par une très-chaude journée d'été, il s'écarta de la grande route, et s'égara. Pendant plus de deux heures il erra çà et là dans le bois, et ne savait plus par où en sortir. Le soleil penchait déjà sur son déclin, et le jeune Conrad perdait tout espoir de trouver pour cette nuit un autre asile que les arbres touffus sous les­quels il cheminait. Tout à coup il vit briller à quelque distance la pointe du clocher d'une petite chapelle qui, dorée par les derniers rayons du soleil, s'élevait au-dessus des sombres sapins. Il dirigea ses pas de ce côté, parvint bientôt à un sentier bien frayé, et arriva à la petite chapelle solitaire, située sur le sommet d'une belle colline verte, au milieu de la forêt.

Son père lui avait fait cette sage recommanda­tion : « Autant que le temps et les circonstances te le permettront, tu ne passeras jamais devant une église ouverte sans y entrer ; car elle a été bâtie pour adorer ton Créateur, et le clocher est, pour ainsi dire, un doigt levé qui nous montre le ciel. Pourquoi laisserais-tu échapper une occasion d'é­lever ton âme vers l'éternité et de te prosterner devant ton plus grand bienfaiteur ? D'ailleurs tu y trouveras fréquemment quelque tableau ou quelque autre objet d'art dont la vue pourra charmer tes yeux ou toucher ton coeur; ou encore tu pourras y lire quelques inscriptions qui te donneront de la consolation et du courage, te fortifieront dans le bien, et t'apprendront à dompter tes passions. »

Conrad se souvint de cette sage exhortation de son père, et il entra dans la chapelle, dont il trouva la porte ouverte. Ces voûtes silencieuses, ces murs grisâtres, les hautes et étroites fenêtres aux vitraux peints, et les ornements gothiques de l'autel, le transportèrent à quelques siècles en arrière. Le profond silence qui régnait dans ce lieu consacré à la Divinité l'invita à la dévotion. Il dé­posa sa valise et son bâton dans un coin, se mit à genoux sur le dernier banc près de la porte, et

récita quelques prières. Avant de reprendre sa va­lise , il s'avança encore vers l'autel, afin d'en con­sidérer de plus près la structure, qui lui semblait indiquer un vénérable monument des arts de l'an­tiquité. Il aperçut alors sur un prie-Dieu, en face l'autel, un joli livre de prières qui paraissait y avoir été oublié ; ce livre était élégamment relié en maroquin rouge et doré sur tranche ; Conrad ouvrit ce livre et resta comme pétrifié de surprise ; car sur le premier feuillet blanc on lisait son nom écrit de sa propre main. Il lui sembla d'abord ne voir toutes ces lettres qu'en songe, et il osait à peine en croire ses yeux.

11 feuilleta le livre d'un bout à l'autre; il y trouva au frontispice une gravure fort jolie : c'était Jésus bénissant le groupe d'enfants dont il était entouré ; l'ensemble des prières et plusieurs versets écrits sur des feuilles volantes, et qu'il se rappelait très- bien, tout cela vint aider sa mémoire. « Oui, oui, disait-il avec une vive émotion, ce petit livre m'a jadis appartenu; ce nom a été tracé de ma main. C'est ainsi que j'écrivais quand j'allais encore à l'école. Eh ! mais, comment donc se fait-il que ce livre se trouve dans cette chapelle solitaire, au mi­lieu d'une vaste forêt ? voilà ce qui me semble in­concevable. »

Mille souvenirs de son enfance vinrent s'agiter dans son esprit. Le désir de revoir sa famille se réveilla avec force dans son coeur, des larmes brû­lantes inondèrent ses joues. « O Dieu, Dieu bon, Dieu adorable, s'écria-t-il en se mettant à genoux sur ce même prie-Dieu où il avait trouvé le livre, quels excellents parents vous m'aviez donnés ! quel bonheur nous autres enfants nous goûtions autrefois dans la maison paternelle ! Ah ! combien j'étais heureux quand notre mère, si douce et si aimable, assise devant sa petite table à ouvrage et entourée de ses enfants, passait des heures entières à nous parler de vous et de votre divin Fils ; quand notre excellent père, après avoir vaqué toute la journée aux travaux de son emploi, revenait le soir, et nous amusait en nous instruisant par toutes sortes d'histoires propres à nous inspirer le goût de la piété et de la vertu ; quand ma petite soeur et moi nous étions à jouer dans ce beau jardin derrière notre maison, ou que nous nous y occupions de quelques petits soins du jardinage, à la grande satis­faction de nos parents !... Où sont-ils ces temps heureux?... Ces moments de félicité, que sont-ils devenus?... Hélas ! depuis longtemps la guerre nous a chassés de notre chère patrie et nous a dispersés tous... Hélas ! depuis longtemps notre bonne maman est morte dans la misère, et sa main fidèle qui me donna ce petit livre s'est dissoute dans la poussière du tombeau. Depuis plusieurs années je n'ai pu savoir ce qu'est devenu mon bon père. Il est pro­bable que le chagrin l'aura également précipité avant le temps au tombeau... Et ma pauvre soeur, où peut-elle être ? Vit-elle encore ? Où, et dans quelle position se trouve-t-elle ?... Éloigné et séparé de tous les membres de ma chère famille, je me vois entièrement isolé dans ce monde : vous seul, ô Dieu tout-puissanl, aux yeux duquel rien n'est caché, vous seul savez si mon père et ma soeur vivent encore... Quand même il n'existerait plus qu'un de ces deux êtres chéris..., oh ! daignez nous réuuir. Ayez pitié de moi, Dieu miséricor­dieux. Exaucez aujourd'hui la prière que mon père vous adressait lorsque je le vis la dernière fois ; accomplissez les voeux qu'il fit pour moi, et les bénédictions dont, rempli de confiance en vous, il me combla au moment où nous nous fîmes nos adieux. »

CHAPITRE II

Le frère et la soeur. 

Conrad continua de prier ainsi longtemps encore. Enfin il se leva. Il n'osait pas emporter son petit livre. Quoiqu'il m'ait appartenu autrefois, j'ignore, se disait-il, si je suis encore fondé à le regarder comme ma propriété. Ce qu'il y a de certain, c'est que quelqu'un l'aura oublié ici, et qu'on viendra le chercher avant qu'il fasse tout à fait nuit. Le meil­leur parti à prendre, c'est d'attendre ici quelque temps. Peut-être au moyen de ce livre obtiendrai-je quelques renseignements sur bien des choses.

Absorbé dans une multitude de réflexions, il prit le livre, alla s'asseoir dans un coin de la chapelle, et se mit à lire avec un plaisir indicible. Mais à peine eut-il parcouru quelques pages, qu'une jeune personne d'environ seize ans, d'une physionomie douce et modeste, d'une mise propre et décente, entra dans la chapelle, s'approcha de l'autel, fit une profonde et respectueuse inclination, et s'age­nouilla pour réciter ses prières. « O mon Dieu ! dit- elle en regardant avec anxiété autour d'elle, il n'est plus là! J'aimerais mieux avoir perdu tout autre objet. » Cependant elle resta encore quelques mi­nutes à genoux devant l'autel, et pria avec ferveur. Ensuite elle se leva et voulut sortir.

En ce moment Conrad alla à sa rencontre, le petit livre à la main. Comme elle ne l'avait point vu, elle s'effraya au premier abord. Mais la conte­nance honnête de ce jeune homme la rassura bien­tôt. « Il paraît que c'est vous, Mademoiselle, qui avez oublié ce livre ? lui dit-il.

—  Oui, Monsieur, répondit-elle toute joyeuse en lui voyant dans la main le livre qu'elle croyait perdu; il y a sur le premier feuillet le nom de Conrad Erlib.

—  Il paraît que Mademoiselle tient beaucoup à ce livre, reprit le jeune homme : oserai-je vous en demander le motif ? Le nom de Conrad Erlib ne m'est point étranger ; je suis à même de pouvoir vous en donner des nouvelles positives, si cela vous est agréable.

—  Ah! si vous le pouviez, s'écria-t-elle, vous me rendriez infiniment heureuse : ce Conrad Erlib me tient de fort près. Beaucoup de voyageurs m'avaient déjà assuré l'avoir rencontré dans diffé­rents pays; mais malheureusement leurs rensei­gnements ne se sont jamais confirmés. Comme vous prétendez connaître un Conrab Erlib, je vais vous donner quelques détails qui vous mettront à même de juger si celui dont le nom se trouve écrit sur le livre est le même que vous connaissez.

« Mon père était chef d'une administration dans une petite principauté sur la rive gauche du Rhin. La guerre et l'occupation du pays par l'armée fran­çaise le forcèrent de quitter notre chère patrie. Son prince, qui lui-même avait tout perdu, ne pouvant plus rien faire pour lui, la position de mes parents devint très-malheureuse. Ma mère, d'une consti­tution faible et délicate, ne put résister longtemps à de bien dures privations ; elle mourut de chagrin et de misère. Mon père sentit doublement cette perte, d'autant plus qu'avec deux enfants en bas âge, mon frère et moi, il ne pouvait trouver faci­lement à se placer, ni même parcourir le pays pour chercher un emploi. Un honnête chaudronnier de la petite ville par où nous passâmes un jour, et qui n'avait point d'enfants, se chargea de mon frère, et le prit dans sa maison pour lui apprendre son métier et l'élever. Mon père consentit volontiers à cette proposition, et partit quelques jours après avec moi. Nous voyagions ensemble, et nous allâmes loin, bien loin, sans que mon père pût réussir à se procurer aucune place. J'étais si jeune alors, que je ne puis me souvenir du nom des pays que nous traversâmes. Tout à coup mon père tomba malade, et mourut presque subitement au bout de quelques jours. J'étais alors une enfant de six ans, trop jeune encore pour sentir toute l'étendue de ma perte. Une dame riche et charitable eut compassion de moi, et me prit chez elle ; mais voilà que bientôt dix ans se sont écoulés depuis que j'ai perdu mon père, et depuis ce temps je n'ai plus entendu parler de mon frère.

« La nuit même qui précéda sa mort, mon père, sentant sa fin approcher, avait instamment prié l'aubergiste chez lequel il se trouvait de faire par­venir la nouvelle de sa mort et ses dernières béné­dictions à mon frère, et de conjurer le bienfaisant chaudronnier de continuer à servir de père à ce pauvre orphelin. Dans ce but, mon père avait voulu écrire une lettre ; mais ses mains défaillantes ne lui permirent de tracer sur un morceau de papier que le nom de la ville et du chaudronnier chez lequel se trouvait placé mon frère.

« Malheureusement ce morceau de papier s'est égaré ; une domestique occupée à ranger la chambre du défunt, et ne sachant pas lire, l'avait déchiré et jeté comme inutile. Ah ! combien de milliers de fois j'ai pensé à mon frère ! Nous avons pris de tous côtés des informations, mais toutes nos recherches sont demeurées sans résultat : j'ignore complète­ment ce qu'il est devenu. Ce petit livre de prières est le seul objet qui me reste de ma famille; quoique je ne le tienne pas de lui-même, il y a cependant son nom écrit de sa propre main, et il m'est devenu à cause de cela un souvenir très-précieux. Je l'ai trouvé au fond de la petite malle qui renfer­mait notre modeste avoir. Lorsque mon père eut laissé le petit Conrad dans la maison du chau­dronnier, il tira de cette malle les habits et les effets de mon frère ; ce livre y fut oublié, et c'est ainsi qu'il me resta.

En cet instant Conrad, qui depuis longtemps avait écouté, les larmes aux yeux et le coeur palpitant de la plus vive émotion, s'écria : « Grand Dieu ! que vos voies sont admirables ! N'est-ce pas, ma chère enfant, tu t'appelles Louise ?

—Oui, répond la jeune, le considérant avec des yeux étonnés; Louise Erlib est mon nom.

—Alors sois mille et mille fois la bienvenue, ma soeur bien-aimée ; je suis ton trère, Conrad Erlib ; c'est moi qui ai écrit autrefois mon nom dans ce petit livre. »

Tous deux se regardèrent avec étonnement, et ne surent que dire en pensant à une rencontre si inopinée. Après quelques instants de silence, Con­rad et Louise se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, en pleurant de joie, et dans cette attitude d'une religieuse émotion ils restèrent un bon moment ainsi au pied de l'autel.

 

CHAPITRE III

Les souvenirs.

Quand leurs premiers transports de joie se furent un peu calmés, et qu'ils se furent remis de leur trouble, le frère prit enfin la parole, et dit : « O bonne Louise ! ma soeur chérie ! je me rap­pelle encore très-bien le moment de notre sépara­tion et les derniers instants que nous passâmes ensemble.

« Une famille étrangère qui se trouvait égale­ment en fuite, comme la nôtre, nous rencontra

sur la route, et comme tu ne pouvais marcher que très-lentement, car tu étais encore bien petite, elle s'offrit à te prendre dans sa voiture; il me semble te voir encore : comme tu paraissais contente d'aller en carrosse! Nous suivîmes à pied, notre père et moi, et nous te rejoignîmes dans la ville voisine, où, comme tu sais, je fus placé chez le brave chau­dronnier.

« Tu étais bien petite alors, et il me semble en­core te voir tout enfant. Comme tu as grandi depuis, et comme tu es devenue belle et fraîche ! jamais je ne t'aurais reconnue, ma chère soeur. O quel bon­heur de t'avoir retrouvée !...

« Ah! continua-t-il, je ne puis t'exprimer ce qui se passe dans mon coeur; il est si plein, qu'il me semble près de se briser. Quel bonheur de te voir, et quel chagrin d'apprendre la mort de notre vertueux père, quoique je m'y attendisse ! Tu ne saurais croire ce que j'ai souffert de peines et de chagrins, ne recevant pas les moindres nouvelles de mon père depuis le jour où il m'a placé auprès du brave chaudronnier, qui me traita comme son en­fant et m'apprit très-bien son métier. Mais combien de fois il m'a fallu entendre dire par les personnes qui venaient à sa boutique qu'il avait eu tort de me recevoir ; quemon père l'avait trompé, puisqu'en ne daignant pas seulement s'informer de moi on ne songeait nullement ni à me reprendre ni à payer les dépenses que mon bourgeois faisait pour moi; que mon père n'avait songé qu'à se débarrasser, et avait ainsi méchamment abandonné son propre enfant !

« Tous ces discours me navraient le coeur,quoique je n'y ajoutasse pas la moindre foi; car comment aurais-je pu y croire? Tu sais combien notre père était digne de vénération, combien son coeur était tendre, combien il était pieux et sage.

—  Oh! oui, il était vraiment pieux et sage! ré­pondit Louise, et jamais de ma vie je n'oublierai la nuit où il est mort. Je dormais profondément dans un cabinet à côté de sa chambre, lorsqu'il me fit éveiller et approcher de son lit. Il était déjà tota­lement affaibli, et ne pouvait presque plus parler; mais il faisait encore les derniers efforts pour me bénir et te bénir aussi, mon chère frère; sa voix, ses regards exprimaient la plus sincère piété ; la sérénité de son âme était peinte dans ses traits : il semblait un saint : jamais l'image de ce vertueux chrétien sur son lit de mort ne s'effacera de ma mémoire.

—  Ah! dit Conrad, tout à l'heure, au moment où j'entrais dans cette chapelle, je pensais à lui, et son souvenir se retraçait vivement à mon esprit : je me rappelais sa figure vénérable telle que je la vis pour la dernière fois lorsqu'il me fit ses adieux ; il me semblait que c'était hier seulement que j'avais été séparé de lui, quoique bien des années se soient écoulées depuis cette époque. C'était le lendemain de ce jour où la famille étrangère t'avait prise dans sa voiture. Ce jour-là mon père se mit en route de très-grand matin, je l'accompagnai jusqu'au plus prochain village; en le traversant nous trouvâmes la porte de l'église ouverte, et ce fut à cette occa­sion qu'il m'exhorta à ne jamais passer devant une église que je rencontrerais sur mon chemin sans y entrer. Et, en effet, nous y entrâmes tous deux ; il était de si bonne heure, qu'il ne s'y trouvait en­core personne. Il alla se mettre à genoux devant l'autel, et je m'agenouillai à côté de lui; il y resta longtemps, versant des larmes et offrant à Dieu ses supplications ; et moi aussi j'unis mes larmes et mes prières aux siennes. Enfin il se leva et me dit :

« Cher Conrad, je viens de prier le Seigneur pour toi et pour la bonne Louise, ta soeur, et je vous ai recommandés tous deux à sa protection paternelle. » Ensuite il m'exhorta à rester tou­jours attaché à la religion, à avoir sans cesse Dieu devant les yeux et au fond de mon coeur, à observer fidèlement ses divins commandements, et à fuir le péché et le vice.

« Pauvre enfant, ajouta-t-il entre autres choses, je crois que je ne vivrai pas longtemps : peut- « être tu me vois pour la dernière fois ; je te recommande ta soeur lorsqu'un jour tu seras en état de gagner ton existence; aie soin d'elle et sers-lui de père. »

« Lorsqu'il eut prononcé ces paroles, il me prit par la main, me conduisit au pied de l'autel, et me fit promettre devant Dieu que j'exécuterais fi­dèlement tout ce qu'il venait de me recommander; je lui promis tout ; ensuite il me fit mettre à genoux, leva un regard plein de dévotion vers le ciel, et me bénit. Il se mit un instant à genoux à côté de moi, puis me releva, me serra affectueusement dans ses bras, me donna un peu d'argent, et nous sortîmes ensemble de l'église, la douleur ne nous permettant pas de dire un mot. Enfin le moment de la sépara-

tion était arrivé. « Dieu soit avec toi, mon fils ! » me dit-il d'une voix entrecoupée de sanglots ; puis il fixa sur moi ses yeux pleins de larmes.

« Adieu, dit-il ; conduis-toi de manière que nous puissions nous revoir dans le ciel. » A ces mots il se détourna vivement, et disparut en tournant le coin de l'église... Depuis ce moment je ne l'ai plus revu.

Ici, dans cette chapelle solitaire, le souvenir de ces adieux et de cette longue et cruelle séparation vint, plus vif que jamais, me rappeler mon tendre père, ainsi que la scène touchante et solennelle qui avait eu lieu dans la petite église du village.

Ici même, au pied de cet autel, il me semblait voir mon père agenouillé. Et lorsque j'ai trouvé ce livre que j'ai très-bien reconnu pour m'avoir ap­partenu autrefois, l'image de mon père est venue de nouveau s'offrir à mes yeux; la fervente prière qu'il adressait à Dieu le dernier jour où nous nous vîmes m'est revenue de même à l'esprit ; je me suis cru encore à genoux à côté de lui devant l'autel ; j'ai conjuré le Seigneur avec larmes d'avoir pitié de moi, et de me procurer enfin, après tant d'années de cruelles incertitudes sur votre sort, quelques nouvelles de mon père et de toi. Oh! que je me sens heureux d'apprendre que cet excellent père ne m'a point oublié, qu'il s'est encore souvenu de moi avec tendresse, et qu'au moment de sa mort il m'a donné sa bénédiction !

— O le bon, l'excellent père! répondit Louise, fondant en larmes ; ce vertueux père est mainte­nant au ciel ; là il prie pour ses enfants, et sa dernière bénédiction repose visiblement sur nous... Oui, cher frère, nous en avons une preuve sensible et bien remarquable : vois-tu, ce fut devant l'autel d'une autre petite église de village que notre père te fit ses adieux, et c'était aussi devant l'autel de cette chapelle que nous, ses deux enfants, devions nous retrouver. Cela vient de Dieu! Dieu a exaucé la prière du père dans l'autre église, et la prière que tu lui as adressée dans celle-ci. Tu vois combien le Seigneur t'a récompensé de ta fidélité à obéir aux exhortations de feu notre père, et d'avoir eu tou­jours Dieu présent à ta pensée. Si, comme tant de gens du monde, tu avais regardé d'un oeil de dé­dain cette chapelle sans y entrer, jamais nous ne nous serions rencontrés. Oh! viens, hâtons-nous à l'instant même de remercier le Dieu d'amour de nous avoir réunis d'une manière si admirable et si heureuse. »

Et le frère et la soeur se mirent à genoux sur les marches de l'autel, et, du fond de leur coeur vive­ment ému, ils adressèrent de ferventes actions de grâces à Dieu, qui avait si admirablement dirigé leur sort en ce jour mémorable.

CHAPITRE IV

L'entretien.

Après avoir ainsi terminé leurs prières avec la plus fervente dévotion, ils allèrent s'asseoir sur un banc, et entamèrent ainsi la conversation :

« Mais dis-moi donc, ma bonne soeur, par quel hasard tu es venue ici, et comment tu as pu t'aven­turer ainsi dans cette forêt.

—  Nous ne sommes pas si enfoncés dans la forêt que tu te l'imagines, répondit Louise. Nous nous trouvons presque à la lisière du bois, et non loin d'ici il y a une route assez fréquentée. Cette cha­pelle est depuis longtemps ma place favorite, où j'ai l'habitude devenir prier tous les dimanches et fêtes, et même plusieurs fois pendant la semaine, quand mes occupations me le permettent. Le chemin qui conduit est ici une espèce de promenade fort agréa­ble et bien ombragée. Ordinairement une de mes amies, jeune personne sage et bien élevée, m'ac­compagne; mais aujourd'hui ses occupations l'en ont empêchée. Ce petit livre de prières est devenu mon livre de prédilection, et, quoique je le sache presque tout par coeur, je le porte toujours sur moi quand je viens ici ; mille fois j'ai pensé à toi en l'ou­vrant, priant Dieu de te rendre à mon affection. Eh bien, mes prières n'ont point été infructueuses ; car, par le hasard qui me fit oublier mon livre ici, Dieu a conduit mes pas pour m'y faire retrouver un frère chéri. Toute la journée cette perte m'a causé les plus vives inquiétudes, et actuellement cette même perte me cause le plus grand bonheur.

—  C'est tout comme moi : quand j'eus le mal­heur de m'égarer dans la forêt, je me désolais, j'étais tourmenté par les plus vives inquiétudes; et maintenant je suis au comble de la joie. Il en est presque toujours ainsi dans cette vie; c'est par des peines que Dieu nous conduit au bonheur...

Mais, dis-moi, où demeures-tu, ma bonne soeur ?

— A un quart de lieue d'ici, au bourg de Belle-Fontaine, derrière la petite colline que tu aperçois d'ici. C'est là que demeure la dame charitable qui a bien voulu me recueillir. Elle est veuve et n'a point d'enfants. Son mari, qui est mort depuis plu­sieurs années, était un riche négociant. Je l'aime comme une mère, et elle, de son côté, me chérit et me traite comme si j'étais sa propre fille. Mais viens, nous allons la voir ; prends ton chapeau et ton bâton, je porterai ta valise, car tu dois être bien fatigué. Viens, ma bienfaitrice sera charmée de connaître le frère dont je lui ai si souvent parlé. »

Conrad et Louise se mirent en route, mais le premier ne consentit point à ce que sa soeur se char­geât de la lourde valise. Chemin faisant, ils conti­nuèrent à s'entretenir amicalement sur différentes aventures de leur vie, en y entremêlant des ré­flexions pieuses.

Enfin ils franchirent la colline, et entrèrent en­semble à Belle-Fontaine.

 

CHAPITRE V

Établissement de Conrad.

Lorsqu'ils entrèrent dans la jolie maison bien propre et bien arrangée qu'habitait la bonne dame, celle-ci fut fort surprise en voyant Louise arriver avec un jeune homme et causer familièrement avec lui ; elle ne pouvait croire d'abord que ce jeune homme fût le frère de sa fille adoptive. Sur ces en­trefaites, il arriva plusieurs personnes; les uns disaient qu'il ressemblait parfaitement à Louise, tandis que d'autres secouaient la tête de l'air du doute. Alors, pour les convaincre, Conrad ouvrit son portefeuille, montra son certificat d'apprentis­sage, son livret et son passe-port; il y joignit l'at­testation que lui avait donnée le maître chez lequel il avait appris le métier de chaudronnier, ainsi que le certificat de bonnes vie et moeurs délivré par le curé de la commune, et parvint ainsi à convaincre tout le monde qu'il était, en effet, le frère de Louise. Aussitôt tous les soupçons disparurent. Et quand la bonne dame eut appris comment Louise, au moyen de son livre de prières, qu'elle avait oublié à la cha­pelle de la forêt, avait enfin retrouvé son frère, elle versa des larmes d'attendrissement.

« La maison que mon mari m'a laissée en mourant, dit-elle, je l'ai destinée depuis longtemps à Louise pour sa dot, si elle continue à rester pieuse et sage comme elle l'a été jusqu'à ce jour, si elle ne se dé­ment point, et si elle se garde de ressembler à ces filles mondaines qui ne s'occupent que de toilette et de vanité, et qui sous un extérieur fardé ne cachent souvent qu'un coeur corrompu.

« Quant à vous, brave Conrad, je veux égale­ment tâcher de vous être utile. Le Ciel a daigné me favoriser du côté de la fortune, et je ne saurais en faire un meilleur usage que de m'en servir pour faire le bonheur de mes semblables. Le chaudron­nier de notre commune est mort il y a six mois et sa maison est à vendre ainsi que sa boutique ; j'ai envie de vous les acheter, si toutefois vous êtes disposé à vous établir dans ce bourg pour être près de votre soeur. »

La bonne dame disait tout cela dans la joie de son coeur. Ces desseins généreux causèrent une grande rumeur parmi les parents de la dame, tous gens riches, mais plus avides que des mendiants, et qui firent tous leurs efforts pour l'en dissuader. Heureusement elle avait le coeur trop noble et un caractère trop ferme pour se laisser détourner de ses bienfaisantes intentions. Conrad devint un des bourgeois les plus considérés et un des plus res­pectables pères de famille de la commune. Louise aussi se maria bientôt après, et fut très-heureuse.

Conrad n'avait pas oublié son excellent maître le brave chaudronnier. Non-seulement il lui écrivit de temps en temps des lettres dictées par le coeur le plus reconnaissant, mais il lui prouva aussi sa gratitude par des actes; car, lorsque ce brave homme, commençant à vieillir, vint à perdre sa femme, et se vit fort gêné dans ses affaires par suite des événements de la guerre, tellement qu'il ne gagnait plus qu'avec beaucoup de peine son existence, Conrad lui annonça qu'il allait s'occuper de lui, et tint parole : il partit presque aussitôt avec une voiture pour le chercher et l'amener chez lui. Depuis ce moment, le vieux chaudronnier vécut dans la maison de son ci-devant apprenti, qui l'entoura de tous les soins possibles, et le traita avec autant de respect, d'amour et de reconnais­sance que si ce bon vieillard eût été son propre père. Louise, à son tour, montra la même ten­dresse filiale envers la veuve qui l'avait adoptée. Ces bons sentiments et ces attentions toujours crois­santes touchèrent les deux vieillards, au point qu'ils disaient souvent : « Dieu n'a pas permis que nous eussions des enfants ; mais ceux que nous avons adoptés nous causent tant de joie et de con­solation, que nous n'aurions pu avoir plus de sa­tisfaction s'ils avaient été nos propres enfants. »

Les murs de la chapelle de la forêt étant vieux et menaçant ruine, Conrad et Louise les firent ré­parer à frais communs, et le premier planta quatre tilleuls sur la belle colline au milieu de laquelle elle était située.

Le vieux tableau de l'autel, presque effacé par l'humidité et le temps, fut restauré par un artiste distingué, et offrit bientôt un aspect charmant. Tout le monde, en entrant dans la chapelle, était ravi. Elle était propre et blanchie, les vitraux net­toyés, les boiseries et l'autel repeints, les orne­ments redorés; et l'azur du ciel, comme l'agréable verdure des tilleuls, qu'on apercevait au milieu des vitraux transparents, réjouissait la vue. Mais le plus bel ornement, sans contredit, était le tableau au-dessus de l'autel. Il représentait la sainte Fa­mille : la sainte Vierge était assise à l'entrée de sa maison, ombragée de vignes, et tenant dans ses bras l'enfant divin, auquel son père nourricier pré­sentait une petite corbeille remplie de raisins et ornée de fleurs. Les deux parents jetaient un regard de tendresse sur le futur Sauveur du monde, et l'enfant Jésus, de son côté, joignait ses petites mains, et regardait vers le ciel avec une expression touchante. Du côté de la sainte Vierge Marie on voyait une table chargée des travaux de son sexe; de l'autre côté gisaient à terre des outils de char­pentier, et sous le tableau on lisait l'inscription suivante en lettres d'or :

Le travail et la paix, la vertu, la ferveur, peuvent seuls ici-bas faire notre bonheur.

FIN