Carmel

Les anémones du Roi Nôman

Livre reçu à la Visitation du Mans par Marie Martin

comme 1er prix de travail manuel, le 4 août 1872.

par Ernest Fouinet

Tours : Alfred Mame et fils, éditeurs, 1870.  4e édition

I : LE CAMPEMENT ABANDONNÉ

Le soleil venait de se lever à l'horizon d'une immense plaine de sable, sur laquelle on ne voyait que l'astre, dont les rayons étaient déjà brûlants, et deux ombres, les seules qu'il projetât au loin à la surface de ce désert, que ne couvrait pas la moindre végétation. Ces ombres, ce n'étaient donc ni celles de dattiers ou de palmiers, ni celles d'arbrisseaux ou d'arbustes, mais bien les silhouettes géantes de deux hommes qui, venus des deux points opposés, s'ar­rêtèrent en même temps au même endroit et se trouvèrent bientôt tout près l'un de l'autre, face à face, devant un monticule qui prolongeait sur le sable une ombre dou­ble de la leur. Tous les deux étaient montés sur des chameaux, tous les deux envelop­pés d'un large manteau de laine blanche, tous les deux coiffés d'un capuchon, abri portatif, parasol à demeure, déjà fort né­cessaire contre le soleil, dont l'ardeur crois­sait avec la rapidité de son ascension au- dessus de l'horizon enflammé. Ces deux hommes, étaient-ce des Bédouins? étaient-ce des moines? On pouvait se faire cette question, car le costume avait une analogie étonnante, et il suffirait de la vue du caban et du burnous arabe pour reconnaître dans le scapulaire, le froc , la coule de nos reli­gieux, le fait historique de l'origine orientale de la vie monastique, de la vie cénobitique. Bédouins ou cénobites, habitants des solitudes brûlées de la Thébaïde, de la Palestine et de la Mésopotamie, ils avaient même vie, mêmes habitudes, mêmes be­soins, mêmes vêtements.

Notre scène est l'Irak arabe et le désert d'Aljirich ; ces hommes peuvent donc être également deux moines ou deux Arabes des bords de l'Euphrate. Ils descendent de leurs montures, ils restent immobiles, re­gardent la terre rocailleuse et le sable. Que font-ils? à quoi pensent-ils? Examinons-les, écoutons leurs paroles.

L'un des deux voyageurs, tenant d'une main la corde de son chameau, et de l'autre un haut bâton sur lequel il s'appuie en mar­chant péniblement et le dos courbé, s'avance sur le petit monticule de sable, et après avoir attentivement promené ses regards autour de lui, à ses pieds, comme s'il cher­chait quelque objet perdu, écarte avec son bâton les pierres et les cailloux.

« C'est bien ici, se dit-il, voici bien les traces d'un campement, d'une tente.

- C'est bien ici, » répète l'autre voyageur, qui d'un pas leste et rapide, du pas d'un homme jeune et fort, s'est approché du même endroit, et, comme le vieillard, a fouillé la terre sablonneuse, non point avec un bâton, mais avec le pied d'une haute lance. « Voici bien les rigoles qui servaient à l'écoulement de l'eau ; c'est là qu'on met­tait, sur ces pierres noircies, la chaudière bouillante.

- Là qu'était l'étable, où le chameau et la jument ont laissé des traces de leur li­tière. »

Jusqu'ici le vieillard n'avait ainsi parlé qu'à lui seul ou à la solitude; mais enfin il renversa en arrière son capuchon, qui dé­couvrit une belle et excellente figure, dont le front était chargé de rides, dont les joues et le menton disparaissaient sous une épaisse barbe blanche ondée comme la moire ; alors il s'adressa au jeune homme, évidemment un Bédouin, puisqu'il portait une lance.

« Le salut soit sur toi, lui dit-il d'une voix que faisait trembloter l'émotion non moins que la vieillesse, le salut soit sur toi!

—  Sur toi le salut, répondit le Bédouin en dévoilant à son tour une belle tête, une face brune, vive, aux yeux scintillants, à la barbe noire et frisée, sur toi le salut !

—  N'était-ce pas ici, reprit le vieillard, que Hantalah-ben-Thaï avait sa tente?

—  Ici même, je viens enfin de reconnaî­tre le lieu de son campement : je passais, et j'aurais de toute mon âme souhaité le revoir; il m'a rendu un tel service autre­fois !

—  Que de douces heures nous passâmes ici, à la porte de la tente, quand mon er­mitage n'était pas loin d'ici, et que Hantalah aimait à s'entretenir avec moi de la religion chrétienne, que je lui avais enseignée...

—  Quoi ! c'est vous qui êtes le père Arsenios, dont il me parlait souvent avec bon­heur, avec admiration !

—  Avec affection surtout : c'est un sentiment que je méritais de lui inspirer.

—  Il était si hospitalier !

—  Si bon chrétien!

—  Si généreux !

—  Si bon chrétien !

—   Si loyal! si fidèle à sa parole si dis­posé à secourir son semblable !

—      Oh! oui, Hantalah était un chrétien véritable, 'un exemple de charité et de dé­vouement.

—     Qui le sait mieux que moi? Sans lui, sans son secours et ses armes je périssais, il y a six ans, victime d'un ennemi redou­table. Il faillit se sacrifier pour moi.

—Alors tu es Korad-ben-Adjdaa. Sa belle action à ton égard m'a été révélée, non par lui, il était trop modeste pour se vanter du bien qu'il faisait ; mais sa femme, son fils, l'ont trahi...

—      Noble Hantalah ! que n'aurais-je pas fait pour lui, pour sa femme, son enfant... où les trouver?... où sont-ils?... morts?...

—   Morts! » répondit très-distinctement une voix ; et le moine, le Bédouin se re­tournèrent avec un vif tressaillement, et d'un oeil épouvanté cherchèrent longtemps du regard s'ils apercevraient quelqu'un.

« C'est la chouette de la mort ! dit triste­ment Korad en se retournant vers Arsenios après son taciturne examen... C'est la chouette Seda!

— Seda! »

Arsenios fut pour la première fois frappé de la pensée que ce mot, qui sert à désigner cette prétendue chouette, signifie aussi écho. Cette réflexion le conduisit à s'expli­quer et à expliquer tout naturellement à Korad ce qui leur avait d'abord paru un miracle, la répétition sinistre de leur der­nière parole. C'était le monticule de sable qui avait produit cette mystérieuse voix.

« L'écho ! l'écho ! plût au Ciel ! Inchallah ! répondit Korad ; mais c'est bien la chouette de la mort que nous avons entendue, père Arsenios... Que n'étais-je là, du moins, pour rendre la dernière visite au brave Hantalah-ben-Thaï, et ensuite immoler sur sa fosse mon plus précieux cheval et ma meilleure chamelle !

—  Que n'étais-je là pour prier à son lit de mort, et, à l'heure de son départ, lui donner le puissant viatique des oraisons solennelles prononcées par un ami pour son ami, par un maître affectueux pour son pieux disciple ! C'eût été une plus précieuse provision pour l'éternel voyage que le su­perstitieux sacrifice de ton cheval, de ta chamelle.

—  Il se servait si bien de sa rapide mon­ture, pour voler au combat, au secours d'un frère, ou dès qu'il y avait un service à rendre. Comment ferait-il dans l'autre monde, s'il n'avait ni chamelle ni che­val? »

Le moine Arsenios, voyant que l'idolâtre Arabe était si profondément convaincu de sa folle mais touchante opinion, et sachant que Korad, bon et excellent homme, ne serait abordable à aucun raisonnement, le chargea de dire à Hantalah, s'il vivait en­core, ou à quelqu'un de sa famille, s'il dé­couvrait la trace de sa femme ou de son enfant, que le père Arsenios habitait actuel­lement un ermitage à quelques journées de Koufa, dans la montagne du désert.

« Alors vous n'y retournez point; car, lorsque vous vous êtes arrêté face à face avec moi, vous alliez du côté opposé, ce me semble.

—  Tu as bien vu. Je vais où fut l'an­cienne Ninive, visiter quelques-uns de nos frères dont les retraites sont dans les ruines de la ville si éclatante de Nemrod, de Ninus... Et toi, où vas-tu, Korad-ben- Adjdaa?

—  Ni au désert, ni dans une ville rui­née , mais dans la ville la plus magnifique de l'Irak, au séjour du roi Noman, à Hira.

— A Hira?

—  A Hira, sans doute... Pourquoi donc cette question faite avec tant d'empresse­ment, d'intérêt, d'inquiétude même, à ce qu'il semblerait?

—  C'est que tu ne sais pas ce qui s'y est passé. Il y a longtemps déjà, cependant.

—  Il y a longtemps aussi que je n'y ai été ; trois à quatre ans au moins... Oh ! oui, car cette chamelle que je monte n'avait que six mois quand pour la dernière fois j'allai à Hira. Il n'est donc pas étonnant que je ne sache rien de cette ville. Qu'y a-t-il donc? L'empereur Herkel a-t-il cessé de protéger le roi Noman ? Le chahinchâh (Le roi de Perse) s'est-il emparé de son royaume ?

—  Pourquoi me demander des nouvelles de ce monde, à moi qui en vis éloigné ?

—  Et pourtant, mon père, vous savez, dites-vous, ce qui s'est passé à Hira.

—Ce que j'ai ouï dire au désert, ce que je vais te raconter.

— J'écoute. »

Le soleil, encore assez peu élevé au-des­sus de l'horizon, projetait sur le sable quel­ques pieds d'ombre. Ce fut assez pour ga­rantir à demi du soleil les voyageurs, qui s'étendirent sur le sol déjà bien chaud; le père Arsenios fit alors à Korad le récit de ce qu'il avait appris en allant visiter un de ses frères, voisin de Hira.

« Un jour, il y avait environ deux ans, le roi Nôman, ignorant et féroce, après une orgie de brute, où il s'était enivré avec deux de ses favoris au point de perdre le peu de raison dont il était doué, voyant ses mal­heureux compagnons de débauche profon­dément plongés dans l'ignoble sommeil de l'abrutissement le plus complet, avait conçu en riant, m'a-t-on dit, l'idée la plus bar­bare , la plus épouvantable, la plus stupide en même temps : « Si je mettais le feu à leurs habits ! » De la pensée à l'exécution il n'y a pas loin dans ce pays, où les servi­teurs esclaves sont toujours prêts à servir le despote. Une torche lui fut donc apportée sur-le-champ : il alluma l'effroyable incen­die, et avant qu'il eût terminé de boire sa dernière coupe de vin, les malheureux n'étaient plus qu'un tas de cendres, près duquel il tomba dans une ivresse toute sem­blable à la mort.

« Nul n'aurait osé le réveiller, dût même la flamme qui consumait les restes de ses amis arriver jusqu'à lui. Qui sait même si ses courtisans n'auraient pas vu cet événe­ment avec un secret plaisir? C'eût été un sentiment bien féroce sans doute ; mais la férocité attire la férocité. On ne le réveilla donc pas, et il resta huit heures dans cette torpeur dégoûtante où le vin le tenait anéanti.

« — Qu'est-ce donc? qu'y a-t-il? s'écria- t-il enfin lorsqu'il revint à lui ; les casso­lettes , qu'on allume les cassolettes ! L'en­cens , les parfums ! On étouffe ici... c'est un air suffocant !... Cette masse noire... qui est là... à mes pieds : ce sont comme des restes de mains crispées... de visages hideux... Par Lâtou Ozza ! qu'est-il donc arrivé? qu'on me réponde. »

« Alors un des échansons lui demanda avec un respect mêlé d'effroi s'il avait donc oublié les ordres donnés par lui quelques heures auparavant... Et le favori hésitait à poursuivre.

« —Quels ordres?... dis, je te l'ordonne.»

« Alors l'échanson, en tempérant les expressions de l'horreur qu'il éprouvait, raconta à Nôman l'affreuse scène qui s'était passée. Soudain, déchirant son manteau et son turban, le roi jura tout aussitôt une expiation solennelle, expiation non moins féroce que le crime.

—  Comment jura-t-il ? demanda Korad avec intérêt en interrompant brusquement Arsenios : sans doute il fit le serment du sang, serment redoutable !

—  Je ne connais pas toutes les superstitions de ces déserts; mais, à coup sûr, ce fût bien en vérité un serment de sang !

« Dès le lendemain, les architectes du palais furent chargés de faire construire deux monuments à la mémoire des deux favoris si horriblement mis à mort... Ces monuments, Nôman les a nommés les Ghorebaïn !

Les Deux-Corbeaux, répéta Korad. Pourquoi? est-ce qu'on a représenté sur ces sépulcres deux de ces oiseaux de mau­vais présage?

— Je ne sais ; mais le présage attaché à ces monuments est sinistre en effet ; car il est un jour dans l'année où un homme doit être sacrifié en présence du roi entre l'un et l'autre tombeau, et cet homme est l'étranger que son malheureux destin amène devant Noman le matin de ce jour funeste. Digne pénitence d'un barbare! anniver­saire non moins criminel que le forfait, dont l'aveugle idolâtrie croit ainsi obtenir le pardon.

—  Et quel est ce jour funeste? demanda Korad, qui avait écouté avec une vive atten­tion.

—  Ce jour, quel il est? je ne le sais ; mais j'ai voulu te mettre en garde, Koradben Adjdaa, contre la fatale issue que pourrait avoir ton voyage à Hira. Avant d'y mettre le pied, informe-toi de ce que tu me de­mandes en vain. »

Korad réfléchit un instant, puis levant la main avec le geste qui indique le parti que l'on prend : « C'est égal, j'irai... Mâchallah! mâchallah ! ce que voudra Dieu !

—  Crois-tu donc que ce soit là, mon fils, la Volonté de Dieu? Non, non; il ne veut pas que l'on coure au-devant des caprices d'un tyran sanguinaire, qu'il a sans doute envoyé comme un fléau pour punir une contrée. Profite de mon avertissement, Korad !

Mâchallah! mâchallah! répéta l'ido­lâtre avec une obstination presque stupide et aussi éloignée de la résignation sublime que la raison l'est de la déraison et de la folie. La résignation, c'est la soumission vertueuse à un malheur inévitable, mais contre lequel on a fait les efforts que Dieu nous commande d'opposer à l'infortune et aux épreuves. Le fatalisme, au contraire, sentiment aveugle auquel obéissait en ce moment Korad, est un outrage fait à la Di­vinité, qui nous a départi la raison afin de discerner le bien du mal, de distinguer ce qui peut nous être utile de ce qui peut nous nuire. Celui donc qui, sans nécessité de défendre sa patrie ou un ami attaqué, courait, vers un péril certain, et dirait, devant une grêle de flèches inutilement affrontées, mâchallah, comme vient de dire Korad; celui qui répéterait ce mot au lieu de profi­ter d'un avis qui peut sauver une vie expo­sée sans profit pour ses frères; celui-là serait non point résigné, - mais stupide , coupable, impie. Le fatalisme, c'est l'obéis­sance aveugle au non moins aveugle hasard. La résignation, c'est la soumission éclairée à Celui qui voit, qui sait, qui peut tout. L'homme qui se refuse à faire guérir la maladie pour laquelle Dieu a créé des re­mèdes meurt fataliste ; l'homme qui a épuisé toutes les ressources pour continuer de vivre, et s'étend enfin sur le lit de mort en disant ce que Dieu veut ! cet homme meurt résigné.

Pour la troisième fois redisant mâchal-ah, Korad se leva, car le soleil, en montant, avait graduellement dépouillé de toute om­bre la poitrine et la face du père Arsenios et de Korad. Il eût été impossible de rester immobile sous cette fournaise sans périr étouffé. Le père Arsenios imita donc Korad, non sans lui réitérer son prudent avis. Qu'y répondit le Bédouin? Le mot qu'il prononça se perdit dans le capuchon de son caban, qu'il attira sur sa tête ; le moine se voila de - même de son froc ; mais néanmoins on au­rait pu voir dans l'ombre du froc ou du capuchon luire d'abondantes larmes.

« Que les pluies de printemps et d'été arrosent les restes de Hantalah? dit Korad.

— Que Dieu, dit Arsenios, donne à son âme l'éternelle paix et le bonheur éter­nel! » Et ils reprirent leur chemin vers les deux points opposés de l'horizon.

Le païen et le chrétien, chacun suivant le degré d'élévation de leur croyance, avaient exprimé des voeux : le premier, pour le corps; le second, pour l'esprit, pour l'âme; mais la muette expression de leurs regrets pour leur ami Hantalah fut bien la même, également sincère, également pathétique, un long tribut de pleurs.

II : CAUSERIE DEVANT LA TENTE

Le cri de la chouette de la mort n'était bien véritablement pas autre chose qu'un écho. Hantâlah et sa femme Hobeïbeb vivent encore ; les voici devant leur tente : ils res­pirent le frais d'une soirée ravissante qui succède à une brûlante journée pendant la­quelle le mari et la femme ont travaillé, sous l'ardeur du soleil, dans des champs qui ne sont pas à eux ; car Hantalah est pauvre : il était riche il y a quatre ans. Là même où le moine Arsenios et Korad ont salué triste­ment le campement abandonné, se trouvait, en effet, leur tente, près d'un vaste bouquet jeté par le Créateur au milieu de la plaine aride, féconde île de verdure sur les im­menses sables que les Arabes nomment poé­tiquement une mer sans eau. Il y avait de l'eau cependant, un courant d'eau limpide, un frais wady dans ce lieu verdoyant, qui donnait de gras pâturages à un nom­breux troupeau dont Hantalah vendait fruc­tueusement les produits à la ville, après en avoir abondamment vécu.

Hélas ! un coup de ce vent fatal, le si­moun , détruisit tout ! Il couvrit d'un épais linceul de sable le frais ruisseau, les prai­ries qu'il arrosait, le Wady-Hantalah enfin. Alors la malheureuse famille, après de vains efforts pour écarter le stérile manteau qui couvrait leur domaine, si riant autrefois, se résigna courageusement, et dit à ce coin de terre, depuis si longtemps aimé, qui si longtemps devait être regretté, un long et cruel adieu ! Oh ! Korad et le père Arsenios ne se trompaient point tout à fait ; car l'a­dieu dit au foyer de famille, à la patrie, à tout ce qu'on a eu de cher, est bien réelle­ment une mort, et une mort peut-être aussi cruelle que l'autre : elle laisse vivre pour souffrir. Hantalah, Hobeïbeh et leur fils unique, Amrou-Abd-al-Messih, âgé de douze ans à cette époque, s'éloignèrent donc, la mort dans le coeur, pour se diri­ger vers les campagnes voisines de Koufah. De leurs troupeaux, qu'ils ne pouvaient plus nourrir dans les saisons mauvaises, ils ne gardèrent que Rebreba, chamelle née le même jour que vint au monde Amrou ; Djin, la jument qui porta tant de fois Hantalah au combat avant qu'il se fît chré­tien ; Djin, illustre par sa parenté, car elle était de la même race que Jahmoum, le rapide coursier de Nôman. roi de Hira ; et enfin Nabbah, le chien dévoué, fidèle, le chien avec lequel le pauvre partage sa der­nière bouchée.

Arrivés dans le lieu où ils devaient s'éta­blir au service d'un riche possesseur de troupeaux, habitant entre Hirah et Koufah, ils le supplièrent de recevoir, comme à lui appartenant, dans ses écuries et ses étables, Rebreba et Djin, avec la faveur réservée à Hobeïbeh de soigner la chamelle, de la conduire au pâturage, de même que Hantalah sollicita la grâce d'être toujours, si­non le maître de Djin, du moins son servi­teur affectionné. L'homme riche auquel Hantalah et sa famille vendaient leurs ser­vices pour vivre était d'un caractère gros­sier et rude ; mais il n'est guère de coeurs assez durs pour être impénétrables à cer­tains sentiments d'attachement et de ten­dresse. Ceux que venaient de témoigner Hantalah et sa femme étaient de ce nombre; leur maître les comprit, et leur accorda ce qu'ils demandaient.

Tel était le sujet des causeries qu'échangeaient sur le seuil de la tente, éclairée par une lune aussi fraîche que splendide, Hantalah et Hobeïbeh. Mélancoliques et tristes souvenirs d'un passé plus heureux, il leur semblait, en s'y livrant devant un si beau ciel, si serein, si calme, qu'ils se calmaient aussi et reprenaient toute leur sérénité : avaient-ils d'ailleurs jamais perdu celle que donne la conscience d'avoir tou­jours bien vécu ?

Aux réminiscences de ce Wady-Hantalah dans lequel ils avaient eu tant de bonheur, venaient tout naturellement se rattacher celles des amis qui contribuèrent à rendre complète cette félicité perdue.

« Et notre bon père Arsenios ! celui qui nous a communiqué cette foi sans laquelle nous aurions succombé à notre malheur, le père Arsenios, qu'est-il devenu? dit Hobeï­beh.

Cette question que nous nous faisons, répondit Hantalah, il l'a peut-être adres­sée lui-même au Ciel lorsque, à son retour du long pèlerinage pour lequel il est parti, il y a cinq ans, afin de visiter ses frères de la Syrie et de l'Egypte, il n'aura plus re­trouvé son cher Wady-Hantalah.

—  Et cette tente devant laquelle, par des soirs aussi beaux que celui-ci, il nous en­seignait la religion véritable, disait d'une voix respectueuse la vie du Seigneur, ou nous racontait les jours passés par les er­mites dans le désert. Les histoires merveil­leuses de leurs combats avec Satan et les démons, ces êtres effrayants que nous nom­mions cheïtan, gouls ou afrites, comme elles étaient belles, n'est-ce pas ?

—  Oui, elles me rappelaient ces récits des temps d'ignorance par lesquels nos nuits furent plus d'une fois abrégées.

—  Les contes du soir devant la tente? dit Hobeïbeh ; c'est vrai. Quand j'étais jeune fille, mon père et ma mère m'éblouissaient avec ces aventures. Les péris et les djins tantôt élevaient des palais de cristal, dans lesquels rayonnaient des milliers de bougies parfumées, tantôt creusaient d'épouvan­tables cavernes où luisaient dans l'obscurité des yeux d'un feu sombre, où brûlaient des flammes ténébreuses comme celles de Djehennem ; mais l'enfer, mais le paradis du père Arsenios étaient bien plus remplis de terreur ou de béatitude, quand il nous pei­gnait en même temps les tortures du re­mords, la félicité d'une bonne conscience. Alors, comme les démons qu'il lançait sur les coupables étaient plus terribles ! com­bien étaient plus beaux les séraphins dont il déployait les blanches ailes pour en en­velopper comme de langes de lumière les âmes bonnes et pures !

—  Tu dis bien, Hobeïbeh, et l'on voit que tu es poète.

—  Moins poète cependant que la femme de Korad-ben-Adjdaa.

—  Encore un ami que nous avons perdu !

« Sans doute, en passant près de Wady-Hantalah, il l'aura vainement cherché ainsi que ses tristes possesseurs, et, ne trouvant plus rien que le sable, il aura prié pour nous. »

En ce moment on vit sur la plaine s'éten­dre une ombre humaine, à la taille la plus gigantesque et toujours croissante. Celle du palmier dessinée en noir par le splendide rayon de la lune ne grandissait pas, et n'avait d'autre mouvement que l'ondula­tion imprimée aux verts parasols par la brise du soir ; mais cette ombre qui venait vers la tente, c'était un géant qui s'élevait tou­jours, et après les ressouvenirs que Hobeïbeh avait eus des Mille et une Nuits, elle aurait pu se rappeler ces djins aux corps formés de vapeur, montant du fond de la mer, montant, montant jusqu'aux nues. Cependant, comme Nabbah s'élança avec un aboiement joyeux vers l'apparition, on puit croire qu'elle n'était pas fâcheuse.

« Eh bien, Amrou ! car ce géant n'était autre que le petit Amrou-Àbd-al-Messih, derrière qui brillait la lune à l'horizon ; eh bien, mon enfant, lui dit Hobeïbeh, Rebréba est-elle endormie dans son étable, après une bonne station à l'abreuvoir?

Et Djin a-t-il sa mangeoire bien gar­nie? demanda Hantalah.

Soyez tranquilles, mon père et ma mère, tous deux vont bien, ainsi que Ghemen la brebis, qui dort paisiblement dans son coin ordinaire, à côté de la tente.

—  Nous pouvons donc jouir en paix de cette soirée si fraîche et si pure, dit Hobeïbeh.

—  Ce ne sera pas pour longtemps, dit Hantalah après avoir regardé tous les points de l'horizon; nous aurons bientôt de l'orage, un vent furieux, un simoun.

—  Comment, mon père ! dit Amrou, par ce beau temps ! Voyez comme la lune est éclatante !

—  Mais vois comme tous les points de l'horizon sont troubles et grisâtres. La lune, si splendide encore, c'est le présent ; mais il faut aussi voir l'avenir. Or l'avenir, ce sont ces nuits sombres, là-bas. Crois-en mon expérience ; j'ai fait une assez triste épreuve de ces tempêtes pour en connaître les symp­tômes. »

En ce moment des clochettes retentissent, les clochettes des chameaux et des vaches qui revenaient de l'abreuvoir.

- Bonsoir, bonne nuit, Hantalah, lui di­rent les pâtres et les chameliers, qui hâ­taient le pas en poussant leurs troupeaux. Bonsoir ; nous nous pressons, car il y a encore loin d'ici à nos tentes, et l'orage approche. »

Amrou ne voyait rien encore au ciel, et il se moquait, en jeune homme inexpéri­menté, de ces vieux pasteurs, qu'il regar­dait comme timides et poltrons même, parce qu'ils étaient prudents.

Leur prédiction ne tarda pas à se réaliser, et Amrou-Abd-al-Messih reconnut le tort qu'il y a à repousser les avis des hommes vieillis dans l'expérience et par l'expé­rience. L'azur argenté du ciel, si pur tout à l'heure, se voila de vapeurs de moins en moins transparentes, épaisses de plus en plus, et la lune s'entoura de cette couronne qu'on nomme halo, et ce halo, d'abord d'un gris assez clair, devint fauve, cuivré, noir de poix. Au lieu de la fraîche brise de tout à l'heure, souffla de divers points de l'horizon un vent violent, et ce vent était chaud comme l'haleine d'une fournaise. La fournaise, c'était déjà presque tout le ciel, qu'embrasait un immense et continuel éclair, qu'ébranlait un de ces formidables et imposants tonnerres de l'Orient, qui ont fait dire aux Arabes : Le tonnerre chante les louanges de Dieu dans les nuées.

« Rentrons, rentrons, il est temps, dit Hantalah. Tu vois, Amrou, que je ne m'é­tais pas trompé. »

Amrou, en priant son père de lui par­donner, rentra derrière lui et sa mère. Nabbah les suivit ; mais il était tout différent du Nabbah alerte et folâtre de tout à l'heure. Muet, la tête baissée, la queue pendante, rampant plutôt qu'il ne marchait, il alla se coucher à sa place accoutumée, et Hantalah, Hobeïbeh, se mirent à servir le pauvre mor­ceau de fromage de brebis avec les quelques dattes qui devaient former le frugal repas du soir ; et lui, à la clarté d'une petite lampe, il commença à faire lire Amrou dans un court catéchisme écrit parle père Arsenios et donné par lui à son disciple Hantalah. Qu'on ne s'étonne point de voir cet Arabe, ainsi que sa femme, doués d'une instruc­tion assez rare. Tandis que les Arabes ido­lâtres de Hira, même les plus considérables, ne savaient pas déchiffrer un mot, les Ara­bes chrétiens connaissaient presque tous l'art de la lecture. Une religion qui élève l'âme ne peut qu'étendre et développer les intelligences, et la supériorité que leur donnait leur science mettait les chrétiens, bien qu'esclaves, au-dessus de leurs maî­tres ignorants.

III : YAHMOUM

« Vite, vite, qu'on selle Yahmoum! J'ai ouï dire que sur la lisière du désert d'Irak on a vu un troupeau d'ânes sauvages. Je veux partir à leur poursuite; sur-le-champ, sur-le-champ, entendez-vous? »

Entendre, c'est obéir. Il n'y avait qu'un maître absolu qui pût parler ainsi. C'était, en effet, de la bouche de Nôman, roi de Hira, que sortait cet ordre si soudain : dans un clin d'oeil Yahmoum fut sellé, bridé, les chiens prêts à partir ; la suite nombreuse du roi l'entoura.

Tout cela réalisé dans le temps d'un éclair, comme par magie ! Qu'une volonté si mer­veilleusement obéie, avec la rapidité d'un enchantement, serait précieuse et pour ce­lui qui la conçoit et pour ceux qui en éprou­vent les effets, si ces effets devaient tou­jours être bons! Mais l'homme est trop faible pour qu'un tel pouvoir lui soit pru­demment dévolu ; il lui faut des limites, à cet être déjà limité par sa nature. La puis­sance sans bornes ne peut appartenir avec sécurité qu'au Créateur, à l'Éternel, à l'in­fini, à Dieu.

Nous avons déjà vu combien Nôman avait cruellement usé de son vouloir sans frein. Du moins aujourd'hui il ne l'avait exercé que dans un but innocent, et les onagres , seuls en devaient souffrir. Il s'élança donc ; sur Yahmoum au moment où déclinait, magnifique, le soleil de ce jour destiné à finir par l'horrible tempête qui a fait rentrer dans sa tente la famille de Hantalali.

A peine en selle, Nôman n'eut qu'à dire un mot, et Yahmoum partit plus rapide qu'une flèche. Bientôt le royal chasseur, se détachant de sa suite, s'acharna sur les traces d'un âne sauvage de la plus haute taille et de la plus belle espèce. Plus Yah­moum, poussé par la main, la voix, l'épe­ron de son maître, et surtout par l'ardeur qui gonflait ses narines et son poitrail, plus vite Yahmoum volait, et, suivant l'expres­sion orientale, nageait à travers l'espace, plus l'infatigable onagre fuyait d'une course dont la vitesse redoublait toujours. Ce n'é­taient plus des pas, c'était un vol; ce n'était plus un animal qui courait, c'était un flot de poussière que poussait le vent.

Et de même l'on ne voyait plus d'Yahmoum que le nuage de poussière que soule­vaient, qu'élevaient autour de lui ses quatre pieds, plus rien que la vapeur brûlante de ses flancs, de ses naseaux de sa bouche écumante. Il avait été bien nommé Yahmoum, c'est-à-dire il fume. Tout son corps n'était plus qu'une fumée épaisse comme celle que jette une chaudière en ébullition.

Longtemps Nôman trouva un sauvage plaisir dans cette course effrénée sur les traces de l'onagre.

« Courage, Yahmoum ! va! va ! courage ! Je la veux cette proie, il me la faut. Vole, fils du vent ! »

Et à force d'exciter, d'irriter Yahmoum, ce fougueux coursier fut saisi d'une véri­table ivresse. Il ne connut plus ni la voix de son maître, ni le mors, ni les rênes... Nôman avait beau faire, beau crier, beau menacer, beau flatter, il était à présent l'esclave de cet animal sans frein. Tyran de Hira, tu aurais dû alors comprendre combien sont à plaindre les hommes livrés au caprice d'un homme sans raison !

C'en était fait, tout était vain ; Yahmoum traversait dans son élan irrésistible rochers, vallons, bois, tournant à droite, à gauche, emportant son maître où le poussait le ver­tige.

Et la nuit était venue, sombre, épaisse ; la lune avait disparu sous de lourdes nuées ou les trombes de poussière que soulevait le vent du simoun. Pas une lueur d'étoile, rien que celle des éclairs qui aveuglaient cheval et cavalier.

Le galop effréné d'Yahmoum dans ces té­nèbres était effrayant.

IV : LA BREBIS RÉVEILLÉE

Pendant que Nôman, égaré au milieu de cette nuit affreuse, ne savait plus où l'em­portait Yahmoum, Hantalah, Hobeïbeh et leur bien-aimé Amrou s'apprêtaient à se livrer au repos après avoir dit la prière commune. Il n'est pas de tempête qui puisse empêcher de dormir l'homme doué d'une conscience pure, dont toute la jour­née a été occupée par un travail rude et incessant.

A chaque éclair qui brillait à travers la toile ou les fissures de la tente, à chaque grondement nouveau qui le suivait, Amrou faisait le signe de la croix ; mais ce n'était pas un symptôme de peur, c'était une ré­ponse à la belle parole que j'ai citée plus haut : « Le tonnerre chante les louanges de Dieu dans les nuages. »

Et Hantalah, admirant cette poétique expression qui atteste le sentiment le plus profond d'un des plus grands effets de la nature, ne manqua point de la placer au milieu de la prière qu'il lisait à haute voix dans le catéchisme du père Arsenios. Chaque phrase de cette prière était en­suite répétée par deux douces voix, celle d'Hobeïbeh, celle d'Amrou, qui commen­çait cependant à prendre un accent mâle et sonore. Toutefois il la tempérait, et murmurait presque bas l'oraison du soir devant le crucifix donné par Arsenios à son père. Que cette scène calme était imposante, solennelle, au milieu du solennel et impo­sant tumulte du dehors !

La prière finie, Hantalah trempa ses doigts dans le bénitier, mouilla d'eau bé­nite les doigts que Hobeïbeh et Amrou lui tendaient, et il commençait à porter sa main à son front pour se signer, lorsque Nabbah se dressa soudain sur ses quatre pattes avec deux ou trois aboiements pres­sés qui pouvaient sembler autant de hur­lements.

« Il a eu peur de ce coup de vent, de ce coup de tonnerre!... Comment, Nabbah, tu as peur, et tu fais peur aux autres?... Vois ton ami Amrou, comme il a tres­sailli ! »

Hantalah n'avait pas achevé ces mots, que Nabbah s'était élancé les deux pattes en avant sur la porte de la tente, et à un nouvel aboiement, plus long et plus profond encore, répondit un hennisse­ment qui ressemblait à un cri d'épou­vante.

Une voix d'homme, une voix altérée, haletante, suivit ce hennissement.

Hantalah s'empressa d'ouvrir, et de faire descendre de cheval l'hôte qui lui venait de Dieu, suivant la sainte expression de l'Orient hospitalier.

Le cheval que Hantalah attachait le plus possible à l'abri, du côté où le vent battait le moins la tente, c'était Yahmoum.

L'homme épuisé, abattu, harassé de fa­tigue , qu'il faisait asseoir dans la partie la plus noble de la tente, c'était le roi de Hira, c'était Nôman.

Mais comment eût-il reconnu le souve­rain ? Ses cheveux, sa barbe, sa figure, son turban, étaient couverts de poussière, ainsi que les broderies de soie de ses riches vêtements. Tout leur éclat avait disparu sous la couche de gravier et de parcelles de terre que la pluie y avait collée. Hantalah le prit donc pour un pauvre voyageur égaré, et ne le reçut qu'avec plus d'empressement encore. Amrou et Hobeïbeh secondèrent pieusement dans ses soins le chef de fa­mille.

- « Tu as soif, tu as faim, mon hôte : attends, attends-moi un instant, tu seras désaltéré d'abord, car tu parais mourir de soif. »

En effet, Nôman était dans un indicible état d'agitation. En se sentant ainsi irrésis­tiblement entraîné par Yahmoum vers des précipices, peut-être avait-il éprouvé une vive épouvante et une violente colère con­tre son cheval favori. Il l'eût étranglé s'il en avait eu la force. Même encore, dans cet abri où son coursier l'avait enfin amené, même dans cet asile hospitalier, il maudis­sait Yahmoum, exposé dehors à l'orage qui continuait toujours; il lui promettait pour le lendemain le plus cruel châtiment : brute, il se mettait en fureur contre une brute !

Or, pendant qu'il se livrait à cette rage intérieure, ou qu'il pensait à sa suite, à l'inquiétude et à l'effroi même qu'elle devait éprouver en ce moment, ce qui le fai­sait sourire au milieu de ses accès de colère, Hantalah était passé dans le coin où la bre­bis dormait du sommeil le plus profond. Ce sommeil était si calme, si calme, et soule­vait avec une si harmonieuse régularité les flancs de la pauvre bête, que son maître la regarda un instant d'un oeil de compassion, comme s'il eût souffert à la pensée de la réveiller.

« Il le faut cependant, l'hôte a soif. » Hantalah prit donc un vase de terre, et posa tout doucement sa main sur la tête de la brebis ; alors elle se tourna vers son maître, le regarda tendrement de ses yeux à demi ouverts, laissa échapper un demi- bêlement, et referma les yeux comme pour se rendormir.

« Non, non, » lui dit Hantalah ; et il se mit à la traire, et remplit le vase d'un lait écumant qu'il porta devant son hôte. « Bois, mon hôte, bois. » Et il rentra dans le gîte de la brebis.

Le doux animal, après s'être laissé pren­dre son lait, venait de s'étendre de nouveau, et de nouveau le sommeil lui revenait aussi vite qu'à une créature innocente, brebis ou enfant. Hantalah resta encore en sus­pens devant ce suave tableau ; il sem­blait combattre des émotions poignantes : ses traits contractés en rendaient témoi­gnage.

« Mon hôte a faim, dit-il presque de l'accent du désespoir, et nous n'avons rien ! et il faut lui faire honneur ! »

Alors d'une main convulsive il prit un couteau, le laissa retomber, le reprit en soupirant, et, se gardant bien de réveil­ler cette fois la brebis bien-aimée, il arrêta à peine un instant les yeux sur elle, les détourna, et en même temps, d'un seul coup, la fit passer du sommeil de quelques heures au sommeil éternel.

Nabbah, sentant le coup qui venait de frapper sa compagne, poussa un long gé­missement.

« Qu'as-tu donc, Nabbah ? qu'as-tu donc? il ne tonne plus ; l'orage est passé...

— Oui, qu'as-tu, mon pauvre Nabbah? dit en le caressant Amrou, endormi à moi­tié, car il était déjà une heure assez avan­cée de la nuit ; qu'as-tu à te plaindre, ma bonne bête ? »

Ce que l'instinct de Nabbah avait su le premier, l'oeil mouillé de pleurs de Hobeïbeh le comprit aussitôt qu'elle vit paraître Hantalah portant la brebis dépouillée et à demi dépecée. Il avait d'abord projeté de charger sa femme du soin de préparer ce mets cruel ; mais il n'eut pas le courage de lui imposer cette épreuve en voyant ses paupières rougies et gonflées de larmes, du milieu desquelles arrivait jusqu'à lui une expression de reproche.

Mais à ce regard il répondit par un coup d'oeil sévère, le premier que depuis leur union il eût lancé sur sa chère Hobeïbeh, la petite chérie, ainsi que le veut dire le nom arabe.

Amrou fut encore moins que sa mère réservé dans sa douleur, et en sanglotant il s'écriait : « Ma brebis ! ma pauvre bre­bis !

—  Silence, Amrou ! lui dit d'une voix imposante Hantalab ; silence ! l'hôte vient de Dieu ! il faut donc l'honorer et tout sacri­fier à l'hospitalité sainte. »

Il mit ensuite au feu la pauvre bre­bis.

« Comment te nommes-tu ? » demanda Noman à Hantalah, qui s'était bien gardé d'interroger son hôte sur son nom ; car il eût craint de paraître mettre ainsi à son hospitalité une réserve, tandis que cette vertu doit être exercée avec un abandon complet, et envers tout homme, tout frère, quel qu'il puisse être. Nôman n'avait pas le même scrupule à observer ; il renouvela donc sa question.

« Je me nomme Hantalah-ben-Thaï, ré­pondit-il.

—  Eh bien! tu es digne, en effet, d'être de la tribu de Thaï et du généreux Hatem, répliqua Nôman. Hatem-Thaï est chez les Arabes le type de tout ce qu'il y a de plus complet en générosité, en hospitalité et en grandeur. »

Bientôt il s'établit dans la tente le même calme que depuis une heure il régnait au dehors. Hantalah et Noman se tenaient dans cette grave taciturnité qui caractérise les Orientaux ; quant à Amrou, il dormait pro­fondément dans un coin de la tente, et Ho­beïbeh, accablée par le travail du jour et une veille déjà bien prolongée, s'assoupis­sait, et sa tête flottait, suivant l'expres­sion du désert, comme la tête du palmier que balance la brise.

« Couche-toi, femme, dit Hantalah. L'hôte le permettra bien ; va t'étendre sur le lit. Quant à l'hôte et à moi, nous al­lons devant la tente jouir de la beauté de la nuit, redevenue calme et lumi­neuse. »

En effet, tandis que Hobeïbeh se retirait derrière le rideau qui faisait deux parties de la tente, Hantalah et Nôman vinrent s'asseoir sur le seuil, au long hennisse­ment de joie de Yahmoum. Il saluait ainsi le maître qui l'eût écrasé, s'il l'eût pu, et foulé aux pieds quelques heures aupa­ravant.

« Tu as là un beau cheval, mon hôte ; beau et de race pure. Je le reconnais à son hennissement. Moi aussi, autrefois j'avais une cavale d'un sang illustre, quand j'é­tais riche... » Tout à coup Hantalah s'ar­rête, de peur de manquer aux devoirs de l'hospitalité, en donnant à son hôte des détails qui pourraient lui causer de l'af­fliction : il jugeait du coeur d'autrui par le sien. Il changea donc sur-le-champ de sujet de conversation, tantôt faisant admirer à son hôte, et admirant, comme les pasteurs de la Chaldée ses ancêtres, les étoiles dont les scintillements étaient voilés à demi par la splendeur de la lune, alors d'une pureté et d'une fraîcheur égales ; tantôt lui dénombrant les richesses du pays, celles de son maître , et les chameaux, les chamelles et les chevaux superbes qui peuplaient ses écuries et ses étables; ou bien il s'inter­rompait dans ce récit pour aller voir si le nocturne repas de l'hôte cuisait, ex­citer le foyer s'il le trouvait languissant, et le ranimer alors en y jetant des épines desséchées ; puis il revenait, et pour faire prendre patience à son hôte, il lui parlait des habitants de la contrée, des pauvres, des riches, des abus commis par les grands et les gouverneurs.

Nôman était-il disposé à profiter de ces renseignements ainsi obtenus d'une façon toute naturelle? On eût pu le penser en voyant avec quel soin il se garda de répon­dre à la déclaration que lui avait faite de son nom Hantalah-ben-Thaï, par une dé­claration semblable; mais on se serait trompé en lui supposant quelque bonne in­tention. S'il tenait à garder le masque der­rière lequel il se cachait si soigneusement, ce n'était que par curiosité, curiosité vaine, et peut-être parce que l'aspect de la gêne et de la détresse devait être pour lui, de retour dans son palais, non point de la commisération et de la sympathie, mais une égoïste jouissance d'orgueil.

Il y avait encore un autre plaisir qu'il se promettait à n'être pas connu : c'était la stupeur que Hantalah éprouverait, si les chasseurs, à force de courir de toutes parts sur les traces du souverain égaré, arri­vaient enfin à la tente de Hantalah-ben-Thaï. Dans quelle confusion serait ce pau­vre homme à l'aspect de ces courtisans, aux splendides costumes, tous se prosternant devant leur maître ! Comme Hantalah se prosternerait alors aussi aux pieds de son hôte ! Et l'orgueil de Nôman se complaisait à cette image; il gonflait à plein son coeur. Aussi, toutes les fois que, du seuil de la tente où il causait avec Hantalah, il aper­cevait l'ombre flottante d'un palmier, des­sinée par la lune sur les ondoyantes moissons ; s'il entendait un bruit lointain, celui du vent dans le creux des rochers ou les hauts feuillages des palmiers et des saules, il se réjouissait à la pensée que c'était sa suite qui venait. Il allait être salué roi de­vant l'humble Hantalah : il était ivre d'une vaniteuse joie; mais jusqu'à présent ce n'avait été qu'illusion.

Enfin la brebis était cuite, et Hantalah vint prévenir son hôte que le repas dont il avait tant besoin l'attendait. Nôman fit hon­neur à ce mets, fruit d'un si douloureux sacrifice. Quant à Hantalah, devant cette chair fumante , il se représentait sa pauvre brebis endormie, se réveillant, donnant son lait pour l'hôte, puis son sang, puis sa vie. S'il ne se fût agi d'hospitalité, comme il se serait maudit du fond du coeur ! que de fois il se serait appelé cruel ! L'hôte vient de Dieu ! se disait-il dans ses angoisses pour se calmer un peu ; mais il n'osait arrêter le regard sur ces membres presque palpitants ; encore moins eût-il pu porter à ses lèvres un morceau de cette charmante et douce créature avec laquelle son fils Amrou avait eu de si longues heures de jeu.

V : LE MATIN

Nôman était à la fin de son repas, lorsque tout à coup Yahmoum, toujours attaché à la porte de la tente, poussa un long hennissement semblable à un rire, et redoubla en battant de ses quatre pieds la terre, qu'il faisait tressaillir à chaque piaf­fement.

« Qu'a donc Yahmoum? que signifient ses hennissements? » dit Nôman en s'élan­çant hors de la tente. Hantalah le suivit. Ils virent l'un et l'autre avec étonnement que déjà l'horizon était bordé à l'orient de la bande blanche de l'aube, cette première messagère du jour et du soleil.

Mais ils ne découvraient rien autre chose, et cependant Yahmoum piaffait et hennis­sait toujours plus fort.

Et voilà que sur la blancheur du ciel, à laquelle déjà se mêlait une légère teinte rosée, se détache un cavalier, deux, trois, quatre, une troupe entière courant au plus grand galop.

« Les Bédouins qui viennent nous atta­quer ! » dit Hantalah ; et il alla prendre son large sabre, son arc et ses flèches.

Et les cavaliers approchaient toujours en poussant des cris à jeter l'effroi.

Hantalah se préparait ; il tendait son arc et donnait à son hôte son épée tranchante fourbie à Damas.

Mais Nôman prit, cette arme avec un malin rire, tel que celui qu'il laissait errer sur ses lèvres en se représentant la terreur avec laquelle les gens de sa suite s'appro­chaient de lui, dont ils avaient eu le mal­heur d'être séparés. Ce n'était point leur faute ; mais aux yeux de Nôman l'acte le plus involontaire est un crime lorsqu'il l'offense. Les victimes de cet accident im­possible à prévoir, à repousser, savent qu'ils auront à en souffrir comme s'ils l'eus­sent fait naître : Nôman songeait que ses courtisans devaient être dans une mor­telle épouvante après le fatal événement de la nuit, et c'est cette idée qui réjouis­sait son mauvais coeur quand il eut re­connu dans les cavaliers qui venaient, non pas des Bédouins, mais les hommes de son escorte.

De leur côté, ils avaient aperçu leur roi. Aussi, à peine furent-ils à quelques pas de la tente, qu'ils se précipitèrent de cheval, et vinrent tomber prosternés devant Nôman en lui prodiguant les épithètes les plus humbles, les plus suppliantes aussi, car ils lui voyaient en main le sabre de Hantalah, et lui, jouissant de leur effroi, il s'amusait à brandir cette arme, tandis que leurs sourcils balayaient la poussière, suivant la servile expression des Persans.

« Roi clément ! roi miséricordieux ! roi juste ! » lui disaient à l'envi les courtisans épouvantés; et ils répétaient ces paroles avec d'autant plus d'emphatique émotion, qu'ils savaient que dans le coeur de leur prince on n'appelait pas aisément la clé­mence, la miséricorde, la justice. Son âme ne renfermait qu'une vertu, une inébran­lable foi à sa parole ; mais cette vertu deve­nait vice quand elle s'appliquait à une pro­messe d'une nature mauvaise ou à l'en­gagement pris de commettre une cruauté. Ainsi, par exemple, il n'eût pour rien au monde violé le serment qu'il avait fait de sacrifier sur les Ghorebaïn le premier étranger qu'il verrait le jour fixé pour l'ex­piation prétendue. L'insensé regardait cette fidélité sanglante comme un acte de reli­gion ! Nulle personne au monde, pas même sa mère Maessema, nommée ainsi, Veau du ciel, à cause de sa bonté, n'avait pu obtenir de lui un généreux oubli de cet implacable serment.

Ce ne fut qu'après avoir assez longtemps joui de l'épouvante des hommes de sa suite que Nôman leur dit de se relever; mais, avant de prononcer cette parole, il avait eu soin de se retourner vers Hanta­lah, comme pour lui dire : Regarde com­bien je suis grand!... La surprise de Nôman ne fut pas médiocre quand, au lieu de le voir prosterné plus bas encore que les autres, il s'aperçut qu'il était seule­ment incliné. Quant à Hobeïbeh et à Am­rou, levés avec le jour, et que le bruit de cette scène avait attirés sur le seuil de la tente, ils donnaient tous les signes d'un étonnement extrême.

« Quelle merveille, ma mère ! » disait Amrou en élevant les mains au ciel : « Est- ce donc une apparition comme celles dont tu m'as quelquefois parlé pour m'endormir, quand tu me racontais les beaux ré­cits de l'Orient ; on y voyait des troupes d'hommes couverts d'or et de broderies se jeter aux pieds d'un autre homme vêtu presque comme nous... »

Et en parlant ainsi, le maintien d'Amrou n'avait rien de bas, rien de servile. Amrou n'avait appris à se prosterner le front que devant Dieu.

Il y avait, comme contraste, dans la suite du roi Nôman un adolescent de quatorze à quinze ans environ, qui véritablement rampait aux pieds du souverain. Ce jeune homme n'était pourtant pas, comme Amrou, le fils d'un pauvre pâtre, d'un misé­rable chamelier arabe, mais bien un des enfants du roi de Perse. Celui qui régnait alors avait, suivant la coutume depuis long­temps établie, envoyé Ferid à la cour du roi de Hira, pour que celui-ci lui fût donner l'éducation rude et mâle des Arabes du dé­sert de l'Irak. Les rois de Perse, vivant dans la mollesse et un luxe à efféminer les âmes les plus fortes et les plus héroïques, avaient eu une sage pensée en envoyant leurs fu­turs successeurs apprendre à être hommes parmi des hommes. Par malheur, cette vi­rile éducation sous la tente du Bédouin était bien vite oubliée sous le dais de drap d'or et de pierres précieuses du châchinchâh.

Amrou regardait Ferid avec un étonnement mêlé de mépris; mais quand le jeune prince se releva, il ne put s'empêcher de lui adresser un sourire caressant. Il était si beau, et la beauté est si puissante sur les âmes habituées à ne vivre que pour tout ce qu'il y a de beau, le ciel, le soleil, la terre fleurie couverte de moissons, les étoiles, les nuages, si merveilleusement teints par l'aurore ou le crépuscule, et enfin cette image de l'infini, la mer de sable, le désert. Il avait aussi l'air si ouvert, si bon, le jeune Ferid, qu'Amrou l'aima rien qu'à le voir un instant, et ce fut avec regret qu'il le regarda monter sur son cheval et suivre le roi Nôman, qui allait se mettre en chemin pour retourner à Hira, après s'en être éloigné d'une journée de chemin par l'ardente poursuite de l'onagre.

Il s'élança donc sur Yahmoum, contre lequel il n'était plus en colère, et après un geste de la main assez bienveillant adressé à Hantalah, il donna le signal du départ en mettant son cheval au grand ga­lop. C'était certes un beau spectacle, que cette cavalcade étincelante de broderies d'or, d'argent et de pierreries, courant sous le soleil levant si radieux. A voir les mouvements de cette troupe éclairée par ces beaux rayons, on se rappelait les flots de la mer, s'élevant, retombant, s'élevant pour retomber encore, à la resplendissante clarté de l'astre dont les feux ondoient avec les vagues.

Hantalah, Hobeïbeh, leur fils surtout contemplaient avec admiration ce coup d'oeil, quand Amrou poussa un grand cri et partit prompt comme une flèche. Le che­val indompté du jeune Ferid s'était tout à coup arrêté, refusant d'obéir à son maî­tre ; il se cabrait, il tournait ainsi sur lui- même , et Ferid faisait de vains efforts pour le vaincre et se tenir en selle ; et enfin, au moment où Amrou le rejoignit, Ferid ve­nait d'être précipité à terre. Le roi et sa suite étaient déjà loin. La chute, sans être fatale, avait été rude, et le jeune prince persan ne puit se relever qu'avec le se­cours du jeune Arabe, qui ensuite, rat­trapant le cheval fort disposé à profiter de sa liberté, bondit sur lui, et, l'étreignant de ses jarrets nerveux, le poussa dans des champs préparés pour recevoir les semen­ces. Là il le contraignit à galoper plusieurs fois d'un bout à l'autre de ces pièces de terre, dont le sol meuble, inégal, cédait sous le pied qui enfonçait à chaque pas. Il fallut peu d'instants de cet exercice pour que le cheval, essoufflé,  haletant, couvert de sueur, fût souple et docile comme le faon apprivoisé d'une gazelle. Alors Amrou fit remonter Ferid sur le coursier, qui n'eut plus la moindre envie de s'insurger contre son maître.

Hantalah et Hobeïbeh, restés sur le seuil de la tente, avaient avec orgueil suivi tous les mouvements de leur fils, et ils se ré­jouissaient de voir son courage, son adresse, son sang-froid, son dévouement, qualités et vertus dont ils lui donnaient d'ailleurs le continuel exemple. Sa mère était cepen­dant un peu inquiète en le voyant livré à la force aveugle d'un animal fougueux ; mais elle se fût bien gardée de témoigner cette inquiétude, que Hantalah ressentait peut- être lui-même sans la déceler davantage. Cependant ils éprouvèrent, en le voyant revenir, un sentiment qu'ils ne cherchè­rent point à dissimuler, un sentiment de sécurité, de bien-être, de contentement aussi, et, l'embrassant avec effusion, ils lui dirent par ce muet mais bien éloquent langage combien ils étaient heureux et fiers d'avoir un si digne fils.

Et il n'était pas moins heureux, puisqu'il voyait ses parents lui sourire, puisqu'il avait fait un acte de dévouement à l'égard d'un de ses frères, sauvé par lui peut-être. Am­rou, tout en embrassant son père et sa mère, leur montrait avec orgueil un anneau orné de diamants que Ferid lui avait donné, en lui disant de le garder pour l'amour de lui, et, si jamais il se trouvait dans la peine, de venir le lui présenter, comme un appel à son secours, soit à la cour de Hira, soit à celle d'Ispahan, où il le verrait toujours prêt à lui témoigner sa reconnaissance.

Amrou ne songea point à conserver ce précieux anneau à son doigt pour aller garder les chameaux et les boeufs au pâtu­rage. Il le remit à sa mère pour qu'elle le serrât, et elle le plaça dans un petit coffre avec les amulettes que sa mère païenne lui avait suspendus au cou lorsqu'elle était en­fant, pour la préserver de certains maux du premier âge, et près d'un crucifix bénit dont le père Arsenios lui avait fait présent le jour où elle avait été baptisée.

VI : LE PÈRE ARSENIOS

Le bon moine rentrait dans l'Irak, de retour du long pèlerinage que nous l'avons vu sur le point de terminer, et son ermi­tage, depuis si longtemps fermé, venait de se rouvrir non point seulement aux noc­turnes méditations, aux rudes travaux ma­nuels, utile repos des hautes occupations de l'âme, mais encore et surtout aux mal­heureux, qu'il soulageait par ses conseils, ses consolations, ses larmes mêlées aux leurs. Bien des fois, dans les solitudes de l'Egypte ou de la Palestine, il fut pressé par les abbés du monastère où il séjournait de rester à demeure dans leurs cloîtres ; mais, tout en admirant cette vie de renoncement et d'abnégation, il pensait qu'il pouvait rendre ses jours plus utiles à son bien- être et à celui d'autrui en ne se condam­nant pas à ne jamais rentrer dans le monde et parmi les frères qui pouvaient avoir be­soin d'une main secourable, compatissante, dévouée. La suite de ce récit prouvera que c'est à une bonne inspiration qu'il avait obéi.

Comme il a été dit plus haut, sa retraite était sur la limite des terres du royaume de Hira, à une vingtaine de milles de Koufah, au milieu d'un désert d'environ six heures de chemin. On avait donc, pour y arriver, à traverser pendant trois heures des sables arides ; puis, au bout de ce rude trajet, on se trouvait dans un lieu bien sauvage, bien agreste, mais non moins vert et riant : des bosquets touffus de palmiers, nourris et désaltérés par des ruisseaux qui descen­daient de la montagne, au penchant de laquelle se trouvait l'ermitage du bon moine.

Après cinq armées de complet abandon, il devait s'attendre à trouver les abords de sa retraite bien encombrés par l'abondante végétation de ces climats ; en effet, les pal­miers, les cactus, les énormes épines crois­sant en pleine liberté avaient formé des entrelacements impénétrables. Cependant il vit avec une surprise qui n'était pas sans quelque inquiétude une espèce de chemin tracé tout récemment à travers ce fourré de verdure. Des branches rompues le matin à peine, des arbustes déracinés fraîchement, la terre foulée çà et là, annonçaient le pas­sage d'êtres vivants, animaux ou hommes. Peut-être quelque peuplade d'Arabes pil­lards avait-elle choisi ce pieux asile pour le repaire d'où elle s'élancerait à l'improviste sur les cafilas, et où elle pourrait en­suite rentrer et partager la proie en toute sécurité.

Le père Arsenios fît toutes ces réflexions ; puis, s'armant du signe de la croix, comme disent les vieux légendaires, il pénétra dans le taillis par la voie même qu'il venait de remarquer, et traversa le ruisseau sur la même pierre qu'il avait jetée en guise de pont sur ce limpide cours d'eau. Il y plon­gea la main, de même qu'on la tend à un ami qu'on revoit après une longue absence, et but avec délices quelques gor­gées de cette salutaire boisson qui si longtemps le désaltéra, qui devait si long­temps le désaltérer encore ; car la vie sobre qu'il menait lui assurait une exis­tence de patriarche.

Au-delà du pont, il trouva le petit jar­din planté et clos par lui d'une baie vive, non moins touffu et hérissé que le buis­son qui l'entourait étroitement. Les arbustes qu'il prenait autrefois plaisir à élaguer, à tailler, à diriger dans leur crois­sance, avaient tellement entremêlé leurs branches, qu'on eût dit des claies fortement tissues; et la petite vigne dont il prenait un soin si assidu était comme une forêt de lianes, tant ses vrilles longues et épais­ses de pampre étaient liées ensemble en noeuds doublés et redoublés. Tout en exa­minant combien il aurait à faire pour re­mettre l'ordre dans ce petit domaine, il remarqua que la trace qui l'avait effrayé d'abord n'existait que dans le jardin; cependant les arbustes et les herbes pres­sées qui les entouraient de leurs hautes tiges étaient séparés, dans la partie supé­rieure seulement, comme par le bond d'un quadrupède, cerf, biche ou gazelle. Les joncs qui ceignaient le réservoir creusé par les mains du moine pour recueillir l'eau nécessaire aux soins du jardinage étaient aussi foulés et écartés comme par une bête fauve qui s'y serait précipitée pour étancher sa soif.

Après avoir monté une centaine de pas encore, toujours à travers la voie qu'avaient ouverte des pas inconnus, il acquit enfin la certitude que ces pas n'étaient point ceux d'hommes, et d'hommes pillards et rapaces. La porte de sa petite cabane n'avait pas été ouverte, et la lourde pierre qu'il avait posée sur le seuil y était en quelque sorte scellée, tant par la terre qu'y avaient amassée les pluies ou les coups de vent, que par les herbes épaisses qui s'y étaient accumulées. C'était un véritable ciment qu'il lui fallut arracher pour ouvrir son ermitage. Il tomba à genoux, en y entrant, devant le crucifix au pied duquel il travail­lait à tisser des joncs en paniers, en cor­beilles, à fabriquer ses outils de jardi­nage, ou, mieux encore, à préparer, tout en priant, des herbes salutaires pour les ma­ladies du pauvre.

Après avoir salué d'un joyeux regard tous les objets que renfermait son pieux ouvroir, le banc, la table, l'escabeau fabri­qués par lui, il sortit, empressé qu'il était de revoir au plus vite toute son habitation, depuis si longtemps abandonnée. Presque au sommet de la montagne il y avait une grotte naturellement creusée dans le roc, cellule dont la porte seule était de con­struction humaine. C'était là que, lorsqu'il voulait se reposer de la vie active par la contemplation, et donner à l'âme une li­bre carrière bien au-delà des soins et des troubles du corps, il montait par un che­min tournant assez périlleux à gravir, même quand le sentier de la rapide et étroite spirale n'était point, comme au­jourd'hui, envahi par les cactus, les aloès et tous les arbustes les plus armés d'épines.

Il reconnut bientôt qu'il ne pouvait arri­ver à la cellule haute , le mont de contem­plation, sans avoir recours à la hache. Il prit donc cet ustensile, fait par ses mains comme tous ses autres outils, et commença à se frayer une voie ; et, en y travaillant, il conçut, il commenta sans doute cette pensée, que ce n'est que par des routes rudes et âpres qu'on s'élève à la perfec­tion , dont sa retraite d'en haut était le pur emblème.

L'animal qui avait passé à travers cet encombrement épineux, car c'était un ani­mal, il n'y avait plus à en douter, avait dû se déchirer cruellement : c'est ce que se disait le bon moine tandis qu'il gravis­sait, la hache à la main. Au même in­stant il entendit venir d'en haut une voix plaintive, un gémissement pareil au cri tendre et presque douloureux que pousse la gazelle.

Combien il aurait voulu pouvoir hâter le pas pour voir ce qui se passait vers le som­met de sa montagne ! mais il n'y avait pas moyen de se presser, et l'oeuvre de la hache était lente et difficile.

Cependant il se dépêchait le plus qu'il pouvait, et il arrivait au dernier détour de la route sinueuse, il n'était plus qu'à quelques pas de sa cellule, quand il aper­çut dans l'air un vautour d'une envergure immense , qui se dirigeait en planant droit vers la cime du rocher, du côté de la grotte.

Et de nouveau la voix plaintive s'éleva ; mais cette fois c'était un cri de douleur, de détresse, d'effroi.

Une créature de Dieu m'appelle, se dit le père Arsenios. Dès lors aucun obsta­cle ne l'arrêta plus, et, sans s'inquiéter des dards des aloès et des raquettes qui le déchiraient, il se précipita en avant, au risque de tomber du sommet de la mon­tagne en bas.

Et que vit-il ? une charmante gazelle, tapie dans l'angle de la porte de la grotte, toute frissonnante des pieds à la tête, et tournant çà et là ses beaux yeux noirs, comme pour chercher de l'aide.

Elle en avait besoin ; car le vautour dont le père Arsenios avait entendu les larges battements d'ailes, l'oiseau de proie re­doutable qu'il avait vu s'abattre du côté de la grotte, c'était la gazelle qu'il y venait chercher, et déjà, les serres horriblement tendues, il tombait sur le pauvre animal désarmé, quand Arsenios, en paraissant à l'improviste, fit prendre la fuite à cet en­nemi menaçant.

Tout aussitôt la gazelle, qui avait vu la mort de si près, respira longuement comme soulagée d'un suffoquant péril, et, au lieu de chercher à s'échapper, vint presque en rampant se coucher aux pieds du moine, leva sa tête vers lui comme pour recevoir une caresse qu'il lui donna, et alors elle fit entendre encore sa voix douce ; mais ce n'était plus une plainte, c'était un remerciement, une caresse aussi, et (qui sait ce que les animaux veulent dire?) peut-être une promesse de ne plus le quitter. En effet, elle resta dès lors sa compagne comme le chien le plus fidèle.

Comment cette gazelle avait-elle été conduite à s'enfoncer dans la montagne du père Arsenios?... Sans doute, pensa- t-il, poursuivie par les chasseurs, elle s'était réfugiée dans les fourrés de cactus, de figuiers sauvages et de palmiers, où des chiens l'avaient suivie ; le désordre que le moine avait remarqué dans ces masses de végétation , pour ainsi dire vierge, prou­vait qu'il y avait eu là poursuite ardente, que la gazelle avait trompée en franchissant d'un bond énorme l'espèce de forêt qui cou­vrait le jardin. Elle se croyait enfin déli­vrée, et cependant, tourmentée encore, elle gravit le chemin sinueux de la grotte, quand, pauvre être inoffensif, elle se trouva face à face avec un ennemi bien plus re­doutable encore. Si Arsenios eût été su­perstitieux comme les Arabes, il eût vu dans cette circonstance un présage de quelque chose de malheureux.

Mais il n'y vit, au contraire, que bon­heur : une pauvre créature sauvée ! Alors, écartant la simple cheville de bois qui avait tenu fermée pendant cinq ans la porte de la cellule , il y entra, et, comme dans l'ouvroir du bas, il tomba à genoux dans cet autre ouvroir, celui de la pensée s'élevant au ciel... Avec quelle joie il revit ensuite la Bible qu'il avait écrite et enluminée de ses mains dans ce haut lieu, après avoir, dans l'ermitage inférieur, fabriqué de ces mêmes mains une bêche ou un râteau !

La gazelle le suivait dans ses moindres mouvements, et, lorsqu'il sortit de la grotte, elle sortit avec lui, puis le devança en des­sinant çà et là des bonds joyeux : elle avait tout à coup été apprivoisée par la recon­naissance. Le soleil était à son déclin, et éclairait de sa plus suave lumière un horizon aussi pur qu'illimité. Cependant, sur un de ses points les plus extrêmes scintillaient à ses rayons les coupoles dorées ou les blanches terrasses d'une ville.

« Voilà donc, dit Arsenios en regardant cet étincelant coup d'oeil, voilà donc le sé­jour de ce fastueux et cruel roi Nôman ! Qui me dira si ce brave Arabe Korad-bel-Adjdaa a profité de mon avertissement et s'il a évité la fatale mort promise aux Ghorebaïn? Qui me dira s'il a rencontré dans le désert mon noble et bon Hantalah, et s'il lui a fait con­naître ma nouvelle retraite ?

 

VII : LES GHOREBAÏN

Ce même jour où le père Arsenios remet­tait sans bruit, sans faste, mais le coeur rempli d'une douce paix, le pied dans sa pieuse solitude, Nôman rentrait avec toute sa suite dans sa pompeuse ville de Hira, aux acclamations de la foule, acclamations hypocrites; car, s' il n'était pas revenu de la chasse à la suite de laquelle chacun l'a­vait cru mort, il n'était personne dans sa capitale qui ne se fût réjoui; mais il vivait, il pouvait encore faire abattre des têtes, et elles s'inclinaient devant lui avec une ter­reur masquée de joie.

Arsenios avait pensé juste quand il attribuait la venue de sa gazelle à la poursuite des chasseurs. En sortant de son refuge chez Hantalah, Nôman avait voulu consacrer encore une partie du jour à battre le désert, et c'est devant ses chiens que Zebou (le moine nomma ainsi sa compagne) trouva enfin dans l'ermitage un refuge qui faillit lui être si fatal.

Suivi de ses courtisans, chargés des dé­pouilles du désert et de la plaine, gazelles, biches, ânes sauvages, le roi de Hira rentra donc en grande pompe dans ses palais de Sedir et de Kaouanak, monuments d'une splendide architecture, auxquels se rat­tache, comme à la mémoire de tous les rois de Hira, quelque chose de sauvage et de barbare. Sannamar, le constructeur de ces somptueux édifices, dès qu'il les eut terminés, fut précipité du sommet de la plus haute des trois coupoles qui les cou­ronnaient, par l'ordre du roi Nôman-el-Ahwel, c'est-à-dire le Louche, dixième souverain de Hira.

L'usage du sacrifice humain sur les Ghorebaïn, et l'horrible motif de cette expiation prétendue, prouvent que notre Nôman n'avait pas dégénéré, et qu'il était bien le barbare successeur de barbares aïeux.

Et il était né de la mère la meilleure, Maessema, qui, nous l'avons dit, avait été surnommée Veau du ciel par ces popula­tions toujours brûlées de soif, qui ne con­naissent rien de plus doux, de plus pré­cieux que la pluie ou la rosée. Maessema était la plus accomplie de toutes les femmes, bonne, charitable, dévouée, compatissante. Combien ne devait-elle donc pas souffrir d'avoir un fils d'une si implacable cruauté ! Que de fois la prit-on à pleurer dans ses splendides appartements! que de fois l'en­tendit-on déplorer son malheur d'être la mère d'un homme si féroce ! Quelles malé­dictions que ces larmes et ces plaintes pour un enfant !

Pourtant elle l'aimait autant que jamais aima la mère la plus tendre, et elle n'en était que plus malheureuse. Aussi, quand elle ne le vit pas revenir de la chasse, et que dans la nuit un des chasseurs se pré­senta tout épouvanté au palais pour savoir si le roi n'était point de retour, elle fut dans un affreux état d'inquiétude, envoya exprès sur exprès sur tous les points pour tâcher de découvrir ce qu'était devenu son fils, et plus la nuit s'avançait sans le ramener, plus elle était en proie à une fièvre dévorante. Ses anxiétés ne cessèrent que lorsque, au milieu du jour, elle aperçut du haut de la coupole venir la cavalcade au grand galop, et que Ferid, devançant le roi pour venir rassurer Maessema, qu'il aimait autant que sa mère, se jeta dans ses bras en lui annon­çant que Nôman le suivait de près.

Elle courut donc au-devant de son fils jusqu'à la première porte du palais de Sedir, le couvrit de caresses, lui prodigua les plus tendres expressions de son anxiété passée, de sa joie actuelle, et, le voyant un peu ému par l'émotion qu'elle éprouvait et témoignait si vivement, elle lui demanda si, pour célébrer un tel moment de bonheur après de telles angoisses, il ne se montre­rait pas reconnaissant envers le Ciel, et si, à elle, il ne lui accorderait pas une grâce, à elle, à sa mère !

« Laquelle? lui demanda-t-il avec em­barras ; car un instinct secret lui faisait en quelque sorte deviner ce qu'elle allait lui demander. Laquelle ?» demanda-t-il avec froideur, presque avec rudesse, au lieu de s'écrier, honteux d'entendre sa mère lui demander une grâce : Vous, ma mère, sol­liciter une faveur de votre fils ! N'est-ce pas à lui, au contraire, de vous supplier d'a­gréer tout ce qu'il pourra faire afin de vous contenter, de vous rendre heureuse? Parlez ! parlez ! ordonnez, et ne demandez pas!... Tel eût été le langage d'un enfant pieux ; mais comment Nôman eût-il pu avoir cette vertu avec de si effroyables vices?

« Laquelle? » répéta Nôman; car sa mère, consternée par cette question, et surtout par l'accent, n'avait pas eu la force de rien répondre, tant elle suffoquait. Enfin elle réprima ses sou­pirs, et prenant Nôman par les deux mains : « Mon enfant! mon enfant! voici deux ans déjà que tu te rends coupable d'une affreuse injustice et que tu fais périr l'innocent, dont la voix, tu le sais, pénètre les cieux. C'est là un crime que tu commets, et moi, ta mère c'est comme si je le commettais aussi, moi ton lait, ton sang, ta chair, ton coeur, ton âme ; car le coeur, l'âme d'un fils et d'une mère, ce n'est qu'un. Oh! je t'en prie, cesse de faire que je me sente crimi­nelle et que j'aie à me reprocher des actes de cruauté qui me semblent être les miens dès qu'ils viennent de toi, mon enfant ! Vois comme tu me fais souffrir et comme tu me rends malheureuse. Plus approche le jour du sacrifice des Ghorebaïn, plus je suis oppressée, accablée d'insomnies et aussi de remords... Voici un mois encore d'affreuses tortures toujours croissantes que j'aurai à subir, si tu ne me dis pas que tu renonces à ce meurtre de chaque année. Oh ! je t'en conjure, ce mot, prononce-le, et j'oublierai que tu m'aies jamais causé de chagrins, pour t'aimer sans mélange, sans réserve, en tout abandon, comme la mère d'un fils bon et tendre. »

A ces prières, à ces supplications, Nôman resta muet, morne, inflexible: sa mère s'en aperçut au mouvement avec lequel il retira ses mains qu'elle pressait, et à un fronce­ment de sourcils, à un pincement de lèvres qu'il chercha à dissimuler : mais peut-il se passer en nous quelque chose que notre mère ne voie et ne sente ? Elle fut sur le point d'éclater en reproches et en larmes ; elle put les retenir cependant, et réitéra ses instances de l'accent de la plus vive ten­dresse, pour qu'il renonçât au meurtre des Ghorebaïn et à ce culte sanglant de ce qu'il appelait le mauvais jour.

« Mauvais jour, en effet, que celui où mon enfant commet un crime qui me flétrit, me souille en même temps que lui, et verse un sang qui rejaillit sur nous deux. Encore une fois, de grâce ! de grâce ! pro­nonce le pardon, aie pitié de l'étranger que tu attires ce jour-là dans un piège infâme ; aie pitié de toi, aie pitié de ta mère !

— Mâchallah ! mâchallah ! » répondit Nôman avec l'accent d'une stupide dureté ; et Maessema tomba inondée de pleurs et s'arrachant la chevelure sur son sofa, qu'elle battait de ses mains crispées par la douleur.

« Malheureuse mère ! s'écria-t-elle au mi­lieu de ses sanglots, malheureuse mère ! » Pendant ce temps Nôman écoutait, en buvant à longs traits un vin de couleur d'or, les chants du poète de la cour qui célébrait son retour, sa grandeur, sa générosité, et, au lieu de se servir de son art puissant pour avertir, flattait et mendiait ignoblement en vers.

VIII : LE MAUVAIS JOUR

Vingt fois à peine le soleil avait reparu à l'horizon depuis les scènes que nous venons de peindre, lorsqu'un mauvais jour com­mença pour Hantalah-ben-Thaï, qui déjà en avait eu de si mauvais. Il espérait pou­voir redevenir, sinon riche comme autre­fois, du moins heureux et indépendant sur­tout : c'est là le bonheur de l'habitant du désert. Aimé autant qu'estimé de son maî­tre , celui-ci lui assurait dans tous ses béné­fices une part qui devait être pour la famille de Hantalah la source d'un futur et prochain bien-être, quand un nouveau fléau vint l'assaillir et le terrasser encore.

Et ce ne furent cette fois ni la tempête, ni le simoun, ni les orages de sable qui le ruinèrent; ce fut un autre fléau au moins aussi redoutable, la cupidité criminelle des hommes.

Un soir, Hobeïbeh, Amrou et le chef de la famille étaient réunis dans cette même tente, demeure bien humble mais bien pai­sible dont nous avons vu l'intérieur la nuit où Nôman y trouva un refuge. La prière commune venait d'être achevée, et, la lampe éteinte, le père, la mère, le fils, commençaient à jouir d'un sommeil légi­timement acquis par de longues heures de travail.

La tente était donc dans une obscurité complète, quand tout à coup elle est rem­plie d'un vif reflet rougeâtre qui éblouit à travers leurs paupières l'homme, la femme, l'enfant, déjà presque endormis, et, avec un seul et même cri d'effroi, ils sortent en sursaut de leur assoupissement. Tout aus­sitôt ils sont sur le seuil de la tente.

Quel spectacle ! tout l'horizon est en feu ! les moissons déjà récoltées, celles qui atten­daient la faux, le foin amassé pour la nour­riture des troupeaux, tout n'était qu'un im­mense brasier, et l'on ne pouvait attribuer cet incendie à un accident, mais bien à la main des hommes. Des cris formidables, des cris de guerre se faisaient entendre mêlés au bruit sourd et profond d'une ca­valerie au galop.

« Une ghrazia! c'est une ghrazia! dirent avec le rude et guttural grasseyement arabe. Hantalah et Amrou. Ce sont les BenouGhazieh (ils avaient été nommés ainsi sans doute à cause de leur penchant aux incur­sions et au pillage)! ce sont les Benou- Ghazieh! j'ai reconnu leur cri de guerre. Aux armes ! aux armes ! ils pillent sans doute les écuries, les étables, et Djin, et Rebreba, ils vont les emmener... nous ne les verrons plus ! »

Amrou et Hantalah, armés chacun d'une lance, se précipitèrent à travers les flammes attisées par le vent, jusqu'aux bâtiments dans lesquels se trouvaient les chevaux et les chameaux. Le premier soin du fils comme du père fut de courir vers le lieu où étaient Rebreba et Djin, plus spéciale­ment confiés à leur garde.

Il était temps qu'ils arrivassent ; car deux Benou-Ghazieh se querellaient et se bat­taient pour la possession exclusive de la belle chamelle, de la magnifique jument. Sans cette circonstance, ces deux pré­cieuses bêtes étaient enlevées comme tout le reste du nombreux bétail du maître de Hantalah, et celui-ci n'aurait plus jamais vu ses deux favorites.

Ils prolifèrent de la lutte des deux pil­lards pour s'élancer, le père sur Djin, le fils sur Rebreba, non moins rapides l'une que l'autre. Il était inutile de chercher à sauver autre chose ; car le feu était ardent, irrésis­tible, et, lorsqu'ils arrivèrent à la tente où Hobeïbeh les attendait dans une dévorante inquiétude, l'horizon n'avait plus d'autre clarté que celle de la fumée encore ar­dente ; puis cette lueur s'éteignit peu à peu, et l'obscurité fut tout aussi complète qu'au­paravant. Mais le sommeil ne rentra point dans la tente. De nouveau Hantalah se trouvait dans le dénuement le plus absolu; car son maître ne pouvait plus le garder davantage, puis­qu'il était lui-même réduit à la détresse par suite de l'incursion dévastatrice des Benou- Ghazieh, et toute la nuit se passa pour Hobeïbeh et son mari à parler de ces tristes choses et à se demander ce qu'ils allaient devenir.

« Ce que vous allez devenir! s'écria Am­rou l'oeil étincelant, après les avoir écoutés. Je n'en suis pas inquiet, moi. N'avez-vous pas l'anneau que m'a donné l'autre jour ce jeune seigneur qui était à la suite du roi? Il m'a dit d'aller le trouver quand je serais dans la peine. N'y suis-je pas dans la peine, mon père, ma mère, puisque vous êtes si malheureux? Oh! je veux courir à Hira !

- A Hira ! redit Hobeïbeh de l'accent sinon de la joie, du moins de la plus vive espérance. A Hira! Mais avant tout, c'est au roi lui-même qu'il faut avoir recours, mon cher Hantalah. Il ne peut oublier qu'il y a vingt jours à peine tu lui as ouvert ta tente pendant une affreuse nuit d'orage, et qu'il a mangé ton pain et ton sel. Il faut aller à Hira, et bien certainement le roi Nôman viendra à ton secours. »

Hantalah trouva l'idée de Hobeïbeh tout à fait acceptable, et lui promit que dès le soir il partirait pour Hira, afin de voyager pendant les fraîches heures d'une nuit éclairée par une lune splendide, et d'arri­ver bien avant le jour dans la capitale. Dès que le soleil brilla, il s'empressa donc d'al­ler vers son maître, qui se tenait consterné, anéanti, au milieu des ruines fumeuses de tout ce qu'il possédait. Il se battait le front de ses poings crispés, s'arrachait les cheveux, déchirait ses vêtements et donnait toutes les marques du plus violent désespoir.

« Je suis perdu! s'écriait-il. Je n'ai plus que la mort à attendre, à appeler. Je n'ai plus rien au monde.

— Courage ! courage ! pas de désespoir, lui répondit Hantalah ! vous avez plus que moi encore. »

Et il lui présentait en même temps Djin et Rebreba, sa jument, sa chamelle, qu'il avait sauvées, et que leur nouveau maître regardait comme enlevées avec le reste. Hantalah, s'il n'eût pas été l'homme de la loyauté et de la foi, aurait pu croire qu'il les avait bien rachetées en les sauvant au péril de ses jours; mais quand il agissait ainsi, c'était comme serviteur de cet homme hier si opulent, aujourd'hui si pauvre, et il lui remettait le bien qu'il avait pu lui con­server. Et cependant sa chère Djin, il fal­lait lui dire un adieu éternel sans doute, à moins que sa visite à Hira n'eût des résul­tats qu'il n'osait espérer. Cette pensée qui lui était survenue le rendit impatient de partir pour la ville, et dès que le jour baissa il fit ses préparatifs.

Or le lendemain se trouvait précisément ]e jour des Ghorebaïn, ce mauvais jour contre lequel le père Arsenios avait pré­muni Korad-ben-Adjdaa. Ce n'était pas du reste cet homme qui devait en être la vic­time, puisque, depuis la moitié d'un mois arrivé à Hira, il occupait un poste assez important. Comme il excellait dans tous les exercices de la rude et belliqueuse vie du désert, il avait été chargé de les enseigner au jeune prince persan Ferid, qui avait pris aussitôt Korad en très-grande amitié. Ce qui lui avait valu d'être appelé à ces fonc­tions, c'était sa célébrité comme héros bé­douin, et aussi le talent de poésie que pos­sédait sa femme. Elle avait, dès leur arrivée à la cour de Hira, adressé des vers au roi Nôman, et cet homme, insensible aux ins­pirations de la miséricorde, aux instances compatissantes d'une mère, s'était senti ému par le rythme et la rime d'un chant du désert. Il est vrai que c'était une flatte­rie, et est-il un coeur cuirassé d'une écorce assez rude pour rester impénétrable à des paroles d'adulation ?

Il y avait dans le caractère de Nôman des contradictions que renferment, du reste, bien des âmes : il aimait le chant, la mé­lodie des vers et les fleurs, passion simple et naïve, qui suppose un coeur accessible aux émotions les plus douces, aux plus pieux hommages envers le Créateur; il la possédait au plus haut degré, et ses fleurs favorites se nommaient Chekaïk-an-Noman, dont le nom français anémone a quel­que ressemblance avec l'appellation arabe. L'anémone croissait de toutes parts sous les yeux de Nôman, et même, devant les Ghorebaïn, le double monument funèbre lui allait être le théâtre d'un sacrifice hu­main, un vaste champ d'anémones déployait les plus éclatantes couleurs.

Toujours elles étaient en pleines fleurs pour cette époque fatale, et ce contraste d'objets riants près d'un lieu de mort avait inspiré de l'horreur à Maessema pour ces fleurs, qu'elle aimait d'abord autant que les aimait son fils. La pourpre ou l'incarnat dont leurs corolles sont teintes lui sem­blaient autant de gouttes de sang.

C'est ce qu'elle répéta à son fils la veille du mauvais jour, en réitérant avec plus de force et d'énergie que l'autre fois ses ins­tances si mal reçues cependant ; mais doit- on se lasser de chercher à faire le bien ? est-il un accueil, quelque rude qu'il soit, dont ne dédommage enfin le bonheur d'a­voir réussi à obtenir la grâce qu'on sollici­tait ? Maessema se dit cela pour se soutenir contre les amères humiliations qu'elle res­sentait en se voyant repoussée par son en­fant. Il fallut cependant qu'elle se résignât à la volonté de fer du roi ; mais ce ne fut point sans le maudire par des reproches qui auraient brisé le coeur à tout autre qu'à lui. Il en fut même un peu touché ; quelque chose d'ému, qui semblait l'écho d'un bat­tement de coeur, pénétra sa voix lorsqu'il s'écria :« Que puis-je, ma mère? N'ai-je pas juré par le sang entre les mains de ce vénérable Hakim que voici, mon premier vizir? n'ai- je pas prononcé ce serment, le plus formi­dable de tous? Puis-je manquer à ma pa­role? Dites... dites... ma mère... Vous êtes Arabe... Un Arabe a-t-il jamais manqué à un serment? »

Et il s'éloigna, comme s'il fuyait l'effet de plus pressantes et de plus longues sollici­tations de Maessema.

Elle, de son côté, se retira bien contes­tée, mais résolue à ne point abandonner encore l'oeuvre de salut qu'elle avait entre­prise; et, ne pouvant l'accomplir ouverte­ment et par la voie droite, elle imagina une ruse, ruse louable et pieuse, s'il en fut jamais. Elle se dit : La victime vouée aux Ghorebaïn est le premier étranger qui frappe les yeux du roi : si aucun étranger ne vient à se présenter devant lui, il n'y a aucun moyen d'exécuter l'odieuse sentence; un innocent, est sauvé, mon fils est délivré d'un crime, et je ne suis plus malheureuse.

De la pensée à l'exécution il ne s'écoula pas une heure ; elle fit appeler devant elle les plus dévoués des gardes attachés à sa personne, et leur ordonna de se placer dès le point du jour aux diverses entrées de la ville, pour avertir tout étranger qui se pré­senterait aux portes du péril auquel il s'ex­poserait en en franchissant le seuil. Elle ne se contenta point de cet ordre donné le soir : elle ne dormit pas, et à la naissance du jour elle sortit déguisée pour aller s'as­surer qu'on obéissait ponctuellement à ce qu'elle avait commandé ; et ce ne fut que lorsqu'elle eut la certitude que nul étranger ne pouvait pénétrer dans Hira, qu'elle vint se livrer à un calme sommeil.

IX : LE PARTERRE D'ANÉMONES

Dès le matin du mauvais jour, toutes les troupes formant la garde du roi se rassem­blèrent sur la place du palais Sadir, au son des lugubres tam-tam, au gémissement des trompettes, et aussi aux cris lamentables que poussaient les gens de la cour. Toute la cavalerie se déploya en triple rang devant la façade de la demeure royale, et bientôt s'élevèrent de nouvelles clameurs funèbres, de nouveaux sanglots poussés par les trom­pettes au long tube d'airain : le roi sortait du palais.

Les vêtements en désordre, déchirés sur la poitrine, la barbe et les cheveux négligés, il s'avança suivi de ses officiers, de ses vizirs, et de Ferid, accompagné de Korad- ben-Adjdaa. A sa figure pâle, défaite, à ses Yeux hagards, à son maintien désolé sur son noble Yahmoum, dont il semblait tenir à peine la bride, on eût cru qu'il était ac­cablé d'une profonde et sincère douleur. Oh ! s'il en eût été ainsi, aurait-il songé à commettre un nouveau crime en réparation du premier? N'eût-il pas plutôt pensé à une réparation plus efficace, l'oubli d'un cruel et superstitieux serment, la soumis­sion aux compatissants désirs d'une mère? L'affliction de Nôman n'était autre chose que vaine cérémonie et parade hypocrite. Il ne prenait au sérieux que l'expiation jurée.

On eût pu penser cependant qu'il avait subi, à son insu, l'influence des prières de sa mère; car, en parcourant avec sa caval­cade tout le pourtour intérieur de la ville, c'est à peine s'il cherchait du regard l'étran­ger qui pouvait se trouver sur son passage : il sembla surtout éviter de s'arrêter, comme précédemment, devant les portes de Hira. Craignait-il d'arrêter les yeux sur une victime? Peut-être demandait-il tout bas au sort la faveur de ne point rencontrer l'homme voué au sacrifice, et d'être ainsi soustrait à une terrible épreuve. La bonne pensée qu'avait eue Maessema avait-elle retenti dans le coeur de son fils ?

Quand il arriva devant la porte près de laquelle étaient les Ghorebaïn, il ne vit au­cun étranger entrer dans la ville, et remer­cia le hasard. Il était loin de penser que ce fait n'était point le résultat d'un sort aveu­gle, mais bien d'un soin de la Providence, représentée ici-bas près de lui par Maes­sema, par sa mère. C'est bien souvent ainsi que nous calomnions la Providence en l'appelant hasard.

Il n'y avait, du reste, qu'une heure d'é­coulée depuis le lever du soleil, et pendant onze encore il pouvait se présenter un étranger. Évidemment Nôman était loin de désirer cette fatale circonstance; mais il était toujours bien résolu à tenir sa parole, si le Ciel le voulait, disait-il avec une su­perstitieuse impiété : Mâchallah !

Telles étaient ses réflexions, lorsque sa petite armée se disposa en ligne devant les Ghorebaïn. Ainsi que nous avons en­tendu Korad-ben-Adjdaa le supposer, un corbeau était représenté sur chacun de ces deux monuments sinistres, qui s'élevaient en pyramides aux deux côtés d'une espla­nade. C'est là que s'accomplissait l'oeuvre de sang vouée par Nôman dans une heure d'ivresse. En face de ce double sépulcre s'étendait, comme nous le savons, un large et long parterre d'anémones, dont le tapis de Perse aux plus vives couleurs n'était qu'une bien terne imitation. Rien de res­plendissant comme la garde du roi de Hira. C'était une profusion étincelante de cas­ques dorés, de cuirasses à la blancheur de l'argent, de lances flottant dans le soleil au mouvement des cavaliers, de panaches de toutes les teintes ondoyant sur les lignes guerrières.

Mais entre tous se distinguait Korad-ben-Adjdaa,le héros du désert. Son blanc bur­nous, de fine laine, laissait voir, en s'entre ouvrant, un vêtement de dessous de la plus grande richesse, et des armes d'une perfection achevée remplissaient sa cein­ture. Il était beau de le voir assis sur son cheval fougueux, avec l'aisance d'une molle sultane étendue sur son divan. Que ce cour­sier, presque indompté, piaffât, bondît , se dressât sur ses jambes de derrière, en fré­missant sous le joug qui le révoltait, Korad n'en était pas ébranlé un instant; il fallait que le puissant animal se soumit : l'adresse devait vaincre la force. Certes, un tel maître devait bientôt faire un homme du jeune Ferid, et le garantir contre tout retour de l'accident dont il avait eu à souffrir, en rougissant, devant le jeune Amrou-Abd- al-Messih.

Nôman admirait sa cavalerie, et écoutait les vers que le poète de la cour lui mur­murait à l'oreille sur sa grandeur et sa magnificence, quand un homme sortant d'un petit bois, à l'intérieur des murailles, accourut vers le roi, et s'inclina devant son cheval.

—  « Me reconnais-tu? je suis celui chez qui tu as trouvé un abri contre la tempête ; me reconnais-tu? »

Nôman l'avait reconnu tout d'abord, mais une pâleur mortelle, couvrant son visage, prouvait de quelle violente émotion il était saisi ; ses lèvres frissonnaient, sa poitrine se soulevait aux battements rapides de son coeur, il ne pouvait prononcer une parole. Quoi! être contraint de livrer à la mort son hôte, celui qui lui avait sacrifié sa dernière ressource, sa brebis nourricière, l'animal qu'il aimait ; le livrer à la mort, cet homme généreux ! Quelque dur que fût le coeur de Nôman, il le sentait se serrer et saigner à cette pensée, et cependant il le fallait. Il avait juré sur les ossements de ses amis, c'était un serment solennel, inviolable impérieux. Quel effroyable combat dans son âme ! on conçoit qu'il dut frémir, pâlir, être muet, consterné, atterré !

Hantalah fut donc obligé de répéter une troisième fois sa question.

—  Certainement je te reconnais, répondit enfin Nôman d'une voix sombre, voilée, presque défaillante.

—  Eh bien ! alors, il faut que tu viennes à mon aide, j'ai besoin de ton secours.

—  De mon secours! répéta Nôman avec une expression impossible à rendre par la parole... Tu viens me demander du se­cours !... mon secours !... »

Hantalah se sentait humilié d'être obligé de solliciter un appui si légitimement ac­quis cependant par sa noble hospitalité. Il se hâta donc de se délivrer de ce qui lui coûtait tant à dire, en racontant en peu de mots son infortune à Nôman, distrait et inattentif pendant son récit, et l'on sait pourquoi ; mais Hantalah, qui était loin de soupçonner la cause de l'état du trouble du roi, fut interdit en le voyant rester muet, immobile, et il allait peut-être lais­ser échapper quelque amère parole, lorsque Nôman s'écria enfin : - Malheureux ! tu réclames mon secours ! Ne pouvais-tu pas venir hier, demain? Ne sais-tu donc pas que ce jour-ci est fatal, et que j'ai juré, juré solennellement, de sacrifier aux amis que couvrent ces monuments funéraires le premier étranger qui se pré­senterait à moi en ce jour de deuil?... Je l'ai juré solennellement, Hantalah!

—  Et il faut toujours tenir sa promesse, répondit Hantalah avec calme.

—  Tenir ma promesse !... Hantalah !... Mais c'est toi qui es le premier étranger que j'aie vu jusqu'à cette heure.

—  Roi Nôman, je le sais, une promesse est sacrée.

—  Je le sais... je le sais aussi, Hantaltah... je ne puis la violer... Malheureux que nous sommes !... pourquoi venais-tu donc à Hira aujourd'hui?... pourquoi faut-il que je t'aie vu ? Et pourtant il m'est impossible de trahir mon serment... il le faut... il le faut... il le faut... »

Nôman, si inflexible, si implacable à la pensée du sacrifice du mauvais jour, tant qu'il put penser que le sort n'amènerait devant ses yeux qu'un inconnu, un indif­férent, comme si pour l'homme un autre homme n'était pas un frère; Nôman se sentit profondément ému quand il vit que la victime promise d'avance aux Ghorebaïn était Hantalah, son hôte ! Aussi fut-il saisi d'une angoisse bien visible sur son visage, et les paroles qu'il allait prononcer mou­rurent sur ses lèvres en un long soupir...

—  « Eh bien ! roi Nôman... il faut... ?

— Il faut..., reprit le roi d'une voix si sourde qu'on l'entendait à peine, il faut que cet étranger périsse... que toi... reprit- il après une pause pendant laquelle il sem­bla suffoquer... que toi... toi... tu périsses... il le faut donc ! »

Il prononça ces derniers mots avec un tel effort et si bas cependant, que l'on eût cru qu'il expirait, et que ses deux pages, toujours à cheval à côté de lui, le voyant chanceler sur Yalimoum, le soutinrent, croyant qu'il allait tomber. Hantalah, mille fois moins troublé que lui, en apparence du moins, reçut cette déclaration avec une admirable fermeté.

—  «Nôman, lui dit-il, puisque rien ne peut nous dispenser de l'accomplissement d'une parole, puisque c'est moi qu'elle frappe, puisque tu dois me faire mourir, je mourrai!... Mais ma pauvre famille est dans la détresse ; privée de moi, elle y tombera plus profondément encore... Per­mets que je retourne à la tribu pour m'occuper de l'avenir de ma femme, de mon enfant, et aide-moi à assurer leur exis­tence.

— Leur existence ! dit le roi, elle est dès à présent assurée contre le besoin. Je veux qu'elle soit belle, riche, abondante... Qu'on donne cinq cents chameaux à Hantalah-ben-Thaï. »

Un des officiers à qui Nôman venait de transmettre cet ordre partit sur-le-champ pour l'exécuter non moins vite. En atten­dant son retour, Hantalah, après avoir re­mercié le roi de ce don si magnifique, lui demanda la faveur de rester assez de temps avec les siens pour les voir dans une posi­tion assurée, et qui lui permît de mourir tranquille. La demande adressée par Hantalah sem­bla soulager Nôman. Il se dit que l'ange de la mort ne pouvait s'irriter contre un manque à sa promesse qui n'en était réel­lement pas un, puisque le sacrifice expia­toire lui serait toujours garanti, pour être consommé seulement dans un délai plus ou moins long. Mais ce délai, quelle en devait être la durée ? Le roi se recueillit un instant, comme s'il attendait une ins­piration.

—  « Eh bien! dit-il enfin à Hantalah, retourne à ta tribu, et reviens dans un an, dans un an, jour pour jour...

— Dans un an, soit !... Je le jure, répondit Hantalah... je serai ici même quand ce parterre d'anémones sera fleuri comme aujourd'hui... compte sur ma pa­role ! »

Nôman devait y compter d'après ce qu'il savait du caractère de Hantalah-ben-Thaï. Cependant, fut-ce la crainte d'irriter ses divinités et l'ange de la mort en paraissant négliger toute précaution qui devait leur assurer leur proie? Nôman céda sans doute à cette appréhension lorsqu'il exigea de Hantalah qu'il fournit une caution pour répondre de son retour.

Le fidèle Arabe, blessé par cette demande qui semblait accuser un manque de con­fiance dans sa loyauté, fronça le sourcil, et peut-être allait-il dire avec indignation au roi Nôman : « Que l'on me conduise à la mort!... » Tout à coup du milieu des rangs pressés autour du roi s'élance un cavalier devant le front de bataille où se tenait Hantalah.

« O roi, s'écrie ce cavalier... je réponds de cet homme !... je me porte garant de son retour. »

C'était Korad-ben-Adjdaa qui avait pro­noncé ces nobles paroles, et en même temps il embrassait Hantalah et le cou­vrait de ses larmes, auxquelles Hantalah mêlait les siennes : larmes de reconnais­sance, d'admiration, de bonheur même, on peut le dire, malgré ce que la circon­stance avait de sinistre, tant il se sentait content de retrouver son ami, qu'il croyait mort. Ces étroits embrassements, ces tendres serrements de main, également affectueux de part et d'autre, étaient bien les plus solennels de tous les engagements : mais la fidélité dévouée de chacun des deux amis voulut se donner la garantie consacrée par un usage immémorial, le serment du sang.

«  Et qui sera notre médiateur, notre témoin»

Korad et Hantalah avaient à peine, comme d'une seule voix, prononcé ces paroles, qu'une voix grave leur répondit : « Moi ! »

C'était le vizir Hakim qui s'avançait vers eux, ce vieillard même qui avait reçu deux années auparavant le serment de sang du roi de Hira, sur le lieu où devaient s'élever les Ghorebaïn. Hantalah et Korad ayant accepté l'offre de Hakim, celui-ci ramassa sept pierres au pied des monuments funè­bres et les apporta devant les deux amis ; puis, leur faisant tendre à chacun la main droite : « Jurez », leur dit-il.

—  Je jure, s'écria solennellement Han­talah, d'être ici dans un an pour sauver la tête de mon ami.

—  Je jure, dit à son tour Korad, de pré­senter dans un an la tête au glaive qui épargnera mon ami absent. »

Pendant ces paroles, Hakim avait fait, entre les deux premiers doigts de l'un et de l'autre de ces héroïques contractants, une incision profonde, d'où il jaillit du sang en assez grande abondance. Ce sang, il en bai­gna deux touffes de laine arrachées à leurs burnous, il en frotta les sept pierres, en jeta trois devant les Ghorebaïn, en remit une au roi, en garda une autre, et les deux dernières il les partagea entre Hantalah et Korad.

L'acte d'alliance et d'engagement était accompli, et Nôman répondit qu'il accep­tait la caution de Korad, quand le son des clochettes annonça l'arrivée des cinq cents chameaux offerts à Hantalah par le roi. C'était un troupeau magnifique divisé par bandes de vingt têtes, et chacune de ces bandes était conduite par un chanielier. Hommes et animaux étaient également donnés en toute propriété à Hantalah. Odieux état des sociétés où les êtres raison­nables, intelligents, faits à l'image de Dieu, sont traités comme des créatures brutes, inaccessibles au sentiment de la Divinité, et dont les fronts intelligents sont toujours courbés vers la terre !

Nôman mit Hantalah en possession de son opulente propriété en présence de toute son armée, qui fut instruite de l'hospitalité si complète que le noble Bédouin avait donnée au roi ; puis, sur un signal, les ca­valiers défilèrent devant les Ghorebaïn en abaissant leurs lances, en poussant de la­mentables welwalechs, des gémissements, comme le mot même le fait entendre; et Nôman, après être descendu de Yahmoum, et s'être prosterné devant le sépulcre des deux amis, remonta à cheval, et fit à Han­talah un geste que celui-ci comprit. « Dans un an tu me reverras, ô roi ! » Korad-ben-Adjdaa était obligé de suivre le cortège; il n'eut donc que le temps de dire quelques mots à Hantalah, et entre autres de s'acquitter de la commission du père Arsenios, et de lui faire connaître la retraite actuelle du bon moine. Ensuite Hantalah et Korad se pressèrent les mains : c'était un engagement plus inviolable en­core que le contrat le plus solidement ci­menté.

« A un an ! à un an ! » Et d'un temps de galop Korad eut rejoint la cavalerie royale, et Hantalah se mit aus­sitôt en route vers sa tente.

X : JOIE AU RETOUR

Quel fut le douloureux étonnement de Maessema quand elle apprit qu'un étranger avait pénétré dans la ville malgré les exces­sives précautions qu'elle avait prises ! Elle fit venir les gardes chargés de l'exécution de ses ordres, et leur adressa des reproches qu'ils étaient loin de mériter, car la vigi­lance avait été extrême. C'est ce qu'ils affir­mèrent avec serment à Maessema, et elle le crut, mais en éprouvant non moins qu'eux une surprise que nous ne partageons pas , nous qui savons depuis longtemps que Hantalah avait quitté sa tente le soir au soleil couchant, pour voyager au frais de la nuit, et arriver à Hira bien avant le jour. C'est ce qu'il avait fait, et, entré dans la ville à deux heures du matin environ, il avait passé le reste de la nuit dans le petit bois d'où nous l'avons vu courir vers Nôman.

Du reste, il ne sortit point de la capitale comme il y était entré, furtivement et sans bruit. Honoré des largesses du roi, il mar­chait précédé d'officiers de la cour, et cha­cun s'inclinait sur son passage presque comme sur celui du souverain, dont il portait en quelque sorte le reflet dans l'é­clat que répandaient sur lui les bienfaits royaux. Qui ne se rappellerait, en voyant cette espèce de triomphe de Hantalah, les couronnes de fleurs dont les païens ornaient le front des holocaustes?

Nôman ne permit pas d'ailleurs que l'A­rabe sortit de sa ville sans qu'un splendide repas lui eût été servi dans un de ses palais situé à la principale porte de Hira, et Hantalah ne se remit en chemin que lorsque l'ardente chaleur du jour fut passée. La nuit était admirable, et il y avait un rapport d'un charme infini entre la sérénité de la lune et la paix du désert, qu'animait seulement le bruit presque calme , tant il était mélo­dieux et cadencé, des clochettes des cha­meaux. Que la même paix ne pouvait-elle être dans le coeur de Hantalah! Mais un supplice affreux venait de commencer pour lui, et depuis quelques heures il était dans l'affreuse position que la Providence a voulu sauver à l'homme, celle d'un malheureux qui saurait l'heure précise, immanquable de sa mort. Cette heure est décidée et ré­solue dans la pensée de Dieu ; mais il la cache à l'homme, et c'est un de ses plus grands bienfaits envers sa créature élue.

Et ce bienfait, Nôman venait de le ravir à Hantalah. Comment vivrait-il désormais entre sa femme et son fils, qui allaient être si joyeux de le voir, et que lui il allait re­voir d'un oeil si désolé ! Il faudra cependant leur cacher son chagrin, son tourment, les larmes qui viendraient sur ses paupières à l'incessante pensée qu'il était condamné à se séparer d'eux. Bientôt ces réflexions et celles innombrables qui venaient s'y ratta­cher le préoccupèrent pendant toute la nuit, à moins que, pour se soustraire au véritable vertige qu'elles lui donnaient, il n'enga­geât de temps à autre la conversation avec les chameliers ; mais ces causeries néces­sairement bien vides, bien indifférentes, laissaient trop vite place à des préoccupa­tions nouvelles plus déchirantes encore.

Ses tortures s'aggravaient à mesure qu'à la croissante lumière du jour naissant il reconnaissait qu'il approchait de sa tente. Hier, ces remarques qui lui annonçaient sa prochaine rentrée dans sa famille lui auraient rempli l'âme de joie; ce matin, c'était de douleur.  Quant à Hobeïbeh et à Amrou, ne sachant s'ils devaient éprouver douleur ou joie, car ils se demandaient si le roi Nôman avait donné à Hantalah les secours sans lesquels ils étaient perdus, ils l'attendaient avec la plus grande impatience. Elle augmenta quand le soleil fut depuis plus de trois heures déjà sur l'horizon.

« Il ne vient pas !

—  Rassure-toi, mère, peut-être le roi l'aura retenu afin de lui rendre hospitalité pour hospitalité.

—  S'il est en route par cette chaleur, qu'il doit souffrir !

—  Vois donc ! vois donc, mère ! et il montrait, en même temps qu'il parlait, l'horizon à Hobeïbeh. Vois donc!

—   C'est le mirage.

—  Je le sais, ma mère, c'est le serab; mais comme celui - ci est beau ! Je me rappelle d'avoir passé, tout enfant, quand nous changions un jour de station, sur les bords d'une grande rivière... Alforat, l'Euphrate..., je crois. Eh bien! ne dirait-on pas voir une pareille étendue d'eau, sur les flots de laquelle le soleil brillerait ?

— Oui, dit Hobeïbeh, mais c'est un mensonge que cette apparence d'eau qui trompe le voyageur altéré ; c'est une illu­sion cruelle qui fait tout le mal d'une espé­rance déçue.

—  Mais... écoute donc, ma mère!... Est- ce que ce ne sont pas dans le lointain les clochettes des chameaux ?

—  Attends... Amrou... Oui... Sans doute quelque caravane qui vient de Hira et va à Bagdad ou à Mosoul.

—  Oh ! oui, bien sûr, c'est une caravane. On entend les clochettes de plus en plus distinctement ; et dans le mirage, comme à travers un voile transparent ou un nuage de poussière éclairé par le soleil, vois-tu... vois-tu les premiers chameaux qui parais­sent comme des ombres?

— Oui, les voici bien qui avancent. Quelle file! mais... ils viennent droit à nous, on le croirait vraiment. Hobeïbeh achevait à peine cette observation, que Nabbah s'élança d'un seul bond à vingt pas de la tente, avec cet aboiement bien connu de la famille, qui voulait dire : Mon maître ! mon maître ! Rabbi! rabbi!

Amrou et Hobeïbeh ne savaient que pen­ser. Il était cependant possible que Hanta­lah revint avec cette caravane, et le fils, la mère coururent au-devant de la nombreuse troupe de chameaux, dont le premier était à vingt pas tout au plus de la tente. Et Nabbah, qui s'était précipité bien plus loin que sa maîtresse et son jeune maître, poussait toujours des cris plus joyeux à travers le voile de la vapeur qui était en­core un reste du mirage ; ils virent le chien fidèle se jeter avec amour sur un homme qui descendait de dessus un des plus beaux dromadaires.

Hobeïbeh et Amrou eurent bientôt re­connu Hantalah, et l'un et l'autre tombè­rent dans ses bras pendant qu'il ordonnait aux chameliers d'arrêter.

« Comment ! s'écria Hobeïbeh avec un étonnement et une joie également inexprimables ; comment ! tous ces chameaux sont à toi!... Oh! vois donc comme j'ai eu une bonne pensée quand je t'ai conseillé d'aller trouver le roi. Pouvait-il, en effet, ne pas se montrer reconnaissant ? pouvait-il nous laisser périr faute de secours, après l'hos­pitalité si dévouée que tu avais exercée en­vers lui?... Cependant je n'aurais jamais espéré de si magnifiques présents. Rentre donc dans la tente, tu es brûlé, tu dois mourir de soif... On le voit bien , tes traits sont contractés, tes regards abattus... et. cependant tes yeux, ta bouche, ton front, tout ne devrait exprimer en toi que le ra­vissement. .. Mais tu es fatigué, je le vois ; viens donc, viens à l'abri, et quand tu seras reposé, tu me raconteras la merveilleuse histoire de ton voyage, dont les résultats sont si beaux. »

Les transports que Hobeïbeh exprimait avec tant d'énergie, et dont Amrou était l'écho joyeux, redoublèrent les secrètes an­goisses de Hantalah, et bien qu'il possédât, comme tout homme fort, un puissant em­pire sur ses émotions, il eut bien de la peine à répondre en souriant aux empressements et aux caresses de sa famille. Hobeïbeh, at­tribuant toujours (et il était naturel qu'elle n'eût pas le moindre soupçon) sa gravité et son silence à la lassitude dont il était accablé, lui fit boire du lait qu'elle s'était procuré pour son retour, et quelques boules de farines délayées dans un peu d'eau devinrent, en un instant un potage très-réconfortant.

Quand il eut mangé et bu pour satisfaire sa faim et sa soif, mais sans ce véritable appétit qui excite le désir, Hobeïbeh et Ajmrou lui demandèrent des détails sur sa visite au roi de Hira.

« Comme il a dû être content de vous voir, mon père !

— Ses riches présents le prouvent, ajouta Hobeïbeh : combien y a-t-il de chameaux ? Leur file s'étend jusqu'à l'horizon.

— Cinq cents, répondit Hantalah.

— Cinq cents ! s'écrie Hobeïbeh, éblouie par tant de richesses ; cinq cents ! Nous ne dirons plus, Hantalah, que le Ciel nous éprouve. »

Hantalah soupira, et sa femme lui ayant demandé le motif de ce soupir qui lui était échappé comme pour réprimer l'abandon avec lequel elle se livrait avec tant de sé­curité à ce qui lui semblait un si complet bonheur, il lui répondit que quelquefois aussi le Ciel nous éprouvait en nous en­voyant en abondance les biens d'ici-bas; puis, reprenant sa sérénité d'autrefois, il s'occupa des soins à prendre pour que cha­cun des chameliers établît son campement au milieu des chameaux dont la garde lui était confiée. Le don du roi Nôman avait été fait avec toute la prévoyance nécessaire pour qu'un pauvre, mis soudainement en possession de telles richesses, ne fût.pas dans le plus grand embarras pour en dis­poser et en jouir. Parmi les chameaux, les uns portaient des tentes de poils de chèvre, des pieux, des cordes, des piquets, et tout l'attirail d'un campement ; les autres étaient chargés d'abondantes provisions pour la nourriture des animaux et des hommes pendant plusieurs mois. En déchargeant le chameau que montait Hantalah, Amrou et Hobeïbeh, qui l'aidèrent, trouvèrent au milieu des sacs de froment et d'orge une grosse bourse pleine de dinars. . « Vois, vois, Hantalah, lui dit Hobeïbeh en lui portant cet or, vois comme le roi Nôman est généreux et combien il se montre reconnaissant de ton hospitalité ! »

Hantalah, afin de se dérober à l'embarras pénible où le mettaient les transports de sa femme, transports auxquels il lui était im­possible de répondre avec l'accent de joie et de reconnaissance qu'elle donnait à ses expressions, redoubla d'activité pour l'éta­blissement de son campement, qui couvrait une vaste étendue de terrain. C'était alors un mouvement plein de vie au milieu de cette solitude. Les chameliers arabes et nubiens, au teint noir, olive ou cuivré, allaient, venaient, couraient aux moindres ordres de Hantalah, plantant les piquets pour le bétail, dressant leurs tentes, creu­sant alentour de petits canaux pour l'écou­lement des rares eaux d'orage ou de celles que le ménage emploie, et pendant ce temps Amrou s'amusait à bondir, sans s'inquiéter de l'absence d'étrier, sur le dos élevé de chaque chameau, de chaque cha­melle.

« En voilà un qui sera rapide et infati­gable à la course !

—  Celle ci sera bonne laitière, » remar­quait Hobeïbeh en passant en revue le trou­peau ; puis elle soupira. « Ah ! dit- elle à Hantalah, j'en donnerais bien vingt-cinq pour avoir notre bonne Rebreba !

—  Et Djin ! ajouta Amrou, qui avait en­tendu ce que venait de dire sa mère; et Djin !... Est-ce que vous ne donneriez pas vingt- cinq chameaux pour avoir Djin ? dites, mon père? »

La mère et le fils n'eurent pas besoin je répéter leurs questions. Hantalah avait saisi la pensée de l'un et de l'autre comme une idée excellente. Ainsi il pouvait re­trouver sa jument, sa chamelle favorites, et en même temps, au moyen de cet échange, rendre à son maître, qui avait été si bon pour lui, une petite partie de la richesse que le feu lui avait prise.

« Vous avez raison, femme, enfant ! c'est une inspiration qui vous est venue d'en haut! J'y obéis sans retard. »

En un instant il fut à la porte de la tente à demi brûlée sous laquelle Adim, hier l'o­pulent propriétaire de si immenses trou­peaux de chameaux et de buffles, se livrait à la plus profonde douleur. Il était loin, bien loin de la résignation de son antique compatriote du désert, l'Arabe Ayyoub , le patriarche Job , en qui les Orientaux vénè­rent la vertu par excellence, la leur, la patience, la soumission la plus touchante sous les coups dont les accable la fortune.

La veille, au moment du désastre, Hantalah avait trouvé ce riche, devenu pauvre en un clin d'oeil, abandonné à une affliction qui allait jusqu'au désespoir, s'arrachant les cheveux, la barbe, se déchirant les vête­ments , couvrant leurs lambeaux de pous­sière ou de la cendre que l'incendie lui avait seule laissée : de même il le re­trouva.

Il est vrai qu'au moment même de la ca­tastrophe il pouvait encore y avoir au fond de sa désolation quelque espérance : peut- être tous ses troupeaux, tous ses bâtiments, tous ses abondants greniers n'avaient-ils pas été la proie de ce double fléau, l'in­cendie et le pillage ; mais un douloureux examen lui avait montré que sa perte était immense , complète, et, le coeur brisé par la cruelle certitude , il venait donc de ren­trer dans sa tente aussi atterré qu'on l'est après vingt-quatre heures d'une grande calamité, séparation ou mort, quand la réflexion nous en a fait apparaître toute l'étendue, toutes les poignantes perspec­tives.

L'aspect d'une telle désolation, qui n'a­vait pour cause que des malheurs matériels réparables avec du courage et de la persé­vérance , eût suffi pour donner à Hantalah une force double contre cet irréparable mal­heur dont il était non point menacé, mais certain. Il éprouvait, en voyant l'anéantis­sement de son ancien maître, un sentiment qui lui était pénible à l'égard d'un homme auquel il avait voué toute reconnaissance (il allait lui en donner la preuve) ; mais combien il aurait voulu le trouver debout, le front haut devant l'adversité !

Après avoir contemplé un instant la dou­leur d'Adim, tellement absorbé qu'il n'a­vait point entendu, qu'il ne voyait point Hantalah, celui-ci prit la parole :

« Allons, maître Adim, relève la tête, regarde de l'oeil de la gratitude le Ciel qui a eu pitié de nous. La fortune m'est re­venue, c'est dire qu'elle te revient aussi. Je te propose un échange : rends-moi Djin et Rebreba, et je te donnerai vingt-cinq forts chameaux, vingt-cinq belles chamelles laitières. »

Adin avait, en effet, relevé la tête aux premières paroles de Hantalah ; mais ce fut pour tourner vers lui un regard de stupé­faction, dont l'expression ne fit que croître quand il lui parla du don de vingt-cinq chameaux, de vingt-cinq chamelles.

« Le chagrin nous fait perdre l'esprit, mon pauvre Hantalah. Tu rêves ! mais je ne puis, hélas! partager tes beaux songes au milieu de ces ruines. »

Le son des clochettes annonçait cependant bientôt à Adim la venue du troupeau dont Hantalah lui avait parlé, et au bout de quel­ques minutes les chameaux arrivaient con­duits par Amrou, les chamelles dirigées par Kafour, Nubien de quinze ans, l'un des cha­meliers que Nôman avait donnés à Hanta­lah. Ce jeune Kafour était en vérité une char­mante créature; aussi déjà était-il le favori d'Amrou, de Hantalah et de Hobeïbeh. Son visage, d'un noir d'ébène (et c'est à cause de cette circonstance que, par une plaisan­terie assez habituelle à l'Orient, l'esclave nubien avait été nommé Kafour, mot qui signifie camphre, et l'on sait que le cam­phre est d'une parfaite blancheur) ; son visage, d'un noir d'ébène, décelait toutes les qualités les plus précieuses pour les autres et pour lui-même : l'empressement à être utile, le courage, le dévouement, mais surtout une gaieté qui rayonnait sans cesse dans ses deux yeux scintillants et sur la double rangée de ses dents blanches, comme la neige , souriante comme le jour naissant. Plus d'une fois les poètes de la cour de Hira avaient peint Kafour par cette image, et ils ajoutaient que ses yeux, étincelant sur son front noir, sur ses joues noires comme la nuit, resplendissaient autant que deux étoiles au milieu des té­nèbres.

A peine eut-il aperçu Hantalah qu'il poussa le cri de joie de son pays, s'élança du dos de la chamelle qu'il montait en tête de son troupeau et accourut tout souriant vers son maître, lui présentant la bride de sa haute monture. Amrou, de son côté, avait fait la même manoeuvre, et pendant ce temps Adim regardait d'un oeil ébahi ce qui se passait. Il se croyait en proie aux hallucinations de la fièvre ardente causée par le coup dont il avait été frappé. Ce sont, se disait - il, les rêves du délire qui font apparaître devant moi, comme une réalité, un faible souvenir de ma fortune perdue. Et il allait retomber dans son anéantissement, quand Hantalah le rap­pela à lui.

« Eh bien ! maître, voyons ! veux-tu faire l'échange que je te propose? Voici le troupeau que je t'ai offert : compte. Il y a bien là cinquante bêtes superbes qui te donneront bientôt un riche troupeau. Viens les examiner. »

Adim eut toutes les peines du monde à quitter la natte sur laquelle il était étendu, tant le manque de courage l'avait plongé dans un apathique engourdissement, si contraire au rétablissement de ses affaires. Sans doute il s'était dit, comme Korad au début de ce livre, le stupide mâchallah sous lequel le fataliste s'affaisse, rampe et meurt avant l'ordre de Dieu. Cependant Hantalah, par sa parole résolue, anima un peu cette mortelle indolence, et Adim, sor­tant enfin de sa tente, passa en revue avec Hantalah l'objet d'échange ou plutôt le don que celui-ci lui offrait. Il le comprit et le sentit ainsi.

« En échange, Hantalah ! Cinquante têtes de ce magnifique bétail contre une jument et une chamelle qui t'appartiennent déjà à demi, puisque sans toi Djin et Rebreba étaient enlevées par les pillards. Tu ap­pelles cela un échange! dis donc que c'est un présent... presque le présent d'un roi!

— D'un roi, tu l'as dit, » répliqua Han­talah ; et il lui raconta brièvement comment, sur le récit de l'incendie et du pil­lage des Benou-Ghazieh, Nôman, le roi de Hira, lui avait fait un don fastueux ; mais il se garda bien d'ajouter quel avait été le principal motif de cette libéralité.

« Tu vois donc bien, Adim, que cette part de la munificence du roi t'appartient, puisque sa compatissante générosité a été émue par le tableau du désastre dont tu as été la première victime. Cependant j'aurais pu tout consever pour moi, beaucoup le diraient, je le sais; mais je ne pense pas ainsi, et au-dessus de mon droit je place le sentiment de la justice et du devoir. Eh bien donc, c'est justice, c'est devoir que j'accomplis en te marquant ma reconnais­sance ; c'est même un service que je te de­mande, puisque je te prie de me donner en échange Djin et Rebreba. »

Les paroles de Hantalah, aussi nobles que simples, avaient exercé sur Adim une action bien plus puissante que la certitude de la fortune revenant à lui. Il était touché jusqu'aux larmes ; ou plutôt les larmes que tout à l'heure il versait lâchement sur son bien perdu lui étaient tirées actuellement par une émotion grande, élevée, une admi­ration venue des profondeurs de l'âme. Serrant les mains de Hantalah , ne pouvant lui parler, tant les paroles affluaient à son coeur, il le remerciait par d'expressifs re­gards scintillant à travers ses pleurs ; et les yeux de Kafour, cette excellente créature accessible à toutes les vives impressions, lançaient, comme par reflet, d'humides rayons du fond de leurs noirs orbites , tant il était ému par cette scène.

Quant à Amrou, il se joignit à son père pour demander Djin et Rebreba ; il allait même tomber aux genoux d'Adim, dont il prenait le silence pour de l'hésitation, et lui demander que ses favoris lui fussent rendus ; mais il n'était plus besoin de prières près d'Adim ; courant vers la tente qui leur servait d'étable et d'écurie, cet homme détacha la jument et la chamelle, qu'il amena en les tenant en laisse de chaque main. Amrou n'avait pas attendu qu'ils fussent arrivés devant la tente où étaient Hantalah et Kafour. Dès qu'il avait aperçu Djin, il s'était élancé sur le poitrail de la noble cavale, et, se tenant suspendu à son cou élégant, il le couvrait de baisers, ainsi que ses joues au poil lustré comme la soie.

« Ma bonne Djin, mon amie, tu vas être toujours avec nous, tu ne nous quitteras plus, ma belle... Viens, viens... ton maître Hantalah t'attend... tu vas revoir Hobeï­beh... tu vas revoir Nabbah, le bon chien que tu aimais tant. »

C'est ainsi qu'Amrou ne cessa de parler et de caresser Djin, qui répondait à ces paroles et à ces caresses par de petits hen­nissements clairs, joyeux, de bonne ami­tié , de véritables accents de bonheur ; il ne cessa de causer avec Djin que pour bondir sur Rebreba, en lui tenant aussi mille gen­tils propos sur le bon accueil qu'allait lui f'aire sa maîtresse Hobeïbeh, et Nabbah encore, cet autre favori de la famille.

Et Djin, dès qu'elle aperçut Hantalah, poussa un hennissement encore plus clair , plus sonore, plus retentissant ; ses pieds fins et délicats se soulevant doucement, tour à tour, il semblait qu'elle voulut les tendre à la main d'Hantalah, qui flattait ses lianes et son poitrail, où courait un frémis­sement causé par une émotion de contente­ment. Et l'on voyait dans les yeux scintil­lants de Kafour qu'il n'ambitionnait pas d'autre poste que celui qui le chargerait d'avoir soin de Djin; mais Hantalah et Amrou se disputaient déjà ce bonheur.

Enfin l'échange eut lieu, et Hantalah re­prit possession de Djin en s'élançant sur son dos large et poli. Quant à Rebreba, Amrou, assis sur sa selle de bois, lui fit entendre un son particulier de la langue pour l'exci­ter à la course, et, en effet, elle partit avec autant de rapidité que Djin. Hantalah et son fils étaient déjà loin, lorsque, en réponse à leurs remercîments et à leurs selam aleïk, parvinrent à leur oreille les selam aleïk et les actions de grâces d'Adim.

Quant à Kafour, agile comme un faon , il suivait de près, il devançait même souvent Djin et Rebreba, et, grâce à l'incroyable vi­tesse de sa course, il put arriver le premier vers Hobeïbeh pour lui annoncer la venue de ses favorites.

 

XI : PERSPECTIVE D'UN NOUVEL ÉTABLISSEMENT

Hobeïbeh accueillit avec joie, comme on le pense, sa bonne Rebreba. Elle voulut elle- même lui préparer la litière la plus épaisse, la plus choisie, et non point dans les vastes tentes qui servaient d'étables aux autres chamelles, mais dans une petite tente à part, voisine de celle de la famille. Djin fut logée de même par les soins de Hanta­lah et de Amrou, au grand chagrin de Kafour, qui avait espéré être chargé de la garde de la belle jument.

Tout le reste de la journée fut employé aux travaux de campement, qu'on termina à la clarté d'une lune splendide ; puis cha­cun, maîtres et serviteurs, se retira pour se livrer au repos, et le repos vint bien vite clore les paupières des chameliers, de Ka­four, d'Amrou, d'Hobeïbeh. Hantalah aussi ne tarda point à tomber dans un profond sommeil : les vingt-quatre heures qui ve­naient de s'écouler avaient été pour lui tel­lement pleines de troubles, d'agitations, de mouvements divers, tant du corps que de l'âme ! Ce fut ce mélange d'émotions qui le plongea dans le plus lourd assoupisse­ment que puisse causer une fatigue extrême, mais en même temps fit apparaître devant sa pensée cette admirable portion de notre être, laquelle veille toujours ainsi que le Dieu dont elle émane, un songe aussi agité que l'avait été le jour. Reflet voilé des ima­ges et des actions dont le retentissement était encore en lui, elles se montrèrent un peu confuses (comme les collines et les monticules de sable se montrent à travers le réseau du mirage qui finit), troubles et incertaines , mais aussi plus imposantes, plus grandes dans ce vague.

Nôman se dressait devant lui comme un géant redou­table ; les nombreux troupeaux qu'il lui avait donnés lui semblaient des bandes de monstrueuses créatures ; le parterre d'ané­mones écarlates et pourpres que ses der­niers regards devaient revoir en fleur se déployait devant lui comme un champ hé­rissé d'arbustes épineux chargés de sang. Plus le rêve durait, plus Hantalah sentait croître un poids sur sa poitrine, et ce poids, c'était la petite pierre du serment : il étouf­fait , il suffoquait sous cet énorme fardeau, et quand il entendit retentir, comme un éclat de tonnerre les paroles de Nôman : « Dans un an, Hantalah! » il s'éveilla en se débattant, le front couvert d'une froide sueur, et s'écria avec désespoir : « Ma femme ! mon enfant ! » Par bonheur, l'un et l'autre dormaient profondément, et la voix d'Hantalah, d'ailleurs basse et étouffée, ne les tira point de leur calme sommeil. Hélas! il devait venir trop vite le jour où leur paix serait dé­truite !... La commotion qu'Hantalah avait éprouvée avait été trop violente pour qu'il se rendormit promptement : il fut quelques minutes à se persuader qu'il avait été op­pressé par un affreux cauchemar, le démon Kotroub, et ne revint à lui qu'en écoutant la respiration claire, pure, cadencée d'Am­rou et d'Hobeïbeh, ou bien le bruit sourd de la terre battue soit par le sabot élégant de Djin, soit par le pied solide de Rebreba, l'une et l'autre, on le sait, logées dans le voisinage de la tente de la famille. Nabbah fut le seul qui l'entendit remuer, et il ac­courut à son lit, et, se dressant sur ses pattes, lécha les mains pendantes de son maître.

Hantalah lui répondit par quelques ca­resses , et ces douces scènes d'intérieur lui ayant ramené le calme, il l'augmenta en­core en pensant au bien qu'il avait fait à Adim, au bien que désormais il pouvait faire.

« Si mes jours sont comptés, se disait-il, que du moins tous soient employés à assu­rer le bonheur de ma famille et le soulage­ment des malheureux. Préparer aujour­d'hui la moisson que je ne dois pas recueil­lir, n'est-ce pas étendre, en quelque sorte, au delà du tombeau, ma sollicitude sur ceux que j'aime et sur tous mes sembla­bles? car, je le veux, aucun malheureux n'approchera de ma tente sans recevoir toutes les consolations que nous pourrons lui donner. »

Puis, cette pensée de charité se ratta­chant au souvenir de la charité vivante, le père Arsenios, il se reprocha vivement de n'avoir pas encore songé à cet homme pieux, dont Korad-ben-Adjdaa lui avait fait connaître la demeure. Pour réparer cette faute, il se promit (et l'on sait ce que va­laient les promesses d'Hantalah), il se pro­mit d'aller le trouver le lendemain même, et, en formant ce projet, il se rendormit doucement.

Hobeïbeh et Amrou étaient debout dès les premières lueurs du jour , et crurent au lieu de se réveiller, tomber dans un songe beau et heureux en revoyant leurs richesses actuelles. Déjà les chameliers, sous les ordres de leur chef, tous active­ment livrés à leurs divers travaux, for­maient , sur la vaste étendue que le cam­pement occupait, un mouvement incessant, varié, pittoresque. Il y avait là des hommes de toutes les teintes, depuis celle du cuivre ou du bronze jusqu'au noir d'ébène le plus pur et le plus luisant. Kafour était doué par excellence de ce teint de la nuit, et ses yeux scintillaient plus éclatants que jamais sur cette peau ténébreuse ; car Hantalah, après avoir dit à sa femme et à son fils un bon­jour aussi calme que s'il n'eût point passé sous l'ouragan d'un horrible cauchemar, avait ordonné au jeune Nubien de seller Djin pour lui, Hantalah, et de se préparer pour lui, Kafour, un autre cheval qui n'é­tait point un kohlani comme Djin, noble animal dont la généalogie se conservait dans les traditions depuis deux mille ans.

« Nous allons à quelques milles d'ici, Kafour, lui dit-il; il faut que tu sois prêt dans le quart d'une heure.

— Avant, si vous le voulez, maître! » lui répondit Kafour, avec une vivacité en­jouée et résolue, qui seule l'eut fait aimer au premier coup d'oeil.

Hantalah venait d'apprendre à Hobeïbeh que le but de son petit voyage était une vi­site au père Arsenios, dont la demeure ac­tuelle lui avait été enseignée par Korad- ben-Adjdaa; et Hobeïbeh, se réjouissant à la pensée qu'elle pourrait un jour revoir le bon ermite, regrettait de ne pouvoir ac­compagner son mari. Amrou, aussi, tout chagrin de ce que son père ne l'emmenait pas, lui dit presque les larmes aux yeux la peine qu'il en ressentait; mais Hantalah le consola, en lui donnant une raison qui dut le flatter d'autant plus, qu'elle était juste.

« Mon enfant, est-ce que tu n'es pas en état de me remplacer? Ne faudra-t-il pas désormais étendre sans cesse, sur ce que nous possédons, le coup d'oeil du maître? Tu peux déjà exercer à ma place cette di­rection et cette surveillance : apprends dès à présent à te suffire à toi-même, mon bon Amrou, et à être l'aide et l'appui de ta mère. »

Amrou s'inclina, grave contre son ordi­naire, aux graves et lentes paroles que ve­nait de prononcer Hantalah. Du reste, le noble Bédouin, s'apercevant qu'il s'était encore laissé aller à de lugubres préoccu­pations de l'avenir, courut vers Hobeïbeh, qui, riante et heureuse, et en chantant un air bien-aimé, trayait en ce moment sa chère Rebreba.

« Au revoir! à aujourd'hui, avant la fin du jour ! au revoir ! lui dit-il à plusieurs re­prises, comme s'il songeait au jour où il ne pourrait lui faire cet adieu plein d'espé­rance. Au revoir! Nous partons, Kafour! »

Tout aussitôt Djin fut devant son maître, le fêtant par le regard, les mouvements dansants de ses pieds délicats, un petit hen­nissement qui valait le bon matin ; et comme la jument bondit de joie en sentant son maître presser ses flancs! Kafours'élança en même temps, sans étrier, sur son cheval, qu'il montait à cru, et Han­talah était en route.

Pendant assez longtemps Hantalah et Ka­four galopèrent en silence, soulevant autour d'eux un nuage de poussière que coloraient en or bruni les rayons du soleil naissant ; mais la route était devenue montueuse et difficile. D'ailleurs Hantalah, voulant sans doute se soustraire à l'obsession de ses pen­sées (et la volonté forte peut faire taire ces voix intérieures du chagrin ou de l'avenir inquiet qui nous affligent et nous tour­mentent), Hantalah ralentit, au grand dé­plaisir de l'ardente cavale, la course de Djin ; et Kafour imita son maître, avec cette soudaine précision qu'on admire dans le temps d'arrêt du cheval arabe lancé au plus rapide galop.

« Voyons, Kafour, raconte-moi ta courte vie, et comment, delà contrée de Habech ou de Noubeh...

— De Noubeh, maître.

— Eh bien, soit ; la Nubie est plus près de nous que l'Abyssinie, sans doute ; mais cependant elle est fort éloignée encore. Comment donc, de ton lointain pays, t'es- tu trouvé transporté au service du roi de Hira, sur les terres d'Irak? »

Kafour soupira pendant quelques mi­nutes ; ses yeux si éclatants ne brillèrent plus qu'à travers des pleurs, de même qu'on voit les étoiles luire à demi sous le voile humide et diaphane d'un nuage plu­vieux.

« Oh ! mon maître, dit-il enfin, quand, hier soir, votre fils Amrou lisait dans ce gros livre, vous savez?... j'ai bien des fois été sur le point de l'interrompre par des cris d'étonnement et de tristesse. 11 me semblait entendre mon histoire.

—   Laquelle était-ce donc?

—  Celle qui raconte comment le beau et sage Youcef fut vendu par ses frères à des marchands égyptiens, qui le vendirent à leur tour, pendant que son père le cher­chait, le demandait à tous les échos des monticules de sable, et pleurait nuit et jour. Oh! oui, il pleurait nuit et jour, comme ont pleuré mon père et ma mère quand ils ne m'auront plus trouvé gardant nos buffles à quelques heures de notre tente, bien plus près d'Ibrim que de Dongolah. Je ne sais pas si je dis comme il faut dire; mais ces noms-là, je les ai si souvent entendu ré­péter, que j'aime bien à les redire comme les noms de mon pays, de mon pays d'où j'ai été enlevé par des Arabes de la mer Rouge, qui m'ont vendu à des Égyptiens, et ceux-là à des marchands d'esclaves de la Syrie, qui m'ont amené à Hira. Pauvre père ! pauvre mère ! ils n'auront plus trouvé le petit troupeau qui les faisait vivre, et le berger non plus qui ne vivait que pour les aimer! Oh! bien sûr que je sanglotais et que je pleurais tout bas, pendant que Sidy-Amrou racontait l'aventure du sage Youcef !

— Et y a-t-il longtemps que tu as été séparé de ce pauvre père, de cette mère malheureuse? »

Hantalah adressa à Kafour cette ques­tion, tandis que le pauvre enfant, si joyeux, si pétulant, si rayonnant à l'ordinaire, gar­dait un silence pensif et bien triste.

«Je ne pourrais pas le dire. Je ne suis guère savant à mesurer comment le temps passe ; mais il me semble que depuis le jour où j'ai été enlevé (et je me suis vigou­reusement défendu, maître, quoique je fusse bien petit, dit-il en reprenant son accent d'énergique résolution); eh bien! je crois me rappeler que depuis ce jour-là j'ai vu quatre fois la surface des puits se durcir dans le désert, et le sable, ainsi que les ar­bustes épineux, couverts le matin comme d'une étoffe d'argent qui fondait au soleil.... Quatre fois cela, cela fait quatre ans... N'est- ce pas, maître?

—    Oui.

— Et je ne les reverrai jamais, ma pauvre mère et mon pauvre père !

—  jamais ! est-ce qu'il faut jamais déses­pérer de rien?... Jamais!... à moins qu'ils ne soient morts. »

A ces derniers mots, Kafour éclata en larmes aussi abondantes que les étincelles de joie jaillissaient ordinairement de ses yeux, et Hantalah se repentit bien de ses paroles.

« Du courage, mon enfant! de l'espé­rance ! tu les retrouveras... Ils te retrouve­ront; car ils te cherchent, bien certaine­ment... Je n'ai jamais entendu parler d'un père, d'une mère qui eussent perdu leur enfant, et ne passassent point de bien longs jours, que dis-je? toute leur vie à le de-

mander à la terre et au ciel. Espérance Kafour ! bonne espérance ! »

Il parlait en ce moment d'espérance, comme si, pour son compte, il en avait dans le coeur; mais il avait la bonté, qui fait qu'on s'oublie pour consoler les autres ; et l'on est souvent récompensé de cette bonne action, de ce dévouement, en se consolant en même temps soi-même.

« Oh ! si je pouvais les revoir! si vous disiez vrai, maître, je vous aimerais encore bien plus qu'aujourd'hui. Je ne voudrais plus vous quitter... ni eux non plus, ils ne voudraient plus vous quitter, vous qui au­riez consolé et soutenu leur enfant ! O mon maître, mon bon maître ! »

Et le regard de Kafour ayant repris, à l'idée de revoir ses parents, tout son éclat d'argent sous le beau noir de son front : « Voyez ! voyez ! là-bas, sur cette mon­tagne... cet homme qui a une grande robe, une longue barbe blanches et un capuchon comme celui d'un burnous... Ce manteau

est brun, ce n'est pas un cheik arabe... oh ! non.-- j'en vu comme cela en traversant l'Egypte avec mes marchands... »

Hantalah avait levé les yeux dès les pre­miers mots de Kafour, et, grâce à la vue pénétrante qu'entretient et agrandit encore chez l'habitant du désert l'habitude , la nécessité de percer du regard d'immenses étendues, il eut tout aussitôt reconnu le père Arsenios, qui descendait de sa cellule, le mont de contemplation. Aussi lança-t-il soudain Djin à son plus grand galop, et Kafour fit comme son maître ; mais Zebou, la gazelle que, l'on se le rappelle, le moine avait sauvée des serres du vautour, Zebou, hospitalière comme son maître, avait des­cendu la montagne avec toute sa vélocité , et l'on sait ce que c'est que le vol de la gazelle; puis, arrivée au mur d'enceinte de la montagne-ermitage, elle l'avait franchi d'un bond, et était venue saluer du regard, du geste, de tous les mouvements gracieux de son corps, Hantalah, au moment où il arrivait non loin de la porte. Elle semblait comme un chien intelligent et fidèle, avoir deviné un ami de son maître.

Amis bien chers en effet l'un à l'autre, à en juger par les étroits embrassements qui entrelacèrent à plus d'une reprise Hantalah, qui avait bondi de dessus Djin; Arsenios, qui suivant de bien loin, mais enfin suivant la course de la gazelle, avait pu, en pressant le pas, arriver à la porte qui fermait le sentier de la montagne, pour venir se jeter au cou de son élève, de son disciple le plus savant et le plus pieux.

Après un assez long silence causé par le saisissement de la surprise et de la joie, car Arsenios n'espérait plus que Hantalah fût vivant :

« Tu es encore sur la terre... tu vis en­core. .. Dieu soit loué ! Quelle voix heureuse a fait parvenir jusqu'à toi, mon enfant, lui dit le moine, la connaissance de ma nou­velle retraite?

__ Korad-ben-Adjdaa, répondit Hantalah à la question de son maître.

— Korad-ben-Adjdaa? Ah ! oui! je me le rappelle... un Arabe que j'ai rencontré au milieu des débris d'un campement couvert par le sable, et où nous avons cru l'un et l'autre reconnaître le Wady-Hantalah. »

Hantalah ne put s'empêcher de soupirer à ce cher souvenir.

« Mais entrons dans ma montagne, dit Arsenios ; laisse ton cheval à garder à ce jeune Nubien, et nous causerons librement de tant de jours passés dans l'absence. »

C'est ce que fit Hantalah; et Kafour, tenant d'une main la bride de Djin, de l'autre celle de son cheval, resta à la porte pendant que son maître franchissait le seuil de l'ermitage. Ce ne fut point toute­fois sans adresser à l'esclave cette recom­mandation :

- Veille bien autour de toi; prends garde aux Bédouins; ils pourraient t'enlever, toi et les chevaux.

— Oh ! ne craignez rien, maître; je sau­rais bien me sauver plus vite qu'ils ne me poursuivraient ; et puis je reviendrais vous chercher ; soyez tranquille ! »

Hantalah sourit de contentement en voyant l'intrépidité de son petit Kafour, qui avait repris toute son animation native dans l'espoir que lui avait donné son maître - qu'il retrouverait ses parents. Il aimait déjà tant Hantalah, qu'il avait foi dans ses pa­roles même les plus vagues ; l'amitié et la confiance sont l'abandon entier de l'âme, du coeur, de la pensée, à celui qu'on croit ou qu'on aime. Hantalah , la vue brûlée par le sable du désert, la poitrine embrasée par l'air déjà suffocant qu'y allumait le soleil, but avec bonheur, dans une tasse de bois qu'Arsenios portait toujours à sa ceinture, quelques longues gorgées de l'eau limpide de la source. Elle eût donné envie de boire à qui n'aurait pas eu soif et l'eût vue serpenter sous les palmiers, verte sous ce voile vert, hormis çà et là où le soleil perçant le feuil­lage y semait des parcelles d'or qui, de la surface, allaient briller jusqu'aux cailloux du fond. C'est ce qu'Arsenios, en orgueil­leux propriétaire (et cet orgueil était bien innocent), fit admirer à Hantalah, pendant qu'ils traversaient le petit pont de bois qui conduisait au jardin.

Le bouquet de palmiers et de cactus, éclaircis par le moine, qui les avait trouvés dans l'état que nous savons, touffus au point d'être impénétrables ; le pont de bois du ruisseau réparé par ses mains : rien ne ren­dait témoignage de l'industrieux travail du bon moine autant que le jardin, dans lequel il cultivait les plantes les plus utiles à côté des fruits les plus savoureux. Assis à l'ombre d'un sycomore, il partagea avec Hantalah une grappe de raisin exquis, une véritable grappe biblique , la grappe de Chanaan. Pendant qu'ils se reposaient en se rafraîchissant, le père Arsenios adressait à Hantalah mille questions sur le désastre qui les avait chassés, lui et sa chère Ho­beïbeh , et son petit Amrou, du verdoyant Wady-Hantalah.

« Et comment, mon fils, as-tu vécu après cette ruine? Oh ! cette pensée m'a tous les jours poursuivi pendant mon long pèleri­nage. Cet esclave nubien qui marche à ta suite prouve que tu n'es plus dans le mal­heur... Comment t'en es-tu tiré ? Je sais que tu es actif, intelligent ; mais je sais aussi combien il faut d'efforts pour se relever de la mauvaise fortune. »

Hantalah lui raconta sa vie chez Adim, comment lui et Hobeïbeh avaient donné l'hospitalité au roi Nôman ; il lui peignit l'attaque nocturne et l'incendie qui avaient réduit à la misère son maître, lui, par con­séquent ; et enfin, arrivé à sa visite à la cour du roi de Hira...

« Je vois, je vois, interrompit Arse­nios , il aura récompensé ton accueil avec générosité; car, s'il est dur et cruel... on le dit... du moins, ajoute-t-on, il est généreux et fastueux dans ses récompenses. »

L'interruption du père Arsenios tira d'un grand embarras l'Arabe, qui, en effet, pou­vait reconnaître la générosité de Nôman : c'est ce qu'il fit en répétant les paroles du moine ; mais il se garda bien de lui ré­véler la circonstance qui jetait sur tout ce bonheur un épais voile de deuil. Il était si heureux de revoir Arsenios, il voyait Arsenios si heureux de l'avoir retrouvé, qu'il n'eût jamais voulu troubler ce con­tentement mutuel par une pensée funèbre. Causer du chagrin, et un chagrin pro­fond à celui qui le recevait avec tant de joie, lui aurait semblé une ingratitude cruelle.

« Mais, bon père Arsenios, lui dit-il avec empressement, quel est ce sentier tournant qui part du bout du jardin et a pour bor­dure, de chaque côté, cette épaisse haie de cactus et d'aloès?

— C'est le chemin de ce que j'ai appelé le mont de contemplation; mais avant d'y monter, viens visiter ma cellule de travail à la fois et de prière. »

Ils entrèrent alors dans le pieux ouvroir que nous connaissons, et Hantalah y vit avec une édification complète des médica­ments préparés pour les malades qui ve­naient de loin trouver le saint ermite, à côté des outils du jardinier, du menuisier; et entre tout cela, tout grand ouvert, un livre, la Bible écrite par le moine lui-même dans le mont de contemplation.

« Nous allons y monter actuellement, mon fils Hantalah ; mais le chemin est rude, la chaleur ardente, il faut du cou­rage.

—  L'homme ne doit-il pas en avoir tou­jours, mon père? et d'ailleurs ne retrouve­rons-nous pas le sycomore et la treille du jardin ?

—  Tu as raison, mon fils, Dieu met tou­jours la récompense au bout du labeur, et dans un an la treille nous donnera de plus beaux, fruits encore, l'arbre un plus épais ombrage. »

Hantalah remarqua bien ces mots, dans un an, et, pressant la main du moine avec une force que celui-ci prit pour l'expression d'une vive amitié, il lui dit avec une gaieté un peu affectée peut-être :

« Eh bien! père, je crois que vous crai­gnez d'affronter le soleil et le sentier à pic! Faut-il vous montrer le chemin ? »

Tout aussitôt Hantalah commença à gra­vir avec une précipitation étrange, qui bientôt fut tempérée, du reste, et par la rudesse de la route et surtout par la néces­sité de suivre le pas d'Arsenios, qui, appuyé sur un haut bâton, montait assez lentement. Enfin l'un et l'autre arrivèrent au sommet de la montagne, devant la cellule des mé­ditations. Hantalah avait hâte d'y entrer pour avoir un peu de frais et de l'ombre ; mais le père Arsenios l'arrêta sur le seuil de la porte de pierre, pour lui faire admi­rer l'immense horizon que laissait découvrir au plus loin une atmosphère limpide.

« Vois, mon fils, là-bas, ces coupoles qui brillent au soleil, ces tours qui montent dans l'air droites comme les troncs des pal­miers : c'est Koufah, la ville des célèbres grammairiens, les rois de votre langue arabe , vaste autant que vos déserts ; et... retourne - toi : ici, à l'horizon, ces trois dômes que tu vois, c'est le fameux palais de Sadir, qu'ont chanté les poëtes de toutes les tribus... Mais tu dois le connaître, puis­que tu as été près du roi Nôman ?... »

Si Arsenios eût en ce moment regardé Hantalah, il eût aperçu sous sa peau basa­née et dans ses traits mâles une expression qui l'eût surpris.

« C'est Hira, continua le moine... Hira! Quand j'ai rencontré sur les ruines de ton campement Korad-ben-Adjdaa, il s'y rendait tout droit; et moi, instruit par des bruits arrivés jusqu'à moi du sacrifice humain que Nôman fait à certain mauvais jour, dit-il, j'avais supplié ton ami, celui que tu as sauvé, de ne pas entrer dans la ville sans savoir quel était ce jour sinistre. Je crai­gnais que Korad n'arrivât pour être la vic­time. Dieu soit loué ! tu l'as vu depuis lors! nous sommes assurés que le sort funeste n'est pas tombé sur lui. Combien, pour obtenir cette grâce, ai-je prié de fois ! Avec quelle ferveur tu aurais partagé mes priè­res, toi qui l'aimes comme on aime un homme qu'on a arraché à la mort ! . — Entrons, entrons dans votre cellule, mon père, » dit Hantalah avec une précipi­tation troublée.

Arsenios ouvrit la porte à son visiteur, non sans lui raconter l'aventure du vautour et de la gazelle.

« Mais où donc est Zebou, elle qui me suit ordinairement pas à pas, modérant, pour ne pas me dépasser, les élans de ses jambes de vent, comme vous diriez au dé­sert? Où est donc Zebou?... » Elle était restée à la porte, jouant tantôt avec Kafour, tantôt avec Djin. Abusant de sa liberté, elle gambadait et prenait d'im­menses essors devant la jument tenue par le frein; elle semblait la provoquer à une lutte à la course : Kafour la comprit.

« Bah! bah ! tu as beau avoir les jambes fines : si je n'avais pas deux chevaux à gar­der, tu verrais comme je lancerais Djin au galop, et tu ne la dépasserais pas, notre bonne Djin; car ses pieds de devant sont des ailes, et elle vole ; ses pieds de derrière des nageoires, et elle nage dans la mer sans eau (le désert), comme le poisson le plus rapide dans la mer Rouge. »

Pendant que Kafour tenait ces naïfs pro­pos de palefrenier fier du cheval dont il prend soin, une conversation plus grave avait lieu dans la cellule haute. Une petite fenêtre ayant pour rideau quelques plantes grimpantes éclairait d'un jour voilé et vert la pieuse retraite, et permettait en même temps à l'oeil de découvrir un horizon qui semblait infini. Cependant Hantalah, avec sa pénétrante vue d'homme du désert, y avait découvert une borne, un point noir comme apparaît un épais bouquet d'arbres, et Arsenios, interrogé par lui, venait de lui apprendre que, suivant les récits du désert, ce lieu vert était un wady, aban­donné à cause de certain conte supers­titieux de gouls, de péris, de mauvais anges.

« Je ne crains ni goul ni péri, dit Hanta­lah; je ne crains que Dieu. Je veux trans­porter mon campement dans ce lieu, qui d'ici parait si fertile en verdure, en eau par conséquent : s'il nous semble si grand en­core dans l'éloignement où il se trouve, il doit être vaste suffisamment et au delà... Et puis, je serai près de vous, père Arse­nios ; vous m'enverrez tous les malheureux qui auront besoin de secours; mes tentes seront votre hospice, votre lieu de refuge pour les égarés ; vous serez la main par la­quelle je ferai l'aumône, et elle doublera de prix.

—  Quelle bonne, quelle belle pensée mon fils !

—  Quelle consolation surtout! » ajouta Hantalah; et tirant de la ceinture riche­ment brodée que recouvrait son aba, la longue bourse qu'y suspendent les Orien­taux, il y plongea sa main basanée :

« Et dès aujourd'hui, disait-il tout en vidant son trésor portatif, je veux que vous ayez de mon or pour donner à ceux qui auront besoin de secours. La charité fait si grand bien au coeur ! il semble qu'elle fasse vivre au delà du tombeau, et de la vie de ceux dont on a assuré l'exis­tence. »

Et il versa dans la main d'Arsenios tout ce que sa bourse contenait ; mais le bon moine ne trouva pas seulement entre ses doigts une riche poignée de pièces d'or, mais aussi la pierre du serment de Hira, que Hantalah portait toujours sur lui, afin que sa femme et son fils ne la vissent point.

« Qu'est cela, mon fils?» demanda Ar­senios à Hantalah, après avoir examiné cette pierre, et en attachant sur son dis­ciple un regard austère qui troubla jus­qu'au fond de l'âme le brave Arabe. Celui- ci voulait soigneusement cacher son mal­heur à tous ceux qu'il aimait, de peur de leur causer de l'affliction : il se crut dé­voilé , et balbutiait une pénible et confuse réponse, car il avait horreur du moindre mensonge, et il souffrait d'être obligé d'en faire un, quelque intention louable qu'il eût. Par bonheur, la manière dont le moine renouvela sa question lui prouva qu'il ne savait rien de ce que signifiait cette pierre.

- « Qu'est cela, mon enfant? Quelque pré­servatif puéril, quelque amulette, quelque superstition de ton idolâtrie, de ton an­cienne foi ?

— O mon père, ce n'est ni un amulette ni un préservatif... c'est un souvenir d'un acte de foi, de fidélité à ma parole. Je vous ai vu quelquefois placer dans une boîte, dans une poche de vos vêtements, un mor­ceau de parchemin, une graine échappée à votre chapelet, un fragment d'étoffe, et lorsque je vous questionnais, vous me ré­pondiez que c'était un souvenir, pour vous rappeler sans doute une oeuvre de dévoue­ment et de charité que vous vouliez accom­plir. Eh bien! cette pierre est là pour re­présenter toujours à ma mémoire quelque chose que j'ai promis solennellement. O mon père, croyez qu'il ne s'agit que de bien! Rendez-moi mon souvenir; donnez cet or à ceux qui en auront besoin, et dites- leur de prier pour moi avec vous. »

Hantalah remit dans sa bourse vide la pierre du serment, serra les mains du bon moine, qui l'avait conduit jusqu'au seuil de son ermitage, et Arsenios étant remonté avec Zebou, qui cette fois gambadait devant lui, jusqu'à la cime de la montagne pour voir partir son cher Hantalah, il n'aperçut qu'un épais nuage de poussière rapide qui courait sur le désert, et, un coup de vent

ayant un peu éclairci cette nuée, il recon­nut Hantalah et Kafour qui se dirigeaient vers le wady dont tout à l'heure ils s'entre­tenaient.

XII : LE NOUVEAU WADY- HANTALAH

Le soleil se couchait lorsque Hantalah rentra dans sa tente, et depuis quelques heures Hobeïbeh était dans une si grande inquiétude, qu'elle aurait donné toutes ses nouvelles richesses, dont pourtant elle était bien heureuse, pour ne pas endurer ce tourment. Quelle fut donc sa joie et celle d'Amrou lorsque ce nuage de poussière qu'Arsenios avait vu teint de l'or le plus ardent du soleil de midi leur apparut im­prégné des suaves nuances d'or bruni du couchant, et que, dans un clin d'oeil, Kafour fut devant eux, bondit en bas de son cheval, et tint le mors de l'impatiente Djin, qui n'était pas lasse de sa longue journée, tandis que Hantalah sautait à terre.

« Bonsoir, femme ! bonsoir, fils ! J'ai vu notre bon père Arsenios, dit Hantalah après les embrassements du retour ; je l'ai vu, toujours le même, toujours aussi bien portant, toujours aussi bon, toujours aussi charitable.

— Et son nouvel ermitage ? demanda Hobeïbeh.

— C'est un lieu digne d'envie : des pal­miers, de l'eau fraîche et limpide, un jardin fertile qu'il cultive en priant : belle ma­nière, n'est-ce pas? d'adorer le Créateur de la terre, que d'avoir un soin filial de son oeuvre. Mais nous allons être dans son voi­sinage. A une heure à peine du petit galop de Djin, j'ai trouvé dans le désert qu'habite le père Arsenios un assez vaste wady, arrosé d'une eau claire qui nourrit d'abon­dants pâturages et des ombrages précieux, d'autant plus qu'ils ne seront pas inféconds et qu'ils nous donneront des dattes et di­vers fruits en abondance. »

Il parlait de la récolte à venir ! Dans sa joie il oubliait son inévitable sort. La joie d'Hobeïbeh ne fut pas moins vive, car leur campement actuel était aride, brûlé, et la seule pensée de l'ombre et de la fraîche verdure la ravissait de bonheur. Elle sentait déjà par l'imagination le frais du nouveau Wady-Hantalah ; car c'est ainsi qu'elle nomma tout aussitôt ce lieu, comme par inspiration, d'après la description que lui en avait faite son mari.

« Le nouveau Wady-Hantalah, soit, lui répondit-il ; tu as eu là une bonne idée dont je te remercie : c'est un souvenir bien doux pour... » Il allait dire: pour les derniers moments de ma vie; mais il s'arrêta, et acheva d'une façon qui ne pouvait nulle­ment donner à penser à Hobeïbeh.

Mais rien n'égalait les transports de Ka­four : il avait cru retrouver dans le nouveau Wady-Hantalah tout ce que ses yeux d'en­fant avaient vu en Nubie, les mêmes arbres, les mêmes eaux, les mêmes aspects, et ces souvenirs du pays natal, si vivement ré­veillés en lui, redoublaient aussi dans ses espérances la pensée qu'il reverrait un jour ses parents : son bon maître Hantalah le lui avait dit, et il croyait celui qu'il aimait.

On ne tarda donc pas à faire les apprêts du départ pour le nouveau campement, et le lendemain même on ployait dès le point du jour les tentes, dont on chargeait les chameaux. Hantalah montait Djin, et Ka­four, désormais attaché exclusivement à la personne de Hantalah, se plaçait derrière lui, monté sur son cheval ordinaire. Quant à Amrou, monté sur le plus puissant cha­meau des quatre cent cinquante qui res­taient à Hantalah après l'échange fait avec Adim, il commandait la marche, réglée en sous-ordre par les vingt-quatre chameliers que Nôman avait joints à ses riches pré­sents : et Hobeïbeh était portée par Rebreba, dans ces espèces de bâts voilés contre l'ardeur du soleil, qu'on nomme kaoudjà.

Et bientôt le voile ne fut pas inutile ; car le soleil, une heure après le départ de la petite tribu, dont la marche était nécessai­rement très lente , commença à frapper avec ardeur le sable et à soulever un mirage au travers duquel les voyageurs passant au loin dans le désert, et voyant ces grandes ombres de chameaux et les tentes posées sur leurs dos élevés, pouvaient se figurer, comme les poètes de leurs pays, une flotte de navires naviguant sur un océan bru­meux.

Le père Arsenios n'eut pas la même illu­sion. Au moment où la marche approchait du wady, aux acclamations de joie de tous, il était dans sa cellule supérieure, priant, après un long travail dans son ouvroir d'en bas : il venait d'achever, quand ses yeux regardèrent par la petite fenêtre l'immense horizon, et il aperçut la longue file de cha­meaux qui se dirigeait vers le wady que deux jours auparavant Hantalah avait con­templé avec tant d'attention, en témoignant le projet de venir y planter ses tentes. Cette petite caravane, ce ne pouvait être que sa famille et les nombreux troupeaux dont il était maître aujourd'hui, se disait Arse­nios. La terreur superstitieuse causée par le puits maudit qui se trouvait dans ce lieu d'enchantement, au milieu du désert, en aurait éloigné tout autre que Hantalah, aguerri contre la superstition par une foi pure.

Le bon moine eut bientôt pris son parti, celui d'aller rejoindre son disciple ; et, au moment même où Hantalah et sa suite ar­rivaient au wady, Arsenios montait sur le bon et rapide chameau sur lequel nous l'a­vons vu au début de ce récit, et partait, précédé par Zebou, qui, allant et venant par bonds, semblait trouver que le cha­meau marchait trop lentement; quelque prompt qu'il fût, en effet, il ne pouvait lutter avec une légère gazelle, et il n'en continuait pas moins de garder son allure grave et égale.

Arsenios était à peu près à moitié du che­min, quand il fut bien inquiet sur le sort de sa chère Zebou, car il y était très-atta­ché : elle avait entièrement disparu, et ne revenait pas. Le moine était désolé d'avoir perdu sa compagne , et ses yeux erraient, du haut de son chameau, sur tous les points de l'horizon; mais c'était en vain, il ne voyait rien, rien que le wady dans le loin­tain voilé d'une brume lumineuse. Enfin il n'espérait plus retrouver Zebou, quand, derrière un monticule de sable, il aperçut un troupeau de gazelles avec leurs faons, et Zebou, au milieu de ses semblables, gambadant et paissant les rares herbes qui poussaient entre quelques arbustes épi­neux, comme en produit le désert; mais dès qu'elle aperçut son maître, elle s'élança d'un seul bond vers lui, avec ce cri mélodieux, plaintif et caressant à la fois, que les poëtes arabes célèbrent à l'envi chez cet animal : elle oublia son instinct pour la fidé­lité et la reconnaissance.

Au moment où cette scène se passait, Hantalah et sa troupe pénétraient dans le wady par un étroit défilé formé de hauts monticules de sable rougeâtre, chargés d'arbustes épineux, cactus, aloès ; mais à mesure qu'on avançait, chacun poussait des acclamations de joie à l'aspect d'arbrisseaux charmants baignés et fécondés par un assez large filet d'eau limpide comme le cristal : c'étaient des lauriers-roses, des lentisques, des tamarins, au-dessus desquels s'éle­vaient des palmiers et des figuiers. De dis­tance en distance, il se trouvait entre cette précieuse végétation des éclaircies, comme si la nature eût disposé ce lieu pour un campement délicieux où les tentes auraient chacune leur riant entourage de verdure. Au centre précisément de ce petit Éden, une clairière plus étendue que les autres semblait destinée à recevoir les tentes d'un chef de famille, d'un scheik. Aussi, dès que Hobeïbeh vit cette vaste enceinte ver­doyante et bornée d'arbres de toutes parts : « C'est ici, dit-elle, que nous allons dresser nos tentes, n'est-ce pas, Hantalah? Ce lieu est si frais et si charmant ! »

Hantalah avait eu la même pensée : sa réponse fut donc telle que le désirait Ho­beïbeh, et Kafour fut dans le ravissement : cet endroit lui rappelait tout à fait, autant du moins que sont fidèles les souvenirs d'enfance, le lieu où était située la hutte dans laquelle il avait ouvert les yeux et vu le beau ciel de son pays.

La petite caravane avait fait halte dans cette clairière, les chameliers avaient mis pied à terre devant leurs troupeaux res­pectifs , et déjà Hantalah, assisté d'Amrou, commençait à s'occuper à répartir entre chacun des chameliers le terrain du nouveau Wady-Hantalah, tandis que ces hommes robustes plantaient les neuf hautes perches qui devaient supporter la tente du maître. Tout à coup Nabbah, le chien fidèle dont il y a bien longtemps que nous n'avons parlé, s'élança avec un long aboiement vers la ceinture de palmiers et de figuiers qui formaient pour la clairière l'entourage le plus pittoresque.

En même temps Hobeibeh, qui assistait au travail de la construction de la tente pendant que son mari et son fils parcou­raient le wady, Hobeibeh entendit un cri doux, effrayé, plaintif, caressant, et elle vit une gazelle tout épouvantée fuir à travers les feuillages.

- « N'aie donc pas peur comme cela, Zebou ; viens, viens, notre ami Nabbah ne te fera pas de mal. »

Zebou obéit à la voix du père Arsenios, cette voix vénérable que nous avons recon­nue, et entra à côté de son maître dans l'enceinte au milieu de laquelle la vaste tente s'élevait. Déjà les noires peaux étaient étendues sur les hauts poteaux, et celui du centre, plus élevé que les autres, format une élégante pointe au-dessous de laquelle s'arrondissait la nomade demeure.

Quel fut le ravissement de Hobeïbeh en voyant paraître le père Arsenios ! Elle se prosterna devant lui en lui baisant les mains, et ces mains, toujours prêtes à faire le bien ou à bénir, méritaient un tel hom­mage. Puis Hobeïbeh s'empressa d'envoyer Kafour pour appeler Amrou et Hantalah, qui, sachant pourquoi on les faisait venir, accoururent aux pieds d'Arsenios.

Le bon ermite connaissait depuis long­temps le nouveau Wady-Hantalali. Dans ses visites aux rares tentes qui parsemaient ce désert, il avait visité ce wady, et serait venu s'y établir s'il n'eût été en possession de sa chère montagne ; il proposa donc à Hantalah de lui montrer, tout près de cette clairière où il avait établi sa demeure, un lieu tout à fait favorable à l'établissement d'un jardin. Le jardinage était la seule et douce passion mondaine d'Arsenios; et, accompagné de la famille, et en outre de Zebou, qui jouait actuellement sans la moindre crainte avec Nabbah, il les con­duisit dans un véritable enclos formé par des monticules qui l'entouraient comme une muraille et le garantissaient des vents.

« Vous voyez, dit Arsenios, que voilà l'emplacement d'un jardin tout trouvé , et c'est moi qui me charge de le planter, en­tendez-vous? Dans quelques jours je vous apporterai des arbres fruitiers enfants, de la vigne... C'est ici que nous mettrons les figuiers; ici, le long de ce roc, exposée au soleil, une treille qui deviendra magni­fique.

—  Oh ! que ce sera charmant ! s'écria Hobeïbeh.

—  Et puis ici, continua Arsenios, au lieu d'herbes inutiles ou nuisibles que cette terre produit en abondance, nous lui ferons pro­duire des légumes... des fleurs aussi.

—    Mais pour arroser? dit Amrou,

—  N'y a-t-il pas l'eau de la source qui court dans le wady, et qu'on peut amener dans le jardin?

—  Ali!... d'ailleurs, reprit Amrou, voici un puits... mais il est comblé !

—  Ce puits-là, dit Arsenios en se retour­nant vers Hantalah, c'est l'objet de la su­perstition dont je vous ai parlé,et qui a toujours éloigné ceux que la beauté de ces lieux eût tentés d'y fixer leur séjour.

—  Comment cela? répondit Hantalah; quelle est donc l'histoire de ce puits ?

—  C'est le puits maudit : je vous racon­terai un jour ce que j'en ai ouï dire par des habitants de ce désert qui sont venus vi­siter ma montagne, et que j'ai interrogés depuis que vous avez choisi ce lieu pour vous y établir. Mais voilà que le soleil approche de son déclin; il faut que je re­tourne dans ma retraite. Bientôt, dans quelques jours , vous verrez venir l'ermite avec tous les ustensiles du jardinier.

—  Et vous nous direz l'histoire du puits maudit, s'écria Amrou, qui avait entendu

la promesse du bon moine : n'est-ce pas , bon père Arsenios, que vous nous racon­terez cette histoire ? — Oui, mon enfant, oui. » Après ces mots il l'embrassa, serra la main de Hantalah, dit à Hobeïbeh un cor­dial au revoir, et partit au trop allongé de son chameau, que Zebou ne quittait plus que de quelques pas.

XIII : DANS UN AN

Deux jours à peine écoulés, le campe­ment de Hantalah était tout à fait terminé. Près des tentes de chaque chamelier, de longues et vastes étables, composées de piquets couverts de toile, avaient déjà reçu le troupeau confié à leurs soins ; et quant à Kafour, il avait, comme favori de la famille, la garde exclusive de Djin, des autres chevaux sans nom, sans célébrité, sans généa­logie, et de la bonne chamelle Rebreba, que Hobeïbeh venait tous les jours traire de ses propres mains. Dire les fonctions élues qu'exerçait Kafour, c'est dire qu'il avait sa tente près de la famille, une petite tente svelte, gracieuse, bien plus élégante que celle des autres chameliers. Quant à Amrou, Hantalah lui avait délégué la sur­veillance de tout l'établissement du nou­veau Wady-Hantalah. Il voulait le rendre tout à fait capable d'être le fort et habile soutien de sa mère.

Et elle, Hobeïbeh, de jour en jour elle jouissait plus vivement de son bonheur actuel ; car il n'y avait pas seulement ri­chesse, il y avait bonheur. Presque tous les matins, avant l'ardeur du jour, elle aimait à parcourir et à faire parcourir avec elle à Hantalah les étables enveloppées de riants bosquets de dattiers, de figuiers et de ro­marins.

« Vois, mon ami, lui disait-elle avec ravissement, notre troupeau sera doublé à peu près dans un an ; dans un an, ces jeunes figuiers seront couverts de fruits ainsi que ces dattiers. Oh! combien nous serons plus heureux encore dans un an ! »

Malgré sa force d'âme, Hantalah se sentit contraint par un mouvement intérieur de s'éloigner et de parcourir seul et taciturne le nouveau wady, plein de si riantes espé­rances pour tous, excepté pour lui. Puis, voulant se distraire par une charitable pen­sée, la seule consolation dans les afflictions accablantes, il chargea Amrou de faire construire sur divers points qui n'étaient pas absolument nécessaires à l'exploitation, une vingtaine de cabanes couvertes de nattes de jonc, soutenues de fortes bran­ches de dattiers et terminées en rond par le haut. Ce sont des cabanes semblables qu'habitent les Arabes fixés sur les bords del'Euphrate. Ces petites habitations étaient destinées à recevoir des pauvres sans asile et qui, envoyés par Arsenios, deviendraient une partie de sa petite tribu. Il avait assez grande abondance de lait et de fromage pour pouvoir les en nourrir jusqu'à ce que le petit chameau qu'il leur donnerait leur permît, soit de gagner leur vie en louant aux caravanes ou aux voyageurs isolés leur chameau pour porter leurs bagages jus­qu'à la ville prochaine, soit en vendant aux marchés voisins le lait et le beurre de leur chamelle.

Et pour arriver à ce but, que fallait-il ? Un an et plus.

Hantalah, emporté par l'ardeur de sa cha­rité, ne fit pas cette réflexion. Il n'avait plus de pensée que pour se peindre le bonheur de ces familles, dénuées, errantes, misé­rables , auxquelles il donnerait le vivre, l'a­bri, une existence paisible et heureuse. Il se traçait ce tableau en vives couleurs, telles que les Arabes en ont toujours sur cette magique et inépuisable palette qu'on nomme l'imagination, lorsque Nabbah , le fidèle chien de la famille (bien nommé vraiment, car nabbah signifie aboyeur), fit tressaillir Hantalah au milieu de ses bien­faisantes rêveries, par un hurlement pro­longé ; non pas hurlement d'inquiétude et de peur, mais hurlement de joie qui avait quelque chose d'un rire ; puis un instant après s'élança un couple charmant, sau­vage, un couple d'agiles et allègres habi­tants du désert : Kafour luttant de vitesse à la course avec Zebou, la gazelle.

C'était l'annonce de la venue d'Arsenios, que Kafour confirma à son maître de l'air le plus enjoué qui eût jamais scintillé sur ses traits, dans ses yeux blancs encadrés de noir, sur ses blanches dents encadrées de rose. Il aimait Arsenios en vertu de cette loi immuable que tout homme bon, chari­table , doux avec tout le monde, est aimé de tout le monde, car il est aimable, c'est- à-dire digne d'être aimé. Or Kafour, cet en­fant presque sauvage, avait aimé Arsenios. Il ne lui avait cependant encore vu accom­plir aucune bonne action; mais les bonnes actions, son instinct les voyait dans ces yeux tendres toujours souriant avec bonté, dans cette bouche qui avait pris l'expres­sion des bonnes et consolantes paroles qu'elle disait sans cesse, dans ces rides mêmes qui étaient comme les annales d'une vie calme et sereine.

Cette suave figure ne tarda pas à se mon­trer : le père Arsenios tenait parole, et avait apporté sur son chameau tous les instruments nécessaires au jardinage, tous les plants dont il voulait former le jardin qu'il allait créer.

« O bon père Arsenios, que vous venez à propos ! Vous savez que naguère je vous ai promis de faire de votre main une main aumônière par excellence. Eh bien! je viens de donner les ordres pour la réalisation de ce projet. Vingt cabanes seront dans quel­ques jours à votre disposition pour y en­voyer des malheureux pauvres et sans abri. Je les logerai, je les vêtirai, je les nourrirai ; et c'est à vous que je devrai tant de bonheur... O père Arsenios! il sera double par cette pensée. »

Arsenios , les larmes aux yeux, ne put que presser la main de Hantalah en disant à demi-voix:

« Bien, bien, mon ami! C'est faire un noble usage des richesses que Dieu a pla­cées dans ta main, que de les partager avec ceux qui souffrent. »

Le maître et le disciple étaient dans une égale émotion, quand Hobeïbeh, chantant quelque air d'enfance, accourut, et fut un peu confuse de paraître si frivole devant l'austère père Arsenios; mais lui-même fit succéder l'air souriant à l'expression sé­rieuse qu'il avait tout à l'heure, et chargea la ménagère du vaste établissement de lui procurer, parmi ses serviteurs, les plus in­telligents pour l'aider dans le travail qu'il allait entreprendre, et qui devait l'occuper plusieurs jours. Plusieurs jours !... On ver­rait donc le père Arsenios plusieurs jours, et c'était une promesse de bonheur pour toute la famille.

Kafour était sans aucun doute le plus intelligent; Hantalah et Hobeïbeh lui ad­joignirent quatre autres chameliers qu'ils avaient reconnus pour être plus actifs et plus adroits que les autres.

« Commençons donc tout de suite, dit Arsenios. A l'oeuvre ! à l'oeuvre ! Plus tôt nous aurons confié à la terre les graines et les plantes qui vont trouver la vie dans son sein, plus tôt nous jouirons de ses produits. Et vous aussi, Hobeïbeh, vous serez des nôtres. »

Hantalah réclama aussi sa part de travail ; et Arsenios, ayant chargé les ouvriers de ses ustensiles, de ses arbres nouveau-nés, de ses jeunes ceps, conduisit toute la troupe de travailleurs dans cet enclos naturel que nous avons cherché à peindre.

Créer un jardin dans un lieu où croissent abondamment des herbes inutiles à la nourriture de l'homme, et remplacer cette vaine et souvent nuisible fertilité par une végé­tation ordonnée, réglée, bonne, soit à la nourriture, soit aux innocents plaisirs de la créature, c'est rendre hommage au Créa­teur; c'est porter le salutaire instrument de l'élagueur dans une intelligence inculte, encombrée de mille pensées entassées pêle-mêle, fausses, inutiles ou funestes, mais dont le fécond entassement même prouve que le sol est bon. Alors la bêche, la hache, la serpe y font un bienfaisant office. Ici les idées bonnes ou mauvaises, dont la con­fusion troublait et accablait l'esprit, sont remplacées par des notions, des connais­sances, des pensées, des images sagement rangées, et qui, se développant dans un ordre toujours plus parfait, démontrent la fertilité du terrain pour le bien comme pour le mal. — C'est l'éducation : là un ha- bile horticulteur fait succéder les fruits les plus exquis, les fleurs les plus éclatantes ou les plus parfumées, aux épines, aux ronces, aux rampants cactus qui déchi­rent, aux orties qui brûlent la main qui en approche. — Le jardin, c'est l'esprit cultivé ; le jardinage, c'est l'éducation de la terre.

Ainsi, tandis que le père Arsenios dessi­nait sur une feuille de parchemin les allées et les parterres, ses actifs ouvriers, malgré l'ardeur du jour , avaient débarrassé entiè­rement le sol de la végétation qui l'encom­brait. Nabbah et Zebou, devenus les meil­leurs camarades, jouaient pendant qu'on travaillait ; et Kafour quittait bien de temps à autre, il faut en convenir, sa pioche ou sa bêche pour jeter un regard de complaisance, d'envie même, sur ce couple de joueurs animés autant que gra­cieux.

La nuit venue, Arsenios ne parla point de retourner à sa montagne; il s'était ar­rangé de façon à rester au nouveau Wady- Hantalah jusqu'à ce que fût achevée l'oeuvre du jardin. Alors Amrou, qui avait passé tout le jour à diriger les constructions cha­ritables dont son père avait eu la pensée pria, malgré sa fatigue, le père Arsenios de leur raconter la tradition du puits mau­dit. Hantalah même et Hobeïbeh, ainsi que Kafour, se joignirent à Amrou pour solli­citer Arsenios ; mais il était accablé de las­situde et ne demandait que le repos. Il se retira donc vers son lit, en promettant sa narration pour l'instant le plus chaud d'une de leurs journées de travail ; et chacun com­prit comme lui combien elle aurait de charmes après un actif labeur, à l'ombre d'un énorme figuier sauvage qui avait poussé dans un des angles de l'enclos où l'ermite jardinier avait commencé sa créa­tion.

Le lendemain, dès l'aube fraîche et se­reine, Arsenios et ses ouvriers étaient au travail. Le soir, le côté de l'enclos le mieux exposé était garni de ceps vigoureux ; et quand Hantalah, accompagné de Hobeïbeh, vint visiter les ouvriers :

« Hantalah, vous avez là une treille qui vous donnera les plus beaux raisins dans un an.

-— Dans un an, répéta avec son accent accoutumé d'enjouement Hobeïbeh, dans un an tout sera plus beau.

—  Dans un an ! » murmura à demi-voix Hantalah ; il s'efforçait vainement d'éloigner cette pensée, que tout lui rappelait inces­samment.

- Oui, dans un an, reprit Arsenios, vous aurez les grappes les plus belles et les plus exquises pour vous rafraîchir à l'heure du midi qui brûle.

— Et le soleil brûlait à midi, père Arse­nios, dit Kafour, et vous ne nous avez pas encore raconté l'histoire du puits mau­dit.

—  Bientôt... quand notre travail appro­chera de sa fin, demain peut-être. »

Et dès que le jour parut, chacun était à son poste ; et Arsenios , après avoir bordé les plates-bandes de pommiers nains et de divers arbres à fruit que la fécondité du cli­mat devait faire croître à vue d'oeil, se mit en devoir de planter des fleurs de toute espèce.

« Que nous mettez-vous ici, bon père Arsenios? lui demanda Hantalah, qui venait le visiter seul ; car l'ardente chaleur avait retenu Hobeïbeh dans sa tente.

— Ici... le printemps, comme vous dites, vous autres Arabes, révèle les secrets de la terre... Eh bien! tu sauras ce qui est ici dans un an... Et je veux bien te le dire : tu verras alors ici un magnifique parterre d'a­némones... Dieu est immuable dans l'heure de toutes ses créations, que ce soit un monde ou une fleur ; et ces anémones va­riées que je plante aujourd'hui, elles te ré­jouiront la vue dans un an. »

Dans un an!... des anémones!... les fleurs du roi de Hira, celles qu'il avait dé­signées à Hantalah comme devant être dans toute leur splendeur à l'heure à laquelle il devait mourir ! Hantalah sentit tout cela bien vivement; mais il eut la force de dissi­muler son émotion.

« Dans un an ! dit-il d'un ton presque souriant au père Arsenios, dans un an, je veux qu'on voie sur cette habitation un plus touchant et un plus doux spectacle que celui des anémones que vous me pro­mettez : je veux que mes vingt cabanes soient habitées de pauvres choisis par vous. Entendez-vous, mon bon père ? tous ceux qui se présenteront à votre ermitage, en­voyez-les-moi. Il suffira, pour que je sache qu'ils viennent de vous, qu'ils me présen­tent un parchemin portant de votre écri­ture ce seul mot wefcu (foi), et je les ac­cueillerai avec bonheur. Voilà, voilà ce qu'on verra ici de plus beau dans un an. »

Excellent homme ! il savait que dans un an il aurait cessé d'exister, et il vou­lait vivre dans des familles heureuses par lui. Arsenios lui promit de faire ce qu'il demandait ; il l'en remercia même avec effu­sion , comme du plus grand des bienfaits, la faculté de répandre du bien sur les mal­heureux. Mais Hobeïbeh vint interrompre cet en­tretien de la charité en rappelant au père Arsenios qu'il lui devait à elle et à tous les travailleurs, quand le jardin serait achevé, le récit du puits maudit, que Kafour et ses camarades, exténués par la chaleur de midi, attendaient, en effet, impatiemment, et comme repos et comme curieux désir de savoir.

Alors Arsenios, s'asseyant sous le vaste figuier dont les branches étendues et char­gées de larges feuilles étaient un parasol aussi immense qu'impénétrable au soleil, réunit autour de lui Hobeïbeh, Amrou, Hantalah, Kafour et ceux des chameliers qui comprenaient l'arabe; c'est dans cette langue qu'Arsenios s'exprimait toujours, et avec une perfection rare qui n'eût jamais permis de croire que son idiome natal était le grec; car il était natif de l'Asie Mi­neure.

Il commença donc, à l'extrême attention de tout son auditoire.

XIV : LE PUITS MAUDIT

« C'était dans les premiers temps de la création, avant le déluge. Dieu, irrité contre les péchés des hommes, fut tenté un instant de faire descendre au mi­lieu d'eux le terrible ange Israfil, l'envoyé de la mort, avec ses innombrables têtes et ses non moins nombreuses mains qui tien­nent le glaive ; mais le Seigneur n'avait pas encore épuisé le trésor infini de sa miséricorde, et retenait de ses puissantes mains l'inondation qui devait renouveler la race humaine et la face de la terre. Il voulut d'abord mêler parmi les hommes, autant comme conseillers de bien que comme observateurs, deux anges, Arout et Marout, qui, sur l'ordre du Tout-Puissant, quittè­rent le ciel pour planer au-dessus de la terre et s'abattre là où ils verraient le plus de confusion et de mal, afin d'avertir et de menacer au besoin.

Arout et Marout, étendant leurs grandes ailes blanches dans l'air qui nous enveloppe, regardèrent longtemps d'en haut ce qui se passait parmi les créatures, et enfin, re­pliant par degrés leurs ailes, comme font les papillons qui veulent s'arrêter sur une fleur , ils se laissèrent glisser vers ce pays, qui était beau alors, et fleuri, et sans dé­sert. C'était au commencement de la nuit qu'ils descendirent, et les pasteurs, qui contemplaient avec ravissement le ciel splendidement constellé, furent émerveillés en voyant ce qu'ils prenaient pour deux magnifiques étoiles filantes.

« Or, ces étoiles filantes, le lendemain matin on apprit dans toute la contrée que c'étaient deux anges du Seigneur; mais ce n'étaient pas de bons anges, et par leur hy­pocrisie ils avaient trompé Dieu, comme auparavant firent Iblis et Gheïsan. Donc, au lieu d'aller de terre en terre , de demeure en demeure, donnant de salutaires conseils, engageant les habitants à une conduite plus pieuse devant Dieu, des mains duquel ils sortaient si récemment encore, ils se ren­dirent chez une péri célèbre qui avait quitté le péristân pour se rapprocher un peu de la création de Jéhovah. Les enchantements, les magies, les prestiges de son pays de féerie lui semblaient former un séjour de perdition , et elle aspirait à monter au pa­radis.

« Arout et Marout avaient le désir con­traire, et ils n'aspiraient qu'à s'élever vers le péristân , dont les féeries les séduisaient depuis qu'ils avaient entendu les habitants corrompus de la terre en peindre un tableau d'autant plus éclatant, qu'ils n'avaient ja­mais pu approcher de ce lieu, qu'on leur avait représenté si plein de délices. Le péristân était, sinon l'enfer, du moins un lieu intermédiaire entre ce lieu de damnation et la terre.

« Arout et Marout n'eurent donc, en des­cendant chez la péri, d'autre intention que d'apprendre d'elle le moyen d'arriver jus­qu'au péristân.

« — Oui, leur dit-elle, je vous l'ensei­gnerai; mais en échange (elle les avait bien reconnus pour être des anges du Seigneur), en échange vous m'enseignerez comment on peut monter au ciel. »

« Arout et Marout réfléchirent de longs instants, car, quoique mauvais anges, ils sentaient qu'ils allaient commettre une pro­fanation ; ils étaient cependant si violem­ment possédés du désir de connaître le pé­ristân, qu'ils prirent leur parti.

« — Eh bien! soit ; que faut-il faire belle péri, pour parvenir jusqu'à votre royaume ?

« — Il faut endosser mes ailes : j'en ai deux paires, les voici ; et, au coucher du soleil, montez sur la plus haute colline pour prendre votre élan vers ses derniers rayons : voilà tout.

« — Et moi, comment irai-je aux cieux?

« — De même, en revêtant nos ailes et en vous lançant dans l'air, du haut d'une colline , à l'heure où le soleil montre ses premiers rayons. »

L'échange se fit tout aussitôt ; et Arout et Marout déposèrent leurs grandes et blanches ailes pour attacher à leurs épaules, à peine couvertes, les petites ailes bleuâtres de la péri. Celle-ci, au contraire, s'enveloppa de la double paire d'ailes des anges, et comme c'était la fin de la nuit, elle se sépara d'Arout et de Marout.

Et dès que le premier rayon empour­pra les collines, elle prit son essor du som­met rosé sur lequel elle attendait avec im­patience cette heure de lumière , et bientôt la voilà perdue dans les beaux nuages du levant, à travers la gaze aurore et dorée, desquels on voyait briller à demi les blan­ches ailes des anges, comme apparaît la lune sous la transparence lumineuse de la fin d'une belle journée.

« Ainsi que je vous l'ai déjà dit en quel­ques mots, cette péri était une bonne créa­ture. Elle n'avait été jetée dans le péristân que par des alliances de famille. Vos Arabes m'ont raconté qu'elle descendait de Djan- ben-Djin, que Dieu créa du feu du simoun, et que Maredja, la première péri, était sa bisaïeule. Il fallait bien qu'elle habitât le pays de ses ancêtres ; mais ce n'était qu'a­vec répugnance, et la plupart du temps elle était sur la terre cherchant les mal­heureux pour les soulager par sa richesse ; les tristes , pour les calmer par sa douce et mélodieuse voix ; les enfants nouveau-nés, pour leur souhaiter bonheur ici-bas; les mourants, pour leur souhaiter bonheur en haut, non pas dans le péristân, mais dans le ciel.

« Aussi les doubles ailes des anges mau­vais la portaient-elles vers ces saintes ré­gions avec une rapidité qui prouvait que, par la bonté de son âme, elle était digne d'y entrer.

« A son approche des premiers voiles d'or qui s'étendent, en majestueuses por­tières, à l'entrée du séjour bienheureux, l'immense concert des harpes s'éleva avec les mélodieux choeurs des voix angéliques, et la péri battit des ailes, tant elle se sentit de joie à ce présage de bon ac­cueil.

« Et le soir, les pasteurs chaldéens, re­gardant avec bonheur renaître les étoiles dont ils connaissaient si bien les places dans le firmament, tombèrent dans la stu­peur et le ravissement lorsqu'ils virent tout à coup éclore une étoile radieuse, étincelante, admirable de pure clarté.

« — O merveille! se disaient-ils en se montrant le ciel, vois donc quel astre splendide Dieu vient de créer ! »

« Cet astre, c'était la péri. Dieu l'avait reçue dans le ciel à cause de sa bonté.

—  Et Arout et Marout, demandèrent tous les auditeurs, avec un intérêt dans lequel il y avait bien quelque terreur superstitieuse, que devinrent-ils?

— Ce même soir où les pasteurs de Chaldée admiraient la splendeur de la nouvelle étoile, l'un d'eux tourna les yeux vers l'autre point de l'horizon: et que vit-il ? deux flammes rougeâtres qui tournoyaient en descendant vers la terre et qu'entourait à demi une lumière bleuâtre : ils s'appe­lèrent pour regarder ce qu'ils croyaient être un météore.

« Et c'étaient les deux anges frappés de la main de Dieu, et qui roulaient...

- Dans le djéhennum,l'enfer des orgueilleux, ou leza, lieu de supplice des hypocrites'?

—  Non pas ; mais au fond d'un puits des­séché , où ils sont, à ce que racontent les crédules, attachés par une double chaîne de fer; et ce puits... »

Chacun de ceux qui écoutaient le père Arsenios était plus ou moins ébranlé par l'absurde légende, et les chameliers, Kafour surtout, osaient à peine regarder le puits comblé qui était à quelques pas d'eux, et que, ils se le rappelaient fort bien, l'ermite leur avait montré comme étant le puits maudit.

« Et ce puits ? demanda chacun avec un inquiet empressement.

—  Ce puits, le voici sous ce dattier qui est à ma droite. »

A ces mots, tous les regards se tournè­rent vers le point désigné par le père Ar­senios , et, par un mouvement involontaire et unanime, chacun des assistants fit un pas pour s'éloigner du lieu maudit, tant la superstition a d'empire sur les esprits igno­rants.

« Mais vous en avez peur, je le vois, et cependant j'ai besoin d'eau pour arroser mon jardin ; il faut retirer de ce puits le sable et les rochers qui l'encombrent, et que ce travail soit fait avant la fin du jour. »

Malgré la soumission des Orientaux, il y avait hésitation et crainte parmi les travail­leurs. Il fallut que Hantalah élevât la voix pour qu'on se mît à l'oeuvre; mais à chaque coup de pioche, à chaque coup de pelle qui ramenait gravier, roc ou sable, et vidait d'autant le puits, les ouvriers, pâles et hagards, se regardaient avec un effroi visible, comme s'ils allaient voir apparaître Arout et Marout; plus le travail avançait et plus le puits devenait vide, plus crois­sait leur épouvante. Il y eut un moment où leurs instruments de fer s'étant entre-choqués, ils crurent entendre un bruit de chaînes.

Oh ! pour le coup ils n'y purent plus te­nir, et, terrifiés, se reculèrent dans tous les sens en montrant d'un doigt crispé le puits maudit.

« Insensés ! leur dit Arsenios en s'en ap­prochant, au contraire, et en regardant au fond, venez donc m'aider à arroser ; venez puiser l'eau pure et limpide que vous avez retrouvée. Voyez donc ce que c'est que la superstition ! voilà des milliers d'années que les populations fuient ce lieu si beau et si fertile, par la peur de deux prétendus anges, Arout et Marout, qui ne sont que dans les têtes insensées, tandis qu'à la place qu'on leur donnait, voici une eau fraîche et bien précieuse dans ce jardin. Allons ! arro­sons ! je commence. »

A la suite de cette leçon, Arsenios prit un seau, puisa l'eau la plus belle, en but quelques bonnes gorgées pour rassurer les plus peureux, et du reste il arrosa les fleurs et surtout le sinistre parterre d'ané­mones.

L'action du père Arsenios bannit toute superstition, et désormais le jardin eut un puits intarissable , et dans lequel on ne craignait pas de regarder de peur de voir les anges Arout et Marout. Si quel­quefois , dans les soirées sereines de l'O­rient, on jetait un coup d'oeil dans son miroir profondément encadré, on n'y voyait qu'une clarté, une clarté blanche et pure, le rayon de l'étoile de la bonne péri.

Le jardin étant terminé, Arsenios fit ses adieux à la famille ; mais avant de le laisser remonter sur son chameau, Han­talah lui prit encore une fois les deux mains en lui rappelant sa promesse : el wefa, la foi.

« Toujours, répondit Arsenios , comptez sur moi : bientôt votre petite colonie sera habitée, il ne manque pas de malheureux. Je suis sûr qu'elle sera tout à fait peuplée dans un an. »

Et le chameau d'Arsenios partit à sa plus prompte allure ; mais Zebou faisait cent pas pour un seul de l'utile vaisseau du désert et ce n'est qu'à la nuit que le moine arriva à la montagne.

XV: DANS UN MOIS

Pendant que s'exécutaient les travaux du jardin, les autres ouvriers achevaient, sous la direction d'Amrou, la construction des vingt cabanes hospitalières, et tous les in­stants que Kafour avait de libres, il les em­ployait à aller contempler ces huttes, qui lui rappelaient celle dans laquelle il avait été élevé : c'étaient bien ces murs de troncs de palmiers entrelacés, le toit arrondi sous lequel il avait reçu les premières caresses de son père et le lait maternel, cette ca­resse exquise que Dieu donne aux petits enfants. C'étaient là des pensées qui le faisaient soupirer, si gai qu'il fût ; mais combien il les aurait accueillies avec joie, s'il avait pu deviner ce qui se passait en ce mo­ment !

Son père et sa mère, après avoir bien longtemps souffert de sa disparition, après avoir consacré des années entières à se pri­ver de tout afin d'amasser un pécule qui leur permit de se mettre en chemin sur les traces de Kafour, guidés par un pressenti­ment venu du Ciel, descendaient de la Nu­bie par la haute Egypte, et se dirigeaient bien lentement, on le pense , vers la basse Egypte. Ils avaient à peine atteint la pre­mière cataracte, lorsque Kafour concevait de nouvelles espérances à l'aspect de ces cabanes qui avaient tant de bons souvenirs pour lui. Ses souvenirs et aussi ses espérances, il les communiqua à Hantalah avec toute la vivacité que nous lui connaissons, quand son maître vint examiner le travail dont Amrou avait été le directeur. 11 en fut content, non seulement par la pensée que, grâce à ces refuges, il pourrait faire du bien pour de longues années, lui qui avait si peu de temps à vivre, mais encore parce qu'il voyait qu'Amrou pourrait être utile à sa mère veuve.

Le père Arsenios ne tarda pas à envoyer à Hantalah, avec le parchemin hospitalier, el wefa, un pauvre homme sans asile ; et ce fut un bien beau jour pour Ben-Thaï; il lui sembla qu'il vivrait désormais bien des jours pour être le témoin du bonheur que ce malheureux exprima avec la plus tou­chante reconnaissance, en recevant de Han­talah non seulement la cabane fournie de tous les ustensiles nécessaires, mais encore une chamelle abondante en lait. Hobeibeh partageait le contentement de son mari au spectacle de la joie de leur hôte; mais c'était un ravissement sans mélange : au lieu qu'il arrivait souvent à Hantalah de se dire en fixant de tristes regards sur les cinq ou six cabanes déjà habitées :

« Je ne verrai plus cette douce famille dans neuf mois, dans six mois ! »

Il ne se passait pas de quinzaine sans que Hantalah reçût d'Arsenios un de ces nou­veaux présents de la charité, et c'était à la fois avec de bien douces et de bien amères réflexions. Ces braves gens, dans leur gra­titude, avaient salué Hantalah du titre de cheik, du nom de père, et, ayant recueilli une assez jolie somme par leur économie sur la vente de leur lait et de leur fromage, ils se promettaient de donner dans un mois une fête à leur bienfaiteur. Les chameliers, habiles aux exercices de la lance ou du djerid, devaient les seconder, et Kafour se promettait bien d'être le plus ardent à fêter son maître.

Fêter ! c'était bien cela ; car à la fin du mois tombait le jour de la naissance de Hantalah, et... aussi celui de sa mort! Quelle réjouissance sinistre ! Hobeïbeh et Amrou , qu'on avait mis dans la confi­dence, ne vivaient pas, tant ils étaient joyeux.

Une circonstance imprévue vint ajouter à leur bonheur, tout en redoublant le trou­ble de Hantalah. Un jour il était dans son jardin , et, quelque force d'àme qu'il pos­sédât , il regardait d'un oeil pensif les bou­tons des anémones qui commençaient à poindre, quand il entendit au dehors des cris de ravissement : c'était la voix de Ho­beïbeh. Il la reconnut, et courut du côté d'où venaient ces exclamations. En ce mo­ment Hobeïbeh était à traire Rebreba, lors­qu'elle quitta tout à coup sa favorite pour s'élancer vers un cavalier suivi d'un jeune homme de quinze ans environ. L'homme s'excusait de ce que son cheval l'avait en­traîné, malgré ses efforts, dans ce riant wady...

« Mais c'est Korad-ben-Adjdaa! » s'écria Hobeïbeh de l'accent du ravisse­ment. Korad-ben-Adjdaa la reconnut alors.

« Moi-même , Hobeïbeh ! et par quel ha­sard heureux vous rencontré-je ici? A voir ce campement, s'il vous appartient, vous êtes riche... Quel bonheur vous est donc tombé du ciel?

— Un bonheur inespéré, Korad ! Le roi de Hira, le généreux Nôman... »

Tout à coup les traits de Korad s'assom­brirent : le contentement qu'il avait éprouvé lui avait fait oublier un instant le pacte fu­nèbre passé entre lui et son ami ; mais tout lui fut rappelé par ces quelques mots.

C'est en ce moment que Hantalah, attiré par les exclamations de sa femme, était arrivé. Il fut saisi non moins vivement que son ami. En effet, quelle entrevue ! Deux hommes, l'un caution de la mort de l'autre ! Hobeïbeh racontait à Korad ce que, hélas ! il savait mieux qu'elle, le présent ma­gnifique fait par Nôman à Hantalah , mais dont elle ignorait la condition, quand Am­rou accourut avec Ferid, le jeune prince persan qu'on se rappelle, et pour lequel Amrou avait été pris d'une soudaine ami­tié, à laquelle il avait été non moins subite­ment répondu. L'arrivée de Ferid donna à Korad l'occasion de détourner la conver­sation d'un sujet si cruel pour lui, pour son ami surtout. Il apprit à ses amis qu'en qua­lité de professeur pour les exercices mili­taires du prince, qu'il était chargé de for­mer à la dure vie du désert et de la tente, il l'emmenait dans des excursions journa­lières, au grand galop, à travers l'océan de sable, et de ces plaines où il n'est plus ques­tion de dais émaillés de perles et de pierres précieuses ou de tapis semés de fleurs. Une de ces courses l'avait conduit au nouveau Wady-Hantalah ; et telle était la cause de sa visite imprévue.

« Eh bien , ajouta Hobeïbeh, tu es toujours le bienvenu, mais plus encore aujour­d'hui. J'ai quelque chose à te dire, Korad, quelque chose qui te fera plaisir, j'en suis certaine. »

Alors elle s'approcha à son oreille, et lui murmura tout bas en souriant deux ou trois mots qui firent pâlir le front basané de Korad.

Elle ne s'en aperçut pas, tant elle était ravie de la perspective prochaine dont elle venait d'entretenir Korad ; et puis une di­version puissante, ce fut la lutte qui s'en­gagea entre Amrou, monté sur Djin, et Ferid , sur son fougueux coursier persan, au jeu guerrier qu'on appelle le jeu du djerid. Ce divertissement consiste à se lancer, en guise de javelots, deux longues tiges de palmier, comme le dit son nom, en rappe­lant cette contrée d'Afrique le beledulgerid (le pays des palmiers). Korad, tout entier à ses occupations favorites, ne songeait plus qu'à donner ses belliqueux enseignements à son élève, qui en profitait assez bien.

Mais ce qui émerveilla Hantalah et Hobeï­beh , ce fut l'adresse que montra Amrou à ce jeu, dont son père lui avait donné quel­ques leçons seulement, dans des jours meil­leurs. Sans aucun doute, il s'était exercé bien souvent, et il était merveilleux de le voir, lancé au plus grand galop , ressaisir le bâton, lorsque l'on croyait qu'il allait at­teindre Ferid.

Korad prit, ainsi que Hobeïbeh, un grand plaisir à assister pendant quelques heures aux prouesses de ce fils dont elle se sentait fière. Enfin le Bédouin parla de retourner à la capitale de Nôman, car il était déjà tard ; alors Hobeïbeh le prit à part. ; « Comme je te l'ai dit, Korad, à un mois, à un mois d'ici ! avec ce jeune homme, en­tends-tu?... »

Amrou et Ferid recommencèrent leur lutte ; et Amrou, qui avait entendu ce qu'a­vait dit sa mère , était tout joie, ainsi que Kafour, dont les yeux n'étincelèrent jamais plus vifs qu'en ce moment.

« Dans un mois ! oh ! dans un mois! ré­péta Amrou à l'oreille de Korad ; vous ver­rez comme ce sera beau ; n'y manquez pas !

— Dans un mois ! dit Hantalah à Korad en lui pressant la main avec force ; dans un mois, je n'y manquerai pas ! »

Et les deux amis, liés par un contrat si fatal, se séparèrent en se jetant un long re­gard.

A son retour , Ferid peignit à Nôman, avec toute la vivacité de son esprit coloré, la rencontre qu'il avait faite du Wady- Hantalah ; comment Hantalah avait su em­ployer, si utilement pour le bonheur de ses semblables, les richesses qu'il tenait du roi. Il lui raconta aussi la fête à laquelle la confiance d'Amrou l'avait initié, en même temps que son amitié l'y conviait.

Et Nôman ne pouvait s'empêcher de fré­mir à la pensée du sacrifice différé dont le moment approchait !... D'un même coup n'allait-il pas frapper toute la tribu ! et que de larmes n'allait-il pas faire répandre encore!... Mais bientôt la superstition de l'enfance venant à l'emporter, il se jurait à lui-même de ne point épargner la victime, quelle qu'elle fût.

XVI : MAESSEMA

A mesure qu'approchait le retour du jour fatal, cette excellente Maessema, l'eau du ciel, la malheureuse mère de Nôman le Cruel, souffrait de plus en plus à la pensée du sacrifice des Ghorebaïn. Elle en était si vivement affectée, qu'un mois avant la venue de cette journée sinistre elle devint tout à fait malade. Nôman, la voyant sé­rieusement attaquée, fit venir des médecins de tous les pays, un Arabe, un Persan, un Juif, un Grec ; et tous furent d'avis qu'une grande souffrance morale la tenait dans cet état de maladie toujours croissante. Maessema profita de cette déclaration, faite de­vant son fils, pour renouveler les suppli­cations qu'elle lui avait adressées l'année précédente afin qu'il renonçât à ce qu'elle regardait comme un meurtre ; et ce fut avec un accent si touchant, si pathétique, que Nôman resta pendant quelques mi­nutes pensif, remué visiblement, les pau­pières chargées de larmes, au chevet du lit de sa mère ; puis, comme éclairé par une inspiration soudaine, il se jeta dans ses bras, la couvrit de baisers mêlés de pleurs :

« Pensez-vous bien, ma mère , lui dit-il avec une voix émue, à la demande que vous me faites? Ne sentez-vous pas, au contraire, ce dont je viens d'être averti par un mouvement venu de là-haut ? c'est que si vous souffrez, si vous êtes en péril, il faut en accuser mon manque de foi de l'année dernière. C'est un crime envers le Ciel que j'ai commis. J'ai eu beau m'en re­pentir bien des fois depuis cette époque, il veut m'en punir. Oh ! je vous en supplie, ma mère, par amour pour vous, par amour pour moi, ne me pressez pas davantage de trahir un serment sacré ! »

Et, après lui avoir tendrement serré et baisé les mains , il la quitta presque éploré. Ce superstitieux aveuglement avait, douze mois auparavant, irrité Maessema ; cette fois elle fut touchée de voir la bonne foi avec laquelle Nôman s'y livrait en la sup­pliant de le laisser accomplir un acte re­ligieux. Sans doute elle partageait les croyances de son fils ; mais la bonté de Maessema se révoltait contre cette effusion de sang, même voué aux divinités et aux astres. Manquer à un serment était un crime, elle le croyait bien ; mais le meurtre d'un homme innocent lui paraissait un crime plus grand encore, et l'instinct de son coeur lui disait que le Ciel pardonne­rait plutôt un manquement au premier que l'accomplissement du second. Sa doulou­reuse anxiété était donc bien grande, et son mal grandissait de plus en plus avec elle.

De plus en plus aussi Nôman se décidait au sacrifice expiatoire qu'il regardait comme un moyen assuré de guérison pour sa mère. Étrange combinaison que cette alliance de tendresse et de cruauté !

Pendant ce temps les parents de Kafour approchaient. Il y avait longtemps qu'ils avaient dépassé le Wady-Seboua (la vallée du Lion), dans la basse Nubie ; puis Assouan (Syène) ; puis, entrés dans la haute Egypte , ils avaient franchi les Pyramides ; et, après avoir longé la Méditerranée, ils traversaient la Palestine, le pays du Sau­veur , non point guidés par le hasard, il faut le croire, mais par la miraculeuse main de la Providence. De son côté, Kafour, chaque jour plus préoccupé de l'espoir que lui avait donné son maître de revoir ses parents, averti par un de ces mouvements intérieurs qui s'opèrent mystérieusement en nous et qu'on nomme pressentiments Kafour n'avait jamais été aussi gai, aussi enjoué, aussi pétulant.

« Oh ! mon maître , disait-il à Hantalah de l'accent de l'espoir le plus assuré, vous m'avez promis mes parents, et de jour en jour cette espérance remplit et occupe da­vantage mon coeur; aussi, que je serais fâché si j'allais mourir, ou que je serais heureux de mourir s'il fallait renoncer à les retrouver jamais ! »  Comment une telle pensée avait-elle pu venir dans l'esprit d'un adolescent si joyeux ? C'est qu'il redoutait de rester à jamais or­phelin ; et Hantalah, qui allait laisser un orphelin, une veuve, combien ces paroles étaient poignantes pour lui !

Hobeïbeh, au contraire, et Amrou étaient de plus en plus heureux. La prospérité était dans le campement. Presque tous les jours naissait un petit à quelque chamelle, une source de richesse ou de bienfait de plus ; car chacun des réfugiés envoyés par le père Arsenios était en possession de son cha­meau, de sa vache ou de son buffle. Il ne restait plus qu'une cabane à occuper, et toute la tribu faisait des voeux pour que le bon Arsenios complétât la famille la plus unie qui fût jamais.

En attendant, les jours succédaient aux jours, et pour arriver à l'heure sinistre il n'y avait plus à s'écouler que huit jour­nées; huit fois vingt-quatre heures, et Hantalah se rendrait à la capitale du roi Nôman pour dégager sa parole et son ami.

Pas d'espoir !... pas le moindre espoir ! Nôman était plus résolu que jamais à l'ex­piation promise. Maessema sentait sa ma­ladie empirer; et son fils, sans soupçonner que ce surcroît de mal vînt de l'approche du fatal moment, s'obstinait, dans sa foi superstitieuse, à regarder le péril où sa mère tombait visiblement comme un aver­tissement solennel de ce qu'il devait faire. Bientôt il fut plus affermi encore, s'il était possible, dans sa résolution. Hakim, ce vieux vizir entre les mains duquel avait été prêté le serment sur les sept pierres, Hakim tomba malade et mourut. Le roi sembla voir dans cette catastrophe et cette fin du vizir mourant un autre avis venu d'en haut; mais ce qui le frappa le plus vivement et décida irrévocablement l'exé­cution de ce qu'il regardait comme un acte de foi, ce furent des malheurs redoublés de famille. Le plus jeune de ses fils fut pris, quatre jours avant le jour anniver­saire, d'une soudaine maladie dont per­sonne ne put deviner la nature. C'était un enfant charmant et qui faisait les délices de l'appartement des femmes ; aussi ce fut à qui presserait le roi de sacrifier aux Gho­rebaïn.

Il en fit encore une fois le serment sur la tête de sa mère mourante, tandis que d'une voix éteinte et inarticulée celle-ci deman­dait grâce pour la victime ! Enfin elle perdit tout à fait la parole, la connaissance, tomba dans les bras de son fils, et, lui montrant le ciel, expira en invoquant sans doute sa miséricorde. Atterré, anéanti par un tel coup, peut- être eût-il compris que ce signe solennel, le dernier, était la volonté d'une mourante, d'une mère mourante ; volonté sacrée qui lui ordonnait de renoncer à son voeu si­nistre, et à remplacer par une action de piété vraie un acte d'aveugle croyance.

Un dernier malheur (malheur suprême pour un père, pour un roi) vint le frapper et lui faire dire : « Hantalah doit être sa­crifié ! »

Le mal dont son plus jeune fils avait été frappé c'était la peste (maladie mystérieuse devant laquelle l'Orient a, pendant bien des siècles, incliné le front comme devant une irrésistible volonté d'en haut). Eh bien ! ce fléau vint atteindre le fils aîné de Nôman, son unique héritier désormais, le seul ap­pui de son nom. Ce coup de foudre tomba sur le trône le matin même de la veille du jour sinistre. Le parterre d'anémones était tout en fleur dans le jardin de Hantalah ; il devait en être de même de celui de Nôman. Il fallait son­ger à partir.

Ce qui, après le chagrin de dire pour tou­jours adieu à Amrou et à Hobeibeh, préoc­cupait le plus le noble cheik, c'était le mouvement inexplicable qui se passait au­tour de lui ; sa femme, son fils se parlaient à l'oreille, allaient d'une tente à l'autre, se taisaient ou se détournaient quand ils voyaient venir Hantalah. Avait-on décou­vert quelque chose? Il l'eût redouté s'il n'eût vu sur tous les visages un air sou­riant. Les chameliers le regardaient avec plus de bonheur encore qu'à l'ordinaire, ses hôtes avec plus de reconnaissance ; et Kafour lançait sur lui, du fond de ses yeux plus rayonnants que jamais , de véritables éclairs de gaieté. Il l'entendit même pro­noncer les mots de fête, de demain. Quelle fête, grand Dieu ! que ce lende­main !

XVII : LA VEILLE

Il approchait cependant ce lendemain terrible! Les détails que nous venons de rapporter, tant sur la cour de Hira que sur le campement, se passaient le matin de la veille sinistre, et d'heure en heure Hantalah se préparait, par de plus ferventes prières, au moment suprême. Hobeïbeh, étant en­trée à l'improviste dans la tente, le vit non point seulement à genoux, mais tout à fait prosterné devant le crucifix, don du père Arsenios. Il remercie le Ciel de l'avoir fait naître pour jouir enfin du bonheur et du re­pos.

C'est ce que se dit Hobeïbeh, et elle se retira sans le troubler. Il se releva cependant après un long re­cueillement, pendant lequel tous les habi­tants de la tribu firent les préparatifs de ce qu'on appelle une fantasia, cavalcade animée par le jeu du djerid. Un siège était déjà dressé sur une petite éminence, et abrité par une espèce de dais auquel avaient à l'envi travaillé les femmes de la petite tribu, et que soutenaient quatre tiges de palmier travaillées avec le plus grand soin par les mains les plus habiles : Kafour avait été l'un des ouvriers par excellence.

Enfin le soir arrivait, et les réjouissances du lendemain devaient commencer dès ce moment. Hobeïbeh , si ravie qu'elle fût, était cependant livrée à une agitation visible. En­fin elle en fit connaître la cause.

« Mon ami, dit-elle à Hantalah, je ne vois point arriver Korad : il avait cepen­dant promis, il y a un mois, d'être ici jour pour jour, et voici le terme. Qui peut le re­tenir ?

—  Femme , une parole plus grave , une promesse plus imposante sans doute.

—  Quelle parole plus grave, quelle pro­messe plus imposante que celle qu'on fait à un ami? » répliqua Hobeïbeh.

Cet entretien si pénible pour Hantalah fut interrompu par l'arrivée des femmes de la tribu du nouveau Wady-Hantalah, cha­cune portant à la main un bouquet choisi qu'elles offrirent, l'une après l'autre, à leur bien-aimé cheik; et dans toutes ces fleurs Hantalah remarqua avec émotion abon­dance d'anémones ; puis, en défilant de­vant lui, ces femmes chantaient, ou, pour mieux dire, psalmodiaient les paroles qui suivent, sur ce mode, mélancolique et plaintif qui caractérise les airs des peuples sau­vages ou à demi civilisés :

—  Maître ! à toi cet hommage, à toi qui sous la tente ; Comme un palmier, abritas nos malheurs : Maître ! à toi ce bouquet que ma main te présente. Du roi Nôman ce sont les fleurs. Ce sont les fleurs du roi tout-puissant, magnanime, Qui t'a choisi pour essuyer nos pleurs : C'est ainsi que le Ciel, par une eau qui ranime, De Nôman a rouvert les fleurs. Généreux Hantalah, que tes belles journées De ces bouquets reflètent les couleurs, Et, pour le bien de tous, durent autant d'années Que de Nôman naîtront les fleurs !

Hantalah fut vivement touché par ce chant au rhythme triste, aux pensées gra­cieuses dans l'intention de celles qui le faisaient entendre, et si terrible pour lui avec ces voeux de longue existence. Il fit les plus grands efforts sur lui-même pour les remercier avec un pâle sourire. Au contraire, Hobeïbeh était dans le ra­vissement, et l'on disait de toutes parts que les paroles et la musique étaient d'elle. Ce bruit étant arrivé jusqu'à Hantalah, il fail­lit succomber à un mouvement de déses­poir : sa femme, sa pauvre femme, expri­mant pour lui ces souhaits au moment même où il fallait qu'il la quittât pour aller à la mort !

Il était à peine remis de cette émotion poignante, lorsqu'il entendit un galop pré­cipité, suivi du pas allongé et rapide dés chameaux : c'était la fantasia, dirigée par Amrou, la lance à la main, et qui, arrêtant sa noble monture Djin devant le talus sur lequel était assis son père, commença une lutte simulée avec les chameliers. Kafour se montra le plus adroit à ces belliqueux exercices. Rien n'était élégant comme le jeune et hardi Nubien, lançant le djerid d'une main assez assurée pour porter des coups violents à ses compagnons de combat. Il n'y avait qu'Amrou qui pût le lui disputer en grâce et en force. Après ce tournoi du désert, les combattants défilèrent devant Hantalah en chantant d'une voix mâle l'air suivant, qui semblera la répétition virile et guerrière de celui qu'avaient psalmodié les femmes. Aussi, de même que celui-ci était attribué à Hobeïbeh, de même celui que nous allons répéter avait, disait-on, été composé par son fils :

—  Généreux Hantalah ! que ces jeux de la lance Réjouissent tes yeux, ô toi notre sultan ! Toi dont le courage s'élance à la suite du roi Nôman. Il verse les bienfaits à ta main bienfaisante, Qui les répand sur nous ainsi que l'Océan, Dont la force est toute-puissante. Gloire à toi ! gloire au roi Nôman ! Puisses-tu de longs jours, de même qu'on fend l'onde, Fendre les flots de sable, ainsi que l'ouragan. Et, pour le bonheur de ce monde, vivre autant que le roi Nôman !

Encore ces voeux d'une vie longue et heureuse ! c'était à remplir l'âme de la plus amère douleur et d'un désespoir irrésis­tible : le soleil, le dernier de Hantalah, se couchait, et il lui fallait entendre ces paroles d'espérance, ces souhaits qui ne pouvaient pas s'accomplir ! Il était plongé dans un tel abattement, qu'il ne vit pas, du côté de la plaine, se dessiner sur l'horizon pourpre du soir un homme, une femme dont malgré la dis­tance on pouvait distinguer le costume mi­sérable et la démarche harassée. L'homme, appuyé sur un bâton, soutenait de son autre bras la femme, qui se traînait lan­guissante. L'un et l'autre arrivaient droit au nouveau Wady-Hantalah ; et quand ils approchèrent des premiers arbres qui les séparaient de l'aride solitude , l'homme tira des haillons qui formaient sa ceinture un rouleau de parchemin.

Ce fut alors que Hantalah fut arraché à ses réflexions par un cri aigu, non de douleur, mais de joie ; et en même temps Ka­four, qui l'avait poussé, se précipitait d'un bond à bas de son cheval pour courir vers les deux voyageurs.

« Mon père ! ma mère ! mon père ! ma mère ! Oh ! que je suis heureux ! Quel bon­heur, cheik Hantalah! ce sont eux! c'est ma mère ! c'est mon père ! Vous me l'aviez bien prédit ! soyez béni, cheik Hantalah ! » s Et chacune de ces paroles était interrom­pue par un embrassement donné et rendu avec ivresse.

Cette scène d'extase dura bien longtemps; et Amrou, Hobeïbeh y prirent part de toute leur âme en pressant dans leurs bras l'en­fant, le père et la mère. Hantalah lui- même, oubliant en quelque sorte, à l'as­pect du bonheur de cette réunion, la sépa­ration éternelle à laquelle il était condamné pour le lendemain, Hantalah se précipita en bas de son siège pour venir embrasser Kafour.

« Que je suis heureux! ne cessait de répéter Kafour. O mon maître! mon bon maître ! mon bon cheik Hantalah !

—  C'est donc vous qui êtes le cheik Han­talah, dit le père Kafour en lui présentant son parchemin. Voici ce qu'un bon moine, le père Arsenios, nous a chargés de vous remettre.

—  Dieu soit loué, dit Hantalah, il y a encore une cabane libre. »

Et, ayant déroulé le parchemin, il y lut les mots convenus el wefa (la foi). Il n'avait pas besoin, on le voit, que rien vînt lui rap­peler ce devoir.

Il chargea tout aussitôt Kafour d'une douce commission, celle d'installer ses pa­rents dans l'habitation vacante ; et Kafour, joignant ses bénédictions à celles de son père et de sa mère :

« O maître! lui disait-il avec reconnais­sance, grâce à vous, je vais donc vivre dé­sormais entre mon père et ma mère ! quel bonheur ! Que je serais fâché de mourir à présent ! Comme nous vous bénirons et comme nous demanderons à Dieu une lon­gue vie pour vous ! »

Toutes ces paroles de gratitude étaient prononcées tantôt par Kafour, tantôt par son père et par sa mère ; ou bien elles se confondaient dans un concert de louanges et de vifs remerciments.

Hantalah ne pouvait que répondre par de profonds soupirs, en regardant d'un oeil tendre et désolé Hobeïbeh et Amrou.

Kafour, au comble du ravissement, eut bientôt installé son père et sa mère dans leur hospitalière demeure. Néanmoins la nuit était venue durant cette scène, et, accablés par un si long voyage, les deux Nubiens se jetèrent sur leur lit. Mais ce ne fut pas pour goûter un long sommeil : ils étaient tellement agités par l'émotion de cette soirée, qu'ils se réveillèrent bien vite. Kafour, les entendant bouger et chuchoter, lui qui n'avait pas clos l'oeil un seul mo­ment, tant il était ravi d'être entre son père et sa mère, entama tout aussitôt avec eux une conversation qui s'anima de plus en plus. Il était question du pays natal, des inquiétudes que la disparition de Kafour leur avait données ; et puis il leur répon­dait en leur racontant les détails de sa cap­tivité, les duretés et les angoisses de la route. Alors ses parents lui disaient les dangers qu'ils avaient courus dans le grand désert de Nubie, dans le Wady- Siboua, la Vallée du Lion, et parmi les Ababdès ; mais angoisses, dangers, ter­reurs, rien ne les avait arrêtés, et tout était oublié dès qu'ils tenaient leur enfant dans leurs bras.

Cette scène de tendresse et de ravisse­ment dura jusqu'au jour.

Et quel contraste dans la tente du maî­tre, à quelques pas seulement de celle de l'esclave ! Hantalah, couché mais non en­dormi sur le lit où il devait passer sa nuit suprême, était dans une torture pire cent fois que le supplice qui l'attendait. A côté de lui, Hobeïbeh et Amrou dormaient paisiblement, tandis que Kafour s'entretenait, plein d'amour, avec son père et sa mère. Et lui, il se débattait contre le sommeil : tant il avait peur qu'un cri, poussé dans un mauvais rêve, ne vînt apprendre la cata­strophe du lendemain à sa femme et à son fils ! Il conçut cette terreur bien plus vive encore, en entendant Hobeïbeh exprimer dans un songe riant, toute l'étendue de son bonheur, et murmurer doucement le chant dans lequel la veille on avait souhaité de longs jours à Hantalah.

« Mon cher Hantalah, disait-elle à demi- voix, que tu me rends fière, et quel bon­heur de vivre près de toi, si bon, si géné­reux et si charitable ! »  Elle lui rappelait ainsi tout ce qui pou­vait l'attacher à la vie, tout ce qu'il fallait quitter en la quittant. Puis il fut saisi d'un tressaillement inef­fable quand Hobeïbeh, toujours de cet ac­cent voilé des rêves, appela Amrou : il crut un moment qu'elle se réveillait, et lui, qui voulait échapper à ses embrassements du matin, qui devaient être des adieux éter­nels, il se leva précipitamment. Déjà l'on voyait poindre le jour !

XVIII: LE JOUR FATAL

Hantalah s'apprêta à sortir tout douce­ment de la tente ; après avoir approché, sans les poser, les lèvres des joues de sa femme et de son fils, il contempla dans une angoisse inexprimable ces deux calmes fi­gures, qui reflétaient encore les songes riants, échos de la précédente journée ; et il ne put s'empêcher de répandre des larmes à la pensée du bonheur dans lequel Hobeïbeh et Amrou s'étaient endormis . Oh la douleur profonde qui allait suivre le ré­veil!... Le malheureux cheik restait là dans une immobilité qu'il n'avait pas le courage de rompre pour leur dire un éternel et muet adieu !

Cependant l'aurore empourprait l'épaisse toile de la tente, et jetait un jour rose sur la fraîche figure d'Amrou. Ils vont se réveiller! se dit le misérable père, et s'arrachant à sa posture de désespoir, après avoir fait à Nabbah un geste impérieux qui lui commandait le silence, il ouvrit doucement la porte et sortit pour se rendre à l'écurie de Djin, et courir, avant que personne dans le campe­ment fût encore debout, à l'ermitage du père Arsenios.

La confidence que jusqu'alors il s'était refusé à faire au bon moine, tant il crai­gnait de l'affliger trop tôt, il voulait lui faire à présent, afin de l'avoir près de lui au moment où il aurait besoin d'une main qui pressât la sienne, d'une bouche qui lui parlât pour la dernière fois de la religion, du ciel, de Dieu. Il voulait aussi lui recom­mander Hobeibeh et Amrou....

Mais à peine avait-il franchi le seuil, que s'éleva un grand bruit de tambours, de cymbales et de trompettes, mêlé à des ac­clamations de joie et de bon accueil. Tous les hommes de la tribu étaient réunis de­puis l'aube autour de la tente du maître, pour le saluer ainsi dès qu'il paraîtrait, et donner le signal de la fête du jour.

Cet accord de voix et d'instruments, plus bruyant qu'harmonieux , éveilla Amrou et Hobeibeh, et ils furent bientôt hors de la tente, près de Hantalah, qui, tandis qu'ils le comblaient de caresses, était dans un épouvantable supplice. Comment s'arra­cher à ces embrassements ? comment s'é­chapper ? Il était entouré de tous ceux qu'il pouvait appeler ses sujets : ils lui étaient soumis par le plus doux de tous les jougs, celui de la reconnaissance. Kafour surtout ne pouvait se lasser de le remercier, de le bénir, en lui racontant quelle nuit heureuse il avait passée entre son père et sa mère qui s'efforçaient aussi de témoigner leur gratitude à Hantalah.

Quel bonheur il eût éprouvé s'il eut eu devant lui une longue vie pour jouir de cette félicité qu'il avait créée ; mais, épou­vantable martyre ! il fallait qu'il courût à la mort, et on le retenait au milieu des pré­paratifs de fêtes ! Et Korad, que devait-il penser ?

A cette heure même on devait faire les apprêts de son supplice ; Korad l'atten­dait... chaque instant de retard ne pouvait-il pas faire douter de sa foi?... Hantalah éprouvait d'inexprimables angoisses... Ko­rad lui apparaissait en ce moment étendu sur le tapis de cuir, sous le sabre du bour­reau : et tout son sang affluait à son coeur.

Korad ne subissait pas encore le supplice auquel il s'était livré à la place de son ami ; mais le supplice se préparait déjà. Toutes les troupes étaient rassemblées sur une vaste esplanade, au centre de laquelle s'é­levaient les Ghorebaïn, et le roi Nôman venait d'arriver accablé sous le poids du sacrifice qu'il allait ordonner; il ne pou­vait , dans sa ferme croyance, se soustraire à cette obligation que, nous le savons, il regardait comme plus imposante et plus sacrée que jamais depuis la mort de sa mère, de son fils, de son ministre, et lors­que son dernier enfant venait d'être atteint de ce mal atfreux qui faisait tant de vic­times : la peste !

Il fit donc amener devant lui Korad-ben-Adjdaa, et lui présenta la pierre du ser­ment, en échange de laquelle Korad remit la sienne au roi.

Alors les cymbales, mêlant leurs lents tintements aux longs roulements des tam­bours, s'élevèrent en signal sinistre, lorsque le prince Ferid, auquel Nôman était vive­ment attaché, se précipita de son cheval et vint tomber devant Yahmoum, en élevant vers le roi ses mains jointes :

« Oh! je vous en supplie, s'écriait-il les larmes aux yeux, je vous en conjure, at­tendez que le soleil se montre au-dessus de cette colline, là-bas; Hantalah-ben-Thaï est incapable de manquer à sa promesse : attendez... »

Et de même que l'année précédente on avait attendu la victime à laquelle on avait fait grâce de la vie pour un an, de même on l'attendait encore, mais cette fois pour être implacable.

Tous les regards étaient fixés, soit sur le sommet de la colline, qui déjà commençait à s'éclairer des rayons qui montaient au versant opposé, soit sur la route qui devait amener Hantalah. Ferid surtout, qui ne cessait de presser la main de son maître favori Korad, ne détournait pas les yeux de ce point de l'horizon. Il était dans une bien cruelle situation : forcé de souhaiter la mort du père d'Amrou, qu'il avait pris dans une vive affection; mais il aimait en­core mieux Korad. Aussi le malheureux jeune homme courut-il sur le point le plus culminant de la forteresse de Kawarnak pour y regarder de tous les côtés de l'horizon ; mais il n'aperçut rien sur la plaine. Rien!... pas un homme, un che­val, un chameau, un tourbillon de pous­sière.

Cela va s'expliquer. Hantalah, de plus en plus torturé par la pensée que Korad était exposé à mourir pour lui en l'accu­sant de manque de foi, frémissait d'impa­tience et d'anxiété, lorsque Amrou tira de son écurie Djin pour se joindre à la caval­cade qu'on s'apprêtait à exécuter devant le cheik, avec jeu de lance, de javelot et djerid. Hantalah n'hésita pas un instant, et s'élança comme le plus habile cavalier sur le dos du rapide animal, en piquant des deux.

Il fit un geste de la main, et disparut comme un éclair dans une nuée. Et lorsque Ferid monta sur la tour de Kawarnak, Hantalah était déjà entré dans l'ermitage du moine Arsenios. Il courut comme un fou vers l'ouvroir d'en bas, en répétant : « Mon père ! mon père ! »

Il ne reçut aucune réponse.

L'ouvroir était vide, et une corbeille de jonc était là, à demi terminée : « Mon père ! mon père! » Hantalah renouvela ses ap­pels ; mais de réponse il n'en eut pas da­vantage.

«Mon Dieu! s'écria-t-il dans la plus vive angoisse, s'il allait être absent ! moi qui ai tant besoin de son dernier appui ! »

Et, en disant ceci, il s'élança sur le sen­tier tournant qui gravissait à pic jusqu'à la cellule taillée dans le roc, et sur le seuil de laquelle il trouva la charmante gazelle étendue comme un chien. Elle le salua de son joli petit cri, et il se précipita dans la grotte.

Arsenios y était absorbé devant un cru­cifix par une profonde prière, une prière évidemment si fervente, qu'il fallait une cause aussi sainte et aussi pressante pour que Hantalah osât le retirer de ce recueil­lement. Mais le temps s'écoulait : et si Ko­rad allait mourir!... Hantalah n'avait plus qu'une pensée, le salut de Korad et la foi jurée.

Le moine leva la tête, puis son capuchon, qui s'était rabattu sur ses yeux, et les tour­nant autour de lui, il reconnut Hantalah à genoux.

« O mon père ! ô mon père ! lui dit-il en lui pressant les mains ; venez ! il faut que vous me suiviez sur-le-champ, il le faut... il le faut...

—  Qu'y a-t-il de si pressant, mon fils?

—     Quelqu'un a besoin de vos secours !

—     Un mourant ?

—     Un mourant.

—     Sur ton habitation?

-—Non, non..., venez!... venez, hâtez- vous, je vous en conjure, hâtez-vous... Vous le saurez chemin faisant... »

Et, pendant ce dialogue pressé, Hantalah entraînait le moine et descendait la rampe taillée à pic dans le roc, d'un pas que le vieillard ne suivait que de loin et avec la plus grande peine.

« O mon père ! dépêchons-nous !. .. Quand vous saurez ce dont il s'agit... »

Arrivés sur le seuil de l'ermitage, Han­talah prit Arsenios entre ses bras nerveux, le plaça sur Djin, et, sautant en croupe, il fit prendre à la cavale un nouvel élan ; et bientôt le moine apprenait de son disciple quel était le mourant auquel il devait porter ses soins suprêmes, tandis que le rapide animal se dirigeait, de son galop le plus effréné, vers la capitale du roi Nôman.

Tout cela s'était passé en peu d'instants, et Ferid, en ce moment encore sur la haute tour de Kawarnak, aperçut enfin, avec une anxiété toujours croissante, un tourbillon de poussière courant sur la plaine avec la rapidité d'une trombe soulevée par le si­moun. Son coeur battit avec violence : était-ce enfin le salut de Korad, de son maître bien- aimé?

Mais le tourbillon grossissait toujours en approchant : pour Ferid, il n'y avait plus de doute, et, tout palpitant d'une poi­gnante émotion, il accourut sur la place au-devant du roi. Nôman, triste et inquiet, car il aimait aussi Korad, portait alternativement les yeux sur l'émir et sur le sommet de la montagne où le disque du soleil commen­çait à se montrer. Faisant un effort sur lui- même, il allait donner le signal du supplice, lorsque Ferid, tout haletant, parut devant le roi en s'écriant :

« Arrêtez ! arrêtez ! voici la victime !... »

Tous les yeux se tournèrent alors vers la route que montrait Ferid, et où l'on ne voyait rien encore.

« A quoi bon attendre ? disait Nôman ; Hantalah, devenu riche, époux d'une femme bien-aimée, père d'un fils adoré, entouré des bénédictions de tous, comment renon­cerait-il volontairement à la vie ? Non, non, Hantalah ne viendra pas, et mon serment doit être accompli. »

Korad, impassible devant les apprêts du supplice, n'avait pas un instant douté de la foi de son ami; mais il s'étonnait et se demandait quel invincible obstacle avait pu l'arrêter. Il y avait un mois seulement qu'il l'avait quitté. Le Wady- Hantalali était alors un paradis terrestre pour tous, hormis pour celui qui y ré­pandait les trésors de son ardente cha­rité.

Tout à coup, au milieu du silence plein d'anxiété qui avait suivi les paroles du roi, on discerna le bruit du galop d'un cheval, et dans un moment plus rapide que la pensée, Djin apparaissait à la foule silen­cieuse qui s'était ouverte pour lui livrer un passage. D'un seul bond elle se trouva au centre de l'esplanade, et l'on put voir alors, au milieu des nuages de vapeur qui envelop­paient cette brusque apparition, la véné­rable figure du père Arsenios, que Hanta­lah, déjà à terre, aidait à descendre de sa monture.

Presque aussitôt Hantalah serrait dans ses bras son ami, tandis qu'Arsenios, trem­blant d'émotion, s'avançait à pas chance­lants vers le roi. A l'aspect de ce noble visage qui racon­tait tous les jours d'une sainte vie, Nôman, frappé d'un respect involontaire, se tourna vers les officiers qui l'entouraient, comme pour demander quel était ce vieil­lard.

Le père Arsenios était connu de bien des habitants de Hira : tous ceux qui avaient été le trouver au jour de l'affliction ne l'avaient jamais quitté sans en rapporter des consolations et des secours. Pour celui qui souffrait de la misère, il ouvrait sa main généreuse qui avait recueilli les au­mônes. Pour les souffrances du corps, il avait des remèdes aussi, car il avait étudié la médecine et connaissait des simples qui pouvaient guérir ; enfin, pour les souf­frances de l'âme, Arsenios avait des paroles pleines de douceur et de bonté, des paroles qui sont l'aumône du coeur, et dont la source est inépuisable.

Son nom commençait à circuler dans la foule, et il arrivait aux oreilles du roi, au­quel il n'était pas inconnu. En même temps que le vénérable vieil­lard, Hantalah et Korad, se tenant embras­sés, s'approchaient aussi de Nôman, et s'in­clinaient devant lui.

Il y avait un peu plus d'un an qu'Arse­nios et Korad s'étaient rencontrés à la re­cherche de Hantalah, et ils se retrouvaient aujourd'hui tous les trois à cette heure suprême où la superstition de Korad-ben-Adj-daa lui rappelait le cri qu'il avait entendu dans le désert : le cri de la chouette de la mort !...

XIX : TROUBLE ET DÉSOLATION DANS LE WADY-HANTALAH

Au moment où Hantalah s'était élancé sur Djin, tous les regards s'étaient tournés vers lui et l'avaient suivi avec un intérêt puissant. Chacun croyait qu'il voulait mon­trer à toute la colonie qu'il pouvait encore l'emporter en force, en agilité et en adresse sur les plus adroits, les plus agiles et les plus forts.

Mais quand on le vit sortir du wady, disparaître et ne point revenir, l'inquiétude succéda bientôt à l'étonnement et s'empara de tous les coeurs... Que pouvait-il être ar­rivé au cheik vénéré que chaque membre de la tribu aimait comme un père ?...

En un moment le trouble avait pris la place de la joie, les plus timides s'interro­geaient du regard, tandis que les autres couraient déjà vers le point où Hantalah avait disparu pour tâcher de l'apercevoir encore ; ce fut vainement que les regards exercés des Arabes se promenèrent sur la mer de sable ; et, de même que Ferid sur la tour de Kawarnak, ils ne virent rien : pas un homme, un cheval, un chameau, un tourbillon de poussière, rien que le soleil s'élevant à l'horizon ; et quand ils rentrèrent dans le wady, la consternation était peinte sur tous les visages.

Hobeïbeh s'était étonnée et inquiétée la première en voyant son mari disparaître et ne point revenir. Bientôt cette inquiétude ne connut plus de bornes ; les battements de son coeur étaient suspendus ; tout ce qui restait de vie en elle s'était porté dans sa pensée... Une idée venait de la saisir!... L'absence de Korad, la tristesse qu'elle au­rait remarquée sur le visage de son époux, si elle l'eût crue possible, le geste qu'il avait fait en partant, tout ce qui lui était échappé jusqu'alors se représentait à elle à cette heure d'angoisse, et lui révélait un mystère... Dans un mois, avaient-ils dit l'un et l'autre... Que s'était-il passé entre les deux amis?... Et lorsque, la veille, Hobeibeh avait témoigné à Hantalah son étonnement de ne pas voir Korad, il lui avait répondu qu'une promesse plus solen­nelle le retenait sans doute... Et Hantalah était parti... pour le rejoindre peut-être?...

Mais Hantalah n'avait jamais eu de secret pour Hobeibeh... celui-ci remplissait son âme de terreur et de désespoir, et elle était tombée à genoux, élevant vers le Tout- Puissant ses mains jointes, et le priant avec son coeur, car ses lèvres tremblantes ne pouvaient plus articuler une parole, de détourner d'elle le malheur qu'elle sentait sans pouvoir en mesurer la portée. Et cette muette douleur d'Hobeïbeh n'a­vait fait qu'accroître l'anxiété générale.

Cependant Amrou et Kafour, qui tout d'abord, et suivis du fidèle Nabbah, s'é­taient élancés sur la lisière du wady, plongeaient leurs regards d'aigle dans l'espace ; mais eux aussi ne voyaient rien ! ...  Le vent, qui promenait son souflle sur le sable du désert, avait promptement effacé les traces du rapide passage de Djin.

« Où est le maitre? où est le maitre, Nab­bah? cherche! cherche ! » s'écria Amrou de la voix la plus émue.

Le fidèle animal regarda Amrou, comme s'il comprenait et partageait son inquiétude ; il se mit à allonger le museau dans toutes les directions. Un instant suffit à son in­stinct pour lui faire découvrir la route suivie par Hantalah et Djin. Il sauta après les deux jeunes gens, comme pour attirer leur attention, et, tournant alternativement ses yeux vers eux et dans la direction de l'er­mitage du père Arsenios, il se mit à courir et à gambader joyeusement, revenant en­suite vers eux, comme pour les inviter à le suivre.

Amrou et Kafour interprétèrent bien ce langage, ils n'hésitèrent point ; ils revin­rent chercher des montures, et, précédés de leur guide intelligent et affectueux, ils franchirent comme une flèche la distance qui les séparait de l'ermitage. Nabbah, toujours en avant, y pénétra le premier; mais, tandis qu'Amrou et Kafour atta­chaient leurs chevaux, Nabbah reparut sans accuser aucun signe de la joie qu'il eût montrée s'il avait retrouvé son maître.

Néanmoins Amrou et Kafour entrèrent à leur tour dans l'ermitage; ils appelèrent, comme peu d'instants auparavant l'avait fait Hantalah. Comme lui, ils virent la corbeille de jonc qui témoignait de la récente présence du moine dans la grotte ; mais nous savons qu'aucune voix ne pouvait leur répondre, puisque Arsenios et Hantalah étaient dans ce moment même devant Nôman.

Zebou seule, toujours couchée à l'entrée de la grotte , les salua de son cri doux et gracieux.

« Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! où peut être mon père ? s'écria Amrou, les mains jointes et avec l'accent du désespoir. Me faudra-t-il retourner près de ma mère sans lui ? »

Amrou était partagé entre la pensée de son père absent et de sa mère qu'il avait laissée dans une si profonde douleur. Que faire? Que résoudre ? que dire à Hobeïbeh, qu'il avait vue si malheureuse, et dont il allait augmenter l'anxiété en reparaissant devant elle sans un seul indice consolant?

Le désespoir allait pénétrer dans ce jeune coeur, quand les yeux d'Amrou se portèrent sur le crucifix du père Arsenios ; il tomba à genoux, et Kafour, qui lui aussi était chrétien (son nom le dit), Kafour imita son jeune maître; tous les deux adressèrent à Dieu une fervente prière , et tous les deux se relevèrent fortifiés. Ce fut Kafour qui le premier rompit le silence, dans ce sanctuaire qui inspirait aux deux jeunes gens un saint respect.

« Maître, dit-il, Dieu, qui m'a rendu mon père et ma mère, ne nous ôtera pas notre bien-aimé cheik ; retournons près d'Hobeïbeh ; il ne faut pas qu'elle soit tout à la fois privée de son époux et de son fils!... Qui serait là pour la consoler?... Non, non, re­tournons au wady... et puis, qui sait?... peut-être le cheik y est-il de retour?... Partons tous , et si Hantalah n'est pas re­venu, Kafour en fait le serment, il ne repa­raîtra devant vous qu'après avoir trouvé son maître !»

Les deux jeunes gens se prosternèrent encore devant le signe de notre rédemption, et, après avoir dans un pieux silence traversé l'ermitage désert, reprirent le che­min du wady ; mais Nabbab ne semblait les suivre qu'à regret, et il regardait toujours en arrière.

XX : LA CONVERSION

Tandis qu'Amrou et Kafour reprennent tristement la route du wady, une scène pleine de grandeur et d'émotion se passe sur la place des Ghorebaïn, et la foule elle-même, par son attitude, témoigne de son anxiété. Hantalah et Korad y sont devant le roi.

« O roi ! dit Hantalah, me voici ; je viens dégager la parole de mon ami, je t'apporte ma tête ! »

Mais Arsenios, qui s'était aussi approché du roi, étendant la main comme pour écar­ter Hantalah, fit signe qu'il demandait à parler.

« Vieillard, que me veux-tu ? dit Nôman ; la réputation de ta vertu et de tes bienfaits est venue jusqu'à moi, mon oreille est prête à t'entendre. Parle : que puis-je faire pour toi? »

Arsenios s'inclina devant le roi.

« O roi ! dit-il avec une voix tremblante d'émotion ; je viens te demander la vie de cet homme : laisse vivre Hantalah, rends-le à sa femme, à son fils, à la tribu dont il est le père. Je te le demande au nom de la miséricorde divine, dont nous avons tous besoin. »

Nôman était visiblement ému ; son coeur commençait à s'amollir, frappé qu'il avait été si récemment dans tout ce qu'il avait de cher. Néanmoins son émotion était si fortement combattue par les superstitions de son enfance et de toute sa vie, qu'il la surmonta.

« Vieillard, que me demandes-tu? dit-il à Arsenios ; ne sais-tu pas qu'un serment est une chose sacrée? Déjà, pour avoir dif­féré d'accomplir ma promesse, la vengeance du Ciel s'est appesantie sur moi. C'est elle qui m'a ôté ma mère et mon plus jeune fils ; c'est elle qui m'a enlevé le plus ferme appui de mon trône, le sage Hakim ; et, à cette heure, mon dernier fils, l'héritier du trône, est atteint lui-même d'un mal affreux... A cette heure je n'ai peut-être plus de fils!...

— O roi ! reprit Arsenios avec la douceur persuasive qui coulait de ses lèvres et avait sa source ineffable dans son coeur et dans sa foi, penses-tu conjurer les coups de la justice divine en commettant un nouveau crime ? Et ne sais-tu pas que les nuages d'où sort la foudre sont formés des pleurs des innocents?

—    Vieillard, je te l'ai dit, j'ai juré par le sang!

—    Et tu pourrais tenir cet horrible ser­ment ! et tu pourrais porter la main sur ton hôte !... Un tel serment est sacrilège, il ou­trage le Tout-Puissant... Renonce à une erreur si cruelle, ouvre les yeux à la vraie foi!... Elle te commande la clémence, et ici ce n'est pas même clémence, mais jus­tice... O mon Dieu! dit le saint moine en levant vers le ciel ses yeux où brillait une larme, ô mon Dieu ! inspirez-moi ; appre­nez-moi les paroles qui pourront toucher le coeur du roi. »

Puis s'adressant à Nôman :

« Quel est donc le dieu que tu sers pour lui offrir de tels présents ! Abandonne un culte menteur, rends hommage à notre Dieu. Le Dieu des chrétiens est un Dieu d'amour et de miséricorde, il a donné son sang pour racheter nos âmes ; la demeure de sa grâce est partout, et les portes en sont ouvertes à tous ; il pardonnera à ton repen­tir ; les larmes du repentir sont le seul sa­crifice agréable à ses yeux. »

La figure de Nôman exprimait tour à tour le doute, l'irrésolution et l'attendrissement; il était comme accablé sous les paroles du saint moine. La lumière commençait-elle à pénétrer dans son coeur? Arsenios l'espéra ; et encouragé par le silence du roi, exalté par sa charité, il osa aller plus loin en­core :

« Tu pleures la mort de ta mère ! tu ac­cuses la vengeance céleste ; mais si tu re­gardais en toi-même, tu trouverais peut-être que c'est toi qui l'as tuée par les inces­santes blessures que tu as faites à son coeur. Que de prières elle t'a vainement adres­sées ! que de larmes elle a répandues sur ce serment cruel qui pourrait encore au­jourd'hui te pousser à porter la main sur un innocent!... sur ton hôte!... Ton fils, dis-tu, est, frappé d'un mal affreux et incompréhensible ; avant de l'abandonner à la fatalité, qui n'est que l'impuissance de l'ignorance, laisse-le-moi voir; je ten­terai de le guérir... Si mes efforts sont stériles, courbe ton front sous la justice divine. »

Mais le roi restait toujours muet.

« Et si je n'ai pu toucher ton coeur par mes prières et te sauver d'un nouveau, d'un horrible crime, s'il te faut absolument une victime , prends ma vie et épargne celle de Hantalah. Je touche à la fin de ma carrière; en me frappant, tu ne frapperas que moi ; en frappant Hantalah, tu atteins une tribu tout entière.

— Que dites-vous, mon père ? s'écria Hantalah en se plaçant devant Arsenios, comme pour le couvrir de son corps. Non , non, mon père, votre précieuse vie doit être conservée pour le service de Dieu et le salut des âmes ; c'est moi qui suis la vic­time dévouée au sacrifice... Roi Nôman, ordonne mon supplice, je suis prêt à mou­rir. »

Mais Arsenios insistait toujours pour mou­rir à la place de Hantalah. C'est alors que Nôman, ne pouvant résister à ce généreux combat, et poussé par un invincible entraî­nement, s'écria :

« Tu m'as vaincu, vieillard, par tant de vertu et de générosité ! Oui, je le jure, ton Dieu sera mon Dieu, ta loi sera ma loi ; je suis chrétien ! Non seulement je t'accorde la vie de Hantalah; mais je remets la mienne entre tes mains. Continue à éclairer mon coeur; tu n'auras pas de disciple plus fer­vent que moi. Pour expier mes crimes je te suivrai dans te désert; j'abandonne pour toujours le trône et ses grandeurs. »

En parlant ainsi, Nôman se dépouilla du sceptre et de la couronne ; il s'élança de son cheval et vint tomber aux genoux du saint moine, qui versa sur le front du roi l'eau du baptême.

Tandis qu'Arsenios, ému jusqu'aux larrnes, avait cherché dans son coeur les pa­roles qui pourraient attendrir le coeur du roi, dans la foule muette et attentive toutes les âmes semblaient suspendues aux lèvres du saint homme, et aspirer cette foi divine que le vénérable Arsenios avait répandue dans toute la contrée. En ce moment sa noble figure avait quelque chose de plus qu'humain : la foi, l'espérance et la cha­rité s'y peignaient avec une si communicative et si entraînante énergie, qu'au moment où Nôman prononça ces mots : « Je suis chrétien ! » tous se prosternèrent en même temps et répétèrent : « Je suis chré­tien! »

Quelle victoire pour le bon moine ! avec quelle tendresse il appela Nôman : mon fils, et le serra dans ses bras ! Ce n'était pas seulement la vie de Hantalah qu'il avait obtenue, il venait de conquérir un grand nombre d'âmes pour le ciel ! A cette heure bénie, il recueillait le fruit de ses douces et persévérantes vertus, et la moisson était plus abondante encore, non point qu'il l'avait désirée, mais qu'il la pouvait es­pérer jamais. Arsenios reconnaissait ici comme partout la grâce divine qui l'avait conduit et soutenu, et avec quelle ferveur il en remerciait le Tout-Puissant !

Pour Hantalah, son ardente charité pre­nait une si grande part à cette immense conversion qu'il en oubliait presque qu'il pourrait encore serrer dans ses bras sa femme, son fils, qu'il pourrait revoir son cher wady, et continuer à y répandre les lumières de la foi sur tous ceux qu'il y avait recueillis. Rien ne peut donner l'idée du spectacle attendrissant qu'offrait, à cette heure la place des Ghorebaïn, peu d'instants aupa­ravant destinée à un si horrible sacrifice. Arsenios embrassait Hantalah et Korad ; il bénissait la foule qui se pressait sur ses pas ; il avait de douces paroles pour tous, et sa noble figure rayonnait d'une sainte joie, tandis que Nôman, tout entier à sa foi nouvelle, rentrait dans son palais pour la dernière fois.

Après avoir encore embrassé Arsenios, qui lui promit de le revoir bientôt, Hanta­lah, accompagné de Korad-ben-Adjdaa, se prépara à quitter Hira. Il avait hâte de revoir Hobeibeh, dont il se figurait l'in­quiétude. Pauvre Hobeibeh! se disait-il, que n'aura-1-elle pas dû souffrir durant cette absence inexplicable pour elle ! Mais aussi de quel bonheur la tribu tout entière allait être comblée quand elle saurait le danger auquel Hantalah venait d'échapper !

Les deux amis, préoccupés des mêmes pensées, bravèrent la chaleur du jour qui changeait la mer de sable en fournaise, et tous deux, sans perdre un instant, rega­gnèrent le wady, et y arrivèrent au mo­ment même où Kafour allait se mettre à la recherche de son cheik bien-aimé. Son père et sa mère le comblaient de caresses et de bénédictions : cette nouvelle séparation leur était bien douloureuse ; mais la reconnaissance leur faisait une loi de la souffrir, et ils ne songeaient pas même à s'en plaindre. Eux aussi n'avaient qu'une pensée, et cette pensée était dans le coeur de tous : savoir ce qu'était devenu Hantalah et le revoir.

Amrou aurait bien voulu accompagner Kafour; mais il ne pouvait quitter sa mère, et Kafour, confiant dans la bonté divine, qu'il avait tant éprouvée ; allait, s'éloigner le coeur plein d'espérance et de courage, quand un cri de joie vola de bouche en bouche :

« C'est lui! le voilà! c'est le cheik ! Dieu soit loué et béni ! Le voilà, notre bon cheik ! Hantalah est revenu ! »

Kafour sautait et gambadait, baisait les mains de son maître, et s'écriait en s'adressant à Hobeïbeh et à Amrou :

« Oh ! je vous le disais bien que Dieu nous le rendrait ! »

Quelles expressions pourraient peindre la joie et l'attendrissement religieux qui remplissaient l'âme de Hantalah, à cette heure où il serrait dans ses bras Hobeïbeh et Amrou, qu'il ne croyait plus revoir ! Il jouissait d'un bonheur sans mélange qu'il ne connaissait plus depuis longtemps. Ho­beïbeh, oubliant le calme et la dignité ha­bituels des Arabes, était folle de joie; elle embrassait son mari, et tout en le pressant de questions pour savoir comment il était parti sans rien dire, comment il revenait à cette heure du jour, couvert de sueur et de poussière, elle invitait les deux amis à venir se reposer dans la tente et à prendre les rafraîchissements dont ils avaient si grand besoin. La présence de Korad lui montrait bien qu'elle ne s'était pas trompée en sup­posant un rendez-vous ; mais pourquoi ce mystère qui les avait tous plongés dans une anxiété si cruelle ?

« Femme, dit enfin Hantalah, commen­çons par remercier le Tout-Puissant, qui nous a comblés de ses grâces et qui permet qu'aujourd'hui je sois revenu au milieu de vous! »

A ces paroles Hobeïbeh et Amrou com­prirent qu'un grand danger avait menacé Hantalah; ils se prosternèrent pour prier avec lui ; et quand ils se relevèrent, Hobeï­beh apprit à quel affreux malheur elle avait échappé, grâce à Dieu et au père Arsenios ; son coeur battit si violemment, qu'il semblait près de s'échapper de sa poitrine ; des lar­mes d'effroi inondèrent son visage, et elle recommença à serrer Hantalah dans ses bras, comme si elle craignait encore de le perdre ; puis elle recommença aussi à adres­ser au Tout-Puissant ses actions de grâces, comme elle lui avait adressé ses prières dans l'affliction.

Korad-ben-Adjdaa, qui se riait aujour­d'hui du cri de la chouette de la mort dans le désert, proposa ensuite de continuer la fête interrompue, et, quand le soleil s'a­baissa derrière les palmiers qui étendaient leur ombre sur le wady, elle fut reprise avec une joie et un entrain d'autant plus grands que l'anxiété avait été plus cruelle.

Cette fois Hantalah écouta avec un bon­heur exempt de toute pensée sinistre les couplets faits par Hobeïbeh, et tous ces voeux de longue vie répétés avec l'accent du coeur par la tribu tout entière. Une seule personne manquait à la fête pour qu'elle fût complète : c'était le père Arsenios.

Arsenios n'avait pas voulu quitter son nouveau disciple; il voulait voir le fils de Nôman, tâcher de le guérir, et défendre le roi contre les influences qui eussent pu ébranler sa résolution sainte ; mais rien de semblable n'était à craindre pour Nôman, sa ferveur était loin de se ralentir ; au mo­ment où la foi avait illuminé son âme, il avait été saisi d'un immense repentir, et d'un égal désir de réparer, autant que cela était possible, et d'expier ses crimes. Aussi, dès le lendemain de ce jour mémorable, il assembla les officiers de sa maison, et s'étant fait apporter son trésor, qui était con­sidérable , il le répandit tout entier sur les pauvres, ayant fait pour lui le voeu de pauvreté. Puis il régla avec le plus grand soin toutes les affaires du royaume; et, ayant eu la joie de voir son fils renaître à la santé, il lui remit la couronne en présence de toute l'armée et de tous les grands de Hira.

Après avoir ainsi pourvu à tout ce qui pouvait assurer la paix et la sécurité du pays, il prit le bâton de pèlerin ; et l'on eût pu voir alors celui qui pendant si longtemps avait ébloui par l'éclat de sa puissance, et fait trembler par la violence de ses passions tous ceux qui l'approchaient, seul et hum­blement vêtu, sortir du palais avant le jour et s'avancer à travers la ville.

Quand il fut arrivé sur cette place des Ghorebaïn, où le parterre d'anémones bril­lait plus vivement que jamais sous les pre­miers rayons d'un soleil levant, Nôman s'arrêta et contempla avec des larmes ces monuments qui restaient debout comme pour éterniser le souvenir de ses crimes !... Mais, confiant dans sa foi nouvelle, il s'agenouilla, pria avec toute la ferveur de son âme, et, s'étant relevé, il tourna un dernier regard sur la ville qu'il abandonnait pour toujours ; il en sortit par la même porte par laquelle Hantalah y était entré, et s'enfonça dans le désert.