Carmel

La tirelire aux histoires

La tirelire aux histoires si souvent citée est surtout célèbre par son Sentier d'Or.

Mais c'est l'ensemble de ces 175 petites histoires qui a été formateur pour la jeune Thérèse.

Lectures choisies de

L. Sw. Belloc

A JULIETTE, MARCEL ET MARIE

Leur grand'mère

LA GRAND'MÈRE.

Il était une fois une bonne grand'mère qui avait plusieurs petits-enfants qu'elle aimait beaucoup et qu'elle désirait voir bons et heureux. Tous les jours elle écrivait pour eux ce qu'elle avait vu, entendu ou lu d'intéressant. Elle mettait les pages écrites dans une boîte divisée en autant de compartiments qu'il y a de lettres dans l'alphabet, depuis A jusqu'à Z. Sur le couvercle de la boîte, il y avait une ouverture assez grande pour y passer la main. Celui des enfants qui avait bien fait sa tâche, ou bien récité sa leçon, tirait au hasard un des papiers et le lisait tout haut. Quand c'était un dialogue où chacun parlait à son tour, les petits lecteurs se partageaient les person­nages. Le plus âgé prenait le ton grave de l'instituteur, tandis qu'un petit frère faisait les réponses de l'élève. Quand c'était une maman, la soeur aînée se chargeait de la représenter, et s'en acquittait à merveille. Si un passage n'était pas bien compris des enfants, la grand'mère était là pour l'expliquer. Ces petits exercices, qui enseignaient merveilleusement à bien lire, étaient devenus si attrayants que toute la famille attendait avec impatience l'heure où s'ouvrait la tirelire aux histoires.

Vous savez qu'on appelle tirelire un tronc à serrer l'argent; mais celle-ci renfermait mieux que de l'argent, comme vous en pourrez juger, car la grand'mère a voulu que ce qu'elle avait fait pour ses petits-fils et ses petites-filles profitât à tous les enfants. Elle a vidé pour vous sa tirelire et en a fait un livre dans lequel vous trouverez de bons exemples, d'amusantes histoires. Vous y ferez de nouvelles connaissances que vous aimerez et auxquelles vous voudrez ressembler. La grand'mère a puisé pour vous dans ses souvenirs, dans les écrivains français et étrangers, tout ce qu'elle a cru de nature à vous intéres­ser, à vous plaire. Nous verrons bien si elle a réussi.

COMMENT ON APPREND A LIRE LES LETTRES

Les enfants, quand vous avez ap­pris à lire, on vous a d'abord montré des lettres, et après les avoir bien regardées, vous les avez reconnues; vous avez dit : « Voilà un A, un B, un C, un D, » et ainsi de toutes les autres jusqu'au Z. Il y a un grand plaisir à les nommer au maître, au papa ou à la maman sans se tromper, n'est-ce pas? Mais ce n'est pas tout, il a fallu ensuite voir quel son donnerait chaque lettre avec une autre lettre, par exemple B avec A, ba; B avec E, be; B avec I, bi; B avec O, bo; B avec U, bu; B avec Y, by. quand vous avez su épeler les dix-neuf consonnes avec les six voyelles en les tournant et retournant de toutes les façons, vous vous êtes dit : « me voilà en bon chemin. « en effet, vous pouviez assembler des syllabes et lire des mots : pa-pa, ma-man, di -eu, trois grands noms à aimer. A mesure que vous deveniez plus savants, les mots devenaient plus longs : bonté, courage, vérité, docilité, quatre vertus à pratiquer; sagesse, savoir, honneur, trois bonnes choses à acquérir. Je suis sûre que vous avez été bien content, le jour où vous avez pu lire couramment : Je vais bien m'appliquer, car je veux être un enfant courageux, vrai, obéissant, aimé de Dieu, de papa, de maman, de mon maître, et mériter d'avoir un jour la croix de sagesse.

LES MOTS.

Quand on sait assembler des mots, il faut, pour que ces mots expriment quelque chose, leur donner leur accent ; ainsi, quand vous parlez, vous n'avez pas le même son de voix pour dire : « J'ai bien du chagrin, » ou « Je suis bien content. » C'est de même quand on lit : avant d'entendre parfaitement les mots, celui qui écoute un bon lecteur sait si ce qu'il lit est triste ou gai.

Il est indispensable, pour devenir un bon lecteur, de s'exercer très-jeune à prononcer nettement les mots, à lire sans se presser, en s'arrêtant un peu aux virgules, plus longtemps au point-et-virgule, aux deux points, et enfin tout à fait au point, afin de reprendre haleine. Sans ces arrêts ménagés pour la respiration et pour la clarté des phrases, on arriverait tout de suite à s'essouf­fler, à bredouiller, et à faire des coq-à-l'âne comme ceux-ci :

Les en-fants sont sou-vent entr-eux brouillés par la col- ère qui les chan-ge en brutes.

Certes, vous ne voudriez pas lire et entendre lire de cette façon.

LE PLAISIR DE BIEN FAIRE.

Vous avez fait des progrès : vous lisez couramment, vous vous arrêtez aux virgules et aux points; encore quel­ques efforts et l'on aura plaisir à vous écouter, et vous-mêmes aurez grand plaisir à penser que vous en faites et que vous avez réussi. La meilleure récompense des peines qu'on se donne est d'arriver à être utile aux autres. Quel bonheur de pouvoir faire la lecture d'un bon livre au pauvre père Jean qui est aveugle! de pouvoir lire au turbulent petit Joseph une jolie histoire qui le fera rester tranquille pendant que la maman repose !

J'ai connu deux garçons qui allaient à l'école : l'un ne voulait rien faire; la plupart du temps, il tenait son livre à l'envers et ne s'en apercevait pas ; aussi, quand venait son tour et que le maître l'appelait, il se levait tout rouge, tout vexé, et commençait à ânonner à chaque mot, à peu près ainsi : « La gram... la gram... maire, est... est... » Mais je ne veux pas vous donner de mauvais exemples.

C'est pourquoi j'aime mieux vous parler de l'autre garçon. A son retour de classe, où il avait bien étudié et récité ses leçons sans ânonner, il courait chercher sa soeur ; tous deux, assis à l'ombre des châtaigniers, lisaient ensemble quelque beau livre, pendant que le soleil bril­lait, que les oiseaux chantaient et que le bon vieux chien Fidèle, couché à leurs pieds, paraissait attentif aussi à la lecture.

Auquel des deux écoliers voudriez-vous ressembler?

LES VOYELLES.

« Les voyelles parlent toutes seules, » disait un petit garçon de ma connaissance. Comprenez-vous cela? Si vous ne le comprenez pas, je vais tâcher de vous l'expli­quer. A représente un son, qui est comme une parole . « Ah! que c'est beau! Ah! que je me suis fait mal! Je vais à l'école. »

Les lettres E I O U Y ont chacune un son qui frappe votre oreille. Sans voyelle on ne peut pas faire un seul mot. Essayez plutôt, voilà les dix-neuf con­sonnes BCDFGHJKLMNPQRSTVXZ; assemblez-les de toutes les façons, vous ne pourrez rien en tirer. mettez une voyelle devant ou derrière une de ces lettres et aussitôt elle sonnera à votre oreille : pa-pa, ma­man, da-da, bé-bé, sa-ra. vous les verrez revenir par­tout, ces petites voyelles bavardes; vous les dites cent fois par jour. Il y en a trente-deux dans les deux courtes phrases que nous venons de lire ; comptez vous-mêmes. vous voyez que les petites gens peuvent rendre de grands services. Le mérite ne se mesure pas à la taille. sans les voyelles, nous ne pourrions ni parler, ni lire, ni écrire. Tâchez de vous rendre aussi utiles que les petites lettres qu'on appelle voyelles.

L'ART DE BIEN LIRE.

Je veux que tous les petits garçons et toutes les petites filles qui auront ce livre sachent bien lire. Vous avez com­mencé par apprendre à connaître toutes les lettres de l'alphabet. Après, vous avez appris à les assembler en syllabes, puis en mots. Vous lisez bien une phrase comme celle-ci : « Dieu est un bon père, nous sommes ses enfants. » Mais pour bien lire toute une histoire, il faut savoir encore autre chose. Vos yeux doivent s'habituer à lire tout bas rapidement chaque mot avant de le prononcer tout haut. Votre esprit doit s'exercer à comprendre le sens de ce mot pour lui donner le son qu'il doit avoir. Ne croyez pas que ce soit bien dif­ficile : avec un peu d'attention cela viendra tout seul. Si vous essayez de lire souvent une demi-page, d'étudier d'abord une phrase et ensuite de la lire haut, toujours doucement, sans vous presser, vous serez étonnés de vos progrès.

Les enfants qui ne veulent pas se donner la peine d'être attentifs mettent beaucoup plus de temps à apprendre et y trouvent beaucoup plus de difficulté que les bons écoliers; de plus, ils ne savent jamais bien lire. Je ne connais rien de plus désagréable et de plus ennuyeux que d'en­tendre réciter une leçon comme par une machine : on croirait que c'est le tic-tac d'un moulin; mais le moulin moud le blé pour en tirer la farine, tandis que le tic-tac du mauvais écolier ne produit rien et lui laisse la tête et le coeur vides. On ne peut tirer ni instruction ni profit de mots que l'on ne comprend pas. Essayons de lire ensemble l'histoire que voici :

JACQUES ET PIERRE.

Jacques et Pierre allaient un jour à l'école; ils avaient près d'un kilomètre à faire à pied et emportaient chacun leur déjeuner dans un panier. »

« Arrêtons-nous un moment, mes enfants. Voyez-vous ces petites marques « au commencement et celles-ci » à la fin? On les nomme des guillemets; elles vous aver­tissent que la phrase finit là, et que j'interromps l'his­toire pour vous parler. Les deux lettres plus grandes que les autres sont des lettres majuscules qui indiquent des noms de personnes. Savez-vous à quoi sert le petit chiffre supérieur 1 C'est un renvoi : il vous avertit de re­garder au bas de la page, où j'explique à ceux qui ne le savent pas encore ce que c'est qu'un kilomètre.(1) un kilomètre est la mesure de mille mètres mis au bout les uns des autres.) Continuons notre lecture. Je rouvre les guillemets :

« La maman de Jacques lui avait donné une grande tartine de beurre, et la maman de Pierre avait rempli le panier et les poches de son fils de noix, de pommes, et d'un gros morceau de pain. «Il y a une L majuscule en tête de cette dernière phrase, parce qu'après un point, qui marque le repos, on met une grande lettre.

« Quoique Pierre eût plus de provisions qu'il ne lui en fallait, il s'amusait à jeter des pierres dans les noyers pour abattre des noix. Deux fois il manqua d'être arrêté par le garde champêtre et conduit en prison pour avoir maraudé, c'est-à-dire pour avoir pris à terre des fruits qui n'étaient pas à lui. »

Ne remarquez-vous pas dans ce que nous venons de lire un mot qui n'est pas imprimé comme les autres? Ces lettres, qu'on appelle italiques, vous paraissent plus minces; cela tient à ce qu'elles ne sont pas rangées droites, mais un peu penchées. On imprime en italiques les mots sur lesquels on veut fixer l'attention du lecteur. Maintenant, nous allons reprendre un peu plus bas ; -cet intervalle qui reste vide s'appelle un alinéa.

« Au contraire, Jacques savait que nous ne devons jamais prendre ce qui ne nous appartient pas. Il avait une bonne mère qui l'élevait bien, et il eût été très-fâché de lui désobéir. Quand sa maman lui disait : « Jacques, ne fais pas cela, c'est mal, » il cessait tout de suite de le faire. Quand il faisait bien, elle le lui disait et l'encoura­geait à continuer.

« Comme les enfants arrivaient au coin d'un bois, ils virent une paire de petits sabots posés près d'une touffe de bruyères. 

« — Le petit garçon à qui sont ces sabots, dit Pierre, les aura ôtés pour entrer dans le bois. Jouons-lui un bon tour : enterrons les sabots dans le sable; il les croira per­dus, et nous nous cacherons pour les lui voir chercher. Il sera bien en peine; je parie qu'il pleurera, de peur d'être grondé par son papa ou sa maman.. ».— Non, non, dit Jacques; je sais un bien meilleur tour : mettons dans ces sabots une part de notre déjeu­ner ; moi, je lui donnerai moitié de ma tartine de beurre.

— Et moi trois noix et une pomme, dit Pierre, en­traîné par le bon exemple de son camarade. Cachons-nous pour entendre ce qu'il dira. »

« Les enfants se mirent derrière un arbre. Ils n'y furent pas longtemps sans voir sortir du bois un pauvre petit ramoneur tout en guenilles. Il alla droit aux sabots pour les reprendre ; mais quelle fut sa joie quand il les trouva remplis de si bonnes choses! Il regarda autour de lui, et, ne voyant personne, il se mit à genoux et dit tout haut : « Mon Dieu, je vous remercie de la bonne nour­riture que vous m'envoyez. J'avais si grand faim et je n'ai pas trouvé une seule mûre dans le bois! Mon Dieu, bénissez ceux qui ont partagé avec moi ce qu'ils avaient. » « Vous jugez si Jacques et Pierre furent contents d'entendre le pauvre enfant et de le voir manger d'un si grand appétit, la tartine de beurre, la pomme et les noix!

« Ils s'en allèrent tout doucement. Depuis ce jour-là, au lieu de jouer de mauvais tours à ses camarades, Pierre ne songe plus qu'à leur faire plaisir. Il sait à présent combien on est heureux de faire une bonne action. »

CE QU'IL Y AVAIT DANS L'HISTOIRE DE JACQUES ET PIERRE.

Voilà, mes enfants, une histoire qui a été bien lue parce qu'elle était bien comprise. Vous ne vous êtes pas trop pressés, vous vous êtes ar­rêtés aux virgules et aux points; vous avez changé de ton quand un petit tiret vous avertissait que c'était Pierre ou Jacques qui parlait ; enfin vous avez dit avec coeur la prière du petit ramoneur. Montrez-moi main­tenant les guillemets, les lettres majuscules, un renvoi, des italiques, un alinéa, un tiret, et expliquez-moi à quoi ser­vent ces différents signes.

N'y avait-il pas aussi dans cette histoire des choses que vous ne pouvez pas me montrer, mais que vous avez retenues et qui vous ont fait voir comment un bon enfant aide un camarade à se corriger? Si Jacques avait dit à Pierre : « Tu es un méchant de vouloir cacher ces sabots pour les faire chercher à celui qui les a laissés là! » Pierre se serait probablement fâché. Jacques a bien mieux fait . il a donné la moitié de sa tartine, et Pierre, qui ne songeait d'abord qu'à jouer un malin tour, a voulu faire comme lui et a mis trois noix et une pomme dans les petits sabots. Aussi, ils ont eu la joie de voir le pauvre petit ramoneur bien content, et de l'entendre prier Dieu de les bénir. Maintenant, mes enfants, relisez l'histoire haut et tout seuls.

A merveille ! Mieux vous lirez, mieux vous compren­drez, et mieux vous aurez compris, mieux vous lirez.

Il ne vous arrivera pas, comme à beaucoup de petits garçons et de petites filles, d'être très-embarrassés et très-honteux quand on vous dira de lire haut devant quelqu'un. Ce ne sont pas seulement des enfants, mais de très-grandes personnes, que j'ai entendues lire si mal qu'il était impossible de les écouter avec plaisir, et cela parce qu'elles ne s'étaient pas exercées jeunes à bien prononcer les mots, en s'arrêtant aux virgules et aux points. Elles couraient la poste, ou elles ânonnaient sur un ton monotone qui donnait envie de dormir; elles sentaient leurs défauts et regrettaient de ne pas s'être appliquées à bien lire dans leur enfance, quand la langue est plus souple et les oreilles meilleures, car la langue forme les sons et l'oreille les juge. Si l'on savait de combien de plaisir on prive soi et les autres en n'apprenant pas jeune à bien lire, je crois qu'il n'y aurait plus un seul mauvais lecteur.

CE QUE C'EST QU'UN LIVRE.

Oh! maman, que je voudrais avoir un livre! dit le petit Arthur le jour où il eut cinq ans.

— En voilà un, lui dit sa mère. Re­garde-le bien et dis-moi ce que tu y vois. Arthur. — J'y vois des lettres comme celles que vous m'avez appris à connaître dans l'alphabet; et ces lettres font des mots, et ces mots font de jolies histoires, comme vous m'en lisez quelquefois, maman.

La mère. — Très-bien. Mais comment ces lettres se trouvent-elles marquées en noir sur le papier, et qui les a mises à" la suite les unes des autres pour qu'elles forment des mots?

Arthur, après avoir réfléchi. —Je ne sais pas bien, mais je crois que les lettres sont découpées, qu'on y met de l'encre, et qu'on les presse ensuite sur du papier.

La mère. — Précisément, c'est là ce qu'on appelle imprimer. L'homme qui arrange les lettres pour qu'elles forment des mots s'appelle compositeur, mais ce n'est pas lui qui invente les histoires, que tu aimes à entendre lire. Arthur. — Qui est-ce donc, maman? 
La mère. — C'est l'auteur, dont le nom est ordinaire­ment inscrit sur la première page du livre, après le titre. Autrefois on ne savait pas imprimer : les livres s'écri­vaient, et quand on voulait les avoir il fallait les copier, ce qui était très-long et difficile. Depuis l'invention de l'imprimerie, trouvée il y a près de quatre cents ans, on peut multiplier les livres par centaines et par milliers. Un livre se compose de plusieurs pages, qui sont réunies et attachées ensemble par le brocheur ou le relieur, afin qu'elles ne se perdent pas.

Un bon enfant a grand soin de son livre. Il ne le tache ni ne le déchire, mais le conserve précieusement. 

A QUOI Sert La Lecture.

Savoir lire, mes enfants, est le moyen de ne jamais s'ennuyer. C'est aussi le moyen d'apprendre ce qu'il nous est nécessaire de savoir pour devenir bons, sages, heu­reux. Avant d'avoir un livre, Jeanne s'en­nuyait, elle bâillait, elle était maussade, car sa mère n'a­vait pas toujours le temps de lui raconter des histoires ou de lui faire la lecture. Dès qu'elle put lire seule, ah ! alors, les heures passèrent vite. Il lui en coûta bien un peu de peine, pour assembler les mots, les phrases, et pour les comprendre, mais elle en vint vite à bout, et, dès qu'elle put lire couramment, voilà ce qu'elle lut :

qui a fait tout ce que nous voyons?

Regardez le ciel bleu. Qu'y voyez-vous? Le soleil. Il vous éclaire et vous réchauffe. Regardez

la terre. Vous y voyez des pierres, de l'herbe, des fleurs. Regardez ces jolis arbres verts qui vous donnent de l'ombre quand il fait chaud. N'avez-vous pas envie de savoir qui a fait tout cela? Je vais vous le dire : c'est Dieu. Il a tout fait de rien, parce qu'il peut tout ce qu'il veut. Il ne faut prononcer son nom qu'avec respect. Il est bon; il nous aime. Nous devons donc aussi être bons et l'aimer.

Il a fait les vaches et les moutons qui paissent dans les champs, le chien qui aboie, le chat qui miaule, les oiseaux qui volent dans l'air, tes poissons qui nagent dans l'eau, les abeilles qui font le miel, les papillons, les petites mouches et tous les animaux. Dieu a fait tout de rien. Combien il doit être bon et puissant !

Le lendemain, Jeanne lut encore ceci :

QUI VOUS A FAIT?

Qui a fait tous les petits garçons et toutes les petites filles qui sont au monde?

Qui vous a donné des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un nez pour sentir, une bouche pour goû­ter, une langue pour parler, des mains pour tenir, des jambes et des pieds pour marcher, du bon sens pour dis­tinguer le bien du mal? C'est Dieu. Il a fait tout ce que vous voyez; il vous a fait aussi, vous, et tous ceux que vous aimez ; il vous a fait pour être bon. Si vous êtes méchant, il ne vous aimera pas. Quoique nous ne le voyions pas, il nous voit : il voit tout ce que nous faisons; il en­tend ce que nous disons. Si vous faites un mensonge, il le sait. C'est Dieu qui prend soin de vous le jour, quand il fait clair, et la nuit, quand il fait noir ; car la nuit noire est claire pour lui.

Aimons-le donc, et tâchons d'être bons, car il est bon !

Jeanne ne s'ennuyait plus. Elle avait trouvé dans son livre un ami toujours prêt à lui tenir compagnie, toujours disposé à lui apprendre ce qu'elle avait envie de savoir.

L'ENFANT SOIGNEUX.

Jean est un garçon propre et soigneux.

Quand il vient à l'école, ses mains et sa figure sont toujours bien lavées.

Vous ne verrez jamais sous ses ongles une laide bordure noire.

Il essuie ses souliers sur le paillasson avant d'entrer.

Il met son chapeau au porte-manteau.

Il salue en entrant en classe, et se rend à sa place sans faire de bruit.

Il a une petite valise dans laquelle il apporte ses livres et ses cahiers.

Si vous visitez son pupitre, vous y trouverez tout en ordre.

Regardez ses livres, il n'y a ni pages déchirées, ni coins repliés. Il ne s'amuse pas à dessiner

sur les marges, ni à griffonner sur les pages blanches.

Quand il écrit il ne fait pas de pâtés, parce qu'il a soin de ne pas prendre trop d'encre et

d'essuyer sa plume. S'il voit un chapeau, un livre ou une plume à terre, il les ramasse et les rend à ceux de ses camarades qui les ont laissés traîner. Jean est un garçon bien élevé et un bon écolier.

DIEU

Un bon petit garçon de cinq ou six ans était en train de déjeuner sous les yeux de sa mère ; il trempait très-consciencieusement dans un oeuf à la coque, bien frais et cuit à point, les petites mouillettes de pain que lui taillait sa maman.

« Sais-tu, mon enfant, lui demanda celle-ci, qui a fait cet oeuf que tu manges?

─ Oui, maman, répondit le petit bonhomme, c'est la poulette blanche que vous m'avez donnée, — Et la poulette blanche, d'où est-elle sortie? » D'un autre oeuf.

─ Et cet autre oeuf, qui l'a fait? Eh! dit l'enfant en riant, c'est une autre poule.

─ Et cette autre poule ? ─ Eh bien c'est encore un autre oeuf et toujours comme cela.

─ Et le premier de tous les oeufs, qui l'a fait ?

─ Mais, maman, c'est la première de toutes les poules.

─ Très bien ; mais si c'est la première poule qui a fait le premier oeuf, qui donc a fait la première poule ?

L'enfant réfléchit un instant et répondit à sa mère : "C'est le bon Dieu."

   Mgr de Ségur

LE CIEL.

Oh ! maman, dit la petite Marie à sa mère, je l'aime déjà ce Dieu si bon, je voudrais bien le voir.

─ Chère enfant ! tu ne peux voir Dieu ; personne vivant en ce monde ne peut le voir. Mais quoi que nous ne puissions le voir, il nous voit, lui, et connaît tout ce qui existe.

─ Maman, dit Marie, Dieu nous voit-il à présent, et entend -il ce que vous nous dites ?

─ Oui, chère petite, il nous voit en ce moment, et à chaque instant du jour et de la nuit. Quand vous êtes des enfants bons et obéissants, il vous aime et vous bénit ; quand vous êtes désobéissants, il détourne de vous ses yeux et son amour.

─ Et où est Dieu maintenant, maman ?

─ Il est dans le ciel, mon enfant, dans les ciel au-delà des cieux que nous voyons. Le ciel est appelé le Royaume de Dieu. Là il n'y a ni chagrin, ni mal ; tout y est bon, tout y est brillant, on y est heureux et content toujours, et encore toujours, toujours."

Les enfants écoutaient sans rien dire. A la fin, Marie demanda : "Maman, n'irons-nous pas dans le beau ciel brillant ?

─ Oui, mon enfant ; si, pendant que nous sommes dans ce monde, nous aimons Dieu, et si nous lui obéissons, nous irons au ciel après notre mort. "

MAMAN ET MARIE

Maman, tous les enfants qui meurent ne vont pas au ciel. L'autre jour, on portait au cimetière un petit garçon qui était mort ; son papa et deux pe­tites filles suivaient le cercueil et pleu­raient beaucoup, ce qui me faisait de la peine. Est-ce que ce petit garçon avait été méchant ?

—       J'espère que non; j'espère qu'il était bon et que l'âme du petit garçon, au moment où son papa et ses soeurs le pleuraient, était heureuse dans le ciel.

—       L'âme? maman; je ne sais pas ce que c'est ; je ne comprends pas bien.

—       Marie, tu viens de me dire que voir pleurer ces petites filles te faisait de la peine.

—       Oui, maman, beaucoup.

—       Eh bien ! qu'est-ce qui était fâché et triste? Était-ce ton bras?

—       Non, maman.

—       Était-ce ton oreille ?

—       Oh ! non, maman; c'était mon dedans.

—       Ce dedans, Marie, c'est ton âme qui se réjouit ou s'attriste, qui t'avertit quand tu fais mal, qui est contente quand tu fais bien. »

LE BÉBY.

Marie avait un petit frère qui n'avait que six mois et qu'elle aimait beau­coup. Aussi, dès que Béby l'aperce­vait, il riait et lui tendait ses petits bras.

« Maman, dit-elle un jour à sa mère, je crois que Béby a aussi un dedans, ce que vous appelez une âme. Voyez comme ses yeux brillent quand on vous l'apporte! comme il remue ses petits pieds. Il ne sait pas marcher, et son âme voudrait courir à vous. Il ne sait pas parler, et il remue les lèvres comme pour vous dire quelque chose. Il reconnaît votre voix avant que vous entriez dans la chambre. Quand on l'approche d'un miroir, il sourit à l'autre Béby, que son âme veut em­brasser; et il me semble qu'il m'aime, moi, avec son âme.

La mère. — Oui, certes, mon enfant, Béby sent que nous l'aimons, et il nous aime aussi et nous le témoigne comme il peut. La vue, la parole, l'ouïe, le toucher, sont encore bien imparfaits chez lui, mais l'âme que Dieu lui a donnée se montre déjà.

Marie. — Béby sait-il ce qui est bien et ce qui est mal, maman ? L'autre jour, il s'est mis en colère et criait bien fort, parce qu'il avait soif et que vous ne rentriez pas assez tôt.

La mère. — Il est naturel qu'il crie quand il a soif, car il n'a pas d'autre manière d'exprimer ses besoins. Plus tard, il apprendra à être patient et à se dominer. Tu l'y aideras, Marie, en lui donnant l'exemple. Un petit enfant nous est envoyé par le bon Dieu pour nous corriger de nos défauts. Nous devons être doux et bons avec lui, pour que lui-même soit bon et doux. Le Béby devient alors la bénédiction de la famille. »

L'AME INDEPENDANTE DU CORPS

C'est affreux à penser! Figurez-vous qu'il y a des nourrices et des bonnes qui, pour mieux dormir elles-mêmes, font boire du laudanum ou de l'eau de pavot aux nourrissons confiés à leurs soins. Peut-être pèchent-elles par ignorance, et ne sa­vent-elles pas tout le mal qu'elles font. Souvent les pauvres petits qu'elles endorment ainsi ne se réveillent plus, ou bien meurent dans des convulsions. D'autres, plus ro­bustes, survivent, mais pour souffrir toute leur vie de maladies terribles.

Il y avait en Angleterre la fille unique d'un riche sei­gneur. Elle avait été nourrie au biberon par une indigne femme, qui, pour s'assurer plus de repos la nuit, mêlait du laudanum au lait qu'elle faisait boire à l'enfant. La pauvre petite, qui était d'une bonne constitution, ne mou­rut pas, mais elle devint presque aveugle ; les convulsions l'avaient défigurée, et toute jeune, elle perdit la mémoire. Son âme était si belle qu'elle n'avait besoin, ni d'esprit, ni de science, pour se faire adorer, surtout des pauvres et des malades, dont elle comprenait si bien les souffrances. Personne ne pratiquait mieux le divin commandement de Notre-Seigneur : « Vous aimerez Dieu par-dessus toutes choses et votre prochain plus que vous-même. » J'ai passé une dizaine de jours à la campagne chez ses parents. Je la voyais partir de grand matin, à cheval, accompagnée d'un vieux domestique de confiance. Elle allait dans chaque chaumière ; elle savait l'histoire de tous ceux qui étaient malheureux, et leur portait des secours et des consolations avec un tact et une bonté admirables. On avait essayé de lui enseigner plusieurs choses que, faute de mémoire, elle n'avait pu retenir; mais son grand coeur suppléait à la faiblesse de son esprit. Modeste et pénétrée du précepte de l'Evangile qui dit : « Quand tu fais l'au­mône, que ta main gauche ne sache point ce que fait ta droite, » elle n'aimait pas à s'entretenir de ce qui l'occu­pait uniquement. Placée à table à côté d'elle, j'essayai de la faire causer; mais une conversation un peu prolon­gée lui devenait difficile par suite de ses infirmités. Au lieu de parler, elle agissait; elle devinait vos moindres désirs et s'empressait de les satisfaire. D'une humeur égale et douce, elle n'en voulait même pas à la femme qui avait causé son malheur; elle supplia ses parents de ne pas la faire punir. Elle a eu plusieurs demoiselles de compagnie qu'elle a rendues fort heureuses; elle se privait de leur société et de leurs soins dès qu'elle pouvait assu­rer leur sort en les mariant avantageusement.

Harriet C*** est morte à l'âge de trente-six ans, de la même maladie qui lui avait ôté la vue, la beauté, la mémoire ; mais la bonté de la Providence lui avait laissé la meilleure part : une belle âme.

histoire et fiction.

Maman voudriez-vous me dire une histoire? demanda un jour Marcel à sa mère.

— Oui, mon cher enfant, répon­dit la maman. Veux-tu une histoire vraie ou une fiction?

—       Qu'est-ce qu'une fiction? demanda Marcel.

—       C'est une histoire qui n'est pas vraie.

Mais, maman, vous ne voudriez pas mentir, ce serait mal; et dire une chose qui n'est pas vraie, c'est mentir.

—       Oui, mon cher enfant; mais je suppose que tu coures dans le jardin avec la canne de papa entre tes jambes, et que tu viennes me dire : « Voyez, maman, c'est « mon cheval; n'est-ce pas qu'il est beau? » sera-ce mal à toi de dire cela?

—       Non, maman.

—       Sera-ce vrai?

—       Non; la canne n'est pas un vrai cheval.

—       Sais-tu pourquoi il n'y a pas de mal à le dire? »

Marcel ne le savait pas.

« Je vais te l'expliquer : c'est que tu n'essayes pas de me tromper. Je vois très-bien que ce que tu appelles ton cheval est une canne, et tu sais bien que je ne prendrai pas la canne pour un cheval.

—       Oh ! oui, maman.

—       Eh bien! si tu me disais une chose qui n'est pas vraie et que tu voulusses me faire croire qu'elle est vraie, ce serait très-mal ; ce serait faire un mensonge. Moi aussi je ferais très-mal si je te disais quelque chose qui n'est pas vrai en voulant te tromper et te faire croire que c'est vrai ; mais il n'y a pas de mal à te dire un conte pour t'amuser, ou une fable dans laquelle les animaux parlent. Crois-tu que les animaux parlent comme les hommes?

—       Oh ! non, maman.

—       C'est une fiction inventée à plaisir.

—       Alors, maman, dites-moi une fiction.

—       Très-volontiers. »

LE DÉJEUNER DE LA MOUCHE.

Il y avait une fois une petite mouche qui avait de jolies ailes claires, un corps, et une tète ronde avec deux gros yeux. En s'éveillant le matin sur la cheminée, elle fit sa toilette, brossa bien la poussière de ses ailes avec deux petites brosses qui étaient au bout de ses pattes, qu'elle passa aussi sur sa tête; elle frotta ensuite les deux petites brosses l'une contre l'autre pour les nettoyer ; quand sa toilette fut finie, car c'était une petite mouche très-propre, elle songea qu'elle avait faim, et se mit en quête pour chercher son déjeuner.

Elle vola d'abord sur la table et s'y promena. Elle rencontra un petit grain de sable et se dit : « Serait-ce bon à manger, par hasard? » Elle allongea sa trompe, car j'oubliais de te dire qu'elle avait une trompe comme un éléphant, mais beaucoup moins grosse; elle essaya d'y goûter avec sa trompe, mais elle trouva le grain de sable dur, sec et rude. Elle secoua la tête et dit : « Non, non, non, ce n'est pas bon à manger. » Un peu plus loin, elle vit briller une épingle : « Voilà qui est peut-être bon à manger, » dit-elle. Elle allongea encore sa trompe et essaya d'y goûter, mais c'était poli, dur et rond, impos­sible d'y mordre. Elle dit : « Non, non, ce n'est pas non plus bon à manger. » Elle tourna autour et quand elle en vint à la pointe elle se piqua le nez, ce qui lui fit crier plus fort : « Oh! oh! non, non, ce n'est pas bon du tout, du tout. »

Elle alla plus loin jusqu'à une fente de la table où elle enfonça sa trompe, mais là encore il n'y avait rien de bon à manger.

Cependant elle avait grand' faim. Heureusement pour elle un petit garçon qui déjeunait avait laissé sur son assiette une pelure de poire. La mouche, cette fois, suça le jus avec sa trompe; elle le trouva sucré, excellent : « C'est bon, bon à manger, dit-elle. Si la peau est un si grand régal, le fruit doit être meilleur encore. Qui donc a fait ce bon fruit? Est-ce toi, petit garçon? »

Le petit garçon se mit à rire : « Non, non, petite mouche; c'est Dieu qui a fait la poire, qui m'a fait, qui t'a faite aussi, et qui a fait le soleil pour nous réjouir et nous réchauffer. »

CE QU'IL Y AVAIT DE VRAI, CE QU'IL Y AVAIT DE FAUX DANS L'HISTOIRE DE LA MOUCHE.

La maman avait fini de parler que Marcel écoutait encore

« Dis-moi, Marcel, reprit la maman, ce qu'il y a de vrai dans cette histoire, et ce qu'il y a de fictif, d'inventé.

─        Il y a d'abord la mouche, maman, qui est une vraie mouche, comme j'en ai vu bien des fois avec leurs ailes fines, leurs têtes rondes et leurs gros yeux. Mais, maman, je crois que vous avez inventé la trompe; une mouche n'a pas de trompe comme un éléphant.

─ Elle en a une beaucoup moins grosse, comme je te l'ai dit. Elle la sort ou la rentre à volonté. Regarde bien la première mouche que tu rencontreras, et tu verras qu'elle a une vraie trompe que je n'ai point inventée.

—       Maman, ce que vous avez inventé, c'est ce qu'elle dit : « Non, non, ce n'est pas bon à manger. » Vous n'avez pas entendu la mouche dire cela ?

—       Non, certainement, mais j'ai supposé que son bourdonnement disait : « J'ai bien faim ; je voudrais bien manger et je ne trouve rien de bon. » Puis, quand elle a trouvé la pelure de poire, elle n'a plus rien dit, mais une fois le régal fini, elle s'est envolée en faisant entendre un petit chant qui disait : « C'était bien bon, bien bon à manger. »

—       Et le petit garçon, maman, a-t-il vraiment dit que c'était Dieu qui avait fait la mouche, et lui, et le soleil?

—       S'il ne l'a pas dit, il l'a pensé, et c'est ce qu'il y a de plus vrai dans l'histoire. »

Dieu créa tout : l'homme et le moucheron, la fleur et le petit garçon. Il a créé le ciel, où brillent les étoiles. Il ordonne, et la nuit a replié ses voiles. Le soleil a paru; tout naît sous ses rayons! Et pourtant ce sont là les moindres de tes dons.

Soigneur! de notre âme immortelle, D'un mot tu fis jaillir la divine étincelle, Et tu dis à l'enfant, ouvrant son oeil au jour : Vis, prospère, travaille, et gagne mon amour.

UNE BONNE PETITE FILLE.

Me promenant un jour au pré Saint- Gervais, à l'entrée de l'hiver, je vis une pauvre femme couchée sur la terre, occupée à sarcler un carré d'oseille; près d'elle était une pe­tite fille de six ans au plus, debout, immobile et toute violette de froid. Je m'adressai à cette femme qui pa­raissait malade, et je lui demandai quel était son mal ? « Monsieur, me dit-elle, j'ai depuis trois mois un rhu­matisme qui me fait bien souffrir ; mais mon mal me fait moins de peine que cette enfant : elle ne veut jamais me quitter. Si je lui dis : « Te voilà toute transie, va te chauffer à la maison, elle me répond : "non, maman, si je vous quitte, vous n'avez qu'à vous trouver mal !"

(BERNARDIN DE SAINT-PIERRE)

Quelle tendresse dans ce petit coeur, mes enfants ! Cette brave petite fille aimait mieux souffrir et rester près de sa mère pour l'aider si elle se trouvait malade, que d'aller se chauffer et s'amuser. Soyez sûrs que, dès qu'elle l'a pu, elle a été une aide pour sa pauvre mère, et que Dieu l'a bénie comme il bénit les bons enfants.

AIMER

Dialogue entre un instituteur et l'un de ses élèves.  

L'INSTITUTEUR ─ Mes enfants , il y a beaucoup de mots que vous entendez tous les jours, dont vous vous servez souvent, sans les bien comprendre. Je désirerais causer quelquefois avec vous de quelques-uns de ces mots, aimer par exemple. Voilà un petite mot bien court, composé de cinq lettres seulement, et qui en dit pourtant plus qu'il n'est gros ; on en pourrait écrire bien long là-dessus sans avoir tout dit,.

Voyons un peu : pour commencer par le commencement, petit Paul, aimez-vous quelqu'un ?

Paul . ─ Oui, monsieur.

L'INSTITUTEUR ─ Qui donc aimez-vous ?

PAUL. ─ Maman.

L'INSTITUTEUR Et après votre maman ?

PAUL ─ Papa.

L'INSTITUTEUR ─ Pourquoi aimez-vous votre maman et votre papa ?

PAUL. ─ Parce qu'ils prennent soin de moi et parce qu'ils sont bons

L'instituteur. — Ainsi votre maman a soin de vous, de vos trois soeurs et de votre petit frère?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Ne m'avez-vous pas dit que vous l'aimiez parce qu'elle avait soin de vous et qu'elle était bonne pour vous?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Eh bien, alors, vous devez l'aimer d'autant plus qu'elle a soin de vous cinq, et qu'elle est bonne pour tous.

Paul. — Oui, monsieur.

L'instituteur. — Savez-vous qui prend soin de votre mère?... Peut-être ne me comprenez-vous pas. Je vous demande qui a créé votre mère, qui la fait vivre ?

Paul. — Monsieur, je crois que c'est Dieu. .

L'instituteur. — Dieu a-t-il soin d'elle pendant qu'elle s'occupe de vous? Quand elle est éveillée, endormie, tou­jours?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Dieu est donc bon pour elle?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Doit-elle l'aimer ?

Paul. — Oh ! oui.

L'instituteur. — De qui Dieu prend-il encore soin?

Paul. — De papa, de mes soeurs, de mon frère.

L'instituteur. —Votre maman ne doit-elle pas aimer Dieu d'autant plus qu'il a soin de tous ceux qu'elle aime, de son mari, de ses enfants?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Dieu n'a-t-il pas soin de vous?

Paul. — Oh ! si.

L'instituteur. — Vous devez donc bien l'aimer. Et savez-vous comment? Vous devez l'aimer de tout votre coeur, de toute votre âme et de tout votre esprit.

Paul. -— Oui. plus que tout.

L'instituteur. — Seriez-vous un bon enfant si vous n'aimiez pas Dieu?

Paul. — Non : je serais un méchant, et un mauvais coeur.

L'instituteur. — Dieu a-t-il soin encore d'autres personnes que de votre père, votre mère, votre frère et vos soeurs?

Paul. — Oh ! oui.

L'instituteur. — De qui? de vos camarades, de tous ceux qui sont ici ?

Paul. — Oh ! de beaucoup d'autres personnes encore.

L'instituteur. — De combien? de trente, de qua­rante, de cent personnes?

Paul. — De beaucoup plus.

L'instituteur. — De tous ceux qui pourraient tenir dans cette salle?

Paul. — De tout le monde.

L'instituteur. — Dieu peut-il veiller à tant de per­sonnes à la fois? les voit-il?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Ces personnes peuvent-elles voir Dieu?

Paul. — Non.

L'instituteur. — Pourquoi?

Paul. — Parce que Dieu est un esprit.

L'instituteur. — Ne devez-vous pas bien aimer ce grand Esprit qui a soin de tant de gens quoiqu'ils ne puissent le voir?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — Y a-t-il longtemps qu'il a soin de vous?

Paul. — Il y a six ans.

L'instituteur. — Depuis que vous êtes né?

Paul. Oui.

L'instituteur. — Votre mère sait-elle que vous l'ai­mez ?

Paul. — Oui.

L'instituteur. — A quoi le connaît-elle?

Paul, en hésitant. — Je ne sais pas.

L'instituteur. — Cherchez, réfléchissez un peu. Ne serait-ce pas parce que vous tâchez de lui faire plaisir? Si vous lui faisiez de la peine, si, au lieu d'être obéissant, doux avec vos frères et soeurs, vous étiez désobéissant, maussade, grognon, croyez-vous qu'elle vous aimât?

Paul. — Oh ! non.

L'instituteur. — Dieu sait-il que vous l'aimez ?

Paul. — Oui.

L'instituteur. —Comment le sait-il? Comment le lui montrez-vous?

Paul. — En faisant mes prières matin et soir, en m'efforçant d'être sage, de bien apprendre, et d'obéir à papa, à maman et à mes maîtres.

L'instituteur. — Très-bien répondu. Dans vos prières vous remerciez Dieu de tout le bien qu'il vous a fait ; en vous efforçant de bien apprendre vous tâchez de dévelop­per l'intelligence qu'il vous a donnée pour le comprendre, l'aimer et le servir; en obéissant à vos père et mère, à vos maîtres, vous obéissez à Dieu qui vous a confié à eux. Qui croyez-vous que Dieu aime : les enfants sages et bons, ou les mauvais enfants?

Paul. — Les enfants sages.

ma mère.

Faible et plaintif, quand je vis la lumière, Qui me pressa sur son coeur palpitant? Presque mourante, et pâle encore, mais fière, Qui de baisers couvrit mon corps naissant? Ce fut ma mère!

Pour soulager ma faiblesse première, Qui de sa vie épuisa les ressorts? Pour me nourrir, sous un toit solitaire, Qui de son sein prodigua les trésors? C'est toi, ma mère!

Au doux sommeil arrachant sa paupière, Qui veilla seule, attentive à mes cris.

Et, l'oeil fixé sur ma couche légère, Auprès de moi passa de longues nuits? Encore ma mère !

Quand de mes pas j'osai marquer la terre. Qui, par la main, joyeuse, me guidait? Et si mon pied heurtait dans la carrière, Entre ses bras, tremblante, me berçait? Toujours ma mère !

CHASLES

l'horloge.

Dans la chambre où couchait Charles, il y avait une horloge renfermée dans une longue et étroite armoire en bois ; il y avait en haut une vitre par la­quelle on voyait le cadran, sur lequel sont gravés les chiffres des heures. C'était une vieille hor­loge comme on n'en voit plus guère, et tout le jour et toute la nuit elle faisait : tic, tac, tic, tac. Charles était obéissant, et son papa lui avait recommandé de se lever à six heures, afin qu'il pût lui donner sa leçon avant de sortir.

Charles avait si grand'peur de n'être pas exact, qu'il s'éveilla bien avant le jour. Cependant il ne se leva pas, parce qu'il n'avait point de lumière. Il attendit que l'hor­loge, qui faisait tic, tac, tic, tac, sonnât l'heure. Une, deux, trois, quatre ! « Ah! il n'est. que quatre heures, je peux me recoucher et dormir. » Un peu après, il s'éveilla en­core. II faisait un peu jour. L'horloge sonna : une, deux, trois, quatre, cinq! « Ah! ce n'est que cinq heures! J'ai encore une heure à dormir. » Il se rendormit si bien qu'il ne se serait pas réveillé cette fois si l'horloge n'avait sonné fort : une, deux, trois, quatre, cinq, six! Il faisait grand jour. Charles sauta au bas du lit et s'habilla bien vite. Quand son papa entra clans la chambre, il le trouva debout, ayant déjà préparé son livre et ses cahiers.

Son papa l'embrassa et lui dit : « Je suis content de ton exactitude à te lever à six heures, comme je te l'avais re­commandé! — Papa, dit Charles, sans l'horloge, je ne me serais jamais réveillé. Dites-moi, je vous prie, papa, ce qui lui fait faire ce tic-tac, et ce qui lui fait sonner les heures. »

Son papa ouvrit l'armoire et lui montra un gros poids attaché à une corde qui descendait pendant qu'un autre poids montait. Le poids tirait doucement la corde, qui était enroulée autour d'une roue : cette roue faisait tourner d'autres roues plus petites, et ces petites roues faisaient mouvoir les aiguilles et sonner les heures. C'était le bruit du balancier qui faisait tic, tac.

« Une horloge est une chose bien utile, papa. —

Oui, certes; elle nous avertit que le temps passe, que nous devons le bien employer. »

J'entends l'heure sonner; elle n'est déjà plus ! Ne laissons pas s'enfuir en des moments perdus

Ce temps qui frappe à notre oreille, ' Et dit : Sois bon, travaille et veille ; Le Maître sera bientôt là : Nul ne sait quand; mais il viendra.

LES NIDS.

Quand vient le printemps, les oiseaux font leurs nids, les uns sur le haut des arbres, d'autres à terre. Quelques-uns nichent dans les bois, d'autres dans les champs de blé et les prairies. Il y en a qui construisent leurs nids dans les ronces et dans les buissons; les hirondelles et les moineaux les font dans les granges, sous les toits et dans les cheminées. C'est un grand travail pour ces pauvres petits oiseaux. C'est une maison qu'ils bâtis­sent pour eux et leurs petits. Ils vont ramasser partout du foin, des racines, de la paille, qu'ils collent ensemble avec un peu de terre détrempée, ou qu'ils cousent avec des cheveux. Il faut les voir travailler des pattes et du bec!

Quand ils ont fini le dehors, ils garnissent le dedans de mousse, de laine, de plumes; puis la femelle s'établit sur ses oeufs pour les couver, pendant que le mâle va lui cher­cher des chenilles, des moucherons et tous les insectes qui, au printemps, attaquent les bourgeons des arbres et piquent les jeunes fruits qui se gâtent et pourrissent ensuite.

Ainsi, ces jolis oiseaux, en nourrissant leurs femelles et leurs petits de tous ces insectes nuisibles, nous rendent un grand service. Un seul moineau en détruit plus de trois mille cinq cents par semaine. Il se trouve pourtant des petits garçons assez ignorants et assez mauvais pour enlever des nids les oeufs et les petits; ils font ainsi un double mal, aux pauvres oiseaux d'abord, et ensuite à eux- mêmes, en faisant périr les fruits que dévorent les insectes qui ne sont pas mangés par les oiseaux.           i

Ne portez pas une main téméraire Sur le nid où l'oiseau réchauffe ses petits. Songez à la douleur de votre pauvre mère A sa tendresse un jour si vous étiez ravis.

L'OISEAU DE JACQUES.

Par une belle matinée du mois de mai, le petit Jacques, qui jouait dans le jardin, trouva un pauvre petit oiseau à terre sur le gazon. Il était tombé par accident du nid, ou peut-être quelque oiseau de proie l'avait laissé échapper de ses serres, à demi mourant. 11 y avait un peu de sang sur son petit duvet à peine poussé. Jacques était bon et compatissant. Il ramassa le blessé et le porta à sa mère, qui voulut bien l'aider à en prendre soin.

En l'examinant avec attention, elle découvrit qu'il avait une légère plaie à l'aile, qu'elle lava avec de l'eau tiède ; ensuite elle lui fit boire une goutte de vin, et le petit mourant ressuscité releva la tête. Jacques ne se sentait pas de joie. Il entreprit, sous la direction de sa maman, la cure du petit malade, et il fut si exact, si attentif à le soigner, à lui apprêter sa pâtée, à lui donner à manger peu et souvent, comme font les pères et mères moineaux, qu'au bout de quinze jours l'oiseau guéri avait repris des forces, ses ailes avaient poussé, et il volait jusqu'au pla­fond et se frappait aux vitres, dans son désir de liberté. 

La mère de Jacques dit un jour à son fils : « Tu as sauvé la vie à ton cher Bibi (c'était le nom de baptême du moineau) ; tu l'aimes beaucoup ; eh bien, il faut encore lui rendre un grand service : il faut le laisser s'envoler. En le gardant, tu le rends malheureux. Je sais que ce sera un sacrifice, mais l'amitié est à ce prix. Celui qui ne sait pas s'oublier pour ses amis ne mérite pas d'en avoir. »

Jacques trouvait bien dur de se passer de Bibi et de lui donner la clef des champs. Il plaida et essaya de prouver à sa mère que Bibi était plus heureux à la maison que dans les bois.

« Il est le meilleur juge, répondit sa mère. Essaye! Qui sait si, laissé à lui-même, il ne reviendra pas? »

Ce fut avec le coeur bien gros et d'une main trem­blante que Jacques ouvrit la fenêtre toute grande et vit son cher prisonnier prendre l'essor et s'aller poser sur les branches d'un beau pommier tout couvert de fleurs blanches et roses. Là, il s'égosilla et chanta de si bon coeur, qu'en l'écoutant Jacques oublia son chagrin. Mais, hélas! l'ingrat battit des ailes et s'envola. Son ami le suivit des yeux loin, bien loin, hors du jardin, dans les grands arbres; et l'enfant tout en larmes, referma la fenêtre en disant: «Il est parti ! il ne reviendra plus! — Qui sait? reprit la mère. Les animaux gardent la mémoire du bien qu'on leur a fait, autant et quelquefois plus longtemps que les hommes. » Deux jours se passèrent et Bibi ne reparut pas.

- Avait-il retrouvé son nid et ses parents? Etait-il si heureux de sa liberté qu'il ne voulait plus risquer de la perdre ? « Il faut que je tâche de l'oublier, puisqu'il m'oublie!» se disait Jacques. Mais, ô bonheur! le trentième jour, de grand matin, il lui sembla entendre un bruit d'ailes. Cette fois ce n'était plus au dedans, mais au-dehors, contre les vitres, Bibi frappait du bec et des plumes, il demandait à entrer. Il venait revoir son jeune bienfaiteur et son ami. Vous pensez s'il fut bien reçu! Il eut du mil, de la brioche, du sucre, friandises auxquelles il n'était point insensible, et le régal fini, il voleta autour de la tête de Jacques, se percha sur son épaule, sur son doigt, s'envola, revint à l'appel, fit le mort et toutes les gentillesses que Jacques lui avait enseignées. Au jardin, il se mit à éplucher le pommier feuille à feuille, plongeant délicatement son bec dans le calice rosé des fleurs et en retirant une petite chenille verte ou un ver à peine visible qu'il avalait en mettant sa tête de côté, et regardant son ami, comme pour lui dire : « Tu vois, je rends service pour service ; quand tu mangeras une belle pomme reinette, bien saine, à l'automne, tu penseras à Bibi, qui a tué le ver qui aurait rongé et gâté le fruit. » Du pommier il passa au pêcher, au poirier, toujours faisant la chasse aux insectes et les découvrant là où l'oeil et le doigt du jardinier ne peuvent atteindre. Le lendemain, il revint faire sa visite amicale et son devoir d'éplucheur, aussi fidèle à l'une qu'à l'autre. De son côté, Jacques n'oubliait jamais de lui préparer quelques bonnes becquées. Cela dura toute la belle saison. Quand vint l'automne, il s'absenta plusieurs jours de suite et Jacques s'inquiéta. Le pauvre enfant était tombé malade et gardait le lit, lors­qu'un matin il entendit, sur la vitre, un petit roulement. C'était Bibi qui frappait à sa façon du bec et des ailes. On lui ouvrit et grande fut la joie des deux amis en se revoyant. Ce jour-là, l'oiseau ne voulut plus s'envoler. 11 resta dans la chambre du petit malade, l'égayant de son chant et de ses caresses jusqu'à ce qu'il fut rétabli. De­puis, ils sont devenus inséparables.  

LE ROI ET LES MOINEAUX.

Fable

Celui qui se résigne à convenir d'un tort montre qu'il a du sens et qu'il est juste et fort.

Un roi, qui visitait ses terres, vit un jour sur un espalier de francs-moineaux pillards des légions entières s'abattre sur un cerisier. « Quoi ! s'écria le monarque en colère, cette race gourmande osera me piller ! Et comment lui ferais-je grâce! Non, non, pour les voleurs il n'est point de quartier. Le châtiment suit la menace : Chasseurs et filets sont aux champs;

Les moineaux tombent par centaines. Plus d'oiseaux, partant plus de chants, Plus de voix dans les bois, plus de nids dans les plaines. On crut qu'à la saison prochaine Arbres et blés seraient féconds ; Mais ce fut espérance vaine ! D'épis, de feuilles, de bourgeons, Chenilles, limaçons, vers, avaient fait bombance. Le roi, tout penaud, s'écria : « Le beau décret que j'ai fait là ! Je veux que des moineaux la bienfaisante engeance Rentre au plus tôt dans mes États. »

Dieu s'entend mieux que nous à gouverner le monde ; Bénissons à jamais sa sagesse profonde, Et de la régenter ne nous avisons pas.

application et volonté.

Il n'est si petit incident

Dont on ne tire enseignement.

Dans son enfance, saint Isidore, arche­vêque de Séville, était fort paresseux. Il passait tout son temps à jouer et à courir les champs; or, il arriva qu'un jour, se sentant las et altéré, il s'arrêta au bord d'un puits. La pierre qui formait la margelle était découpée en sillons et profondes entailles qui attirèrent l'attention de l'enfant. Une bonne vieille qui tirait de l'eau lui expliqua que la pierre avait été creusée à la longue par la corde qui servait à descendre le seau et à le remonter. Sur ce, le futur évêque, qui n'était pas bête, se dit à part lui : « Certes, si cette dure roche se laisse ainsi entamer par une corde molle et flexible, l'application et la volonté doivent venir à bout de la paresse. »

Passant et repassant cette idée dans son esprit, il regagna la maison et y commença une nouvelle vie. Les études, qui jusqu'alors l'avaient ennuyé, parce qu'il ne s'y adonnait qu'à demi, lui devinrent attrayantes. 11 les poursuivit avec tant d'énergie qu'il acquit un grand savoir et fut une des lumières de son siècle et de son pays. Il réforma la discipline de l'Eglise espagnole; il écrivit l'his­toire des Visigoths et eut pour ami saint Grégoire le Grand. Né vers 570, il mourut en 636, archevêque de Séville.

On voit encore, au couvent de Saint-Isidore, un frag­ment de la pierre du puits qui donna à l'enfant l'utile leçon dont il sut si bien profiter.

les aigles et leurs petits.

L'aigle est le plus grand, le plus fort des oiseaux et celui qui vole le plus haut.

Un voyageur raconte comment il assista un jour à un spectacle intéressant :

« Je me trouvais, dit-il, sur un des plus hauts sommets des Alpes où j'avais été attiré en poursuivant un cha­mois. Deux aigles, le père et la mère, enseignaient à leurs petits, deux jeunes aiglons, la manoeuvre du vol. Ils commencèrent à s'élever du haut de la montagne, se dirigeant vers le soleil, qui était très-chaud et très-éclatant, car on était au mois d'août. Ils décrivirent d'abord de petits cercles; les jeunes oiseaux les imitaient. Les vieux firent une pause, planant les ailes déployées, pour attendre que les petits répétassent la leçon. Les parents firent ensuite un second et plus grand tour, en montant toujours vers le soleil, élargissant le cercle de leur vol, de manière à former une spirale qui allait toujours s'élar­gissant. Les petits les suivaient, avec lenteur, puis de plus en plus vite à mesure qu'ils montaient. Ils conti­nuèrent ce noble exercice, toujours s'élevant, jusqu'à ce qu'on ne les vit plus que comme des points dans l'air : enfin ces points mêmes s'effacèrent, et les aigles et leurs aiglons se perdirent dans une lumière trop éblouissante pour nos yeux fatigués. »

Enfants, retenez bien cette grande leçon ; vos parents, vos instituteurs vous montrent le chemin du ciel. Ils vous élèvent, c'est-à-dire qu'ils vous aident à grandir en sa­gesse, en savoir, en bonté. Ils vous enseignent ce que vous devez faire pour être aimés de Dieu, de vos parents, de vos camarades ; pour être contents de vous et des autres ; enfin, pour être heureux dans cette vie, quoi qu'il puisse vous arriver, et pour mériter d'aller en paradis après votre mort. Ecoutez donc bien leurs paroles, retenez-les; soyez attentifs aux leçons que vous donnent vos pères et mères, vos instituteurs, afin de monter toujours, toujours, comme les petits aiglons.

la cruche aux noix.

Un petit garçon, voyant une cruche pleine de noix, y enfonça le poing et prit autant de noix que sa petite main put en tenir; mais quand " il voulut la retirer, impossible : le col de la cru­che était trop étroit. « Lâche la moitié des noix, lui cria un de ses camarades et ta main sortira. » Il le fit et il retira facilement sa main.

« Qui trop embrasse mal étreint. »

le petit taquin. 

Edouard n'était pas méchant, mais il avait la mauvaise habitude de taquiner ses cama­rades : il cachait le livre de Léon, qui per­dait son temps à le chercher; il tirait Charles par son habit pendant qu'il avait le dos tourné : il attrapait à ce vilain jeu des coups dont il venait se plaindre à sa mère. Un jour, elle lui dit : « Mon enfant, les singes aussi sont taquins; et veux-tu savoir comment ils en sont punis? Je vais te lire ce que ra­conte un voyageur qui les as vus dans un pays, bien loin d'ici, où ils sont en liberté :

le crocodile et les singes. 

Tout près du rivage se tient le crocodile. « Figurez-vous un lézard, de deux à trois mètres de long, avec une énorme gueule et de terribles dents. Il a le corps sous l'eau, car il est amphibie, c'est-à-dire qu'il vit sur la terre et dans l'eau. Ses énor­mes mâchoires dépassent la surface; elles sont toutes grandes ouvertes, prêtes à saisir tout ce qui peut venir à leur portée. Voilà qu'une troupe de singes, étourdis et taquins comme certains écoliers, s'approchent et commencent leurs gambades. Le plus hardi saute de branche en branche, se suspend par un bras, avance, donne au crocodile un coup de patte sur le museau; puis, recule vivement. Alors, tous les autres singes, enchantés du bon tour, en veulent faire autant. Ils mettent toute leur souplesse et leur agilité en jeu pour tourmenter le monstre. Quelquefois les terribles mâchoires se referment tout à coup, mais pas assez vite pour saisir l'impertinent; alors toute la bande se met à pousser des cris de joie et de triomphe. Mais souvent aussi il arrive que la patte du singe taquin est happée au passage, et qu'entraîné sous l'eau avec la rapidité de l'éclair, le pauvre étourdi est mangé et ne reparaît plus.

AVRIL. 

C'est le printemps : et par bandes folâtres L'école se disperse aux champs; Les prés, les bois, sont les riants théâtres

Des jeux, des sauts et des plaisirs bruyants.

Là, l'étoile des prés, la blanche marguerite

Appelle une petite main ;

Partout sur le gazon le bouton d'or invite

A cueillir son calice, où les pleurs du matin

Dorment en perles d'or. Gourez, troupes badines,

Et jetez à l'écho vos chansons enfantines ; Enlacez la guirlande, attachez les bouquets :

L'aubépine a sa neige et le bois ses muguets.

A. de MONTGOLFIER.

le printemps. 

Ah ! la jolie saison ! que l'air est doux, qu'il fait bon le respirer. Il est tout chargé de douces senteurs. Voici la marguerite au coeur d'or, à la petite couronne blanche et rose, qui s'ouvre dans les prés ; voici les anémones blanches et les coucous jaunes, et beaucoup d'autres jolies fleurs. Il y a sur les arbres des bourgeons, qui sont de petites feuilles repliées sur elles-mêmes; bientôt elles se développeront aux rayons du soleil, et les arbres deviendront d'un vert tendre et frais. Les oiseaux joyeux chanteront sur les branches, ils voleront de çà, de là, tout affairés, à ramasser des brins d'herbe, de foin, de mousse, et les petits flocons de laine que les moutons en passant laissent accrochés aux haies qui bordent le chemin? Que veulent-ils en faire ? Un nid bien chaud pour leurs petits. Qui chante dans les bois? C'est le coucou : on entend la voix; on ne voit pas l'oiseau. Sois le bienvenu, coucou, car tu annonces le printemps. On voit dans les champs les jeunes agneaux auprès de leurs mères brebis; dans la basse-cour les poules cassent le grain avec leurs becs pour le donner à manger à leurs poussins ; les canes conduisent à la mare leurs petits canetons nouvelle­ment éclos; tous ont l'air content. Les jours sont plus longs qu'en hiver, et le temps va devenir plus chaud. Voyez-vous ces arbres couverts de jolies fleurs roses ? ce sont des pêchers, et ces jolies fleurs se changeront peu à peu en ces belles pêches sucrées que vous aimez tant. Ce grand arbre tout blanc qui a l'air d'un énorme bouquet de mariée, c'est le prunier; et plus bas sont les pommiers fleuris, les poi­riers, les cerisiers, et plus bas encore les fraisiers avec leurs petites étoiles blanches. Toutes ces charmantes fleurs, tous les beaux fruits qui en naîtront plus tard, sortent de cette même terre noire; pourtant toutes ces fleurs ne sont pas pareilles; tous ces fruits ont des goûts différents; la pêche ne ressemble pas à la prune, ni la pomme à la cerise, ni la cerise à la fraise. Toute la science des hommes ne pourrait faire une cerise, ni une pêche ; tout cela nous vient de Dieu. Ce sont autant de miracles qui reviennent tous les printemps. Que Dieu est bon! que ses créations sont belles! nous ne pourrons jamais assez l'aimer, assez le remercier.!

Si Vous voulez mettre votre richesse         

A l'abri des voleurs, de la rouille et du temps,

Tâchez d'accumuler des trésors de sagesse,

Et mettez à profit les beaux jours du printemps.

la chanson du cerisier. 

Au printemps le bon Dieu dit : « Qu'on mette la table du petit ver ! » — Aussitôt le cerisier pousse feuilles sur feuilles, mille feuilles fraîches et vertes.

Le petit ver, qui dormait dans sa maison, s'éveille, s'étend, ouvre sa petite bouche et frotte ses yeux assoupis. Puis il se met à ronger tranquillement les petites feuilles, disant: « On ne s'en peut détacher. Qui donc m'a préparé un tel festin? »

Alors le bon Dieu dit de nouveau : « Qu'on mette la table de la petite abeille ! » Aussitôt le cerisier pousse fleurs sur fleurs, mille petites fleurs fraîches et blanches.

Et l'abeille matinale l'a vu dès l'aurore, et les premiers rayons du soleil l'y conduisent. "Allons boire mon café, se dit-elle; il est versé dans une si précieuse porcelaine ! »

Que les tasses sont propres et belles! Elle y trempe sa petite langue, et tout en buvant, s'écrie : « La déli­cieuse boisson! on n'y a pas épargné le sucre. »

L'été vient et le bon Dieu dit : « Qu'on mette la table du petit oiseau ! » Et le cerisier se couvre de mille fruits frais et vermeils.

« Ah! ah! s'écrie le petit oiseau, voilà qui tombe bien; j 'ai bon appétit: cela donnera de nouvelles forces à mes ailes et à ma voix, et je pourrai entonner une nouvelle chanson.» A l'automne le bon Dieu dit: « Enlevez la table, tous sont rassasiés. » Et le vent froid des montagnes se met à souffler et fait grelotter l'arbre.

Les feuilles deviennent jaunes et rouges, et tombent une à une, et le vent qui les a jetées à terre les enlève et les fait voltiger dans les airs.

Voici venir l'hiver et le bon Dieu dit : « Recouvrez-moi ce qui reste! » Et les tourbillons de vent amènent les flo­cons de neige, et tout se repose et dort.

HEBEL

LOI DE DE PREVOYANCE EXPLIQUEE

PAR UN ENFANT DE CINQ ANS A SA PLUS JEUNE COMPAGNE 

Faut pas prendre, faut pas gâcher.

ma mignonne, faut pas toucher!

Regarde! Jamais Juliette,

Ni moi, ne cueillons la fleurette

Du fraisier, quoiqu'il en ait tant !

C'est mal d'y toucher seulement.

Écoute-nous toujours, petite ;

J'ai deux étés de plus que toi:

Le plus âgé connaît la loi,

Le plus jeune écoute et profite.

Autant qu'en peut tenir ta main,

Qu'en pourra contenir ton sein.

Prends, cueille à loisir, ma petite.

Et bouton d'or et marguerite.

Les primevères, les coucous,

Semblent éclore exprès pour nous.

Roule-toi sur la violette,

Fais-en guirlandes, chapelets,

Mais sans mêler à tes bouquets

Du fraisier la simple fleurette.

Vois-tu bien, ma petite soeur.

Le printemps aime toute fleur,

N'importe, coucous, marguerites.

L'été choisit ses favorites,

Et sans regret laisse flétrir

Les fleurs que nous pouvons cueillir;

Nul fruit n'en courbera la tige.

Quand d'autres printemps reviendront.

Les gais prés verts refleuriront.

Pour les fraisiers!... attends, te dis-je :

Dieu doua d'un plus doux amour

Sa fleurette qui rit au jour.

Laisse, que le printemps s'écoule,

Et bientôt, revenus en foule,

Nous verrons, là, sur ce gazon,

La fraise pointer à foison

Sous sa feuille à demi voilée.

Pour goûter son fruit savoureux,

II ne faut jamais qu'en nos jeux

Sa blanche fleur soit effeuillée.

A. DE MONTGOLFIER

L'ÉTÉ. 

Le printemps est fini; nous voilà en été; le soleil est chaud; les Jours sont longs. Les fruits gros­sissent et mûrissent. C'est plaisir de voir rougir les groseilles, de cueillir les fraises sauvages dans les bois. Ce sont ces mêmes fraisiers qui, transplantés dans les jardins et cul­tivés avec soin, donnent des fraises jusqu'en novembre. Il y a beaucoup d'espèces de fraises, depuis la petite fraise des bois jusqu'à la grosse fraise, qu'on appelle ananas. On les nomme des variétés; et ce sont les jardiniers qui les ont perfectionnées par la culture, car l'intelligence de l'homme peut multiplier et améliorer, par le travail, les fruits, les fleurs, les plantes sauvages que Dieu fait naître avec abondance. Il y a aussi beaucoup d'espèces de roses et d'oeillets, et d'autres fleurs que l'homme s'applique à varier. C'est une occupation très-amusante que de culti­ver les fleurs et les fruits. On y découvre à chaque instant de merveilleuses preuves de la bonté de Dieu, de sa prévoyance, de sa sagesse. L'été, c'est le temps de la moisson, heureux temps où l'on recueille le blé qui nous donnera du pain toute l'année. Heureux ceux qui pense­ront à partager ce pain avec le pauvre!

Nous sommes ici-bas les fermiers du Seigneur;

L'Éternel est le grand semeur,

Qui, de sa main pleine et féconde,

Épand largement sur le monde

Le bon grain qui doit prospérer;

Ne le laissez pas s'égarer!

LA PRAIRIE.

Avez-vous jamais vu une prairie en fleurs? Oh ! que c'est beau ! La pre­mière fois que j'ai vu cette jolie herbe verte, toute semée de fleurs blanches, jaunes, rouges, violettes, je me suis crue en paradis, dans le beau jardin où étaient Adam et Eve avant d'avoir désobéi. Dieu est bien bon d'avoir fait la terre si belle encore pour nous. J'aurais voulu cueillir toutes les marguerites, tous les coucous, toutes les clochettes bleues. La nuit, dès que je fermais les yeux, je voyais le pré fleuri, ses hautes herbes éclairées du soleil, et toutes les fleurs qui m'appelaient. En me réveillant le lendemain je courus pour le voir, mais en approchant j'entendis un bruit que je n'avais jamais entendu.

Ecoutez ! C'est le faucheur qui aiguise une grande lame brillante.

LES FOINS. 

Écoutez! c'est le faucheur qui aiguise une grande lame brillante et recourbée, qu'on appelle une faux. Il va couper les hautes herbes et avec elles les jolies fleurs. Quelle pitié! Mais il ne peut pas choisir. La faux est très-tranchante.. N'en approchez pas.

Allons sur le pré. Voyez, il y a déjà beaucoup d'herbe coupée. Voici des femmes et des hommes qui viennent l'étendre et la retourner avec leurs fourches et leurs râteaux. Ils travaillent ferme. Allons les aider à faire le foin. L'herbe, quand elle est coupée, s'appelle du foin.

Oh! qu'il fait chaud! C'est égal; il faut faire le foin pendant que le soleil brille. Comme il sent bon! Ce sont les fleurs qui le parfument, mais l'herbe aussi sent bon. Quand le foin sera bien sec, on le mettra en tas; puis on le rentrera dans les greniers. Le foin est la nourriture des chevaux, des vaches et des moutons pendant l'hiver, quand il ne pousse plus d'herbe. Qui a fait pousser l'herbe au printemps, et les fleurs, tout ce qui rendait la prairie si belle? C'est Dieu. Et qui est-ce qui a pensé à couper l'herbe, à la faire sécher et à la garder pour l'hiver? C'est l'homme. Il ne peut rien créer, mais il peut user des dons de Dieu avec prévoyance et sagesse, car les vaches, les chevaux et les moutons ne prévoient pas l'hiver et mourraient de faim quand viendra la neige, si l'homme ne travaillait à faire provision de foin pour eux.

dieu est toujours là.

Quand l'été vient, le pauvre adore

L'été, c'est la saison de feu,

C'est l'air tiède et la fraîche aurore ;

L'été, c'est le regard de Dieu.

L'été, la nature éveillée

Partout se répand en tous sens,

Sur l'arbre en épaisse feuillée,

Sur l'homme en bienfaits caressants.

Elle donne vie et pensée

Aux pauvres, de l'hiver sauvés,

Du soleil à pleine croisée

Et le ciel pur qui dit : Vivez!

Victor HUGO.

LA MOISSON 

L'orage est passé! l'air est doux; il fait beau. Il ne fait pas si chaud depuis que l'éclair a lui. que le tonnerre a grondé. que la pluie est tombée. Quelle bonne odeur ont les fleurs ! Les arbres, les haies, le gazon, sont frais et verts. Allons dans les champs voir si le blé est mûr. Oui. il est d'un beau brun doré; il est mûr. Voici venir les moissonneurs avec leurs tranchantes faucilles. Ils coupent le seigle et le froment. Le froment s'appelle aussi blé. Voyez ces grains de blé, comme ils sont bien rangés sur l'épi! Quel bel ordre! Le bout de la tige qui porte ces grains se nomme l'épi. Les tiges sur lesquelles poussent le seigle et le blé font la paille.

Ce paquet d'épis liés ensemble s'appelle une gerbe, et avec beaucoup de gerbes on fait une meule, comme vous en voyez dans la campagne, recouvertes d'un chapeau de paille pointu.

Quand le grain est sec, on le porte dans la grange pour y être battu; c'est-à-dire pour qu'on ôte, en le frap­pant avec de longs bâtons démanchés qu'on appelle fléaux, la petite pellicule mince qui recouvre le grain. On porte ensuite le grain au moulin pour l'y faire moudre. Quand il est moulu, il s'appelle farine. Quand il est en farine, le boulanger en fait le pain que nous mangeons.

Qui donc a fait le blé? Qui l'a fait sortir de terre, pousser, grandir? Qui a rangé ses graines les unes au-dessus des autres dans un si bel ordre que, rien qu'à le voir, l'oeil en est réjoui? Qui a voulu que chaque grain eût un petit plumet de barbes pointues pour piquer et repousser la mouche et les petits papillons qui vien­draient pondre leurs oeufs dans ces grains et les gâter? Qui a mis dans le grain cette poudre blanche que nous appelons farine? Quel autre que Dieu aurait pu faire toutes ces choses admirables? Qui a semé le blé? Qui l'a coupé? Qui l'a mis en gerbes, puis en meules? Qui l'a battu et porté au moulin, et quand il a été en farine, qui en a fait du pain? Ce sont des hommes que nous appelons bou­langer, meunier, batteur en grange, moissonneur, labou­reur. .Mais tous ces hommes ensemble n'auraient jamais pu faire un seul grain de blé. Seulement Dieu leur donne ce grain qu'ils travaillent avec intelligence, et dont ils tirent une si bonne nourriture : le pain.

LES GLANEURS. 

Voyez-vous ces petits garçons et ces petites filles éparpillés dans le champ? Qu'y font-ils? Ils ramassent les épis qui sont restés à terre. Ils glanent. Ce pauvre vieux là-bas glane aussi.

Il est bien vieux. Ses cheveux sont tout blancs. Sa tête branle. Il est presque trop vieux pour travailler, mais il n'aime pas à rester oisif. Il est venu de bien loin pour ramasser quelques maigres épis : il est très-fatigué de marcher le long des champs en se baissant toujours. Il a laissé tomber un de ses petits paquets d'épis. Ramassez-le et reportez-le-lui. Parlez gentiment au pauvre vieux. Ramassons quelques épis pour grossir son petit tas. Le meunier les moudra pour lui par charité, et le boulanger lui en fera un pain. Peut-être qu'il a chez lui une femme et des petits enfants qui l'attendent et qui ont faim. Peut- être qu'ils demandent en pleurant du pain. Songez à eux, car si Dieu nous donne le blé, c'est pour que tout le monde ait du pain, pauvres et riches. Donnez donc, car Dieu ne vous donne qu'afin que vous donniez à celui qui a moins que vous. Dieu seul peut créer, mais nous pou­vons employer ses dons à gagner le paradis.

LES GÉANTS DE LA MONTAGNE

ET LES NAINS DE LA PLAINE. 

Il était une fois une famille de géants qui habitait un château dans la mon­tagne : la fille d'un de ces géants était grande comme un peuplier, quoi­qu'elle n'eût que six ans. Elle était curieuse et avait grande envie de des­cendre dans la plaine et de voir ce qu'y faisaient les hommes d'en bas, qui d'en haut lui semblaient des nains. Un beau jour que son père le géant était allé à la chasse et que sa maman dormait, à l'heure de midi, cette énorme petite fille prit sa course et descendit en courant de la montagne dans un champ que des paysans labouraient. Elle s'arrêta, toute surprise, à regarder la charrue et les laboureurs, car elle n'avait jamais rien vu de pareil. «Oh! les jolis joujoux! » s'écria-t-elle. Elle se baissa et étendit à terre son tablier qui couvrait presque tout le champ. Elle y mit les hommes, les chevaux, la charrue; puis, en deux enjambées elle remonta sur la montagne et regagna le château où son père était à table. « Qu'apportes-tu là, ma fille? lui demanda-t-il. — Regarde! dit-elle, en ouvrant son tablier, les jolis jouets ; je n'en ai jamais vu

de si beaux. et elle posa sur la table, l'un après l'autre, la charrue, les chevaux et les laboureurs, qui étaient tout effarés et dépaysés, comme des fourmis qu'on tire de leur fourmilière pour les porter dans un salon. La petite géante se mit à battre des mains et à rire de toutes ses forces, mais son père fronça le sourcil. "Tu as fait une mauvaise besogne, dit-il. Ce ne sont pas des jouets, mais choses et gens à aimer et respecter. Remets tout cela doucement dans ton tablier, et reporte-les bien vite où tu les as trouvés ; car les géants de la montagne mourraient de faim si les nains de la plaine cessaient de labourer et de semer le blé."

(Traduit de l'allemand)

L'AUTOMNE 

L'été finit : les jours accourcissent. Les fleurs sont rares dans les champs et dans les jardins. Les feuilles jaunissent, mais elles ne tombent pas encore. Allons cueillir les raisins, les poires, les pommes, les noix et le châtaignes. Faisons-en provision pour l'hiver. Rappelons-nous cependant que beaucoup de fruits ne peuvent se garder. Dieu nous les envoie comme la manne, pour être mangés et donnés. Il y a des avares qui laissent pourrir dans leurs greniers de beaux fruits, plutôt que de partager avec ceux qui n'en ont pas. C'est très-mal ; car il ne faut rien laisser perdre de ce que Dieu nous donne. C'est aussi la saison des vendanges, qui est une fête et répand la joie dans les campagnes.

Les vraies richesses, mes enfants, ne sont ni l'or, ni l'argent, qui ne peuvent nous nourrir, ni nous chauffer, ni nous vêtir ; mais les biens de la terre, le blé, le bois, le lin, le coton.

Remarquez, mes enfants, que Dieu nous donne à tous, riches et pauvres, ce qu'il y a de meilleur, et sans lequel nous ne pourrions vivre, l'air, l'eau, la lumière du soleil.

Après l'automne l'hiver reviendra, et après l'hiver, le printemps et l'été. Et toujours ainsi :

Chaque saison a sa couronne,

De fleurs, de parfums au printemps.

D'ombre en été, de fruits, l'automne.

L'hiver de neiges et d'autant.

Chacune, épanchant sa corbeille,

Dit au riche : Reçois et veille

A ce que rien ne soit perdu :

Ce qu'on donne au pauvre est rendu.

LA VIGNE. 

Que vois-je là-bas? Ce n'est pas une prairie, car il n'y a ni herbe, ni fleurs. Ce n'est pas un champ de blé, car il n'y a pas d'épis Qui se balancent au bout de longues tiges. Non, ce sont de petits arbustes couverts de jo­lies feuilles qu'on nomme- pampres et qui, vertes d'abord, deviennent à l'automne jaunes et rouges. Sous les feuilles, je vois pendre de belles grappes d'un jaune d'or ou d'un rouge noir. Vous connaissez bien ces belles grappes et l'arbuste qui les porte. Ce sont des raisins ; c'est la vigne.

Qui a fait la vigne? Qui a fait les raisins? — Dieu. 

Toujours Dieu qui nous donne tout ce qui est bon, tout ce qui est beau.

Voyons maintenant ce que les hommes font de la vigne et des raisins.

les vendanges. 

IL a fallu d'abord planter le cep pour faire venir la vigne; puis, bêcher la terre autour, arracher les mauvaises herbes; quand elle grandit, il faut la soutenir avec des échalas pour que ses longues branches ne traînent pas à terre, et que le raisin, quand il commence à se former, reçoive la pluie et le soleil. A présent les grains sont gros et mûrs. Voici les vendangeurs et les vendangeuses avec leurs grands ciseaux qui viennent couper les queues des grappes, qu'on met dans des hottes pour les porter au pressoir. C'est là qu'on presse le raisin. II en sort un jus sucré qui coule dans des cuves, où on le laisse fermenter. Il faut bien se garder d'approcher des cuves et de se pencher au-dessus pour regarder dedans ; car il en monte une vapeur qui vous étourdit et vous tue. Si vous tombez dans la cuve, vous y mourrez. Des enfants et même des hommes, qui ne connaissaient pas le danger, sont morts comme cela.

Quand le jus ne fermente plus, on le laisse reposer et on ne le met en tonneaux que longtemps après. Tout cela exige de la prudence et de l'expérience. Enfin, quand le vin est fait, il faut en boire avec modération, en y mêlant de l'eau, car il peut encore vous étourdir et vous griser, c'est-à-dire vous ôter la raison et vous rendre pareil aux bêtes.

Un ivrogne est un être abruti qui ne sait plus ce qu'il fait et qui devient méprisable.

L'HIVER. 

LES arbres n'ont presque plus de feuil­les; le vent et la pluie les ont fait tomber. Le ciel est gris, il fait froid. C'est l'hiver. Il gèle; les bassins des jardins publics sont couverts d'une mince couche de glace. N'essayez pas de glisser dessus : elle se briserait et vous tomberiez à l'eau. Dans quatre ou cinq jours, si la gelée continue, la glace sera épaisse et pourra vous porter. Alors viendront les patineurs. Avez-vous jamais vu patiner? C'est une manière adroite de glisser sur la glace avec des lames d'acier qui la rayent. Il y a un pays qu'on appelle la Hollande, qui est couvert de canaux et de rivières; pendant le. long hiver, l'eau des canaux et des rivières se couvre de glace épaisse et dure ; alors les habitants, qui ont tous ap­pris à patiner dès leur enfance, vont d'un village à l'autre en patinant sur les canaux. On voit souvent des laitières, leur pot au lait sur la tête, glisser sur la glace avec leurs patins, sans répandre une goutte de lait et sans perdre l'équilibre. Elles vont beaucoup plus vite que nous en mar­chant ; leur adresse vient d'une grande habitude.

La glace se fond. Voici la neige ! Comme elle tombe vite et pressée ! Ses flocons ressemblent à de petites plumes. Tout en est couvert, les arbres, les champs, la route, les maisons et jusqu'aux rues, où elle noircit bien­tôt sous les pieds des passants et des chevaux. Sur la campagne elle étend un beau tapis blanc, plus blanc que tout ce que nous voyons de blanc; aussi l'on dit : blanc comme la neige. Cela est beau à voir. La neige vient des nuages. C'est de la pluie gelée en l'air par le froid.

Mettez un peu de neige devant le feu. Voyez comme elle fond! 11 n'y en a plus. Il n'y a plus que de l'eau. Quand le soleil brillera, quand le temps deviendra plus doux, la neige qui est sur la terre fondra, et la terre la boira comme elle boit la pluie.

Il fait bon l'hiver jouer à la balle, courir, sauter à la corde, pour se réchauffer: mais il y a quelque chose qui réchauffe encore mieux le coeur et le corps, c'est d'aller porter des petites vestes de laine et des petites robes de laine qu'on a faites soi-même aux pauvres enfants, qui n'ont ni feu ni vêtements chauds pour se préserver du froid.

LA PÉTITION DU MOINEAU.

Lorsque, ne servant plus d'ombrage, Les feuilles servent de tapis, Que la forêt est sans feuillage, Que les oiseaux n'ont plus d'abris;

Quand la glace enchaîne les ondes Du triste ruisseau qui se tait ; Que la neige, en masses profondes, S'entasse dans le bois muet,

Le moineau, fuyant le bocage, Cherche le chaume et les maisons, Et va quêter, en son langage, Pitié, secours, provisions :

« La neige à flots tombe si vite : Ayez pitié, pitié de moi! Pas une feuille qui m'abrite, Et le vent, souffle, fort et froid!

« Point de graines, ni de prunelles. Plus de rouges poires-Martin ; La terre est dure, et l'eau se gèle; J'ai froid, et j'ai soif, et j'ai faim.

« Mon gentil petit nid de mousse Est gâté, dépouillé, détruit : Retraite si chaude et si douce. Où je dormais si bien la nuit!

« Et maintenant, si je me pose Sur ces rameaux, las! je mourrai Tout gelé (vous en serez cause), Avant que l'aube ait éclairé!

« Oh ! jetez-moi quelques miettes, Accueillez-moi près du foyer : Le moineau, par ses chansonnettes, Bientôt saura vous égayer.

« Quand j'aurai séché mon plumage. Qui se colle à mon dos transi, Je veux, en mon joyeux ramage, Tout le jour vous dire . Merci!

« Jusques en la saison dorée Du soleil, des feuilles, des fleurs, Gardez-moi... Oh! quelle soirée! Si vous me repoussez, je meurs!

« Et demain, sur la froide terre Quand vous me verrez raide mort. Vous me plaindrez, et ma prière Vous reviendra comme un remord.

« Oh ! gardez la petite chose Qui demande si peu, si peu! A la première fleur éclose, « Je m'envole, et vous dis adieu. »

A. DE Montgolfier.

« As-tu bien compris ce que tu viens de lire, ma chère enfant? demanda la maman à sa petite fille.

— Oui, répondit Juliette, je comprends qu'en automne où les feuilles tombent, elles servent de tapis au lieu de servir de toit; et je me suis amusée bien des fois à les pousser, en marchant, et à les entasser en traînant les pieds de manière qu'elles faisaient : frou, frou ! Je sais bien que la glace enchaîne l'eau, qu'elle l'empêche de courir, et que, quand l'eau ne bouge plus, elle ne fait plus de bruit. Je sais aussi comme les pauvres oiseaux sont malheureux l'hiver : je me souviens du pauvre petit rouge-gorge, que j'ai réchauffé l'année dernière, et qui était si malade. Il avait l'air tout à fait mort quand je l'ai ramassé. »

LE CHENE 

REGARDEZ ce grand arbre; il est né d'un tout petit gland Voilà un gland regardez-le bien.

Un jour un petit gland comme celui-là est tombé à terre.

Le chaud soleil a brillé et l'a réchauffé, la pluie est venue et l'a ramolli.

La coque du gland s'est ouverte, il en est sorti une petite pousse verte.

De la petite pousse verte il est sorti deux petites feuilles en haut, et en bas une petite racine mince comme un fil. Dieu a fait briller le soleil sur la petite pousse; Dieu a fait descendre la pluie sur elle. La petite pousse a grandi : il en est sorti des branches couvertes de feuilles.

A mesure que les branches montaient en l'air, les ra­cines s'allongeaient et grandissaient dans la terre.

Aujourd'hui c'est un grand arbre, beau et fort. Sans le gland, il n'y aurait pas de chêne. Qui a fait le gland, et toutes les semences qui poussent dans la terre? C'est Dieu.

LE GLAND.

Un gland tombe de l'arbre et roule sur la terre. L'aigle, à la serre vide, en quittant les vallons, S'en saisit en jouant et l'emporte à son aire pour aiguiser le bec de ses jeunes aiglons; Bientôt du nid désert qu'emporte la tempête Il roule confondu dans les débris mouvants.

Et sur la roche nue un grain de sable arrête Celui qui doit un jour rompre l'aile des vents;

L'été vient, l'aquilon soulève La poudre du sillon qui pour lui n'est qu'un jeu, Et sur le germe éteint où couve encore la sève En laisse retomber un peu; Le printemps de sa tiède ondée L'arrose comme avec la main; Cette poussière est fécondée, Et la vie y circule enfin.

LAMARTINE.

LES ABEILLES. 

un matin que Marie et Florence se promenaient avant déjeuner avec leur bonne, elles virent Suzanne, la fille du fermier, à genoux devant une rangée de ruches.

« Que fait-elle donc là demanda la petite Florence, qui avait six ans.

—       Je crois, répliqua Marie d'un ton grave, qu'elle re­garde travailler les abeilles.

—       Est-ce que les abeilles travaillent? je ne les ai ja­mais vues que voler. »

A ce moment, Florence aperçut son père qui venait de leur côté; elle courut à lui :

« Papa, à quoi donc travaillent les abeilles?

—       A faire la cire et le miel que tu aimes tant. Je vais te les montrer à l'ouvrage. »

Le père s'approcha et ôta un capuchon de paille qui recouvrait l'une des ruches. Les enfants virent alors que c'était une boîte qui avait une fenêtre de verre. Elles re­gardèrent à travers la vitre. Les abeilles allaient, venaient sans qu'on put deviner d'abord ce qui les occupait. Mais, tout à coup, Florence s'écria :

« Je vois une abeille qui vient d'entrer dans la ruche. Elle a de la peine à marcher; à chacune de ses pattes sont collées de petites boules jaunes; voilà une autre abeille qui vient au-devant d'elle et qui la débarrasse de ces petites boules; qu'en font-elles donc, papa?

— Ces petites pelotes sont la poussière jaune que l'a­beille a recueillie sur les fleurs ; elles la pétrissent main­tenant pour en faire de la pâtée, qui leur sert à nourrir leurs petits. On croyait d'abord que c'était avec cette poudre jaune qu'elles faisaient la cire dont leurs cellules sont formées; mais on a découvert depuis que la cire sort de leur corps et se moule sur les anneaux de leur ventre, d'où elles la tirent par petites écailles. Regardez comme chaque cellule est jolie et régulière. Quand les abeilles commencent à bâtir leurs cellules, elles se partagent en plusieurs troupes; les unes sont chargées d'apporter les matériaux pour le travail, et pétrissent la cire avec leurs pattes de devant, leurs langues et leurs petites dents. D'autres s'y prennent de la même manière pour façonner les cellules, pour unir et polir l'intérieur; tandis qu'une troisième bande vole de grand matin au dehors, partout, dans les champs, sur les bruyères, suçant le suc des fleurs et rapportant du miel à la ruche pour rafraîchir les tra­vailleuses; car les ouvrières en cire, comme on les appelle, n'ont pas la permission de quitter leur ouvrage et de s'en­voler dehors. Mais, pour les consoler d'être retenues à la maison, les abeilles qui vont à la cueillette du miel se pla­cent derrière les ouvrières et attendent patiemment, comme de bonnes petites servantes, qu'on leur demande à manger. Ainsi, quand madame l'ouvrière en cire est fatiguée de travailler et a besoin de se rafraîchir, elle sort sa trompe de sa bouche ; c'est comme si elle disait : « Ma bonne, « ayez la bonté de me donner mon diner. » Alors la petite bonne ouvre sa pochette pleine de miel et nourrit la dame qui, lorsqu'elle a dîné de bon appétit, retourne à l'ouvrage plus active et plus joyeuse. »

CE QUE FLORENCE DEMANDA A SON PÈRE.

OH ! papa, dit Florence, faites-moi une bonne abeille, je vous prie.

—Que veux-tu dire, ma fillette?

—Papa, je veux dire une vraie abeille qui puisse marcher, courir, voler, faire du miel tout juste comme celles que nous avons vues. Maman nous en a acheté une l'autre jour dans la boutique de joujoux, et le marchand a dit qu'elle avait six jambes et deux ailes, qu'il ne lui man­quait rien, qu'elle était aussi bien faite que toutes les autres abeilles. Pourtant, elle ne veut ni courir, ni voler, ni faire du miel. Ce n'est pas une bonne abeille. Je l'ai mise dans une boîte, je lui ai donné du sucre, elle n'a pas voulu manger, et quand j'ai ouvert la boîte, le lende­main, bien doucement, de peur qu'elle ne s'envolât, elle n'avait pas seulement bougé. Voulez-vous lui apprendre à voler, papa?

— Cela m'est impossible, chère petite enfant, mais demain tu sauras le nom de celui qui a donné à l'abeille le pouvoir de voler, de celui qui a fait ces arbres en fleurs, et tout ce que tu vois de beau dans ce monde. »

LA CHANSON DE L'ABEILLE. 

PAPA, où l'abeille cache-t-elle donc sa pochette de miel?

— Dans son estomac, mon enfant. L'abeille enfonce sa trompe dans le fond des fleurs, elle en suce la liqueur sucrée qui descend dans son petit sac intérieur, qui est son magasin. Elle a le pouvoir de rouvrir ce sac et d'en faire sortir le miel pour en régaler ses soeurs ; elle en remplit aussi la cellule à provisions, afin d'en garder pour l'hiver, quand il n'y a plus de fleurs dans les champs et que les abeilles se reposent et dorment. »

La maman de Marie et de Florence, qui était venue les rejoindre, leur chanta au retour le premier couplet de la chanson de l'Abeille :

L'hiver tu sommeille, Vigilante abeille; Le printemps s'éveille. Sors de ta maison ! Sonnant à ta porte, Chaque feuille morte Que la brise emporte Dit en sa chanson :

« Déjà vient d'éclore Une fleur que dore La naissante aurore Adieu, prends l'essor. » L'abeille respire, Vole, et des fleurs tire Le miel et la cire Qui font son trésor

Les petites filles auraient bien voulu que la mère leur chantât les autres couplets, mais elle leur dit qu'elles étaient encore trop jeunes pour les comprendre.

A. de Montgolfier

LA POUPÉE.

Le matin suivant, aussitôt après déjeu­ner , la maman emmena ses deux pe­tites filles dans sa chambre. Elle s'assit devant la fenêtre ouverte qui donnait sur le jardin. Le soleil brillait, le ciel était bleu ; elle appela Marie et Florence et les fit asseoir à côté d'elle.

« Que je voudrais qu'il y eût place aussi pour Aimée ! dit Florence en jetant un coup d'oeil de regret vers le petit coin où elle avait laissé sa poupée.

—       Eh bien, ma chérie, dis à Aimée de traverser la chambre; dis-lui d'apporter son tabouret et de venir s'as­seoir auprès de nous.

—       "Nous vous moquez de moi, maman; Aimée, qui est  une poupée , ne peut pas marcher ni soulever un ta­bouret.

—       Eh quoi! Florence, tu ne peux pas la faire mar­cher? Elle a pourtant des bras et des jambes, et tu ne peux pas seulement lui faire porter un tabouret?

—       Comment le pourrais-je, maman, moi qui ne suis qu'un petit enfant ?

—       Je ne suis pas un petit enfant, Florence, reprit la maman; je suis une grande personne, une femme; cepen­dant je n'ai pas le pouvoir de faire marcher ta poupée, pas plus que ton papa ne peut faire voler une abeille. Il n'y a qu'un seul être grand, glorieux, qui peut tout faire et qui a tout fait. Cet être, c'est DIEU. »

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PERDU.

Un homme passait à cheval sur une grande route. Il voit un pauvre petit ramoneur qui s'était cassé la jambe en tombant et qui n'a­vait pas pu se relever. Le voyageur, qui avait bon coeur, s'arrêta tout de suite ; il prit le petit S garçon dans ses bras, le mit sur son cheval, et marcha à côté de lui en le soutenant. Ils arrivèrent dans une ville où ils allèrent loser chez une brave femme. Le

voyageur lui remit le petit garçon et courut chercher un chirurgien, qui raccommoda la jambe du ramoneur et lui dit qu'il fallait rester trente jours sans remuer, s'il voulait que le bon Dieu le guérît. Trente jours, c'est bien long! mais le petit garçon était docile et savait faire sa prière. Il pria donc Dieu de l'aider à prendre patience. L'homme donna de l'argent à la femme et lui recommanda de bien soigner l'enfant jusqu'à ce qu'il lut tout à fait rétabli ; puis il monta à cheval et retourna dans sa maison, qui était bien loin de là.

Pierre (c'était le nom du petit ramoneur) se fit com­missionnaire dès qu'il put marcher, car il ne se souciait plus de ramoner les cheminées, ce qui est un dur métier.

Un jour, l'homme qui avait un si bon coeur passa par cette ville, et descendit de cheval chez la femme qui avait soigné Pierre, il y avait cinq à six ans.

Il était las et s'alla coucher tout de suite.

La femme, après avoir bassiné le lit, posa la bassinoire près d'un tas de paille sèche et s'endormit.

Voilà que, tout au beau milieu de la nuit, le feu prend à la maison. La femme s'éveille et court dans la rue, tout étourdie.

Pierre, qui était arrivé des premiers, voulait l'em­mener chez lui, mais elle lui montra la fenêtre du second étage en disant : « Il y a là quelqu'un qui va brûler! »

Pierre n'en fit ni une ni deux, il monta à l'échelle et entra par la fenêtre, d'où les flammes commençaient à sortir; puis il reparut, portant sur ses épaules un homme que la fumée avait déjà presque étouffé.

Mais quand on lui jeta de l'eau au visage, il revint à lui, et Pierre reconnut le bon voyageur qui avait eu pitié de lui six ans auparavant.

Dieu avait permis que le pauvre garçon eût cette grande joie d'avoir sauvé la vie à son bienfaiteur.

Maria Edgewortii.

AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN.

LÉGENDE.

On raconte qu'un jour, le rabbin Joël et ses frères, surnommés les sept colonnes de la sagesse, étaient assis dans la cour du temple, discourant sur ce qui pouvait assurer le bonheur ici-bas. L'un dit que c'était la possession d'une fortune suffisante, acquise sans péché ; le second, que c'était une grande renommée et la louange de tous les hommes; le troisième, que c'était le pouvoir et la sagesse nécessaires pour gouverner l'Etat; le quatrième faisait consister le bonheur dans un intérieur calme et joyeux; le cinquième, dans la vieillesse d'un homme riche, puissant, célèbre, entouré de ses enfants et des enfants de ses enfants. Le sixième dit que tout cela était vain, si l'on n'observait avant tout la loi de Moïse. Le rabbin Joël, qui était l'aîné et le plus vénérable, prit la parole à son tour : « Vous avez tous parlé sagement, mais vous avez omis une chose essentielle : pour trouver le bonheur, il faut joindre à tous ces biens le respect de la tradition et des prophètes."

Il y avait dans la cour, parmi le peuple qui écoutait les docteurs, un bel enfant aux cheveux blonds, aux yeux brillants où se mirait le ciel ; il tenait à la main un lis blanc comme la neige. Il se leva, et quoiqu'il n'eût que douze ans, tous se tournèrent vers lui, attendant qu'il parlât. " Celui-là seul a le bonheur, dit-il, qui aime le Seigneur son Dieu de tout son esprit, de tout son coeur, de toute son âme, et son prochain comme lui-même. Il est plus grand que s'il possé­dait la richesse, la renommée, le pouvoir, plus heureux que s'il vivait dans le plus joyeux intérieur, plus digne d'hon­neurs que le vieillard riche et puissant. Il est lui-même la loi et les prophètes. »

Les docteurs, tout étonnés, s'entre-regardaient et se demandaient : « Quand le Messie viendra, nous dira-t-il de plus grandes choses? »

Cependant, ils louaient Dieu, disant : « L'Eternel a mis sa sagesse dans la bouche des enfants.»

TH. Parker.

Connais-tu bien l'amour, toi qui parles d'aimer?

L'amour est un trésor qu'on ne peut estimer;

Il n'est rien de plus grand, rien de plus admirable; Il est seul à soi-même ici-bas comparable, Il sait rendre légers les plus pesants fardeaux ; Les jours les plus obscurs, il sait les rendre beaux. En veux-tu la raison? En Dieu seul est sa source: En Dieu seul est aussi le repos de sa course, Il en part, il y rentre, et ce feu tout divin N'a point d'autre principe et n'a point d'autre fin.

Corneille.

L'AGAMI ROBIN 

VOILA un nom que vous ne connaissez pas, mes enfants, à moins cependant que vous n'ayez fait connaissance avec l'intelligent oiseau qu'on nomme ainsi. Peut-être l'avez-vous vu au beau jardin d'acclimatation di bois de Boulogne qui en possède plusieurs. C'est un ami de l'homme, et de plus un bon et utile serviteur, comme vous allez en juger par le récit d'un savant observateur, membre de la Société d'acclimatation, c'est-à-dire une réunion de personnes éclairées, qui font venir de loin d'utiles et beaux animaux, qu'on accoutume peu à peu à vivre en France, qu'on acclimate avec soin, afin qu'ils puissent plus tard se répandre et enrichir les habitants de nos campagnes. C'est comme cela qu'on a fait venir l'agami de la Guyane qui est son pays natal. Mais écoutez plutôt comment ce docile animal se prête à recevoir une véritable éducation, plus sage et mieux appris en cela que certains écoliers.

» Il y a environ vingt-cinq ans que je me trouvais à Angers, chez un médecin de la ville. Nous nous prome­nions dans sa cour, lorsque j'entendis frapper quelques petits coups secs à une porte qui donnait sur la campagne. Comme mon hôte paraissait n'y pas prendre garde, je lui dis : « On frappe à cette porte. — Ah! dit-il, c'est Robin, « qui ramène le troupeau. » Ce disant, il va ouvrir la porte, et je vois défiler une vingtaine d'oies, suivies d'un oiseau noir, gros comme une poule russe. Mon hôte referme la porte. « Eh bien! lui dis-je, et le berger?» m'attendant

à voir paraître quelque enfant. — « Le berger, réplique- t-il, le voilà, c'est Robin... Robin ! » cria-t-il. Et le pauvre oiseau d'accourir, de becqueter ses pieds, d'agiter les ailes ; en un mot, de lui témoigner sa joie, en même temps que moi je lui témoignais le plaisir que me faisait ce char­mant oiseau.

« A dîner, la porte de la salle à manger étant restée entr'ouverte, Robin reparaît : « Ah ! dit mon hôte, tu « viens chercher une petite douceur? Va demander à madame. » Et l'aimable oiseau de venir me becqueter les pieds et secouer ses ailes devant moi. Je vous laisse à penser si ce fut en vain. Enfin, au bout de quelques instants, son maître lui dit : « Allons, c'est assez, va-t'en! » Et le pauvre Robin s'en va : il s'arrête à la porte, se retourne, reste là quelques instants, et voyant qu'on ne le rappelle pas, il disparaît.

« Je dois ajouter que le maître de cet oiseau charmant m'a assuré que le berger le plus intelligent ne soignerait pas mieux son troupeau et qu'il n'avait jamais perdu aucune de ses oies. »

N'avais-je pas raison de vous dire que l'agami était bon à connaître? Qui sait si quelqu'un d'entre vous ne sera pas appelé un jour à le faire apprécier et à l'utiliser? Il est à souhaiter qu'il s'en trouve au moins un ou deux dans chaque basse-cour, où il saurait maintenir l'ordre et la discipline mieux que le plus zélé gardien.

Un peu plus gros que la poule, très-leste à la course, volant rarement, et ne pouvant, à cause de ses ailes courtes, se soutenir longtemps en l'air, il est d'un aspect agréable. Son plumage, d'un beau noir, encadre sur sa poitrine une plaque d'un éclat métallique à reflets verts, bleus et violets. Il a une grande vivacité de mouvements, le regard expressif, et une singulière facilité à s'apprivoiser et même à s'attacher à l'homme. Voilà bien des titres à notre adoption.

Espérons donc qu'il nous deviendra un jour aussi utile et aussi familier que notre beau coq français, et nos jolies et bonnes poules normandes.

L'ACCIDENT.

C'était un jour de pluie, Frank ne pouvait pas sortir pour enlever son cerf-volant. Il s'amusa donc à jouer avec ses marrons d'Inde. — Il jouait tout seul dans une chambre, et, par ac­cident, il jeta un de ses marrons d'Inde contre la fenêtre et cassa un carreau de vitre. Tout de suite il courut au bas de l'escalier chercher sa mère dans la salle où il savait qu'elle était. Il la trouva occupée à causer avec quelqu'un. Elle ne le vit pas : mais il toucha tout doucement son bras, pour qu'elle fît attention à lui; et, quand elle tourna la tête de son côté, il lui dit : « Maman, j'ai cassé une vitre dans votre chambre à cou­cher, en jetant mon marron d'Inde contre la fenêtre. »

La mère lui répondit : « Je suis fâchée que tu aies cassé une vitre; mais je suis contente, mon cher Frank, que tu sois venu me le dire tout de suite. » Et sa maman l'embrassa.

« Mais comment t'empêcherai-je, continua-t-elle, de casser mes vitres avec tes marrons d'Inde?

—       Je prendrai bien garde à ne plus les casser, maman, dit Frank.

—       Mais aujourd'hui même, avant de casser les vitres, tu m'avais dit que tu y prendrais bien garde. Après t'être brûlé le doigt, l'autre jour, en y laissant tomber de la cire à cacheter, n'as-tu pas pris bien garde à n'en plus laisser tomber sur ta main : dis, Frank?

—       Oh! certes, maman, répondit Frank, en secouant le doigt qui avait été brûlé, de la même manière qu'au moment où il avait senti la chaleur de la cire; oh! certes, maman, j'ai pris bien garde à n'en plus laisser tomber, de peur de me brûler encore.

—       Et si tu avais senti quelque mal en cassant la vitre tout à l'heure, ne crois-tu pas que tu prendrais garde à ne plus recommencer?

—       Oui, maman.

Où est le marron d'Inde avec lequel tu as cassé la vitre ?

—       Il est à terre, là-haut, dans votre chambre.

—       Va me le chercher. »

Frank alla chercher le marron, et l'apporta à sa mère. Elle le prit dans sa main, et dit : « Tu serais fâché de voir jeter ce marron, n'est-ce pas, Frank?

—- Oui, maman, dit Frank, car j'aime bien à le faire rouler et à jouer avec, et c'est le seul de mes mar­rons d'Inde qui me reste.

— Mais, dit sa maman, je crains que tu ne casses encore une autre vitre; si je le jetais, tu ne pourrais plus t'en servir pour le lancer contre mes fenêtres, et le chagrin que tu aurais de le perdre te ferait souvenir, je crois, de ne plus jeter de choses dures contre les vitres. »

Frank réfléchit un moment en regardant son marron d'Inde, et il dit enfin : « Eh bien ! maman, je vais le jeter. » Et il lança le marron par la fenêtre.

Quelques jours après, la mère de Frank l'appela près de la table où elle travaillait ; et elle tira de sa boîte à ouvrage deux balles qu'elle donna à Frank. L'une était très-dure, et l'autre très-molle.

Sa maman le pria de ne se servir dans la maison que de la balle molle; et de la balle dure, seulement quand il serait dehors. Elle lui dit qu'elle avait acheté la balle molle pour qu'il pût jouer avec quand il pleuvrait et qu'il ne pourrait pas sortir.

Cette balle était en caoutchouc et rebondissait très- haut dès qu'elle touchait terre.

Frank remercia sa maman. Ses balles le rendaient bien content; il les aimait beaucoup, et sa mère lui dit : « Tu n'as pas cassé de vitre, Frank, depuis que tu t'es puni toi-même en jetant ton marron d'Inde par la fenêtre, et maintenant je suis bien aise de pouvoir récompenser ta franchise et ton bon sens. »

Maria EDGEWORTH

(Éducation familière.)

LE BONHEUR A LA PORTÉE DE TOUT LE MONDE.

On demandait un jour à Sigismond, em­pereur d'Allemagne, quel était le moyen, le plus sûr de se procurer du bonheur en ce monde? Il répondit : « Faites toujours, quand vous vous portez bien, ce que vous vous êtes souvent promis de faire quand vous étiez malade. »

Paul et Robert étaient cousins et allaient à la même école, mais leurs caractères étaient bien différents. Autant Paul aimait à rendre service, à obliger, autant Robert se montrait personnel et maussade. Jamais il ne songeait à partager son déjeuner ou son goûter avec ceux de ses camarades qui n'avaient que du pain tout sec à manger. Paul, au contraire, se privait souvent pour avoir le plaisir de donner.

Il arriva que Paul se cassa le bras un jour en tom­bant, et dans la même quinzaine Robert se foula le pied. Tous deux furent obligés de garder longtemps la maison, le pauvre Paul au lit, et Robert, assis, la jambe étendue sur une chaise. Mais il y avait cette différence entre eux que Paul ne s'ennuya pas un seul jour, parce, que, dès que le médecin eut dit qu'on pouvait le voir, il eut la visite de l'instituteur qui l'aimait beaucoup, à cause de sa doci­lité et de sa douceur. Son maître lui apporta un livre plein d'images et d'histoires amusantes qui lui firent paraître les journées bien courtes. Le curé vint aussi s'informer du petit garçon qu'il avait remarqué au ca­téchisme pour sa bonne tenue et ses réponses intelli­gentes : le voyant malade, il l'exhorta à prendre patience et à demander à Dieu sa guérison qui ne tarderait pas. Enfin, le jeudi et le dimanche après la messe, plusieurs de ses camarades vinrent savoir comment il allait. Le petit Jacques lui apporta un moulin de papier qu'il avait fabriqué lui-même. Georges lui donna une douzaine de ses billes, avec un magnifique calot, jaspé de toutes sortes de couleurs. Armand, à qui sa mère avait donné deux sous en récompense de sa croix de sagesse , acheta une orange pour Paul, qui était tout heureux et tout content des cadeaux, et encore plus de l'amitié dont ils étaient les preuves. « Vous êtes vraiment trop bons, disait-il à ses petits amis, de penser à moi et à tout ce qui peut me faire plaisir. — Ne te souviens-tu pas. répondait le petit Jacques, qu'un jour je pleurais parce que j'avais perdu ma balle? tu me donnas la tienne qui était toute neuve et bien jolie. — Moi, dit Georges, je n'ai pas oublié qu'une fois tu m'as généreusement défendu dans la rue contre un grand garçon qui voulait me battre; tu t'es mis entre nous et c'est toi qui as reçu les coups. — Et moi donc, dit Armand, j'allais être puni, parce qu'il y avait eu un carreau cassé dans la classe, et que le maître croyait que c'était moi ; tu t'es rappelé que la veille tu avais lancé une bille de ce côté-là; tu t'es levé, et devant tout le monde, tu as dit bravement : « Monsieur, c'est moi. » — J'avais oublié tout cela, dit Paul. — Mais nous ne l'avons pas oublié, nous, » répliquèrent ses camarades.

Comment pensez-vous que Robert passât son temps, pendant que Paul était ainsi entouré et aimé? Il le passait à se dépiter, à tourmenter sa pauvre mère, qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour le contenter sans pouvoir y réussir. Comme elle était forcée d'aller en journée pour gagner de quoi le faire vivre et le soigner, il restait seul. Alors il bâillait, il s'étirait et répétait vingt fois par heure : « Ah ! que je m'ennuie ! » S'il essayait de lire, il jetait le livre au bout de cinq minutes, parce que, ne s'étant jamais appliqué à rien, il lisait fort mal et ne comprenait pas la moitié des mots. « Si encore quelqu'un venait me voir! disait-il ; mais personne ne s'inquiète si je vais bien ou mal. » Le soir, quand sa mère rentra, elle lui dit qu'elle était allée savoir des nouvelles de son neveu Paul ; elle lui raconta comment elle l'avait trouvé heureux dans son lit, jouant de la main gauche avec ses billes, car il ne pouvait remuer la main droite, à cause de l'appareil qu'on avait mis autour de son bras cassé ; il lui avait montré le livre que le maître lui avait apporté, le joli moulin de papier que lui avait fait le petit Jacques, et la belle orange qu'Ar­mand lui avait achetée, il ne l'avait pas encore ouverte parce qu'il attendait que ses petites soeurs rentrassent de l'école pour la partager avec elles. Enfin, la mère de Robert dit à son fils que Paul était bien fâché de le savoir malade, et que, pour le distraire, il lui envoyait la moitié de ses billes et une des deux belles images que lui avait don­nées M. le curé. La figure de Robert s'éclaircit un peu. La nuit, quand sa mère fut couchée et qu'il fut seul, il se mit à réfléchir à ce qu'il avait entendu. « J'ai pourtant des camarades aussi, moi, se dit-il, pourquoi ne viennent- ils pas me voir? pourquoi ne m'apporte-t-on rien? » Robert n'était pas bête, dès qu'il s'interrogea de bonne foi, la voix de sa conscience lui répondit bien vite : « C'est que tu n'as jamais rien fait pour les autres. Tu n'as pas songé, aux plaisirs de tes camarades et ils ne songent pas aux tiens. Quand tu avais des friandises, as-tu jamais pensé à faire la part de ceux qui n'avaient rien? Non; tu aimais mieux te donner des indigestions et te rendre malade. Si tu t'étais appliqué à apprendre à lire, tu aurais au moins la compagnie des livres, à défaut d'amis, mais te voilà ennuyé, seul comme un hibou dans son trou, et cela par ta faute.

« Ah! si j'avais pu prévoir ce qui m'arrive, je me serais conduit autrement, » soupira Robert.

Comme il s'agitait et pleurait tout bas dans son lit, sa mère lui demanda ce qu'il avait :

« J'ai, que personne ne m'aime, dit-il en sanglotant.

" — C'est peut-être parce que tu n'as jamais aimé personne, répondit sa mère. Essaye d'être serviable, bon avec tes camarades, docile et appliqué avec tes maîtres, et tu verras que tout changera autour de toi. Dès que tu te porteras bien, fais ce que tu regrettes de n'avoir pas fait, aujourd'hui que tu es malade. »

Robert suivit le conseil de sa bonne mère. Il prit sur lui; il n'avait pas naturellement un aussi bon caractère que Paul, mais il se corrigea petit à petit, et s'en trouva fort bien.  

LES DEUX CHÈVRES. 

Quelques—uns d'entre vous ont vu des chèvres, mes enfants. Vous savez que c'est une jolie bête, qui donne de bon lait et qui coûte moins à nourrir qu'une vache.; La chèvre passe pour capricieuse et entêtée, cependant elle l'est moins que certains enfants de ma connaissance et de la vôtre. Je vais vous conter à ce sujet une histoire très- vraie, qui est arrivée dans un pays de montagnes, où l'on nourrit beaucoup de chèvres. L'une d'elles broutait toute seule dans un endroit très-escarpé. Elle avait grimpé de plus haut en plus haut, de roc en roc, cherchant les touffes d'herbe et de serpolet qui poussaient par-ci, par-là, entre les fentes des pierres. Enfin, elle se trouva au pied d'un talus, si roide, que même une chèvre n'y pouvait grimper. C'était comme si on eût essayé de gravir un grand mur. Mais il y avait un sentier très-étroit qui tournait autour

du rocher; la chèvre le prit. Juste au moment où elle arrivait de l'autre côté, elle vit vis-à-vis d'elle une autre chèvre qui était en marche dans le même sentier. Qu'y avait-il à faire? Le chemin n'était que tout juste assez large pour une seule chèvre, de sorte que si toutes deux essayaient d'y passer, l'une d'elles, ou les deux tomberaient dans le précipice et se tueraient. II n'y avait pas la place de se retourner. Tandis qu'elles restaient à se regarder, un homme, qui passait à quelque distance, les remarqua et courut appeler ses voisins, dans un village proche de là, pour voir ce qui allait arriver. II y eut bientôt une assez grande foule de gens réunis au bas de la montagne. Avanceront-elles?— reculeront-elles?— se demandait-on.

Enfin, l'une des deux chèvres, pliant d'abord une patte, puis l'autre, et se serrant contre le roc, se coucha par terre : alors l'autre chèvre passa dessus avec précaution; après quoi, celle qui était couchée se releva lentement et toutes deux se tournant le dos poursuivirent leur chemin. Les regardants battirent des mains en voyant ces chè­vres si avisées s'en tirer si bien, et je ne doute pas que vous n'eussiez applaudi aussi ces bonnes bêtes, mes enfants. Supposons que ni l'une ni l'autre des deux chèvres n'eût voulu céder et se coucher par terre afin que l'autre passât sur elle, que serait-il arrivé?

Un des enfants. — Toutes deux seraient mortes de faim, ou se seraient poussées pour passer, et seraient tombées du haut des rochers dans le précipice.

— Et laquelle des deux chèvres aimez-vous le mieux?

UN AUTRE ENFANT. — Celle qui a cédé et qui s'est couchée par terre.

J'espère donc que vous serez toujours disposés à céder à vos camarades quand vous jouerez.

Soyez sûrs que l'enfant le meilleur et le plus heureux est, comme la chèvre, celui qui est le premier à céder aux désirs des autres.

L'ENFANT ET LES FLEURS. 

J'avais à peine six ans lorsqu'un jour la laitière me promit de m'apporter un bouquet de primevères. L'impatience me fit sortir de mon lit au premier rayon du soleil; je courus en pe­tite chemise à la fenêtre, afin de la voir arriver. Comme les fleurs étaient fraîches! Elles semblaient respirer dans ma main. Une autre fois elle m'apporta un pot d'oeillets rouge foncé. Quelle richesse! et que j'étais surprise de tant de générosité! Ces fleurs plantées dans la terre me semblaient devoir être éternelles ; j'en recommençais toujours le compte, tâchant de ne pas sauter le moindre bouton ; mais il y en avait plus que je ne savais compter.

Je connaissais peu les forêts et les vallons, et la pre­mière prairie que j'avais vue avait été pour mes yeux d'enfant une immense étendue parsemée d'étoiles d'or. Je me roulais dans l'herbe et je voyais les plantes se presser les unes à côté des autres. Les fleurs étaient si nombreuses que l'une d'elles, quoique bien intéressante, aurait pu m'échapper, si son joli nom ne me l'avait fait remarquer ; celui qui le lui a donné l'a bien connue. Je n'avais pas fait attention à la petite bourse du berger; mais quand je l'eus entendu nommer, je la reconnus entre beaucoup d'autres. J'ouvris la petite gibecière et la trouvai remplie de semences perlées, mille fois plus délicates et plus pré­cieuses que des pièces d'or, car Dieu leur a donné l'esprit et la vie : une seule de ces petites graines, mise en terre, produira une plante qui donnera aux oiseaux de la nour­riture et un abri. Les fleurs ne dansent-elles pas quand souffle le vent? Ne répandent-elles pas dans les airs leurs parfums qui montent jusqu'au ciel pour remercier Dieu de les avoir créées?

BETTINA d'ARNIM.

Ne soyons pas moins reconnaissants que les fleurs. Le bien que font les enfants bons, sages, charitables, monte aussi au ciel comme le parfum des fleurs.

GOGO LA RÉJOUIE, ET GUGU L'AFFAMÉE.

avant de boire votre tasse de lait le matin, ou de manger votre soupe à dîner, avez-vous jamais pris garde, chers enfants, aux petits camarades, qui assistent sans rien dire à vos repas? Non ; je parierais qu'ils sont restés invi­sibles pour vous, comme tant d'autres petites créatures qui se réjouissent, s'agitent ou s'attristent dans votre voisinage sans que vous y songiez.

A votre âge, je n'étais guère plus attentive ; cepen­dant, un jour que la table était grande et la compagnie nombreuse, je m'avisai pour prendre patience, en atten­dant mon tour, d'examiner ma cuiller, une belle cuiller, vraiment! brillante comme un miroir, et qui servait pour la première fois. Que pensez-vous que j'aie vu sur son dos d'argent bombé et poli? La plus comique figure du monde, si large qu'elle s'étendait du manche à la pointe, si rebondie qu'à peine ses yeux pouvaient-ils s'ouvrir, si gaie en sa lai­deur qu'on ne pouvait la regarder sans rire.

« Ah! petite friponne, pensai-je, vous vivez là comme le poisson dans l'eau. Rien ne vous manque, vous goûtez la première de toutes les bonnes choses qu'on sert à table, depuis la soupe jusqu'à la crème, et aux meringues. Je ne m'étonne pas que vous soyez si grasse. Aussi, je vous ap­pellerai Gogo la réjouie. »

La figure rit et me fit un petit clignement d'yeux, comme pour me dire que le nom lui convenait : puis crac ! elle disparut. J'avais tourné ma cuiller dans l'autre sens. Et voilà qu'au lieu de la petite face bouffie, j'en vois une si longue, si longue qu'elle n'en finissait plus : une vraie lame de couteau, avec des yeux, un nez et une bouche si maigres qu'on ne lui voyait point de joues.

« Oh ! pour celle-là, me dis-je, c'est Gugu l'affamée : Elle assiste aux régals de sa compagne, sans en attraper miette; toutes les friandises lui passent devant le nez sans qu'elle y puisse mordre, et c'est ce qui lui fait faire une si vilaine moue. »

En continuant à regarder, je découvris un peu de res­semblance entre les deux visages, mais l'expression en était si différente que ce ne fut pas sans peine que je m'y reconnus. Oui, en vérité, c'était moi ! La figure épanouie et riante, c'était la petite fille docile et bonne qui s'accom­mode do tout, qui s'acquitte joyeusement de sa tâche et qui joue gaiement après. L'autre était la grimace maus­sade de la petite grognon qui boude, qui ne prend plaisir à rien, ni à ses devoirs, ni à la récréation ; qui, mécon­tente d'elle-même et des autres, n'est ni aimable ni aimée : et cependant ces deux images étaient bien mon portrait.

Petits enfants, quand vous regarderez votre brillante cuiller et que vous y verrez se mirer deux figures si dif­férentes, tâchez de ressembler à Gogo la réjouie, et pour cela savez-vous ce qu'il faut faire? Tendre la main à la pauvre Gugu qui vous rappelle en sa maigreur plus d'un triste petit visage, contracté par la faim : donnez-lui une bonne part du trop qui vous rend si bouffis : alors ses joues s'arrondiront, ses yeux s'éclaireront, sa bouche s'ouvrira pour vous bénir, et vous ne verrez plus dans le petit mi­roir d'argent qu'un joyeux et doux petit visage qui vous sourira toujours.

IL SE FAUT ENTR'AIDER. 

IL y a un grand plaisir à venir en aide aux autres, et les enfants peu­vent se rendre entre eux des services tout comme les grandes personnes.

Un jour, étant à Versailles, j'allai voir dans les bosquets du parc un charmant groupe d'enfants qui donnent à manger des pampres et du raisin à une chèvre qui semble se jouer avec eux. Près de là était un cabinet couvert, où le roi, dans les beaux jours , allait quelquefois faire collation. Comme c'était dans un temps de giboulées, j'y entrai un moment pour m'y mettre à l'abri. J'y trouvai trois enfants bien plus intéressants que des enfants de marbre. C'étaient deux gentilles petites filles, qui s'occupaient avec beaucoup d'activité à ramasser autour du berceau des bûchettes de bois sec qu'elles arrangeaient dans une hotte placée sous la table du roi, tandis qu'un petit garçon mal vêtu et fort maigre dévorait dans un coin un morceau de pain. Je demandai à la plus grande, qui avait huit à neuf ans, ce qu'elle voulait faire de ce bois qu'elle ramassait avec tant d'empressement. Elle me répondit : « Vous voyez bien, monsieur, ce petit garçon-là: il est fort misérable. Il a une belle-mère qui l'envoie tout le long du jour chercher du bois; quand il n'en rapporte pas à la maison, il est battu : quand il en emporte, le suisse le lui ôte à l'entrée du parc, et le prend pour lui. Il meurt de faim, nous lui avons donné notre déjeuner. »

Après m'avoir dit cela, elle acheva avec sa compagne de remplir la petite hotte; elles la chargèrent sur le dos du pauvre garçon, et elles coururent devant lui à la porte du parc, pour voir s'il pouvait y passer en sûreté.

Bernardin de Saint-Pierre.

LA FOURMI ET L'ABEILLE. 

A jeun, le corps tout transi,

Et pour cause, Un jour d'hiver, la fourmi Près d'une ruche bien close

Rêvait pleine de souci. Une abeille vigilante L'aperçoit et se présente.

« Que viens-tu chercher ici ? Lui dit-elle. — Hélas, ma chère, Répond la pauvre fourmi.

Ne soyez point en colère : Le faisan, mon ennemi,

A détruit ma fourmilière ; Mon magasin est tari ;

Tous mes parents ont péri

De faim, de froid, de misère.

J'allais succomber aussi,

Quand du palais que voici

L'aspect m'a donné courage.

Je le savais bien garni

De ce bon miel, votre ouvrage ;

J'ai fait effort. j'ai fini

Par arriver sans dommage.

Oh! me suis-je dit, ma soeur

Est fille laborieuse ;

Elle est riche et généreuse.

Elle plaindra mon malheur;

Oui, tout mon espoir repose

Dans la bonté de son coeur.

Je demande peu de chose ;

Mais j'ai faim, j'ai froid, ma soeur.

—- Ah ! ah ! répondit l'abeille.

Vous discourez à merveille;

Mais vers la fin de l'été,

La cigale m'a conté

Que vous aviez rejeté

Une demande pareille.

— Quoi! vous savez... — Mon Dieu, oui ;

La cigale est mon amie..

Que feriez-vous, je vous prie.

Si comme vous, aujourd'hui,

J'étais insensible et fière,

Si j'allais vous inviter

A promener ou chanter ?

Mais, rassurez-vous, ma chère ; Entrez, mangez à loisir;

Usez-en comme du vôtre ; Et surtout, pour l'avenir,

Apprenez à compatir A la misère d'un autre. »

Laurent de Jussieu.

le petit albert. 

Le petit Albert avait six ans. C'était le fils d'un jardinier. Depuis qu'il était au monde, il voyait son père et ses frères, qui étaient actifs et laborieux, planter des arbres, semer des graines, qui poussaient et donnaient des fruits, des légumes, toutes sortes de bonnes choses. Il avait vu un seul haricot mis en terre rapporter cent haricots, sou­vent plus ; une tranche de pomme de terre, sur laquelle il y avait un oeil, faisait venir jusqu'à quarante belles pommes de terre; il savait donc que la terre rendait beaucoup plus qu'on ne lui donnait. Un jour, il trouva chez son père une pièce de vingt francs. Il courut bien vite l'enterrer dans son petit jardin. « Il poussera un arbre, pensait-il, qui por­tera des pièces d'or comme un cerisier porte des cerises, et je les donnerai à papa qui sera bien content. » Tous les matins, il allait voir si la pièce poussait, mais il ne sortait rien de terre. Pendant ce temps, le père cherchait partout la pièce de vingt francs. Enfin, il demanda au petit Albert s'il l'avait vue?

« Oui, papa; je l'ai trouvée et je l'ai semée.

—       Comment, semée? petit sot ! crois-tu par hasard que la pièce va pousser comme un chou?

—       Mais, papa, je vous ai entendu dire qu'on trouvait l'or dans la terre?

—       Oui, mais il ne pousse pas comme une graine; l'or ne vit pas. »

Il fallut déterrer la pièce qui n'avait pas poussé du tout, et Albert fut grondé et puni, pour avoir pris ce qui ne lui appartenait pas.

Il y a cependant une manière de semer l'or, mes en­fants, qui lui fait rapporter de plus beaux fruits qu'il n'en existe sur cette terre. Vous avez deviné que c'est en le don­nant aux pauvres. Mais c'est au ciel que se fait la moisson de cette semence. 

l'ecole buissonnière. 

On dit d'un écolier négligent, qui s'amuse en route et arrive tard à l'école, qu'il fait l'école buissonnière. C'est ce que faisait souvent Georges ; aussi avait-il beaucoup de mauvais points; il n'apprenait rien, tandis que son petit camarade, Michel, moins âgé que lui de six mois, savait déjà lire couramment.

Un jour, ils partirent ensemble à sept heures et demie du matin pour se rendre à l'école qui était à un kilomètre de chez eux. Comme ils passaient le long d'une haie d'au­bépine en fleurs qui les séparait d'un verger, ils enten­dirent un grand bourdonnement. Ils s'arrêtèrent pour écouter. « Je crois que ce sont des abeilles, dit Georges. Il y a peut-être un rucher de l'autre côté de la haie. Allons voir. »

II écarta les branches d'aubépine et se faufila à travers une trouée. Michel ne le suivit pas. « Viens donc, » lui cria Georges. Mais Michel répondit : « Non, maman m'a défendu de me détourner de mon chemin.

—Maman me l'a défendu aussi, reprit Georges, mais qu'est-ce que cela fait ? je ne serai pas longtemps. »

Georges se mit alors à regarder les ruches. Il y en avait trois en paille tressée, rangées sur une planche, à environ vingt-cinq centimètres de terre. Cela ressemblait à de grands paniers renversés, de la forme d'un pain de sucre. Les abeilles se pressaient alentour. Elles rentraient chargées de la liqueur sucrée qu'elles pompent au fond des fleurs. Plus Georges les regardait, plus il pensait au miel, qu'il aimait beaucoup. « Je suis sûr, se disait-il, qu'il y en a plein les ruches ! Je voudrais bien y goûter un peu, rien qu'un peu. » A mesure qu'il y pensait, sa gour­mandise augmentait. L'eau lui en venait, comme on dit, à la bouche. C'est si bon le miel! 11 tourna autour de la planche. Après tout, de la paille, ce n'est pas bien lourd. A ce moment il entendit la voix de Michel qui était revenu sur ses pas pour le chercher et qui l'appelait. Georges ne répondit point. Il se cacha comme un voleur, parce qu'il avait au fond de l'âme la mauvaise pensée de prendre ce qui n'était pas à lui. Quand il crut son camarade parti, il sortit de sa cachette ; il souleva de côté une des ruches et glissa vivement sa main dessous, mais l'essaim tout entier sortit par l'ouverture et se jeta sur lui. Il fut couvert d'abeilles qui le piquaient aux mains et au visage. La souffrance était si vive qu'il ne put retenir des cris per­çants. Le maître du verger, attiré par le bruit, arriva furieux. Le petit voleur s'enfuit à travers la haie, déchi­rant aux épines sa veste, son pantalon et sa peau. Il cou­rait de toutes ses forces, en hurlant de douleur, car les abeilles s'acharnaient après lui et ne le lâchaient pas.

Michel, qui le vit passer au galop comme un cheval échappé, lui cria : « Georges! Georges! qu'as-tu donc? » Mais, au lieu de lui répondre, Georges courait toujours droit devant lui. Il ne voyait pas un fossé plein de boue dans lequel il alla tomber. Des passants aidèrent Michel à le tirer de là, mais il en sortit couvert de vase et tout défiguré.

On le reconduisit chez sa mère, qui fut bien triste de le voir en cet état. Ses yeux gonflés restèrent fermés pendant plus de huit jours. Il avait la figure, le cou et les mains enflés à faire peur. Il eut une grosse fièvre et fut près de mourir. Tout cela pour avoir désobéi à sa mère et fait l'école buissonnière.

un petit livre qui contient tout. 

IL y a un petit livre qu'on fait apprendre aux enfants et sur lequel on les interroge à l'église ; lisez ce petit livre, qui est le catéchisme, vous y trouverez une réponse à toutes les questions qu'il vous importe de savoir. Demandez au chrétien d'où vient l'espèce hu­maine ? il le sait; où elle va ? il le sait. Demandez à ce pauvre enfant, qui de sa vie n'y a songé, pourquoi il est ici-bas, ce qu'il deviendra après sa mort ? il vous fera une réponse sublime, qu'il ne comprendra pas encore, mais qui n'en est pas moins admirable. Demandez-lui comment le monde a été créé, et à quelle fin ? Pourquoi Dieu y a mis des animaux, des plantes ? Comment la terre a été peuplée ? Si c'est par une seule famille ou par plusieurs ? Pourquoi les hommes parlent plusieurs langues ? Pourquoi ils souffrent, pourquoi ils se battent, et comment tout cela finira? Il le sait. Origine du monde, origine de l'espèce, question de races, destinée de l'homme en cette vie et en l'autre, rapports de l'homme envers Dieu, devoirs de l'homme envers ses semblables, droits de l'homme sur la création, il n'ignore de rien, et quand il sera grand il n'hésitera pas davantage sur le droit naturel, sur le droit politique, sur le droit des gens, car tout cela découle avec clarté et comme de soi-même du christianisme. Voilà ce que j'appelle une grande religion : je la reconnais à ce signe qu'elle ne laisse sans réponse aucune des questions qui intéressent l'humanité.

TH. JOUFFROY

De ce trésor ouvert la richesse éternelle

A beau vous inviter, Si l'on n'y porte un coeur humble, simple, fidèle, On n'en peut profiter.

Corneille.

La belle page que vous venez de lire, mes chers enfants, est au-dessus de votre âge ; pour vous la rendre plus claire, je vais prendre au hasard quelques-unes des questions et des réponses du petit catéchisme historique de l'abbé Fleury, que je vous engage à apprendre par coeur au plus vite, si vous ne l'avez déjà fait.

Demande : Qui a fait le monde? — Réponse : C'est Dieu.

D. De quoi l'a-t-il fait? — il. Il l'a fait de rien.

D. Comment l'a-t-il fait? —R. Par sa parole.

D. Pourquoi l'a-t-il fait? — R. Pour sa gloire. De quoi a-t-il fait le premier homme? — R. Il a fait le corps de terre.

D. Et l'âme? — R. Il l'a créée de rien.

D. Pourquoi Dieu a-t-il fait l'homme? — R. Pour le connaître et pour l'aimer.

D. Tous les hommes sont-ils frères? — R. Oui, parce que nous venons tous d'Adam et de Noé.

D. Qu'est-ce que la loi de nature? — R. C'est la raison et la conscience.

D. Que nous enseigne-t-elle à l'égard de Dieu? — Qu'il ne faut adorer que lui.

D. Et à l'égard des hommes? — R. De ne faire à personne ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fît.

D. Et à l'égard de nous-mêmes? — R. De modérer nos passions et nos désirs.

J'ajoute, mes chers enfants, d'après le saint Évangile : Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux. Si vous agissez ainsi, vous vivrez, non pas de cette courte vie, mais de la vie éter­nelle et bienheureuse. 

désobéissance.

le panier d'oeufs 

PAR un beau jour d'été, une petite fille, nommée Ruth, fut envoyée par sa mère à un village distant d'un kilo­mètre. Elle allait porter un panier d'oeufs à la boutique d'une revendeuse. C'était la première fois que Ruth était chargée de cette commission, car c'était ordinairement sa mère qui portait elle-même les oeufs de ses poules à la marchande qui les lui achetait. Mais ce jour-là elle avait un savonnage à faire, et elle pensa qu'elle pouvait se fier à sa petite fille qui avait huit ans. Ruth était enchantée de se rendre utile; d'ail­leurs, elle aimait beaucoup à aller au village : elle se sentit donc très-heureuse quand sa maman lui passa au bras l'anse du panier, tout plein d'oeufs soigneusement arrangés dans de la paille. « Rappelle-toi bien, ma chère petite, lui dit sa mère en l'accompagnant jusqu'à la porte, que si je n'avais pas l'argent de ces oeufs, ce serait une grande perte pour moi; prends donc bien garde à ne pas les casser : marche posément , et ne t'arrête sous aucun prétexte jusqu'à ce que tu arrives au village : une fois-là, tu iras tout droit à la boutique de la mère Manette. »

Ruth promit de faire bien attention, et partit pour son message. Comme elle suivait un sentier à travers champs, elle rencontra bientôt une barrière qui l'arrêta. Elle réflé­chit un moment, puis elle posa le panier à terre et le poussa doucement sous la barrière, elle passa ensuite en se courbant le plus qu'elle put, de sorte qu'elle se trouva de l'autre côté, sans avoir cassé un seul oeuf. Le chemin se continuait à travers un joli bois, dans une allée ombra­gée. Le soleil était très-chaud, et c'était plaisir de se sentir au frais et bien plus à l'aise que sur la route pou­dreuse et brûlante. Ruth ralentit le pas et se mit à cueillir une fleur par-ci, une fleur par-là, tout en marchant. Mais voilà qu'elle aperçut sous l'herbe une fraise sauvage : elle oublia ce que lui avait dit sa mère, et s'arrêta pour la cueillir. Elle en vit alors beaucoup d'autres qui croissaient

sur un tertre, plus haut qu'elle ne pouvait atteindre. « Je pourrais facilement grimper jusque-là, se dit Ruth. Maman m'a bien recommandé de ne pas m'arrêter en chemin, mais c'est qu'elle pensait à la grande route, où il passe à tout moment des charrettes et des chevaux. Il n'y a pas de risque ici, il ne peut rien arriver aux oeufs, et je serai bien vite descendue. » Ruth posa donc son panier à terre et grimpa sur le talus où croissaient les fraises. Juste comme elle atteignait le haut, elle entendit un frou-frou dans les buissons en bas, mais elle était si occupée de sa recherche qu'elle ne se retourna pas pour voir ce que c'était.

Elle ne prit pas grand plaisir à manger ses fraises, car elle savait qu'elle faisait mal : dès qu'elle eut fini, elle se pressa de redescendre. Mais quelle fut sa consternation en voyant un gros chien, le museau plongé clans son panier qui était renversé et tout à fait vide ! L'allée avait une forte pente à cet endroit-là, de sorte que les oeufs, lancés hors du panier, avaient roulé les uns après les autres jusqu'à un tas de pierres contre lesquelles beaucoup s'étaient cassés. Le chien en avait aussi lapé plusieurs, car il y a des chiens qui sont très-friands d'oeufs. Quand Ruth eut ramassé ceux qui avaient échappé, elle les compta et vit qu'il n'en restait pas moitié. Combien elle se repentit de sa désobéissance ! Elle ne savait que faire ; elle se remit à marcher lentement en pleurant de tout son coeur.

Au bout de l'allée du bois, elle rencontra une de ses petites camarades de classe, nommée Jeannette, qui lui demanda ce qu'elle avait à pleurer si fort. Ruth lui conta sa sottise en sanglotant à chaque mot. « Maman sera si fâchée contre moi, dit-elle, oh! que faire? que faire? — Je

vais te dire ce qu'il faut faire, reprit Jeannette, ne parle pas des fraises à ta maman, mais dis-lui qu'un gros chien s'est jeté en courant sur toi et t'a renversée; alors elle ne se fâchera pas, elle croira que c'est un accident. — Mais, Jeannette, ce n'est pas vrai, et je ne veux pas mentir. — Quel mal y a-t-il, reprit encore Jeannette, puisque ce mensonge ne fera de mal à personne? Tu peux éviter comme cela d'être punie, et, si tu mens, personne ne le saura. — Si, répondit Ruth, certainement Dieu le saura, et Dieu n'aime pas les menteurs; Dieu ne m'aimerait plus si je mentais. Non, je dirai la vérité à maman, quoique je sois presque sûre qu'elle me punira. — Eh bien, tu es une sotte, » s'écria Jeannette. Et elle s'en alla en courant, tan­dis que la pauvre Ruth poursuivait tristement son chemin.

la pièce neuve.

Il arriva qu'une dame qui se promenait avec son petit garçon, près du village, regarda Ruth qui passait, et, remarquant son air malheureux, elle s'arrêta et lui demanda avec bonté ce qu'elle avait? « J'ai perdu plus de la moitié de mes oeufs, madame, répondit la petite fille. J'ai trouvé des fraises sauvages, là-bas dans le bois, et tandis que je m'amusais à les cueillir, un gros chien est venu et il a culbuté mon panier. Je sais que c'est ma faute, car maman m'avait défendu de m'arrêter en route. Elle sera très-fâchée contre moi; elle est pauvre, et elle comptait sur l'argent des oeufs.

—       J'espère, reprit la dame, que vous lui direz la vérité. — Oh oui, madame, je le veux et je le ferai. Une de mes camarades me conseillait tout à l'heure de dire que le chien m'avait jetée par terre, mais ce serait un mensonge, et je sais que c'est mal de mentir.

—       Maman, dit tout bas le petit garçon à l'oreille de la dame, c'est une bonne petite fille; voulez-vous me permettre de lui donner la pièce neuve de deux francs dont mon oncle m'a fait cadeau la semaine dernière? Ce sera peut-être le prix des oeufs cassés. — Fais comme tu voudras, mon cher enfant; » et elle sourit au petit garçon, car elle était bien aise de lui voir un bon coeur. Le petit Georges donna donc sa belle pièce brillante à Ruth, qui le remercia encore et encore. Elle s'essuya les yeux et se rendit toute joyeuse à la boutique de Manette.

Quand elle eut reçu le prix des oeufs qui lui res­taient, elle s'aperçut qu'elle avait douze sous de plus que les trois francs huit sous qu'elle devait rapporter à sa mère. Comme le bon petit garçon n'avait voulu que rem­placer l'argent perdu, elle pensa qu'elle avait tort de garder ces douze sous de trop, et elle courut après la dame et son fils pour les leur rendre. La dame écouta son explication et lui dit : « Vous êtes une honnête petite fille, mais je crois que Georges ne reprendra pas les douze sous. Il aimera mieux que vous les donniez à votre mère. Qu'en dis-tu, Georges? — C'est précisément ce que je voulais, maman. Adieu donc, petite fille, portez-vous bien. »

Ruth fit la révérence d'un air ravi. Elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'après tout, il y avait eu plus de bonheur que de malheur à ce que les oeufs eussent été cassés, puisque les choses avaient si bien tourné.

Dès qu'elle fut de retour, elle raconta à sa mère tout ce qui était arrivé et finit en disant : « Vous voyez, maman, qu'il n'y a pas grand mal. — Pas grand mal à m'avoir désobéi, Ruth! reprit sa mère. La bonté de la dame et du petit garçon qui t'a donné la pièce de deux francs ne te rend pas moins coupable d'avoir fait ce que je t'avais défendu de faire. — En vérité, maman, j'en suis bien fâchée, dit Ruth. — Je l'espère, mon enfant, mais je ne pourrai de longtemps te confier des oeufs à porter au village voisin. — Oh ! maman, se récria Ruth, j'y prendrai garde, j'y ferai tant d'attention la prochaine fois. — Eh bien, si tu es attentive et surtout obéissante pendant un mois, j'aurai encore confiance en toi. En attendant, ma chère Ruth, ajouta sa mère en l'embrassant, je suis très- contente que tu te sois montrée sincère et honnête. Je t'aurais beaucoup blâmée si tu n'avais pas offert au petit garçon de lui rendre les douze sous qui te restaient en plus, mais tu as bien fait d'agir ainsi, et je me réjouis de penser que la dame a vu par-là que ma petite Ruth était une brave enfant, une honnête petite fille.

— Mère, dit Ruth, après une minute de silence, je voudrais bien pouvoir faire plaisir au petit garçon, car c'était bien bon à lui de me donner sa jolie pièce de deux francs, au lieu de la garder pour acheter des joujoux ou de beaux livres d'histoire. Mais nous sommes pauvres, et j'ai peur de n'avoir rien à lui donner. — Voyons un peu, reprit sa mère, en posant son tricot sur ses genoux pour mieux penser; je songe à une chose, Ruth : les pommes de notre grand pommier seront bientôt mûres, je cueillerai quelques-unes des plus belles que nous mettrons dans un petit panier et tu les porteras à M. Georges. Je peux m'informer et savoir où il demeure. Quoique ce ne soit qu'une bagatelle, je suis sûre qu'il sera content de voir que nous n'avons pas oublié que, si jeune, il s'est montré bon et compatissant.

les anges. 

VOUS n'avez jamais vu d'anges, mais vous en avez certainement entendu parler. Vous avez appris dans le ca­téchisme que les anges sont de purs esprits qui ne sont pas, comme notre âme, unis à des corps. Dieu les a créés pour le glorifier et le servir. Il y a de bons et de mauvais anges, mais c'est surtout des bons anges que je vous par­lerai, parce que c'est parmi eux que sont vos anges gar­diens qui vous aiment, vous protègent et vous gardent, depuis votre naissance jusqu'à votre mort.

On représente les anges avec des ailes parce qu'ils volent de la terre au ciel, et d'un bout de l'univers à l'autre, pour exécuter les ordres de Dieu. Après qu'Adam et Eve eurent désobéi au Seigneur en mangeant du fruit défendu, ils furent chassés du paradis terrestre, et un ange, armé d'une épée flamboyante, leur en ferma l'entrée.

Trois anges apparurent à Abraham comme il était assis à la porte de sa tente pendant la chaleur du jour et lui annoncèrent la naissance d'Isaac.

Lorsque Agar était dans le désert, et que, voyant son fils Ismaël mourant de fatigue et de soif, elle s'assit et pleura, ce fut un ange qui lui montra un puits plein d'eau où elle puisa de quoi rafraîchir et désaltérer le jeune garçon. On voit souvent figurer, dans les saintes Écri­tures, ces messagers célestes chargés de consoler les hommes.

L'ANGE GARDIEN. 

Tout mortel a le sien : cet ange protecteur, Cet invisible ami veille autour de son coeur, l'inspire, le conduit, le relève s'il tombe, le reçoit au berceau, l'accompagne à la tombe, Et, portant dans les deux son âme entre ses mains, la présente en tremblant au juge des humains.

11 était une fois un enfant si sage et si bon, qu'un ange marchait toujours à ses côtés. Quand il avait envie de désobéir à sa mère, de se mettre en colère, de faire une sottise, le souffle de l'ange passait sur son coeur, et il redevenait calme et docile.

Un jour l'ange dit à l'âme de l'enfant : « Cette belle lumière que tu as apportée du ciel, qui brille encore dans tes yeux, dans ton sourire, s'effacera peu à peu. Si tu n'y prends garde, tu ne verras plus que la terre et tu oublie­ras le ciel si beau et les anges qui t'aiment si tendre­ment. » L'enfant se mit à pleurer, car il n'aurait pas voulu être ingrat.

Cependant, il grandit; il demeurait à la campagne avec ses parents. Il regardait les arbres, la mousse, les feuilles et les fleurs; il cueillait les fruits si doux à la bouche; il se réjouissait et se régalait de tant de bonnes choses, sans penser à celui qui les a créées et données aux enfants, et sans le remercier. Il ne pensait pas non plus aux pauvres petits qui marchaient pieds nus, pen­dant qu'il était bien chaussé; qui n'avaient pas toujours du pain, tandis que lui avait plus de gâteaux et de friandises qu'il n'en pouvait manger; qui couchaient souvent dehors par des nuits bien froides, tandis qu'il avait bien chaud sous ses couvertures dans un bon petit lit. Enfin, il ne se doutait pas qu'un pauvre petit orphelin, abandonné, pleu­rait dans la maison voisine de celle où il demeurait avec un bon père et une bonne mère. Cependant la lumière qu'il avait apportée du ciel pâlissait de plus en plus. Il devenait capricieux, égoïste, gourmand. Comme il n'ai­mait plus personne, personne ne l'aimait. Un jour qu'il s'ennuyait seul, il voulut aller jouer avec d'autres enfants, mais tous l'évitaient; il les entendit qui disaient de l'autre côté de la haie : « Nous ne nous soucions pas d'être ses esclaves; il veut toujours qu'on lui cède; et quand on lui résiste, il frappe du pied et se met en colère. — Pas plus tard qu'hier, dit un des enfants, il a voulu battre le fils du jardinier; et il a refusé un morceau de pain à la pauvre petite Jeanne qui avait bien faim, tandis que le mo­ment d'après, il a jeté le reste de sa tartine aux chiens. — Oh fi ! c'est un méchant, un mauvais coeur ! » dirent les enfants. Et ils s'éloignèrent.

Pierre devint tout pensif ; car jamais on ne lui avait dit ces dures vérités. « Ah ! pensa-t-il, mon bon ange m'a quitté, il est remonté au ciel ; s'il me gardait, si sa voix me parlait comme autrefois, je deviendrais bon. Si j'étais sûr de pouvoir me corriger, j'essayerais. — Essaye, » murmura une voix à son oreille. Il se retourna et ne vit rien. Mais de ce jour, il s'efforça de devenir meilleur ; quand il avait envie de se mettre en colère, il tâchait de se retenir; au lieu de satisfaire ses appétits gloutons, il demanda et obtint de sa mère la permission de réserver une part de son déjeuner à la pauvre petite Jeanne. Il n'oubliait plus de remercier Dieu. Un soir qu'il faisait sa prière, il vit dans la chambre une grande clarté, et il en­tendit autour de sa tête un bruit d'ailes : c'était son bon ange gardien qui revenait et ne l'a plus quitté.

LE MENSONGE. 

FAIRE un mensonge c'est dire ce que , ce que l'on croit n'être pas vrai; car même si ce que vous dites est vrai, et que vous croyiez que c'est faux, vous mentez.. Un fermier avait deux fils, l'un s'appelait Jean et l'autre Pierre. Un jour le père dit à ses enfants qu'ils pouvaient aller jouer sur la meule de foin dans la cour : « Mais fermez bien la porte derrière vous, dit-il, de peur que le poulain ne sorte. » Pierre et Jean coururent tout joyeux à la meule, mais ils étaient si pressés de grimper dessus qu'ils oublièrent tout à fait de fermer la porte de la cour. Quand ils eurent bien joué, ils descendirent de dessus la meule, et trouvèrent la porte ouverte et le poulain parti : du moins ils eurent beau chercher, ils ne purent le décou­vrir nulle part. « Fermons la porte à présent, dit Pierre, et ne disons rien à papa; il croira que c'est quelque autre personne qui l'a laissée ouverte.

— Oh! non, reprit Jean, disons-lui la vérité. » Environ une heure après, Pierre rentra dans la mai­son et son père lui dit : « J'espère que vous n'avez pas laissé sortir le poulain? — Non, papa, répondit Pierre. Un peu après le père rencontra Jean et lui dit : « Eh bien, Jean, tu as fait une belle partie là-haut sur la meule de foin, tu t'es bien amusé ; j'espère que tu n'as pas laissé sortir le poulain ? » Jean baissa la tête et dit : « Papa, j'en suis bien fâché, mais nous avons oublié de fermer la porte, et le poulain est sorti. »

Certainement vous n'hésiteriez pas à dire lequel de Pierre ou de Jean avait menti. Cependant le poulain n'é­tait pas sorti; il s'était couché dans un coin, sous un tas de foin, où le fermier le trouva.

Mais Pierre n'en avait pas moins menti, car il avait eu l'intention de déguiser la vérité, tandis que Jean avait dit ce qu'il croyait être vrai. Aussi le père punit Pierre, et fut content de Jean.

LES ARABES ET LE CHAMELIER. 

PAPA, dit Lucie, je voudrais que vous eussiez la bonté de nous dire, à Henri et à moi, quelques-unes de ces drôles d'histoires où il y a quelque chose à deviner.

—       Une de ces drôles d'histoires où il y a quelque chose à deviner ! que veux-tu dire, ma chère ?

—       Je veux parler de ces questions que vous nous fai­siez quelquefois quand nous étions tous assis autour du feu, l'hiver dernier.

—       Oh ! oui, papa, dit Henri.

—       Mais tâchez, papa, reprit Lucie, qu'avec la question, il y ait une jolie petite histoire. »

Au bout d'un moment le père commença : « Il était une fois trois frères arabes, qui voyageaient ensemble pour s'instruire. Il arriva qu'un jour leur route les con­duisit à travers une grande plaine de sable, où l'on n'aper­cevait que quelques touffes de gazon éparses çà et là. Vers le soir, ils rencontrèrent un conducteur de chameaux, qui leur demanda s'ils avaient vu un chameau qu'il avait perdu, et s'ils pouvaient lui en donner des nouvelles.

« Votre chameau n'était-il pas borgne? dit l'aîné « des frères. — Oui, répliqua le conducteur. — Il lui « manquait une dent de devant? reprit le second frère. — « Et il était boiteux, dit le troisième. — Exactement, « répondit l'homme; dites-moi, je vous en prie, de quel côté il est allé? — Ne portait-il pas, demandèrent les « Arabes, un vase plein d'huile et un autre plein de miel? « — Oui, en vérité, reprit le chamelier; dites-moi, je vous prie, où vous l'avez rencontré? — Rencontré! Nous n'avons jamais vu votre chameau, » répliquèrent-ils.

« Le chamelier furieux ne put les croire ; il les accusa d'avoir volé son chameau, et ils furent conduits devant le prince. Leurs manières, la sagesse des réponses qu'ils firent aux questions que leur adressa ce dernier sur différents sujets, lui persuada qu'ils n'avaient pu s'abaisser jusqu'à com­mettre un pareil vol. Il les mit donc en liberté ; mais il les pria de lui expliquer, avant de partir, comment ils avaient pu rencontrer si juste sur tant de circonstances vraies, sans avoir jamais vu le chameau.

« Les frères ne purent se refuser à cette demande , et après l'avoir remercié de sa clémence et de sa bonté, l'aîné parla ainsi :

« Nous ne sommes pas magiciens, et il est très-vrai « que nous n'avons jamais aperçu le chameau de cet homme. Tout ce que nous en savons nous ne le devons qu'à l'usage de nos sens et de notre raison. J'ai jugé qu'il était borgne, parce que... »

« A présent, Henri et Lucie, expliquez, si vous pouvez, par quels moyens les trois frères ont deviné que le cha­meau avait un oeil de moins, qu'il boitait d'une jambe, qu'il avait perdu une dent de devant, et qu'il était chargé d'un vase d'huile et d'un vase de miel. »

Henri demanda s'il y avait quelque chose dans le pro­priétaire du chameau qui eût pu les aider à juger. Non, il n'y avait rien dans l'air, ni dans les paroles du chame­lier, qui pût les mettre sur la voie.

« Papa, je voudrais bien que vous nous aidassiez un peu, dit Lucie.

—       Eh bien, ne te rappelles-tu pas de m'avoir dit, ce matin, que tu savais que mon cheval était venu jusqu'à la porte, quoique tu ne l'eusses pas vu?

—       Par les marques de ses pieds; oh ! oui, papa, s'écria Lucie. Aucun autre cheval que le vôtre ne passe clans cette allée sablée; et comme les Arabes voyageaient dans un désert sablonneux, probablement qu'ils n'avaient vu d'autres traces que celles de ce chameau. Mais com­ment savaient-ils qu'il boitait d'une jambe ?

—       Parce que, reprit Henri, le chameau posait le pied boiteux à terre avec plus de précaution que les autres, et appuyait peu, de sorte que la trace de ce pied-là devait toujours être moins profonde que celle des trois autres. »

L'oeil de moins était une question plus difficile à résoudre. Lucie pensa que le chameau avait pu s'écarter du chemin plus d'un côté que de l'autre, ou que peut-être la trace de ses pieds pouvait indiquer les endroits où il avait quitté le sentier, toujours du même côté. Ils firent encore quelques tentatives pour résoudre les autres ques­tions, mais on ne découvrit rien de plus ce soir-là.

Le lendemain matin, Lucie dit qu'elle avait pensé au chameau et aux trois frères en s'éveillant, mais que plus elle y pensait, plus elle était embarrassée, et elle allait ajouter : « Papa, j'y renonce, » mais Henri lui conseilla d'avoir encore un peu de patience. Il arriva que, dans le moment, sa mère lui servait du miel; une goutte tomba sur la nappe, et une abeille, qui volait dans la chambre, se posa sur la tâche, et, allongeant sa trompe, se mit à sucer.

Lucie tressaillit de plaisir en l'observant, et s'écria : « Henri, Henri, je l'ai trouvé! le vase de miel laissait aller, les gouttes tombèrent sur le sable, et le frère observa les petits rassemblements d'abeilles ou d'insectes qui s'étaient établis dessus ou autour. J'ai raison, car papa rit. Quant à l'huile, probablement que les secousses qu'occasionnait la marche inégale du chameau boiteux en avaient répandu un peu. Le manque de la dent est tout ce qui reste à pré­sent; ainsi je te le laisse, Henri. Tu as l'air d'avoir quelque bonne idée.

—       Je me souviens, reprit Henri, que mon père nous a dit, au commencement de l'histoire, qu'il y avait, de loin en loin, des touffes d'herbe sur la route : le chameau affamé, car il devait être affamé dans le désert, avait pu en brouter quelques-unes, et celui des frères qui avait l'oeil le plus perçant avait pu voir que, dans chaque endroit où il avait brouté, quelques brins d'herbe lui avaient échappé et étaient restés plus longs que les autres à cause du vide produit par la dent de moins.

—       A présent nous avons tout deviné, dit Lucie, et nous avons été très-peu aidés.

—       J'aimerais mieux qu'on ne nous eût point aidés du tout, » dit Henri.

Maria Edgeworth. 

LA PREMIÈRE COMMUNION. 

Comment vous parler dignement de ce grand jour, mes chers enfants, qui doit influer sur toute votre vie, qui décidera de votre bonheur ou de votre malheur, selon les dispositions que vous y apporterez? J'emprunterai les paroles d'un jeune prêtre, qui est mort comme un saint, et qui a laissé dans l'âme de tous ceux qui l'ont connu et entendu d'ineffa­çables souvenirs de piété et de charité. Lisez-les avec attention et respect. Henri Pereyve écrivait, à la veille d'être ordonné diacre :

« 29 mai 1857.

« Vous savez que je rattache toujours à ma première communion le premier appel de Dieu au sujet de ma voca­tion. C'est une pensée qui m'est bien douce. Je vois encore, comme si c'était hier, ce moment béni où, venant de recevoir Notre-Seigneur à la sainte table, je retournai à ma place, et là, agenouillé sur ce banc de velours rouge que je vois encore, je promis à Notre-Seigneur, dans un mouvement d'amour bien sincère, de lui appartenir pour toujours, à lui seul. Je sens la chaleur de ces premières larmes qui tombèrent pour l'amour de Jésus de mes yeux d'enfant, et l'ineffable confusion d'une âme qui, pour la première fois, a parlé à Dieu, l'a vu et entendu..

« Avec quel respect et quel amour j'ai gardé ce souvenir, aujourd'hui que Dieu a daigné confirmer ces promesses et réaliser le voeu de mes douze ans ! Ah ! cher monsieur, cher ami, le croiriez-vous? ce bien-aimé souvenir m'a donné un sentiment que j'appellerais volontiers la supersti­tion de la première communion. Il me semble que presque toute la vie dépend de ce jour-là; que ce jour-là on peut tout conclure avec Dieu ; que ce jour-là, comme me le disait un petit ange de douze ans, on signe son éternité.

« Beau jour! beau jour que j'aime! »

Je cherche en toi, Seigneur, le souverain remède De toutes mes douleurs,

Et le consolateur qui me prête son aide Contre tous les malheurs.

Élève tout mon coeur au-dessus du tonnerre; Fixe-le dans les cieux

Et ne le laisse plus divaguer sur la terre Vers ce qui brille aux yeux.

Deviens tout mon amour, toute mon allégresse, Tout mon bien, tout mon but;

Deviens toute ma gloire et toute ma tendresse, Comme tout mon salut.

N'es-tu pas ce brasier, cette flamme divine

Qui ne s'éteint jamais, Et dont le rayon vif purifie, illumine Et l'âme et ses souhaits?

CORNEILLE

LA PETITE MAISON DU JARDIN. 

Tout près du jardin de Frank il y avait une maisonnette où l'on ser­rait autrefois les outils du jardinier, les râteaux, les bêches, les arrosoirs ; mais comme on l'avait trouvée trop petite, on en avait bâti une autre dans le jardin potager. Il ne restait plus dans celle qui touchait au domaine de Frank que quelques vieux pots à fleurs et deux ou trois caisses. Frank avait coutume d'aller jouer dans cette petite maison : les pots à fleurs y étaient entassés bien plus haut que sa tête, et un jour qu'il essayait de tirer une grande caisse qui était dessous, il ébranla toute la pile et un des pots tomba. Si Frank n'avait pas couru bien vite pour se garer, il le recevait sur la tête. Dès qu'il fut revenu de sa frayeur, il vit que le pot à fleurs s'était cassé en tombant. Il en ramassa soigneusement les morceaux et retourna à "la maison pour dire à sa mère ce qui lui était arrivé. Il trouva son père et sa mère assis devant une table et occupés à écrire des lettres. Tous deux levèrent la tête quand il entra, et lui dirent presque en même temps :

« Qu'y a-t-il donc, Frank? Qu'as-tu? Pourquoi es-tu si pâle?

— Parce que j'ai cassé ce pot à fleurs, maman.

—       Eh bien, mon cher, tu as bien fait de venir nous dire que tu l'avais cassé. C'est un accident; il n'y a pas tant à s'effrayer pour cela.

—       Non, maman, et ce n'est pas non plus ce qui m'a tant effrayé. C'est un grand bonheur, maman, que je n'aie pas cassé tous les pots à fleurs qui étaient dans la petite maison du jardin, et que je ne me sois pas cassé la tête par-dessus le marché. »

Alors il conta à sa mère comment il avait essayé de tirer la grande caisse qui était tout en dessous, et comment la grande pile avait remué depuis le haut jusqu'en bas, et comment le pot d'en haut était tombé.

« C'est très-heureux, en effet, que tu ne te sois pas fait de mal, Frank, » dit sa mère.

Son père demanda s'il y avait une clef à la porte de la petite maison.

« Papa, il y a une vieille serrure rouillée, mais pas de clef.

—       Le jardinier doit avoir la clef ; je vais la chercher tout de suite, dit son père en se levant de sa chaise, et je fermerai la porte, de peur que l'enfant n'y retourne et que la même chose n'arrive encore une fois.

—       Non, non, papa, dit Frank : je ne suis pas si sot que de refaire une chose quand je sais qu'elle peut me faire mal.

—       Mais, mon cher, tu pourrais, sans le faire exprès, et en jouant dans le cabinet, toucher à ces pots, ébranler la pile et la faire tomber sur toi. Quand il y a vraiment un danger à craindre, tu sais que je t'avertis toujours, car il vaut mieux prévenir un malheur que d'en être fâché

après. Je vais aller à la minute chercher la clef et fermer la porte, continua son père.

—       Papa, dit Frank en l'arrêtant, vous n'avez pas besoin d'aller chercher la clef, ni de fermer la porte, car si vous me défendez d'aller jouer dans le vieux cabinet du jardin, je n'irai pas; je n'y entrerai pas, je vous le pro­mets. Je n'ouvrirai même jamais la porte.

—       Très-bien, Frank! je puis me fier à ta promesse. Ainsi, je n'ai besoin ni de serrure., ni de clef; ta parole me suffit.

—       Mais prends garde seulement à ne pas l'oublier et à ne pas y entrer par hasard, Frank, dit sa mère; tu as une telle habitude d'y aller, que tu pourrais bien y retourner sans y songer.

—       Oh ! maman ! je n'oublierai pas ma promesse », dit Frank.

Quelques jours après, comme le père et la mère de Frank se promenaient dans le jardin, ils arrivèrent à la petite maison et s'arrêtèrent devant la porte qui était entr'ouverte. Le vent n'avait pu la pousser ni l'ouvrir, car un des coins frottait à terre et il n'était pas facile de la remuer.

« Je vous assure maman, que je n'ai pas oublié ma promesse : je ne l'ai pas ouverte; je n'y suis pas entré; bien vrai, papa. »

Son père répondit : « Nous ne te soupçonnons pas d'avoir ouvert la porte, Frank. » Et son père et sa mère se regardèrent en souriant.

Ils appelèrent le jardinier et lui défendirent d'ouvrir la porte de la petite maison plus qu'elle ne l'était. Ils défen­dirent aussi à tous les domestiques d'y entrer.

Une semaine se passa, puis une autre semaine, puis une troisième; et le père et la mère de Frank se prome­naient au jardin, lorsque la mère dit :

« Allons voir la petite maison. »

Ils y allèrent en effet, et Frank courut après eux, tout réjoui d'avoir tenu sa promesse; il n'était pas entré dans la petite maison, quoiqu'il eût eu souvent grande envie d'\ aller chercher un petit bateau qu'il y avait laissé et qu'il aimait beaucoup. Quand son père et sa mère eurent vu la porte, ils se regardèrent comme l'autre fois, sourirent de la même façon, et dirent :

« Nous sommes bien aises, Frank. que tu aies tenu parole et que tu n'aies pas ouvert cette porte.

—       Certainement non. papa, répondit Frank; mais comment avez-vous pu le savoir rien qu'en la regardant?

—Tu peux découvrir comment nous l'avons su, si tu veux chercher, et j'aime mieux que tu le trouves que de te le dire, » reprit son père.

Frank pensa d'abord qu'ils s'étaient rappelé de com­bien la porte était restée ouverte et qu'ils voyaient qu'elle était juste au même point ; mais son père lui répondit que ce n'était pas cela, parce que, de cette manière, ils ne pouvaient pas être certains qu'on n'eût pas ouvert la porte plus grande, et qu'on ne l'eût pas refermée ensuite jus­qu'au même point.

« Papa, peut-être que vous auriez vu la marque que la porte aurait faite sur la terre en s'ouvrant? Est-ce là votre moyen, papa?

—       Non. Cependant, ce n'est pas mal pensé; mais on aurait pu effacer la trace de l'ouverture de la porte et unir la terre comme auparavant. Il y a une autre circon­stance, Frank, que tu peux découvrir, si tu observes soi­gneusement. »

Frank prit la porte, et se disposait à la faire mouvoir quand son père l'arrêta.

« Il ne faut pas remuer la porte; regarde-la sans y toucher. »

Frank l'examina avec beaucoup d'attention; enfin il s'écria :

« Je l'ai trouvé, papa! je l'ai trouvé!... Je vois une toile d'araignée avec tous ses cercles si fins, si fins, et ses rayons comme ceux d'une roue; là, tout au haut de la porte! Et elle va jusqu'au poteau contre lequel la porte s'appuie en fermant. Si on l'avait ouverte plus grande, ou si on l'avait fermée tout à fait, la toile d'araignée aurait été déchirée ou emportée. Il était impossible de fermer ou d'ouvrir la porte sans la défaire. Puis-je essayer, papa?

— Oui, mon cher. »

Il ouvrit un peu plus la porte, et la toile d'araignée se déchira; la partie qui tenait au haut de la porte se détacha et tomba le long du poteau.

« Tu vois que tu l'as trouvé à la fin, Frank, » dit son père.

Maria Edgeworth.

(Éducation familière)  

CE QUE L'ON PEUT COMPRENDRE A DOUZE ANS.

C'est à l'âge où Notre-Seigneur Jésus interrogeait les docteurs dans le temple, et les surprenait par sa sagesse et par ses réponses : c'est, à cet âge où l'on se prépare au grand acte de sa pre­mière communion, qu'un enfant peut comprendre les plus grandes et les plus importantes vérités.

Il peut comprendre que Dieu qui est au fond des coeurs, et qui à chaque instant réveille en nous et la con­science et la raison, que Dieu, dis-je, est le premier des maîtres; que Dieu seul donne l'intelligence et le goût du travail, et l'amour de ce qui est beau; qu'on peut et doit demander à Dieu ces vertus, et que celui qui les demande avec ardeur les obtiendra. Il peut comprendre que tout péché nous éloigne de Dieu, du travail, de tout ce qui est beau ; qu'il ne faut apprendre à parler et à écrire que pour écrire et dire la vérité ; que le plus grand talent du monde ne sert à rien, et qu'ordinairement même Dieu nous l'ôte, si l'on manque de coeur, si l'on n'aime pas sa famille, son pays, tous les hommes nos frères ; si l'on n'a pas pi­tié de tant de malheureux qui souffrent et s'égarent dans la misère, le vice et l'ignorance; si l'on n'est pas enfin fermement décidé à consacrer tout son talent, et même sa vie entière, à faire le plus de bien qu'il se pourra, et à défendre jusqu'à la mort la justice et la vérité.

L'abbé Gratry.

COMMENT ON DOIT OBÉIR. 

UN soir, Marcel, qui avait cinq ans, jouait près de sa mère, lorsqu'elle lui dit : « Mon enfant, voilà l'heure de te coucher.

— Oh! maman, dit Marcel, est-ce qu'il faut que j'y aille tout de suite?

—       Sais-tu, reprit sa mère, que ce n'est pas bien de dire cela.

—       Pourquoi donc, maman?

—       Parce que, si je crois qu'il est temps de te coucher, il est mal à toi de dire ou de faire quelque chose qui montre que tu n'es pas disposé à obéir.

—       Pourquoi, maman?

—       Parce que cela te rend plus désagréable d'aller te coucher, et à moi plus désagréable de t'y envoyer. Quand l'heure est venue, il est de mon devoir de te faire coucher, et ton devoir, à toi, c'est d'y aller sur-le-champ. Nous ne devons jamais rien faire qui nous rende notre devoir désa­gréable ou difficile. »

Marcel ne dit rien, et réfléchit pendant quelques mi­nutes.

« M'as-tu compris? lui demanda sa mère.

—       Oui, maman.

—       Supposons que la maman dise à son petit garçon : « Allons, mon enfant, il est temps d'aller se coucher » et que l'enfant réponde : « Je ne veux pas y aller, » serait-ce bien ou mal ?

—       Oh ! très-mal, dit Marcel.

—       Supposons qu'il commence à pleurer et persiste à dire non.

—       Ce serait très-mal aussi.

—       Supposons qu'il demande à rester encore un peu, en disant : « Je ne voudrais pas y aller à présent. Je peux « bien attendre un quart d'heure. » Qu'en penserais-tu?

—       Ce ne serait pas bien, je crois, maman.

—       Supposons qu'il regarde sa mère tristement, et qu'il lui dise : « Faut-il que j'y aille tout de suite ? »

—       Ce serait un peu mal, dit Marcel faiblement.

—       Eh bien, supposons qu'il ne dise pas un mot, mais qu'il prenne l'air grognon et maussade, qu'il jette là ses joujoux avec humeur et suive sa bonne ou sa maman len­tement et d'un air fâché. Serait-ce bien?

—       Oh ! non, ce serait mal.

—       Supposons, au contraire, que ce même petit gar­çon dise: « Me voilà prêt, maman, » et vienne avec une pe­tite mine aimable prendre sa mère par la main, et, après avoir souhaité le bonsoir à toutes les personnes qui sont là, s'en aille gaiement se coucher.

—       Ce serait bien, dit Marcel.

—       Oui, reprit sa mère, ce serait d'un garçon sage et obéissant. Que la chose qu'on nous commande nous soit agréable ou non, la meilleure manière d'obéir c'est de le faire tout de suite et de bon coeur. » 

LE TIC. ─ LA BALANÇOIRE

Comment on se corrige d'une mauvaise habitude.

Le TIC.

Un jour, après dîner, Frank alla trouver son père, et lui dit qu'il lui réciterait de jolis vers, s'il le voulait bien.

« Je serai charmé de les entendre, Frank, dit son père ; commence, et répète-les-moi. » Frank les répéta donc, sans faire de faute ; et quand il eut fini, son père lui fit plusieurs questions, pour savoir s'il les avait bien compris, et il vit avec plaisir que Frank comprenait réel­lement ce qu'il récitait. Frank dit à son papa que sa mère avait eu la bonté de lui faire voir un ver luisant, un papillon de nuit, et une ruche à miel, et qu'elle lui avait expliqué, dans ces vers, tous les mots dont il ne compre­nait pas le sens.

« Je suis bien aise, mon enfant, de l'amusement que tu as eu, dit son père, et je suis content aussi que tu aies eu la persévérance de bien apprendre jusqu'au bout ce que tu avais commencé. Mais dis-moi, je te prie, pourquoi tu n'as fait que boutonner et déboutonner la manche gauche de ta veste pendant tout le temps que tu récitais les vers, et que tu répondais à mes questions ?

—       Je ne sais pas, dit Frank, en riant, à moins que ce ne soit parce que, pendant tout le temps que j'ap­prenais ces vers par coeur, et que je me les répétais à moi-même, j'étais toujours à boutonner et à déboutonner cette manche, de sorte que je ne puis pas me souvenir si bien des vers, quand je laisse ma manche tranquille.

—       Et ne te souviens-tu pas, Frank, dit sa mère, que je t'ai averti plusieurs fois, et que je t'ai dit que je crai­gnais que, si tu n'y veillais, tu ne prisses un tic, une habi­tude de boutonner et de déboutonner ta manche?

—       Oui, maman, répondit Frank ; je cessais toutes les fois que vous me le disiez, et toutes les fois que je m'en souvenais ; mais, dès que je n'y pensais plus, je re­commençais ; et, à présent, quand je veux essayer de me rappeler quelque chose, je ne puis pas me le rappeler moitié si bien, si je ne commence pas à boutonner et à déboutonner ma manche.

—       Donne-moi ta main droite, » dit son père.

Frank donna sa main à son papa.

« Maintenant, dit son père, répète-moi encore une fois ces vers. »

Frank commença:

« Arrête le doux bruit de les eaux murmurantes,

Ruisseau! Vents, taisez-vous... »

Mais, à cet endroit, il tirailla la main, que son père retenait ferme.

« Vents, taisez-vous...

« Papa, je ne peux pas dire, si vous retenez ma main. »

Son père lâcha la main.

Frank sur-le-champ boutonna et déboutonna sa man­che, et poursuivit alors tout couramment :

« Vents, taisez-vous! Paix, feuilles frémissantes!

De vos ailes cessez les doux balancements,

Vous, papillons d'azur... »

Mais ici son père reprit sa main droite, et il ne put en dire plus long.

« Mon cher, lui dit son père, il serait très-désa­gréable pour toi que ta mémoire fût dans les boutons de ton habit ; car tu vois que je puis, en un instant, te faire oublier tout ce que tu as à dire. Je n'ai pour cela qu'à te tenir la main.

—       Mais, papa, si vous voulez lâcher ma main, dit Frank, vous verrez que je sais très-bien ces vers, et que je peux les répéter sans faute.

—       Il n'est pas important, mon fils, que tu saches ces vers, et que tu puisses les répéter aujourd'hui ou demain ; mais il est très-essentiel que tu ne prennes pas des tics gauches et ridicules ; par conséquent je te prierai de ne me redire ces vers que lorsque tu pourras te tenir par­faitement tranquille en les récitant. »

LA BALANÇOIRE.

Le père et la mère de Frank allèrent à la promenade, et Frank y alla avec eux. « Oh ! que je suis content que vous alliez de ce côté ! dit Frank, je verrai la balan­çoire."

Son papa avait fait placer une balançoire entre deux arbres.

Frank l'avait vue de la fenêtre du cabinet où il cou­chait ; mais il ne s'en était pas encore approché, et il avait bien envie de la voir et de s'y balancer.

Quand il arriva près de la balançoire, il vit qu'il y avait un coussin fort doux, attaché au milieu de la corde dont la balançoire était faite.

Un des bouts de la corde était lié autour du tronc d'un gros frêne, et l'autre bout, au tronc d'un chêne qui était vis-à-vis du frêne.

La corde était attachée au haut des arbres, dont quel­ques branches avaient été coupées devant et derrière, afin que la corde put balancer sans s'accrocher à rien.

Le coussin, qui formait le siège de la balançoire, était assez près de terre pour que Frank put y atteindre ; et il demanda à son papa s'il pouvait s'asseoir dessus. Son père le lui permit, et lui dit: « Tiens la corde de chaque côté ; tiens-la bien ferme, et ta mère et moi nous te ba­lancerons. »

Frank s'élança aussitôt sur le coussin, s'y assit, et prit la corde, qu'il tint de chaque côté avec une de ses mains.

« Prends garde à ne pas lâcher la corde pendant que nous te balancerons, dit son père. Sinon tu pourrais tom­ber, et te faire mal. Lève les pieds, afin qu'ils ne tou­chent pas terre.

— Je ne lâcherai pas, papa, je tiendrai bien ferme, » dit Frank. Et son papa et sa maman commencèrent à le balancer en avant et en arrière. 11 aimait fort cet exer­cice ; mais comme on était en automne, et que la soirée était froide, son papa et sa maman ne se souciaient pas de rester longtemps à le balancer.

« Quand tu auras eu vingt bons élans encore en avant et en arrière, nous en resterons là, Frank, » dit son père. Et Frank commença à compter chaque coup. Pendant qu'il comptait, une feuille tomba de l'arbre et lui fit oublier où il en était. Il essaya de se souvenir si le dernier nombre qu'il avait compté était six ou sept; au moment où il voulut se le rappeler, il lâcha la corde de la main droite, pour boutonner et déboutonner sa manche, comme il avait l'habitude de le faire quand il cherchait à se sou­venir de quelque chose.

Dès qu'il eut lâché la corde, il pirouetta un peu sur le siège; il ne put se rattraper, et tomba hors de la balan­çoire.

Il tomba sur le gazon et se fit mal à la cheville, mais pas beaucoup.

« Il est heureux que tu ne te sois pas fait plus de mal, dit son père; si nous t'avions lancé plus haut, et si tu étais tombé dans l'allée sablée, au lieu de tomber sur le gazon, tu aurais pu te blesser. Mais, mon cher, pour­quoi as-tu lâché la corde?

—       Parce que j'essayais, dit Frank, de me rappeler si c'était six ou sept fois que vous m'aviez déjà balancé.

—       Eh bien, tu n'avais pas besoin de lâcher la corde pour te le rappeler.

—       Non, papa; mais c'est que... c'est que je crois que j'allais me mettre à déboutonner ma manche. Je voudrais bien n'avoir pas cette mauvaise habitude.

—       11 ne tiendra qu'à toi de t'en corriger, si tu veux réellement t'en donner la peine, reprit son père.

—       Je voudrais bien le pouvoir, dit Frank. Ce n'est pas que je me sois fait beaucoup de mal. Papa, voulez- vous me remettre sur la balançoire ? Je crois que je ne lais­serai plus aller la corde cette fois. Vous savez, papa, que je n'ai pas eu mes vingt coups.

—       Non, tu n'en as eu que huit, dit son père, mais je crains, si je te remets sur la balançoire, et si tu re­commences à compter, qu'il ne t'arrive de ne plus te rap­peler où tu en es; alors, tu lâcheras la corde pour bou­tonner ta manche et tu glisseras encore par terre.

—       Non, papa, dit Frank; je crois que c'est jus­tement ce qui pourra me guérir de ma mauvaise habitude, parce que je n'aime pas à tomber et à me faire mal; je crois donc que je prendrai garde, quand je compterai ; je chercherai à me rappeler mon compte sans boutonner ou déboutonner ma manche. Voulez-vous que j'essaye, papa? »

Son père prit sa main qu'il secoua avec "amitié, en di­sant : « Je suis bien aise de voir que tu puisses endurer une petite souffrance, et que tu souhaites de te corriger de ce tic ridicule. — Allons, saute, mon enfant! » Frank prit son élan, et son père l'assit solidement sur la balançoire.

Frank compta les tours, et tint la corde ferme pendant qu'il les comptait; juste comme il en était au dix-septième, son papa lui dit : « Peux-tu te rappeler combien tu en as déjà compté, sans lâcher la corde pour boutonner ta manche ?

—       Oui, papa, dit Frank, je le puis; j'en étais à dix- sept.

—       Et il y a eu deux tours, depuis que j'ai parlé pour la dernière fois. — Combien cela fait-il?

Frank était sur le point de lâcher la corde, mais il se rappela sa première chute. Il se tint ferme, et, après y avoir pensé un moment, il répondit : « Dix-sept tours et deux autres depuis, cela fait dix-neuf. »

Son père alors lui donna un bon élan pour le dernier, et le mit à terre ; sa mère l'embrassa.

Le lendemain, son père partait; et, quand il dit adieu à son fils, Frank demanda s'il pouvait faire quelque chose d'utile pour lui, pendant qu'il serait absent. « Voulez-vous que j'ôte la poussière des livres de votre cabinet, papa? Je puis bien faire cela.

—       J'aimerais mieux, mon enfant, que, pendant mon absence, tu apprisses à répéter les vers que tu sais par coeur, sans...

—       Oh ! papa, je sais ce que vous voulez dire ; je tâ­cherai, si je puis. »

Le papa de Frank partit ; et Frank, après son départ, pria sa mère, si elle le voulait bien, de venir avec lui à la balançoire, et de lui permettre d'essayer de se rappeler quelques-uns des vers qu'il avait appris, pendant qu'elle le balancerait: « Car, vous savez bien, maman, qu'alors je ne puis ouvrir mes mains sans tomber, et cela me forcera d'y faire attention. »

Mais sa mère lui dit qu'elle ne se souciait pas de le balancer quand son père était absent. Quelques moments après, Frank reprit : « En ce cas, voulez-vous avoir la bonté, maman, de couper ce bouton et de coudre la boutonnière; alors je ne pourrai ni boutonner ni déboutonner ma manche. »

Quand sa mère eut coupé le bouton et cousu la bou­tonnière, Frank commença à réciter les vers; plusieurs fois il essaya de boutonner sa manche, mais ne trouvant plus de bouton et ne pouvant plus mettre son doigt dans le trou de la boutonnière, il finit, petit à petit, par se dés­habituer de les chercher.

Le papa de Frank resta toute une semaine hors de la maison ; pendant ce temps Frank se corrigea complète­ment de la mauvaise habitude qu'il avait prise ; il put se répéter les vers à lui-même, en tenant ses mains par­faitement tranquilles.

Il pria sa maman de recoudre le bouton, et de rou­vrir la boutonnière, le jour où son papa revenait à la mai­son, et elle eut la bonté de le faire.

Aussitôt que son père fut de retour, et dès que Frank lui eut dit : « Comment vous portez-vous, papa? » il s'é­cria : « Voulez-vous que je vous récite les vers tout de suite, papa ?

— Oui, mon cher. »

Frank se mit debout vis-à-vis de son père, tint ses mains tout à fait immobiles, et récita les vers sans faire une seule faute. Son père fut content, et dit au domesti­que qui tirait les paquets de la voiture qui l'avait amené de lui donner un livre qui était dans la poche de devant.

C'était un volume rempli de fort jolies gravures. Le père de Frank écrivit, sur une page blanche au commen­cement :

« Ce livre a été donné à Frank, le samedi 27 oc­tobre, par son papa, comme un témoignage de sa satis­faction de ce que son fils, à l'âge de six ans, s'est corrigé d'une mauvaise habitude. »

Maria Edgeworth.

(Éducation familière)

LE MARTINET. 

Vous allez croire peut-être que ce titre désigne un de ces vilains instruments de correction, que vous ne connais­sez guère que de nom, car depuis bien longtemps en France on ne se sert plus de fouet que pour corriger les animaux; encore est-ce un mauvais moyen. Le cheval, le chien et même l'âne obéissent plus aux bonnes paroles qu'aux coups. J'en reviens au martinet. Un jour que nous jouions gaiement dans le jardin, mon frère et moi, par une belle matinée de printemps, nous découvrîmes gisant à terre, au bas du mur de la maison, un oiseau. Quelle trouvaille! Pourtant nous n'osions en approcher, ni le toucher. Il était plus gros qu'un moineau, d'un gris noir ardoisé. Il ne paraissait pas blessé, mais il ne bougeait pas et nous regardait de côté d'un oeil inquiet. Nous ap­pelâmes notre mère. Elle ne l'eut pas plus tôt vu qu'elle s'écria : « Eh ! c'est une de mes vieilles connaissances ! un martinet ; l'hirondelle des villes qui niche dans les fentes des murailles. J'avais votre âge, lorsqu'un de ces oiseaux vint faire son nid sous le rebord d'une corniche donnant sur une petite cour. Je le voyais de la fenêtre du cabinet d'étude où je prenais mes leçons. J'avais grand plaisir à suivre de l'oeil ses mouvements rapides, à le voir raser la muraille, s'y accrocher avec ses petites pattes si courtes qu'on dirait des griffes. Voyez! à peine dépassent-elles ses plumes. Avec une rare adresse, il appuyait sa queue con­tre une petite saillie de pierres, et fourrait avec son bec dans le trou les brins d'herbe sèche, de paille, de bois, qu'il avait amassés je ne sais où. Il les pressait avec sa poitrine pour les faire entrer ; souvent il se tenait sus­pendu par une seule patte, comme le plus habile danseur de corde; il se servait de son bec comme d'une petite truelle, pour délayer et appliquer la terre qu'il apportait sur une de ses pattes. Ils étaient deux à faire ce grand ouvrage, quand l'un se reposai, l'autre travaillait. Je ne les distinguais pas d'abord, et je croyais que c'était le même oiseau ; mais je reconnus bientôt la femelle. Elle était la plus petite, mais la plus adroite. Quand le nid fut fait et parfait, elle y pondit quatre oeufs bien blancs. Alors elle ne quitta plus la maison, et le mâle lui apportait à manger. Quand les petits furent éclos, j'entendis leurs ga­zouillements. Je ne pouvais me lasser d'admirer avec quel soin les parents veillaient sur leur petite couvée, qui ne se lassait pas non plus de demander par de petits cui cui continuels. Le père et la mère leur servaient à chaque minute des mouches, des cousins, tous les insectes qu'ils pouvaient attraper au vol; mais les petits nourrissons gourmands ne semblaient jamais rassasiés.

Un jour il arriva un grave accident: le plus gros mar­tinet, le mâle, se prit la patte dans une ficelle qui pendait du toit, oubliée là sans doute par quelque couvreur. Plus le pauvre oiseau cherchait à se dégager, moins il y parvenait. La femelle, attirée par ses cris plaintifs, sortit du nid. Elle tournoya autour de la fatale ficelle, d'un air déses­péré, puis elle s'éleva rapidement dans l'air et disparut. Je songeais au moyen de délivrer le pauvre prisonnier, mais comment faire ? Impossible de l'atteindre ; il était comme pendu par la patte, sur le rebord du toit, un peu au-des­sous du nid. Il s'efforçait de voler, mais toujours retenu il se fatiguait et retombait comme un poids au bout de la ficelle. Mon coeur se serrait à l'idée qu'il allait mourir là, abandonné même de sa compagne. Tout à coup celle-ci reparut, et avec elle plusieurs hirondelles; elles décrivi­rent des cercles autour du captif, puis chacune se rappro­chant donna en passant un coup de bec à la ficelle. Elles répétèrent ce manège jusqu'à ce qu'elles l'eussent coupée. Le pauvre oiseau délivré tomba ; mais à mi-chemin, avant d'atteindre la terre, il déploya ses grandes ailes, battit l'air et remonta jusqu'au nid, où il alla se reposer de ses fatigues. Ses libératrices s'étaient envolées sans même at­tendre un remercîment. Pour moi, j'avais encore le coeur tout ému de ses angoisses, et mon thème s'en ressentit. J'avais la tête plus pleine des périls du pauvre oiseau que des Aventures de Télémaque que je devais traduire du français en anglais.»

Pendant ce récit de notre mère nous avions beaucoup examiné sa vieille connaissance, et nous avions remarqué qu'elle n'avait pas, comme l'hirondelle des cheminées, une tache blanche à la queue, que ses ailes étaient plus lon­gues, son bec plus court et plus faible? Comment était- elle tombée? Notre mère nous dit qu'elle s'était sans doute laissé entraîner à la poursuite de quelques papillons de nuit. Une fois près du sol, elle ne peut plus prendre l'essor ; il lui faut l'espace et le grand air pour déployer ses ailes : aussi le plus grand service qu'on puisse lui rendre, c'est de la lancer bien haut.

Ce que nous fîmes avec grande joie, en récom­pense de son assiduité à détruire les cousins, ces hôtes in­commodes et piquants dont nous avions souvent ressenti les cuisantes piqûres, et entendu l'importun bourdonnement, sans pouvoir nous en délivrer.

LA PRIÈRE.

Quand vous priez, mes enfants, savez- vous ce que vous faites? Vous parlez à Dieu qui peut tout, qui vous a déjà beaucoup donné et qui peut vous donner plus encore. Vous parlez à celui qui a dit : « Demandez et vous rece­vrez. » Adressez-vous donc à Dieu comme à un ami qui vous écoute avec bonté, qui vous aime, qui vous aidera en toutes choses.

J'ai connu un enfant à qui sa mère avait appris, quand il était tout petit, à bien prier, c'est-à-dire de tout son coeur, en pensant à ce qu'il disait, et non pas comme un perroquet qui répète des paroles sans les comprendre. Ses prières étaient bien courtes, mais Dieu les écoutait. Ainsi, quand il n'avait pas envie de se lever le matin, il disait: « Mon Dieu, je voudrais bien obéir à maman et sauter en bas de mon lit, mais ma paresse dit: non. Aidez-moi, mon Dieu, à être plus fort que ma paresse. » Et il sautait hors du lit, tout courageux et tout content. S'il ne com­prenait pas bien sa leçon, à cause du bruit qui se faisait en classe, il disait tout bas : « Mon Dieu, je crois que j'étu­dierais mieux si on ne faisait pas tant de tapage autour de moi. » Et peu à peu le calme se faisait; sa prière avait fait tomber le bruit, ou, si l'on en faisait encore, il ne l'en­tendait plus; et quand venait le moment de réciter, il était étonné de sa mémoire qui lui fournissait les mots si justes, si à propos.

Un jour il eut bien du chagrin : il s'était laissé aller à l'impatience et à la colère avec ses camarades, parce qu'il voulait leur prouver qu'il avait plus raison qu'eux. II avait été malhonnête, brutal, et il avait été puni justement. Alors il se dit : « Mon Dieu, tout cela ne m'est arrivé que parce que je ne vous ai pas demandé secours. » Et il pria Dieu de l'aider à se corriger.

Une autre fois, sa mère était malade; sa mère si bonne, qui l'aimait tant ! il avait le coeur très-gros : tout le monde autour de lui était inquiet. Il pensa à son meilleur ami, qui l'écoutait toujours, qui l'exauçait souvent, et il lui dit . « Mon Dieu! guérissez ma chère maman, et je tâcherai d'être bien sage pour vous remercier. » Sa mère guérit, et il tint parole. Il a grandi, il est devenu un excellent homme, charitable, pieux, bon père de famille, qui élève ses enfants comme il a été élevé par sa bonne mère.

Priez donc comme lui, mes enfants; vous voyez que ce n'est pas difficile. Il suffit de penser que Dieu nous voit, nous écoute. Élevez de temps en temps votre coeur vers lui pour être préservé de mal faire.

La prière aide dans le travail, console dans la peine, calme et guérit les maux.

le bonhomme printemps.

LA BIBLIOTHEQUE DE LA FEE. 

EN Irlande, où les enfants aiment les contes presque autant que nos enfants français, il y avait dans un village un vieux berger qu'on avait surnommé le bonhomme Printemps, parce que dès que paraissaient les premières feuilles de l'année, il en tressait une guirlande et en or­nait son bonnet. 11 apportait à ses petits amis du village les premières marguerites et les premiers boutons-d'or; mais ce qu'ils aimaient encore mieux, c'étaient les histoires qu'il savait et qu'il leur racontait le soir en revenant des champs, ou le dimanche après la messe. Aussi, du plus loin qu'on voyait paraître son bonnet pointu et sa couronne verte, c'était à qui courrait au-devant de lui. Les plus petits grimpaient sur son dos, sur ses genoux. Il en avait tout de suite une demi-douzaine groupés autour de lui, criant: « Contez-nous quelque chose, bonhomme Prin­temps. — Je le veux bien ; mais je n'ai point de livres; je ne sais que ce que me racontent les champs, les bois et les rochers. — Eh bien, dites-le-nous. »

Le vieux berger commença sans se faire prier. « A une lieue d'ici il y a un grand lac, et au milieu du lac une île qu'on appelle la Bibliothèque de la Fée, parce que les ro­chers ressemblent à de gros livres, ou plutôt ce sont les livres de la fée du lac qui ont été changés en pierre. Eh bien, voilà qu'un beau jour une jeune dame, tout en ramant dans son batelet, fut prise de l'envie de savoir ce qu'il y avait dans ces gros volumes. « Si j'y pouvais lire, pensait-elle, « je deviendrais peut-être aussi savante que la fée du lac. » Elle fit virer au vent sa fine voile de soie, et commença à tourner autour de la bibliothèque de la fée. Elle ne vit d'abord que la jolie mousse verte, puis le lichen blanc et vert, les herbes grimpantes, enfin toute la riche couverture émaillée des livres... c'est-à-dire des rochers. Mais bien habile eût été le relieur qui eût pu imiter ces broderies d'or et d'argent éclairées du soleil. Il lui vint alors à l'esprit que la mousse verte, parée de ses petits boutons de perles blanches, lui en apprenait long sur la vanité et le fugitif éclat de la jeunesse. Le lichen à son tour lui fit un ser­mon en trois points. Il lui conta ce qu'il avait vu, com­ment le soleil du bon Dieu éclairait le lac, même aux jours d'orage ; comment la pluie tombait sur la bonne et la mauvaise herbe ; comment, tout aride que semblait le rocher, il accueillait et nourrissait, au grand étonnement des grasses herbes de la prairie, les graines que le vent lui jetait en passant. L'ermite colimaçon, traînant après lui sa maison rayée, dit comment il vivait heureux entre les grands feuil­lets de pierre. Des vermisseaux frétillants, couronnés d'aigrettes, firent l'éloge du roc. Les petits poissons, et tous les insectes qui volent, rampent, nagent, et fourmil­lent à son sommet et à sa base, vantèrent l'abri qu'ils y trouvaient. Et tandis que ce savoir arrivait à la jeune dame comme une musique, que pensez-vous qui sortit des eaux? La fée du lac elle-même avec un visage souriant. « Que me payerez-vous, dit-elle, pour avoir lu dans mon « vieux livre? — Grande reine, répondit la dame, je « commençais à y épeler. — Quoi ! reprit la fée, n'y avez- « vous pas lu ce qu'enseignent la mousse verte et le lichen gris, ce que murmure le vent, ce que le colimaçon y trace, ce que le vermisseau y grave, sans parler d'une foule d'autres artistes à vous inconnus? Sachez-donc, mon enfant, que, pour qui sait y lire, mon livre est le plus beau, le plus grand, le plus ancien des livres qui « aient été ouverts ou fermés. » Sur ce la fée rentra dans son palais liquide et la jeune dame se promit de revenir s'instruire à la bibliothèque de la fée du lac. »

Mme HALL.

blanchette chasseresse. 

BLANCHETTE n'est pas, je vous prie de le croire, de la race commune qu'on appelle vulgairement « chats de gouttières. » Elle a eu pour père un bel angora, et pour mère une chatte espagnole de noble lignée, apportée de par-delà les Pyrénées, avec tous les égards dus à son rang et à celui de sa maîtresse, veuve d'un hidalgo. Blanchette tient de ses illustres parents une robe sans tache d'un blanc d'hermine, douce comme du satin, et des yeux bleus couleur de la violette des bois. On voit tout de suite que c'est une chatte de haut parage. Malheureuse­ment, sous ces belles apparences, elle cache un naturel cruel et capricieux. Elle nous est arrivée avec tous les défauts d'un enfant gâté. Plus habile à la chasse au rôti qu'à celle des souris, elle a, dès le premier jour, em­porté, sous le nez et à la barbe de notre vieille cuisinière, une perdrix qu'on allait embrocher. Imaginez la fureur de Marianne ! Elle avait décrété qu'elle ou Blanchette sor­tirait de la maison ; nous avons eu beaucoup de peine à lui faire accepter un compromis, La cuisine a été inter­dite à Blanchette, qui s'en est consolée en prenant ses ébats dans le jardin, où, tapie sous l'herbe, elle guettait les petits oiseaux, qui tombaient tout sanglants sous sa griffe. Cette proie vivante lui plaisait encore plus que la morte. Comment réformer ces appétits sanguinaires et l'empêcher de détruire nos chers petits visiteurs ailés, qui, attirés par les miettes de pain que nous semions sur le gazon, venaient tout confiants se jeter dans la gueule du loup? Les plus beaux raisonnements ne pou­vaient avoir prise sur Blanchette. Il y avait bien les ver­ges, mais les châtiments corporels nous répugnent ; d'ailleurs, ils n'auraient eu qu'un effet passager. Jacques, qui est fort ingénieux, a inventé un piège assez innocent, puisque ce qui pouvait arriver de pis à Blanchette était d'y avoir la patte prise et pincée, quand elle l'allongerait vers l'oiseau, enfermé dans une cage de verre.

L'expé­dient a parfaitement réussi : la planchette s'est rabattue, et Blanchette, effrayée, a miaulé au secours. Restaient les nids, plus difficiles à sauvegarder, notre chatte étant plus leste et plus agile que le meilleur sauteur de corde. Dès que son oeil perçant découvrait une nichée sous les feuilles naissantes du grand poirier, elle grimpait, et en moins d'une seconde, elle avait atteint les plus hautes branches et les pauvres petits, qu'elle égorgeait sans pitié. Nous nous mettions l'esprit à la torture pour trouver un moyen ; enfin Jacques imagina d'enduire de glu le tronc de l'arbre à une certaine hauteur. Nous étions à l'affût pour juger du résultat de notre stratagème; il s'agissait de protéger un charmant nid de rouges-gorges, qui ne con­tenait encore que des oeufs près d'éclore. Comme de cou­tume, Blanchette se tenait au pied du poirier, couchée sur le ventre, épiant les allées et venues du papa rouge-gorge , qui apportait à la couveuse les petites chenilles vertes dont il purgeait nos rosiers. A un moment, que Blanchette jugea sans doute favorable pour l'assaut, elle s'élança d'un bond; mais, arrivée à mi-chemin, elle s'ar­rêta court : ses griffes, enfoncées dans la glu, y restaient empêtrées ; plus elle s'efforçait de se dégager, plus ses pattes s'engluaient. Elle finit par miauler pitoyablement; nous arrivâmes en libérateurs à son aide. Je trouvais notre rôle déloyal, mais Jacques prétendit que le naturel perfide de Blanchette autorisait la ruse. Le fait, est qu'elle ne tenta plus l'escalade du poirier ; mais, alléchée par le pépiement de jeunes roitelets, elle essaya un autre jour de grimper à un pommier; cette fois, Jacques, posté sur une branche en embuscade avec sa sarbacane, lui décocha une grêle de pois secs qui la fit descendre plus vite qu'elle n'était montée. Convaincue de ce moment que les oiseaux disposaient d'une artillerie formidable, elle renonça, non sans regret, je crois, à la chasse au vol. Il est vrai que, pour aider à cette réforme, nous avions soin qu'elle trouvât toujours, dans le vestibule, une pâtée des plus appétissantes, et au salon un excellent accueil. Le

pouvoir de l'éducation est tel, qu'aujourd'hui Blanchette vit dans la meilleure intelligence avec Bibi, notre serin; nous pouvons le tirer de sa cage et le laisser voler dans l'appartement, sans qu'elle s'en émeuve. Jacques prétend qu'au commencement elle détournait la tête et fermait les yeux pour ne pas se laisser aller à la tentation. Ce serait là un vrai triomphe de l'esprit sur la matière, et Blan­chette est une chatte bien élevée.

blanchette mère de famille. 

JE ne rendrais pas justice à Blanchette si je ne vous la montrais sous son aspect le plus intéressant. Elle est nourrice et mère de trois chatons : Mistigris, Minette et Faribole, qu'elle élève avec le plus grand soin, et qui commencent à dire maman; il est vrai qu'ils prononcent miaou! Dès qu'elle est éveillée, de grand matin, elle procède à leur toilette; elle les tire de dessous sa chaude fourrure où ils se sont blottis pour la nuit, lisse leur poil avec sa langue, qu'elle passe et repasse sur leurs petits nez roses et derrière leurs oreilles; quand Marianne, qui s'est raccommodée avec la mère par amour pour les petits leur apporte leur déjeuner de mie de pain et de lait, Blanchette leur enseigne à manger proprement sans salir leurs moustaches et sans mettre les pattes dans le plat. Après la leçon, vient la récréation; elle les roule, les ca­resse, les tapote, et donne enfin le signal du grand jeu : le jeu de la queue! Il faut les voir courir, sauter de côté, bondir sur le bout frétillant qui leur glisse entre les pattes. Faribole, qui est le loustic de la bande, s'aventure à mordiller la queue de maman; Blanchette se retourne alors avec la gravité espagnole et allonge à l'espiègle un coup de griffe, que celui-ci esquive par une cabriole. Je vous assure que rien n'est plus gracieux à voir et plus divertissant ; on s'oublierait là des heures, si Blanchette elle-même ne mettait fin au divertissement en redressant avec majesté sa queue et s'en allant faire un tour à la cave. Minette l'y suit, pendant que Faribole s'amuse à lutiner Mistigris. J'ai voulu savoir ce que mère et fille allaient faire dans ces profondeurs mystérieuses, et jugez de ma surprise quand j'ai vu Blanchette se mettre aux aguets à côté d'un trou et poster Minette en face. Il n'y avait pas longtemps qu'elles étaient en sentinelle, quand un petit museau noir s'est montré à l'ouverture. Il est rentré, a reparu, s'est allongé dehors, mais, hélas ! la pauvre bestiole n'avait pas vu l'ennemi qui, d'un coup de ses terribles ongles, lui a fendu le crâne. Posant alors sa patte sur la morte, Blanchette a miaulé, d'une façon signi­ficative ; je crois qu'elle faisait une conférence à sa fille sur l'art d'attraper les souris. Elle a ensuite pris entre ses dents la victime, qu'elle est allée déposer aux pieds de Marianne, dont ce dernier exploit a achevé la conquête, car elle se plaignait amèrement de l'invasion des souris dans son garde-manger. « Vermine pour vermine, a-t-elle grommelé, j'aime encore mieux les chats! »

Blanchette tue les souris, mais ne les mange pas, montrant en cela qu'elle agit dans l'intérêt de la mai­son, et non dans un but personnel. Le trait qui doit lui valoir l'immortalité, et par lequel je veux finir, est celui-ci. Un jour, j'étudiais mon piano et Jacques faisait son thème; nous avions lâché Bibi, qui becquetait sur le parquet les grains de chènevis que j'y avais jetés à son intention- Blanchette, installée en rond sur un coussin devant le feu, dormait à la façon des chats, qui sem­blent ne dormir que d'un oeil. Tout à coup, elle bondit sur Bibi, l'emporte et s'enfuit. Jugez de notre épouvante, de notre colère ! Nous courons dans la chambre à coucher où elle s'était réfugiée avec sa proie, que nous nous figu­rions déchirée et sanglante. Point du tout : non-seulement Bibi respirait, mais pas une de ses plumes n'était froissée, tant Blanchette y avait mis de prudence et d'égards. Elle l'avait pris délicatement du bout des lèvres, et l'avait dé­posé sain et sauf sur le tapis.

Le motif de cette singulière conduite nous fut expliqué par l'apparition d'un gros matou noir qui, trouvant la porte entrebâillée, avait pénétré dans le salon. Blanchette l'avait vu, et, en chatte civilisée qui redoute le naturel féroce du sauvage, elle avait pressenti le danger de l'oiseau et l'avait mis hors d'atteinte.

Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit, Que les bêtes n'ont point d'esprit.

la saignée. 

Madame F*** devait être saignée; on avait envoyé chercher le chirur­gien. Dès qu'il entra, Elise se leva précipitamment ; elle allait sortir, sa mère la rappela : « Ne t'en va pas, mon enfant; je désire que tu restes près de moi. — Mais, maman, je ne pourrai sup­porter de vous voir saigner. — Pourquoi? Quel mal cela peut-il te faire? — Oh ! je ne peux pas voir le sang. Puis je ne pourrais pas vous voir souffrir, maman. — Si je peux l'endurer, tu peux bien le voir. Il faut rester, ma fille, nous en causerons plus tard. »

Elise, toute tremblante, se tint près de sa mère et assista à l'opération; mais elle ne put aider en rien, car elle détourna la tête pour ne pas voir la piqûre de la lan­cette ; elle pâlit et frissonna au premier jet de sang. Quand tout fut fini, après le départ du chirurgien, sa mère lui dit : « Eh bien, que penses-tu de cette grosse affaire? N'est-ce pas que c'eût été stupide de t'enfuir? — Oh ! maman, j'ai eu si grand peur quand il a pris sa lan­cette ! Ne vous a-t-il pas fait bien mal? — Non, très- peu ; et quand cela m'aurait fait mal, tu sais que c'était nécessaire. — Mais, maman, à quoi servait que je res­tasse? Cela ne pouvait vous faire aucun bien. — Peut- être que non; mais il est bon pour toi de t'accoutumer à voir ces choses-là. — Pourquoi, maman? — Parce qu'il arrive tous les jours des accidents, et qu'il est de notre devoir d'aider ceux qui souffrent, et de porter remède à leurs maux. Si nous craignons de les approcher, nous n'aurons jamais l'expérience et la présence d'esprit néces­saires pour les soulager. — Mais, si on m'enseignait la manière de soigner les gens, je pourrais le faire sans m'être accoutumée à voir des blessures ou des maux. — Non, mon enfant, nous avons tous une répugnance naturelle à souffrir et à voir souffrir ; l'habitude peut seule nous donner la présence d'esprit indispensable en pareil cas pour être utiles. Beaucoup de religieuses assistent dans les hôpitaux à de terribles opérations.

Je demandais à l'une d'elles comment elle avait ce courage, et si cela ne lui était pas bien pénible ? « Non, me dit-elle; au commencement, cela me coûtait : j'avais peur, j'étais émue; mais « j'ai senti que cette émotion m'ôtait mes forces et me rendait incapable d'aider le chirurgien ; de plus, elle pouvait « se communiquer au malade et aggraver le danger. Je pensai que l'habitude triompherait de ma sotte frayeur, et je priai qu'on me mît de service toutes les fois qu'il y aurait une opération à faire. Précisément, le lendemain, on apporta sur un brancard un jeune charpentier qui, en tombant d'un échafaudage, s'était fracturé la jambe en quatre ou cinq endroits : on décida qu'il fallait la lui couper. Le pauvre garçon pleurait. Je m'offris à tenir le membre qu'on allait opérer. Oui, si vous pouvez répondre de vous, me dit le chirurgien, si vous êtes de sang-froid. » Je soutins la jambe mutilée, et Dieu me fit la grâce de ne pas trembler; je ne crois pas même avoir pâli. Le pauvre blessé avait les yeux fixés sur mon visage, et en me voyant calme il se rassura. » Mais après, lui demandai-je, ne vous arriva- t-il pas de vous trouver mal? « Oh! je n'en avais pas le temps, me répondit-elle avec un sourire angélique. Ne fallait-il pas aider aux pansements, avec la préoccupation de faire souffrir le moins possible, de trouver la position qui serait la plus commode pour le pa­ie tient, d'inventer mille moyens de le soulager? Et quel contentement quand on réussit! Je vous assure qu'on se sent plus joyeux que triste. » En écoutant cette excellente femme, je me disais qu'elle avait la vraie sensibilité, celle qui agit au lieu de se dissiper en larmes qui énervent. Bien des gens s'attendrissent sur un malheur, et croient avoir beaucoup fait quand ils ont pleuré ; mais c'est là une égoïste et stérile pitié : celle qui console, qui remédie au mal, est la seule pitié utile et vraie; alors elle s'appelle charité.

PRÉSENCE D'ESPRIT. 

Maman, qu'est-ce que la présence d'esprit?

— C'est la ferme possession de soi-même en cas d'alarme, le calme qui empêche de s'effrayer et de perdre la tête. C'est une qualité inappréciable sans laquelle nous sommes constamment exposés à courir au-devant du danger, au lieu de l'éviter. Te rappelles-tu d'avoir entendu conter à ta grand' mère, qu'étant petite fille et jouant un soir avec son frère, elle se pencha pour regarder un dessin qu'il faisait ? Une bougie allumée était tout proche, le feu prit au bonnet de l'enfant; la bonne jeta un cri et s'enfuit; le petit garçon, qui n'avait que dix ans, saisit le bonnet enflammé et le jeta dans la cheminée : sa soeur n'eut que quelques cheveux brûlés. Tu vois qu'on peut avoir de la présence d'esprit à tout âge.

─Mais la bonne était bien sotte de s'être enfuie !

─        Elle n'avait pas l'habitude de se dominer ; le dan­ger lui avait fait perdre la tête. On lit tous les jours dans les journaux de terribles exemples de ce manque de pré­sence d'esprit. Des jeunes filles, des femmes, voyant leurs vêtements en feu, ouvrent les portes et courent à demi folles dans les escaliers et jusque dans la rue, où elles tombent brûlées à mort ; car les courants d'air et la fuite activent la flamme. Une mère de famille fut un jour ré­veillée par l'odeur de la fumée et un pétillement dans la boiserie : c'était le feu! Elle se précipita hors de sa chambre et descendit en hâte, au lieu de monter appeler ses enfants qui couchaient au-dessus; quand elle fut dans la rue elle se souvint... Trop tard! les flammes avaient gagné l'escalier et le toit : les malheureux enfants furent brûlés dans leur lit.

─Oh ! maman, c'est horrible à penser.

─        Oui, certes. J'ai eu pour amie une dame qui a tenu une conduite toute différente. Elle fut aussi réveillée par le craquement du parquet, sous lequel le feu avait pris. Son mari voulait ouvrir la porte donnant sur le pa­lier, ce qui eût fait entrer l'air et éclater la flamme; elle l'en empêcha. Ses enfants couchaient avec la bonne dans une chambre à côté. Elle y courut, les éveilla, noua les draps et les couvertures, et fit descendre d'abord la bonne par la fenêtre, puis lui passa les enfants un à un; elle descendit la dernière. Peu de minutes après, le plancher s'enfonçait, et toute la maison était en feu.

─Quel bonheur d'en être hors avec tous les siens!

─        Oui ; elle avait dû ce bonheur à sa présence d'es­prit. Quel calme, quelle prompte résolution n'avait-il pas fallu avoir pour juger le danger et y échapper! Toutes les mères aiment leurs enfants et sont prêtes à s'exposer pour eux ; mais, dans les esprits faibles, cet amour même empêche trop souvent d'agir à propos. Une dame avait un beau petit garçon. Un jour qu'elle le tenait sur ses genoux, il mit dans sa bouche une prune qui glissa dans sa gorge; le pauvre enfant devint noir, il étouffait. La mère fut si effrayée, qu'au lieu de mettre son doigt dans la gorge et d'en tirer la prune, ce qui était facile à faire, elle le posa par terre et courut appeler au secours. La bonne vint, mais tout aussi effrayée que sa maîtresse, car la peur se gagne, elle ne fit rien, et l'enfant mourut.

─Pauvre femme! qu'elle dut être malheureuse!

─ Elle en fit une maladie qui la laissa languissante tout le reste de sa vie. Une autre dame, voyant son petit garçon grimpé tout en haut d'une échelle, poussa un grand cri qui effraya l'enfant : il tomba et se fit beaucoup de mal; si elle avait eu assez d'empire sur elle-même pour lui parler doucement, il est probable qu'il fût des­cendu sans risque.

─        Chère maman, qu'est-ce qui coule le long de votre bras?... Oh! c'est du sang!

─ Oui, mon bras saigne; je l'ai remué trop tôt.

─ Mon Dieu! que faire?

─        Ne pas s'effrayer, d'abord. Je vais arrêter le sang en pressant mon doigt sur la veine, pendant que tu sonneras Catherine... Catherine, mon bras saigne, pouvez- vous resserrer le bandage?

─ Je crois que oui, madame.

─ J'espère, maman, que c'est arrêté ?

─ Oui, ma chère ; Catherine s'en est tirée à merveille. Tu vois qu'elle y a mis du calme. Cela me rappelle l'aven­ture d'un moissonneur qui, avec sa faucille, s'était blessé au bras. Il s'était coupé une artère.

─        Je ne sais pas ce que c'est qu'une artère, maman.

─        C'est un des canaux à travers lesquels coule le sang qui vient du coeur; quand une artère est coupée, le sang s'échappe avec violence, et le seul moyen de l'arrêter est de faire une forte pression entre la partie blessée et. le coeur, afin d'interrompre le cours du sang vers la plaie. Eh bien, ce pauvre homme saignait très-fort, et les gens qui l'entouraient étaient tellement ahuris de frayeur, que les uns couraient à droite, les autres à gauche, tandis que la plupart se tenaient tranquilles. Cependant le moisson­neur perdait tout son sang; il serait mort là si une brave femme qui survint n'eût détaché sa jarretière, et ne l'eut serrée ferme au-dessus de la blessure. Par ce moyen, le sang fut arrêté jusqu'à l'arrivée du médecin.

─        Quelle brave fille ! mais comment avait-elle su ce qu'il fallait faire'.

─        Elle l'avait peut-être entendu dire comme je te le dis maintenant; et probablement parmi ceux qui étaient là quelques-uns connaissaient ce moyen, mais ils n'avaient pas assez de présence d'esprit pour l'appliquer.

« La plus grande épreuve du courage, c'est quand il y a danger pour les autres et pour soi. Ainsi, un capitaine de vaisseau, qui est responsable de la vie de ses passagers et du salut de son équipage, a grand besoin de tout son sang-froid pour faire face aux périls sans nombre de la mer. Je lisais dernièrement qu'un de ces braves marins, sur­pris par une tempête terrible, n'ayant plus de charbon à bord pour faire marcher la machine à vapeur, fit démolir les cloisons intérieures pour alimenter le feu. Il gagna ainsi le port qu'il n'eût jamais pu atteindre sans ce moyen extrême.

« Un autre capitaine, averti que le feu avait pris dans des ballots de coton qui remplissaient la cale du navire, fit boucher toutes les ouvertures qui pouvaient donner passage à l'air et à la flamme, défendit qu'on donnât l'alarme, et continua sa route jusqu'au Havre, où il arriva sans que le brasier qui brûlait sous ses pieds eût fait explosion. »

la petite fille et ses frères. 

Trois enfants sont allés jouer dans le bois ; la soeur aînée, qui a sept ans, et ses deux petits frères. Une giboulée les a surpris, car on est en février; le sentier est couvert de neige, et ils n'en voient plus traces. Ils marchent pour retourner à la chaumière, mais plus ils marchent, plus ils s'en éloi­gnent. Le petit garçon qui a quatre ans a dit : « Soeur, j'ai bien faim! donne-moi à manger. » Le petit de trois ans pleure et gémit : « Je suis bien las, je ne peux plus marcher. » La soeur aînée a donné au premier ce qui lui restait de pain ; elle a pris le plus petit dans ses bras, et elle marche toujours à travers la neige qui mouille ses pieds, à travers les ronces qui les déchirent. Et ce­pendant, point de maison, mais des arbres, toujours le bois où les pauvres enfants sont égarés. Les ombres s'allongent, la nuit vient : « Soeur, nous avons bien froid ! soeur, nous voudrions bien être couchés. — Patience, mes frères. Tout à l'heure vous aurez chaud, tout à l'heure vous au­rez un lit. » La soeur a déposé le plus jeune sur un tas de feuilles mortes; elle a trouvé dans un châtaignier creux une niche bien abritée, elle la garnit d'une mousse sèche et douce. « Voilà une jolie chambrette, un bon oreiller de fougère, une couchette de feuilles sur laquelle vous allez dormir comme des rois, mes petits. Mais avant, il faut faire la prière. » Et les frères à genoux répètent ce que dit la grande soeur de sept ans.

Les enfants se sont blottis dans le tronc du vieux châtaignier, mais ils grelottent, ils ont froid. La petite fille ôte sa casaque et les couvre; elle suspend son petit jupon devant l'ouverture, et, pour empêcher le vent d'arriver jusqu'à eux, elle bouche les intervalles avec des branches mortes et des herbes sèches; comme la mère des petits oiseaux, elle a fait à ses frères un vrai nid bien clos. Une bise glaciale souffle du nord, mais la petite fille a le coeur chaud, et quoique à peine vêtue, elle ne sent pas le froid. Elle s'endort aussi d'un paisible sommeil.

Quand, à une heure du matin, les parents désolés, qui couraient le bois à la recherche de leurs enfants, découvrirent la fillette immobile au pied du châtaignier où reposaient ses frères, ils virent un ange aux ailes blanches qui emportait cette jeune âme au ciel, où il n'y a plus ni froid, ni souffrance, ni misère, où luit un éternel soleil, où règne une douce chaleur, où tout est beau et joyeux, où l'attendaient les âmes d'autres petits enfants qui avaient été, comme elle, bons sur cette terre.

LE PETIT COLPORTEUR 

UN riche marchand de soieries causait, à l'entrée de ses magasins, avec deux de ses amis. Un petit colporteur vint à passer. Il avait quatorze à quinze ans, une figure franche et de bonne humeur, et pour dix francs au plus de mercerie dans sa balle. Il s'arrêta pour étaler sa marchandise : « Que vends-tu? lui demanda l'un des causeurs. — Tout ce que vous voudrez m'acheter, » répon­dit le garçon. Et, encouragé par l'air bienveillant des trois hommes, il ajouta en riant : « Messieurs, qui d'entre vous ne voudrait prêter quelque chose sur ma bonne mine ? J'ai grande envie de faire fortune. » Le riche négociant en soieries trouva le garçon à son gré. « Tiens, lui dit-il, voilà trente francs! Promets-moi, foi de marchand, que tu me tiendras compte des profits moitié pour moitié. — Je vous le promets, foi d'honnête homme! » répondit le petit colporteur tout joyeux; et il s'en alla. Les amis du donateur se mirent à rire : « Vous avez bien placé votre argent ! dirent-ils. — Ma foi ! le garçon me plaît, et j'ai toujours pensé que celui qui est au haut de l'échelle doit tendre la main à celui qui est en bas. J'aurai par le fait bien placé mon argent, si j'aide un modeste confrère qui débute. »

Au bout de quinze ans, un jour que le négociant était à table, un des commis vint lui dire qu'un homme bien vêtu était au magasin et le demandait : « Oh! je ne me dérange pas. Si c'est un client, montrez-lui les étoffes qu'il désire voir. — Mais, monsieur, c'est à vous qu'il veut parler. » Le négociant, un peu contrarié d'être dé­rangé de son dîner, descend, et se trouve face à face avec un étranger. « Excusez-moi si j'ai insisté, dit celui-ci. Ne vous souvient-il pas d'un petit garçon auquel vous avez prêté trente francs? — Non! » Le négociant avait en plus d'une occasion prêté de l'argent à des gens jeunes et vieux, qui ne le lui avaient pas toujours rendu. « C'était tel jour, tel mois de l'année, dit l'homme; vous étiez là, causant avec des amis, quand passa un garçon... — Ah! le petit colporteur! s'écria le négociant; en effet, je me souviens. — Ce petit colporteur, c'était moi, reprit l'étran­ger. Voilà mes livres; vous y verrez ici ce que j'achetai avec votre argent, combien je le revendis, comment je m'embarquai pour l'Espagne et passai de là aux Indes, toujours faisant du commerce. Il y a pour votre part des profits près de cent cinquante mille francs... — Que je ne peux pas prendre, en conscience, dit le négociant; car je n'ai jamais eu l'intention de vous prêter ces trente francs, mais de vous les donner. » L'homme eut beau insister, il ne put obtenir de son ancien bienfaiteur qu'il acceptât.

Le lendemain, il lui envoya par deux commissionnaires un magnifique service d'argenterie et une riche épingle en diamants.

CE qu'il en coute de perdre ses aiguilles.

Je vous en prie, maman, donnez-moi une aiguille, disait d'un ton suppliant la petite Louise, occupée à coudre auprès de sa mère une robe de poupée.

— Mais, pas plus tard qu'hier, Louise, je t'ai donné six belles aiguilles toutes neuves. Qu'en as-tu fait?

— Je vais vous le dire, maman. D'abord, j'en ai donné une à Marie, qui en avait besoin.

—       Et les cinq autres?

—       Les cinq autres? Une s'est cassée, une a sauté dans le feu quand je me suis levée, et pour celle avec laquelle je cousais tout à l'heure, impossible de la re­trouver.

—       Cela n'en fait que quatre, Louise. D'après ton pro­pre compte, sur six, tu en aurais perdu trois tu ne sais comment ?

—       Je vous assure que ce n'est pas ma faute, maman. Je les attache toujours bien soigneusement à mon ouvrage et quand je reviens elles ont disparu.

—       Cela tient sans doute du prodige ; mais je te con­seille d'être plus attentive à l'avenir, de mieux attacher ton aiguille, et surtout de ne pas secouer étourdiment l'étoffe à laquelle tu travailles, toutes les fois que tu te déranges.

—       Après tout, maman, ces six aiguilles n'avaient coûté que deux sous.

—       Comptes-tu pour rien la peine et l'industrie que beaucoup d'hommes avaient mises à les faire? De plus, tu as perdu ton dé hier à la promenade où tu l'avais em­porté par mégarde ; et l'écheveau de fil que tu as mêlé ce matin, de telle sorte qu'il est impossible d'en tirer vingt aiguillées, et la soie...

—       Oh! maman, si vous récapitulez tout cela...

—       C'est l'oeuvre de deux jours. Eh bien, un dé de dix sous, un écheveau de fil de deux sous, autant d'ai­guilles et six sous de soie, cela fait...

—       Vingt sous ! je n'aurais jamais cru avoir perdu tant d'argent... Mais après tout, reprit-elle au bout d'un moment, vingt sous ce n'est que la cinquième partie de cinq francs, et on n'a pas grand'chose pour cela. »

Quelqu'un survint et empêcha sa mère de lui répondre. Louise se remit donc à l'ouvrage, se répétant à elle- même, comme excuse de son étourderie, que vingt sous n'étaient pas une si grosse somme, et qu'elle les aurait bientôt regagnés par ses bons points.

Pendant ce temps, une scène du même genre se pas­sait à l'étage au-dessus entre Edouard et son père. L'éco­lier de dix ans avait perdu, gâté ou brisé plusieurs plumes dans le cours de la matinée, et, revenant à la charge pour la troisième fois, il répétait cet éternel refrain des enfants insouciants et désordonnés :

« Papa, ce n'est pas ma faute cette fois : ma plume de fer vient de tomber au fond de l'encrier.

—       Tâche de l'en retirer, reprit son père, car je ne t'en donnerai certainement pas d'autre.

—       Mais elle sera pleine d'encre ; elle ne pourra plus écrire. »

Son père lui imposa silence de la main. Édouard se tut et retourna à son pupitre. Il s'écoula plus de dix mi­nutes avant qu'il pût inventer un moyen de retirer sa plume de fer du fond du cornet. Puis il lui fallut la net­toyer, l'ajuster sur la hampe, non sans s'asperger les mains et la figure de gouttes d'encre. Enfin, comme il se dispo­sait à mettre son devoir au net, l'heure de la classe sonna.

« Je n'ai pas fini ! je n'ai pas même commencé ! Que va dire le professeur? s'écria-t-il avec désespoir.

—       Il te punira sans doute. Il est juste que tu portes la peine de tes défauts. »

Edouard partit fort triste et revint avec un pensum de deux cents lignes qui lui enlevait tout espoir de récréa­tion. Quand il se présenta pour se mettre à table, sa mère lui ordonna d'aller bien vite se laver le visage et les mains. Mais il était si lent et si maladroit, et l'encre indé­lébile était si tenace, qu'il ne reparut qu'à la fin du dîner. Il lui fallut se contenter de pain sec, car de songer au dessert après une telle conduite, il n'y avait pas moyen.

De son côté, Louise n'était guère moins punie ; la grande soeur Marie avait promis de faire un immense gâteau le jour des Rois; chacun devait contribuer à l'achat du sucre, de la farine, des amandes, et Louise n'avait pas le sou ! Il était aussi question d'une petite lo­terie pour de pauvres enfants ; toutes ses petites amies avaient déjà apporté de jolis ouvrages de leur façon ; et elle, qui devait faire monts et merveilles, qui avait pro­mis une poupée avec son trousseau complet, ne pou­vait venir à bout de finir même la première robe, faute de dé, d'aiguille et de fil. Cependant l'époque approchait, la mère était inflexible, et les bons points n'arrivaient pas.

« Ah ! si c'était à recommencer, dit Louise en soupirant.

─ Que ferais-tu? demanda sa mère.

─        Je serrerais mes aiguilles et mon dé pour ne plus les perdre; je tâcherais de ne pas embrouiller mes écheveaux.

─        En deux mots, tu deviendrais soigneuse. Eh bien, mon enfant, commence dès aujourd'hui.

─        Mais, maman, il n'y a plus que deux jours; je n'aurai jamais fait tout ce que j'avais promis de faire pour la loterie.

— Tu porteras la peine de ta négligence et c'est jus­tice. »

La leçon était dure, mais méritée. Louise eut le cha­grin de ne pouvoir apporter ni sa part au gâteau des Rois, ni son lot à la loterie de charité. Et quand ses pe­tites amies, plus laborieuses et moins négligentes, lui de­mandaient : « Et toi, qu'as-tu donné? » elle devenait toute rouge et répondait en baissant la tête : « Rien. »

a l'aiguille.

(Imité de John Taylor, 1600.)

Tant que petits nourrissons, Comme fleurs dans les parterres, Près des femmes écloront; Tant que de gentilles mères Leurs marmots pomponneront ; Tant que les jeunes fillettes, Belles, accortes, proprettes, A plaisir se pareront; Tant que blanches brebiettes Fines laines donneront; Tant que chanvres fourniront De toisons les quenouillettes ; Tant que l'hôte du mûrier Filera, pour t'octroyer De ses entrailles la soie ; Tant que le soleil poudroie, Tant que la terre verdoie, Aiguille, on t'honorera, Et ta grâce on chantera.

Si du sol on te retire, Du feu qui te fait reluire Tu sors dans ta pureté. Coeur d'acier, petite aiguille, Qui de points en points sautille, Pourchassant l'oisiveté, Par ton effort sont bannies Médisances, calomnies. Ah! puisse le genre humain, Et surtout le féminin, Ne plus connaître d'autre arme Que ta pointe, dont le charme Orne l'esprit et la main.

A. de Montgolfier.  

LE berger et le voyageur. 

UN voyageur descendait d'une haute montagne en Grèce : il était très-fatigué et très-altéré. 11 rencontra un berger qui remontait chargé d'une cruche pleine d'eau qu'il était allé puiser à une source de la vallée distante de plus d'une lieue. C'était sa provision pour vingt-quatre heures, car sa hutte était tout au sommet du mont. Le berger, couvert d'une peau de chèvre, avait la barbe longue et l'air sauvage. On l'eût plutôt pris pour un voleur que pour un homme disposé à rendre service au prochain.

Le voyageur lui dit : « Je souffre cruellement de la soif : voudriez-vous me donner à boire? — Je viens de loin, répondit le berger; j'ai beaucoup marché pour rap­porter cette eau, je ne puis pas retourner à la source, et le soleil me brûle aussi, mais buvez. » Il souleva sa cruche jusqu'aux lèvres de l'étranger, qui but longtemps et avide­ment. L'homme tira sa bourse et offrit de l'argent au pauvre berger en reconnaissance du service rendu, mais celui-ci refusa :

« A Dieu ne plaise, dit-il, que je me fasse payer l'eau qui vient du ciel et qui nous est si généreusement donnée par le Seigneur! Vous êtes le bienvenu à partager avec moi ce don d'en haut. »

la femme du capitaine. 

Les capitaines des petits vaisseaux marchands n'ont souvent pour tout bien que le navire qu'ils commandent ; c'est leur maison, ils y demeurent avec leur femme et leurs enfants, qui les accompagnent dans leurs voyages. Un capitaine hollandais se rendait, avec une cargaison de thé, d'Amsterdam à Londres. Il avait à bord sa jeune femme et trois petits enfants. L'équipage, c'est-à-dire les hommes qui font la manoeuvre, hissent les voiles, les replient, se composait d'un second (qui commande après le capitaine) et de quatre matelots.

Par une nuit noire et par une violente tempête, la Minerve, c'était le nom du vaisseau hollandais, fut heurtée par un bateau à vapeur, l'Étoile. Le choc fut si fort que le capitaine et un de ses matelots furent jetés contre la proue de l'Etoile, et s'y cramponnèrent. Ils furent ensuite recueillis dans le vaisseau anglais. Les trois autres mate­lots de la Minerve tombèrent à la mer et disparurent. Il ne resta à bord que la femme du capitaine, ses trois en­fants et le second, qui fut renversé par la secousse et se cassa le bras; en sorte qu'il ne pouvait pas même tirer un cordage ou hisser une voile. Dans cette extrémité, la femme du capitaine eut la présence d'esprit et le courage de conduire le vaisseau. Elle prit le gouvernail, et, s'aidant de l'expérience qu'elle avait acquise dans d'autres voyages, faisant tour à tour le métier de pilote, de capitaine et de matelot, elle parvint, après dix-huit heures d'un travail continuel et très-pénible, à gagner un des ports de l'An­gleterre.

Quand la belle conduite de cette femme courageuse fut connue à Amsterdam, on frappa une médaille en son honneur, et la corporation des marins ouvrit une sous­cription qui rapporta six mille francs, avec lesquels on put réparer les avaries du vaisseau. Mais ce qui valait bien mieux que la médaille et l'argent, c'est que, par sa présence d'esprit et son courage, elle sauva ses trois en­fants, le second, et retrouva son mari, qui était arrivé en sûreté à Londres.

Savez-vous qui l'aida? Dieu d'abord, ensuite sa con­fiance en lui, et son sang-froid, qui l'empêchèrent de perdre la tête dans le danger.

UN NID DE FÉES.

(Imité de l'anglais) 

C'est le printemps. Les près verdissent et les arbres bourgeonnent ; là-haut, sur la cime élancée d'un peuplier, se balance un délicieux petit nid. Des marmots revenant de l'école l'ont aperçu, et se sont écriés : "Il est à nous ! Le roitelet a tissé là sa jolie maison pour ses petits, mais les feuilles sont à peine poussées, A l'assaut ! à l'assaut !"

Le plus hardi s'est élancé ; mais à mesure qu'il monte, le nid semble monter aussi. Le garçonnet n'est pas à mi-chemin que les branches se courbent et cassent sous son poids." "Oh ! les filles sont plus légères, dit le plus âgé de la troupe, si Lily voulait essayer !"

La petite blondine, fière de ce poste d'honneur, s'avance intrépide et riante ; les rameaux flexibles la convient à se fier à eux. Elle grimpe et gravit de branche en branche, insoucieuse du danger ; l'innocente de la crainte ne sait pas même le nom. Aucun mal ne l'a encore atteinte ; de tendres bras l'on t entourée depuis son berceau. Qui pourrait vouloir nuire à la chère petite bien-aimée ? Est-ce que l'arbre qui chante et ploie au souffle du vent voudrait la laisser choir ? Oh ! non ; tout lui rit, tout lui plaît, et sa foi est entière.

Ainsi, elle va de branche en branche, sans peur de trahison ; confiante et gaie comme le pinson, la petite reine croit que le monde a été fait pour elle. De la vie elle ne connaît que cinq étés ; du logis elle est la joie ; et les garçons même la proclament la plus agile. Elle ne veut pas de repos ni de halte. Elle grimpe comme l'écureuil et se glisse le long de la tige. Elle a touché la cime ! le coeur palpitant, elle avance sa petite tête blonde au-dessus du nid. O surprise ! au lieu d'oeufs, six petite fées assises en rond, fort à l'aise, tiennent conseil ensemble de l'air le plus grave.

Oh ! si un savant, un philosophe, un sage, se fût par hasard trouvé là, comme il eût hoché la tête et quels grands yeux il eût ouverts! Mais les enfants, pour qui tout est jeu, et à qui chaque heure apporte quelque nouveauté, ne s'étonnent de rien. Pourquoi six petites fées dans un nid seraient-elles pour Lily un plus grand miracle que les radieuses couleurs du soleil couchant dans l'ouest, ou les rubis des mûres sur les ronces? Quand elle a vu pour la première fois voler un rouge-gorge, ou bien les nuées sombres fondre en neige, ou lorsqu'elle entend le bêlement plaintif de l'agneau, ne sont-ce pas là autant de mer­veilles? Or, trouver des fées dans un nid que sa petite main va prendre, n'a rien pour elle de plus étrange que de trouver des chatons nouveau-nés dans le panier où couche Minette. Elle pense seulement que si ses compagnons désirent avec tant d'ardeur des oeufs inertes, ils seront bien autrement ravis de posséder des petites fées vivantes!

Avec quelle tendresse elle s'empare du nid, et de ses lèvres roses gazouille un chant d'amour! Elle le serre sur son coeur que n'inquiète aucun doute. Elle n'a plus qu'une main pour se tenir aux branches et pour aider ses agiles petites jambes. « Si je venais à les laisser tomber, se dit- elle, se casseraient-elles comme des oeufs? » Oh! enfant, vous étiez si près des deux! Là-haut existe un brillant mirage. Les feuilles même... qui sait le pourquoi?... sont plus belles aux approches du ciel, et si un audacieux oiseau place son nid plus près de l'azur, il a un charme et une grâce célestes... qui sait le pourquoi?

Oh! enfant, le ciel est loin ! La terre est proche. Les fées ont disparu, et à leur place reparaissent six petits oeufs tachetés. Ce n'est que près des cieux, où tout est innocent et béni, que les yeux des petits enfants peuvent voir les fées dans le nid.

Le Royaume des fées (Good words for the young.)

VOULOIR TOUJOURS CE QUE DIEU VEUT.  

Mathieu est un brave fermier qui n'a jamais fait de tort à personne; et cependant ses voisins l'envient et l'accuseraient volontiers de magie. « Voyez-vous ce champ de blé? c'est celui de Mathieu. Les épis en sont serrés et viennent à souhait, tandis que les miens, tout à côté, sont frêles et chétifs. Il récolte toujours deux sacs de froment contre moi un. N'est-ce pas dépitant? — Je vous dis qu'il a fait un pacte avec le diable, reprend un second envieux; l'année passée, ses vignes étaient couvertes de grappes, quoique le raisin eût manqué chez nous. Sa vache a eu deux veaux et la mienne n'en a eu qu'un ; encore est-il mort au bout de huit jours. C'est pas naturel, il y a quel­que sorcellerie là-dessous. — Tenez, le voilà qui vient par ici, dit le premier; si nous lui demandions sa recette? Eh! père Mathieu, ajouta-t-il d'un ton goguenard, nous admi­rions votre blé. Faut convenir que vous avez de la chance, car vos terres rapportent toujours plus que les autres. — Faut pas vous en étonner, mes enfants, répliqua Mathieu, il y a une bonne raison pour cela. J'ai toujours toutes les saisons et tous les temps que je veux. — Bah! quand je le disais que vous étiez sorcier! Si encore vous nous don­niez votre secret ? — Il est bien à votre service. Voilà ce que c'est : je veux toujours le temps que Dieu m'envoie ! S'il fait soleil, je pense que le froment sera plus sec et de meilleure qualité ; s'il pleut, je me réjouis de voir l'herbe pousser et assurer du fourrage à nos bêtes pour l'hiver. Je suis vieux, et tant plus j'ai observé, tant plus j'ai vu que Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut ; c'est pourquoi je veux toujours ce qu'il veut, et je m'en trouve bien. Ce n'est pas à dire que je me croise les bras; non, je me lève matin, et si mes épis sont beaux, c'est que j'ai labouré et fumé à fond la terre. Ma vigne a eu quatre façons au lieu de deux que vous donnez aux vôtres; c'est pourquoi elle a rapporté alors que les autres ne donnaient presque rien. Quand j'ai bien travaillé, je pense avoir rempli mon devoir; j'ai le coeur content, je m'en remets à Dieu du reste, et le soir, en faisant ma prière, je puis dire en toute sincérité : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel! »

LE JUGE DE ONZE ANS. 

Bagdad est une grande ville de la Turquie d'Asie. Dans cette ville, il y a des enfants, comme partout, mais ceux-là n'étaient pas des sots; vous allez en juger. Un jour que plusieurs petits garçons jouaient ensemble dans une cour qui ouvrait sur la rue, l'un d'entre eux se mit à parler d'un procès qui occupait alors toute la ville. « Jouons au cadi. reprit un autre; toi, tu seras le cadi (c'est comme s'il avait dit le juge), moi l'accusé, et Mahmoud que voilà l'accu­sateur. » Celui-ci prit alors la parole et dit :

« Monseigneur le cadi. je m'appelle Ali Cogia; j'étais marchand à Bagdad. Il y a dix ans que, voulant aller à la Mecque en pèlerinage, je priai cet homme, mon voi­sin, de me garder en dépôt un pot d'olives, que je portai chez lui : « Voilà ma clef, me dit-il; mettez le pot dans « mon magasin, et où vous le mettrez, vous le retrouverez.» Je fis comme il m'avait dit et je partis. Le vaisseau sur lequel j'étais fit naufrage : j'eus beaucoup de malheurs et d'aventures qui me retinrent absent plusieurs années. Depuis trois jours je suis revenu et j'ai demandé à mon voisin le pot d'olives que je lui avais confié. Il m'a dit : « Voilà la clef; allez, vous retrouverez le pot où vous « l'avez mis. » C'était bien le même pot, monseigneur le cadi, mais on avait changé le contenu, car je l'avais rempli aux trois quarts de poudre d'or, que j'avais soigneusement recouverte d'olives, et la poudre d'or a disparu; trom­pant ma confiance, cet homme m'a volé. » Là-dessus, le petit garçon qui représentait l'accusé prit la parole à son tour : « Je n'ai pas trompé la confiance de ce marchand, car il ne m'a pas dit qu'il me donnait en garde de la poudre d'or, mais des olives. Je lui rends ses olives, qu'a-t-il à dire? — S'il réclame faussement ce qu'il n'a pas donné, il mérite la prison, dit le petit cadi ; mais s'il dit vrai, c'est toi qui es un menteur et un voleur. »

Comment savoir la vérité? C'était là le point difficile. Le véritable cadi y avait été bien embarrassé, et avait fini par condamner l'accusateur, l'homme à la poudre d'or. Mais celui-ci en avait appelé au sultan, qui n'y avait pas vu plus clair, et qui, s'étant déguisé, courait les rues de Bagdad pour savoir ce qu'on disait du procès. Il passait justement devant la cour où les enfants jouaient au cadi, et il s'arrêta pour les écouter.

Le petit juge réfléchissait ; au bout d'un moment il dit : « Qu'on m'apporte le pot d'olives. » Il feignit d'en prendre quelques-unes et fit mine d'y goûter. « J'ai ouï dire, reprit-il. que les olives ne pouvaient se conserver bonnes que trois ans; or, celles-ci sont fraîches, et celles que Ali Gogia avait mises sur sa poudre d'or, il y a dix ans, devraient être pourries; donc, on a ôté les vieilles olives et on les a remplacées par de nouvelles. » Se tour­nant alors vers l'accusé et l'accusateur : « Voici, dit-il, le coupable et voici l'innocent. » Les petits garçons bat­tirent des mains en criant : « Vive notre cadi ! » Mais la leçon n'avait pas été perdue pour le sultan. Le lendemain, à la grande surprise du petit garçon, on vint le chercher : on le conduisit au palais. Là, le sultan le fit asseoir sur son trône, et lui ordonna de répéter son jugement, en présence des deux hommes et du vrai cadi, qui avait si mal jugé. Des marchands d'olives, appelés en témoi­gnage, déclarèrent que l'enfant avait eu raison, et que les vieilles olives, qui avaient recouvert la poudre d'or, avaient été remplacées par des olives de l'année.

LE BOCAL VIOLET. 

Rosemonde, petite fille d'environ sept ans, se promenait avec sa mère dans les rues de Paris. En passant le long des boutiques, elle regardait à travers les vitres, et voyait une quantité de choses différentes, dont elle ne con­naissait ni l'usage ni le nom. Elle avait bien envie de s'arrêter à les regarder, mais il y avait beaucoup de monde dans les rues, beaucoup de charrettes, beaucoup de voi­lures. et elle n'osait quitter la main de sa mère.

« Oh ! maman, que je serais contente, dit-elle en pas­sant devant une boutique de joujoux, si j'avais toutes ces jolies choses !

—       Comment, toutes ! Est-ce que tu les voudrais toutes, Rosemonde ?

—       Oui, maman, toutes! »

En parlant, elles arrivèrent devant une boutique de fleuriste ; les vitraux étaient ornés de plumes, de rubans et de guirlandes de fleurs artificielles.

« Oh! maman, les belles roses! Est-ce que vous n'en achetez pas?

—       Non, ma chère.

—       Pourquoi?

—       Parce que je n'en ai pas besoin, mon enfant. »

Un peu plus loin, une autre boutique attira les re­gards de Rosemonde. C'était l'étalage d'un joaillier, et il y avait un grand nombre de jolis bijoux, rangés derrière les vitres.

« Maman, ne voulez-vous pas acheter quelques-uns de ces bijoux?

—       Lequel, Rosemonde?

—       Lequel! Je ne sais pas lequel, maman; mais un de ceux-là. Ils sont tous si jolis !

—       Oui, ils sont fort jolis; mais à quoi me serviraient-ils?

—       A quoi ? Oh! je suis sûre qu'ils seraient toujours bons à quelque chose, si vous vouliez seulement les ache­ter d'abord.

—       Mais je voudrais savoir d'abord en quoi ils me seraient utiles.

—       Eh bien donc, maman, voilà des boucles de cein­ture ; vous savez bien que les boucles sont utiles, très-utiles, même.

—       J'ai une boucle; je n'ai donc pas besoin d'en ache­ter d'autres, » dit sa mère, et elle poursuivit son chemin. Rosemonde était bien fâchée que sa mère n'eût besoin de

rien. En ce moment, elles passèrent devant une boutique qui lui parut beaucoup plus belle que toutes les autres. C'était une pharmacie, mais elle ne le savait pas.

« Oh! maman, oh! s'écria-t-elle, en tirant la main de sa mère; regardez, regardez donc! Du bleu, du vert, du rouge, du jaune, du violet! Oh! maman, quels beaux vases! Si vous en achetiez? »

Sa mère répondit comme la première fois : « A quoi me serviraient ces beaux vases, Rosemonde?

—       Vous pourriez y mettre des fleurs, et ce serait si joli sur la cheminée! Mon Dieu! maman, que j'en ai envie !

—       Tu as un vase pour mettre des fleurs, dit sa mère, et ce ne sont pas là des vases à fleurs.

—       Mais, voyez-vous, maman, ils peuvent servir à cela tout de même.

—       Si tu les regardais de plus près, et si tu les exa­minais mieux, peut-être en serais-tu bien vite dégoûtée.

—       Oh ! non, vraiment; je suis bien sûre que non ; je trouve ces vases si jolis ! je serais si contente d'en avoir un ! »

Rosemonde tourna la tête pour regarder le bocal violet aussi longtemps qu'elle le put voir.

« Maman, dit-elle, après un moment de silence, vous n'avez peut-être pas d'argent?

—       Si, j'en ai.

—       Eh bien, moi, si j'avais de l'argent, j'achèterais des roses, des boîtes, des boucles de ceinture, des vases violets, et toutes sortes de choses. » Rosemonde fut obli­gée de s'interrompre au milieu de son discours.

« Oh! maman, voulez-vous vous arrêter une minute? j'ai une pierre dans mon soulier qui me fait bien mal.

—       Comment se fait-il qu'il y ait une pierre dans ton soulier ?

—       C'est à cause de ce trou, maman; elle est entrée par là. Mes souliers sont tout à fait usés : je voudrais bien que vous eussiez la bonté de m'en donner une autre paire.

—       Mais, Rosemonde, je n'ai pas assez d'argent pour acheter des souliers, des vases à fleurs, des boucles de ceinture, des boîtes, et toutes sortes de choses. »

Rosemonde pensa que c'était grand dommage. Mais son pied, qui avait été blessé par la pierre, commença à lui faire tant de mal, qu'elle fut obligée d'aller presque à cloche-pied- Elle bronchait à chaque pas, et ne pouvait penser à autre chose. Bientôt après elles arrivèrent à la boutique d'un cordonnier.

a Tenez, tenez, maman ! voilà des souliers, de tout pe­tits souliers qui m'iront tout juste; vous savez bien que j'ai besoin de souliers, et c'est une chose utile, par exemple.

—       Oui, sans doute; ainsi, entrons, Rosemonde. » Elle suivit sa mère dans la boutique.

M. Chausse-Pied, le cordonnier, avait beaucoup de pratiques; sa boutique était pleine. Elles furent donc obligées d'attendre.

« Eh bien , Rosemonde, lui dit sa mère, tu ne trouves pas cette boutique aussi jolie que les autres?

—       Non, il s'en faut bien ; il y fait noir et triste ; on ne voit que des souliers tout autour; et, d'ailleurs, il y a une odeur très-désagréable.

—       Cette odeur est celle du cuir neuf.

—       Du cuir? Oh ! dit Rosemonde. en regardant autour d'elle, voilà une paire de petits souliers qui m'iront par­faitement, j'en suis sûre.

—       Peut-être bien, mais tu ne peux en être sûre avant de les avoir essayés; pas plus que tu ne pouvais être sûre que tu aimerais tant le vase violet, avant de l'avoir exa­miné plus attentivement.

—       C'est vrai que pour les souliers, je ne sais pas avant de les avoir essayés, mais, maman, pour le vase à fleurs, je suis bien sûre que je l'aimerais.

—       Eh bien, que préfères-tu avoir, du bocal violet, ou de la paire de souliers? Je t'achèterai l'un des deux.

—       Oh! merci, chère maman! mais si vous pouviez m'acheter tous les deux.

—       Non, pas les deux.

—       Alors le bocal, s'il vous plaît.

—       Mais je dois t'avertir que je ne te donnerai pas d'autres souliers de ce mois-ci.

—       De ce mois ! oh ! c'est bien long, un mois ! Vous ne savez pas comme ceux-ci me font mal ; je crois que j'ai­merais mieux avoir les souliers neufs... pourtant, ce beau vase violet!... Au fait, maman, mes souliers ne sont pas si mauvais ; je crois que je pourrais les porter encore un peu de temps; ils dureront bien jusqu'à la fin du mois. Ce sera vite passé, n'est-ce pas? Qu'en pensez-vous, maman?

—       Ma chère, je désire que tu penses pour toi-même. Tu auras le temps de réfléchir là-dessus, pendant que je parlerai à M. Chausse-Pied. »

Tandis que sa mère parlait au cordonnier, Rosemonde, un soulier chaussé, l'autre à la main, réfléchissait.

« Eh bien, ma chère, es-tu décidée?

—       Maman ! oui,... je crois qu'oui... Si cela ne vous fâche pas, j'aimerais mieux le vase à fleurs, pourvu que vous ne me trouviez pas trop sotte, maman.

—       Quant à cela, je ne puis rien te promettre, Rosemonde; puisque tu as la liberté de choisir, tu dois songer à ce qui te contentera le plus : peu importe alors qu'on te trouve sotte ou non.

—       Eh bien, maman, si c'est comme cela, je suis sûre que le vase à fleurs me rendra plus contente, dit-elle, en remettant son vieux soulier; ainsi je choisis le vase.

—       A merveille, tu l'auras; agrafe ton soulier, et reve­nons à la maison. »

Rosemonde agrafa son soulier, et courut après sa mère. Au bout de peu de temps, le quartier du soulier s'écula; il fallut s'arrêter plusieurs fois pour ôter les pierres qui étaient entrées dedans. Elle fit plus d'un faux pas en che­min; mais l'amour du vase violet l'emporta et elle persista dans son choix. En arrivant à la boutique aux larges fe­nêtres, Rosemonde sentit redoubler sa joie quand elle en­tendit sa mère dire au domestique qui était avec elle d'acheter le bocal violet et de le porter à la maison. Il avait d'autres commissions à faire, de sorte qu'il ne les suivit pas. Aussitôt que Rosemonde fut arrivée, elle courut cueillir tout ce qu'elle avait de fleurs dans son petit jardin.

« J'ai grand'peur qu'elles ne soient toutes fanées avant que le vase soit ici, Rosemonde, lui dit sa mère, quand elle la vit venir portant des fleurs dans son tablier.

—       Non, vraiment, maman ; je suis sûre qu'il sera ici tout à l'heure. Comme je serai heureuse d'arranger ces fleurs dans ce beau vase violet !

—       Je le souhaite, ma chère. »

Le domestique fut beaucoup plus longtemps à revenir que Rosemonde ne s'y était attendue; mais enfin il arriva, apportant le vase violet tant désiré. Au moment où il le posa sur la table, Rosemonde accourut avec un cri de joie.

« Est-il bien à moi, à présent, maman?

—       Oui, ma chère, il est à toi. »

Rosemonde jeta les fleurs sur le tapis et s'empara du bocal.

« Oh ! maman, s'écria-t-elle, dès qu'elle eut levé le couvercle, il y a quelque chose de noir dedans qui sent très-mauvais... Qu'est-ce que c'est? Je n'ai que faire de cette vilaine chose noire.

—       Ni moi non plus, mon enfant.

—       Mais qu'en ferai-je, maman?

—       Je n'en sais rien.

—       Mais, maman, cela ne m'est bon à rien.

—       Ce n'est pas ma faute.

—       Je m'en vais vider le vase, et je le remplirai d'eau.

—       Comme il te plaira, mon enfant.

—       Voulez-vous me prêter une tasse pour y verser cela, maman ?

—       C'est plus que je ne t'avais promis, ma chère; mais je le veux bien. »

La tasse fut apportée, et Rosemonde commença à vider le vase. Quels furent sa surprise et son chagrin, lorsque, l'ayant entièrement vidé, elle découvrit que ce n'était plus un vase violet, mais tout bonnement un bocal uni, en verre blanc, qui ne devait ses belles couleurs qu'à la tein­ture dont il était rempli !

La pauvre Rosemonde fondit en larmes.

« Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? lui dit sa mère; il te sera tout aussi utile qu'avant, pour mettre tes fleurs.

—       Mais il aurait été si joli sur la cheminée ! Certaine­ment, si je n'avais pas cru qu'il était violet tout de bon, je n'en aurais pas eu envie du tout.

—       Mais ne t'avais-je pas dit que tu ne l'avais pas examiné, et que tu t'en dégoûterais peut-être bien vite ?

—       C'est vrai que j'en suis dégoûtée; je voudrais tant vous avoir crue d'abord. J'aimerais bien mieux à présent avoir les souliers; car je ne pourrai pas marcher de tout le mois. Rien que pour avoir fait ce petit bout de chemin, en revenant ici, les pieds me font grand mal. Maman, je vous rendrai le vase, et l'eau violette, et tout, si vous voulez seulement me donner des souliers.

—       Non, Rosemonde. Il faut t'en tenir à ce que tu as choisi; et maintenant, ce que tu peux faire de mieux, c'est de prendre ton parti de bonne grâce.

—       Je le prends aussi bien que je peux, maman, » dit Ro­semonde , en essuyant ses yeux ; et elle commença, lente­ment et tristement, à arranger ses fleurs dans le bocal.

Mais les contrariétés de Rosemonde ne devaient pas finir si vite; son choix imprudent lui attira plus d'un cha­grin, plus d'une privation, avant la fin du mois. Ses sou­liers devinrent de jour en jour plus mauvais, jusqu'à ce qu'enfin il lui fut impossible de courir, danser, sauter ou

marcher. Quand on appelait Rosemonde pour lui montrer quelque chose, elle était occupée à relever le quartier de son soulier, et toujours elle arrivait trop tard. Quand sa mère allait se promener, elle ne pouvait l'emmener avec elle, car Rosemonde n'avait point de semelles à ses sou­liers. Il arriva, précisément le dernier jour du mois, que son père lui proposa de la mener avec son frère dans une verrerie, qu'elle avait grande envie de voir. Elle fut en­chantée; lorsqu'elle fut prête, qu'elle eut mis son chapeau et ses gants, comme elle se dépêchait de descendre les escaliers pour rejoindre son frère et son papa qui l'atten­daient en bas. son soulier quitta son pied; elle le remit à la hâte : mais au moment où elle traversait le vestibule son père se retourna :

« Pourquoi tes souliers sont-ils en pantoufles'.' Je ne sors pas avec une petite fille chaussée en savates. En vé­rité. Rosemonde, dit-il, en lui regardant les pieds avec dégoût, je vous croyais soigneuse et propre. Vous pouvez vous en aller, je ne vous emmènerai certainement pas avec moi. »

Rosemonde rougit, et remonta. « Oh ! maman, dit-elle, en ôtant son chapeau, que je voudrais donc avoir choisi les souliers ! Ils m'auraient été bien autrement utiles que le bocal. Au moins je suis sûre... non, non, pas tout à fait sûre, mais j'espère que je serai plus raisonnable une autre fois".

Maria Edgewortii.

(Éducation familière.)

SAGACITE D'UN CHIEN 

On vous a souvent raconté, mes enfants, des traits extraordinaires de l'intelli­gence et de la sagacité du chien, mais celui-ci les surpasse tous. Je le tiens d'une amie très-véridique.

« Pendant l'été de 1846, écrivait-elle, mon fils, qui avait alors douze ans, et qui était en visite chez des amis à la campagne, eut occasion de traverser le champ d'un voisin, qui avait un très-gros et très-redoutable chien. L'animal se lança, avec de terribles aboiements, à la pour­suite du jeune garçon, qui, effrayé, tourna la tête, et, se voyant près d'être atteint, se heurta en courant contre un rocher et se cassa la jambe. Il tomba et resta gisant à terre ; en un bond, le chien arriva, aboyant toujours avec fureur; mais au lieu de s'élancer sur l'enfant, il s'arrêta court, comme s'il eût compris qu'il y avait accident ; puis, après l'avoir examiné, il reprit sa course vers la maison trop éloignée pour qu'on pût y entendre les cris du blessé. L'intelligent animal, comme s'il eût craint de laisser l'en­fant seul, ne s'éloigna pas d'abord de beaucoup, mais aboya pour attirer l'attention; n'y réussissant pas, il finit par courir au logis où ses hurlements plaintifs décidèrent quelques personnes de la famille à le suivre jusqu'à l'en­droit où le pauvre garçon était évanoui. »

N'est-il pas étrange que ce chien, gardien fidèle du domaine de son maître, poursuivant, comme un ennemi, l'étranger qui s'y hasardait, se soit tout à coup ému de pitié en le voyant à terre, et ait cherché à sauver la vie de celui qu'il eût terrassé debout ?

Une pareille conduite n'est-elle pas une leçon dont bien des hommes devraient profiter?

LES AVEUGLES. 

JE remarquai à la porte d'une église une pauvre femme aveugle qui demandait l'aumône. C'était une ouvrière brodeuse qu'une maladie, qu'on nomme la goutte sereine, avait pri­vée, encore jeune, de la vue. Elle était très-propre­ment peignée, et coiffée d'un bonnet très-blanc. « Vous ne demeurez pas seule? lui, dis-je après lui avoir offert ma petite offrande. — Si, madame. — Qui donc vous coiffe et vous habille? — C'est moi, oh! je n'ai besoin de personne. — Alors vous y voyez un peu? — Non. je suis dans la nuit la plus profonde. Mais ce que j'ai perdu d'un côté, je l'ai gagné de l'autre. Tant que j'avais mes yeux, je ne me doutais pas de tout ce que mes mains sau­raient faire sans eux. Je m'habille, je fais mon lit et ma chambre, je raccommode mes bas et mes robes, et je vous assure que je ne mets pas la pièce à côté du trou, mes doigts m'avertissent.»

Voyez cette admirable providence de Dieu ! quand la maladie ou un accident nous prive d'un de nos sens, les autres deviennent plus subtils, l'intelligence nous rend en partie ce que nous avons perdu. C'est pourquoi il ne faut pas isoler l'enfant aveugle des autres enfants ; avec eux, il deviendra bientôt aussi habile que les voyants.

Un petit garçon de sept ans, devenu aveugle à la suite de la petite vérole, construisait des moulins à vent, des chariots, des vaisseaux en bois plus adroitement qu'aucun de ses petits camarades, qui avaient des yeux tout grands ouverts. Il gagnait à s'exercer ainsi de la confiance en lui- même, du courage et de l'indépendance. Orphelin de père et de mère, il avait été recueilli par une brave femme qui mourut aussi, lorsqu'il n'avait que quatorze ans. Il obtint l'emploi de facteur rural, c'est-à-dire de porteur de lettres dans la campagne. Il était renommé pour son exactitude, et sa célérité. Plus tard, il se fit colporteur et parcourait tout le pays avec sa balle de marchandises sur le dos. Il a raconté lui-même, dans un livre qu'il a écrit sur les aveugles, les difficultés et les dangers de sa vie errante. Souvent par un grand orage, trempé jusqu'aux os, il lui fallait marcher en bronchant dans un chemin plein d'or­nières, ou franchir des fossés qu'il sondait avec son bâton, pour se diriger du côté où le son d'une cloche, l'aboie­ment d'un chien, lui annonçaient le voisinage d'une ferme ou d'un château. Les moindres bruits l'avertissaient de se tenir sur ses gardes; le saut d'un poisson, le coassement d'une grenouille, lui disaient qu'il était près de l'eau. En approchant d'un arbre ou d'un mur, il devinait un obstacle, avant de le toucher; le vent faisait frémir les feuilles, ou lui revenait au visage renvoyé par le mur en face. Une foule de choses, auxquelles ne prennent pas garde ceux qui voient, avaient une signification pour lui.

Une fois, il se trouvait dans une diligence qui versa, par une nuit noire et pluvieuse, dans un fossé. « Le cu­rieux. dit-il, c'est que voyageurs et conducteur en appe­laient au pauvre aveugle pour les sortir de là. Le fait est qu'après la secousse de la chute, et n'étant pas blessé, je n'étais nullement dépaysé, puisque la nuit est pour moi comme le jour. L'ordre naturel était renversé; moi qui, au grand soleil, n'étais pas toujours capable de me conduire, je disais cette fois à huit personnes de tirer par ici, de soulever par là; si bien qu'en moins d'une demi-heure chevaux et gens furent sur pied et la voiture sur ses roues. »

11 a raconté, dans son volume, la vie de plusieurs aveu­gles qui tous se sont tirés d'affaire, un entre autres dont le principal amusement était de pêcher dans les lacs et les ruisseaux de l'Ecosse. Il devinait au très-léger tressaille­ment de la ligne que l'appât était mordu, et il ne man­quait jamais son poisson. Il connaissait les gorges les plus âpres et les plus retirées, et s'orientait de manière à tou­jours retrouver sa route. Un autre était non-seulement excellent mathématicien, mais habile naturaliste et botaniste; au toucher, il reconnaissait les animaux et les insectes, et savait à quelle classe ils appartenaient. Quant aux plantes et aux fleurs, la rapidité de son tact égalait celle de la vue et était encore plus sûre. Aussi un de ses amis disait de lui: « Regardez-le! tout son visage voit; il est tout yeux. »

CE QUE PEUT UNE MÈRE. 

Benjamin West était un artiste de beaucoup de talent ; il disait souvent : « C'est ma mère qui a fait de moi un peintre, et ce qui vaut encore mieux, un honnête homme, aimant et craignant Dieu. Elle m'avait appris tout enfant à prier. Quand je faisais une faute, elle m'encourageait à la lui avouer, et à accepter sans murmure la punition que j'avais méritée.

« Cependant, un jour, une domestique m'accusa d'avoir cassé un carreau de vitre ; j'avais à la vérité joué à la balle dans la chambre, et j'avais une vague idée d'avoir lancé ma balle vers la fenêtre, et d'avoir fait ce dégât, mais la domestique était en colère et m'appela menteur. J'avais d'abord dit que ce n'était pas moi, et je persistai; car une fois entré dans la mauvaise voie du mensonge, il en coûte de reculer. Ma mère survint; elle me regarda fixement, et posant sa main sur mon épaule, elle me dit : « Mon enfant, Dieu te voit ; ne déguise pas la vérité. » Je baissai les yeux; mais il me semblait sentir l'oeil de Dieu et le regard de ma mère peser sur moi. Mon parti fut bientôt pris, je relevai la tête :

« Oui, maman. C'est moi qui l'ai cassé. Je n'en étais pas tout à fait sûr, mais à présent je me rappelle comment cela s'est fait. » En effet tout me revenait à l'esprit ; la balle, après avoir frappé la boiserie, avait rebondi jusqu'à la vitre, et j'avais entendu un craquement. Ma mère me déclara qu'elle était contente de moi, mais que je payerais sur l'argent de ma semaine le carreau cassé ! Cela entraî­nait la privation de petites emplettes que je comptais faire ; c'était juste, et, quoique puni, j'avais le coeur léger.

« Un autre jour, j'étais bien jeune alors, ma mère me confia le soin de garder mon petit frère, baby de huit mois, endormi dans son berceau. L'enfant était si frais, si rose, si gentil, avec ses petites mains potelées, et sa petite tête reposait si bien sur l'oreiller, qu'il me prit envie de le des­siner. Je n'avais jamais appris le dessin, mais je m'amusais à retracer tant bien que mal sur le papier ce que je voyais. J'avais aussi copié des gravures encadrées, qui ornaient notre salle à manger. Le baby était bien plus difficile à re­présenter, mais la difficulté était un plaisir de plus. Je me mis donc au travail avec une grande ardeur ; mais quand mon dessin fut fini, je le trouvai si laid, si différent du modèle, que je résolus de ne le montrer à personne. Je le cachai dans un portefeuille qui renfermait mes barbouil­lages. Ma mère l'y découvrit, l'en tira, et le regardait avec complaisance lorsque j'entrai. Elle avait reconnu son baby. Elle me prit dans ses bras, et m'élevant en l'air, car j'étais encore fort petit, elle m'embrassa de tout son coeur. De ce jour-là, ma vocation fut décidée ; ce joyeux baiser de ma bonne mère m'avait fait peintre. »

O l'amour d'une mère, amour que nul n'oublie, Pain merveilleux qu'un Dieu partage et multiplie, Table toujours servie au paternel foyer, Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier!

Victor Hugo.  

COCOTTE. 

S'il est un oiseau maussade, c'est assu­rément la perruche. Je veux bien croire qu'elle a son charme au sein des forêts vierges de l'Amérique, mais dépaysée dans nos salons, juchée sur son triste perchoir, répétant mélancoliquement la même note et le même mot, je ne connais rien de plus agaçant. Comme les goûts varient, il y a des gens qui se complaisent à ce passe-temps. Une de mes connais­sances, entre autres, a la passion des perruches; si l'une succombe à la maladie de poitrine, suite inévitable de la rigueur de nos hivers, elle la remplace aussitôt par une autre bestiole tout aussi verte et tout aussi insipide. J'avais lâchement flatté cette faiblesse en cherchant à me concilier les bonnes grâces de Cocotte; je lui avais offert du biscuit, des morceaux de sucre; mais, blasée sur ces douceurs, ou peut-être devinant d'instinct mon antipathie pour sa race, le maudit oiseau n'avait répondu à mes avances que par de furieux coups de son bec crochu, qui, déchirant la peau, pénétrait jusqu'à la chair. Sa maîtresse avait toujours quelque excuse pour sa favorite; au lieu de s'attendrir sur mon doigt saignant, elle plaignait Cocotte.

« Pauvre petite! elle est très-nerveuse depuis quelques jours. Je crains que son régime ne soit échauffant; si je la mettais à la tisane d'orge? Qu'en pensez-vous? »

J'avais envie de conseiller, comme M. Purgon, quelque bonne médecine laxative propre à débarrasser Cocotte de son fiel ou à nous débarrasser d'elle. Mais je m'abstins, m'excusant sur mon ignorance du tempérament des perruches. A ma seconde visite, la dame m'apprit avec effusion que Cocotte allait beaucoup mieux. L'eau d'orge avait réussi ; ses fonctions étaient régulières, l'appétit était revenu. Elle n'était plus languissante et quittait son perchoir plusieurs fois par jour pour s'exercer à voler dans la chambre. Le perchoir était vide. Je regardai autour de moi, non sans quelque terreur. Si dame perruche, cédant à un malin ca­price, venait s'abattre sur mon nez et le labourer de sa griffe pointue, comme jadis le milan de funeste mémoire s'en prit au nez du roi.

Du roi même en personne. Il n'avait donc alors ni sceptre ni couronne? Quand il en aurait eu, ç'aurait été tout un : Le nez royal fut pris comme un nez du commun.

Je frémissais à l'idée du danger que courait le mien. Heureusement que, contre son ordinaire, Cocotte se tint coite. Pour la première fois, elle se laissait oublier et n'imitait pas de ses cris nasillards et discordants le babil importun des petites personnes vaines qui ne peuvent écou­ter qu'elles et ne savent parler que d'elles. Grâce à cette réserve inaccoutumée, l'entretien avait pris un tour intéressant, lorsque la maîtresse du logis s'interrompit au milieu d'un discours, et s'écria : « Mais ma perruche!... J'ou­bliais ma perruche ! Elle n'est pas remontée sur son per­choir ! où peut-elle être?... Elle a la malheureuse manie de se fourrer dans les rideaux, sous les meubles. » Elle sonna les domestiques, qui accoururent, et toute la maison se mit à la recherche de Cocotte. On avait ouvert la porte : peut- être s'était-elle envolée?

Au milieu de l'émoi général, une idée me traversa le cerveau et me donna une sueur froide. En m'asseyant dans la bergère, j'avais entendu un faible gémissement; per­suadé que c'était un des élastiques cédant sous ma pres­sion, je ne m'en étais pas autrement inquiétée. Si cependant c'était le dernier soupir de Cocotte! Je glissai, entre le coussin et moi, ma main, qui rencontra un objet doux et mou : hélas! c'était Cocotte, étouffée par moi, son ennemi personnel! Que faire? Je mis doucement le corps du délit dans ma poche et je m'esquivai. Personne ne prit garde à ma retraite, on était trop absorbé à la recherche de l'oiseau chéri. Une fois dans la rue, je le tirai de sa cachette, et ne pus regarder sans remords ses yeux éteints et ses pattes roidies. Je courus chez le meil­leur empailleur de Paris, je le priai de mettre tout son art à rendre à Cocotte les apparences de la vie. 11 fallait qu'il ne lui manquât absolument rien que la parole, je ne regarderais pas au prix. L'artiste prit un air fin et m'as­sura qu'il ne lui manquerait rien et que je serais content.

Huit jours après, en entrant le soir dans ma chambre, je trouvai Cocotte sur ma cheminée. C'était à faire croire aux revenants : même port de tête, même attitude, même patte levée, prête à griffer le spectateur. L'artiste s'était sur­passé. Je me couchai et m'endormis, content de penser que je pourrais du moins rendre à la maîtresse de Cocotte l'effigie de sa favorite. Mais je n'en avais pas fini avec la maudite bête. Je rêvai que la perruche, s'animant tout à coup, avait volé de la cheminée à mon lit. Elle s'était abattue sur mon visage et le labourait, de son bec crochu, tandis qu'elle me soufflait à l'oreille d'une voix sépulcrale et cassée : « Cocotte!... pau...vre Co...cotte!... » Je faisais de vains efforts pour me tirer des griffes de l'oiseau. Je m'éveillai... Je ne rêvais plus et j'entendais encore : « Co­cotte ! pauvre Cocotte ! » On sait que les perruches ont de la rancune, celle-ci venait-elle me reprocher le meurtre involontaire que j'avais commis? Je me rappelai les pies ac­cusatrices, les oies du Capitole et une foule d'autres histoires prouvant tout l'esprit des oiseaux, car l'imagination une fois mise en mouvement va vite ; et toujours la voix sé­pulcrale disait : « Co...cotte! pau...vre Co...cotte! » J'étais exaspérée. Je m'élançai hors du lit, je rallumai ma lumière, je m'approchai de la cheminée : Cocotte fit un dernier effort, mais il ne sortit de son bec entr'ouvert qu'un sourd râlement, elle était redevenue muette. Étais-je la dupe d'une illusion ou de quelque sortilège?

Le lendemain, la facture de l'empailleur m'expliqua le mystère : « Avoir empaillé une perruche, avec yeux d'émail et réveille-matin parlant, 300 francs! » J'avais payé mon cauchemar un peu cher; mais aussi quelle sur­prise je ménageais à l'inconsolable maîtresse de Cocotte ! Je courus chez elle. Je n'avais pas osé y retourner depuis le jour fatal. Il me fallut subir le récit de toutes les tenta­tives restées sans résultat pour retrouver le cher oiseau. Je profitai d'un moment d'absence de la dame pour re­placer la perruche sur son perchoir. En rentrant elle la vit et poussa un cri de joie : « Cocotte!... mais c'est Cocotte! vous l'avez donc retrouvée?... Pauvre Cocotte! »

« Co...cotte!... pau...vre Cocotte! » redit la mé­canique. J'avais calculé mon effet et mis le ressort à l'heure; seulement, une fois en train, Cocotte ne s'arrêta plus qu'à la douzième répétition, ce qui trahit la fraude. « Avouez cependant, dis-je à la maîtresse, que l'illu­sion est complète! — Oh! non, me répondit-elle avec un soupir, celle-ci ne donne pas de coups de bec... »

LE FEU. 

IL n'est rien, mes enfants, de plus bien­faisant et de plus redoutable que le feu. Vous connaissez tous la bonne chaleur du soleil qui réchauffe la terre après l'hiver, qui fait germer les grai­nes, pousser les herbes et fleurir les arbres. Vous avez vu des vieillards réchauffer leurs membres engourdis au soleil; vous-mêmes vous vous êtes sentis plus forts et plus vifs sous ses rayons. Pendant la mauvaise saison, quand le soleil se cache, nous avons recours au feu pour le remplacer. Le feu se trouve dans beaucoup de choses, mais il y est comme caché. Vous savez qu'en frappant certaines pierres avec un morceau de fer qu'on appelle un briquet, on en fait sortir des étincelles; ces étincelles tombent sur l'amadou, qu'elles enflamment, et alors on a du feu portatif pour allumer du bois. Vous ne connaissez que trop le moyen d'avoir du feu encore plus vite avec les allumettes chimiques, qui ont causé et qui causent encore tous les jours tant de malheurs. Les sau­vages, dans les forêts de l'Amérique, connaissent aussi le moyen de faire du feu en frottant vivement l'un contre l'autre deux morceaux de bois sec, l'un dur et l'autre mou : au bout de peu de minutes, ils obtiennent de la flamme. Les pierres à chaux renferment aussi du feu et font bouillir l'eau froide qu'on jette dessus; aussi faut-il bien prendre garde de ne pas toucher à la chaux vive avant qu'elle soit refroidie. J'ai connu un enfant qui eut le malheur de tomber dans une fosse de chaux bouillante, et quoiqu'on l'en retirât presque aussitôt, il eut la moitié du corps brûlé; il mourut des suites. Enfin il y a le feu élec­trique, qui est de la même nature que le tonnerre et les éclairs ; on peut en voir sortir sous forme d'étincelles du poil d'un chat, de la fourrure d'autres animaux, et, ce qui vous paraîtra plus extraordinaire, d'une boule de neige, du sucre quand on le casse, et même de vos doigts et de vos cheveux.

Il y a donc du feu partout. Il est nécessaire à notre vie; nous ne pouvons nous en passer. C'est un des plus grands dons que Dieu nous ait faits. 11 adoucit les grands froids de l'hiver, il nous sert à apprêter notre nourriture, à la cuire, ce qui la rend plus saine et plus agréable. Sans le feu il nous serait impossible de fondre et de façonner le fer, le cuivre, l'or, l'argent.

Mais si le feu est une des choses les plus utiles que nous possédions, c'est aussi, comme je vous le disais, la chose la plus dangereuse et contre laquelle on doit être le plus en garde. Il suffit d'un moment d'oubli, d'étourderie, d'une désobéissance, pour qu'en moins d'une heure une maison soit brûlée avec tous ceux qu'elle contient; vieil­lards, jeunes gens, femmes, enfants, personne n'est à l'abri du feu, ce terrible destructeur qui va plus vite que la pen­sée. Des maisons, souvent des villages entiers, sont tous les jours détruits par le feu ; des centaines d'enfants périssent brûlés dans d'atroces souffrances pour avoir désobéi à leurs parents ou négligé les avertissements qu'on leur avait donnés. On n'ouvre pas un journal qu'on n'y lise le récit de terribles malheurs. C'était avant-hier, c'était hier, c'est aujourd'hui, ce sera demain, tant est grande l'impru­dence des parents et des enfants.

En voici encore un exemple tout récent, et c'est un entre mille.

L'ENFANT BRÛLÉ. 

Hier matin, d'honnêtes et laborieux ouvriers quittèrent leur chambre pour se rendre chacun à leurs travaux. Avant de sortir, la mère avait confié la garde de son plus jeune enfant, la petite Marie, âgée de vingt-huit mois, à sa fille aînée, âgée de neuf ans. Celle-ci faisait cuire des pommes de terre dans le feu; ayant eu besoin d'aller chercher de l'eau à la fontaine voisine, elle laissa sa petite soeur assise sur une chaise auprès de la cheminée. Sans doute cette pauvre petite mit le feu à sa robe en voulant prendre une pomme de terre; toujours est-il que, quand sa soeur aînée revint, elle la trouva tout en flammes, à moitié carbonisée et se débattant sous le lit, que le feu gagnait déjà. Les voisins accoururent aux cris ; on alla de suite chercher un médecin, mais ses soins furent inutiles: la petite Marie expirait quelques instants après. Sa soeur sanglotait, et les parents, qu'on avait couru chercher, arrivèrent pour trouver le cadavre de leur pauvre petite fille et leur lit à moitié brûlé.

Jugez quel serait votre chagrin, mes enfants, si un pareil malheur vous arrivait! Ne jouez donc jamais avec des allumettes; ne touchez pas au feu. Peut-être vous figurez-vous qu'étant avertis, vous vous y prendrez mieux que d'autres. Ne vous y fiez pas, car tôt ou tard les im­prudents périssent par leur faute. Ne laissez jamais votre petit frère ou votre petite soeur approcher du feu; ne les laissez jamais seuls près de la cheminée ou près du poêle. Un poêle est d'autant plus dangereux qu'on ne voit pas la flamme et que la petite porte qui donne de l'air attire for­tement les étoffes dès qu'on en approche. Votre robe ou votre sarrau peuvent brûler avant que vous vous en aperceviez, et le feu va vite : il monte, il vous enveloppe en une seconde; même alors il ne faut pas perdre la tête, mais se jeter à terre et tâcher d'étouffer la flamme au lieu de se mettre à courir, d'ouvrir les portes et de se précipiter dehors, ce qui active le feu. Si vous voyez les vêtements de quelqu'un s'enflammer, jetez une cou­verture, un châle sur la personne, et roulez-la dedans. J'ai connu une grand'mère qui, par sa présence d'esprit et son sang-froid, a sauvé ainsi sa petite-fille d'une mort affreuse. Cependant le plus sûr est encore de prendre toutes les précautions nécessaires pour éviter ces terribles accidents.

Par exemple, il ne faut jamais mettre refroidir les cen­dres d'un four ou d'une cheminée dans une caisse de bois, ou près de quelque chose d'inflammable. Une mai­son a été récemment brûlée par cette cause.

Ne portez pas une chandelle allumée, le soir, tard, dans un grenier ou une chambre dans lesquels il y a de l'étoupe, du chanvre ou des toiles d'araignée. Ne tenez pas une lumière au-dessus d'un coffre ou d'un tiroir con­tenant du linge, du coton ou des papiers. Servez-vous ha­bituellement d'une lanterne.

Ne posez jamais la chandelle allumée, ni même une lanterne, sur la tablette d'une armoire, car la flamme monte, échauffe la planche au-dessus, la noircit et la brûle en charbon, si bien que vous pouvez refermer l'ar­moire et y laisser le commencement d'un incendie qui se développera dans la nuit. J'étais bien enfant quand j'ai vu les ruines d'un immense château, qui avait été consumé tout entier par l'imprudence d'une domestique qui avait mis le feu à une planche supérieure de l'office sans s'en être aperçue, et en posant seulement sa chandelle au-dessous. Je vous assure que c'était un spectacle bien triste et effrayant, que ces grands murs tout noirs, ces grandes salles effondrées, où il ne restait plus ni planchers ni pla­fonds; et ce qui était plus terrible, c'est que deux pauvres enfants avaient brûlé, sans qu'on pût les tirer de la four­naise, et que la propriétaire du château était devenue folle de saisissement et de chagrin.

Il faut avoir soin le soir, en couvrant le feu, de mettre toujours les bûches à plat sur l'âtre, afin que les braises ne roulent pas.

Eloigner avec soin de la cheminée les tapis, les chaises et les coussins, le soir avant de se coucher.

Se couvrir la tête et le corps d'un drap mouillé, pour approcher des flammes et porter secours à quelqu'un qui brûle. Il n'y a rien de plus terrible que d'être éveillé au milieu de la nuit par le cri : au feu! Souvent des villages entiers sont détruits par un incendie, et des familles qui se sont couchées la veille, ayant une petite aisance, un mobilier, n'ont plus le lendemain ni maison, ni lits, ni pain.

LE PERROQUET DE MA GRAND'MÈRE. 

JACKO était gris-perle, avec des ailes vert-pomme glacées de rose, et un col­lier rouge; c'était vraiment le plus beau des hôtes des forêts qui l'avaient vu naître, mais sa parure n'était rien auprès des gentillesses de son esprit, et des rares qualités de son coeur. Je n'ai pas connu personnellement Jacko, à mon grand regret, mais j'ai été bercée par le récit de ses hauts faits, et j'espère que mes jeunes lecteurs s'y com­plairont autant que moi.

Jacko avait été apporté tout jeune, de la Guyane, à ma grand'mère. qui, augurant bien de son intelligence, lui avait fait donner une éducation complète. Il savait chan­ter :

Quand je bois du vin clairet, Tout tourne...

Et la ritournelle. Si on lui demandait: « Jacko, as-tu déjeuné? » Il répondait imperturbablement: « Oui! » même lorsqu'il était à jeun. « Qu'as-tu mangé? — Du rrrô..ti. » Mais il n'en était encore qu'à ses débuts. Ce qu'il retenait le mieux, c'était ce qu'il apprenait de lui-même en écoutant; il en résultait des incidents tout à fait impré­vus. Un jour une dame vient faire visite à ma grand'mère et frappe à la porte de sa chambre. On crie du dedans : « On y va ! » Personne ne paraît, la dame frappe de nou­veau. « On y va ! on y va ! » criait-on toujours. Le même manège se répète cinq ou six fois. Impatientée d'une plai­santerie aussi prolongée, la dame s'en va furieuse. Quinze jours se passent ; ma grand'mère la rencontre et se plaint de ne l'avoir pas vue depuis longtemps. « Prenez-vous-en à l'impertinence de votre femme de chambre, qui m'a tenue une demi-heure à la porte sans venir ouvrir, tout en criant : on y va ! on y va! » Ma grand'mère éclata de rire. « Eh ! c'est mon perroquet ! Il était seul dans l'ap­partement. » La dame n'en voulait rien croire. On appela Jacko en témoignage, mais comme il ne parlait qu'à ses heures, il ne lui plut pas de se répéter, et la dame resta choquée.

Jacko n'avait pas d'opinion politique, mais, pa­reil en cela à plus d'un historien moderne, il se faisait l'écho des passions populaires. Du haut de sa cage sus­pendue sous la vieille arcade de la vieille maison, en face du palais de justice de la vieille ville, devant lequel se tenaient les orateurs en plein vent et leur auditoire, il as­sista à diverses phases de la Révolution. Dans les pre­miers jours d'avril 1791, il disait avec l'accent pénétré et nasillard des commères : « Mi...rrra...beau est mort, ma chère ! » Et joignant la pantomime aux paroles, il s'essuyait les yeux avec une guenille. Jacko tenait du singe autant que du perroquet. Il avait crié avec un égal entrain : « Vive le Roi! vive la République! » Mais ce dernier mot lui répugnait ; il était trop long, et lui coûtait de grands efforts.

Il montra cependant un merveilleux tact, lors d'une visite domiciliaire faite en 1790 par de zélés sans-culottes chez ma grand'mère, qu'on accusait d'avoir enfoui dans sa cave sa vieille argenterie de famille, au lieu de la déposer sur l'autel de la patrie, comme tout bon patriote y était contraint en ce temps de liberté illimitée. Le fait était vrai, et la circonstance grave, car il n'en fallait pas davantage pour être envoyé en prison et de là à la guil­lotine. Toute la maison était consternée. « Nous savons de bonne source, citoyenne, dit le chef de la bande, que tu es une aristocrate, et que tu détestes la République. » Jacko qui, jusque-là, s'était tu, saisit le mot au vol, et se mit à crier à plein gosier : « Vive la Rrrrépublique ! » Une fois la difficulté vaincue, charmé de son succès, il recommença cinq ou six fois, faisant de plus en plus sonner l'r. Les mandataires du Comité de salut public éclatèrent de rire, et l'un d'eux, qui cachait sous les apparences d'un farouche républicain des dispositions bienveillantes, s'écria : « Ma foi, citoyens, voilà un témoin irrécusable! je suis d'avis que nous n'arrêtions pas la maîtresse qui a si bien dressé son perroquet, et qui n'a pu pécher que par ignorance. » Une fidèle domestique, sur un signe d'une de mes tantes, qui tremblait pour sa mère, avait retiré de la ca­chette l'argenterie, et la remit aux terribles visiteurs qui l'emportèrent en triomphe. Jacko eut un autre à-propos non moins surprenant. L'effervescence populaire commen­çait à se calmer, et ma grand'mère, dont la santé délicate était fort compromise, loua une maison de campagne aux environs de la ville, et alla y passer un mois, emmenant son perroquet et sa vieille cuisinière Reine, qui pendant la Terreur avait cru devoir changer son nom compromettant en celui de Raifort, s'évitant ainsi l'ennui de démarquer son linge. Reine ou Raifort, au choix, avait pour Jacko une véritable passion. Sous prétexte que la chaleur de ses fourneaux lui rendait la brûlante température du pays natal, elle en avait fait l'hôte de sa cuisine, et l'avait dressé à lancer force invectives à un gros chat noir, dès qu'il osait s'aventurer dans le voisinage de la lèchefrite. Une nuit, un voleur, profitant de la négligence d'une fille de basse-cour qui avait laissé la porte entr'ouverte, se glissa dans la maison. Il marchait à tâtons dans l'obscurité. Une lé­gère vibration des casseroles éveilla en sursaut Jacko, qui se mit à crier à tue-tête : « Grrrand filou!... va-t'en, vo­leur! » Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois; il s'enfuit, renversant dans son épouvante une pile d'assiettes : le fracas mit tout le monde sur pied. On ne trouva plus que Jacko, qui, les plumes hérissées, s'égosillait à répéter: « Grrrand filou! va-t'en. » La porte ouverte et la vais­selle cassée prouvèrent que l'alarme n'avait pas été donnée à tort.

La biographie de Jacko fourmille de beaux traits, je n'en veux plus citer qu'un. Aimé, choyé de tous, et pa­raissant rendre tendresse pour tendresse, un jour, il dis­parut ; sa cage exposée au soleil sur la terrasse fut trouvée vide. Un fol amour de liberté l'avait saisi. Soulevant de sa patte le loquet de sa prison, et peut-être séduit par quel­que senteur printanière des jardins voisins, il avait pris son vol. On alla partout à la découverte; on s'informa; nul n'avait vu l'oiseau. La récompense libérale promise par ma grand'mère ne fut pas réclamée. Trois jours se passè­rent dans un deuil profond.

Enfin, Reine recueillit au marché un bruit significatif: on disait que la marchande de beurre avait entrevu dans l'arrière-boutique d'un pâtissier, sa pratique, un superbe perroquet. Nul doute que ce ne fut Jacko ; ma tante partit escortée de Reine. Elles firent invasion chez le pâtissier ; il voulut nier, mais au son de ces voix bien connues, Jacko, qu'on avait relégué derrière un rideau, battit des ailes, et appela à grands cris ses amies : « Reine ! Adelaide ! » Il fallut le rendre à sa légitime propriétaire. Depuis sa séquestration le pauvre oiseau, tout lan­guissant, n'avait ni parlé ni mangé. Il ne recouvra l'ap­pétit et la voix qu'en se retrouvant dans la vieille maison. C'était pourtant là qu'un sort cruel l'attendait. Oublié de­hors par une nuit d'avril, il eut les pattes gelées. Ni la rôtie au vin, ni les bains chauds, ne purent le guérir. Sen­tant venir sa dernière heure, il nomma un à un tous les membres de la famille réunis autour de lui, souleva sa tête comme pour leur dire adieu, et expira. On grava sur sa tombe :

Ci-gît Jacko, sans reproche et sans peur : De sa maîtresse il a sauvé la tête, Il a mis en fuite un voleur : Ces traits assurément ne sont pas d'une bête. Il eut pu prétendre à l'honneur D'être chanté par notre grand poète Si de naître plus tôt il eût eu le bonheur.

le sentier d'or. 

Les Chèvrefeuilles sont un joli cottage. situé au bord de la mer, dans un char­mant petit village du sud de l'Angle­terre; il prend son nom du magnifique chèvrefeuille ou fleur à miel qui orne et couvre sa façade. De ses fenêtres on embrasse la vue du chenal, et pour petite Marie qui l'habite, c'est grande joie de s'y asseoir, et régal toujours nouveau de suivre des yeux les vaisseaux qui, voiles au vent, s'en vont sur la grande mer prendre le large, tantôt à l'est, tantôt à l'ouest.

Marie est une douce petite fille, pleine de gentillesse et de gaieté. Son rire argentin et joyeux fait vibrer la maison et semble à sa mère la plus douce musique que jamais oreille ait entendue. Peut-être Marie est-elle un peu gâtée; l'excuse c'est qu'elle est fille unique, et que le père est au loin, là-bas, là-bas aux Indes pour trois mortelles années.

Par une belle matinée de juin, à marée basse, Marie, sa petite pelle en main, avait bâti sur les sables unis et hu­mides quantité de maisonnettes, maintenant balayées par les vagues remontantes. Tous les jours, après être restée une heure ou deux au grand air, Marie rentrait, à midi précis, faire un somme avant le dîner, et comme elle était l'amour de sa mère et n'avait pas de compagne, souvent la maman venait s'asseoir près du petit lit jusqu'à ce que son enfant chérie fut endormie, et quand les yeux doux et mignons tout appesantis se fermaient, la mère se glissait hors de la chambre, laissant Marie à son repos; quelquefois, mais pas souvent, elle contait une histoire, et alors Marie s'endormait plus vite en y rêvant.

Le jour même où j'écris, la maman avait conté des aventures de vaisseaux, et, au beau milieu, le sommeil avait surpris la petite fille.

Au moment où dans le ciel le soleil baisse et descend vers la mer pour s'y plonger, mes lecteurs ont pu souvent observer une traînée d'or et de feu partant du rivage pour s'aller perdre dans le soleil couchant. La mer entière au loin s'assombrit; seule, la traînée rayonne comme une étroite et longue flèche d'or s'élançant à des mille et mille lieues, aussi loin que l'oeil peut atteindre.

Eh bien, ce fut ce rayon d'or, sentier étroit, lumi­neux, infini, que la petite Marie vit ce jour-là en rêve; juste au milieu se balançait un beau navire, à voiles blan­ches comme neige, le plus joli petit navire que Marie eût jamais vu; elle se prit à souhaiter d'être dedans et d'y naviguer seule.

A l'instant même elle se sentit transportée à travers les airs et se trouva, comme elle l'avait souhaité, assise à la proue. Elle était là tout à fait seule et n'avait pas d'effroi. Une brise douce et légère se leva à l'arrière, emplit la voi­lure, et elle voyagea aussi vite que le flot lumineux qui la portait.

Mais bientôt, cependant, elle commença à sentir le froid; il lui sembla que l'éclat du sentier pâlissait, que les vagues devenaient dures et furieuses. Alors le désir lui vint de retourner en arrière, au rivage, à sa mère. Mais la pauvre petite Marie, bien entendu, ne connaissait rien ni aux voiles, ni à la manoeuvre, et ne pouvait diriger sa barque ; se sentant en détresse et seule, elle se mit à pleu­rer. Et toujours les vagues faisaient danser de plus fort en plus fort le petit navire, et le froid grandissait et la lumière baissait ; la pauvre enfant était sortie du sentier d'or et ne savait comment s'y prendre pour y rentrer.

L'image de sa mère se présenta plus vive à son coeur ; elle était si seule, si abandonnée, si malheureuse, et le souvenir triste d'un temps où sa mère malade ne pouvait ni la garder, ni la soigner, se leva dans sa mémoire; à cette époque elle s'était sentie dans un isolement si navrant !

Qu'avait-elle fait alors? Tournant sur l'oreiller sa tête fatiguée, sa mère l'avait regardée et lui avait dit : « Age­nouille-toi, ma chérie, et dis : « Mon Dieu, faites que ma « chère maman se porte bien ! »

Elle se rappela de s'être agenouillée, d'avoir répété ces paroles, et d'avoir après récité Notre Père qui êtes aux cieux... Le lendemain, sa mère était tout à fait remise, et elle, petite Marie, tout à fait heureuse. Elle s'agenouilla encore aux côtés de sa mère, la tête sur ses genoux, les mains dans ses mains, et dit : « Je vous remercie, mon Dieu! d'avoir rendu la santé à ma chère maman; » puis elle récita de nouveau Notre Père...

Elle se rappela encore que sa mère lui avait dit : « Si jamais ma petite Marie est en danger, elle se mettra à genoux et dira le Pater, et alors Celui qui appelait à lui les enfants et les bénissait enverra son bon ange récon­forter mon petit enfant. »

De tout cela, Marie se souvint dans le vaisseau. Alors elle s'agenouilla et récita la prière que Notre-Seigneur nous a enseignée, jusqu'à ce qu'elle en vînt aux mots : délivrez-nous du mal. A peine les eut-elle prononcés, qu'elle s'aperçut que sa barque était rentrée dans le sen­tier d'or; la même brise chaude emplissait les voiles comme au départ, et elle vogua, vogua jusqu'à ce qu'elle arrivât à un pays enchanté, ombragé d'arbres superbes, rempli de fleurs et d'oiseaux comme elle n'en avait jamais vu ni entendu, éclairé d'un jour délicieux. L'air était pur, léger, embaumé; juste comme elle abordait, comme elle posait son petit pied sur le gazon moelleux et fleuri,... elle s'é­veilla.

Sa mère était là penchée au-dessus d'elle, et, voyant sa petite fille tressaillir en ouvrant les yeux, elle lui en demanda la cause; alors Marie, dans son langage d'en­fant, raconta son rêve étrange : « Que veut dire ce songe, maman? a-t-il un sens? — Oui, il en a un; mais je ne crois pas que tu puisses le comprendre maintenant, ma chérie, répondit la mère; peut-être plus tard, dans de longues années, tu en pénétreras le sens. Ce brillant rayon d'or nous enseigne que le chemin du ciel est lumineux ; cette ligne étroite, que c'est une route resserrée ; le temps si court qu'il t'a fallu pour en sortir, qu'il est facile à perdre ; la vaste et lugubre mer où tu as erré dans la nuit, que, en dehors de ce chemin, tout est froid, sombre, orageux; la façon dont tu l'as retrouvé montre que Dieu seul peut nous garder du froid et des écueils qui nous en­vironnent, et que le prier, s'en fier à son amour est le meilleur moyen de nous maintenir dans l'étroit sentier d'or et d'arriver à notre bon et brillant logis : le ciel. »

LE CHAPEAU NOIR. 

Vers ce temps, Rosemonde alla avec sa mère demeurer à Paris. Une dame âgée vint un matin leur faire visite. Cette dame était une vieille amie de la mère de Rosemonde, mais comme elle avait voyagé depuis quelques années, Rosemonde ne l'avait pas encore vue, et elle s'écria dès que l'étrangère eut quitté la chambre :

« Maman ! je n'aime pas du tout cette vieille dame. Je suis bien fâchée que vous ayez promis d'aller la voir à sa campagne et de m'emmener avec vous, car elle me déplaît beaucoup, maman.

—       Je ne t'emmènerai pas avec moi si tu n'as pas en­vie de venir, Rosemonde. Mais je ne puis deviner pour­quoi tu n'aimes pas cette dame; tu l'as vue ce matin pour la première fois, et tu ne sais rien de ce qui la concerne.

—       C'est vrai, maman; mais c'est égal, elle me déplaît, bien sûr; et je l'ai prise en grippe du moment qu'elle est entrée dans la chambre.

—       Pour quelle raison, Rosemonde?

—       La raison, maman ! je ne sais pas; je n'ai pas de raison particulière pour cela.

—       Fort bien; mais, particulière ou non, donne-moi une raison, donne-moi un motif quelconque.

—       Je ne peux pas vous donner de motifs, maman, car je ne sais pas pourquoi je n'aime pas cette vieille dame. Vous savez bien, maman, que très-souvent, c'est-à-dire quelquefois, il arrive que les gens nous plaisent ou nous déplaisent, sans motif, sans que nous sachions pourquoi.

—       Nous!... Parle pour toi seule, Rosemonde, car pour mon compte, j'ai toujours quelque raison pour aimer ou ne pas aimer les gens.

—       Maman, je suis sûre que je trouverais quelque rai­son aussi, si je voulais bien chercher; mais je n'y ai pas songé du tout.

—       Je te conseille alors d'y songer et de tâcher d'en trouver une. Les sots quelquefois aiment, ou, comme il leur plaît à dire, prennent en affection, à la première vue, des personnes qui ne méritent point d'être aimées, qui sont d'un mauvais naturel, qui ont un caractère fâcheux ou des défauts graves. D'autres fois les sots prennent en haine, ou, comme ils disent, en grippe, en antipathie, ceux qui ont des qualités estimables, un caractère droit et un bon naturel.

—       Ce doit être bien désagréable, bien malheureux, dit Rosemonde, commençant à devenir sérieuse.

—       Oui, cela est fort désagréable, comme tu dis, fort malheureux pour les sots, puisque, avec toute liberté de choisir, ils prennent le mauvais de préférence au bon et s'arrangent pour vivre avec ceux qui les rendent miséra­bles, au lieu de rechercher ceux qui auraient pu les rendre heureux.

—       C'est bien fâcheux cela, maman, très-fâcheux; et je ne voudrais pas choisir de cette manière. Peut-être que cette dame qui me déplaît, ou bien, comment dites-vous, maman?... que j'ai prise en antipathie,... peut-être que c'est une bonne femme, au fond?

—       Mais cela serait très-possible, Rosemonde.

—       Maman, je ne voudrais pourtant pas faire comme les sots. Je ne veux pas avoir d'antipathie. Qu'est-ce que c'est qu'une antipathie, maman?

—       Un sentiment de dégoût et de déplaisance que nous ne pouvons justifier par aucune raison. »

Rosemonde resta immobile et silencieuse pendant quel­ques minutes, réfléchissant profondément; enfin, éclatant de rire tout à coup, elle se tint les côtes pendant quel­ques instants sans pouvoir parler, puis elle dit :

« Maman, c'est que je ne puis m'empêcher de rire de la drôle de raison,... une bête de raison que j'allais vous donner pour n'avoir pas trouvé cette dame à mon goût : c'est seulement parce que son chapeau noir était cornu et avait un vilain noeud tout de travers sur le devant.

—       C'était peut-être une raison suffisante pour ne point aimer le chapeau, Rosemonde ; mais il me semble qu'elle ne justifie pas tes préventions contre la personne qui le portait.

—       Non, maman, car je suppose qu'elle ne le porte pas toujours; du moins elle ne couche pas avec, et si je la voyais sans ce vilain chapeau, je pourrais fort bien l'aimer.

—       C'est très-possible.

—       Mais, maman, il y a aussi une autre raison qui fait qu'elle me déplaît : c'est peut-être une raison mauvaise et injuste, et pourtant je ne puis m'empêcher de détester cette « chose ; » et elle ne peut pas la mettre ou l'ôter comme elle veut. Je ne puis jamais la voir sans « cela, » maman, et c'est une chose qui me déplaira toujours beau­coup. J'ai beau savoir que c'est la raison qui fait que je n'aime pas cette dame, je ne peux faire que je l'aime le moins du monde plus pour ça.

—       Le moins du monde plus pour ça! répéta la mère de Rosemonde; ce n'est pas certainement sur la précision de ton langage qu'il faut juger de la justesse de tes pen­sées, ma fille.

—       Oh ! maman, c'est que ce n'est pas une chose que je pense, c'est une chose que je trouve,... que je ne peux m'empêcher de voir. Maman, je ne conçois pas que vous n'ayez pas aperçu,... c'est-à-dire que j'ai bien envie de savoir si vous avez fait attention à cette vilaine chose?

—       Quand tu auras bien voulu me dire ce que c'est que cette « vilaine chose, » il me sera possible de te répondre, Rosemonde.

—       Maman, si vous ne vous en êtes pas aperçue, cela ne vous aura pas choquée, c'est clair.

—       Non, cela ne me paraît pas clair du tout.

—       Bien sûr alors, maman, c'est que vous ne l'avez pas vu. L'avez-vous vu?... je parierais que non! Comment auriez-vous pu ne pas en être choquée? c'est si laid!

—       M'expliqueras-tu enfin ce que tu veux dire, Rosemonde?

—       Je vois bien, maman, que vous ne l'avez pas vu.

—       Vu. quoi?

—       Quand elle a ôté son gant, maman, n'avez-vous pas vu l'affreux doigt, un moignon de doigt; et cette grande vilaine peau rouge, ridée, qui couvre tout le des­sus de sa main!... Maman, je suis bien aise qu'elle ne m'ait pas tendu la main en s'en allant, je n'aurais jamais pu prendre cette main-là et je n'aurais pu m'empêcher de retirer la mienne.

—       Il n'y avait nullement à craindre qu'elle te présen­tât cette main-là, Rosemonde; elle n'ignore pas que cette cicatrice est désagréable à voir, et si tu t'étais donné la peine de le remarquer, tu aurais vu que c'est son autre main qu'elle m'a offerte quand je lui ai tendu la mienne.

—       Elle a fort bien fait. Ainsi elle sait donc que c'est très-laid... Pauvre femme! comme elle en doit être cha­grine et honteuse!

—       Elle n'a nulle raison d'en être honteuse; elle doit bien plutôt en être fière.

—       Fière, maman, et pourquoi? vous savez donc quel­que chose d'extraordinaire là-dessus?.,. Voulez-vous me dire ce que vous en savez, maman?

—       Je sais que c'est en sauvant sa petite-fille sur le point d'être brûlée vive qu'elle s'est blessée ainsi. L'enfant, se trouvant seule dans une chambre, s'était trop approchée de la cheminée, sa robe prit feu; la mousseline en un mo­ment fut en flammes. La petite, en sa terreur, courut à la porte en criant; les servantes accoururent; les unes restè­rent immobiles de peur, les autres ne savaient que faire. La grand'mère entendit les cris, s'élança du haut de l'es­calier, vit l'enfant dont les cheveux et les vêtements étaient déjà tout en feu, se jeta sur elle et la roula dans la natte qui était sur le plancher. La bonne grand'mère ne s'était pas occupée du danger qu'elle pouvait courir elle-même, et dans le premier moment elle n'avait ni pensé ni senti combien elle était brûlée; ce ne fut que quand le chirur­gien eut pansé l'enfant qu'elle lui montra sa main. Elle était si cruellement brûlée, qu'on jugea nécessaire de cou­per la phalange d'un des doigts, et la cicatrice que tu trouves si affreuse est la marque laissée par le feu.

—       Chère, bonne, courageuse femme! Quelle tendre, quelle excellente grand'mère! s'écria Rosemonde. Oh! ma­man, si j'avais su tout cela! Maintenant que je le sais, combien je pense différemment! Était-ce assez injuste, assez stupide à moi de la trouver déplaisante, et cela pour un noeud mal tourné sur son chapeau noir et à cause de cette même cicatrice, de cette chère main! Maman, bien sûr que je ne retirerais pas ma main si elle m'offrait la sienne maintenant... Oh! que j'ai envie d'aller la voir, à présent, tout de suite! M'emmènerez-vous avec vous, ma­man, quand vous irez à sa campagne?

—       Volontiers, ma chère enfant. »

PAPA L'ÉCUREUIL ET QUIQUI. 

" Vis-tu jamais en sa cage Maître écureuil faisant rage Pour élargir sa prison, Courir, bondir sans relâche Et multiplier sa tâche Sans changer son horizon ? »

Il y avait une fois un joli bois, et dans ce joli bois il y avait de beaux grands arbres, dans un de ces arbres il y avait un trou; et ce trou était tout garni en dedans de mousse et de feuilles sèches. C'était la maison de M. et Mme l'Écureuil; ils y demeuraient avec quatre enfants, Boubi, Gris-gris, Quiqui et Casse-noix. La famille eût été très-heureuse, si Quiqui n'avait pas été grognon et toujours mécontente de tout. Elle essayait de faire partager sa mauvaise humeur à ses frères et à sa soeur. Elle voulait toujours avoir la meilleure place et prendre celle des autres.

Un jour, le père et la mère étaient allés courir les bois pour chercher des noisettes et leur en rapporter ; les enfants commencèrent à jouer ensemble très-gentiment ; mais bientôt Quiqui poussa Gris-gris contre Roubi, et vou­lut mettre Casse-noix dehors, parce qu'elle trouvait la maison trop petite, et la voulait à elle toute seule. Quiqui avait un mauvais caractère, ce qui causait bien du chagrin au papa et à la maman Écureuil, qui l'avaient reprise avec douceur, mais sans succès. Souvent ils passaient la nuit sans dormir à se demander comment ils pourraient corri­ger leur méchante enfant. Cette fois, ils trouvèrent en rentrant toute la famille consternée ; à la mine hargneuse de Quiqui ils devinèrent qu'elle avait joué encore quelque mauvais tour à ses frères et à sa soeur.

Le lendemain matin au petit jour, le papa Écureuil dit à Quiqui de se lever et de venir avec lui. Elle ne deman­dait pas mieux, car il faisait beau et le bois était charmant ; on y trouvait en abondance des noisettes, des glands et des mûres de ronces, que Quiqui aimait beaucoup ; aussi se promit-elle de s'en bien régaler, mais le père sautait de branche en branche, et ne s'arrêtait pas. Quiqui n'était pas aussi agile et ne pouvait le suivre que de loin. Tout à coup le papa se retourna et dit : « Quiqui, vous devenez méchante ; vous vous êtes très-mal conduite hier, et vous méritez d'être punie. » Il la prit alors par la patte et grimpa lestement à un arbre. L'arbre était très-grand, et ils montaient toujours. Quiqui avait peur; le coeur lui bat­tait très-fort. Enfin ils arrivèrent à un petit trou noir, où il y avait juste assez de place pour Quiqui ; son père l'y fourra et lui dit d'y rester; il n'y avait pas de branche auprès, et si elle essayait de sortir du trou, elle tomberait infailliblement d'une grande hauteur et se tuerait. Après lui avoir donné cet avis, papa l'Ecureuil s'en alla; Quiqui, restée seule, l'entendit redescendre prudemment le long du tronc, et frôler les feuilles mortes à terre avec sa queue et ses pattes, comme il s'en retournait au logis.

L'heure du dîner arriva : Quiqui espérait que son papa ou sa maman lui apporteraient à manger. Mais non... per­sonne ne vint. Elle se mit à pleurer, car elle avait grand'faim. Elle tâta tout autour avec sa patte, et finit par trouver au fond du trou un petit gland desséché. Elle regarda par l'ouverture, mais la tête lui tourna : c'était si haut! Elle se mit à réfléchir ; elle songea à son mauvais caractère, à la façon dont elle s'était conduite avec ses frères et sa soeur. « Ah ! si on voulait seulement venir me chercher, je ne recommencerais plus, » disait-elle en pleurant. Mais per­sonne n'était là pour l'entendre, et les branches, en s'entrechoquant, semblaient lui dire : « Il est trop tard ! » Que le temps lui semblait long! Voilà l'heure où l'on soupait dans le bon petit nid de mousse ; personne ne pensait donc à la pauvre Quiqui ! allait-on la laisser mourir là de soif et de faim? Le soleil se coucha: la nuit vint. Il s'éleva un grand vent qui soufflait et sifflait à travers les arbres. Elle vit passer une grande aile noire. C'était sans doute un hibou, à la recherche de quelque proie à rapporter à ses enfants ; s'il découvrait Quiqui, il n'en ferait qu'une bou­chée. Elle se blottit tout effrayée au fond du trou. Cepen­dant la pluie commença de tomber ; elle ruisselait le long des hautes branches, et pénétrait jusqu'à la pauvre Quiqui, dont le poil fut bientôt tout mouillé. Elle eut beau ra­mener sa longue queue en panache sur sa tête, elle ne put se garantir, et fut bientôt trempée jusqu'aux os. Si jamais elle sortait de là, elle ne s'exposerait plus à pareille aventure; mais en sortirait-elle? A ce moment, elle crut entendre un léger bruissement de feuilles, puis un petit bruit le long de l'écorce ; et enfin la tête de papa l'Écu­reuil parut à l'entrée du trou. Vous jugez de la joie de Quiqui! Elle demanda pardon de ses sottises, et promit d'être à l'avenir une bonne et docile petite personne, de ne plus taquiner ses frères et sa soeur, d'être aussi aima­ble et complaisante qu'elle avait été hargneuse et maussade.

Son père, qui vit qu'elle était vraiment repentante, la prit par la patte; ils redescendirent ensemble de l'arbre, et retournèrent au nid bien chaud, où les attendait un bon souper de glands doux et de noisettes fraîches. Tous étaient joyeux de revoir Quiqui, et elle plus contente encore. Quand il lui prenait envie de redevenir méchante, elle pensait au trou noir, où elle était restée sans dîner, où elle avait eu peur du hibou et de sa grande aile noire, où elle avait entendu gronder le vent, tomber la pluie, et elle redevenait douce et obéissante.

LA STATUE DE SAINT KEWEN. 

Saint Kewen était un ermite qui aborda, il y a bien, bien longtemps, dans une île qu'on appelle l'Irlande, et où ha­bitaient alors des hommes à demi sauvages. Il venait, au nom de Notre- Seigneur Jésus-Christ, leur apprendre à s'aimer les uns les autres, à prier Dieu, à pardonner à leurs ennemis. Ils le reçurent fort mal et le firent prison­nier; les plus méchants voulaient le tuer, mais les petits enfants, qui connaissent d'instinct ceux qui leur veulent du bien, se pressèrent autour de lui, et s'attachèrent à sa robe, en sorte que les parents décidèrent qu'on le leur donnerait pour esclave.

Ils dirent aux enfants qu'ils étaient libres de faire du mal à Kewen, de lui tirer la barbe et de le tourmenter de toutes les façons. Il y en eut qui voulurent essayer, mais le saint était si doux et si patient, qu'ils ne purent réussir à le mettre en colère ; ils se lassèrent plus vite de leur méchanceté que l'ermite ne se lassa de souffrir. Il aimait les animaux et partageait son. pain et son eau avec eux. Les oiseaux du ciel venaient souvent le visiter.        

On raconte qu'un jour, comme il priait, les deux mains étendues, une hirondelle entra par la fenêtre de sa cellule et déposa un oeuf dans l'une de ses mains. Le saint n'a­baissa point sa main; il ne la ferma que quand l'hirondelle y eut déposé tous ses oeufs, et qu'après avoir achevé de les couver, elle laissa ses petits prendre l'essor.

C'est en mémoire de ce miracle de patience que la statue du solitaire tient dans sa main une hirondelle. 

LA MÈRE AUX ABEILLES.

Laissez-moi vous conter une histoire de mon couvent. Il y avait une reli­gieuse qu'on appelait la mère cellérière; elle m'avait habituée à l'aider. Quand nous avions rangé le vin dans la cave, nous allions soigner les abeilles; car elle était la mère aux abeilles, charge très-importante. L'hiver, elle les nourrissait, elle leur donnait de la bière douce à sucer dans sa main; l'été, quand elle se promenait dans le jardin, les abeilles s'accrochaient à son voile, et la bonne religieuse prétendait être aimée et connue de ces petites bêtes.

Moi aussi, j'avais alors une grande inclination pour les abeilles. La mère cellérière disait qu'avant tout il fallait vaincre la peur qu'elles inspirent, et ne pas remuer quand l'une d'elles veut piquer, qu'alors elle ne piquait jamais fort. Cela me coûta de grands combats. Je formais le des­sein de me tenir tranquille au milieu des abeilles qui bour­donnaient à l'entour ; mais tout à coup, la peur me prenait, je me sauvais, et tout l'essaim volait après moi. Enfin je parvins à m'y habituer, et j'en retirai bien du plaisir. Souvent j'allais leur rendre visite avec un gros bouquet par­fumé que je leur tendais, et sur lequel elles venaient se poser.

Je me plaisais à soigner leur petit jardin particulier, et j'y plantais principalement des oeillets rouges bien odo­rants. La vieille religieuse me faisait alors le plaisir de dire qu'on démêlait dans le miel le goût de toutes les fleurs que j'avais cultivées. Elle m'enseigna aussi la ma­nière de réchauffer les abeilles quand elles sont gelées. Elle se frottait la main d'orties et d'une certaine petite plante odorante, nommée herbe au chat; elle ouvrait la grande coulisse de la ruche, et fourrait sa main dedans; toutes les abeilles venaient se mettre dessus et s'y réchauf­fer. J'ai souvent fait comme la religieuse, et fourré dans la ruche ma petite main à côté de la sienne. Aujourd'hui j'ai eu envie de faire de même ; mais je ne m'en suis plus senti le courage. Voilà comme l'on perd son innocence et les dons qu'elle vous accorde.

BEttina d'Arnim.

Enfants, heureux enfants, dont la douce innocence Fait éclore le bien en le voyant partout. Ah ! conservez la foi des jours de votre enfance, Elle charme, colore, et soutient jusqu'au bout.

RECETTE POUR SE MAINTENIR EN BONNE HUMEUR.

(intérieur d'une classe)

La maîtresse. — Nous avons lu ce matin, dans l'histoire sainte, la marche des Israélites à travers le désert après leur sortie d'Egypte. Qu'est-ce qui vous a le plus frappées dans ce récit, mes enfants?

Une élève. — La patience de Moïse; son dévouement à cette foule qui murmurait sans cesse contre lui. Il la délivre d'esclavage, marche à sa tête lors du passage de la mer Rouge. Elle trouve les eaux de source amère, Moïse en adoucit l'amertume. Elle se plaint de n'avoir plus de pain, Moïse s'adresse à l'Éternel, qui fait pleuvoir la manne. La sécheresse augmente et le peuple dit à son chef : « Ne nous as-tu tirés de l'Égypte que pour nous faire mourir de soif ici ? » Moïse frappe le rocher aride, et l'eau en jaillit. A chaque plainte il répond par un nouveau miracle, mais loin de s'apaiser, le mécontentement des Israélites augmente.

La maîtresse. — A quoi pensez-vous qu'il faille attri­buer ce mécontentement, aux circonstances ou au caractère du peuple israélite? 

Plusieurs élèves. — Au caractère ; car les circon­stances étaient aussi pénibles et plus difficiles pour Moïse que pour ceux qu'il conduisait, et il ne s'en irritait pas comme eux.

La maîtresse. — D'où croyez-vous que lui vînt sa douceur?

rixe élève. — De son entière confiance en Dieu et de son empire sur lui-même.

La maîtresse. — N'avons-nous pas sous les yeux de fréquents exemples de cette disposition blâmeuse?

Les élèves. — Oui, oui.

La maîtresse. — Lesquels?

Les élèves. — On voit souvent ici, et ailleurs, des personnes qui ne sont jamais contentes, qui murmurent à propos de tout, qui se plaignent du beau temps comme de la pluie.

La maîtresse. — Ces personnes-là sont-elles heu­reuses?

Les élèves. — Oh ! non, tant s'en faut.

La maîtresse. — Rendent-elles les autres heureux?

Une élève. — Pas du tout. J'avais une cousine, qui...

La maîtresse. — Chut ! il n'est pas nécessaire, ma chère enfant, de citer des noms propres. J'ai aussi connu bon nombre de personnes, douées de santé, de richesse, de tous les biens de la vie, qui se rendaient malheureuses à plaisir. Elles ne voyaient jamais que le mauvais côté des choses. Tout leur était sujet d'inquiétude et de tourments. A la pension, elles se souhaitaient chez elles; de retour chez leurs parents, elles eussent voulu être en pension.

Désirant sans cesse un changement, elles se plaignaient de leurs maîtresses, de leurs compagnes, des leçons, de la nourriture, du lit. C'est une véritable maladie morale, dont nous avons toutes, plus ou moins, ressenti les at­teintes.

Les élèves. — C'est vrai.

La maîtresse. — Eh bien, il nous faut travailler de bonne foi à nous en guérir.

Les élèves. — Oui, mais comment?

La maîtresse. — C'est bien simple. Nous sommes convaincues, n'est-ce pas, que c'est une disposition fâ­cheuse, nuisible à nous et aux autres?

Les élèves. — Certainement.

La maîtresse. — Alors tâchons de nous abstenir de toute espèce de plainte pendant une semaine. Qui d'entre vous veut prendre l'engagement de ne se plaindre de rien, ni de personne, pas môme de soi, de son peu d'in­telligence ou de capacité ? Si l'on rencontre des difficultés dans l'étude, on me les exposera afin d'être aidée, mais sans se plaindre. Que celles qui sont pour cette expérience pratique lèvent la main.

Toutes les élèves lèvent la main en même temps.

La maîtresse. — A la bonne heure. Cela s'appelle, si je ne me trompe, le suffrage universel. Voilà un bon accord qui me fait bien augurer du succès de notre épreuve.

Le rapport sur les résultats de l'expérience à la fin de la semaine a constaté que, sur cinquante élèves, six seu­lement avaient manqué à leur résolution ; encore n'était-ce qu'involontairement par de courtes phrases, par un mot impatient échappé trop vite, eût qu'on et voulu rétracter l'instant d'après.

Les enfants grognons se trouveront bien d'essayer de cette excellente recette.

L'ARAIGNÉE ET LA MOUCHE.

FABLE. (Imité de l'anglais)

« Viens donc, ma mie, en mon petit salon, Dit l'araignée au moucheron; C'est un gentil salon, tout revêtu de soie; Par l'escalier tournant monte, que je te voie, Monte, et je garantis que tu t'amuseras. — A d'autres ! répondait en bourdonnant la mouche ; Ton escalier tournant est un endroit très-louche : On y monte, c'est bien, mais l'on n'en descend pas. — Toujours voler de la fenêtre au mur, à la longue est un métier dur, dit l'araignée. Allons, descends, petite mouche ; Allons, viens mollement reposer sur ma couche; Les draps sont blancs et fins, et les rideaux soyeux. Viens, je te bercerai. — A d'autres! Moi, je vole ! Fi d'un lâche repos ! Sur ta couche si molle Celle qui s'endormit ne rouvre plus les yeux.

—       Eh! comment donc te prouver mon amour, Si tu folâtres tout le jour ? Dit la rusée; ici j'amasse en mes armoires Des plats sucrés, du vin, du laitage, des poires; Viens, bijou ; du repas je ferai les honneurs.

—       Non, dit la mouche, non. Madame charitable, Je sais ce que l'on sert chaque soir sur ta table,

Tu ne m'y verras point. Nargue à tes mots flatteurs !

—       Quel jugement! que de tact et d'esprit! Où prend-elle ce qu'elle dit?

Elle est vraiment aussi sage que belle ! Sa parure est de gaze, et de jais sa prunelle ; Regarde-toi plutôt, la belle, en mon miroir !

—       Nenni ; je ne suis pas dupe de ta grimace, Dit la mouche. Vraiment, pour se voir à la glace, Dans ton sombre palais, madame, il fait trop noir. »

Pst !... aussitôt passant je ne sais où, L'aragne a regagné son trou. Une toile s'ourdit en une autre encoignure, Une autre table est mise, attendant la pâture, Et l'araignée est là qui chante sur le seuil : « Mouche, à la belle aigrette, au velouté corsage, A l'aile verte et pourpre, à l'aimable visage, Aux yeux de diamant éblouissant mon oeil,

Oh ! malgré moi j'admire ta beauté! » Hélas ! elle a trop écouté. Sotte mouche! elle approche et plus près elle vole. Ne songeant qu'à sa robe à la verte auréole, Au corsage, à l'aigrette ; elle vole, elle vient. Et retourne et tournoie et bourdonne sa gloire. Etale étourdiment de ses ailes la moire, Approche, et l'araignée en ses griffes la tient. Elle la traîne en son escalier noir, Au salon du triste manoir. Elle l'étendit là sur l'inhumaine couche, Et jamais, plus jamais ne bourdonna la mouche!... Il est un sens caché dans ce conte enfantin : Ne répondez jamais aux flatteuses paroles ; Mais, fermant votre oreille à leurs charmes frivoles. Muets sourds et joyeux, passez votre chemin.

A. de Montgolfier.

GENEVIÈVE. 

Cette petite fille de sept ans qu'un évêque bénit, était un enfant comme vous. Il y a quatorze siècles, c'est-à-dire quatorze fois cent ans, qu'elle vint au monde dans un village des environs de Paris qu'on appelle Nanterre. Elle se montra, toute petite, si sage, si raisonnable et si pieuse, que les autres enfants la respectaient et l'aimaient. Quand ils se dispu­taient, c'était Geneviève qui les réconciliait. Comme elle n'avait jamais menti, on croyait tout ce qu'elle disait. L'évêque Germain, passant par le village, n'eut qu'à la regarder pour voir qu'elle serait un jour une grande sainte. Il l'appela et lui demanda ce qu'elle désirait? « Je voudrais servir le bon Dieu et mon prochain, répondit - elle. — Vous serez exaucée, mon enfant, » lui dit le saint évêque. Il lui posa ses deux mains sur la tête, et lui passa au cou une petite médaille de cuivre sur laquelle était gravée la croix. Elle ne porta jamais d'autre bijou. Quoi­que ses parents fussent à leur aise, ils l'envoyaient garder les moutons aux champs, ce qu'elle faisait de bon coeur. Elle n'avait pas peur des loups, car elle se sentait tou­jours sous la main de Dieu. Cependant il y avait en ce temps-là des hommes bien plus à craindre que les loups. Des peuplades barbares qu'on appelait les Huns avaient pénétré dans la Gaule, — c'était alors le nom de notre beau pays de France. Ils pillaient et brûlaient les villes et les villages; ils poursuivaient et tuaient les pauvres ha­bitants, qui se sauvaient au fond des bois. Ils étaient laids, couverts de peaux de bêtes, effrayants à voir.

Geneviève était allée à Paris visiter sa marraine, lors­qu'un jour elle entendit crier : « Voilà les Huns et leur roi Attila! Nous sommes perdus! » Tout le monde courait, sans savoir où. Geneviève, qui était devenue grande, sortit dans la rue, et Dieu lui ayant révélé que c'était une fausse alarme, elle rassura les fuyards. Elle leur dit que les Huns n'appro­cheraient pas, que l'évêque de Troyes les avait arrêtés sur la rive gauche de la Seine, et qu'ils seraient défaits par

une grande armée avant d'atteindre Paris. Elle parlait si bien et avec tant d'autorité que beaucoup de gens la cru­rent; mais d'autres l'insultaient, disant qu'elle voulait faire la prophétesse, qu'elle ne pouvait savoir ce qui se passait au loin. Ils l'appelaient sorcière et voulaient la faire mou­rir. Elle ne se plaignit ni ne s'effraya, ayant mis toute sa confiance en Dieu. La nouvelle de la victoire remportée sur les Huns vint confirmer la prédiction de Geneviève. Alors tout changea. Elle fut en grande vénération, et il ne se faisait rien dans Paris qu'on ne demandât conseil à la bergère, et ses conseils étaient bons, car elle priait Dieu de l'éclairer et de lui inspirer ce qu'il fallait faire pour le salut du peuple. Ainsi, pendant que la ville de Paris était assiégée, la misère devint si grande que les pauvres gens mouraient de faim dans les rues : on ne pouvait se procurer du pain pour or ni pour argent. Geneviève, qui ne crai­gnait pas de s'exposer pour secourir ceux qui souffraient, s'embarqua sur la Seine, remonta le cours du fleuve et parla aux laboureurs et aux fermiers, les priant, les pressant de lui vendre du blé, qu'elle s'engageait à leur payer plus tard : ce qu'elle fit. Elle ramena onze barques chargées de froment dans la ville affamée. Vous jugez quelle fut la joie des pauvres et combien ils la bénirent !

Elle fit construire une église en l'honneur des saints apôtres Pierre et Paul. Le 3 janvier, anniversaire de sa mort, on célèbre sa fête, comme patronne de Paris, dans l'église qui porte son nom et dans celle de Saint-Etienne- du-Mont, où sa châsse est exposée toute l'année à la véné­ration des fidèles.

Enfants qui lisez cette histoire, Gravez-la dans votre mémoire, Tâchez de mériter un jour Autant de respect et d'amour.

COMMENT TOUTES CHOSES TRAVAILLENT.

Dieu n'a créé aucune des choses que nous voyons pour les laisser oisives ; chacune fait son devoir selon le commandement qu'elle a reçu. Le soleil, la lune et les étoiles se travaillent à briller; la mer s'a­gite et se travaille à produire sans relâche choses profita­bles, des poissons et des herbes pour les nourrir ; la terre aussi renouvelle tout ce qu'on jette en son sein et le reforme, tantôt sous une figure, tantôt sous une autre; d'un grain de blé elle fait sortir l'épi, d'un pépin de pomme un pommier, d'un gland un chêne, et cela d'une si grande ardeur que, si on ne lui donne quelque bonne semence, elle se travaillera à produire des épines et des chardons plutôt que de rester à rien faire."

Ainsi disait un père à son fils en marchant sur les grèves de la mer. Ils quittèrent le rivage et suivirent les bords d'un canal creusé dans les terres pour conduire la marée jusqu'à un moulin voisin.

« Vois, enfant, comment les hommes profitent par gentille industrie de cette ardeur de travail et mouvement que Dieu a mise dans les eaux.

« Voici venir la mer pour entrer dedans le canal ; elle trouve la porte fermée, et, ne jugeant serviteur plus secourable et plus propre qu'elle-même, elle pousse, ouvre, entre et fait moudre le moulin pour sa bienvenue, et quand elle s'en voudra retourner, elle fermera la porte derrière elle comme une bonne servante, afin de laisser le canal plein d'eau qui fera moudre le grain jusqu'à son retour.

« Ainsi est-il de notre esprit, pour qui la loi du travail est la vie.

« N'y aurait-il pas grande honte à être paresseux quand tout travaille autour de nous ! »

Celui qui parlait de la sorte était lui-même un grand travailleur. Il s'appelait Bernard Palissy. Il vivait il y a 300 ans.

Né dans l'Agenois vers 1500, mort à la Bastille en 1589.

Vous verrez au musée du Louvre des faïences qui portent son nom et sur lesquelles il a façonné, avec beau­coup d'art, des anguilles, des poissons, toutes sortes d'animaux.

TRAVAILLEZ ! 

J'ai vécu et travaillé. Enfants, ne de­mandez à ce bas monde que du travail. C'est encore ce qu'il peut vous donner de mieux, car la malédiction de Dieu est plus riche en dons que la bénédiction des hommes. Le Seigneur a dit : « Aux fronts, la sueur. » Les hommes disent : « Aux fronts, les couronnes ! » et nous sommes couronnés. Mais qu'il soit d'or ou de fleurs, le cercle se resserre, ensanglante la chair et se rompt.

Travaillez, travaillez! Le travail vaut mieux par lui- même que ce qu'il rapporte, honneur, argent ou gloire.

Elisabeth Browning.

LE PETIT TAMBOUR. 

Un jeune garçon s'était engagé comme tambour dans un régiment. Son bon naturel lui avait gagné l'affection des officiers. Un jour, ceux-ci, réunis sous une tente, buvaient à la mémoire d'un de leurs camarades qu'ils venaient d'enterrer; le petit tambour passait, on l'appela, et son lieutenant lui présenta un demi-verre d'eau-de-vie.

« Merci, mon officier, dit le jeune garçon ; je ne bois pas de liqueurs fortes.

—       Tu ne peux pas refuser, tapin, reprit le lieutenant, quand tes supérieurs te font l'honneur de trinquer avec toi.

—       C'est bien de la bonté à eux, dit le jeune tambour; mais je ne peux pas.

—       Il a peur de boire, reprit le lieutenant en se tour­nant vers le capitaine : ce ne sera jamais un soldat.

—       Qu'est-ce que c'est ! dit le capitaine en affectant un ton sévère. Je t'ordonne de boire, et tu sais qu'à la guerre la désobéissance est punie de mort. »

Le pauvre enfant se redressa de toute sa hauteur et répondit d'une voix ferme en fixant, ses yeux limpides sur ceux de l'officier :

« Capitaine, mon père est mort d'ivrognerie, et quand je suis parti pour l'armée, j'ai promis à ma mère, à ge­noux devant elle, qu'avec l'aide de Dieu je ne porterais pas à mes lèvres une seule goutte d'eau-de-vie ou de rhum, et je veux tenir ma promesse. Je suis bien fâché de vous désobéir, mais j'aimerais mieux être fusillé que de manquer de parole à ma mère. »

Le capitaine lui tendit la main. « Tu es un honnête garçon et un brave coeur, lui dit-il; tu seras un jour un vaillant officier, car celui qui sait s'abstenir et commander à lui-même est digne de commander aux autres. »

L'OIE QUI SAUVE SON MAITRE. 

Beaucoup de gens s'imaginent que les oies sont des oiseaux stupides, et l'on entend souvent dire : « Bête comme une oie, » ce qui est une mauvaise façon de parler, d'abord parce que c'est grossier pour les personnes, et injuste et faux pour les oies, qui ont reçu de Dieu la part d'intelligence qui leur est nécessaire et même ce qu'il en faut pour être utile aux autres.

La célèbre ville de Rome fut sauvée par les oies, dont les cris donnèrent l'alarme au moment où l'armée des Gaulois montait à l'assaut. Ces oies avaient eu l'esprit de veiller pendant que tous les habitants dormaient sotte­ment. Mais j'ai une histoire à vous conter qui prouve que cet oiseau a beaucoup plus de sens qu'on ne lui en suppose.

J'ai connu une oie, d'un blanc de neige, qui avait pris son maître en si grande amitié qu'elle le suivait partout. C'était un riche fermier. S'il montait à cheval, le pauvre oiseau volait en avant ou au-dessus de lui; quand il se promenait dans ses champs, elle se prélassait à ses côtés. Elle refusait de manger quoiqu'elle eût faim, et ne voulait rien prendre que de la main de son maître. A dîner, elle se perchait patiemment sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur la pelouse; de là, elle ne perdait pas de vue son protecteur, se tenant droite sur une patte, puis sur l'autre, quand elle était fatiguée.

11 arriva que, par une belle après-midi d'automne, elle suivit son maître sur un terrain marécageux qui avoisinait une tourbière; le fermier, se fiant à sa connaissance du pays, ne prenait pas trop garde au chemin; tout à coup le sol mobile céda sous ses pieds et il enfonça dans un trou. Plus il faisait d'efforts pour s'en tirer, plus avant il entrait, et il aurait certainement disparu s'il n'avait eu la présence d'esprit de mettre son fusil en travers du trou sur deux souches d'arbres qui se trouvaient de chaque côté. Il se cramponna au fusil, mais il n'avait pas assez de force pour se dépêtrer de la vase épaisse où il était plongé et des racines et mauvaises herbes qui lui serraient les jambes.

Son oie fidèle, en le voyant ainsi arrêté, fit le tour du trou, allongeant le cou et gloussant doucement; enfin elle s'éleva dans l'air et tournoya au-dessus de sa tête, fai­sant le plus de bruit possible des ailes et du bec. Des hommes qui tiraient de la tourbe du marais voisin enten­dirent les cris de l'oiseau et remarquèrent son manège, ils arrivèrent à temps pour délivrer le fermier. Rien n'é­gala le ravissement de la pauvre oie quand elle vit son maître sain et sauf; elle se frottait comme un chat contre ses jambes, battait des ailes et gloussait de joie. Aussi le fermier reconnaissant voulut que, tout le reste de sa vie, elle fût traitée avec les soins et les égards dus à l'important service qu'elle lui avait rendu.

J'espère que les petits garçons qui liront cette histoire ne seront plus tentés de dire : « Bête comme une oie. » Je leur demanderai si, se trouvant à la place de l'oie, ils auraient pu faire mieux que ce qu'elle a fait?

Être animal ce n'est pas être bête;

Le chien, l'oiseau, chacun a son esprit.

Enfants, sachez que la meilleure tête

Se juge à ce qu'on fait plutôt qu'à ce qu'on dit.

PERFECTION DES OUVRAGES DE DIEU.

Conversation d'une mère avec sa fille

(La mère et l'enfant travaillent ensemble.)

L'enfant. — Ah! maman, mon aiguille vient de se casser.

La mère. — Je vais t'en donner une autre.

L'enfant. — Avec quoi fait-on les aiguilles?

La mère. — Tâche de le deviner.

L'enfant. — Je ne peux pas, maman.

La mère. — Tu connais les métaux?

L'enfant. — Oui, maman; j'en ai des échantillons dans ma petite boîte.

La mère. — Eh bien, les aiguilles sont-elles de bois, de pierre, de marbre?

L'enfant. — Oh! non, elles sont de métal; mais de quel métal?

La mère. — Tâche toujours, avant de questionner, de deviner toute seule ce que tu veux savoir ; cela est très- amusant.

L'enfant. — Voyons!... Une aiguille est de métal : ce n'est pas d'argent, car elle n'est pas blanche; ce n'est pas d'or, car elle n'est pas d'un beau jaune brillant; ce n'est pas de cuivre, car elle n'est pas d'un vilain jaune qui sent mauvais;... mais, maman, elle est donc de fer?

La mère. — T'y voilà.

L'enfant. — Mais, maman, le fer n'est pas uni et brillant comme cela.

La mère. — C'est qu'il a été poli et préparé d'une certaine manière, et quand on l'a rendu comme tu le vois, on ne l'appelle plus du fer, on l'appelle de l'acier : ainsi l'acier est du fer poli.

L'enfant. — Et une aiguille est d'acier. A présent, je vais deviner comment on la fait...

La mère. — Cela est impossible, tu ne pourrais le deviner; mais nous irons ensemble à une manufacture

dans laquelle on fait des aiguilles; tu en verras faire, et cela t'amusera beaucoup.

L'enfant. — Je voudrais savoir comment on fait toutes les choses dont nous nous servons.

La mère. — Tu as raison ; il est honteux d'ignorer les choses que nous avons sans cesse sous les yeux.

L'enfant. — Maman, permettez-moi de regarder vos aiguilles.

La mère. — Tiens, voilà mon étui.

L'enfant. — Mon Dieu! comme en voilà de petites! Comme cela est joli! comme cela est fin!.. Il faut que les hommes soient bien adroits pour faire quelque chose de si délicat...

La mère. — Te rappelles-tu d'avoir vu à la foire un petit chariot d'ivoire traîné par une puce qui y était atta­chée avec une chaîne d'or?

L'enfant. — Oh! oui, maman, cela était charmant.

La mère. — J'ai lu dans un journal allemand qu'un ouvrier nommé Oswald Nerlinger fit une coupe d'un grain de poivre, et que cette coupe en contenait douze autres...

L'enfant. — Oh! comme ces douze coupes devaient être petites puisqu'elles tenaient dans un grain de poivre!

La mère. — Ce n'est pas tout. Chacune de ces petites coupes avait son bord doré et se tenait sur son pied.

L'enfant. — Que j'aurais donc voulu voir cela !

La mère. — Tu as raison d'admirer l'adresse des hommes; elle est en effet étonnante et mérite bien que l'on apprenne avec soin comment se font tant de curieux ouvrages ; cependant il y a bien d'autres choses plus dignes d'être admirées...

L'enfant. — Apprenez-les-moi donc, chère maman.

La mère. —Je vais tout de suite t'en donner une idée.

(Elle se lève.)

L'enfant. — Que voulez-vous, maman?

La mère. — Je veux approcher de nous le micro­scope de ton papa, qu'il a fait apporter dans ce cabinet ce matin.

L'enfant. — Je suis bien aise; j'aime à regarder dans un microscope.

La mère. — Celui-ci est excellent et grossit prodigieu­sement les objets. Je vais mettre sous le verre la plus pe­tite de mes aiguilles. Regarde bien auparavant comme elle est fine, unie et polie... A présent, regarde-la à travers le verre. Eh bien, que vois-tu?

L'enfant. — Mon Dieu, maman, c'est affreux ce que je vois : cette aiguille me paraît toute raboteuse...

La mère. — Tu y vois des trous, des sillons, des iné­galités, n'est-ce pas?

L'enfant. — Cela ressemble à une vilaine barre de fer bien grossière.

La mère. — Eh bien, tout ce que tu vois là, toutes ces imperfections se trouvent réellement dans cette aiguille: nos yeux sont trop faibles pour apercevoir ces défauts sans le verre qui grossit l'aiguille ; mais ces défauts n'en sont pas moins réels.

L'enfant. — L'ouvrier qui a fait cette aiguille serait honteux, s'il la regardait au microscope.

La mère. — Ote cette aiguille, je vais mettre autre chose sous le verre.

L'enfant. — Qu'est-ce que c'est, maman ?

La mère. — C'est un petit aiguillon d'abeille.

L'enfant. — Oh! qu'il est petit et joli!... et comme il est luisant et uni ! mais je sais d'avance qu'au micro­scope il paraîtra tout raboteux...

La mère. — Le voilà posé : regarde.

L'enfant, regardant. — Ah! que cela est singulier, maman !

La mère. — Eh bien?

L'enfant. — Il est grossi, grossi comme l'aiguille, et il n'est pas du tout raboteux;... au contraire, il est toujours aussi uni... L'aiguille n'avait plus de pointe, et cet aiguil­lon a toujours une pointe fine comme un cheveu. Pourquoi donc cela, maman?

La mère. — C'est que l'ouvrier qui a fait cet aiguil­lon est infiniment plus habile que celui qui a fait l'ai­guille.

L'enfant. — Quel est donc cet ouvrier si habile?

La mère. — Celui qui a fait les cieux, les astres, la terre, les plantes et toutes les créatures.

L'enfant. — C'est Dieu.

La mère. — Assurément! N'est-ce pas Dieu qui a fait les abeilles et tous les animaux?

L'enfant. — Certainement.

La mère. — C'est donc Dieu qui a fait l'aiguillon de cette abeille; voilà pourquoi cet aiguillon est si supérieur à une aiguille, parce qu'une aiguille n'est faite que par un

homme. Mais continuons de regarder dans le microscope.

Voici un petit morceau de mousseline de la plus grande finesse; place-le sous le verre. Que vois-tu?

L'enfant. — Je vois comme un gros filet tout inégal, et bien mal fait.

La mère. — Voici un petit morceau d'une dentelle superbe; regarde comme elle est bien travaillée...

L'enfant. — Oh ! pour cela, je crois que ce sera joli, même au microscope ; le voilà sous le verre.

La mère. — Eh bien?

L'enfant. — C'est horrible... Cela paraît fait de poils tout raboteux avec de grands trous inégaux, et ces fils qui sont si grossiers ont l'air d'être attachés tout de tra­vers.

La mère. — C'est que ce sont encore là les ouvrages des hommes.

L'enfant. — Ah ! maman, voyons à présent un ou­vrage de Dieu.

La mère. — Sais-tu ce que c'est que cela?

L'enfant. — Oui, maman, c'est une coque de ver à soie.

La mère. — Les petits fils qui la composent sont bien fins, bien unis; vois s'ils paraîtront inégaux au micro­scope.

L'enfant, regardant dans le microscope.    Ail! c'est toujours

aussi régulier; la coque est toujours aussi unie, aussi bril­lante, les fils toujours aussi égaux...

La mère. — C'est que cela est l'ouvrage de Dieu. Examinons encore quelque chose ! Qu'est-ce qu'il y a sur ce papier?

L'enfant. — Des petits points faits avec de l'encre et

des petites taches toutes rondes, faites aussi avec de l'encre.

La mère. — Ces petits points et les petites mouche­tures te paraissent bien parfaitement ronds ?

L'enfant. — Oh ! oui, parfaitement ronds.

La mère. — Elles sont faites avec le plus grand soin... Regarde-les au microscope...

L'enfant. — Eh bien ces petits points et ces mouche­tures ne sont plus que de grandes taches toutes inégales et dentelées tout autour, et elles ne sont plus du tout rondes.

La mère. — Ote le papier, nous allons voir de l'ou­vrage de Dieu. Ceci est une aile de papillon; tu vois qu'elle est semée de petites mouchetures rondes ; mets-la sous le verre. Que vois-tu?

L'enfant. — Je vois ce que je voyais sans le verre, excepté que cela est plus grand.

La mère. — Les mouchetures sont toujours aussi rondes, elles ne sont pas dentelées, défigurées, inégales?

L'enfant. — Oh! pas du tout; elles sont parfaites. Oh! comme les ouvrages du bon Dieu sont beaux!...

La mère. — Ils méritent donc bien qu'on se donne la peine de les étudier!

L'enfant. — Sûrement ; mais je ferai toujours comme cela; je les comparerai aux ouvrages des hommes.

La mère. —Et toujours, en toute chose, tu trouveras des défauts dans les ouvrages des hommes, et plus on devient savant, plus on trouve parfaits les ouvrages de Dieu. Cela doit nous faire penser deux choses : la première, que Dieu mérite autant notre admiration que notre amour ;

la seconde, que les hommes orgueilleux sont extravagants, parce qu'ils ne peuvent rien faire de parfaitement beau, de parfaitement régulier, et que leurs plus beaux ouvrages sont pleins d'imperfections quand on les compare à ceux du Créateur.

Mme de Genlis.

LE VER LUISANT.

Ce vermisseau qui, sur la brune, Allume son fanal de nuit, Et qui l'éteint, dès que la lune Fait place au soleil qui la suit, Sans qu'on sache le pourquoi brille Sa douce et tremblante lueur Dans l'ombre et le gazon scintille, Paisible étoile du pasteur. Est-ce sa tête, est-ce sa queue, Se dit-on, qui nous verse, au soir, Cette mignonne lueur bleue, Faible, mais si charmante à voir? Qu'importe ! en créant la lumière, Dieu fit choir sur ces humbles vers Les parcelles de la poussière Qu'il lance en soleils dans les airs. N'écrasez pas le frêle atome : Il a son charme, il a sa fin. Il éclaire le toit de chaume, Il pare les bords du chemin. Dans cette modeste étincelle Qui se glisse sous le gazon, Un pouvoir divin se révèle Comme dans l'immense horizon.

A. de Montgolfier

la pommade du derviche.

Conte Arabe

Le calife Haroun-Al-Raschid. comman­deur des croyants, avait coutume de parcourir les rues le soir du premier lundi de chaque mois, déguisé en simple marchand, afin de voir par lui-même ce qui se passait dans sa bonne ville de Bagdad. Il était sorti selon son usage, accompagné par le chef de ses esclaves noirs, son fidèle Mesrour, déguisé pareillement. Comme ils allaient traverser le pont qui mène au faubourg de Damas, ils furent arrêtés par un aveugle qui demandait l'aumône. Ce mendiant agenouillé avait près de lui un turban renversé où chacun pouvait mettre son offrande, et il criait d'une voix lamentable :

« Prenez pitié d'un pauvre pécheur, et donnez-lui un para et un soufflet. »

Le calife fit répéter cette requête extraordinaire, con­sidéra l'homme, et jetant un coup d'oeil à Mesrour : « Je veux que ce mendiant comparaisse devant moi, demain, à l'ouverture du divan, » lui dit-il tout bas; et laissant tomber quelques pièces de monnaie dans le turban, il passa outre.

Mais l'aveugle avait entendu le bruit de l'argent et celui des pas qui s'éloignaient; il ramassa en toute hâte son turban, et poursuivant le calife, guidé par le bruit de sa marche : « Arrêtez, charitable seigneur, criait-il ; arrê­tez ! reprenez votre aumône ou donnez-moi un soufflet.

—       A Dieu ne plaise, repartit le sultan, que je désho­nore ainsi moi et mon semblable. J'ai voulu te faire du bien, ne me force pas à te faire du mal.

—       Vous ne pouvez, seigneur, m'infliger de châtiments qui ne soient au-dessous de ce que je mérite et de la douleur que me fait éprouver le peu de mots que vous venez de me dire. Si vous ne voulez pas me frapper, re­prenez votre argent ou je vais le jeter sur la route, car je

ne puis rien accepter qu'à la condition que je vous ai dé­clarée tout d'abord. »

Le calife et le mendiant discutèrent longtemps encore ; enfin Haroun-Al-Raschid, ne pouvant vaincre l'obstination de l'aveugle, lui toucha légèrement la joue de ses deux doigts et continua sa route.

Le lendemain, à l'ouverture du divan, aussitôt après la prière, le sultan fit tirer le rideau qui voile son trône, et la première figure qui frappa ses yeux fut celle de l'aveu­gle, que Mesrour avait fait amener, et qui restait prosterné, car on lui avait appris devant qui il devait comparaître.

« Pourquoi es-tu un objet de scandale pour mes fidèles sujets, lui dit le sultan, et pourquoi déshonores-tu l'au­mône? »

L'aveugle resta quelques instants interdit, et déclara enfin que sa conduite était la suite d'un voeu, et qu'il avait lieu de craindre que sa pénitence et sa misérable vie ne fussent pas une suffisante expiation des fautes qu'il se re­prochait. Le commandeur des croyants lui ordonna de se relever, de s'asseoir, et de raconter sincèrement son his­toire.

« J'étais chamelier de ma profession, dit l'aveugle, et me joignant aux caravanes, je louais mes chameaux aux marchands, aux pèlerins, et faisais ainsi d'honnêtes pro­fits qui me permirent d'augmenter peu à peu le nombre de mes bêtes, de sorte qu'ayant commencé par n'en avoir que dix, j'étais parvenu à en posséder cent. J'avais conduit à Bagdad un riche marchand qui revenait du pèlerinage de la Mecque, et je m'en retournais, avec mes chameaux déchargés, car je n'avais pas trouvé de voyageurs pour le retour. Ayant fait plus de trente fois cette route, je croyais en connaître jusqu'aux moindres détours; cependant j'arri­vai dans un endroit qui m'était tout à fait inconnu. C'é­taient de grands rochers entremêlés de gorges étroites et obscures, tandis que les rocs arides qui les abritaient ne nourrissaient pas même de mousse dans leurs crevasses. Comme je contemplais ces lieux sauvages, j'en vis sortir un derviche à la barbe blanche, à la figure vénérable ; étonné de le trouver seul dans ce désert, je fus plus surpris en­core lorsqu'il me dit : « Mon fils, je suis possesseur d'un « immense trésor, et je veux t'en faire part. Les cent chameaux que tu conduis suffiront à peine à le transporter; « quand ils seront chargés d'or et de pierreries, il y en « aura cinquante pour moi, les cinquante autres t'appartiendront. » Mon coeur battit de joie à ces paroles, car j'avais toujours convoité les richesses : j'avais mis para sur para pour arriver à la fortune, et maintenant c'était elle qui venait au-devant de moi. Je me jetai aux genoux du derviche; je le remerciai, comme s'il avait été mon père et m'eût donné une seconde fois la vie. Il me releva, me dit de faire avancer mes chameaux, et me conduisit par des sentiers difficiles dans un endroit tout à fait aride et désolé. Il n'y avait ni herbes, ni fleurs, ni terre, pas même du sable. C'était le roc sec et nu. Le vieillard alluma un petit paquet de broussailles qu'il avait tiré de dessous sa robe et disposé sur une large pierre blanche, et un épais nuage d'une fumée odoriférante nous enveloppa. Je me sentais tout étourdi, lorsqu'un craquement aussi fort qu'un coup de tonnerre se fit entendre, ébranla le rocher sous nos pieds, et la pierre, se fendant en deux, me laissa voir quelques marches que le derviche des­cendit. Je le suivis sans hésiter. La caverne où je pé­nétrai après lui m'éblouit par sa magnificence. Des vases en pierres précieuses transparentes, disposés à l'entour, éclairaient ce souterrain, et paraissaient comme autant d'astres de couleurs variées. Ces immenses coupes étaient remplies d'argent, d'or, monnayé et en lingots, de diamants, de rubis, de perles, d'escarboucles ; jamais mes yeux n'avaient vu pareil spectacle. Hélas! maintenant, ils ne verront plus que la nuit; et le souvenir que je conserve de ce lieu de délices est d'autant plus vif, que l'obscurité où je suis plongé est plus profonde !

« Je n'attendis pas les encouragements du derviche pour charger mes chameaux de tout ce que je pouvais en­lever de ce trésor des génies : je me jetai d'abord sur l'or; puis, instruit par l'exemple de mon compagnon, je choisis de préférence les diamants. Enfin les sacs de mes cha­meaux étaient pleins, de telle sorte que les pauvres bêtes n'en pouvaient porter davantage, quand je me décidai, sur les invitations réitérées du derviche, à quitter ce lieu sou­terrain qu'il allait refermer ; je ne pouvais détacher mes regards de ces richesses dont il ne paraissait pas que nous eussions rien enlevé, et en y jetant un dernier coup d'oeil, je vis mon compagnon ouvrir un simple vase de porphyre que je n'avais pas remarqué; il en tira quelque chose qu'il cacha dans sa tunique. Mes yeux curieux ne le quittaient pas; quand il fut près de moi, il tira de son sein une petite boîte de bois : « Mon fils, me dit-il, voilà ce que je me « suis réservé » ; et ouvrant la boîte, il me montra qu'elle ne renfermait qu'un peu de pommade.

« Je chassai les chameaux devant moi, et quand nous fûmes sortis du défilé : « Mon fils, me dit le derviche, « prends à ton choix cinquante des chameaux qui t'appartiennent et continue ta route, tandis que moi je suivrai la mienne avec les cinquante que tu me laisseras. » Je choisis donc ceux qui me parurent les plus chargés, et après avoir remercié encore le derviche, avec les expressions les plus vives, je me séparai de lui. Mais à mesure que je m'éloignais, je songeais, avec des regrets plus cuisants, aux cinquante chameaux que je lui abandonnais ; et oubliant que ceux que je conduisais moi-même étaient chargés de plus de richesses que je n'en avais vu en toute ma vie, même en rêve, je ne pensais qu'à celles aux­quelles il me fallait renoncer. Enfin, je n'y tins plus, et arrêtant mes bêtes, je courus après le derviche et l'appe­lai de toute ma voix: « Mon père! mon père! » Il m'en­tendit et s'arrêta. Quand je l'eus rejoint : « Mon père, « osai-je bien lui dire, j'ai songé à une chose : vous n'avez pas l'habitude de conduire des chameaux, ce sont « des animaux souvent vicieux et rétifs, croyez-moi, ne vous chargez pas d'en mener un si grand nombre. Ce sera encore bien assez pour vous d'en conduire quarante; laissez-moi réunir les dix autres à ceux que je conduis moi-même. Habitué que je suis à les faire marcher, ce qui serait pour vous une insupportable tâche n'est pour moi qu'un jeu. — Mon fils, dit le derviche, qu'il soit fait comme tu le désires. » Je m'empressai alors de dé­tourner dix des cinquante chameaux qu'emmenait celui qui m'avait fait don de tant de richesses, celui que main­tenant mon unique désir était de dépouiller.

« Les dix chameaux que j'emmenais n'avaient pas encore rejoint leurs compagnons, que, les laissant là, je courus après le derviche, et l'appelai de nouveau en criant: « Mon père! mon père! Il s'arrêta. « J'ai réfléchi, lui dis-je quand j'eus repris haleine; il serait aussi difficile pour vous de mener quarante bêtes : que « feriez-vous d'ailleurs de tant de richesses, vous qui avez

« fait voeu de pauvreté? Je suis trop reconnaissant pour souffrir que vous traversiez les déserts avec des trésors qui tenteraient les bandes errantes des Arabes voleurs, de telle sorte qu'ils vous arracheraient la vie.

« Que vous dirai-je, souverain commandeur des croyants? Je repris dix par dix les cinquante chameaux, et le derviche s'en allait seul, quand de nouveau je l'arrêtai par mes cris: « Que veux-tu encore de moi, mon fils, me dit-il avec une inaltérable douceur, je n'ai plus rien à te donner. — Mon père, repris-je, j'ai tout reçu de vous, et vous ne voudriez pas me désobliger pour une bagatelle. Qu'est-ce donc que cette pommade renfermée dans la petite boîte que je vous ai vu cacher dans votre sein ?

« — Mon fils, dit le derviche, c'est un baume composé par les génies, et fait avec un tel art, que, pour celui « qui s'en frotte l'oeil gauche, tous les trésors que la terre « renferme deviennent visibles; mais l'on ne peut en frotter ses deux yeux sans être aussitôt aveugle.

« — .Mon père, repris-je, votre bonté ne saurait se démentir, prouvez-moi que vous ne vous jouez pas de ma crédulité. »

« Le derviche fit ce que je désirais ; il passa sur mon oeil gauche un peu de cette merveilleuse pommade, et je contemplai, avec une avidité qui surpassait encore mon admiration, d'innombrables richesses; je fermai machina­lement mes yeux éblouis, et quand je les rouvris, le spec­tacle splendide avait disparu. Irrité de perdre de vue tous ces trésors, en proie à une convoitise insatiable, qui crois­sait à mesure que je m'y abandonnais, je me persuadai

que le derviche mentait, et que si cette pommade appli­quée sur une de mes paupières avait eu la vertu de me découvrir tant de richesses, appliquée sur toutes deux, elle m'en rendrait possesseur. J'exigeai donc du derviche, d'un ton impérieux, qu'il me couvrît les deux yeux de son baume. Il s'y refusa longtemps, se servant des expres­sions mêmes que Votre Hautesse employait hier soir en parlant à son esclave : « Mon fils, me répétait-il , j'ai voulu te faire du bien, ne me force pas à te faire du mal! »

« Misérable que j'étais, je l'y contraignis; j'eus l'in­famie de menacer mon bienfaiteur. J'étais seul avec lui, j'étais jeune et fort, il était vieux et faible, il fit ce que je voulais. J'ouvris les yeux : je les ouvris en vain; j'étais aveugle !

« Malheureux! me dit le derviche, puisque rien n'a pu dompter ta nature avide et ingrate, souffre en punition de ton crime, et puisse le châtiment te rendre meilleur ! »

« Il me quitta alors emmenant les chameaux, et me laissa seul avec l'éternelle obscurité. »

Ainsi parla l'aveugle. Haroun-Al-Raschid, le trouvant assez puni par sa cécité et surtout par ses remords, le renvoya en ordonnant qu'il fut nourri aux frais du trésor et lui défendit de mendier à l'avenir.

Le CHÊNE et Le GENÊT.

Au bord des ruisseaux babillards qui courent sur le flanc des montagnes, dans les clairières du bois, au milieu des collines, le berger André, tout en gardant ses troupeaux, écoutait ce que se disaient les oiseaux, le vent et les arbres causant entre eux. Un soir d'automne, pendant que la famille était réunie autour du feu, il dit le conte que voici :

Sur le penchant d'un haut rocher que battent les ora­ges, un chêne avait poussé; à ses pieds croissait un ge­nêt. C'était en mars, par un clair midi, le vent du dégel soufflait. D'une voix que l'âge avait rendue grave, le chêne, géant des forêts, parla ainsi au nain genêt, son voisin :

« Voilà près de deux mois que la gelée travaille jour et nuit, entrant ses ongles dans le roc comme autant de coins. Regarde en haut et songe au danger qui te menace ! Cette nuit j'ai entendu un craquement... Rappelle-toi qu'il y a deux ans à peine, une pierre se détacha et roula sur la pente comme un tonnerre ; si mes racines ne l'eussent retenue, c'en était fait de toi; elle est encore là suspendue au-dessus de ta tête, prête à tomber, et cependant tu reverdis sans inquiétude : le petit pâtre se blottit à ton ombre comme en un nid, et un jour, qui n'est pas loin, viendra où vous périrez tous les deux ! »

Le petit genêt, qui commençait à trouver que le chêne en disait trop long, lui répondit : « Je te rends grâce de tes avis. Je sais que, petits et grands, faibles et forts, ne tiennent à la vie que par un lien fragile, mais je sais aussi que Dieu veille sur moi comme sur tous! C'est ici mon coin paternel, mon cher et doux héritage ; mes parents y ont verdoyé et fleuri avant moi, pourquoi me troublerais- je de vaines frayeurs? Ne suis-je pas une plante favorisée du ciel? L'été me couvre de fleurs, et quand, l'hiver, la neige descend, mes branches sont encore si vertes et si fraîches que le passant se dit : Cette plante ne meurt donc pas?

« Le papillon, au printemps, vole vers moi attiré par le beau jaune de mes pétales aussi brillantes que l'or de ses ailes. Quand l'herbe est humide de rosée, la brebis et son agneau s'abritent près de moi; je vois leur tendresse, la joie qu'ils ont d'être ensemble, et j'en suis joyeux.»

Le genêt aurait pu continuer jusqu'au lever des étoiles. Sa voix était gaie, son coeur était léger; mais dans les hautes branches du chêne deux corbeaux se perchèrent et croassèrent leur chant du soir, et la brise apporta dans le sein vert du genêt deux abeilles, qui s'endormirent en bourdonnant.

La nuit, un vent furieux, accouru du nord, s'abattit sur le chêne et le lança au loin. Je revis le genêt dans la cre­vasse hospitalière : il avait échappé à l'ouragan et les deux abeilles se régalaient du suc de ses fleurs.

histoire d'une tarte aux cerises.  

Est-ce qu'une tarte peut avoir une histoire? Pourquoi pas? D'abord cette tarte ne ressem­blait point à celles que vous voyez chez les pâtissiers. Elle n'était pas aussi ornée, mais elle était au moins aussi bonne. On avait cueilli pour la faire les cerises du beau grand cerisier qui s'étale en espalier dans le jardin et qui sont si rouges, si grosses et si jolies à voir. On les avait rangées au fond d'un grand plat creux, puis on les avait saupoudrées de sucre, et pour finir on avait recouvert le plat d'une bonne pâte faite avec de la farine, du sel, du beurre et un oeuf, et on avait eu soin de laisser une petite ouverture au milieu pour que la vapeur sortît à mesure que le fruit chaufferait et cuirait dans le four où on avait porté la tarte. Savez-vous qui avait cueilli les cerises, délayé et façonné la pâte? C'était la ma­man de Jeanne et de Pierre, deux gentils enfants, mais qui avaient un vilain défaut : ils étaient fort gourmands et mangeaient d'une façon vorace et malpropre qui dégoûtait tout le monde. Aussi, voyant qu'ils ne se corrigeaient pas, leurs parents ne les faisaient plus dîner à table, quand il y avait des invités. Or, c'était la veille de la fête du village, et toute la journée s'était passée en apprêts pour bien re­cevoir les personnes de la ville qui devaient venir déjeuner et dîner le lendemain à la ferme.

« Dis donc, Jeanne, crois-tu qu'on nous laisse manger avec les autres? demanda Pierre à sa soeur. Ce serait si triste d'être à part tout seuls dans notre coin, et un beau jour de fête encore!

—       Je ne sais pas, dit timidement Jeanne. Si nous nous étions corrigés, à la bonne heure ; mais hier tu as mordu dans ton pain et tu avais la bouche si pleine que tu as manqué d'étouffer. Maman t'a pourtant averti bien des fois que ce sont de mauvaises manières. Moi, je tâche d'y prendre garde.

—       Je te conseille de te vanter! je t'ai vue mettre tes doigts dans la crème, et lécher ton assiette comme un chat ce matin. »

Jeanne devint rouge jusqu'aux oreilles. « C'est vrai ; je me croyais toute seule, mais je ferai attention une autre fois. »

Les deux enfants jouaient au jardin. Pierre appela Jeanne : « Vois donc! la fenêtre de la réserve est ouverte. C'est là qu'on a mis toutes les bonnes choses pour de­main, les confitures, les pâtisseries! Comme les guêpes y entrent! Bien sûr elles vont tout manger.

—       Il faut aller avertir maman pour qu'elle les chasse et ferme la fenêtre, dit la petite fille.

—       La mère est allée au moulin, reprit Pierre, et d'ici à ce qu'elle revienne, les guêpes auront tout le temps de se régaler. Je vais leur donner la chasse, moi!

—       Prends garde ! tu te feras piquer.

—       Je n'ai pas peur. » Pierre alla chercher un grand pot à fleurs vide, mit une brique dessus et monta jusqu'à l'ouverture de la croisée. Au moment où il enjambait l'ap­pui de la fenêtre, il cria :

» Viens donc, Jeanne. Viens voir quelque chose!

—       Mais nous n'avons pas la permission d'entrer dans la réserve, Pierre.

—       Tu sais bien que c'est pour en chasser les guêpes. On ne nous grondera pas. » Jeanne hésitait encore. « Viens donc! reprit Pierre avec impatience; tu n'as jamais rien vu de si joli ! Et quelle bonne odeur ! »

Jeanne leva le nez, puis le pied ; son frère lui tendit la main, et tous deux: se trouvèrent en face de la fameuse tarte encore toute chaude. Il y avait des dessins façonnés dessus, et il en sortait une vapeur appétissante qui faisait venir l'eau à la bouche.

« Que ce doit être bon! dit Pierre. Que crois-tu qu'il y ait dans le plat, sous la croûte? Devine !

─ Du raisiné, peut-être?

─ Du raisiné!... c'est bien meilleur que du raisiné : ce sont de bonnes cerises cuites.et si sucrées! J'ai un peu levé la croûte, elle ne tient pas. Regarde plutôt : il n'y a pas de mal à voir. »

Jeanne regarda longtemps, trop longtemps. « Si nous en goûtions? dit Pierre. Rien qu'une cerise chacun, il y en a tant !

—       Non, dit faiblement Jeanne, ce serait mal.

—       Il y en a trop, reprit Pierre; si l'on en ôtait un peu, il n'y paraîtrait pas. Tiens, ouvre la bouche et ferme les yeux ! »

Jeanne obéit. Une première cerise fut suivie d'une seconde, puis d'une troisième, et d'autres encore. Gomme Pierre ne s'oubliait pas, la distribution allait grand train et le plat se vidait.

Jeanne s'arrêta la première, « Mon Dieu! s'écria-t-elle, que va dire maman?

—       Elle n'y verra rien, reprit Pierre; la tarte a aussi bonne mine qu'auparavant depuis que j'ai remis la croûte.

—       Oui, mais dessous, il n'y a presque plus rien, soupira Jeanne.

—       Chut! j'entends marcher dans la cuisine; il ne faut pas qu'on nous trouve ici, » dit Pierre.

Et les deux enfants, qui étaient entrés avec de bonnes intentions, enjambèrent la fenêtre en toute hâte et s'enfui­rent comme des coupables. Ils l'étaient en effet : ils avaient désobéi et fait une vilaine action.

Au lieu de les réjouir comme de coutume, la voix de leur mère les fit tressaillir. Elle les appelait pour qu'ils vinssent l'aider à faire des bouquets. Jeanne avait le coeur bien gros. Elle dit à son frère :

« Pierre, j'ai grande envie d'aller tout avouer à ma­man !

—       Tu veux donc me faire gronder et punir? C'est très-vilain de rapporter.

—       Mais je ne parlerai pas de toi. Je n'accuserai que moi de cette gourmandise.

—       Alors tu mentiras, puisque nous étions ensemble.

—       Tu as une manière d'arranger les choses qui fait que je ne sais plus distinguer ce qui est bien de ce qui est mal.

—       En ce cas, le mieux est de se taire. »

Jeanne n'était pas convaincue; mais elle craignait de faire de la peine à son frère.

A ce moment leur mère entra, accompagnée de deux personnes qui venaient d'arriver pour la fête. II en vint encore d'autres, et bientôt l'heure du dîner sonna. Tout se passa assez bien jusqu'au dessert ; mais quand la fameuse tarte parut, les deux enfants rougirent jusqu'aux oreilles.

« Vous allez goûter la pâtisserie de la ménagère, dit leur père à ses hôtes. C'est ma femme qui a voulu cueillir elle-même les plus belles cerises de notre verger; c'est elle qui les a fait cuire dans le sirop et qui a délayé et pétri la pâte ; elle n'a voulu s'en fier qu'à elle pour régaler de bons amis. »

Tout en parlant il entama le couvercle et plongea la cuiller dans le plat; mais il la retira vide... rien, ni sirop, ni cerises! Il regarda sa femme avec stupeur.

« Qui a pu me jouer un pareil tour? s'écria celle-ci. Il faut que quelqu'un soit entré dans l'office; j'en avais laissé la clef à la cuisinière; je ne l'aurais jamais crue capable d'une pareille gourmandise! Je lui donnerai son congé dès demain.

—       Oh ! non, non, maman, s'écria Jeanne toute rouge et toute tremblante, ne la renvoyez pas : ce n'est pas elle, c'est moi !

—       Toi!., mais c'est impossible! tu n'as pas pu man­ger seule tout ce qu'il y avait là de cerises? »

Que dire? Jeanne se taisait. Tout à coup le père, dont les yeux s'étaient tournés par hasard vers Pierre, s'écria :

« Il ne faut pas chercher bien loin son complice : voyez plutôt cette grande tache rouge sur votre gilet, monsieur! Ou je ne m'y connais pas, ou c'est du jus de cerise! Vos habitudes voraces et malpropres vous ont trahi. Une première faute vous a entraîné à en commettre une seconde beaucoup plus grave. Vous avez cédé à la tentation de manger en cachette ce qui n'était pas à vous, au risque de faire soupçonner une personne innocente, et vous vous êtes tus quand votre soeur s'accusait, ce qui est une lâcheté. Sortez de table et allez dans votre chambre réfléchir à votre conduite. Quant à toi, Jeanne, tu seras privée une semaine du dessert que tu as mangé d'avance; mais tu te consoleras en pensant que tu as eu le courage d'avouer ta faute et d'en subir la honte. »

DOUCEUR ET BONTÉ.  

Il y a parmi vous, mes enfants, des caractères brusques, violents, qui ne savent pas se maîtriser et qui cèdent à leurs premiers mouvements. C'est une mauvaise disposition qu'on ne saurait trop combattre; elle fait naître les querelles et commettre des actions dont on se repent trop tard. Je vous en citerai deux exemples dont j'ai été témoin.

Un jeune homme, violemment heurté dans la rue par un passant qui venait droit devant lui, se retourne et lui donne un soufflet.

« Ah! monsieur, s'écrie l'autre, quel regret vous allez avoir ! Vous avez frappé un aveugle ! »

Un homme distingué et encore jeune, monté sur un âne, traversait un village au pas. De grossiers paysans le huent et excitent l'âne pour le faire courir. Le cavalier met pied à terre, va droit à eux, et, leur montrant sa jambe blessée : « Vous ne saviez pas, leur dit-il, que vous aviez affaire à un boiteux; vous n'auriez pas voulu être si lâches. »

Les paysans, interdits, rougissent, se regardent et s'éloignent sans dire mot.

Que vous semble de ces deux leçons ? Pour moi, je ne doute pas qu'elles n'aient profité à ceux qui les ont reçues.

L'OR  

Ceux qui ont lu rapportent qu'un roi, ayant trouvé quelques mines d'or en son royaume, employa la plus grande partie de ses sujets à tirer et affiner l'or des dites mines, ce qui fut cause que les terres demeurèrent en friche et que la famine commença en ce royaume.

Mais la reine, qui était prudente et émue de charité en­vers le pauvre peuple, fit faire secrètement des chapons, des poulets, des pigeons et autres viandes de pur or; et quand le roi voulut dîner, elle lui fit servir ces viandes d'or, dont il fut tout joyeux, car il ne comprit pas d'abord à quoi la reine tendait ; mais voyant qu'on ne lui apportait point d'autres choses à manger, il commença de se fâcher. Sur quoi la reine le supplia de considérer que l'or n'était pas nourriture, et que mieux valait employer ses sujets à cul­tiver la terre, qui jamais ne se lasse de produire et don­ner, que non pas à chercher l'or qui ne rassasie ni la faim, ni la soif, et qui n'est rien que par l'estime qu'en font les hommes, laquelle estime se changerait bien vite en mépris si une fois l'or était en abondance.

Il m'a toujours semblé que cette reine pensait et parlait de bon sens.

Bernard Palissy.

la chanson de L'or.  

Pour faire les pièces d'or que nous échangeons contre du pain, des vêtements, il faut d'abord faire fondre à un grand feu des lingots d'or. Or il arriva qu'un jour que le fondeur, qui versait cet or fondu sur une plaque de métal où il s'étalait en mince nappe, entendit des sons harmonieux : c'étaient les vibrations de l'or qui, en se refroidissant, chantait. Un jeune poète écoutait, et il a traduit pour vous la chanson de l'or :

Vous qui courez, légers de vos quinze ans, Le front serein et le coeur sans reproche, Belle jeunesse, évitez mon approche, Mon seul contact fanerait vos printemps. Que vous fait l'or, vous à qui Dieu confie Le saint dépôt des trésors d'ici-bas En vous donnant ce qu'on n'achète pas : L'amour du bien, l'innocence de vie? Je suis fatal, Pourtant l'on m'aime, Et pour le mal L'homme me sème.

Oh! qu'il est triste et sombre mon refrain Lorsque des fous, sur la roulette avide, Vont déposer leur bourse si tôt vide Pour revenir à leurs foyers sans pain ! Ah! ma chanson ! ces hommes, à votre âge, L'écoutaient tous comme un hymne sacré, et cependant c'était le Dies irae, un chant de mort, un cantique sauvage. Je suis fatal, Pourtant l'on m'aime, Et pour le mal L'homme me sème.

Il est des jours où l'orgue aux longs accords Fait ruisseler au fond des cathédrales De sourds accents, des notes sépulcrales, Qui font surgir au coeur mille remords : Et moi de même, en des jours de colère, J'ai fait vibrer de ces sons ténébreux ; Je les sifflais à l'oreille de ceux Qui refusaient l'aumône à la misère. Je suis fatal, Pourtant l'on m'aime, Et pour le mal L'homme me sème.

Mais tout n'est pas noirceur et lâcheté, Et quand un homme, à l'âme généreuse, Me jette au fond de la prison hideuse, Pour le rachat d'une humble liberté, Alors, enfants, tels, quand le soleil brille, Vous vous sentez le coeur libre et joyeux, Tel, je m'épands en airs mélodieux, Et ma chanson comme un grelot sautille. Car Dieu bénit L'or que l'on donne En large aumône Au pauvre nid.

J. R.

LES POISSONS ET LA PETITE FILLE. 

Vous avez bien vu des chiens suivre leurs maîtres, des oiseaux apprivoisés obéir au commandement, siffler l'air qu'on leur avait appris, venir se poser sur la tête ou sur le doigt de celui qui les appelle et leur donne à manger, mais je suis presque sûr que vous n'avez jamais vu de poissons obéissants et caressants! Eh bien, mes enfants, une toute petite fille est venue à bout de se faire aimer et comprendre des animaux qui habitent dans l'eau. Et vou­lez-vous savoir son secret ? Il est bien simple et à la por­tée de tout le monde : elle a été bonne pour les poissons, et les poissons lui en ont su bon gré. C'est que la bonté vient à bout des choses les plus difficiles, et cela tout na­turellement, sans grand effort.

Il y avait donc une fois une petite fille de six ans, bien vivante, en chair et en os, car ce que je vais vous dire n'est point un conte, mais une histoire, c'est-à-dire une chose très-vraie qui est arrivée. Cette petite fille demeurait près d'un étang, et on lui permettait d'aller se promener

avec sa bonne sur le bord de l'eau. Elle emportait le pain qui lui restait de son déjeuner, et elle jetait des miettes dans l'eau pour les poissons : "Tenez, petits, petits, disait-elle, je partage avec vous." Les poissons ne vinrent pas tout de suite, ils se firent un peu prier ; mais comme la petite fille ne se décourageait pas et leur faisait tous les jours sa visite, ils s'accoutumèrent peu à peu à la voir, et s'apprivoisèrent si bien qu'ils venaient à sa voix, la suivaient autour de l'étang et mangeaient dans sa main.

Un jour un étranger vint avec sa fille pour voir ces curieux poissons et leur petite maîtresse ; Mais il alla d'abord près de l'étang ; les poissons voyant une petite fille, s'y trompèrent et montèrent à la surface de l'eau ; ils reconnurent bien vite leur méprise et plongèrent, s'enfuyant au plus vite. pendant ce temps, leur petite amie était accourue ; elle les appela, et ils reparurent en foule, se pressant pour recevoir de ses mains les miettes de pain.

Elle a aussi une tortue, qui avait eu la patte écrasée ; elle l'a pansée, soignée et logée au bord de l'étang. Cette bonne bête obéit à sa bienfaitrice et lui fait toutes sortes d'amitiés. Elle ne veut recevoir sa nourriture que de sa main, et dès qu'elle la voit, elle témoigne sa joie en se traînant vers elle et en remuant la tête à droite et à gauche comme pour lui dire bonjour.

Moi qui vous parle, j'ai vu la bonne petite fille aux yeux brillants au milieu de ses barbillons, de ses tanches, de ses carpes, qu'elle caresse sur la tête et sur leurs brillantes écailles, les prenant, puis les laissant glisser à travers ses doigts, sans qu'ils paraissent un moment inquiets ou effrayés : ils savent bien qu'elle ne leur fera pas de mal.. Elle a parmi eux ses favoris; une, qu'elle reconnaît, a une tache sur la tête, celle-là et la tortue boiteuse sont toutes deux d'une intelligence remarquable.

N'est-ce pas un charmant exemple de ce que peuvent la bonté et la douceur?

Les enfants qui lisent ceci seront bien aises d'apprendre qu'autrefois, il y a des centaines d'années, un Romain, nommé Lucullus, avait aussi dans les étangs de ses jar­dins des poissons apprivoisés, qui mangeaient dans sa main et qui, à l'appel de leurs gardiens, sautaient hors de l'eau.

Un historien nommé Pline, qui vivait peu de temps après Lucullus, dit que chacun de ces poissons avait un nom et le connaissait, et que plusieurs portaient des col­liers. Mais Pline est un conteur qui aime les histoires merveilleuses, et je crois qu'il est permis de douter de l'empressement des poissons à sauter hors de l'eau, et de l'effet de leurs parures, vu que je ne sais pas trop com­ment les poissons s'y prendraient pour empêcher leurs colliers de glisser sur leurs ouïes, de la tête à la queue.

Ce qui est plus certain, c'est qu'il y a dans l'étang du château de Fontainebleau de fort belles carpes qui ont, dit-on, cent ans et plus, et qui se réunissent le nez hors de l'eau dès qu'on sonne une cloche. Les Chinois aussi appellent leurs jolis poissons dorés au son de la cloche. A Ferney, les poissons nageaient vers le jardinier quand il faisait rejaillir l'eau. J'ai connu un propriétaire de carpes apprivoisées qui les appelait en sifflant; dès qu'elles l'en­tendaient, elles arrivaient bien vite recevoir leur ration.

Un Anglais, qui a visité les îles du Grand Océan, m'a raconté qu'à Tahiti, où les rivières sont très-poisson­neuses et abondent surtout en belles anguilles, un jeune chef en avait apprivoisé plusieurs. Elles habitaient dans de grands trous, profonds de deux ou trois pieds, en par­tie remplis d'eau; elles y trouvaient ou s'y creusaient des espèces de galeries horizontales, où elles se tenaient ordi­nairement jusqu'à ce qu'on les appelât. Cet Anglais disait avoir vu souvent le jeune chef assis auprès d'un de ces trous siffler de toute sa force, et presque aussitôt une énorme anguille apparaissait à la surface et venait manger tranquillement ce que lui présentait son maître.

Enfin les Chinois, très-habiles dans l'art d'élever les poissons, en engraissent des quantités dans des bassins, en leur donnant régulièrement une ration d'herbe coupée menue soir et matin, comme on donne aux boeufs et aux chevaux, à l'écurie, leur ration de fourrage. Ils ont plu­sieurs poissons très-délicats, que nous ne connaissons pas, mais qu'on espère voir s'acclimater et se multiplier en France, grâce aux progrès qu'a faits depuis quelques an­nées la pisciculture, c'est-à-dire l'art d'élever les poissons.

LA TENTATION.

UN jour deux petits garçons qui étaient dans les champs passèrent devant un jardin dont la porte était ouverte. Ils y entrèrent par curiosité, simplement pour regarder. Il y avait dans ce jardin

plusieurs pruniers si chargés de fruits mûrs, qu'on les avait étayés avec des perches de peur que le poids ne les fît rompre.

« Oh ! les belles prunes ! dit Auguste. Nous pourrions nous en régaler sans qu'il y parût. Il n'y a personne dans le jardin pour nous voir. Cueillons une branche et sau­vons-nous. — Non, dit Ernest, les prunes ne sont pas à nous. — Quel mal y aura-t-il ? reprit Auguste. L'homme à qui elles sont en a plus qu'il n'en peut manger; il ne s'a­percevra pas qu'il lui en manque, il y en a trop pour les compter. — Mais ce sera mal de les prendre, dit Ernest,

Dieu nous le défend; tu sais ce que nous avons, appris dans le catéchisme : Le bien d'autrui tu ne prendras ni retiendras injustement.

Si les prunes étaient à toi, serais-tu content qu'on te les volât? ' '

—       Non, dit Auguste, mais des prunes c'est si peu de chose !

—       Le voleur qui a passé l'autre jour entre deux gen­darmes, reprit Ernest, avait commencé à voler tout enfant. Tu sais ce que disait notre père : « Il n'y a point de petit « vol " ; qui s'habitue à prendre un sou prendra un jour « un napoléon. »

LE PHARE. 

Les enfants qui habitent sur les bords de la mer savent bien ce que c'est qu'un phare; la plupart en ont vu ; mais ceux qui demeurent dans l'intérieur du pays, dans les campagnes, dans les villes du centre, ne savent peut-être pas ce que c'est. Je vais vous le dire.

Un phare est une haute tour bâtie tout près de la mer, à l'extrémité d'une jetée ; une jetée est une construction en pierre qui s'avance clans la mer, comme un cap ou un promontoire. Il y a aussi des phares élevés sur des ro­chers isolés, tout entourés d'eau, à quelque distance des côtes, et où l'on ne peut arriver qu'en bateau. Tout au haut de la tour il y a une petite chambre vitrée, où sont de grandes lampes qu'on allume le soir et qui brûlent toute la nuit. C'est comme un grand fanal dont la lumière s'étend très-loin. Quand les vaisseaux approchent des côtes dans l'obscurité, les matelots voient la lumière des phares et savent qu'ils indiquent un port ou bien un écueil : cette clarté leur sert à se diriger dans les ténèbres, à éviter les bas-fonds, les bancs de sable, sur lesquels le vaisseau pourrait échouer.

Sur toutes les parties des côtes de France qui sont dangereuses, on a bâti des phares. Un homme y demeure, il allume les lampes et veille à ce qu'elles ne s'éteignent pas.

Souvent, par une nuit de tempête, où l'on ne voit plus ni lune, ni étoiles, quand le vaisseau est battu des vagues furieuses, et que les matelots craignent de le voir à chaque instant faire naufrage , c'est-à-dire frapper contre quelque rocher qui le mettrait en pièces, une lumière brillante ap­paraît au loin. Elle éclate comme une belle étoile sur le ciel noir. Quelle joie cette clarté apporte aux pauvres ma­rins ! Le pilote sait alors de quel côté diriger le vaisseau. Tous sont sûrs de n'être plus loin du port où ils doivent débarquer, et d'être aidés, secourus en cas de danger.

Le gardien d'un phare avait une petite fille qui avait vu souvent son père allumer les lampes. Un soir qu'il fai­sait bien sombre, le père, qui était allé en bateau à la côte voisine, ne revint pas, et cependant la nuit était noire, la mer grondait et le phare n'était pas allumé. Qu'auriez-vous fait à la place de la petite fille? Peut-être auriez-vous pleuré, en appelant votre père, qui n'aurait pu vous en­tendre.

Je vous dirai ce que fit la brave enfant. Il y avait bien des marches à monter pour arriver tout en haut de la tour ; et quand elle serait là, comment pourrait-elle allumer seule les lampes? Elle se le disait, mais elle pensait aussi qu'il fallait que les lampes fussent allumées; elle avait peur; elle se rappela qu'avant de mourir sa mère lui avait dit : « Ma chère petite fille, quand tu seras en peine, prie le bon Dieu et demande-lui de t'aider. » Elle se mit donc à genoux, et demanda secours à Dieu.

Quand elle eut fini sa prière, elle se sentit rassurée, et elle eut le courage de monter le long escalier. Elle espé­rait par moments trouver son père en haut. Il avait pu revenir sans qu'elle le vît. Elle monta donc jusqu'au som­met de la tour, mais son père n'y était pas. Elle pensa alors : « J'ai souvent vu papa allumer les lampes; je vais essayer de faire comme lui. » Elle s'y prit avec précau­tion, attentivement, et réussit. Elle s'assit ensuite sur les marches et s'endormit. Quand son père revint au point du jour, il demanda: « Qui donc a allumé les lampes? » Elle répondit :

« Moi, papa.

— Eh bien, tu as sauvé la vie de plusieurs personnes, car il est entré cette nuit dans le port de la ville voisine un vaisseau qui se serait brisé sur les rochers sans la lu­mière du phare qui l'a guidé... Si je ne suis pas revenu hier soir, c'est que je suis tombé en débarquant ; je me suis blessé au bras et j'ai perdu connaissance. Dieu soit béni, de t'avoir donné tant de présence d'esprit! »

Ainsi, tous ceux qui étaient à bord du vaisseau auraient péri sans le courage d'une enfant. Pensez combien elle a dû être heureuse !

Si cette brave petite fille n'avait pas observé comment son père s'y prenait pour allumer les lampes, elle n'au­rait pas pu les allumer; si elle n'avait pas écouté quand on disait pourquoi ces lampes étaient allumées, et à quoi elles servaient; si elle n'avait pas été courageuse, patiente, confiante en Dieu, elle serait restée, comme vous, comme moi, peut-être, terrifiée, seule, dans cette grande tour, sans oser bouger, sans rien faire ; et alors, il est probable que le vaisseau et tous ceux qui étaient à bord auraient péri.

Vous voyez par cette histoire qu'un jeune enfant, fille ou garçon, peut quelquefois se rendre très-utile, s'il est observateur, attentif, réfléchi et pieux; c'est-à-dire aimant Dieu, le priant et se confiant à lui.

PRIEZ, ET VOUS SEREZ EXAUCÉ. 

Beaucoup d'entre vous, mes enfants, connais­sent la rivière qui coule dans Paris et qu'on appelle la Seine. Eh bien, si vous suiviez toujours ses bords dans le sens où va l'eau, vous passeriez par beaucoup de jolis villages, puis, par une grande ville qu'on appelle Rouen, et vous arriveriez enfin à l'endroit où la Seine se jette dans la mer. Il ne faut pas vous figurer que cela se fasse tout simplement.

La mer s'enfle, monte une fois en douze heures le long des côtes, refoule l'eau de la rivière, et se trouvant plus élevée que la Seine, la marée, c'est ainsi qu'on nomme la mer montante, pousse devant elle une vague haute comme une maison, et qui court aussi vite qu'un cheval au galop une fois qu'elle a franchi la barre, c'est-à-dire une barrière de rochers et de sable qui s'amassent à l'entrée de la ri­vière. Cela se nomme des banes. A marée basse, c'est-à- dire quand la mer se retire, on voit ces bancs à découvert; des coquillages, surtout des moules, y restent attachés.

C'est le moment d'aller les chercher, mais comme les marins sont partis pour la grande pêche qui se fait au loin, leurs femmes montent dans les barques et vont ra­masser les moules. On les voit ramer, aborder les bancs, détacher les coquillages qui tiennent ferme, avec une pelle en fer recourbée qu'on appelle une drague. Elles les met­tent à mesure dans un filet. Elles ont souvent de l'eau jusqu'à mi-jambes, et il ne faut pas qu'elles s'amusent, car quand la mer a baissé pendant un certain temps, elle recommence à monter, et malheur à qui se laisse sur­prendre par elle. C'est ce qui a failli arriver tout derniè­rement. Des barques moulières étaient parties d'Honfleur, ayant à bord des femmes et quelques hommes ; la récolte faite, elles repartaient, lorsqu'une barque, qui était restée la dernière sur le banc, défonça tout à coup sous le poids de vingt-deux personnes. Les vagues arrivaient toujours grossissant, l'eau devenait de plus en plus profonde, et le banc sur lequel se tenaient les pauvres naufragés allait disparaître, car la mer montait toujours. Que pensez-vous qu'ils pussent faire pour sortir d'un si grand danger? Les autres barques étaient parties. Qui pouvait les entendre et les secourir?

Celui qui a toujours l'oreille ouverte à la prière ; celle qui est la patronne et l'étoile des mariniers. Vous avez tout de suite pensé au bon Dieu et à la sainte Vierge. Eux aussi y pensaient, et priaient de tout leur coeur Notre- Dame-de-Grâce, qui a une chapelle dans le voisinage. Ils lui demandaient de les sauver, ou, s'ils devaient mourir là, de leur obtenir le pardon de leurs péchés. La mer montait toujours; encore dix minutes, et elle les emportait. Mais voilà qu'au milieu de l'écume blanche qui les entou­rait, ils aperçoivent un point noir. Ce point grossit, ap­proche ; c'était un bateau de pêche, nommé le Protégé de Marie (un nom de bon augure), qui venait à leur secours au milieu de mille dangers, Il les avait aperçus avec une lunette d'approche, pendant qu'il attendait la marée pour entrer au port d'Honfleur. Il a recueilli et sauvé d'une mort certaine dix-huit femmes et quatre hommes.

Voyez-vous la chapelle de Notre-Dame-de-Grâce, là- bas, tout en haut de la côte ? Cette procession de pèlerins qui montent pieds nus remercier Dieu et la sainte Vierge de leur avoir conservé la vie, ce sont les pauvres gens qui ont vu la mort de si près, et bien d'autres encore qui ont prié et qui ont échappé miraculeusement aux grandes eaux.

Que remarquez-vous dans ce récit, mes enfants ? N y a-t-il pas un grand courage à s'exposer comme le font ces pauvres femmes, pour aller, en l'absence de leurs maris, chercher de quoi nourrir leurs enfants, et soutenir leur fa­mille par la vente de leur pêche? Ne pensez-vous pas que le propriétaire de la barque aurait dû s'assurer qu'elle était solide avant d'y risquer sa vie et celle des autres? Mais voyez surtout la bonté de Dieu, qui a dit : « De­mandez et vous recevrez, priez et vous serez exaucé. »

PAUVRE ET RICHE. 

Martin était un petit garçon qui ga­gnait son pain à faire des commis­sions ; un jour qu'il revenait d'un village fort éloigné du sien, il se sentit las, et se reposa sous un grand arbre à la porte d'une auberge, sur la grande route. Tandis qu'assis là, il mangeait un mor­ceau de pain sec qu'il avait apporté pour son dîner, il vit arriver une belle voiture dans laquelle était un jeune homme et son précepteur. L'aubergiste accourut aussitôt, et de­manda aux voyageurs s'ils voulaient descendre, mais ils répondirent qu'ils n'avaient pas le temps, et demandèrent qu'on leur apportât un poulet froid, une bouteille de vin de Bordeaux et une carafe d'eau.

Martin les considérait très-attentivement; il regarda ensuite sa croûte de pain sec, sa vieille veste et sa cas­quette déchirée, et il ne put s'empêcher de soupirer et de dire à demi-voix : « Ah ! si j'étais ce riche jeune homme, au lieu d'être le pauvre petit commissionnaire Martin ! quelle chance, si je pouvais être à sa place et lui à la mienne ! » Le précepteur entendit par hasard ce que di­sait Martin, et le répéta à son élève, qui, se penchant alors à la portière, fit signe à Martin d'approcher.

« Vous seriez bien content, à ce qu'il paraît, mon garçon, de pouvoir changer de place avec moi, n'est-il pas vrai? — Je vous prie de m'excuser, monsieur, répliqua Mar­tin en rougissant, si j'ai dit cela ce n'est pas que je vous veuille du mal. — Aussi ne suis-je pas fâché contre vous, répliqua le jeune homme, tout au contraire, je ne demande pas mieux que de changer mon lot contre le vôtre. — Oh! vous vous moquez, reprit Martin, personne ne voudrait être à ma place, encore bien moins un beau et riche jeune homme comme vous. Je suis obligé de faire plusieurs lieues par jour, et il est rare que j'aie autre chose à manger que du pain sec et des pommes de terre, tandis que vous roulez dans un carrosse et que vous pouvez manger du poulet et boire du vin. — Eh bien, reprit le jeune riche, si vous voulez me donner tout ce que vous avez et que je n'ai pas, je vous donnerai, de grand coeur, en échange, tout ce que je possède. » Martin ouvrit de grands yeux, et il ne savait que dire, mais le précepteur reprit : « Consentez-vous au changement? — Oui, certes, s'écria Martin, si c'est pour tout de bon. Les gens de chez nous seront-ils surpris de me voir arriver dans ce beau grand carrosse! » Et Martin éclata de rire à l'idée de son entrée triomphale dans son village.

Le jeune homme appela ses domestiques, qui ouvrirent la portière et l'aidèrent à descendre. Mais quelle fut la surprise de Martin, en voyant qu'il avait une jambe de bois et que l'autre était si faible qu'il ne pouvait s'en servir! 

Il était forcé de s'appuyer sur deux béquilles : en le regar­dant de plus près, Martin s'aperçut qu'il était très-pâle, et qu'il avait le teint et la figure d'un malade.

Il sourit d'un air bienveillant au petit commission­naire, et lui dit : « Eh bien, mon garçon, voudriez-vous toujours changer avec moi? Voudriez-vous, si vous le pouviez, renoncer à vos bonnes et fortes jambes, à vos joues roses, pour le plaisir de vous faire traîner en voi­ture, et de porter un bel habit? — Oh! non, pas pour le monde entier, répliqua Martin. — Moi, dit le jeune homme, je consentirais bien volontiers à être pauvre, avec le libre usage de mes membres. Mais comme la volonté de Dieu est que je sois boiteux et maladif, je tâche de prendre mes maux en patience; je tâche d'être gai et re­connaissant des biens que Dieu dans sa bonté m'a laissés.

« Faites de même, mon petit ami, et rappelez-vous que si vous êtes pauvrement vêtu, et si vous faites maigre chère, vous avez la santé, la force, qui valent bien mieux qu'une voiture et des chevaux, et que l'argent ne peut ni acheter ni donner. »

LE VASE FÊLÉ  

Une semaine après que la mère de Frank lui avait donné les deux balles de paume, elle vint dans la chambre où il jouait. Il y avait été tout seul jus­qu'au moment où sa mère y entra. Elle tenait à la main un beau bouquet d'oeillets rouges et blancs.

« Oh! qu'ils sont jolis et qu'ils sentent bon! s'écria Frank, en mettant le nez dessus pendant que sa mère les lui montrait. Il faut les mettre dans l'eau. Voulez-vous, maman, que je vous aide à les ranger dans le vase à fleurs?

—       Oui, mon cher; apporte-moi le vase de porcelaine qui est sur la petite table, nous les mettrons dedans. »

Elle s'assit ; Frank courut vers la table pour y prendre le vase.

« Il n'y a pas d'eau, maman, dit Frank.

—       Nous en mettrons, répondit sa mère. Eh bien, pourquoi ne l'apportes-tu pas?

—       Maman, dit Frank, c'est que j'ai peur d'y toucher, parce qu'il y a une fente tout le long du pot; quand je le touche seulement du bout du doigt, il branle, et je crois que, si je le prends, il tombera en morceaux. »

Sa maman se leva, et s'approcha de la petite table devant laquelle Frank était resté ; elle regarda le vase, et vit qu'il était entièrement fendu; quand elle le souleva, il tomba en pièces.

« Ce vase n'était pas cassé hier soir, dit-elle; je me rappelle que, lorsque j'en ai ôté du réséda fané, il n'avait pas une fêlure.

—       Je l'ai vu aussi, maman; j'étais avec vous.

—       Je ne te demande pas, mon cher Frank, si tu as cassé ce vase : je crois que si cela te fût arrivé, tu serais venu tout de suite me le dire, comme lorsque tu cassas le carreau de la fenêtre.

—       Mais maman, dit vivement Frank, en regardant sa mère de tous ses yeux, je n'ai pas cassé le vase; je ne l'ai pas seulement touché; j'ai joué avec ma balle molle, comme vous me l'aviez dit; regardez plutôt : la voilà ici, ma balle, celle avec laquelle j'ai joué toute la matinée.

—       Je te crois, mon enfant, répondit sa mère, car tu m'as dit la vérité lorsqu'il était question du carreau de vitre. »

A ce moment, le père de Frank entra dans la chambre, et Frank lui demanda s'il avait cassé ou fendu le vase à fleurs.

« Non, répondit-il, je ne sais ce que tu veux dire. »

La mère de Frank sonna, et quand la femme de chambre parut, elle lui demanda si c'était elle qui avait cassé le vase à fleurs.

« Non, madame, ce n'est pas moi , » répondit la bonne ; et, après avoir fait cette réponse, elle sortit de la chambre.

« Maintenant, mon cher Frank, dit le père, tu vois un des avantages qu'il y a à dire la vérité : parce que tu as dit vrai pour la vitre cassée, que tu as dit vrai également pour le cheval que tu avais vu descendre le long de la ruelle, je ne puis m'empêcher de croire que tu dis la vé­rité maintenant. Je crois que tu n'as pas cassé ce vase à fleurs, puisque tu me dis que tu ne l'as pas cassé.

—       Mais, papa, je voudrais bien que celui qui l'a cassé le dît à vous ou à maman, parce qu'alors vous seriez bien, bien sûr que ce n'est pas moi. Croyez-vous que ce soit la bonne qui l'ait fait ?

—       Non, je ne le crois pas, parce qu'elle vient de me dire que ce n'était pas elle, et qu'elle m'a toujours dit la vérité. »

Pendant que la mère de Frank parlait, elle examinait les morceaux du vase à fleurs, et elle remarqua que près de la cassure un des côtés du vase était noirci, elle frotta le noir, vit qu'il s'enlevait très-facilement et dit : « Cela a l'air de noir de fumée.

—       Je me souviens maintenant, moi, dit le père, qu'hier au soir je cachetais une lettre sur cette petite table, et je me rappelle que j'ai laissé la bougie brûler très-près du vase à fleurs, tandis que j'allais donner la lettre que je venais de cacheter à l'homme qui l'attendait. En revenant je soufflai la bougie, et je ne remarquai pas si le vase à fleurs était noirci ou fêlé. Je pense à présent qu'il est très-probable que c'est la chaleur de la flamme qui l'aura fait craquer.

—       Voyons s'il y a de la bougie sur les morceaux, dit Frank ; car il en a pu tomber sur le vase pendant qu'elle fondait, comme il est tombé de la cire à cacheter sur mes doigts, l'autre soir. »

Frank examina les morceaux du vase à fleurs ; et, sur l'un d'eux, près de la place qui était noircie par la fumée, il trouva une goutte de cire toute ronde.

« A présent, je suis parfaitement sûr, dit son père, que c'est par ma faute que l'accident est arrivé; j'avais mis la bougie allumée trop près de la porcelaine.

—       Oh ! que je suis content que nous ayons trouvé la vérité ! » dit Frank.

Maria Edgewortii.

(Éducation familière)  

L'AMI INVISIBLE. 

Daniel Bryan, vieux marin irlandais, servait sous sir Sydney Smith, à bord du vaisseau amiral le Tigre, lors de la campagne de Syrie, en 1799. Pendant le siège de Saint-Jean-d'Acre, ce brave vétéran demanda à plusieurs reprises d'être employé à terre.

Comme il était âgé et un peu sourd, on ne donna pas suite à sa requête. Au premier terrible assaut que les Fran­çais livrèrent à la place, un de leurs généraux fut tué et resta parmi les morts. Les Turcs tranchèrent la tête de ce malheureux officier, et après avoir inhumainement mutilé le corps à coups de sabre, ils le laissèrent exposé à devenir la pâture des chiens errants. Au bout de peu de jours, ce cadavre en putréfaction offrait un spectacle hi­deux, effrayant exemple des horreurs de la guerre. Quand les matelots détachés à terre revinrent à bord, on leur demanda si le corps du général était toujours là? « Oui, répondirent-ils. » Daniel s'écria : « Que ne l'avez-vous enterré? — Ma foi! allez-y vous-même et chargez-vous- en. — C'est ce que je ferai, sur mon âme! dit Daniel, car j'ai été prisonnier des Français, et je les ai toujours vus respecter les ennemis morts, et leur faire d'honorables fu­nérailles, tandis que les Turcs laissent pourrir des chrétiens comme des bêtes immondes ! »

Le lendemain, ayant obtenu la permission d'aller visi­ter la ville, Daniel revêtit ses plus beaux habits et partit dans le canot avec le chirurgien de marine. Une heure ou deux après, Daniel entrait dans une salle de l'hôpital, et de sa façon ronde et brusque, il dit au chirurgien qui pan­sait les Turcs blessés : « Voilà ma besogne faite ; j'ai en­terré le général, et à présent je viens voir les malades. » Préoccupé de la peur que le marin n'attrapât la peste, l'officier de santé lui ordonna de sortir et prit peu garde à ses paroles; mais les hommes qui montaient le canot l'a­vaient vu à l'oeuvre, et racontèrent comment la chose s'é­tait passée. Le vieux Daniel s'était procuré une pioche, une pelle et une corde. Il avait insisté pour qu'on le des­cendît par une des ouvertures pratiquées dans la muraille, tout près de la brèche. Quelques-uns de ses compagnons voulaient le suivre : « Non, non, leur dit-il, vous êtes en­core trop jeunes pour mourir d'une balle, moi je suis vieux et sourd, la perte ne sera pas grande. » Persistant malgré la fusillade, Daniel: fut suspendu et descendu au pied de la brèche, avec ses outils sur le dos. Le premier obstacle, et ce n'était pas le moindre, fut d'écarter les chiens. Les Français reconnurent l'uniforme rouge, et le couchèrent en joue. Ils allaient faire feu, lorsqu'un officier, devinant les pieuses intentions du marin, se jeta au-devant des fusils. Le cliquetis des armes, le tonnerre de la canon­nade, cessèrent un moment. Il se fit un silence solennel, et le digue homme put accomplir sa tâche.

Il creusa la fosse, y coucha le cadavre, le recouvrit de terre, plaça une grosse pierre à la tête, une autre aux pieds, et tirant de sa poche un morceau de craie, il écri­vit sur cette tombe improvisée : « Ci-gît un brave ! » Il fut de nouveau hissé dans la ville avec sa pelle et sa pioche, et le feu recommença.

Informé de cet incident, sir Sidney manda le vétéran dans sa cabine. « Eh bien, Daniel, lui dit-il, j'apprends que vous avez donné la sépulture au général français? — Oui, amiral. — Y avait-il quelqu'un avec vous? — Oui, amiral. — On m'avait dit que vous étiez seul? — Oh ! que non! j'avais avec moi un ami. — Qui donc était cet ami? — C'était Dieu !

EXCURSIONS DANS UN MONDE PEU CONNU.

LES BLESSÉS, LE MÉDECIN, UNE ILE DÉSERTE. 

C'était par une belle matinée d'été; la nuit avait été orageuse, et la pluie tombée à l'aube couronnait chaque brin d'herbe d'un diadème étincelant; elle ruisselait en innom­brables filets sur le gravier, dont elle polissait et brillantait chaque grain de sable : on eût dit d'un vaste écrin épanché d'une main libérale sur toute la nature; les perles et les diamants éclataient de toutes parts, d'autant plus chatoyants qu'ils étaient plus fugitifs et plus mobiles. Il y avait dans la végétation, parmi les insectes, en l'air, sur terre, une activité, une vie qui se communiquaient à moi. J'avais conscience de traverser des mondes animés, des populations pressées de réparer les désastres de la nuit.

Je me baissai pour mieux voir ce qui fourmillait à fleur de terre. Une armée de travailleuses défilait en bon ordre, sous la conduite de ses chefs. Il y avait des inspectrices qui allaient et venaient le long de la colonne, la mainte­nant sur une seule ligne, des pionniers qui marchaient en tête pour aplanir le chemin, des éclaireurs qui la précé­daient, enfin des traînards à la queue, ni plus ni moins que dans les armées humaines.

Aveugle instrument du destin, j'avais à mon insu puni les derniers de leur négligente lenteur ; mon pied, posé au hasard, en avait froissé, meurtri, blessé quelques- uns. D'abord étourdis de cette gigantesque pression, ils demeurèrent un moment immobiles, puis l'élasticité du terrain et sa fraîcheur leur venant en aide, ils retrouvèrent l'usage de leurs pattes et se remirent en marche. Un seul, plus grièvement atteint, resta en arrière. Toute la partie postérieure, attachée au corselet par un fil si délié, sem­blait gravement compromise : les reins me paraissaient brisés.

J'ai toujours pensé avec Shakespeare qu'un ciron peut souffrir autant qu'un éléphant. J'étais donc ému de pitié pour le pauvre petit être qui s'était si malencontreusement trouvé sur ma route. J'aurais voulu le secourir. Mais com­ment? le plus léger contact de mes doigts eût suffi pour l'achever. Cependant il gisait, isolé et patient. J'en vou­lais à ses compagnons de l'oublier ainsi : c'était un juge­ment téméraire, comme la plupart de ceux que nous formons en accusant. Une fourmi, détachée du gros de l'armée, passa à peu de distance; elle semblait en quête de quelque chose ou de quelqu'un ; de temps à autre, elle s'arrêtait, levait la tête, remuait ses antennes, puis se remettait à chercher. Elle arriva enfin près du pauvre blessé, qui conservait évidemment toute sa connaissance. Les antennes s'agitèrent, se croisèrent, se touchèrent à plusieurs reprises : l'on sait que ces fils déliés et mobiles qui se dressent sur la tête des fourmis sont leurs organes, sinon de langage, au moins de communication. Après un assez long dialogue où j'aime à croire que d'affectueuses paroles, de tendres consolations furent échangées, la nouvelle arrivée s'éloigna, laissant encore une fois la malade à son isolement et à sa souffrance. Une deuxième, une troisième, vinrent et agirent exactement de même. Étaient-ce donc de simples visites de condoléance? le cas était-il désespéré? Je commençais à le craindre, lorsque je vis revenir les deux fourmis qui en amenaient une troisième. Je n'affirmerais pas que ce fussent les der­nières venues, n'étant pas encore assez familiarisée avec la physionomie individuelle de la gent formique ; mais j'ai tout lieu de le penser. Quant à leur compagnon, c'était certainement un personnage considérable par son adresse ou sa science; elles lui cédèrent le pas : il s'avança seul vers le blessé, parla courtement, ne se remuant qu'avec une majestueuse lenteur, et semblant plutôt interroger que discourir. Il examina ensuite la partie malade, la palpa délicatement du bout de ses antennes dont il se servit ensuite comme de leviers pour soulever les reins, tandis que son patient le secondait et s'aidait de son mieux. Je ne sais quelle habile opération pratiqua ce sage Esculape, mais tant est que la fourmi se redressa et marcha, tout en boitant un peu. A ce moment, peu s'en fallut que je ne visse des lunettes, une canne et une tabatière d'or, à ce docteur émérite, ce Marjolin d'un monde nouveau.

Cette petite scène m'avait mise en goût d'observations, je continuai ma promenade à fleur de terre, et ne tardai pas à découvrir un nouveau sujet d'intérêt et de curiosité. La pluie, remplissant les ornières du sentier, formait des torrents, parfois aussi rapides et aussi tumultueux que ceux des Alpes, charriant, en guise de troncs d'arbres et de rochers, des brins de bois, d'écorce, et jusqu'à des pierres. Une de celles-ci, entraînée d'abord par la vio­lence du courant, avait rencontré au fond du ruisseau quelque amas de gravier qui l'avait arrêtée au milieu. Cette île flottante s'était fixée. C'était un roc aride et nu; à peine si quelques creux, tapissés d'un lichen rare et jaune, y offraient un abri insuffisant contre les ardeurs du soleil. Au premier aspect on eût cru l'île déserte, mais point ! J'y découvris bientôt un être animé, vivant, souffrant : un pauvre naufragé, ayant de plus que Robinson les anxié­tés et les tourments de la sollicitude maternelle. Une fourmi errait désolée sur cette surface brûlante. S'accrochant aux aspérités de la pierre, elle descendit les falaises à pic, trempa ses antennes dans l'eau, et remonta péni­blement vers une petite cavité où était déposé un nourris­son, enveloppé d'un mince et blanc maillot, qu'elle humecta doucement pour entretenir à l'intérieur une vie engourdie et débile. Elle prit ensuite entre ses pattes, comme une nourrice entre ses bras, la petite chose, et se remit à explorer le pays. De temps en temps elle faisait une halte, déposait son fardeau à terre, gravissait un pro­montoire d'un demi-centimètre de hauteur, et regardait au loin. Hélas! elle ne voyait pas même, comme ma soeur Anne, le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie ! pas un arbuste, pas une plante n'animait la solitude du désert.

Cependant, l'eau montait toujours : arrêtés par la pierre, qui faisait digue et entravait le torrent dans sa course, les flots écumeux se heurtaient, se pressaient, menaçant d'envahir le sol. La chétive petite créature semblait comprendre le danger ; elle courait de çà, de là, éperdue, agitée, portant et lâchant tout à tour le petit coton blanc et immobile, enfant au maillot dont on ne voyait ni la tête ni les pieds. La pantomime de la pauvre nourrice devenait de plus en plus expressive. Sur la rive opposée à celle qu'escaladaient déjà les vagues en furie, l'eau basse et calme était plus accessible. Une mince tige de paille, tourbillonnant au gré de l'onde, vint échouer contre la rive ; placée en travers du fleuve, elle atteignait presque l'autre bord : je n'y avais pas pris garde, mais la fourmi l'avait vue avant moi. Palpitante d'espoir et d'effroi, elle hasarde un pas tremblant sur ce pont mobile ; puis elle recula, courut chercher son nourrisson, et tantôt le tirant, tantôt le poussant, elle l'embarqua avec elle sur le frêle radeau. Le trajet fut périlleux ; vingt fois, l'enfant et la nourrice faillirent rouler dans l'abîme ; mais, comme si la Providence eût voulu récompenser la constance et le dévouement, même dans un être si frêle, un léger remous du courant poussa la paille, qui aborda avec ses passagers sur l'autre rive, où je les vis bientôt disparaître sous l'ombrage touffu d'une forêt d'herbes. Ils y trouvèrent sans doute le repos nécessaire après de tels labeurs, et purent, je l'espère, rejoindre la peuplade qui m'avait fourni deux intéressants épisodes sur un espace d'un pied carré, et dans un intervalle de dix minutes. Ma sympathie pour la fourmi libératrice s'accrut encore en apprenant plus tard d'un savant naturaliste qu'elle n'était pas la mère, mais seulement la gardienne, la nourrice du petit maillot qu'il avait sauvé au péril de sa vie.

Ce que j'ai conté je l'ai vu, et si mon récit trouvait des incrédules qui, mesurant leur estime à la taille, traitassent du haut de leur grandeur mes héroïnes avec dédain, je leur répondrais par ces vers du poète :

L'aigle de la montagne un jour dit au soleil :

"Pourquoi luire plus bas que ce sommet vermeil ?

A quoi sert d'éclairer ces près, ces gorges sombres ;

De salir tes rayons sur l'herbe dans ces ombres ?

La mousse imperceptible est indigne de toi !...

─ Oiseau, dit le soleil, viens et monte avec moi !..."

L'aigle, avec le rayon s'élevant dans la nue,

Vit la montagne fondre et baisser à sa vue,

Et quand il eut atteint son horizon nouveau,

A son oeil confondu tout parut de niveau.

"Eh bien ! dit le soleil, tu vois, oiseau superbe,

Si pour moi la montagne est plus haute que l'herbe.

Rien n'est grand ni petit devant mes yeux géants :

La goutte d'eau me peint comme les océans ;

De tout ce qui me voit je suis l'astre et la vie :

Comme le cèdre altier l'herbe me glorifie :

J'y chauffe la fourmi, des nuits j'y bois les pleurs,

Mon rayon s'y parfume en traînant sur les fleurs !

Et c'est ainsi que Dieu, qui seul est sa mesure,

D'un oeil pour tous égal voit toute la nature !...

Chers enfants, bénissez, si votre coeur comprend,

Cet oeil qui voit l'insecte et pour qui tout est grand.

Lamartine     

La VIEILLE PARALYTIQUE. 

IL y a environ six ans qu'une pauvre femme du village que nous habitons l'été fut frappée de paralysie à la suite d'un violent chagrin causé par le départ de son dernier fils tombé à la conscription. La nouvelle de son mal­heur nous consterna. « Quelle triste existence! disions-nous. Quoi! se voir privé de la parole, d'une partie du mouve­ment, n'avoir plus de moyen d'exprimer sa pensée, traîner une vie languissante, à charge à soi-même et aux autres, tout attendre d'autrui : quoi de plus misérable ! ah ! mieux vaudrait mille fois la mort ! »

Hélas! nous raisonnions avec notre sagesse mondaine, aveugle et bornée. De cette situation cruelle, dont les mi­sères nous semblaient si grandes, Dieu a tiré des douceurs sans nombre. Non-seulement la pauvre paralytique n'est pas triste, mais elle est joyeuse : ses yeux rayonnent de gaieté; elle accepte et bénit la destinée que Dieu lui a faite. Sa langue ne peut former qu'un son, qu'une syllabe qui n'a point de sens, mais l'accent qu'elle y met en fait un hymne de reconnaissance et d'amour. Accueillie pen­dant trois mois de l'année chez chacun de ses enfants, qui se partagent la douce tâche de la loger, de la nourrir, portée pour prendre l'air dans les bras de ses fils ou de ses gendres, car elle ne peut pas marcher, entourée de ses petits-enfants qui jouent auprès d'elle, elle n'a qu'un chagrin, c'est quand arrive le jour où une autre de ses filles la réclame, et où elle doit quitter celle qui la soigne, et près de laquelle elle est toujours le mieux. Elle montre avec attendrissement le bon lit qu'elle occupe, les chauds habits qui la couvrent. Tout cela, c'est à ses enfants qu'elle le doit, et les bénédictions, qui ne peuvent arriver à ses lèvres, se pressent dans son coeur.

Oh ! oui, elle est grande et bénie, cette pauvre paysanne. Grande par sa soumission, par sa foi, par la manière dont elle jouit des biens que Dieu lui a laissés étant meilleure. Tous ceux qui l'approchent deviennent d'autant plus aimants, d'autant meilleurs qu'elle a plus besoin d'eux, qu'ils ont plus de devoirs à remplir envers elle. Ainsi cette maladie a été une source de bénédictions pour la malade et pour sa famille.

Puisse cet exemple, mes chers enfants, vous inspirer une confiance sans bornes en la bonté de Dieu, une résignation entière à sa volonté, et le désir de rendre à vos parents infirmes et vieux une partie des soins que vous avez reçus d'eux dans votre enfance!

RECETTE POUR ENTRETENIR LA CONCORDE 

La maîtresse, les élèves, pendant une récréation. 

Marie ─ Qu'allons-nous faire ? Il pleut à verse. Impossible de se hasarder dans le jardin, et

c'est si ennuyeux d'en être réduites à se promener sous les cloîtres.

Elise ─ Tu te plaignais justement hier qu'on ne nous y laissât pas, et qu'il nous fallût, bon gré,

mal gré, aller jouer au jardin.

Marie ─ Le soleil me faisait mal à la tête.

Elise ─ Ne pouvais-tu te promener sous les tilleuls ?

Marie ─ Non : il y faisait trop sombre.

Elise ─ Bah ! tu n'es jamais contente de rien : tu te plains toujours.

Marie ─ En tout cas, je ne suis pas la seule.

Elise ─ Ce n'en est que plus triste.

La Maîtresse ─ Ne serait-ce point, par hasard, que tous ces mécontentements ne tiennent ni à la pluie, ni au soleil, mais ont leur source en vous, ma chère enfant ?

Marie ─ Je ne crois pas ; car je ne demanderais pas mieux que d'être contente et de m'amuser comme les autres.

La maîtresse. — En vérité! Oh! alors, soyez sûre que vous ne serez pas longtemps chagrine ou maussade. Il ne faut qu'y mettre un peu de bonne volonté. Regardons autour de nous : voilà Adèle qui saute de plaisir en voyant tomber cette pluie qui vous met de si mauvaise humeur; je gage qu'elle y trouve un sujet de joie qui nous échappe. Allons le lui demander.

Marie. — Qu'y a-t-il donc de si réjouissant, Adèle, à être claquemurée ici?

Adèle. — Oh ! je pense à mon parterre, que le soleil avait desséché hier. Toutes mes fleurs penchaient triste­ment la tête : cette bonne petite pluie va les ranimer, et ce soir ce sera plaisir de les voir renaître, de sentir l'odeur des roses, des oeillets !

Marie, avec dépit — Moi, je n'ai pas de parterre.

Adèle. — Voulez-vous la moitié du mien ? nous le cultiverons ensemble.

LA MAITRESSE, à Marie. — Je vous conseille d'accepter, ne fût-ce que pour vous convaincre que la pluie peut quelquefois être la bienvenue.

(Deux élèves, Gabrielle et Louise, s'approchent vivement.)

Gabrielle. — N'est-ce pas, madame, que j'ai raison, et que la robe de Mlle Justine est bleue?

Louise. — Du tout! Elle est lilas.

La maîtresse.—Voilà, en vérité, un beau sujet de dispute!

Gabrielle. — Mais c'est que je suis certaine qu'elle est bleue.

La maîtresse. — Supposons qu'elle soit lilas glacé de bleu. Est-il croyable que vous vous querelliez pour la teinte d'une robe?

Gabrielle. — Louise est si entêtée ! Tout à l'heure, encore, elle me soutenait que j'avais sa corbeille, parce que malheureusement ma corbeille à ouvrage ressemble à la sienne.

Louise, à demi-voix. — Je le soutiens, et le soutiendrai toujours.

La maîtresse. — Je vois à regret que vous êtes beau­coup plus avancée dans la science du tien et du mien, que ne l'était un digne anachorète, dont je lisais la vie ce matin.

Elise. — Anachorète; quel singulier mot! qu'est-ce donc qu'un anachorète, madame?

La maîtresse. — Un homme qui cherche la solitude, qui vit dans la retraite.

Gabrielle. — Comme les Pères du désert?

La maîtresse. — Précisément. Un de ces premiers chrétiens, qui, depuis des années, habitait au fond de la Thébaïde, reçut un jour la visite d'un voyageur. Le soli­taire s'informa au nouveau venu de ce qui se passait dans ce monde qu'il avait quitté :

« Ya-t-il encore des villes? lui demanda-t-il, la justice et la charité règnent-elles enfin parmi les hommes?

—       Hélas! répondit le voyageur, elles rencontrent de grands obstacles, que leur suscitent les hommes eux-mêmes. Tout est matière à querelle , et il s'élève chaque jour, et à propos de tout, une foule de diffé­rends.

—       Je ne vous comprends pas bien, interrompit l'ana­chorète. Qu'est-ce donc qu'un différend?

—       C'est facile à expliquer, reprit le voyageur. Voici une pierre que je pose entre nous : supposons qu'elle vous appartienne; j'arrive, et je dis qu'elle est à moi.

—       Eh bien, prenez-la, répliqua le saint homme.

—       Je vois que vous ne m'avez pas compris, pour­suivit le voyageur. Cette fois, je prends pour exemple votre manteau, qui est bien à vous, puisqu'il vous couvre les épaules, et que vous n'avez pas d'autre vêtement pour vous garantir de la pluie et du soleil. Je m'en empare et me l'approprie.

— Oh! que j'en suis charmé! dit l'ermite; il y a long­temps que ce manteau était pour moi un luxe inutile. Je suis fait aux intempéries de l'air et des saisons : je ne les sens plus, tandis que vous en devez souffrir. »

Le voyageur perdit ses peines et ne put jamais éclairer la charité de l'ermite sur la nature d'un différend.

Essayez de cette recette, mes chères jeunes amies ; cédez ce qu'on vous dispute, et vous verrez l'aménité, la bienveillance, remplacer l'aigreur et la discorde.

Gabrielle. — Décidément, la robe de Mlle Justine pourrait bien être lilas.

Louise. — Oui, d'un lilas tirant sur le bleu.

Gabrielle. — Et puisque nos corbeilles se ressem­blent, échangeons-les. Tiens, Louise, voilà celle que tu réclamais.

Louise. — Elle n'est pas à moi, je le vois maintenant. Celle-ci est beaucoup plus neuve et plus jolie.

Gabrielle. — Alors, fais-moi le plaisir de l'accepter, comme gage de paix.

(Elles s'embrassent.)

JE NE VEUX PAS. 

Un jour que je passais sur la route, j' entendis deux petits garçons parler très-haut : « Non, disait l'un d'une voix ferme; je ne veux pas. » Je m'arrêtai et demandai : « Que ne voulez-vous donc pas faire, mon petit homme? — Je ne veux pas faire croire à maman que je reviens de l'école, parce que ce n'est pas vrai. Je sais qu'elle me grondera, mais j'aime mieux être grondé que de men­tir. — El vous avez raison, lui dis-je. C'est d'un brave enfant. » Je lui donnai une poignée de main, tandis que l'autre garçon, qui lui conseillait de s'excuser par un men­songe, s'en allait tête basse et l'air honteux.

A quelques mois de là passant par le même village et ayant affaire au maître d'école, j'entrai dans la classe où je reconnus bien vite mes deux connaissances de la route ; celui qui n'avait pas voulu mentir me sourit, tandis que l'autre évita de me regarder. Comme le maître me recon­duisait, je l'interrogeai sur ses deux écoliers : « Oh, me dit-il, en parlant du premier, c'est un excellent sujet, un peu têtu, mais franc, honnête, toujours prêt à convenir de ses torts, et, ce qui vaut mieux, prompt à les réparer! l'autre, au contraire, s'excuse sans cesse; il n'a jamais mal fait et par conséquent ne se corrige jamais. Il est lâche, indocile et menteur. — Je ne m'en étonne pas, dis-je, j'a­vais déjà tiré l'horoscope de ces deux enfants, » et je lui racontai ce "que j'avais entendu.

LE MIRAGE. 

Un régiment de troupes égyptiennes, allant conquérir la Nubie, traversait le désert. Les outres étant presque vides, on n'accordait à chaque homme qu'une petite ration d'eau. Ils souffraient cruellement de la soif, lorsqu'ils aper­çurent à quelque distance un beau lac, dont les eaux limpides baignaient le pied des dunes de sable. Ils ordon­nèrent à l'Arabe qui leur servait de guide de les conduire sur l'heure vers ces eaux si désirées. « Hélas ! leur répon­dit-il, vos yeux vous trompent. Il n'y a là ni source, ni lac ; c'est un mirage qui vous perdrait, en vous éloignant de la vraie route. »

Exaspérés par la souffrance, les soldats insistèrent; et comme le guide refusait, ils en vinrent aux coups, et tuèrent l'homme qui, seul, pouvait les diriger à travers le désert. Tous les soldats se lancèrent dans la direction où l'eau apparaissait; ils marchèrent longtemps épuisés et mourants de soif. Leurs pieds s'enfonçaient de plus en plus dans les sables brûlants ; leur souffle embrasé dessé­chait leurs gosiers ; plus ils s'éloignaient du sentier battu, où le guide gisait dans son sang, plus le lac, près des yeux, loin des lèvres, semblait reculer ; plus les eaux trom­peuses brillaient au soleil comme pour les inviter à y baigner leurs membres fatigués. Enfin le mirage pâlit, puis s'effaça. A la place du lac fatal s'étendait le sable ardent; alors la soif dévorante, l'horrible désespoir, s'em­parèrent des hommes perdus dans ce désert. Ils songèrent au guide assassiné ; ils avaient commis un crime, et ils allaient mourir ! Pas un n'échappa ; les Arabes envoyés à leur recherche ne trouvèrent plus que des cadavres des­séchés, jonchant la terre.

Ce récit me semble une image frappante de ce que peuvent faire de nous nos mauvais penchants. Comme le mirage du désert, ils nous tentent et nous séduisent par les plus belles apparences. Un sage guide nous avertit du danger, mais nous fermons nos coeurs et nos oreilles à ses paroles, et si nous ne l'assassinons pas, nous rompons avec lui, et nous quittons la bonne route pour nous préci­piter dans la mauvaise, où les illusions se dissipent, et où nous ne trouvons que le désespoir et la mort.

Enfants, ne croyez pas aux trompeuses promesses, Que vous feront souvent des esprits tentateurs; Fermez toujours l'oreille aux paroles traitresses Qui séduisent l'esprit et corrompent les coeurs. 

LE RÊVE DE ROBERT. 

UN jour la mère de Robert l'envoya faire une commission pour elle. Il y alla d'un air assez maussade ; quand il revint, elle lui dit : « Robert, il faut que tu ailles encore me chercher mon panier à ouvrage, dans ma chambre. » Alors Robert marmotta entre ses dents : « Toujours des commissions à faire! C'est bien ennuyeux, je voudrais n'être pas petit garçon ! »

Sa mère l'entendit; et elle en fut peinée; quand il lui eut apporté son panier, elle lui dit : « Merci, je n'ai plus rien à te faire faire. » Robert prit un livre et s'en alla dans le jardin. Il s'assit sous un berceau de jasmin et de chèvrefeuille que son père avait fait planter pour lui, et il se mit à lire.

Ce joli berceau, et le banc qu'on y avait placé lui rap­pelèrent la bonté de ses parents; il eut regret du peu d'empressement qu'il avait mis à se rendre utile à sa mère. Cette pensée le troublait et il ne faisait aucune attention à sa lecture. Peu à peu le livre lui échappa des mains, et glissa par terre; sa tête se pencha et il s'endormit.

Souvent on rêve en dormant ; c'est ce qui arriva à Robert. 11 rêva donc qu'il habitait une petite maison, à deux ou trois lieues de là, il y était seul avec sa mère ; elle lui demanda d'aller chercher un seau d'eau à la fontaine, et tout en y allant il murmurait : « C'est bien lourd un seau d'eau! faudra-t-il que j'en porte tous les jours? quelle dure vie je mène ! »

Alors il rêva qu'il voyait un gros chat couché au so­leil devant la porte. « En voilà un qui n'a rien à faire, pensa-t-il, ce doit être commode et amusant. Je voudrais bien être chat! »

Il n'eût pas plus tôt dit cela qu'il se sentit pris d'une envie extraordinaire de se mettre à quatre pattes. Son corps devint de plus en plus petit, ses ongles se chan­gèrent en griffes au bout de ses doigts; il se sentit couvert d'une épaisse fourrure : bref, il était devenu un chat par­fait. Il marcha une minute ou deux sur ses quatre pattes, se détira, miaula, fit ronron pour s'assurer qu'il était bien chat; puis il alla s'étendre au soleil pour dormir. Il se disait en fermant les yeux : « A la bonne heure, je n'irai plus chercher de l'eau à la fontaine; je n'aurai plus qu'à me reposer jour et nuit. Un chat est vraiment une heu­reuse bête ! »

Cependant il s'éveilla bientôt, il avait grand faim. Sa première pensée fut d'aller, comme de coutume, demander à sa mère une tartine de pain et de beurre. Il entra dans la maison, la regarda d'un air piteux en miaulant; mais elle n'y prit pas garde : il miaula plus fort, elle n'y fit pas plus d'attention; alors monsieur Minet impatienté sauta sur un sofa, et commença de le déchirer avec ses griffes. Sa mère ouvrit la porte, prit un balai, et le poussa dehors en disant : « Allez, vilain chat ! et ne rentrez plus. » Robert, le coeur un peu gros, pensa qu'il lui fallait tâcher d'attraper des souris, ou mourir de faim. Il des­cendit à la cave qui était fort noire, et se posta devant un petit trou creusé dans le mur.

Il attendit là plus d'une heure. Enfin, une petite sou­ris montra son nez. Robert allongea la patte, mais comme il ne s'était pas beau­coup exercé à son métier de chat, il manqua la souris qui s'enfonça dans son trou, où elle était en sûreté.

Robert attendit bien longtemps ; la souris ne reparut pas : « Cette chasse n'est pas aussi facile que je le croyais, se dit-il. C'est encore pis que de charrier de l'eau. Je voudrais pourtant bien trouver quelque chose à manger ! Je vois que d'être chat ne vaut guère mieux que d'être petit garçon. »

A ce moment, il entendit un grand bruit dans la cour. Il grimpa bien vite les escaliers de la cave pour voir ce qui faisait ce bruit. C'était la vache qui mugissait pour qu'on vînt la traire. C'était une belle vache, si grosse et si grasse qu'on voyait bien qu'on lui donnait plus de foin et de pommes de terre bouillies qu'elle n'en pouvait manger.

« Passer tout le jour aux champs dans la verdure, sans rien faire que boire, paître, et se coucher sous les arbres, cela doit faire une agréable vie. Je voudrais bien être une vache!... » 

Tout aussitôt, il se sentit grossir à vue d'oeil. Il lui sembla que quelque chose poussait sur sou front, il y porta la patte, quoique avec peine, car sa patte s'était changée en une longue jambe roide ; il s'aperçut qu'il lui poussait de grandes cornes. Avant que sa jambe eût touché terre, ses griffes de chat s'étaient changées en sabots. Il était méta­morphosé en vache. Il se battit les flancs avec sa queue, et se mit à paître l'herbe de la cour, jusqu'à ce qu'il se fût rassasié ; il se dit alors : « En vérité, voilà qui vaut mieux que de guetter tout le jour des souris dans une vi­laine cave noire! Une vache passe très-bien son temps. »

Après qu'on eut trait la vache Robert, on la mena dans une étable obscure; on lui passa une corde autour du cou, et on l'attacha de court à un râtelier vide où, au lieu de fourrage, il y avait des toiles d'araignées. « Est-ce que je vais rester là toute la nuit à l'attache? » pensa Robert. 11 lui fallut se résigner.

Le lendemain matin on le mena au pâturage. Le gar­çon, chargé de l'y conduire, lui donnait des coups de bâton s'il s'écartait à droite ou à gauche. Une fois dans la prairie, il fut assailli par les mouches qui le piquaient et le mordaient. 11 essayait de les chasser avec sa queue, mais elles revenaient plus acharnées. Les plus grosses et les plus nuisibles trouvaient moyen de s'attacher à sa peau là où il ne pouvait les atteindre. Le soir, comme il reve­nait à l'étable, de méchants polissons lancèrent un chien contre lui, et le harcelèrent d'une rude façon. « Ah! dit-il, c'est une terrible chose d'être vache! »

A ce moment le chien, las d'aboyer, s'en alla. « Oh ! si j'étais seulement chien ! soupira Robert. Un chien peut se défendre. Il peut manger à sa faim, et n'a rien à faire. Décidément j'aimerais mieux être chien ! »

Aussitôt dit que fait. Robert devint plus élancé et plus petit; ses cornes tombèrent, ses sabots redevinrent des pattes, son corps se couvrit d'un poil lisse et brillant. 'Il était devenu un beau chien noir, avec des oreilles pen­dantes, une queue en trompette, et un élégant collier de cuivre au cou.

Il erra une demi-heure sur les routes, avec grande satisfaction; ensuite il reprit le chemin du logis. La scène avait changé, une fort belle cour précédait la maison où demeurait son maître. Il y courut tout empressé et af­famé, mais on ne lui permit pas d'entrer même à la cui­sine ; un domestique lui jeta un os à ronger. « Quoi ! rien qu'un os ! » se dit Robert. Il le rongea pourtant, tout en songeant que c'était une maigre pitance, mais qui dort dîne, et il avait envie d'aller se coucher. Hélas! il n'y avait point de lit pour lui! Le domestique qui lui avait donné un os le prit par son collier, et le mena dans la cour, ou il l'attacha près de la grille d'entrée, en lui recommandant de veiller aux voleurs.

Robert passa une triste nuit. Il ne vint pas de voleurs,

Il entendit approcher plusieurs personnes, il se dressa aussitôt sur ses pattes de derrière contre la grille et aboya, car il était de grand matin, quoiqu'il fît à peine jour. Cinq à six hommes conduisaient un énorme animal : un gros élé­phant. Ils le menaient à la ville voisine pour le montrer, et ils s'étaient mis en route de bonne heure pour que personne ne le vît sans payer. "C'est là ce qui me conviendrait, dit Robert. Cet éléphant se prélasse comme un grand sei­gneur. Il a une demi-douzaine d'hommes à son service. Ah ! vieux Long-nez, vous devez être joliment heureux ! Que ne suis-je à votre place ! »

Il parlait encore que son nez s'allongeait en forme de trompe; son corps s'enfla démesurément; ses pattes s'élar­girent comme des poteaux; à la place de son poil noir et luisant, il sentit s'étendre sur son corps une peau grossière, rude et grisâtre, et il se trouva cheminant sur la route, portant assis sur sa tête, un homme.

Ils arrivèrent à une vaste grange où l'admirable ani­mal devait être montré au public. L'éléphant Robert eut alors un déjeuner de carottes et de pommes de terre. Bientôt après les spectateurs accoururent, il y avait foule. Robert eut une demi-heure de bon temps, pendant laquelle il fit plusieurs fois le tour de la grange, portant des en­fants sur ses défenses ; il prit ensuite son cornac par la tête et le replaça sur son dos ; il ramassa des noix et des mor­ceaux de brioche avec le doigt et le pouce du bout de sa trompe ; il déboucha une bouteille de vin, et en vida le contenu dans sa bouche ; il se coucha et se releva à l'or­dre de son cornac. Cependant il se sentait las, et quand on lui ordonna de se coucher, il décida qu'il ne se relève­rait pas, mais le cornac lui démontra par des coups que, tout admirable qu'il était, il ne pouvait agir à sa fantaisie : l'homme était le maître, lui l'esclave. De nouvelles troupes de curieux venaient sans fin. Robert, forcé de recommen­cer cinquante fois les mêmes exercices, n'en pouvait plus. A peine parvenait-il à se tenir sur ses grosses jambes, et quand on le laissa le soir se coucher pour tout de bon, il réfléchit tristement qu'il lui faudrait recommencer le len­demain et le jour d'après, et ainsi de suite toute l'année ; alors il fut pris de désespoir. « Que j'ai donc été stupide de désirer être éléphant! se dit-il. Je préférerais n'importe quoi à la dure vie que je mène. Et après tant de travail être si mal logé; n'avoir qu'une si petite fenêtre pour un si gros éléphant ! » et il regardait le petit trou carré dans le mur de la grange. Il aperçut par là un arbre vert qui croissait dans le jardin derrière la muraille. Un petit oi­seau, perché sur une des branches, chantait sa chanson du soir.

« Ah! joyeux petit compère, c'est vous qui avez du bon temps ; vous êtes libre comme l'air, heureux comme un roi. Pour vous la table est toujours mise, vous goûtez les cerises avant qu'on ne les cueille; votre maison est un joli petit nid posé au plus haut de l'arbre, où le vent vous berce, et où nul danger ne vous atteint. Un battement d'aile vous porte où il vous plaît d'aller. Ah! si j'avais seulement des ailes, je pourrais échapper à tous mes en­nemis ! »

Sa longue trompe, qu'il avait repliée sur ses jambes, se redressa, se durcit, s'accourcit, et devint un long bec; des plumes poussèrent, son énorme corps se rapetissa à la taille d'un boeuf, puis à celle d'un mouton; enfin, il ne de­vint pas plus gros qu'un pigeon, de jolies ailes couvrirent ses côtés, il sautilla sur le plancher, et se sentant vérita­blement oiseau, il prit son essor et s'envola par la fenêtre, loin, bien loin de la vilaine grange.

Il passa une nuit fort agréable parmi les arbres; le lendemain, il chantait à plein gosier dès l'aurore. Un homme entra dans le bois ; il tenait à la main quelque chose. Robert le regarda, heureux de penser que personne ne pouvait l'attraper ou lui faire du mal, à présent qu'il avait des ailes. L'homme abaissa une sorte de longue canne, et le visa. Robert vit alors que c'était un fusil; saisi d'une grande frayeur il voulut déployer ses ailes, mais boum! Pan!! le coup partit et le pauvre oiseau tomba, l'aile et la patte cassées ; une douzaine de grains de plomb s'étaient logés dans sa poitrine ; son joli plumage était tout ensanglanté. La douleur et la peur éveillèrent Robert qui se retrouva assis sous le berceau ; son livre, qui avait glissé de sa main, était à terre à ses pieds.

Son rêve lui avait fait voir que toute position a ses avantages et ses inconvénients ; il se dit qu'un bon esprit doit s'appliquer à jouir des bonnes choses et à sup­porter les mauvaises ; et que le sort d'un petit garçon, qui a de bons parents et de la raison pour se conduire, est mille fois préférable à la condition des animaux, qui n'ont que l'instinct pour les guider, dût ce petit garçon être occupé tout le jour à faire les commissions de sa maman.

Il retourna donc à la maison, décidé à se corriger et à ne plus jamais être maussade.

J. Abbott.

L'ENFANT, L'ANGE ET LA FLEUR.

Légende 

Quand un enfant sage et bon vient à mou­rir, un ange descend sur la terre, prend l'enfant mort entre ses bras, et, déployant ses ailes blanches, vole au-dessus de tous les endroits que l'enfant a aimés pendant sa courte vie; de temps à autre il s'a­baisse pour cueillir des fleurs, qu'il porte à Dieu, afin qu'au ciel elles fleurissent plus belles encore qu'ici-bas. Dieu reçoit toutes les fleurs, mais il en choisit une entre toutes et la porte à ses lèvres, et quand les lèvres divines l'ont touchée, la fleur choisie trouve une voix et chante dans les choeurs des bienheureux. Or, écoutez ce que raconta l'ange à l'enfant mort qui l'entendait comme en un rêve. D'abord ils planèrent au-dessus de la maison où l'enfant avait joué, puis au-dessus de riants jardins remplis de fleurs.

« Laquelle prendrai-je pour la planter au ciel ? » de­manda l'ange.

Il y avait un beau rosier autrefois droit, ferme, élancé; mais une méchante main avait brisé sa tige, et toutes ses branches, couvertes de gais boutons, pendaient flétries.

« Le pauvre arbre! dit l'enfant; prenez-le, bon ange, qu'il puisse, au ciel, refleurir près de Dieu! »

L'ange le prit et embrassa l'enfant, qui rouvrit à demi les yeux. Ils cueillirent des fleurs brillantes, puis aussi l'humble pâquerette et la violette des bois.

Leur moisson semblait faite, et pourtant ils ne volaient pas vers Dieu. La nuit vint, tout était silencieux, et l'en­fant et son céleste guide tardaient encore au-dessus de la grande cité. Ils traversèrent à tire-d'aile une de ses rues les plus étroites que jonchaient la paille et les cendres, car c'était le 21 avril; on y voyait épars des fragments d'assiettes, des verres brisés, des haillons, toute espèce de rebut. Parmi ces débris, l'ange distingua les tessons d'un pot à fleurs d'où sortait à demi une motte de terre, à la­quelle pendaient les longues racines d'une fleur des champs fanée et qui semblait ne pouvoir plus reverdir : on l'avait jetée à la rue comme inutile et morte.

« Elle vaut bien qu'on la ramasse, dit l'ange; emportons-la, et, tout en volant, je te conterai l'histoire de la fleurette.

« Là-bas, là-bas, dans l'étroite rue tortueuse, demeu­rait un petit garçon, un enfant pauvre et malade, alité dès qu'il avait pu marcher. Quand il se sentait mieux, tout ce qu'il pouvait faire était de se promener de long en large, sur ses béquilles, dans sa chambrette. Certains jours de l'été, les rayons du soleil pénétraient une demi-heure dans la cellule étroite et sombre. Assis près de la fenêtre, ré­chauffé par le soleil, l'enfant, sans avoir la fatigue de marcher, s'imaginait être à la promenade; il ne connais­sait de la forêt, de la fraîche verdure du printemps que la branche de hêtre qu'avait cueillie pour lui le fils du voi­sin. 11 suspendait au-dessus de sa tête le rameau ver­doyant, et, se croyant sous les arbres abrités du soleil, il rêvait le doux chant des oiseaux. Un jour, le fils du voi­sin lui apporta des fleurs sauvages, et, de hasard, il s'en trouva une qui avait encore sa racine; le petit garçon la planta dans un pot et la mit sur la fenêtre, près de son lit. La fleur, plantée par une main bénie, crût, grandit, et porta tous les ans d'autres fleurs. Elle était tout le par­terre du petit malade, son trésor ici-bas; il l'arrosait, la soignait, l'aimait; il veillait à ce qu'elle eût tous les rayons du soleil, jusqu'au dernier, glissant sur la fenêtre basse. La fleur était aussi avec lui dans ses rêves, car c'était pour lui qu'elle fleurissait, qu'elle répandait son suave parfum, qu'elle étalait ses gaies couleurs; il se tourna encore vers elle à l'heure où le Seigneur l'appela.

« Il y a aujourd'hui un an qu'il habite près de Dieu; sa fleur chérie, oubliée depuis ce temps à la fenêtre, a langui, s'est fanée, puis on l'a jetée à la rue. Et pourtant cette fleur méprisée, flétrie, est l'honneur de notre bouquet. Elle a fait plus de plaisir, elle a donné plus de joie que tous les splendides parterres d'un jardin royal.

—       Comment sais-tu tout cela? demanda l'enfant que l'ange emportait vers les cieux.

—       Je le sais, répondit l'ange, car j'étais le petit malade qui marchait avec des béquilles; comment ne reconnaîtrais- je pas ma fleur bien-aimée? »

L'enfant rouvrit tout à fait les yeux et vit la radieuse figure de l'ange alors qu'ils entraient au ciel, où il n'y a qu'allégresse et bonheur. Dieu prit les fleurs, les pressa toutes contre lui; mais celle qu'il baisa fut la fleur des champs méprisée et flétrie : aussitôt la fleur eut une voix, et chanta avec les purs esprits qui entourent Dieu, les uns proche, les autres loin, formant des cercles de plus en plus grands, multipliés à l'infini, peuplés d'êtres égale­ment heureux, tous chantant à l'unisson, petits et grands, depuis l'enfant sage et béni, jusqu'à la pauvre fleurette des champs ramassée dans la boue, parmi les tristes rebuts de la rue tortueuse et sombre.

Jean-Chrétien Andersen , poète danois.

LA JEUNE MÉNAGÈRE. 

D'un coeur joyeux et d'une main agile, Elle rendait chaque tâche facile. De tous chérie et prompte à prévoir tout, Dernière au lit et première debout, Ses tendres soins apprêtent chaque couche Et délicat devient pour chaque bouche Le mets frugal par sa main préparé. La nappe blanche et le linge étiré Ornent la table et frottée et luisante, Et la timbale y resplendit brillante; Le simple étain le dispute à l'argent. Le bas usé, l'antique vêtement, Sous son aiguille active, industrieuse, Sont réparés ; la pauvreté hideuse Prend autour d'elle un agréable aspect. Pour le vieillard montrant un saint respect, Tendre à l'enfant, d'une oreille indulgente Elle écoutait, quand la voix glapissante Du jeune élève ânonnait la leçon. Le voeu craintif, l'humble pétition Timidement sont murmurés près d'elle. A sa bonté chaque espiègle en appelle, Et l'opprimé vient pleurer dans son sein. En un jargon gracieux, enfantin, Le frais marmot, qu'en son lit elle arrange, Sous sa dictée invoque son bon ange; La bouche prie et l'oeil est déjà clos, Et le sommeil vient confondre les mots.

Qui ne s'émeut au regard de tendresse Qu'à son poupon la jeune mère adresse, Quand le petiot, en ses naïfs ébats, Bondit, piétine, et tend ses petits bras? Quel doux murmure en sa voix caressante ! Son rire éclate et sa parole chante. Qui n'aime à voir la bonne grand ‘maman de l'alphabet montrer le talisman, et l'oeil fixé sur la savante page, du gai bambin redresser le ramage ?

Plus sainte encore, de ses petites soeurs Calmant la fougue, éclaircissant les pleurs, La jeune fille à la bande lutine Sert de mentor. Chaque lèvre enfantine Vient, sur son front, déposer en retour Le doux baiser d'un angélique amour. Et quel plaisir, la tâche enfin remplie, De folâtrer aux heures de folie! C'est une lutte, une guerre, un tournois; La robe en souffre, et, réduite aux abois, La jeune fille, à l'ennemi soumise, Sourit, se courbe, et sur son col assise, La plus petite entre ses jeunes soeurs, Pousse en riant des cris triomphateurs.

A. de MONTGOLFIER.

SOUVENIRS D'ENFANCE.

LE MYRTE.  

Je ne vous nommerai pas toutes les fleurs avec les­quelles j'ai été intimement liée et qui maintenant se réveillent dans ma mé­moire, je ne vous parlerai que d'un myrte qu'une jeune reli­gieuse soignait au couvent. Elle le gardait été et hiver dans sa cellule; elle lui donnait de l'air le jour et la nuit; elle réglait la chaleur de sa cellule sur celle qu'il fallait à sa fleur, et elle s'estimait plus que récom­pensée quand le myrte se couvrait de boutons. A peine s'ils paraissaient que déjà elle me les montrait. Je l'aidais dans ses soins. Le matin, j'allais à la fontaine Sainte-Madeleine remplir ma cruche d'eau. Les boutons grandissaient, rougissaient et s'ouvraient enfin; au bout de quatre jours, la floraison était complète. Chaque fleur ressemblait à une blanche cellule, d'où partaient des milliers de rayons, qui avaient tous une petite perle à leur extrémité; alors la religieuse mettait le myrte à la fenêtre, et les abeilles venaient en foule le saluer.

Je pense encore à cette chère religieuse : les roses à demi fanées de ses joues étaient entourées de linges blancs; un voile de gaze noire accompagnait les mouve­ments agiles de sa démarche gracieuse; sa main sor­tait de la large manche de son vêtement de laine pour arroser les fleurs. Un jour elle mit une petite graine noire en terre, m'en fit présent, et me dit que j'en verrais naître une chose merveilleuse. Bientôt, en effet, la petite graine germa, poussa des feuilles semblables au trèfle; elle grimpa en l'air après une baguette, à l'aide de petits crochets enroulés, comme font les pois; puis il éclot quel­ques fleurs jaunes, d'où sortit un gland vert, gros comme une noisette, qui brunit en vieillissant. La religieuse le cueillit alors, et, le tirant près de la tige, le déroula en une chaîne composée de petites épines bien coordonnées et entre lesquelles la graine avait mûri. Elle en tressa une couronne, la mit au pied de son crucifix d'ivoire, et me dit qu'on appelait cette plante Corona Christi, la couronne du Christ.

Nous croyons en Notre-Seigneur Jésus-Christ ; nous croyons qu'il était Dieu et qu'il se laissa attacher sur la croix pour nous; nous le prions, nous lui promettons de devenir saints; mais, hélas! combien peu nous tenons nos promesses! Quand nous contemplons la nature en ses jeux, que nous la voyons exprimer sa sagesse avec tant de grâce enfantine, que nous voyons des caractères qui ressemblent à des exclamations peints sur les feuilles des plantes, les petits moucherons portant la croix empreinte sur leurs ailes, cette chétive plante sans apparence renfermer une couronne d'épines artistement tressée, des chenilles et des papillons marqués du signe de la Trinité, nous frissonnons et nous sentons que Dieu prend part à ces mystères. Dans ces moments-là, je crois que la religion a tout engendré, qu'elle est même la force vitale de tout animal, de toute plante. Reconnaître la beauté dans la création et s'en ré­jouir, c'est là la sagesse et la piété. Nous qui la reconnais­sions, nous étions toutes deux pieuses, la religieuse et moi.

Il y a dix ans maintenant que je quittai le couvent; l'année dernière, j'y suis retournée en visite. La religieuse était devenue prieure; elle me conduisit au jardin, mar­chant avec une béquille, car maintenant elle est percluse. Le myrte était tout en fleurs; elle me demanda si je le reconnaissais : il avait beaucoup grandi. De grands oeillets et des figuiers chargés de fruits étaient plantés à l'entour; elle cueillit tout ce qui était fleuri ou mûr et me le donna; mais elle épargna le myrte : c'était ce que j'avais prévu. J'attachai le bouquet qu'elle m'avait fait dans la voiture. Que je fus heureuse ce jour-là! Je priai comme j'avais prié jadis : être heureux fait si bien prier !

Bettina d'Arnim.

Ainsi nous avons tous à l'ombre du passé Quelque doux souvenir pur de tout alliage Qui, le jour où l'orage Est sur nous amassé, Comme un rayon d'or pur traverse le nuage.

UNE PREMIÈRE FAUTE EN FAIT FAIRE D'AUTRES.

Par une belle matinée d'été une troupe d'en­fants trottaient le long de la route qui mène des Gressets au village de la Celle. Ils se rendaient à l'école, mais comme il était encore de bonne heure, ils s'amusaient le long du chemin à cueillir des fleurs des champs et à causer. Deux petits garçons couraient en avant des autres, jouant à qui attein­drait plus vite le tournant, près de la grille du château. Il y avait précisément à cet endroit une vieille femme assise avec un panier de pain d'épices et de bâtons de sucre d'orge; c'était de ce côté qu'ils couraient, car Jean-Pierre (c'était le nom d'un des garçons) avait reçu un sou la veille, et il voulait le dépenser avant d'aller à l'école. « Je t'en donnerai la moitié, Jules, dit-il, comme il arrivait devant la marchande, et nous allons bien nous régaler. » Il tâta dans sa poche pour y prendre son sou, mais il n'y avait pas de sou.

« Quel malheur, Jules! s'écria-t-il; je l'aurai perdu. Bien sûr je l'ai laissé tomber sur la route. Vois! il y a un trou à ma poche; retourne avec moi le chercher.

-— Dépêchons-nous alors, ou nous serons en retard, » dit Jules. Ils retournèrent en arrière, regardant à terre de tous leurs yeux et demandant aux autres enfants s'ils n'avaient rien trouvé. Non; personne n'avait rien vu, le sou était introuvable, et il leur fallut revenir vers l'école à toutes jambes. Comme ils passaient devant la vieille mar­chande, Jean-Pierre s'arrêta pour considérer le sucre d'orge avec un vif regret de n'avoir plus son sou.

« Je suis très-fâché que tu l'aies perdu, dit Jules; mais ne nous arrêtons pas, car nous sommes en retard.

—       J'aimerais tant à avoir un de ces jolis bâtons roses, reprit Jean-Pierre, sans écouter son camarade; il regar­dait toujours le panier.

—       Viens donc et n'y pense plus! répliqua l'autre en le tirant par le bras. Vois! nous serons les derniers. »

Jean-Pierre avait deux ans de moins que Jules, et, quoi­qu'il fut bon garçon, il aimait trop à manger ; il était gour­mand. Quand nous nous laissons aller à un défaut, c'est- à-dire quand nous n'essayons pas de nous en corriger, il arrive souvent que ce défaut en amène d'autres; et vous allez voir tout ce que la gourmandise a fait commettre de fautes à Jean-Pierre.

D'abord, sa gourmandise le rendit grognon et maussade, car, au lieu d'écouter les bons avis de Jules, il le repoussa en disant avec colère :

« J'irai à l'école quand je voudrai; vous n'avez que faire de m'attendre.

— Très-bien, dit Jules. Alors je te laisse; mais je te conseille de venir si tu ne veux pas perdre ta place en classe. »

Il partit et arriva juste à temps. Jean-Pierre, comme il le lui avait prédit, manquait à l'appel. Le maître le lui reprocha et le mit à la queue du banc où il avait été premier.

Vous croyez peut-être qu'il fut assez puni pour se corriger; mais non, car aucune punition ne nous corrige d'un défaut si nous ne nous efforçons de nous corriger nous-mêmes. Le bâton de sucre d'orge lui roulait dans la tête pendant qu'il apprenait ses leçons, ce qui fut cause qu'il ne les apprit pas bien et les récita fort mal.

Après la classe, les écoliers sortirent; ils couraient et sautaient gaiement tous, à l'exception de Jean-Pierre, qui se sentait grognon et chagrin ; le maître avait eu à le re­prendre plusieurs fois pour son inattention ; puis, il avait hâte de retourner chez lui chercher son sou. Il ne voulut pas s'arrêter à jouer avec les autres sur la place de l'É­cole, il prit les devants tout seul. Quand il passa auprès de la vieille Mariette (c'était le nom de la marchande), il s'arrêta encore à regarder le sucre d'orge et à le désirer. Jean-Pierre commettait le péché de convoitise; convoiter, c'est désirer fortement et longtemps une chose qui ne nous appartient pas : c'est ce qu'il fit. Lorsqu'il arriva au logis, il fureta dans tous les coins et mit tout sens dessus des­sous pour voir s'il ne découvrirait pas son sou.

Enfin sa mère lui dit : « Mon cher enfant, je t'ai laissé chercher partout ton argent; tu vois qu'il est perdu. J'en suis fâchée pour toi, mais il n'y faut plus songer. J'ai une commission à te faire faire avant le souper, qui n'est pas encore prêt : va porter cette corbeille de linge blanc au château ; la voilà, cours et ne t'amuse pas en route. »

Jean-Pierre prit la corbeille et partit. Or, le chemin le plus court était par le tournant où se tenait la marchande; mais quand Jean-Pierre approcha du tournant, il fut bien surpris de n'y plus voir la vieille Mariette, et ce qui l'étonna encore plus, c'est que le panier était posé à terre avec toutes les douceurs, biscuits, pain d'épice, sucre d'orge. Il s'arrêta vis-à-vis ; il regarda le haut et le bas de la route, il n'y avait personne en vue.

« Où peut donc être allée la vieille Mariette? pensa-t-il ; elle ne tient guère à ces bonnes choses pour les laisser ainsi sur la grand'route! Je crois qu'elle ne m'en voudrait pas beaucoup si je prenais un de ses sucres d'orge ; en tout cas, elle n'en saurait rien. » Quand ces mauvaises pen­sées lui vinrent en tête, Jean-Pierre n'aurait pas dû s'y arrêter, il aurait dû s'enfuir et aller faire la commission dont l'avait chargé sa mère; mais au lieu de cela, il s'ar­rêta à regarder et à convoiter. Enfin il se baissa et prit un des bâtons de sucre d'orge. Il entendit un pas derrière lui; il tressaillit, trembla, devint tout pâle et laissa tom­ber le sucre d'orge : ce n'était que le pas d'un ânon qui broutait l'herbe sur le bas-côté du chemin.

« Que j'ai été sot! » dit-il; et le coeur encore tout trem­blant, il ramassa le bâton de sucre d'orge, qui s'était casse en trois morceaux. « Je ne peux plus le remettre avec les

autres, » pensa-t-il ; et il le mangea en courant vers la grille. Il déposa la corbeille de linge chez le concierge et se hâta de revenir. Il se demandait en marchant s'il retrouverait la vieille marchande à sa place et si elle se serait aperçue qu'il lui manquait un sucre d'orge? Mais le panier était toujours là, tout seul et au même endroit. « Où donc peut- elle être? se dit-il. Peut-être qu'elle est allée acheter d'autres marchandises plus fraîches que celles-là : il ne reste plus guère de pain d'épice et de biscuits. »

Jean hésita moins cette fois, car il est toujours plus facile de faire mal une seconde fois que la première. Il se mit donc à manger un biscuit, puis un autre, puis plu­sieurs goulûment, pensant, comme il regardait devant lui et derrière : « Personne ne me voit! »

Il oubliait Dieu, qui le voyait, qui nous voit tous, toujours, et à toute heure; Dieu, qui ne veut pas qu'on désobéisse à ses commandements, et qui a dit : « Tu ne voleras pas! »

Jean-Pierre ne s'arrêta pas à tout dévorer. Il avait trop peur que quelqu'un vînt à passer et le vît; il fourra ce qui restait dans ses poches, et courut à la maison. Lorsqu'il traversait le village, il lui semblait que tous ceux qu'il rencontrait le regardaient et devinaient ce qu'il avait fait. Il courut hors d'haleine jusque chez sa mère.

Il aurait bien voulu alors n'avoir jamais touché à ce qui ne lui appartenait pas.

« Qu'est-ce qui a pu te retenir si longtemps? de­manda la mère de Jean-Pierre à son fils, quand il revint à la maison.

— Je ne sais pas, répondit Jean-Pierre, ajoutant un mensonge à ses autres péchés, car il savait fort bien ce qui l'avait retenu.

— J'ai peur que tu ne te sois arrêté à jouer sur le chemin, dit la mère, car tu n'en avais que pour une demi- heure au plus. Voilà ton souper, il est bientôt temps de te coucher. »

Mais après s'être bourré de sucreries, Jean-Pierre n'avait plus faim. Sa mère s'en étonna et pensa qu'il ne se portait pas bien. Pour échapper aux questions, il se dépêcha de se mettre au lit, mais il n'y trouva pas de repos : toute la nuit il rêva que son vol était découvert. Il s'é­veilla tout tremblant : il s'imaginait voir la figure sévère du maître d'école et la vieille Mariette le menaçant de son bâton.

Peut-être vous demandez-vous, comme Jean-Pierre, ce qu'était devenue la vieille marchande, et pourquoi elle avait laissé son panier? Vous allez l'apprendre. Quand Jean- Pierre partit pour l'école le lendemain, avec les autres enfants, il ne courait plus comme de coutume; il marchait lentement et en arrière, car il craignait de voir la mar­chande, qui devait maintenant être au fait de ce qui s'é­tait passé. Cependant, elle n'était pas là, et le panier n'y était plus. Deux voisines seulement étaient arrêtées et causaient.

« Où est donc la vieille Mariette? s'écria un des en­fants.

— Ne savez-vous pas ce qui lui est arrivé hier? dit une des femmes. Elle a voulu aller remplir sa cruche d'eau à la source, et comme il n'y avait personne en vue, elle a posé son panier à terre. Elle comptait revenir au bout d'une minute, mais en se penchant sur le bord du ruisseau, son pied a glissé, elle est tombée et s'est fait grand mal à la jambe. Elle ne pouvait plus se relever; je ne sais combien de temps elle serait restée là, si mon homme, qui passait, ne l'eût pas vue. Il l'a prise sur ses épaules, et l'a rapportée chez elle, la pauvre vieille! Je suis allée ce matin voir comment elle allait.

— Et ce n'est pas tout, dit l'autre femme : quand elle a été chez elle, elle a envoyé sa petite-fille Madeleine, chercher son panier ; et savez-vous ce que Madeleine a trouvé? plus rien! les biscuits, le pain d'épice, les sucres d'orge, tout était pris, il ne restait plus rien du tout. Quelque méchant rôdeur les avait volés, et le panier était aussi vide que le mien ; » et elle tourna sens dessus dessous le panier qu'elle avait au bras.

« J'espère bien, reprit l'autre femme, que ce n'est pas un de vous, enfants, qui a fait cette infamie!

—       Oh, non! dirent tous les écoliers.

—       Toi, Baptiste, reprit-elle en s'adressant à l'un des plus petits, tu as souvent bien faim. Je sais que ta mère ne peut pas toujours te donner à déjeuner, mais j'es­père que tu n'aurais jamais pensé à voler?

—       Oh! non, madame, dit vivement le petit Baptiste. Je n'ai ni vu ni touché le panier.

—       Et toi, Jean-Pierre? »

Jean-Pierre devint très-rouge, puis très-pâle, et ré­pondit sans s'arrêter à réfléchir : « Non, madame. »

Les enfants continuèrent leur route en s'entretenant de ce qui était arrivé. Seul, Jean-Pierre ne disait mot, il marchait la tête basse. 11 lui semblait que chacun de ses camarades devait savoir qu'il avait le reste des sucres d'orge dans sa poche.

« Comment a-t-on pu faire une si grande méchanceté? dit une des petites filles qui se rendaient aussi à l'école chez les soeurs. Sûrement, puisque la marchande n'était plus là, le voleur aura cru que personne ne le voyait et qu'il ne serait pas puni.

—       Peut-être bien, reprit Suzanne, la soeur de Jean- Pierre; mais tu sais que Dieu nous voit toujours et partout ; et s'il ne nous punit pas tout de suite, il nous punira plus tard, après notre mort. »

Jean-Pierre entendit ces paroles, et une crainte plus grande que celle du bâton de Mariette ou de la répri­mande du maître d'école s'empara de lui. Son coeur battait, et il écoutait de toutes ses oreilles ce que disaient les autres enfants.

« Mais si celui qui a volé, reprit Baptiste, était un pauvre garçon ignorant, à qui personne n'avait jamais parlé de Dieu, son péché ne serait pas aussi grand, n'est- ce pas?

— Je crois que non, dit Suzanne ; mais dépêchons- nous, ou nous arriverons les dernières. »

Si Jean-Pierre avait mal récité ses leçons la veille, ce fut bien pis ce jour-là. Il pensait tout le temps à la ter­rible faute qu'il avait commise. Comment avait-il pu se résoudre à faire si mal, à voler, à offenser Dieu, et cela pour quelques biscuits et des sucres d'orge, par pure gourmandise! Après la classe, il s'en alla tout seul; il s'assit derrière une haie d'aubépine, et se mit à pleurer amèrement. Il n'y avait pas longtemps qu'il était là, lorsqu'il entendit un pas léger, il se retourna et vit sa soeur Suzanne.

« Qu'as-tu donc? dit-elle, en s'asseyant près de lui. Jules dit que tu ne savais pas une seule de tes leçons, et à présent te voilà tout en larmes! Es-tu malade? » Jean-Pierre secoua la tête. Alors tu as fait quelque chose de mal? » Les sanglots de Jean-Pierre lui prouvèrent qu'elle avait deviné juste.

« Allons, dis-moi ce que c'est; si tu en es bien, bien fâché, le maître te le pardonnera, pourvu que tu avoues ta faute, et que tu promettes de ne plus recommencer.

—       Non, non ! s'écria Jean-Pierre, personne ne me par­donnera jamais. C'est moi qui ai volé la vieille Mariette ! moi qui ai été tout jeune à l'école, je savais bien que c'était mal, très-mal! »

Suzanne était suffoquée de surprise et de chagrin; elle ne pouvait parler. Jean-Pierre lui conta tout, et lui demanda ce qu'il devait faire.

« Est-ce que tu as tout mangé? demanda Suzanne.

—       Presque, » dit-il, en tirant de sa poche quelques morceaux de bâtons de sucre d'orge et des miettes de biscuit.

Suzanne garda le silence pendant quelques minutes.

« Je crois, reprit-elle enfin, qu'il n'y a qu'une chose à faire. Va trouver le maître, avant qu'il ait quitté la classe, et dis-lui tout ce que tu as fait : je suis sûre qu'il te donnera un bon conseil, et te dira ce que tu dois faire.

—       Oh! mais je ne peux pas lui dire! je ne peux pas ! s'écria Jean-Pierre tout tremblant. Il sera si fort en colère, si fâché contre moi !

—       Mais Dieu sera encore plus fâché si tu ne le fais pas. Allons, du courage, viens, j'irai avec toi. » Elle le prit par la main, et l'entraîna, malgré sa résistance, vers l'école.

A la porte, Jean-Pierre s'arrêta court.

« Je ne peux pas entrer; non, je ne peux pas... D'ail­leurs, personne ne sait que c'est moi.

—       Dieu ne le sait-il pas! reprit sa soeur. Crois-tu que tu aies pu le cacher à Dieu? A quoi te servira ton regret d'avoir mal fait, si tu continues à te taire?

—       Eh bien donc, je le dirai : je le veux, » dit Jean- Pierre, et il entra dans la classe avec sa soeur.

Le maître mettait en ordre les livres, et rangeait les cahiers.

« Qu'y a-t-il, mes enfants, demanda-t-il, est-ce que tu te trouves malade, Jean-Pierre?

—       Non, monsieur, je ne suis pas malade. » Il raconta alors comment il s'était laissé tenter, et tout ce qu'il avait fait de mal. « Je sais bien que vous me punirez, monsieur, dit-il en finissant; mais si vous croyez que Dieu me pardonnera, je tâcherai que le reste me soit égal. »

Le maître était triste et grave. « Jean-Pierre, dit-il. les reproches de votre conscience vous ont déjà puni, et votre faute porte avec elle son châtiment ; car on ne peut se fier à celui qui a volé. Vous avez péché contre Dieu, et vous avez fait grand tort à une pauvre vieille qui gagne honnêtement sa vie. Vous devez d'abord demander pardon à Dieu, d'avoir manqué à celui de ses commandements qui dit : « Tu ne voleras pas! » Si vous vous repentez sincèrement, allez de suite trouver la vieille Mariette, avouez-lui votre faute, et promettez-lui que vous lui payerez aussitôt que vous, le pourrez le prix de tout ce que vous avez dérobé dans son panier, Vous ne pourrez jamais avoir le coeur content que vous n'ayez fait cela. »

Jean-Pierre obéit. Il alla trouver la vieille Mariette, et. lui demanda pardon. Elle était fort en colère, car elle n'avait pas appris à pardonner. Il eut à supporter patiem­ment ses reproches, il savait les avoir mérités. Il lui fallut rétablir sa réputation par une bonne conduite, et il se passa du temps avant que sa faute fût oubliée. Cepen­dant, il mettait soigneusement de côté chaque sou qu'il gagnait à faire des commissions, à sarcler, et il les por­tait à la vieille Mariette. A la fin de l'année, sa dette fut payée, et je crois que la vieille marchande pourrait main­tenant lui confier son panier, sans avoir à craindre qu'il y manquât un biscuit ou un seul sucre d'orge. 

La flamme est l'épreuve du fer, La tentation l'est des hommes; Par elle seulement on voit ce que nous sommes, Et si nous pouvons triompher. Lorsqu'à frapper elle s'apprête, Fermons-lui la porte du coeur : On en sort aisément vainqueur, Quand dès l'abord on lui fait tête ; Qui résiste trop tard a peine à résister, Et c'est au premier pas qu'il se faut arrêter.

Corneille.  

LA PETITE GARDEUSE D'OIES.

En revenant à la maison, je fis la connaissance de la petite gardeuse d'oies. Les cils noirs de ses yeux, longs d'un pouce, me frappèrent de loin. Les autres enfants étaient autour d'elle et s'en moquaient, en disant que ses cils énormes étonnaient tout le monde. Elle, toute honteuse, se mit à pleurer; je la consolai et lui dis:

« Dieu, qui t'a confié la garde de belles oies blanches, et qui sait que tu es toujours sur la prairie, où le soleil est si éblouissant, Dieu a donné un ombrage à tes yeux. » Les oies se serraient auprès de leur petite gardeuse en larmes, et gloussaient après moi, et après les petits moqueurs.

Si je savais peindre, je ferais un tableau de cette scène.

BETTINA D'ARNIM

L'HIRONDELLE APPRIVOISÉE. 

La neige au sein, le noir à l'aile. Ah ! voici venir l'hirondelle. Avec elle vient le printemps, Fleurs aux jardins, verdure aux champs, Tout naît au battant de son aile. Ah ! voici venir l'hirondelle !

on croyait l'hirondelle impossible à ap­privoiser ; on se trompait. Au mois, d'août, un peintre d'animaux et de fleurs trouva une jeune hirondelle tombée du nid devant la porte du chalet qu'il habi­tait au bord de la mer, dans le joli petit village d'Étretat.

Le pauvre oiseau, déjà emplumé, s'était cassé l'aile dans sa chute. Le peintre, qui tout naturellement aime ses modèles, ramassa l'hirondelle et la porta à sa femme qui réchauffa la blessée, pansa sa plaie, et la mit dans une cage, sur une petite couche molle de ouate et de chiffons.

Dès le lendemain, l'hirondelle reconnaissait sa maî­tresse, l'appelait par ses cris et ouvrait son bec pour lui demander sa nourriture, qui se compose d'insectes et de mouches. Dès que sa bienfaitrice paraissait, la joie de la convalescente redoublait, et si on ne lui eût point ouvert aussitôt la porte de sa cage, elle se fût brisée la tête contre le grillage. La porte à peine ouverte, l'hirondelle s'envo­lait, et venait se poser sur la main qui l'avait mise en liberté, elle s'y établissait et ne consentait pas à s'en éloi­gner même pour manger.

Aujourd'hui elle habite Paris avec sa maîtresse, qu'elle aime toujours avec la même passion ; elle accourt sur ses genoux, sollicite ses caresses et ne souffre pas qu'elle tra­vaille. De son petit bec effilé elle arrache avec impatience le fil de la couseuse, et elle le lui enfonce entre les doigts pour faire comprendre qu'elle veut qu'on ne s'occupe que d'elle, comme un enfant gâté.

Elle connaît toutes les personnes de la maison, bat des ailes quand le maître rentre, et le salue de son petit chant joyeux. Elle n'a peur ni du gros chien Moustache, qui la regarde amicalement, ni des visiteurs, ni de qui que ce soit. Seulement il ne faut pas songer à la remettre en cage, mais la laisser chasser aux mouches le long des vitres, s'envoler et revenir à son gré.

Peut-être, un jour de cet automne, prendra-t-elle l'es­sor pour les lointains pays avec ses compagnes, et à son retour au printemps, les enfants lui demanderont sa chan­son. 

Voyez Mélodies du Printemps, nouvelle édition, publiée par MM. Garnier.

LA MORT D'UN BOUVREUIL. 

Le fusil d'un chasseur, un coup parti du bois Viennent de réveiller mes remords d'autrefois : L'aube sur l'herbe tendre avait semé ses perles Et je courais les prés à la piste des merles, Écolier en vacance ; et l'air frais du matin, L'espoir de rapporter un glorieux butin, Ce bonheur d'être loin des livres et des thèmes, Enivraient mes quinze ans, tout enivrés d'eux-mêmes.

Tel j'allais par les prés. Or un joyeux bouvreuil, Son poitrail rouge au vent, son bec ouvert, et l'oeil En feu, jetait au ciel sa chanson matinale, Hélas ! qu'interrompit soudain l'arme brutale. Quand le plomb l'atteignit tout sautillant et vif, De son gosier saignant un petit cri plaintif Sortit, quelque duvet vola de sa poitrine, Puis, fermant ses yeux clairs, quittant la branche fine. Dans les joncs et les buis, de son meurtre souillés, Lui, si content de vivre, il mourut à mes pieds.

Ah ! d'un bon mouvement qui passe sur notre âme Pourquoi rougir? la honte est au railleur qui blâme. Oui, sur ce chanteur, mort pour mon plaisir d'enfant. Mon coeur, à moi chanteur, s'attendrit bien souvent. Frère ailé, sur ton corps je versai quelques larmes. Pensif et m'accusant, je déposai mes armes. Ton sang n'est point perdu, nul ne m'a vu depuis Rougir l'herbe des prés et profaner les buis. J'ai pitié des oiseaux et j'ai pitié des hommes : Pauvret, tu m'as fait doux au dur siècle où nous sommes.

BRIZEUX.   

L'ENFANT ET LE SUCRE D'ORGE.

Un faible enfant pleurait, un passant attendri Lui dit : « Qu'as-tu donc, mon chéri ? » Lors, refoulant ses sanglots dans sa gorge, Le petit pleurard lui répond : « Au lieu de le sucer, j'ai croqué mon bonbon, Et je n'ai pas senti le goût du sucre d'orge. »

Enfants qui lisez en courant, Qui dévorez avidement un livre

Sans y voir l'esprit qui fait vivre, Vous ressemblez à ce petit gourmand.

A. de M.  

MEDOR. 

MÉDOR était un beau terre-neuve, le plus intelligent et le plus affectueux des chiens, l'infatigable compagnon du jeu des enfants de la ferme. C'était plaisir de le voir se lancer dans la pièce d'eau à la poursuite du bâton que Jean avait jeté le plus loin qu'il avait pu ; il atteignait le morceau de bois, le happait dans sa gueule et le rappor­tait au bord, à la grande satisfaction du petit garçon et de sa soeur Jeannette. Ce jeu recommençait vingt fois sans lasser la patience du bon Médor. Puis, c'étaient des as­sauts à la course, des caresses, des joies, des cabrioles, jusqu'à ce que le sifflet du garçon de ferme rappelât le fidèle animal à ses devoirs : alors il partait comme un trait pour escorter les vaches qu'on menait aux champs, et les empêcher de s'égarer dans les pâturages du voisin. Quand le jardinier allait vendre les légumes au marché, Médor montait la garde autour de la charrette ; et le soir, bien osé eût été le rôdeur qui se fût aventuré à franchir la haie qui fermait l'enclos.

Une fois il fit preuve d'une étonnante sagacité : un journalier, qu'on employait souvent à porter des sacs de blé de la grange à la maison, tenta de dérober un sac pendant la nuit. Médor, qui connaissait l'homme, ne fit pas la moindre démonstration hostile tant qu'il suivit le sentier qui conduisait à la ferme, mais dès qu'il s'en écarta pour prendre la route du village, le vigilant gar­dien le saisit par sa blouse, et ne voulut pas le lâcher. C'était comme s'il eût dit : « Où vas-tu avec le blé de mon maître ? »

Le voleur voulut alors essayer de reporter le sac où il l'avait pris; le chien ne le lui permit pas; il le tint en arrêt, sans le mordre ni le blesser, jusqu'au point du jour; le fermier le trouva dans cette difficile position, il lui fit une verte semonce et le congédia sans ébruiter la chose pour ne pas le déshonorer.

Mais l'homme en garda rancune au chien, et longtemps après, profitant d'une absence du fermier et de ses enfants, il appela Médor qui vint à lui sans défiance ; il lui passa une corde autour du cou et l'entraîna au bord de la rivière. Là, il noua une grosse pierre à l'autre bout de la corde, et, soulevant le lourd animal dans ses bras, il le jeta à l'eau; mais entraîné lui-même par le poids et l'effort, il tomba aussi.

Ne sachant pas nager, il eût été emporté sous la roue du moulin, si le brave terre-neuve, obéissant à son in­stinct de sauveteur, et débarrassé de la pierre mal attachée, n'eût plongé à deux reprises, et ramené sur la rive son cruel ennemi.

Celui-ci qui, déjà perdait connaissance, comprit, dès qu'il revint à lui, que le pauvre chien qu'il avait voulu noyer lui avait sauvé la vie. 11 eut honte de sa mauvaise action, et à dater de ce jour il fit des efforts sur lui-même, et combattit ses mauvais penchants. L'exemple du chien corrigea l'homme.

LE GRILLOIR DE LA VEUVE.  

Il y avait une fois une pauvre veuve dans un pauvre village d'Irlande. Elle ne possédait pour tout bien qu'un gril­loir : on nomme ainsi une plaque de fer ronde sur laquelle on fait cuire en Irlande les galettes de farine d'avoine ou de froment sans levain, qui avec les pommes de terre sont la principale nourriture du paysan irlandais.

La pauvre veuve, se sentant près de mourir, n'avait ni enfants, ni personne qui priât Dieu pour le salut de son âme après sa mort. Cette pensée l'inquiétait et la troublait.

Elle pensa au grilloir qui lui servait à faire cuire la farine des épis qu'elle allait glaner dans les champs, après la moisson, pour se nourrir pendant l'hiver. Elle légua son grilloir pour toujours au village, à la condition qu'il passerait de main en main, toutes les fois qu'on en aurait besoin, et que chaque personne qui s'en servirait dirait un pater et un ave pour le salut de l'âme de la donatrice.

Il y a cinquante ans de cela, et le saint grilloir, comme on l'appelle, toujours en réquisition, est encore le meilleur grilloir du village; les galettes cuites dessus sont deux fois plus savoureuses que les autres, et jamais brûlées, grâce au pater et à l'ave qui sanctifient le pieux legs de la veuve.

PÉTITION DE JEANNOT-LAPIN ET DE BICHETTE

à leur nouvelle patronne.

Étant avant ma soeur entré dans ce bas monde, Car je suis son aîné, je crois, d'une seconde, Je m'arroge le droit de parler pour nous deux. De nos petits défauts dont je suis tout honteux. Permettez tout d'abord que je vous remercie D'avoir pu désirer notre humble compagnie, Car si ce n'était vous, je le dis sans détour, Qui nous avez prié de quitter le séjour

Où nous avons laissé bien des larmes amères, Nous serions demeurés au foyer de nos pères ; Car, tout lapin qu'on est, le coeur est toujours là Pour donner un regret au petit qui s'en va. Prenez donc en pitié les frêles créatures Qui, se livrant à vous sans bail ni signatures, Espèrent retrouver sous ces nouveaux climats Les mêmes soins jaloux qu'on leur donnait là-bas. Faites-nous oublier cette cabane en grille Où vivait, loin du bruit, toute notre famille, Pendant que les pigeons nous contaient leurs amours En chauffant au soleil leur gorge de velours. Faites que nous n'ayons ni le vent ni la pluie, Car notre poil mouillé tombe quand on l'essuie ; Et puis ne nous prenez jamais sur vos genoux, Nous sommes trop petits pour répondre de nous; Et vos appartements en forme de caserne, Où ne croissent jamais carottes ni luzerne, Ne sont point faits pour nous, c'est parfaitement clair Il nous faut les guérets, la plaine et le grand air. Maintenant, pour vous mettre au fait de notre vie, Nous aimons la luzerne encore fraîche cueillie, Et, lorsque vous voudrez nous servir un festin, Donnez-nous des radis flanqués d'un peu de thym : Ne nous ménagez pas le chou tout prosaïque, Pour un lapin le chou vaut un poème épique ; Enfin, puisque j'en suis sur nos petits travers, Nous avons quelque goût pour les haricots verts ; La betterave est une aussi de nos faiblesses, Et pour le serpolet nous ferions des bassesses.

Tel est, ou peu s'en faut, l'ordinaire frugal Dont nous nous contentions là-bas pour tout régal. Au surplus, vous avez intérêt, j'imagine, A ce que nous soyons contents de la cuisine, Et que de maigrelets nous devenions plus gras, Car un lapin étique est un piteux repas. Seulement laissez-nous vivre une année encore, Et ne nous mangez pas, de grâce, à notre aurore ; Attendez que, pour prix de l'hospitalité, Nous laissions parmi vous une postérité, Que de petits lapins votre maison fourmille ; Alors, vous régalant du père de famille, Que son expérience aura rendu meilleur, Me trouvant cuit à point vous verserez un pleur. Si quelque auteur, un jour, se fait mon biographe, Qu'il dise, pour finir en forme d'épitaphe : « Ce lapin fut mangé vers l'âge de deux ans, « Mais il vécut heureux, et eut beaucoup d'enfants.

J. R.   

LA TOURTERELLE ET L'ÉPERVIER.

Vif, ardent, fort, Le simple enfant qui si gaîment s'agite, En qui la vie et bouillonne et palpite, Que peut-il savoir de la mort?

(Wordsworth, We are seven.)

Eveline avait les yeux bleus comme les bluets qui fleu­rissent dans les blés, les lèvres rouges comme les cerises en juin, les joues rosées comme la rose fraîchement épa­nouie. C'était une heureuse enfant. Il y avait huit ans ce jour-là qu'elle était venue au monde; elle s'était tressée

une guirlande de fleurs pour fêter son anniversaire, et elle courait joyeuse dans le jardin, écoutant la cigale qui chan­tait sous l'herbe, les abeilles qui bourdonnaient autour du réséda, et la tourterelle grise, au col vert et changeant, qui roucoulait près de ses petits.

Tout à coup, une ombre passa entre le soleil et l'enfant; elle entendit un cri plaintif, et la tourterelle blessée vint tomber à ses pieds. Elle ramassa l'oiseau saignant, et, la tête rejetée en arrière, la joue enflam­mée, elle menaçait de son petit poing le sauvage épervier qui, planant au-dessus de sa tête, redemandait sa proie.

La timide enfant était devenue courageuse. Un coup de feu du jardinier atteignit l'épervier; il tournoya et disparut derrière les hautes branches.

« Elle est sauvée ! elle est sauvée ! s'écria Eveline, s'élançant vers sa mère que le coup de fusil avait alarmée. Voyez, maman, le cher oiseau ! ce sera ma tourterelle à moi, n'est-ce pas? nous la soignerons, et, quand elle sera guérie, nous la rendrons à ses petits.

—       Je crains bien, chère enfant, que la pauvre tour­terelle ne les revoie plus; le cruel épervier l'a frap­pée d'un coup trop sûr. Elle ne remue plus : elle est morte.

—       Morte! voulez-vous dire, maman, qu'elle ne volera plus, qu'elle ne chantera plus jamais, jamais?

—       Oui, mon enfant ; sa vie s'est envolée, et tous nos soins ne pourraient la lui rendre. Mais tu as bien fait de la vouloir défendre contre l'oiseau de proie; prends tou­jours en ce monde le parti du faible contre le fort : et maintenant, il te reste à remplacer la mère près des petits et à élever la couvée des orphelins. »

Cette perspective consola un peu Eveline, et le jour même elle prit possession du nid et des tourtereaux à, peine emplumés.

VISITE A UN DEPOT DE MENDICITÉ.  

ARRIVÉS à la partie réservée aux en­fants, nous traversâmes d'abord une cour où plusieurs de ces petits malheu­reux prenaient leur récréation. Même dans leurs jeux, ils n'avaient ni la grâce ni la vivacité de leur âge. Presque tous étaient laids et malsains; un d'eux, marmot pâle et chétif, à demi idiot, la tête et les yeux tellement couverts de teigne qu'à peine voyait-il à se conduire, témoigna tout à coup une préférence marquée pour un des visiteurs. 11 se mit à le suivre, s'attachant aux basques de son habit, passant entre ses jambes comme un jeune chat qui se livre à ses câlineries ; enfin, il se plaça en face et lui tendit les bras sans dire un mot, mais en souriant, de ce sourire d'enfant qui quête une caresse et se croit sûr de l'obtenir. Pauvre petit! toute sa personne était faite pour inspirer le dé­goût, et celui auquel il s'adressait, beau monsieur, dé­licat et bien mis, avait une répugnance extrême pour la laideur et la malpropreté. Il y eut donc un instant de lutte et d'hésitation, mais la confiance de l'enfant ne fut pas trompée ; l'appel était irrésistible : le visiteur le prit dans ses bras et l'embrassa comme s'il eût été le père de cette pauvre créature repoussante. Nous en eussions tous fait autant, j'aime à le croire, cependant l'acte me parut héroïque, et de ceux dont Dieu tient compte. Cette au­mône de tendresse au pauvre petit teigneux ramassé dans la boue de Londres, la plus infecte de toutes les boues, prenait sa source dans la plus pure charité chrétienne.

Quand viendra le jour du jugement dernier, où chacun de nous aura à rendre compte de sa vie, le pauvre enfant, tenant son ami par la main, dira au Père éternel : « Pardonnez-lui, mon Dieu, car, délaissé, sans père ni mère, j'avais faim d'affection, j'avais soif de caresses ; il m'a caressé, il m'a embrassé, et, de ce jour, j'ai tâché d'être bon et de sauver mon âme pour être au ciel avec lui.

UNE LEÇON DE BOTANIQUE.

J'étais bien jeune, j'avais douze ans, quand je gravis pour la première fois une montagne. A vrai dire, ce n'était guère qu'une haute colline ; mais ayant jusqu'alors habité un pays plat, dont rien ne rompait la morne uniformité, j'étais aussi novice que le rat de la fable.

Me voilà donc en campagne, le coeur palpitant de dé­sir et d'espoir, ni plus ni moins que si j'allais explorer une contrée inconnue. L'assaut fut d'abord assez rude. Il n'y avait point de chemin frayé ; il fallut s'ouvrir un passage à travers les broussailles et les ronces. Mais à mesure que j'avançais, les obstacles s'aplanissaient; de nouvelles découvertes s'offraient à chaque pas. Ici, un frais vallon abrité dans le creux rocher ; là, une pente abrupte, tapissée d'une végétation vigoureuse toute différente de celle que j'avais admirée plus bas. Un ruisselet à mailles d'argent scintillait et glissait sur l'herbe ; à terre brillait une co­quille marine abandonnée sur ces hauteurs par les eaux du déluge ; des veines de quartz étincelaient comme une écharpe de cristal aux flancs de la montagne. Et si, m'arrachant à ces enchantements, je venais à me retourner, quel tableau plus merveilleux encore ! Des vallées ombreuses, des percées à perte de vue dans les grands bois, des torrents bondissant de roc en roc, lançant en l'air des fusées d'écume, jusqu'à ce que, étendus en nappes, ils semblassent des miroirs bril­lants encadrés par la noire forêt. Au-dessus de ma tête le ciel était d'un bleu foncé, sous mes pieds le sol était couvert de fleurs des montagnes, toutes jolies et odorantes. Je ne savais pas alors que chacune de ces fleurs était douée de propriétés bienfaisantes. Je l'appris plus tard, lorsque me promenant dans ce beau pays des Ardennes, avec une amie plus âgée et surtout plus instruite que moi, elle me nomma les plantes que je m'amusais à cueillir pour me faire des bouquets. C'était la pulmonaire qui porte des fleurs de deux couleurs, roses et bleues, et qui guérit les rhumes ; la petite centaurée, qui combat la fièvre presque aussi bien que le quinquina; la camomille, l'herbe aux plaies, et tant d'autres, qui lui composaient une pharmacie à l'usage des pauvres de son voisinage. Où je ne voyais qu'un plaisir pour les yeux, elle me fit découvrir un bienfait de la Providence, qui, dans les dons qu'elle nous fait, joint la bonté à la beauté.

DÉVOUEMENT D'UNE RELIGIEUSE.

LA petite rivière du Tet, qui passe à Perpignan et se jette dans la mer Mé­diterranée, était grossie par la pluie; l'eau était profonde et coulait fort vite. Un homme qui conduisait une char­rette chargée de plâtre s'obstinait à vouloir traverser la rivière avec son chariot et son attelage. « Prenez garde, lui disaient plusieurs personnes; vos che­vaux ne pourront tenir pied; l'eau est trop forte, et vous-même, dès les premiers pas, vous serez emporté par le courant. — Bah! répondait-il, ce n'est pas la première fois que je passe à gué la rivière. Elle n'est pas si mé­chante, et elle me connaît bien. »

Le charretier n'avait probablement pas tout son sang-froid. C'était un jour de marché, et il s'était arrêté au cabaret. Il s'entêta donc, comme il arrive à ceux qui ne veulent pas écouter les avis, et qui se croient plus sages que tout le monde. Il fouetta ses chevaux; mais à peine entrait-il dans l'eau avec eux, que ce qu'on lui avait prédit arriva. La charrette, l'attelage et leur conducteur furent aussitôt renversés et entraînés par le courant. Le malheu­reux allait périr. Qui pensez-vous qui le sauva? Une femme, une bonne religieuse de la communauté des Domi­nicaines, qui se trouvait alors aux bords du Tet à sur­veiller le blanchissage d'une lessive du couvent. Sans s'effrayer du danger, qui était grand, cette sainte tille, animée par l'amour du prochain et par la charité, avança dans l'eau, et, avec beaucoup de peine et d'efforts, elle parvint à saisir le bras de l'imprudent charretier et à le tirer à terre.

Il lui .avait fallu, pour réussir, une prompte décision, un grand courage, et l'aide de Dieu qui ne manque jamais à ces belles âmes-là.

Retenez bien, mes enfants, que ce qui donne de la force aux plus faibles, c'est un bon coeur et une ferme volonté. Vous auriez bien voulu, j'en suis sûr, être à la place de cette bonne religieuse, et faire comme elle.

UNE BELLE ENFANCE.

Au mois de février 1782, plusieurs en­fants réunis à Saint-Cloud, dans un château royal, jouaient avec tout l'a­bandon, toute la gaieté de leur âge ; une petite fille, qui n'avait pas encore

cinq ans? était seule, grave et triste; quand vint son tour d'ordonner au gage touché, elle de­manda qu'on priât « pour sa soeur d'Orléans, » restée malade à Paris. Cette préoccupation inquiète, si étonnante dans un si jeune enfant, ne la quitta pas; rien ne put l'en distraire, et lorsqu'elle apprit, le lendemain, la mort de sa soeur jumelle, sa douleur fut si grande qu'on crai­gnit pour sa vie. Il fallut faire disparaître les joujoux qu'elles avaient en commun. Tout ce qui lui rappelait l'absence de sa chère petite moitié la faisait éclater en sanglots, et malgré les précautions prises pour amortir ce chagrin, elle y persévéra deux années entières. Souvent, tandis qu'on la croyait occupée à jouer, elle se tournait silencieuse vers le mur, et pleurait tout bas pour ne pas attrister ses compagnes.

Elle n'avait pas sept ans lorsque, se promenant dans la forêt de Montmorency, elle y rencontra une petite paysanne aveugle : son coeur se serra; elle voulut savoir s'il n'y aurait pas moyen de guérir l'enfant; et comme la mère disait que sa fille n'était pas aveugle de naissance, mais qu'elle n'avait pas le moyen de la conduire à Paris pour la faire voir aux médecins et la faire soigner : « Eh bien, je l'y mènerai, dit la petite princesse. Quand je m'en irai, je lui ferai une place à côté de moi dans la voi­ture. »

L'enfant fut en effet conduite chez un oculiste célèbre, qui la garda tout l'été et une partie de l'hiver. Lorsqu'elle eut recouvré la vue : « N'êtes-vous pas bien contente? lui demanda sa jeune bienfaitrice.

—       Oui, parce que je pourrai travailler.

—       Et lire?

—       Oh! mademoiselle, je ne sais pas lire.

—       Mais à présent que vous voyez clair, vous appren­drez.

—       Ma mère n'est pas assez riche pour m'envoyer à l'école.

—       Pauvre petite!... Voulez-vous que je vous apprenne à lire? Si cela vous fait plaisir, je vous donnerai une leçon tous les jours. »

La petite paysanne se mit à rire, croyant que la prin­cesse plaisantait; mais rien n'était plus sérieux, plus grave, plus arrêté dans l'esprit de la noble enfant. On accumula les objections.

« Cela vous ennuiera?

—       Non.

—       Nanette aura peut-être la tête bien dure : il vous faudra une patience à toute épreuve.

—       Je l'aurai. Serez-vous encore ici dans trois mois, Nanette?

─ Oui, mademoiselle.

—       Alors vous aurez tout le temps d'apprendre, et je vais vous donner votre première leçon. »

Cette offre n'était pas un stérile accès de bonté, une de ces inspirations charitables qui visent à l'effet et s'éva­porent en paroles ; la petite princesse courut chercher son livre et se mit sur-le-champ à l'oeuvre. Si l'élève n'avait pas grande application, en revanche la maîtresse avait un tendre, un inépuisable zèle. Elle poursuivit avec une merveilleuse constance la tâche difficile qu'elle s'était imposée. Tous les jours elle donnait la leçon sans jamais y manquer, montrant de sa petite main les images et les lettres, reprenant tout bas, louant tout haut, encourageant son écolière par des récompenses, jouissant de ses succès; et, lorsque l'enfant lisait bien, elle la couvait d'un regard ravi, avec ses yeux si doux, si lumineux !

C'était un spectacle à la fois riant et touchant que de voir cette jeune et riche intelligence empressée de partager avec le pauvre les plus précieux des biens.

A onze ans. On la jugea assez instruite, et surtout assez pieuse pour lui faire faire sa première communion. Peu avant cette grande solennité, au mois de juin 1788, elle visita le couvent de la Trappe, accompagnée de sa gouvernante.

Hélas! elle y est retournée, pour la dernière fois, en août 1847. Elle y avait devancé son frère, le roi Louis- Philippe, et pris plaisir à revoir avec lui ces lieux qui lui rappelaient une heureuse époque de son enfance, trop courte, trop tôt troublée par la tourmente révolutionnaire.

Il s'était écoulé de longues, de tristes années, entre ces deux voyages, et cependant c'était le même coeur, trempé par les revers, au niveau de sa haute fortune, mûr pour le ciel, qui venait se recueillir dans la retraite, s'épancher aux pieds de Dieu, lui demander ses bénédic­tions pour sa royale famille, sa protection pour la France : la France! qu'elle aimait d'un amour si sincère, si pro­fond, vers laquelle toutes ses espérances s'étaient tournées pendant le douloureux exil où, à seize ans, elle perdit sa gaieté naturelle.

« Son caractère avait changé sans s'aigrir, dit sa gou­vernante ; sa mélancolie était si douce qu'elle ressemblait beaucoup moins à la tristesse qu'au développement d'une extrême sensibilité. Je puis affirmer sans exagération que jamais il ne lui est échappé une plainte ou un murmure. Quand elle est affligée, elle pleure, se tait, et prie Dieu davantage. Jamais elle n'a regretté la fortune et le luxe; on croirait à la voir qu'elle a toujours habité une petite cellule, et ainsi de tout. Sa piété, qui est véritablement angélique, lui donne la philosophie chrétienne qui consiste dans la patience, le courage, la résignation et le mépris sincère du faste et des grandeurs. »

L'enfant qui, à quatre ans, avait failli mourir de chagrin en perdant sa soeur, devait être un jour le plus parfait modèle d'amitié fraternelle, de constante abné­gation, d'infatigable dévouement.

La jeune institutrice de la pauvre Nanette devait fonder plus tard la première école élémentaire ouverte à Paris; elle eût voulu voir tous les Français, sans distinc­tion de classe ni de rang, participer aux bienfaits de l'é­ducation.

Celle qui, à six ans, s'était sentie émue de pitié pour une petite aveugle, devait plus tard étendre sa royale charité à tout ce qui souffrait, et particulièrement aux enfants du pauvre, aux asiles, aux crèches.

Une vie si noblement remplie devait avoir une douce fin; Dieu la lui a accordée. Après avoir reçu les derniers sacrements, Madame Adélaïde d'Orléans s'est endormie le 30 décembre 1847, au milieu des siens, sa main dans celle de son frère, sans souffrance, sans agonie. Selon la belle expression d'un écrivain, « la mort a été douce en­vers celle qui avait été douce envers tout le monde. »

Pleurée de tous, cette âme sereine, détachée sans angoisse de son enveloppe terrestre, est retournée aux cieux d'où elle était venue.

LE PETIT MOUSSE MICHEL. 

IL y avait à bord d'un vaisseau fran­çais qui faisait voile pour Lisbonne, en Portugal, un petit mousse appelé Michel. C'était un brave enfant, qui grimpait lestement aux échelles de corde, et se tenait ferme sur les haubans en haut du grand mât, quand soufflait le vent. Mais il ar­riva qu'une nuit, comme Michel dormait de tout son coeur dans son hamac, un gros navire anglais à vapeur vint heurter le vaisseau français. Le choc fut si violent que les matelots et le capitaine sautèrent bien vite à bord de l'anglais, afin de ne pas couler au fond de la mer avec le bâtiment à moitié démoli. Dans le trouble qu'avait causé ce terrible événement, personne n'avait songé au pauvre petit mousse. Le capitaine y pensa, mais trop tard. 

Il appelle : « Michel! Michel! où est Michel! » Les matelots se regardaient tristement sans répondre. « Il sera resté à bord! » .Le navire anglais marchait à toute vapeur : on ne voyait rien sur la grande mer; rien que les vagues qui s'élevaient et s'abaissaient.

           Le vaisseau avait disparu: l'enfant était mort!... Non; Michel vivait : la secousse l'avait éveillé : il avait entendu les planches craquer autour de lui, sous lui, comme si tout se brisait. Il saute en bas de son hamac et court sur le pont : le pont est désert. Il n'y a plus ni capitaine, ni matelots; et là-bas, là-bas, bien loin, un vaisseau s'éloigne; ce n'est plus qu'un point noir à l'ho­rizon. Michel est tout seul; il crie, il appelle. La mer, qui s'engouffre dans une large trouée faite à la carcasse du vaisseau, lui répond par ses mugissements.

D'abord, l'enfant pleure et se désole, puis il se re­dresse : il pense que Dieu n'abandonne pas ceux qui se confient à lui. Les hommes l'ont oublié, délaissé; Dieu ne le délaissera pas! Il pompe pour chasser l'eau qui entre dans le vaisseau ; il sonne la cloche d'alarme.

La nuit vient, le vent souffle en tempête. Michel ne perd pas la tête. Il allume un fanal et le suspend au grand mât. Il ne se sent plus seul; Trois chats, et Serin, le chien de l'équipage, se sont réfugiés autour de lui et semblent lui dire : « Nous comptons sur toi pour nous sauver. » Il se remet vigoureusement aux pompes; mais ses forces s'épuisent. Il faut les restaurer, il sait où sont les provi­sions. Il partage ce qu'il trouve, du jambon et du pain, avec ses compagnons. Enfin, le jour commence à poindre. Est-ce un nuage, est-ce une voile qui passe au large? Michel hisse le pavillon de détresse. Mais, hélas! le na­vire, car c'en était un, a continué sa route. Sans doute, il n'a pas vu le vaisseau à demi enfoncé dans l'eau. Vers midi, une autre voile se montre à l'horizon. Michel appelle, le chien aboie, mais le vent et le bruit des eaux étouffent leurs cris.

L'enfant lutta ainsi trois jours, qui durent lui pa­raître un siècle. Enfin, au moment où le navire allait sombrer, un brick anglais l'aperçut et recueillit le petit mousse, à bout de forces, mais non de courage. Il ne voulut abandonner aucun de ses fidèles compagnons, qu'il a ramenés avec lui à Saint-Servan, en Bretagne, son pays natal.

LES DEUX CHARRUES.

FABLE.

Le soc d'une charrue, après un long repos, S'était couvert de rouille; il voit passer son frère,

Tout radieux, revenant des travaux. « Forgé du même bras, de semblable matière, Lui dit-il, je suis terne, et toi, poli, brillant : Où pris-tu cet éclat, mon frère?

— En travaillant. »

Mme Joliveau. 

DIFFÉRENCE DE LA TÉMÉRITÉ ET DU COURAGE. 

Frank, l'esprit encore tout plein de la conversation qu'il avait eue avec son père, écoutait attentivement les anecdotes qui avaient trait au courage, et retenait aussi toutes celles qu'il trou­vait dans les livres.

Un soir, tandis que son père lisait à sa mère, dans un voyage en Italie, la description de l'église de Saint-Pierre de Rome, son attention fut attirée par le trait d'audace de quelques jeunes Anglais qui, étant allés visiter cette église avec une société nombreuse, parièrent qu'ils en

verraient plus que nul autre avant eux. Les dames qu'ils accompagnaient s'arrêtèrent, après avoir atteint le haut de la coupole, mais ils résolurent de grimper sur la surface extérieure du globe doré et de parvenir au sommet. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine et de danger qu'ils en vinrent à bout. Leur descente fut encore plus péril­leuse : car, à la partie inférieure du globe, qui retournait en dessous, ils furent obligés de ramper sur leurs mains et leurs pieds, le visage tourné vers le haut, à peu près comme une mouche qui marche sur un plafond. Frank et Marie, en écoutant ce récit, ne respiraient pas d'anxiété.

« Ah ! les voilà en bas et en sûreté, dit Frank ; que j'en suis content ! C'étaient vraiment des braves!

—       Je suis très-contente qu'ils soient descendus sans accident, dit Marie; mais je les trouve bien fous d'être montés.

—       Fous ! pas du tout, ma chère ! dit Frank ; pense donc que c'étaient des hommes, et que des hommes doivent toujours être braves; n'est-ce pas, papa?

—- Oui, braves, mais non téméraires, dit le père; il n'est pas sage de hasarder sa vie sans motif suffisant et sans utilité.

—       C'est justement ce que je pense, papa, dit Marie; si j'avais été là, j'aurais eu grand'peur que Frank ne voulût monter aussi. »

Frank dit que certainement il l'aurait fait, qu'il n'au­rait jamais voulu consentir à rester en arrière, même quand il n'y aurait rien eu de curieux à voir. 11 aurait craint que les autres ne le crussent poltron, s'il avait refusé d'aller avec eux. D'ailleurs, il aurait aimé à dire qu'il était allé aussi haut, et plus haut que personne avant lui. Et, après tout, que la chose fût folle ou non, c'était certainement une preuve de courage.

« Tu exprimes là des sentiments assez naturels à ton âge, dit son père. Mais j'espère qu'en grandissant tu apprendras à ne pas faire une folie, de peur de passer pour poltron; tu comprendras quelque jour qu'il y a un mâle courage à affronter la méprisable opinion des fous, des sots, ou de ceux qui jugent légèrement. Pour moi, je ne reconnais le courage et ne l'admire que lorsqu'on l'exerce dans un but utile. Par exemple, ajouta-t-il, posant le livre qu'il lisait et prenant un journal, voici le récit d'un incendie où un homme a sauvé la vie de deux enfants au risque de la sienne, et en se hasardant de la façon la plus périlleuse. Les enfants avaient été laissés dans une chambre haute; l'escalier était brûlé; on ne pouvait arriver à la chambre que par une solive, sur laquelle ce brave homme s'aventura à travers les flammes et la fumée. Il saisit les enfants, qui poussaient des cris aigus, en mit un sous chaque bras, et, traversant de nouveau l'étroit passage, les rendit sains et saufs à leur mère. »

Cette fois, Frank s'écria qu'il aimerait bien mieux être cet homme-là, que celui qui avait monté tout en haut du globe doré.

« Oh ! oui, dit Marie, et, quoique ce fût si dangereux, j'aurais été contente que tu eusses fait cela, Frank. Je suis bien sûre que tu en feras autant quand tu seras grand, si jamais tu te trouves à un incendie. Je ne voudrais pas être là pour le voir, mais j'aimerais beaucoup à l'entendre raconter. »

Le lendemain, Frank s'exerça à marcher sur les planches les plus étroites qu'il put trouver. Il appuyait les extrémités sur deux tabourets, et, quand il put s'avancer d'un pas ferme sur cet étroit sentier, il mit, à la place des tabourets, de hauts tréteaux qui avaient récemment servi à un ouvrier pour tapisser une des chambres de la maison. Lorsque les bouts de la planche furent solidement fixés sur ces tréteaux, Marie étendit des manteaux et les coussins du sofa au-dessous pour représenter les lits de plume et les couvertures que les gens jetaient sous la solive enflammée, afin de préserver l'homme autant que possible, en cas qu'il vînt à tomber. Frank remplit alors le rôle de celui qui avait sauvé la vie des deux enfants, et s'em­para avec beaucoup de fermeté des deux poupées de Marie, aux grands applaudissements de cette dernière.

Quelques jours après, il entendit citer un véritable trait de courage d'un petit garçon. Il lui fut conté par la mère de l'enfant, qui en avait encore tous les détails dans l'esprit, la chose étant arrivée dernièrement. Le père traversait un champ où paissait un taureau : il avait sou­vent caressé cet animal qu'il croyait fort doux. Ce jour-là, le taureau le suivit : il s'en aperçut et pensa que c'était une manière de le provoquer au jeu; mais, pressé de se rendre chez lui, il prit une motte de terre et la lui jeta pour le chasser. L'animal continua à le suivre : il en jeta une autre plus grosse; alors le taureau se mit à courir et fut bientôt près de l'atteindre. Il le saisit par la corne pour le faire retourner, mais le taureau, au lieu de céder, essaya de le lancer en l'air. Néanmoins, l'homme, qui était grand et fort, tint ferme et fit ainsi quelques dizaines de pas, le taureau essayant de temps en temps de le frapper, et lui le maintenant toujours par les cornes, tout en appelant ses domestiques à son secours et en sifflant les chiens qui gardaient les bestiaux; mais ni chiens ni hommes ne l'entendirent. Il ne fut aperçu que d'une servante, qui se tenait sur le seuil de la porte avec un enfant dans les bras, et qui fut si effrayée qu'elle ne put ni bouger ni parler. A ce moment, son fils, âgé d'environ neuf ans, qui jouait devant la maison, leva les yeux et le vit luttant avec le taureau. Sans songer au danger pour lui-même, il courut vers son père qui, épuisé, venait de lâcher prise, et fuyait derrière un arbre pour y chercher un abri ; mais au moment où il atteignit l'arbre, il tomba. Le taureau lui porta un coup de corne qui, heureusement, rencon­tra sa montre : l'animal furieux avait déjà les deux pieds de devant sur sa poitrine et se préparait à le terrasser avec ses cornes lorsque l'enfant arriva. Le pauvre petit n'avait aucun moyen de défense, ni bâton, ni pierre, rien à lancer contre l'animal ; il ôta sa casquette de dessus sa tête et visa si juste qu'elle frappa le taureau sur les yeux au moment où il se baissait pour porter un second coup. L'animal, effrayé, se détourna. Les chiens arrivèrent, les hommes les suivirent, et la vie du père fut sauvée par le courage et la présence d'esprit de son fils.

Maria Edgeworth.

(Frank)    

VOYAGE DANS LA LUNE. 

Il arriva qu'une fois, les sept Sages à Athènes, voulurent décider quelle était la plus grande merveille de la création; ils ordonnèrent qu'à tour de rôle chacun d'eux exposerait son avis à ce sujet.

« Le premier qui parla soutint qu'il n'y avait rien de plus merveilleux que les étoiles : au dire des astronomes, la plupart n'étaient rien moins que des soleils, autour desquels tournaient des mondes, contenant, comme la terre, des plantes, des animaux, mais de formes étranges et inconnues. Enflammés par cette perspective, les savants supplièrent Jupiter de leur permettre de visiter la planète la plus rapprochée, la lune. Ils n'y resteraient que trois jours, et reviendraient conter aux hommes les prodiges qu'ils auraient vus dans ce nouveau monde. Jupiter y consentit, et leur assigna, comme lieu de rendez-vous, la cime d'une haute montagne, où un nuage devait les attendre. Ils arrivèrent à l'heure dite, accompagnés d'ar­tistes et de poètes, chargés de peindre et de décrire leurs découvertes.

« Après avoir rapidement traversé l'espace, ils attei­gnirent la lune, où ils trouvèrent un palais préparé pour les recevoir. Le lendemain, ils étaient si las du voyage qu'ils ne s'éveillèrent qu'à midi. On leur servit, pour réparer leurs forces, un succulent repas, dont ils profitèrent si bien que leur curiosité en fut grandement émoussée. Ils entrevirent ce jour-là, à travers les fenêtres, un délicieux pays, couvert de la plus riche verdure et de fleurs d'une exquise beauté; ils entendirent le mélodieux ramage des oiseaux, et se promirent de se lever à l'aube, le lendemain, pour commencer leurs observations. Mais le second jour, comme ils allaient se mettre en route, une troupe de danseurs et de danseuses leur barra le chemin. Un second banquet, encore plus somptueux que le pre­mier, était servi; il y avait des vins rares, de la musique, des danses; tout invitait au plaisir. Ils s'y laissèrent aller. Tout à coup, d'envieux voisins, venus pour troubler la fête, se précipitèrent, le sabre nu, dans la salle du festin. La lutte s'engagea, les Sages y prirent part, et les enva­hisseurs furent vaincus. Il fallait que la justice eût son cours, et le troisième jour fut absorbé tout entier par les plaidoiries, les répliques et le jugement : si bien que le temps accordé par Jupiter expira, et les sept Sages redescendirent en Grèce, où toute la population courut à leur rencontre, avide des nouvelles de la lune. Tout ce que les Savants en purent dire, fut que c'était un beau pays, couvert de verdure, diapré de fleurs, et où les oiseaux chantaient à ravir. De quelle nature étaient cette verdure et ces fleurs, comment étaient faits ces oiseaux, ils n'en savaient pas le premier mot. »

Le célèbre naturaliste Linné, auteur de cet apologue, nous l'applique à tous tant que nous sommes. Nous vivons en effet sur une terre enchantée; mais, dédaigneux des merveilles que la Providence y a semées à profusion, nous ressemblons plus ou moins aux voyageurs de la lune.

L'ESCLAVAGE.  

Un jour, je lisais à un enfant une histoire où il était question d'un pauvre esclave nègre. L'enfant ne compre­nait pas : il ignorait ce que c'était qu'un esclave; il ne savait pas qu'il y eût des pays (Dieu merci, il n'y en a plus) où l'on vendait et achetait des hommes, des femmes, des enfants, comme on vend et on achète des animaux. Il ne savait pas qu'on allait chercher en Afrique de pauvres noirs qu'on entassait à bord de vieux vais­seaux, à fond de cale, où ils avaient à peine assez d'air pour respirer; et qu'après un long trajet sur mer, pen­dant lequel beaucoup mouraient, on les débarquait en Amérique, où ils étaient vendus, sur le marché, à des maîtres souvent cruels, et toujours exigeants.

Il a été un temps où j'ignorais aussi qu'il y eût des esclaves. Je vais vous dire comment, étant enfant, je l'appris.

Je suis née dans un port de mer qui entretenait de fréquentes et amicales relations de commerce avec nos colonies et les États-Unis d'Amérique.

Une voile venait-elle à poindre à l'horizon, c'était un navire apportant de nombreux échantillons des richesses de cette terre promise. Parmi les chargements de sucre et de coton expédiés au négociant, se glissaient toujours pour la famille quelques raretés qui jetaient les enfants dans des transports de joie. C'étaient la grosse canne noueuse, encore pleine du doux sirop, appelé jadis le miel des roseaux, et aujourd'hui le sucre, avec lequel on fait les dragées, les pralines, les sucres d'orge, et toutes les friandises, régal des marmots.

Puis, les gigantesques ananas confits, emprisonnés dans des barils qu'on ouvrait avec solennité, au milieu d'un cercle de petits spectateurs ravis ; et les noix de cocos hé­rissées d'étoupes, et façonnées à leur extrémité inférieure en tête de singe, qu'il fallait, comme les dragons des contes de fées, attaquer de front, et percer sans miséricorde pour arriver au lait frais et délicat que renfermait la coque.

Parfois, un perroquet au plumage rouge et vert venait réaliser la merveille de « l'oiseau qui parle. » Alors on n'avait pas assez d'yeux pour admirer ces surprenantes nouveautés.

On nous racontait de plus que, dans ce pays de bénédiction, la terre, qui produisait presque tout sans culture, était au premier occupant; on pouvait planter sa tente sur la lisière d'une forêt vierge, labourer, semer, et, en atten­dant la récolte, vivre grassement de chasse et de pêche. Cette vie errante nous semblait pleine de charme. Dans cet heureux pays, il y avait place pour tous, au soleil. Il ne pouvait y avoir ni pauvre, ni mendiant, ni tyran, ni esclave.

Il arriva qu'un jour, un riche planteur de la Géorgie débarqua dans le port. On nomme planteur, le proprié­taire de vastes terrains plantés en cannes à sucre, en coton. Il venait chercher en France un remède contre la maladie de son fils unique.

Cet enfant, attaqué de la danse Saint-Guy, ne paraissait pas avoir plus de dix ans, quoiqu'il en eût treize. Un mois après sa naissance, il avait été pris d'affreuses convul­sions. Elles lui revenaient par accès de plus en plus fré­quents. Elles contournaient ses membres et bouleversaient ses traits.

Apitoyée par ses souffrances, je m'efforçais de l'en distraire, mais le petit créole opposait à mes affectueuses tentatives une humeur taciturne et une indifférence sour­noise. A peine me répondait-il.

« Que je m'ennuie! s'écria-t-il enfin. Je savais bien que je ne pourrais jamais me passer de Sammy !

—       Et qui est Sammy? demandais-je, croyant qu'il regrettait un ami, un camarade de jeu.

—       C'est lui qui me portait, répondit-il d'un ton maus­sade. Je m'amusais à le faire trotter, galoper. Quelquefois il faisait le rétif et il se cabrait, mais un bon coup d'éperon et de cravache l'avait bien vite corrigé, et il se remettait à courir, bon gré, mal gré, jusqu'à ce qu'il tombât.

— Fi ! vous aviez bien le coeur de traiter ainsi un pauvre cheval ! »

11 partit d'un bruyant éclat de rire. « Un cheval! ah! que non pas! ce n'était qu'un nègre, un petit moricaud que papa m'avait donné pour en faire ce que je voudrais, et j'en avais fait mon poney. Ah ! je l'avais bien dressé. Il avait un mors et une bride tout comme un vrai cheval. »

J'éprouvai une horreur profonde pour ce méchant enfant dont le corps chétif et difforme était encore moins laid que son âme. Soit qu'il lût cette expression sur mon visage, soit qu'il sentît le besoin de justifier sa bar­barie :

« J'avais bien le droit de le maltraiter, dit-il, car sa mère, qui avait été achetée pour être ma nourrice, m'avait laissé tout petit exposé à un courant d'air pour courir à son affreux moricaud qui criait. Les médecins disent que ce refroidissement a été la cause du vilain mal dont je ne gué­rirai peut-être jamais. Aussi, pour lui apprendre, papa l'a fait mettre au piquet, l'a fait fouetter jusqu'au sang, et lui a ôté son fils. C'était bien juste. » J'écoutais avec épouvante.

Quoi! il y avait des créatures humaines, des créatures de Dieu qu'on achetait à prix d'argent, des mères qu'on punissait pour avoir écouté le cri de leur enfant ! C'était monstrueux! Combien d'exécrables exemples, de détestables abus de la force, n'avait-il pas fallu pour fausser à ce point la conscience d'un enfant, et pour lui faire regarder comme justes de telles barbaries !

Il bâilla, s'étendit, et, entre deux contorsions, s'écria avec un ricanement haineux qui mit à nu ses longues dents blanches :

« Que je voudrais donc tenir Sammy !

—       Ne croyez pas qu'ici, en France, on vous le laissât brider et mener à coups d'éperon ou de cravache, repris-je.

—       Bah ! si je n'en pouvais faire mon poney, j'en ferais mon chien couchant. Je le dresserais à courir à quatre pattes, à chercher et à rapporter. Cela m'amuserait.

—       Et pourquoi votre père vous a-t-il privé d'un joujou qui offrait tant de ressources? dis-je avec amer­tume. Pourquoi ne vous a-t-il pas permis d'emmener Sammy ?

—       Parce que le drôle s'était vanté qu'une fois en France, il prendrait la clef des champs, et ne pourrait plus être repris et puni comme nègre marron. »

Il m'expliqua qu'on nommait ainsi les nègres qui, pour échapper aux mauvais traitements, s'enfuyaient; il n'y avait pas de tortures qu'on ne leur infligeât quand ils étaient repris; je ne vous répéterai pas ce qu'il m'en raconta en riant, le seul souvenir m'en fait horreur.

Peu après le planteur américain rentra avec mon père, il lui vantait les institutions libérales des États-Unis, la liberté dont on y jouissait...

« Les blancs, oui, reprit mon père, mais les noirs ?

—       Oh ! les noirs ne sont pas des hommes, » dit le planteur.

Vous savez maintenant, mes enfants, ce que c'est que d'être esclave et vous comprendrez l'histoire dont je vous parlais en commençant.

Ne croyez pas cependant que tous les enfants créoles soient durs et inhumains; s'il y en a malheureusement beaucoup qui sont capricieux, étourdis, colères, il y en a aussi qui sont des modèles de charité et de bonté, et je vous ferai faire connaissance, bientôt, avec un de ces enfants-là.

granville sharpe et le petit nègre. 

EN 1767, il existait, à Londres, un mar­chand nommé Granville Sharpe, qui tenait boutique dans un des quartiers les plus populeux de la ville. Un jour il vit passer un pauvre petit nègre, la tête entourée d'un bandage sanglant. Il lui demanda ce qui lui était arrivé. L'enfant répondit simplement : « C'est massa (le maître) qui me l'a fait. » M. Sharpe continua de l'interroger et apprit que le pauvre petit esclave avait été envoyé en présent par un riche planteur de la Jamaïque à son frère, négociant à Londres. Celui-ci, dans un moment de brutale colère, avait asséné sur la tête de l'enfant un coup terrible avec un instrument tranchant. L'esclave s'était enfui, et, n'ayant personne pour le protéger ou le soigner, il errait et. mendiait depuis quelques jours dans les rues. M. Granville Sharpe le mena à son frère, William Sharpe; qui était chirurgien, et qui, après avoir pansé le blessé, le fit admettre à l'hôpital, où il acheva sa guérison. M. Granville Sharpe le recueillit à sa sortie de l'hospice, et le prit à son service comme do­mestique. Il informa en même temps le maître du nègre de ce qui s'était passé, et lui donna son adresse. Celui-ci

vint réclamer le noir, disant qu'il était son esclave et lui appartenait. C'était à quoi M. Granville Sharpe s'attendait. Il refusa de livrer le nègre, et déclara qu'il réclamerait son droit à la liberté. Ce n'était pas chose facile alors ; il n'y avait pas de loi anglaise qui permît d'avoir des escla­ves, mais il n'y en avait pas non plus qui interdît l'escla­vage. Granville consacra sa fortune et son temps à cette grande cause; il étudia jour et nuit, et, comme il le dit lui- même, « travailla comme un nègre » pour affranchir, non pas un, mais tous les pauvres esclaves nègres qui se trou­vaient en Angleterre. 11 y eut un procès, qui dura cinq ans. Enfin un jury, c'est-à-dire un tribunal choisi parmi les principaux habitants de Londres, et présidé par le chef de la justice, proclama à l'unanimité « qu'en mettant le pied sur la terre anglaise, tout esclave était libre. » Vous jugez de la joie et de la reconnaissance du pauvre noir pour son généreux protecteur !

Ce jugement fit grande sensation et se répandit dans tout Londres. Quelques jours après, une dame était assise à son balcon qui donnait sur la rivière (la Tamise), entre le pont de Londres et les grands bassins où se tiennent les vaisseaux arrivant ou partant pour les Indes occidentales. Elle vit une petite barque qui se dirigeait vers les bassins à grands coups de rame. Comme la barque passait rapi­dement sous son balcon, elle entendit un cri perçant, et le nom de « Granville Sharpe ! Granville Sharpe ! » distincte­ment prononcé. Elle pensa que c'était un pauvre nègre qu'on enlevait pour le ramener esclave en Amérique, et qui ap­pelait Granville Sharpe à son aide. Sans perdre une minute, cette dame courut chez le lord-maire dire ce qu'elle avait

vu et entendu ; elle obtint un ordre qui l'autorisait à faire chercher, à bord de tous les navires occupant le bassin des Indes occidentales, l'homme qui avait crié et appelé Granville Sharpe à son secours. Après quelques heures de recherche, on découvrit, dans un vaisseau marchand prêt à partir, un jeune nègre bâillonné, pieds et poings liés, qu'on avait caché sous un tonneau. Il fut aussitôt détaché et mis en liberté.

Il ne fut plus permis, dès ce jour, de faire la traite des noirs, c'est-à-dire d'aller les prendre en Afrique et de les revendre en Amérique ; mais ceux qui y étaient déjà continuèrent à être esclaves, ainsi que leurs enfants. En Angleterre et en France, ce n'était pas de même, une loi y déclarait libre tout esclave qu'on y amenait. C'était beau­coup, mais ce n'était pas encore assez.

TOPSY ET ÉVA. 

La petite négresse Topsy était d'une rare adresse, et apportait aux travaux ma­nuels autant d'énergie que d'activité. Elle apprenait avec beaucoup de promptitude ce qu'on lui enseignait; peu de leçons la mirent si parfaitement au fait de tout ce qui concernait la chambre de miss Ophélia, que la plus minutieuse exigence n'aurait pu la trouver en défaut. Jamais doigts humains n'auraient su étendre, aplanir mieux les draps, ajuster les oreillers plus méthodique­ment, balayer, épousseter, ranger avec plus de perfection que ceux de Topsy, lorsqu'elle le voulait bien ; — mais elle ne le voulait pas toujours. — Si miss Ophélia, après trois ou quatre jours de scrupuleuse surveillance, se figurait pouvoir s'en fier à Topsy, et vaquer à d'autres soins, Topsy tenait, pendant une heure ou deux, dans la chambre, un vrai carnaval. Au lieu de faire le lit, elle le défaisait, enlevait les taies d'oreillers, et roulait dedans sa tête laineuse jusqu'à ce qu'elle se fût fait une grotesque perruque de plumes. Elle grimpait comme un chat le long des colonnettes qui soutenaient le baldaquin, et, arrivée en haut, se suspendait la tête en bas ; elle faisait le moulinet avec les draps, qu'elle traînait par tout l'appartement. Elle habillait le traversin de la toilette de nuit de sa maî­tresse, pour lui faire ensuite jouer toutes sortes de panto­mimes , — chantant, sifflant, et se régalant elle-même, devant le miroir, des plus comiques grimaces. Bref, elle faisait le diable à quatre, ou, selon l'expression de miss Ophelia, « elle évoquait Caïn. »

Une fois, la maîtresse, par une négligence inouïe chez elle, ayant oublié sa clef sur un tiroir, trouva son élève affublée d'un magnifique turban rouge, fait de son plus beau châle de crêpe de Chine, que Topsy avait tortillé autour de sa tête, tandis qu'elle déclamait pompeusement devant la glace.

« Topsy, s'écriait la pauvre miss à bout de patience, comment pouvez-vous agir de la sorte ?

─        Je sais pas, maîtresse, c'est p't-être parce que je suis si méchante !

─       Je ne sais plus que faire de vous, Topsy!

─        Seigneur! maîtresse, faut me fouetter. Vieille maî­tresse me fouettait toujours. Moi pas savoir travailler sans être battue.

—       Mais, Topsy, je n'ai pas la moindre envie de vous battre ; vous pouvez faire bien si vous voulez ; pourquoi ne le voulez-vous pas ?

─        Eh ! là, maîtresse, je suis toujours été fouettée ; p't-être bien que c'est bon pour moi. »

Un jour, de vives exclamations et une grêle de reproches, tombant on ne savait sur qui, firent explosion dans la chambre de miss Ophelia qui ouvrait sur la galerie.

« Quelle nouvelle diablerie nous aura brassée ce lutin de Topsy? dit Saint-Clair. Elle est au fond de ce vacarme, je le parierais ! »

La minute d'après miss Ophélia parut, traînant la cou­pable, et, dans un accès de vive indignation :

« Arrivez ici, s'écria-t-elle, venez; je veux le dire à votre maître. 

─       Qu'y a-t-il, cousine ?

─        Il y a que je ne puis être plus longtemps harcelée par cette enfant. La patience d'une sainte n'y tiendrait pas. Je l'enferme là-haut, dans ma chambre, je lui donne une leçon à apprendre par coeur. De quoi s'avise-t-elle ? Elle m'épie pour savoir où je cache ma clef, ouvre mon chiffonnier, y prend ma plus belle garniture de bonnet, et la coupe en morceaux pour en faire des robes de pou­pées ! Je n'ai, de ma vie, rien vu de pareil.

─ Je vous l'avais assez dit, cousine, reprit Mme Saint- Clair, de pareilles créatures ne se mènent pas avec des paroles. Si j'étais libre d'agir comme je l'entends ( et elle lança à son mari un regard de reproche), j'enverrais cette enfant à la maison de correction pour qu'on la fouette ferme, jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus se tenir sur ses jambes. »

La colère de miss Ophélia s'apaisa soudain.

« Pour rien au monde, je ne voudrais que l'enfant fût traitée de la sorte, dit-elle ; mais le fait est que je suis à bout de patience et d'expédients. J'ai enseigné, repris, parlé, grondé jusqu'à m'enrouer ; je l'ai fouettée, je l'ai punie, et je suis juste aussi avancée que le premier jour !

—       Ici, singe, venez là! » dit Saint-Clair, appelant l'en­fant près de lui.

Topsy s'avança. Une certaine terreur, mêlée à sa drôle d'expression habituelle, faisait briller et clignoter ses yeux perçants et ronds.

« Qui t'a poussée à te conduire ainsi, voyons? dit Saint-Clair, qui avait peine à s'empêcher de rire en la regardant.

—       Pour sûr, c'est mon mauvais coeur, dit solennelle­ment Topsy ; miss Phélie l'a dit.

—       Ne vois-tu pas toute la peine que se donne miss Ophélia? elle ne sait plus que faire de toi; tu l'entends ?

—       Seigneur ! oui, maître. Vieille maîtresse disait tout d'même; elle me fouettait, ah! elle me fouettait autrement dru! Elle m'arrachait les cheveux, elle me cognait la tête contre la porte, et ça n'y faisait rien du tout ; ça ne me faisait pas aucun bien. Pour sûr, elle m'aurait ôté par poignées tous les cheveux de ma tête que ça ne m'aurait pas fait aucun bien non plus. Je suis si méchante, Sei­gneur! et puis, je ne suis qu'une nèg' après tout!

—       J'abandonne la partie, reprit miss Ophélia; j'en ai assez : je ne puis en supporter davantage.

Éva, qui jusque-là avait écouté en silence, fit signe à Topsy de la suivre, et les deux enfants se glissèrent ensemble dans un petit cabinet vitré, au coin de la vé­randa, où Saint-Clair allait quelquefois lire.

« Que va faire Eva? demanda Saint-Clair; il faut que je le voie. »

Marchant sur la pointe des pieds, il s'avança douce­ment, écarta un peu le rideau de la porte, et presque aus­sitôt, posant le doigt sur ses lèvres, il appela d'un geste silencieux miss Ophélia près de lui. Les deux enfants étaient assises l'une vis-à-vis de l'autre sur le plancher : Topsy, avec son air mutin, comique et insouciant; Éva, la figure animée, attendrie, et les yeux pleins de larmes.

« Qu'est-ce qui te rend si mauvaise, Topsy? Pourquoi ne veux-tu pas essayer d'être bonne? Est-ce que tu n'aimes rien, Topsy? disait Éva.

—       Sais pas. Moi, bien aimer le sucre candi et les autres bonnes choses, c'est tout.

─       Mais tu aimes quelqu'un, ton papa, ta maman?

—       Moi avoir jamais eu ni maman, ni papa, vous savez. Moi vous l'avoir déjà dit, miss Éva.

—       Ah! je sais, dit tristement la petite fille; mais n'as- tu ni frère, ni soeur, ni tante, ni...

—       Oh ! jamais eu rien, jamais eu personne, personne du tout.

—       Mais, Topsy, il ne tiendrait qu'à toi d'être bonne.

—       Je puis être qu'une nèg', rien aut', bonne ou pas bonne, dit Topsy. Si je pouvais m'ôter ma peau noire et venir toute blanche, oh! je dis pas!

—       Mais les gens peuvent t'aimer, quoique noire, Topsy; miss Ophélia t'aimerait, si tu étais bonne. »

Le rire court, brusque, saccadé, habituelle expression de l'incrédulité de Topsy, fut sa seule réponse.

« Tu ne le crois pas?

— Non ; elle peut pas me souffrir parce que je suis une nèg'. Elle, aimer mieux un crapaud que moi la tou­cher ! Personne aimer nèg's, nèg's pouvoir rien faire de bon; mais tant pis, moi m'en moque! » Et Topsy se mit à siffler.

« Oh! Topsy, ma pauvre enfant, moi je t'aime! » s'écria Éva avec un élan d'âme passionné ; et elle appuya avec tendresse sa main transparente sur l'épaule noire de Topsy; « je t'aime parce que tu n'as ni père, ni mère, ni amis, parce que tu es une pauvre petite fille malheu­reuse et abandonnée! je t'aime et je te voudrais bonne! Vois-tu, Topsy, je suis bien malade, je ne vivrai pas long­temps, et j'ai tant de chagrin de te voir méchante ! Sois bonne pour l'amour de moi, j'ai si peu de temps à rester avec toi, Topsy! »

Les yeux ronds et perçants de la petite négresse se voilèrent tout à coup ; de larges gouttes brillantes roulè­rent lentement une à une, et tombèrent sur la petite main blanche. Oui, en ce moment, un rayon de foi, de céleste charité, avait traversé les ténèbres de cette âme païenne, et Topsy cacha sa tête entre ses genoux, elle pleura, elle sanglota, tandis que la belle enfant, courbée avec amour sur elle, semblait l'ange brillant penché sur le pécheur qu'il vient de racheter.

« Pauvre chère Topsy, dit Éva, ne sais-tu pas que Jésus, nous aime tous de même ? toi tout autant que moi. Il t'aime comme je t'aime, mais beaucoup, beaucoup plus, parce qu'il est bien plus grand, bien meilleur. Il t'aidera à devenir bonne, et tu peux aller au ciel à la fin, pour être un ange à jamais, tout comme si tu étais blan­che. Penses-y un peu! Songe, Topsy, il ne tient qu'à toi d'être un de ces esprits bienheureux et brillants que chante l'oncle Tom!

—       Oh ! chère miss Eva ! chère miss Eva ! moi vouloir, moi tâcher d'être bonne. Je m'en souciais pas avant, pas du tout. »

Saint-Clair laissa retomber le rideau.

« La douce enfant me rappelle ma mère, dit-il à miss Ophélia; ce qu'elle me disait est vrai. Si nous voulons rendre la vue à l'aveugle, nous devons, comme Jésus, l'appeler à nous et lui imposer les mains.

—       J'ai toujours eu une sorte de dégoût des nègres, c'est un fait, dit miss Ophélia; je n'aimais pas que Topsy me touchât; mais je n'imaginais pas qu'elle s'en aperçût,

—       Fiez-vous aux enfants pour ces découvertes-là, répondit Saint-Clair. Impossible de leur dissimuler l'im­pression qu'ils produisent. Les efforts les plus bienveillants, les services, les bienfaits, rien ne saurait exciter en eux une ombre de gratitude, tant que cette répugnance existe. Cela peut sembler étrange, mais cela est.

—       Qu'y faire? dit miss Ophélia; ils me sont si désagréables,... cette petite surtout, Je ne puis changer mes impressions.

─ Éva en a de bien différentes.

─        Oh! Éva, c'est autre chose; elle est si aimante! Et ce n'est qu'être chrétienne, après tout, ajouta miss Ophélia d'un ton réfléchi. Je voudrais de bon coeur lui ressembler, et je crois qu'elle m'a donné là une salutaire leçon.

— Peut-être bien, fit observer Saint-Clair. Ce ne serait pas la première fois qu'un petit enfant serait envoyé pour instruire un vieux disciple. »

Mme Beeciier Stowe.

Vous n'aurez probablement pas de petite négresse à aimer et à convertir, mes chers enfants, mais quand vous rencontrerez de pauvres petites créatures ignorantes, délaissées, misérables comme Topsy, — il n'en manque pas parmi les blancs, — rappelez-vous Éva, et tâchez d'être bons, compatissants, charitables comme elle.

Eva et Topsy, mes enfants, ont été peintes d'après nature, par une femme d'un grand coeur, qui, ayant vu de près les souffrances des pauvres esclaves noirs en Amé­rique, a voulu attendrir sur leur sort. Elle a écrit pour cela un livre, qui s'appelle la Case de l'oncle Tom, que vous lirez un jour, et où vous retrouverez avec grand plaisir l'aimable petite fille avec laquelle vous venez de faire connaissance.

Nous avons vu ensemble, par le Fils d'un Planteur, comment l'esclavage corrompait les blancs, et les rendait si jeunes capables de tant de méchanceté. Nous avons vu aussi un homme, que cette injustice révoltait, se dévouer tout entier à un pauvre esclave, et ne pas prendre une heure de repos, qu'il n'eût obtenu non-seulement la liberté du pauvre homme, mais l'affranchissement de tous les esclaves qui se trouvaient en Angleterre et en France.

J'ai voulu ensuite vous montrer comment ce régime de coups, de mauvais traitements, de séparation des enfants d'avec leurs mères, abrutissait à la longue ces pauvres êtres sans famille.

Enfin, je finis par une bonne nouvelle. L'esclavage n'existe plus, même en Amérique.

LE MATIN. 

Le soleil m'a réveillée à quatre heures et demie ; il me donnait dans les yeux. Je me suis levée et je suis sortie. Les tourbillons de vent et les torrents de pluie venaient de cesser, un calme doré s'étendait sur le ciel bleu.

Quelle joie de savourer le brouillard du matin, de cou­rir avec le vent frais, de sentir le parfum des jeunes plantes pénétrer dans la poitrine et monter à la tête, de sentir battre ses tempes et rougir ses joues, et de secouer les gouttes de rosée de ses cheveux !

Je me reposai sur le tronc d'un tilleul creux, couché en travers des eaux. Sous ses branches touffues je décou­vris une multitude de nids d'oiseaux. Il y avait une famille de petites mésanges, à tête noire, à gorge blanche; elles étaient sept dans le même nid ; puis des pinsons et des chardonnerets. Les père et mère voltigeaient au-dessus de ma tête, et apportaient la becquée à leurs petits. Ah ! pourvu qu'ils parviennent à les élever dans cette situation critique! Si l'un de ces petits oiseaux, suspendus au-dessus du ruisseau rapide, allait y tomber, il se noierait infailli­blement. Pour comble de malheur, les nids pendent de travers.

Si tu avais vu la vie, le mouvement de ces milliers d'abeilles et de mouches qui bourdonnaient autour de moi ! En vérité, il n'y a pas de marché si populeux, si animé ; tout le monde semblait fort bien s'y reconnaître ; chacun allait chercher sous les fleurs une petite auberge où se retirer ; puis on en ressortait, on rencontrait le voisin, on passait les uns à côté des autres en bourdonnant, comme si on eût voulu se dire : Que ce monde est beau ! que Dieu est grand !

Aux petits des oiseaux il donne la pâture, Et sa bonté s'étend sur toute la nature.

Un proverbe allemand dit :

« L'heure matinale a de l'or dans sa bouche. » Oui, je vois briller cet or sur l'eau ; les rayons du soleil percent les nuages et parsèment d'étoiles le ruisseau rapide, gon­flé depuis deux jours par une pluie incessante.

Que de plaisirs dont se privent les paresseux !

Enfants, levez-vous avec le soleil pour voir ces jolies choses et pour devenir forts, joyeux et bien portants.

Bettina d'Arnim.

IL EST JOUR. 

Salut au jour ! Divin soleil, Brille et viens apporter la vie ! Roule, cours, bondis, flot vermeil ! Bosquets, exhalez l'harmonie. Il est jour !

Midi vient : lancez votre encens , Roses, et du lac qui sommeille. Oiseaux, ridez l'onde en passant! La marguerite au pré s'éveille, Midi vient !

C'est le soir : troupeaux à l'oeil doux, Rentrez, gagnez la bergerie. Aux nids, oisillons, volez tous. Du couchant l'or se fond en pluie, C'est le soir !

Il est nuit : ciel étincelant, Tes yeux scintillent sur la plaine ; Le fagot brûle en pétillant, Le grillon chante à perdre haleine; Il est nuit !

C'est minuit : tout dort au logis ; Le hibou seul dans l'ombre veille, Sur l'aire trottent les souris; Las, épuisé, l'homme sommeille, C'est minuit.

à. de montgolfier.

LES DEUX SEAUX.

Il y a toujours deux fa­çons d'envisager les cho­ses, comme vous le prouvera l'histoire que je vais vous conter.

Deux seaux, suspendus à une longue chaîne, des­cendaient et remontaient tour à tour du fond d'un puits profond. Ils se ren­contrèrent à mi-chemin, et un des seaux dit à l'autre :

« Pourquoi as-tu l'air si triste, et pourquoi pleures-tu? — Parce que je n'ai pas plus tôt remonté plein qu'on me prend mon eau et qu'on me renvoie vide. Mais toi, pourquoi gambades-tu et as-tu l'air si joyeux ?

—- Parce que je pense que, si je descends vide, je re­monte toujours plein. »

Et voilà comment il y a en toutes choses, et pour chacun, le mauvais côté et le bon. Heureux qui s'habitue de bonne heure à voir le bon.

LE REMORDS.

Voilà un mot que vous ne connaissez pas, mes chers enfants ; Dieu vous garde d'éprouver jamais la douleur poignante qu'il exprime. Le remords c'est le regret d'avoir fait ce qu'on ne peut plus réparer.

C'était en novembre 1776, par un temps de givre, de froid et de pluie. Tout ce que la ville et les environs d'une ville anglaise, appelée Lichtfield, renfermaient de personnes marquantes était réuni chez la comtesse de C***, attiré surtout par le plaisir de dîner avec l'auteur anglais qui avait le plus de renom, Samuel Johnson, qui. visitait alors sa ville natale. L'heure du dîner se passa, et Johnson n'ar­rivait pas : on attendit une heure, deux heures, on dîna sans lui.. On avait pris le thé, la soirée s'avançait, et cha­cun pensait à se retirer, quand on annonça le docteur. Il entra, et l'on fut aussitôt frappé de son aspect étrange. Ce n'était plus cet air hautain et dur qui lui attira tant d'ennemis, en dépit de ses excellentes qualités. Il était pâle, faible, abattu ; ses habits en désordre étaient couverts de neige et ruisselants de pluie. On le regardait en silence. 11 s'avança vers la maîtresse de la maison : « Madame, dit- il, je vous prie de m'excuser... Quand je me suis engagé, je ne songeais pas que ce serait aujourd'hui le... le 21 no­vembre... Vous ne comprenez pas? vous ne savez pas?... Eh bien, je vais vous le dire : ce sera une expiation de plus.

« Il y a quarante ans qu'aujourd'hui, jour pour jour, le 21 novembre, mon père, qui était vieux et souffrant, mon père me dit : « Sam, prends la carriole; je ne suis pas bien; « va au marché de Walstall, et tu vendras les livres dans mon échoppe, à ma place. » Moi, madame, sottement fier du savoir qu'il m'avait donné, moi qui n'avais encore mangé que le pain de son travail, moi qui depuis ai man­qué de pain... je refusai. Alors, avec une douceur dont le souvenir me tue en ce moment, mon père insista. « Allons, Sam, dit-il, sois bon enfant, vas-y, ce serait dommage de perdre un jour de marché. » Et moi, chien d'orgueilleux que j'étais, je refusai. Il y alla, mon père, et il faisait un temps comme aujourd'hui; il y alla, et... et il est mort, mon père,... il est mort peu de jours après."

A ce moment de son récit, le docteur couvrit de ses deux mains son visage inondé de grosses larmes. Puis il reprit :

« Il y a de cela quarante ans, madame, et depuis qua­rante ans, le 21 novembre, je viens à Lichtfield. Le che­min que je n'ai pas voulu faire dans la carriole, je le fais à pied et sans avoir mangé ; je me tiens quatre heures sur la place du marché de Walstall tête nue, à l'endroit où mon père a tenu trente ans l'échoppe qui m'a nourri. Il y a quarante ans de cela, j'ai passé l'âge qu'avait mon père quand il mourut,... et moi, je ne puis pas mourir. »

Les sanglots de Johnson redoublèrent ; il releva la tête, et dit avec un effrayant sourire : « Mais de quoi me sert- il de pleurer? n'est-ce pas sur la place de Walstall que m'est venu ce mot d'un de mes ouvrages qu'on a trouvé si saisissant : II est trop tard! Il est trop tard! »

LA POMME PRISONNIÈRE. 

« Ma grand'mère avait sur sa cheminée une ca­rafe qui excitait d'autant plus ma curiosité enfan­tine, qu'elle renfermait le fruit défendu, une jolie pomme, rose et blanche, à peau bien lisse, mûre à point, et dont la vue fai­sait venir l'eau à la bou­che. Mais la pomme était comme la belle du prince Désir, prisonnière dans sa maison de cristal, dont les murs transparents la défendaient contre les mains et les dents des curieux. Comment était-elle entrée là? comment avait-elle pu passer par le goulot si étroit? Ce mystère piquait plus ma curiosité que le beau fruit n'excitait ma gourmandise. J'avais beau regarder, je ne devinais pas. Que de fois, en l'absence de ma grand - mère, j'avais monté sur une chaise, j'avais pris la mystérieuse carafe, et l'avais retournée en tous sens, pour m'assurer qu'elle n'avait pas un double fond! Ah! si je l'avais laissée échapper, si elle s'était cassée en tombant, comme grand'mère m'aurait fouetté !... et je n'aurais eu que ce que je méritais.

« Mais l'histoire n'est pas finie, papa, dit le petit lec­teur en s'interrompant.

Le père. — Oui; j'ai voulu vous laisser le plaisir de l'achever. Tâchez de deviner par quelle sorcellerie une pomme deux fois plus grosse que le goulot se trouvait là?

William. — Je crois que je le sais, papa. On aura soufflé le verre en bouteille par-dessus la pomme.

Le père.— Ce n'est pas mal pensé; mais la chaleur du verre qu'on souffle pendant qu'il est rouge et fondu aurait cuit la pomme, et, au lieu d'un beau fruit frais et rose, vous auriez eu une laide pomme cuite, toute noire et toute ratatinée.

William. — Alors, je ne sais pas.

Les autres enfants. — Ni moi... ni nous.

Le pèke. —Il faut donc vous dire comment ma grand'­mère s'y était prise, car moi non plus je n'avais pu deviner. Un jour je la vis au jardin introduire dans une autre carafe une pomme toute petite, qui tenait encore à l'arbre par une branche, et qui, aidée de la pluie et du soleil du bon Dieu, devait grandir et grossir en prison, jusqu'à ce qu'on la détachât doucement de sa branche nourricière. Le mystère me fut alors expliqué, et j'ai su depuis qu'on faisait venir ainsi en bouteilles de belles poi­res et de beaux abricots. »

LE FAKIR. 

Lors de la terrible révolte des Hindous contre les An­glais, un de ces mendiants qui parcourent les villages et les cités de l'Inde, le front couvert de cendre et vêtus de haillons, et que les na­turels appellent fakirs et vé­nèrent comme saints, trouva un pauvre enfant européen, que sa nourrice avait caché pendant les massacres. Les parents avaient fui. Le fakir recueillit le petit abandonné, et l'emporta avec lui dans ses courses, non sans courir de grands dangers; mais sa réputation de sainteté le préserva. Il parvint à décou­vrir le père et la mère, et leur rendit l'enfant, qu'ils avaient cru mort. Dans leur reconnaissance, ils demandèrent au mendiant ce qu'il voulait, lui offrant la moitié de l'or qu'ils avaient pu sauver.

« Je ne veux ni or, ni argent, répondit le pauvre homme ; seulement, en souvenir de moi, creusez un puits où les voyageurs se puissent désaltérer et donnez mon nom à ce puits. »

L'acte de ce pauvre fakir, mes enfants, n'est-il pas un excellent exemple de charité chrétienne? Il ne veut rien pour lui ; les richesses ne le tentent pas; mais il songe aux autres, à ceux qui, sous ce climat brûlant, souffrent de la soif, comme lui-même en a souvent souffert.

L'ENFANT HÉROS 

Casa Bianca  

Seul!... l'enfant resta seul sur la nef enflammée,

Quand tous les autres avaient fui : L'incendie éclairait, à travers la fumée, Les morts gisant autour de lui.

Ah! ne semblait-il pas commander à l'orage,

A le voir debout sur le pont? Forme héroïque et belle, en cette primeur d'âge, Héros enfant au noble front ! 

Partir, rester, qu'importe? Il s'agit de consigne,

Et non de vivre ou de mourir : Ferme au poste d'honneur que l'ordre lui désigne, Il a la force d'obéir.

Mais qui le changera, l'ordre? les larges ondes

Roulent morts, mourants à la fois; Ton père, enseveli sous leurs lames profondes, Pauvre enfant, n'entend plus ta voix.

Et l'enfant appelait : il a crié :. « Mon père!

Ma tâche est-elle faite, dis? » Des canons échauffés le lugubre tonnerre Coup sur coup répond à ses cris.

Sa voix s'élève encore : « Père, père! » il appelle;

« Puis-je partir? oh! dis! réponds! » Et la flamme lançait, en sa rage cruelle, Sa chaude haleine au jeune front.

Ses longs cheveux flottaient à ce souffle de braise,

Et son regard calme affrontait La torture sifflante et l'ardente fournaise Qui de plus en plus approchait.

Il crie encore, ce fut sa dernière parole : « Père! le feu gagne! » A l'instant Mille langues de feu courent, la flamme vole. Et de câble en câble descend.

Voiles, mâture, agrès, rouges se dessinèrent Sur l'azur obscurci des deux;

Au-dessus de l'enfant dans les airs s'allumèrent Comme des bannières de feu.

Un bruit assourdissant,... puis la nuit,... le silence!...

Que devint le jeune héros?... Demandez à ces vents dont le souffle balance Les débris épars sur les flots.

Haubans, mâts, gouvernail, tout sur l'onde tournoie,

Et jusqu'au pavillon vainqueur, La mer engloutit tout : mais sa plus noble proie Fut ce jeune et fidèle coeur.

( Fils d'un capitaine corse au service de la France, qui comman­dait à la bataille d'Aboukir le vaisseau l'Orient, le jeune Casa Bianca, âgé d'environ treize ans, resta au poste où l'avait placé son père, quoique le navire eût pris feu, et que tout l'équipage eût abandonné son bord.)

A. DE M.  

INCIDENT DE MON ENFANCE.  

Je me rappelle un incident qui a exercé une grande influence sur toute ma vie, et que je veux vous racon­ter, enfants, afin que vous en pro­fitiez.

Nous étions à la campagne, en été; mon père assis sur la pelouse devant la maison, son chapeau de paille penché sur ses yeux, avait un livre à la main. Tout à coup un beau pot à fleurs de faïence bleue et blanche, qui était posé sur le rebord de la fenêtre du premier étage, tombe avec fracas, et les fragments s'éparpillent autour des jambes de mon père. Il continua de lire sans s'émou­voir.

« Ah ! s'écria ma mère, qui travaillait dans le vesti­bule, mon pauvre pot à fleurs que j'aimais tant ! qui a fait cela?... Annette! Annette! »

Elle montra sa tête à la fatale fenêtre, et descendit en un clin d'oeil, pâle et tout essoufflée.

« J'aurais préféré que toutes les plantes de la serre fussent détruites par l'ouragan de la semaine dernière, dit ma mère ; j'aurais mieux aimé voir mon cabaret de porce­laine cassé, plutôt que ce cher pot à fleurs qui m'avait été donné par mon mari, le jour de ma fête; et ce pauvre géranium que j'avais cultivé et si bien soigné! C'est ce méchant enfant qui aura fait cela ! »

Annette avait très-grand peur de mon père. Pourquoi? je ne sais; à moins que ce ne fût parce que les bavards ont toujours peur de ceux qui parlent peu. Elle regarda mon père, qui semblait attentif à ce qui se passait, et s'écria aussitôt :

« Non, madame, ce n'est pas ce cher enfant, que Dieu le bénisse! c'est moi.

—       Vous ! comment avez-vous pu être si négligente, si étourdie, sachant combien j'attachais de prix à ce pot et à la fleur! Oh! Annette. »

Annette sanglotait.

« Ne mentez pas, nourrice, » dit une petite voix aiguë, et le petit Marcel sortit de la maison, ferme et intrépide. Il continua rapidement :

« Maman, ne grondez pas Annette : c'est moi qui ai poussé dehors le pot à fleurs.

—       Chut! dit ma nourrice plus effrayée que jamais, et regardant avec effroi du côté de mon père, qui avait ôté son chapeau et qui, les yeux grands ouverts, assistait à cette scène.

—       Chut!... s'il l'a cassé, madame, c'est bien par hasard. Il était debout à côté, comme cela, et ne pensait pas à mal faire. N'est-ce pas, mon chéri?... Parlez! parlez donc! » Elle me soufflait à l'oreille : « Dites oui, sinon papa sera très en colère contre vous. »

« Eh bien, reprit ma mère, je vois que c'est un acci­dent. 11 faut prendre garde une autre fois, mon enfant. Je suis sûre que tu es bien fâché de m'avoir fait de la peine : tu ne le feras plus. Allons, viens que je t'em­brasse.

—       Non, maman, il ne faut pas m'embrasser, je ne le mérite pas. J'ai poussé le pot à fleurs exprès.

—       Ah! et pourquoi? » dit mon père en s'avançant. Ma nourrice tremblait comme une feuille de peuplier. « Pour m'amuser ! répondis-je en baissant la tête, et pour voir ce que vous diriez, papa : voilà la vérité. A présent, tapez-moi, corrigez-moi. »

Mon père jeta son livre sur la pelouse, se baissa et me prit dans ses bras :

« Mon garçon, me dit-il. tu as fait une chose qui était mal, mais tu la répareras en te rappelant toute ta vie que ton père a remercié Dieu de lui avoir donné un fils capable de dire la vérité, en dépit de la peur. Quant à vous, nourrice, la première fois que vous lui enseignerez à mentir, vous quitterez la maison sur-le-champ. »

A partir de cette heure-là, je sentis que j'aimais mon père, et je compris aussi qu'il m'aimait. Dès ce jour il commença à causer avec moi. Si je le rencontrais lisant au jardin, il ne passait plus en me faisant un sourire et un petit signe de tête. Il s'arrêtait, mettait son livre dans sa poche, et me demandait ce que je voyais dans une fleur, dans un insecte? et en lui confiant mes petites observa­tions et mes idées enfantines, je me sentais plus heureux et meilleur; car il avait une manière à lui, non pas de m'enseigner, mais de me faire faire tout seul une décou­verte. Et cela me plaisait beaucoup, et m'amusait infini­ment plus que de jeter des pots à fleurs à terre pour voir ce que dirait papa.

Le JEU DE DOMINO

M. Martin, qui n'était pas marié, et qui aimait beau­coup les enfants, me faisait souvent de petits cadeaux ; peu après l'aventure du pot à fleurs, il m'en fit un qui surpassait tous les autres en valeur et en beauté. C'était une grande boîte de dominos, sculptée en ivoire, peinte et dorée. Cette boîte faisait mes délices. Je ne me lassais jamais de jouer aux dominos avec ma nourrice, et je fai­sais coucher la boîte sous mon oreiller.

Un jour que je rangeais mes beaux dominos sur la table du salon, mon père entra et me dit :

« Tu aimes mieux ces dominos que tous tes autres joujoux, Marcel?

—       Oh ! oui, papa.

—       Tu serais très-fâché que ta maman jetât cette boîte par la fenêtre pour s'amuser? »

Je regardai mon père d'un air suppliant, sans ré­pondre.

« Mais tu serais peut-être bien content, poursuivit-il, si une de ces bonnes fées dont parlent les livres de contes changeait la boîte de dominos en un beau pot à fleurs blanc et bleu, que tu pourrais avoir le plaisir de mettre sur la fenêtre de ta maman.

—       Oui, en vérité. »

J'avais le coeur gros et les larmes aux yeux.

« Je te crois, mon cher enfant, mais les bons désirs ne réparent pas les mauvaises actions. Il n'y a qu'une bonne action qui en puisse réparer une mauvaise. »

Cela dit, il ferma la porte, et sortit. Je restai inquiet et préoccupé de chercher ce qu'avait voulu dire mon père. Ce jour-là je ne jouai pas aux dominos. Le lende­main, comme j'étais sous un arbre au jardin, mon père passa, et s'arrêta. 11 me regarda fixement avec ses grands yeux brillants et graves.

" Mon garçon, dit-il, je vais à Versailles; c'est à une demi-lieue d'ici : veux-tu venir avec moi? Prends ta boîte de dominos, je voudrais la faire voir à quelqu'un. »

Je courus chercher ma boîte, et, tout fier de marcher sur la grande route, à côté de papa, je me mis au pas.

" Papa, il n'y a plus de fées, à présent. J'en suis bien fâché.

─ Pourquoi, mon enfant?

─        Parce que ma boîte de dominos ne peut pas se changer toute seule en un géranium et un pot de fleurs bleu et blanc.

—       Mon cher Marcel, dit le père, en posant sa main sur mon épaule, celui qui désire sincèrement être bon a tou­jours deux fées avec lui : l'une ici, — et il toucha la place de mon coeur, — et l'autre là; — il toucha mon front.—  Je ne comprends pas, papa.

—       Essaye; j'ai tout le temps d'attendre que tu aies compris. »

Nous étions arrivés devant le parterre d'un jardinier- fleuriste. Mon père y entra, et, après avoir regardé les fleurs, il s'arrêta devant un grand géranium panaché à fleurs doubles. « Ah ! celui-ci est plus beau que celui que ta mère aimait tant. Combien vaut-il, monsieur ?

—       Dix francs, répondit le jardinier : c'est une espèce rare. » Mon père boutonna son habit. « Je n'ai pas le moyen de l'acheter aujourd'hui, » dit-il doucement, et nous continuâmes notre route.

En entrant en ville, nous vîmes une belle boutique de faïence. « Avez-vous un pot-à fleurs pareil à celui que j'ai acheté il y a quelques mois? Ah ! en voilà un, il est mar­qué cinq francs. Oui, c'était le prix ; je me le rappelle. Eh bien, quand la fête de la maman reviendra, nous en achèterons un pour elle. Il faudra attendre cinq ou six mois ; mais nous pouvons prendre patience, Marcel, car la vérité, qui fleurit toute l'année, vaut mieux que le plus beau géranium, et une promesse à laquelle on n'a jamais manqué a plus de prix qu'un vase de faïence, ou même de porcelaine. »

J'avais baissé la tête, mais je la relevai : mon coeur battait de joie.

« Je viens vous payer votre petite facture, » dit mon père à l'un de ces marchands de bric-à-brac qui vendent toute espèce de curiosités, joujoux pour les grands et pour les petits. « A propos, ajouta-t-il pendant que le marchand cherchait sur ses livres le prix des articles vendus, mon petit garçon peut vous montrer une boîte plus curieuse et d'un plus joli travail que celle que vous avez persuadé à ma femme d'acheter l'hiver dernier. Montre ta boîte de dominos, mon cher. »

J'étalai mon trésor. Le marchand trouva la boîte fort belle, ainsi que le jeu de dominos. C'était une rareté qui avait de la valeur.

« Si mon garçon s'en dégoûtait un jour, combien lui en donneriez-vous ? demanda mon père.

—       Je ne pourrais pas en donner plus d'une quinzaine de francs, dit le marchand, à moins que le petit monsieur ne voulut prendre en échange quelques jolis joujoux.

—       Quinze francs ! dit mon père, ce ne serait pas donné; certes vous n'y perdriez pas. Eh bien, mon garçon, quand tu seras las de ta boîte, je te permets de la vendre. »

Mon père paya ce qu'il devait, et sortit. Je restai un instant en arrière chez le marchand, puis je courus re­joindre mon père au bout de la rue. « Papa, papa ! m'écriai-je en frappant des mains, nous pouvons acheter le géranium, nous pouvons acheter le pot à fleurs ! » Je tirai de ma poche une poignée d'argent.

« N'avais-je pas raison? dit mon père : tu as trouvé les deux fées ! »

Ah ! que je fus content, lorsque, après avoir posé le vase et sa fleur sur le rebord de la fenêtre, je tirai maman par sa robe, et les lui montrai.

« C'est lui qui l'a voulu ; c'est lui qui a fait le mar­ché et payé de son argent, dit mon père. Une bonne action a réparé la mauvaise.

—       Quoi ! s'écria ma mère quand elle sut tout. Tu as vendu ta belle boîte de dominos que tu aimais tant ! Nous irons demain à Versailles la racheter, le marchand vou­lût-il nous la vendre le double.

—       Qu'en dis-tu, Marcel ? La rachèterons-nous ? me demanda mon père.

—       Oh ! non, non ! ce serait tout gâter ! m'écriai-je en me jetant au cou de papa.

—       Ma femme, dit mon père avec gravité, l'enfant a raison. Ne lui ôtons pas le bonheur qu'il éprouve à s'être défait d'une chose qu'il aimait pour réparer un tort. N'af­faiblissons pas le sentiment de justice qui doit lui servir de règle toute sa vie. »

Ainsi finit l'histoire du pot à fleurs cassé.

Bulwer.

LA PUISSANCE DE LA FOI. 

JE venais de visiter un ami blessé. A l'heure où je regagnais le camp, le soleil commen­çait à se coucher. Je rencontrai un aumônier que j'ai retrouvé depuis en Italie, et dont le combat du matin avait rendu toute la journée le ministère nécessaire. Ce prêtre habitait une tente voi­sine de la mienne. Je fis route avec lui. Nous étions arrivés tous deux, lui sur sa mule, moi sur mon cheval, à la rampe qui descend du plateau dans la vallée. Entre les camps que nous venions de quitter et ceux que nous allions rejoindre, nous franchissions des espaces pres­que solitaires où l'âme se reposait avec étonnement dans le calme. Nous traversions un pays intéressant et sé­rieux , que cette heure de la journée, tranquille et recueillie, emplissait d'un immense charme. Soudain, au bord de la route que nous suivions, à mi-chemin de la vallée et du plateau, le prêtre aperçut un soldat, étendu sur la terre, qui respirait encore, mais dont le visage portait toutes les traces de la mort. Il me confia sa mule, mit pied à terre et courut vers cet agonisant. Je le vis se mettre à genoux, appuyer contre sa poitrine la tête alour­die du mourant, et ouvrir la bouche pour prononcer des paroles que je ne pouvais entendre. Au bout de quel­ques instants, il revint vers moi, et, apercevant une bande de soldats sur la route, il les appela pour trans­porter l'homme qu'il venait de tenir dans ses bras. Cet homme n'était déjà plus qu'un cadavre.

Nous avions repris notre course, et l'aumônier chemi­nait à mes côtés sans parler. Sortant du silence tout à coup : «Savez-vous, s'écria-t-il, ce que m'a dit ce pauvre homme, dont j'ai reçu le dernier soupir? Il m'a dit : « Le choléra m'a pris il y a deux heures, je suis tombé à cet endroit où me voici. Au moment même où je vous ai aperçu, je priais Dieu avec ferveur pour qu'il fît passer auprès de moi un prêtre. » Le prêtre était passé.

De Molaines.

Veillez donc et priez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure. Voilà un pauvre homme qui avait échappé à bien des dangers, qui avait vu passer bien des balles près de lui, sans en être atteint ; et tout à coup la maladie le prend, il se sent frappé à mort, du fond de son coeur il jette un cri vers Dieu, et il est exaucé.

UN RAYON DE SOLEIL.

Riches, ne dites pas, quand vous faites l'aumône : « J'ai fait beaucoup de bien. » Non, vous vous abusez; Notre Père là-haut rend tout ce que l'on donne, Mais c'est en faisant trop que nous ferons assez.

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Nous partîmes un soir pour un pèlerinage,

Plus haut que loin (c'était au sixième étage),

Non pas dans un palais, mais sous ces toits pourris

Où le pauvre et l'oiseau vont seuls faire leurs nids,

Où tous les flagellés de l'existence humaine

Vont suer sang et eau pour mourir à la peine,

Où tombent rarement quelques pâles rayons:

Le soleil n'aime pas sourire à des haillons.

Nous entrâmes,... c'était vers la fin de décembre,

Dans un trou, pour ne pas l'appeler une chambre.

Une femme était là, qui cousait... C'était tout,

Mais c'était beaucoup trop... Un jeune enfant debout

Nous regarda venir : sur elle, la misère

Dans sa difformité se montrait tout entière;

Pourtant elle était belle, avec son grand oeil noir,

Qui devait tant pleurer du matin jusqu'au soir.

Le sort l'avait formée à grands coups de férule.

A cet aspect souvent on s'effraye, on recule,

Redoutant le contact de sales vêtements,

De sordides lambeaux, abjects et repoussants;

Mais non, rien de cela : sous cette rude écorce

On sentait battre un coeur assuré de sa force ;

Et je tendis la main, en retenant mes pleurs,

A ce jeune bouton qui n'aura point de fleurs.

Lors, tâchant de sourire, elle tendit la sienne;

Un rayon de soleil traversa la persienne :

L'enfant me regarda; puis, tombant à genoux :

« Tiens, maman, le bon Dieu qui pense encore à nous! »

Un sourire éclaira ces pauvres hirondelles,

Et j'en pleurai de joie. Amis, priez pour elles!

J. R.

LES QUATRE HOTES DE LA MÈRE ROSE. 

CONTE FANTASTIQUE.   

C'était au mois de dé­cembre, aux approches de Noël. Il faisait grand froid. Un bûcheron, qui demeu­rait sur la lisière de la forêt, y envoya son fils chercher du bois. Le che­min était long et glissant. Beaucoup de sentiers se croisaient dans les taillis. L'en­fant s'égara. La nuit venait et son coeur se serrait. Tout à coup il vit poindre au loin une petite lumière. Il marcha de ce côté; la lumière paraissait et disparaissait cachée par le tronc d'un chêne ou par les branches d'un peu­plier. Enfin, il aperçut une grande masse noire : c'était un rocher. Une lueur rouge filtrait entre les ronces et les pierres qui bouchaient l'entrée d'une caverne. Michel n'était pas poltron; pourtant, avant de pénétrer dans cette étrange maison, il eût voulu savoir qui l'habitait. Il s'approcha tout doucement et regarda. Une femme était assise devant un feu, qu'elle ranimait en y jetant des broussailles; la flamme s'éleva et éclaira l'intérieur de la caverne, qui était très-profonde. On y voyait de grandes outres de peau; les unes, gonflées comme des ballons, touchaient à la voûte; d'autres pendaient, flasques et détendues. Ce n'était pas bien effrayant; puis une femme ne fait pas peur à un enfant. Michel se rappela sa mère, qui avait toujours eu pour lui de bonnes paroles et de tendres caresses. Il écarta résolument les ronces et les pierres. Au bruit, la femme se retourna. Elle avait le plus singulier visage du monde; on n'y pouvait distinguer ni nez, ni bouche, ni yeux, tant tout cela remuait. Un bonnet rond, hérissé de seize pointes, tournoyait sur sa tête comme une girouette. « Qui vient là? demanda-t-elle d'une voix creuse. — C'est moi, répondit Michel un peu tremblant. — Et qui êtes-vous, vous? — Je suis le fils du bûcheron de la forêt : mon père m'a envoyé dans la nouvelle coupe chercher des fagots; je me suis perdu; j'ai vu de la lumière et suis venu droit sur elle. — Eh bien, vous n'êtes pas trop sot, petit Michel. Approchez-vous du feu et chauf­fez-vous.— Tiens, se dit Michel, elle sait mon nom ! Il faut que ce soit une fée: elle ne ressemble à personne, et elle a un si drôle de bonnet! — Si vous avez faim, dit la femme toujours branlant la tête, voilà des châtaignes rôties sous la cendre. C'est tout ce qui me reste; mais je ne man­querai pas de provisions tout à l'heure, quand mes hôtes arriveront. —Ses hôtes! pensa Michel, où les loge-t-elle? Est-ce qu'elle tient auberge? » Il regarda de tous ses yeux, mais il ne put découvrir ni lits, ni chaises, ni commodes :

rien que des outres. « Vous avez bien rencontré quelque­fois mes hôtes. Ce sont des vagabonds qui courent le monde nuit et jour. Quand ils sont trop las, ils viennent se reposer chez la mère Rose. Tenez! je crois qu'en voilà un qui arrive. Ne l'entendez-vous pas? » Michel écouta. Il se faisait un grand bruit dans la forêt. Les arbres se courbaient, les branches cassaient en gémissant, et on entendait un grondement sourd pareil à celui de la mer en fureur.

« C'est une tempête, dit Michel, qui devint tout pâle. — Non, c'est l'ouragan. Vous êtes bien heureux de ne l'avoir pas trouvé sur votre route. » A ce moment la caverne s'ébranla comme si elle allait crouler, une rafale chargée de givre et de neige s'y engouffra, et l'emplit si complète­ment que Michel ne distingua plus rien. « Allons ! dit la maîtresse du logis au nouveau venu, calmons-nous : laisse tes manières brusques à la porte, tu sais que je ne veux pas de tapageurs chez moi. M'apportes-tu au moins quel­que chose de bon? — Une chétive morue salée que j'ai accrochée du bout de mon aile en passant sur la côte de Terre-Neuve. Il fallait voir l'étonnement des pêcheurs qui regardaient leur poisson s'envoler dans les airs ! J'aurais pu en prendre davantage, mais c'eût été trop lourd. J'ai bien assez à faire de pousser les montagnes de glace, et de charrier les gros nuages pleins de neige. » Le brouil­lard s'était dissipé ; le givre était tombé à terre où il avait semé une poussière d'argent, et devant la cheminée se tenait un être bizarre. Il avait le visage d'un homme ; tout son corps était enveloppé d'immenses ailes blanches, et sur sa tête il portait une couronne d'aigrettes plus scintillantes que le diamant, « Pendant que je vais apprêter le souper, et en attendant que tes frères arrivent, dit la mère Rose, sois gentil, et montre à ce petit, qui a eu con­fiance en moi, les pays d'où tu viens. — Il ne les trouvera pas bien gais, répondit le voyageur ; mais puisque c'est votre bon plaisir, mère Rose, que nous montrions ce soir la lanterne magique à ce bambin pour la fête de Noël, qu'il soit fait comme vous voulez. » Jugez de la joie de Michel qui ne connaissait la lanterne magique que de nom, mais qui en avait entendu raconter des merveilles. « Attention ! » lui cria l'homme-oiseau.

Une paroi de la caverne était devenue lumineuse, et sur ce fond se dessinait une mer encore plus écla­tante, toute semée de montagnes de glace, si hautes que leurs sommets semblaient percer les nues, pendant que leurs bases s'enfonçaient à plusieurs centaines de mè­tres sous l'eau. Les unes ressemblaient à des châteaux forts, avec leurs tours et leurs créneaux ; d'autres à des églises, avec des cloîtres percés à jour. Une profonde crevasse s'ouvrait au-dessous d'une voûte transparente comme du cristal : on eût cru voir le palais de verre où était enfermée la belle fiancée du prince Désir. Seulement, au lieu de princesse il y avait des ours blancs dans cette tanière de glace. Ils y habitaient en famille. Une mère ourse, assise sur ses pattes de derrière, débarbouillait, avec un glaçon en guise de savon, un petit ourson qui faisait une si drôle de grimace, que Michel éclata de rire. Plus loin des phoques s'exerçaient à gravir un cône de neige qui avait la forme d'un gigantesque pain de sucre. Ils glissaient et retombaient dans la mer en faisant la cabriole ; de gros oiseaux, qu'on appelle des pingouins, dressés sur leur queue, assistaient à cette gymnastique : à leur plumage noir, à leur air grave, on eût dit des juges chargés de distribuer des prix aux plus agiles. Michel écarquillait de grands yeux et ne se lassait pas de con­templer tant de choses nouvelles, lorsqu'il aperçut un petit point noir qui glissait à travers ces énormes masses, au risque d'être écrasé par elles ; il avançait sous ces voûtes minces, d'où pendaient des chandelles de glace longues de vingt mètres. De temps en temps on entendait un sourd craquement : moitié de la voûte s'effondrait avec un bruit épouvantable et tombait dans la mer en faisant jaillir un nuage d'écume qui obscurcissait l'air. Au bout d'un moment, le point noir reparut, avançant toujours, et Michel, qui avait vu des barques sur la rivière, reconnut un vaisseau. Des hommes allaient et venaient à bord, carguant les voiles ou les déployant selon les points d'où soufflait le vent; mais ils avaient beau faire, autour d'eux se formaient d'infranchissables barrières. Bientôt il n'y eut plus qu'un vaste champ de glace, où le vaisseau im­mobile demeura rivé. Alors un beau jeune homme en descendit ; cinq matelots le suivirent. Ils allaient à la re­cherche d'un brave marin, qui, bien des années aupara­vant, avait fait voile aussi vers le pôle Nord, et n'était jamais revenu en Angleterre d'où il était parti. Cette fois, un courageux Français risquait sa vie pour rendre à une femme désolée son mari, pour retrouver l'An­glais perdu, ou du moins des traces de son passage. Il marchait résolument à la tête de ses compagnons, lorsque, enveloppé par une tempête de neige, il sentit le glaçon qui le soutenait craquer et se détacher de la niasse. La tourmente le prit et l'emporta! Michel le vit agiter son mouchoir en signe d'adieu : tout haletant, l'enfant s'écria : « Sera-t-il sauvé? où va-t-il ? — Il va au port suprême vers lequel nous marchons tous, dit la mère Rose, mais peu y arrivent par une route aussi glorieuse que celle qu'a prise le lieutenant Bellot. » Michel effrayé avait fermé les yeux : quand il les rou­vrit, la mer de glace, les montagnes, le vaisseau, tout avait disparu. Sur un ciel resplendissant on voyait jaillir des fusées de lumières vertes, roses, bleues, qui se dé­ployaient en un vaste éventail dont les lames vibrantes prenaient toutes les couleurs de l'arc-en-ciel : le plus brillant feu d'artifice pâlirait près de ces jets lumineux.

« Oh ! que c'est beau, que c'est beau ! s'écria Michel. Cela ne ressemble ni au soleil, ni à la lune. Qu'est-ce donc?

—       Sur la terre, dit l'homme-oiseau, on appelle ces feux une aurore boréale. Mieux informé, je puis te dire que ce ne sont que les pâles rayons de la lumière qui s'é­chappe des portes du ciel, quand je vais recevoir les ordres du souverain maître dont je ne suis que l'aveugle instrument.

—       Je vous remercie de m'avoir montré tant de choses curieuses, mon... monsieur, balbutia Michel tout ébloui.

—       Je ne m'appelle pas Monsieur. Autrefois, les Grecs me nommaient Borée ou Aquilon ; aujourd'hui on m'ap­pelle tout simplement, Vent du Nord. »  

Michel s'était assoupi : il s'éveilla en sursaut au bruit d'un grand battement d'ailes. Vent du Nord n'était plus là. Enfermé dans une des plus vastes outres, il se ba­lançait au fond de la caverne, en bourdonnant un chant comme un enfant qui s'endort dans son berceau ; mais la chanson de Vent du Nord, était aussi assourdissante que le bourdon de Notre-Dame, et son berceau encore plus grand et plus gros que le ballon captif qu'on voyait l'été dernier s'élever au-dessus de Paris. Un nouveau venu avait pris place près du foyer. Il ne ressemblait point à son frère, quoiqu'il y eût entre eux un air de famille. Au lieu d'être blanches comme de la neige, ses ailes étaient d'un bleu d'azur, et il portait sur la tête un petit chapeau pointu dont les bords retroussés se terminaient par quatre cornes garnies de clochettes qui rendaient un son argentin. Il avait le teint jaune, les yeux petits, longs et relevés au coin, la bouche grande, le nez camard, et tout cela faisait une si drôle de figure, qu'on ne pouvait la regarder sans rire.

« A ton tour d'amuser ce petit, pendant que je vais faire le thé, dit la mère Rose. Mais tâche d'être plus ré­jouissant que ton frère, qui ne nous a montré que des glaces et des neiges.

—       Vous oubliez le beau feu d'artifice de la fin, reprit Michel.

—       C'est vrai ; mais à présent il faut nous faire voir des pays habités par les hommes et non par des ours et des phoques.

—       Vous serez servie à souhait, mère Rose. »

Aussitôt la silhouette du chapeau pointu se dessina sur le mur de la caverne et grandit rapidement, tandis que des chapeaux de même forme, mais de différentes gran­deurs, s'étageaient au-dessus : cela montait toujours , et devint une immense pyramide de petits kiosques superpo­sés les uns aux autres. Du haut de ce singulier édifice on découvrait des rivières, des campagnes, des villes où fourmillaient des milliers d'habitants ; il y en avait à bord des grands bateaux pareils à des maisons flottantes qui couvraient les fleuves. Il y en avait dans les rues en si grand nombre qu'une épingle n'eût pu tomber à terre, tant la foule y était pressée. Il y en avait dans les champs, affairés à recueillir les petits grains blancs du riz, le duvet du coton, et les feuilles vertes d'arbustes qui couvraient des lieues de terrain : d'autres faisaient sécher ces feuilles, les roulaient et les enfermaient précieu­sement dans de grandes boîtes noires marquées de ca­ractères d'or. On les entassait ensuite à bord de grands navires. Ce qui amusait le plus Michel, c'était de voir que tous les hommes, et jusqu'aux enfants, avaient le devant de la tête rasé, tandis que par derrière une longue queue de cheveux nattés leur pendait sur le dos. Parmi cette multitude qui se poussait et se coudoyait, il n'y avait pas de femmes. Michel s'en étonnait, lorsqu'il découvrit plu­sieurs dames assises dans un pavillon de jardin, soigneu­sement occupées à déformer les jolis pieds roses de leurs petites filles, en les enfermant dans des espèces d'étuis qui les empêchaient de se développer et de grandir. Quand une de ces mères se leva et essaya de marcher, elle trébucha, et fut tombée sur le nez, si une servante ne l'eût soutenue. On entendait de temps en temps les sons discordants d'un grand timbre de métal sur lequel on frappait avec un marteau, et une procession défilait se rendant à la grande pagode pour y adorer l'idole Bouddha.

« J'ai vu déjà une grande maison pareille à celle-ci, dit Michel, un jour que je suis allé au château. Elle était peinte en or sur un paravent, et le petit bourgeois m'a dit que c'était une pagode chinoise.

— En effet, reprit la mère Rose, il y a là-dedans toutes sortes de vilaines figures grimaçantes qu'adorent ces pau­vres païens qui ne connaissent pas le vrai Dieu. Mais re­garde de ce côté. » Michel regarda et vit une chapelle qui lui rappela l'église de son village ; tout auprès était une grande salle remplie d'enfants. Des prêtres français en apportaient de tout petits qu'ils avaient ramassés sur la margelle du Puits aux enfants, ainsi nommé parce que les parents y jettent ceux qu'ils ne peuvent pas nourrir : seu­lement les mères n'ont pas le barbare courage de noyer les pauvres petits, et les déposent sur le bord. C'est là que les missionnaires les ramassent. Ils en prennent soin, les baptisent, les élèvent et les instruisent. En récompense ils sont souvent arrêtés et mis à mort. A ce moment-là même on en menait plusieurs au supplice. Leur visage était rayonnant et ils marchaient d'un pas ferme vers le bourreau qui allait leur trancher la tête.

« Je ne veux pas les voir mourir, » s'écria Michel, et il ferma les yeux. Quand il les rouvrit la scène avait changé: des troupes débarquaient devant Pékin ; les canons tiraient; les Chinois fuyaient dans toutes les directions. Michel, qui avait joué aux soldats, battit des mains. Un grand nuage de poussière enveloppa les combattants : tout disparut. La caverne redevint sombre, et une voix souffla à l'oreille de Michel : « Adieu! je m'en retourne d'où je suis venu, car voilà l'heure où je dois écarter les nuages qui voilent le soleil à son lever.

—       Dites-moi au moins votre nom? demanda Michel.

—       On m'appelle Vent d'Est ou d'Orient. »

Orient venait de s'envoler, lorsqu'un troisième hôte arriva à tire-d'aile. Son plumage n'était ni blanc, ni bleu, comme celui de ses frères, mais d'un beau vert d'eau, brillante de poudre d'or. Il avait sur la tête une guirlande de plantes marines finement découpées, auxquelles pen­daient des gouttelettes pareilles aux gouttes de rosée qu'on voit le matin sur les herbes. Son visage était beau, mais aussi mobile que celui de la mère Rose. Il changeait de couleur vingt fois en une minute. « Tu es bien en retard ce soir, dit l'hôtesse. — C'est qu'on ne vient pas en un clin d'oeil de l'endroit où se couche le soleil, quand il faut traverser cinq à six mille lieues de mer. Puis, j'ai eu de la besogne en route. Il m'a fallu rassembler et remettre sur la bonne voie des centaines de vaisseaux que mes ter­ribles frères avaient dispersés et pourchassés. J'ai, d'un vigoureux coup d'aile, poussé un bateau sauveteur au secours de malheureux naufragés, qui allaient périr ; enfin, j'ai recueilli sur le dos d'une vague la dernière parole d'un mourant, et je l'ai portée à sa mère. La pauvre femme dormait et rêvait aux dangers du matelot. Mon souffle avait à peine effleuré son oreille, qu'elle s'est levée toute droite : « Tu m'appelles, mon fils? me voilà! » et son âme est allée rejoindre celle de son enfant.

— N'as-tu pas de moins lugubres histoires à nous conter? dit la mère Rose. — Si bien. J'ai rencontré là-bas, là-bas, de joyeux nègres. D'esclaves devenus libres, ils riaient, chantaient, dansaient; les mères embrassaient leurs petits négrillons, toutes contentes de penser qu'ils ne leur seraient plus enlevés et traînés au marché pour être vendus comme de petits pourceaux. Les pères portaient encore les marques du fouet dont les avaient frappés pendant des années de barbares contremaîtres ; mais ils se conso­laient à l'idée que leurs enfants ne seraient pas maltraités comme eux. Cette joie dilatait le coeur, et j'en oubliais de souffler. J'ai cependant repris ma course et suis arrivé dans un pays où les hommes libres se rendent volontai­rement plus esclaves que les nègres. »

Alors, sur le mur de la caverne, se déroulèrent des plaines sans fin, arrosées de rivières. Ici, des travailleurs, plongés dans l'eau jusqu'à la ceinture, passaient au crible des sables mouillés; ils semblaient exténués de fatigue; les membres glacés et roidis, ils n'en poursuivaient pas moins avec une anxiété fiévreuse leur pénible tâche. Plus loin, d'autres fendaient le roc à grands coups de hache, ou creusaient la terre pour s'y enfouir. Quand ils reparaissaient à la surface, ils étaient hâves, défaits, presque mourants. Ceux qui avaient encore un peu de force se traînaient le long des plaines désertes, accablés sous le poids de lourds fardeaux. Malheur à eux s'ils tombaient, ils étaient aussitôt dépouillés par leurs compagnons; et, laissés nus sur le sol, ils ne tardaient pas à y périr de froid et de faim.

« Quel maître fait donc travailler si durement ces pau­vres gens? demanda Michel. — Le maître le plus dur et le plus impitoyable, répliqua la mère Rose : l'amour de l'or. Ces gens ont quitté leur pays, leurs familles pour aller s'enrichir au loin. Tu vois ce qu'ils ont trouvé : la misère et la mort.

— Le fait est, dit le Vent d'Ouest, que la poussière d'or que j'ai soulevée en passant, et qui s'est attachée à mes ailes, les a rendues si lourdes, que j'ai failli deux fois tomber dans l'Océan; et vous m'obligeriez, mère Rose, de m'en débarrasser au plus vite. »

La mère Rose prit son plumeau, et épousseta si bien le beau plumage vert d'or de son hôte, que le plancher de la caverne en devint tout brillant. Ouest, se sentant plus léger, battit des ailes, s'éleva jusqu'à la voûte, et ayant trouvé une crevasse, il s'échappa avec un long sif­flement.

«Ah! le coureur! dit la mère Rose; le voilà parti sans avoir pris le temps de se reposer. Il aura senti venir son frère aîné, dont l'haleine brûlante le dessèche. Celui-ci ne doit pas être loin.  

Un tourbillon de sable, dispersant les pierres et les ronces qui fermaient l'entrée de la caverne, y pénétra avec une bouffée de chaleur qui semblait sortir d'un four. La mère Rose poussa Michel qui tomba la face contre terre. Il entendit un effrayant bourdonnement pareil au bruit d'un incendie. Quand il osa ouvrir un oeil, il aperçut des ailes couleur de feu surmontées d'un visage rouge comme les nuages du couchant. Michel eut grand peur, mais la mère Rose lui dit tout bas : « Il n'est pas si méchant qu'il en a l'air. Laissons-le souffler un peu, et il s'adoucira.

—       Comment l'appelle-t-on ? demanda Michel tout bas.

—       Oh ! il a plusieurs noms : on l'appelle le Simoun en Afrique. Après qu'il a passé la mer et abordé à Marseille, c'est le Mistral, et lorsqu'il nous arrive calmé , c'est le vent du Sud. — Si c'est là son calme, pensa Michel, comment doit-il être, en colère ? » Cependant le visage était moins empourpré, et le feu des ailes avait pâli.

« Voilà longtemps qu'on ne t'a vu, dit la mère Rose, que deviens-tu donc?

— Je m'affaiblis. On me poursuit jusque dans le dé­sert qui était autrefois mon royaume. On y a creusé des puits, planté des arbres qui arrêtent mon puissant essor.

Les sables même, qu'autrefois je faisais rouler et onduler comme les flots de la mer, me résistent. Je rencontre par­tout une race infatigable et intrépide qui me barre le chemin. Elle a tracé avec le fer une route contre laquelle ma fureur s'est brisée. Elle m'a opposé la vapeur ; j'ai bravement lutté avec celle-ci, et j'ai été vaincu : elle est la plus forte. Enfin, j'avais depuis des siècles comblé et effacé jusqu'à la trace d'un canal commencé par les rois d'Egypte, pour unir la mer Rouge à la Méditerranée; de savants ingénieurs ont repris ce travail gigantesque, et il touche à sa fin. 0 décadence de mon pouvoir ! j'ai vu des machines, mues par la vapeur, soulever des montagnes de terre que mon redoutable souffle n'eût pu ébranler. J'ai vu un nouveau canal s'ouvrir, se prolonger, s'emplir ; j'ai vu un vaisseau le franchir sans mon aide ; j'en ai rougi de honte , et suis accouru me cacher ici.

— Est-ce bien possible ? s'écria mère Rose, je n'y croirais que si je le voyais. — Voyez-le donc, » dit le Simoun furieux.

Au même instant le désert apparut, traversé par un long convoi de voyageurs. Ils se dirigeaient, non plus vers l'isthme, mais vers le canal de Suez, qui se couvrait de barques et de navires.

« A la place des mirages que créait ma fantaisie, reprit le vent du Sud, de véritables eaux, qui mouillent et fé­condent, ont jailli; une ville a surgi du sein des sables fixés, fertilisés par la puissance du génie français. Au lieu des nuées de sauterelles que je lançais sur les champs des Arabes, condamnés à mourir de faim par centaines, des nuées de prêtres viennent donner leur pain aux mourants, recueillir les femmes, sauver les orphelins, et ap­porter à tous secours et instruction. Mon règne est fini. Je n'ai plus rien à faire.

— Non pas, non pas, dit la mère Rose, il te reste à réparer les maux que tu as faits. Les obstacles que tu rencontres, en brisant ta colère, te rendront plus doux ; au lieu de chercher à renverser les arbres nouvellement plantés qui abritent le sol et y entretiennent la fraîcheur, rassemble les nuées et déverse-les sur les campagnes que tu as dévastées ; au lieu de l'irriter contre les efforts cou­rageux des hommes, aide-les : de maudit, tu deviendras béni.

«"Et toi, petit Michel, dit la mère Rose, de tout ce que tu as vu aujourd'hui, retiens ceci : que partout il faut com­battre le mal et faire le bien, coûte que coûte. Si tu suis ce précepte, ta visite chez la Rose des vents te sera grande­ment profitable. »

Comme Michel ouvrait la bouche pour remercier, il se sentit enlever doucement de terre, et, bercé dans l'air, il s'endormit. Lorsqu'il s'éveilla, il était dans son lit; au-dessus de la chaumière, la Rose des vents, redevenue girouette, tournait, en redisant :

Souviens-toi, petit, souviens-toi que chacun en sa sphère Trouve quelque bien à faire, Qu'il soit bûcheron ou roi.

SARA MARTIN, LA MÈRE DES PRISONNIERS. 

SARA Martin était une pauvre ouvrière, sans autre ressource pour vivre que ce qu'elle gagnait en cousant. Elle était petite, plutôt laide que jolie, tran­quille et douce. On disait qu'elle était simple d'esprit, mais qu'elle avait bon coeur. En effet, elle s'empressait de rendre service à tout le monde. Il y avait dans la ville qu'elle habitait une prison, bien noire, bien triste. Ceux qui y étaient renfermés n'avaient pour nourriture que du pain et de l'eau ; on disait : « Ce sont des malfai­teurs : ils ont bien mérité leur punition ; tant pis pour eux. »

Mais Sara, qui était bonne et charitable, les plaignait ; elle pensait souvent : « Parmi les prisonniers, il y en a peut- être qui n'ont pas eu de parents pour les bien élever, et leur donner de bons exemples ; il y en a peut-être aussi qui se repentent de leurs crimes, et qui voudraient bien

devenir meilleurs : mais ils sont avec des gens encore plus méchants qu'eux, qui leur donnent de mauvais conseils, et tâchent de les rendre pires. »

Sara se demandait comment on pourrait aider ceux qui se repentent, et le moyen de rendre bons les plus méchants ? Elle y pensait toujours ; chaque fois qu'elle regardait les petites fenêtres grillées , chaque fois qu'elle passait devant la grande porte si massive et si bien verrouillée, elle priait Dieu pour les prisonniers.

Une nuit, elle rêva qu'elle avait des ailes, et qu'en volant très-haut autour de la grande tour, elle avait pu se glisser à travers les barreaux d'une étroite cellule, et visi­ter un prisonnier. Quand elle fut éveillée, elle se mit à l'ouvrage, et pendant que son aiguille glissait entre ses doigts, elle se disait : « Pourquoi ne pourrais-je pas en­trer dans la prison ? » Sa pensée s'envolait comme un oiseau au-dessus des grands murs, et elle se voyait assise au milieu des assassins et des voleurs. Elle leur parlait ; elle les écoutait; elle leur racontait comment elle aimait le travail, et le plaisir qu'il y avait à être bon. Un jour une de ses voisines fut arrêtée pour avoir cruellement battu son enfant. C'était une femme très-colère, et comme on la menait en prison, le peuple, indigné contre cette mauvaise mère, voulait se jeter sur elle et la tuer. Le lendemain, Sara, qui la connaissait, demanda et obtint du geôlier la permission de la voir.

Elle la trouva au fond d'un cachot, accroupie dans un coin comme une bête fauve. « Que venez-vous faire ici ? lui dit cette furieuse : vous venez sans doute me dire des injures ?

—       Non, lui répondit doucement Sara, je viens de la part de quelqu'un que vous ne refuserez pas d'entendre : il lit dans les coeurs : il voit que vous vous repentez. Voilà ce qu'il m'envoie vous dire, » et elle lut :

« Le Fils de l'homme est venu sauver ce qui était perdu... Si un homme a cent brebis, et qu'une seule vienne à s'é­garer, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes pour aller chercher celle qui s'est égarée ?

« Et s'il arrive qu'il la trouve, je vous dis, en vérité, qu'il a plus de joie de celle-là que des quatre-vingt-dix- neuf qui ne se sont point égarées.

« Je vous dis de même qu'il y aura une grande joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui a fait pénitence. »

La prisonnière, qui avait d'abord fait mine de vouloir se boucher les oreilles, finit par écouter.

« Qui a dit cela? demanda-t-elle au bout d'un mo­ment.

—       Notre-Seigneur Jésus, répliqua Sara, qui s'est fait homme et qui est mort pour racheter nos péchés.

—       Voulez-vous dire que Dieu me pardonnera ?

—       Oui, si vous vous repentez. En vous laissant aller à la colère, vous avez failli tuer votre enfant, et pourtant vous l'aimez. »

La femme sanglotait :

« J'ai bien mérité ma punition, dit-elle. Si on m'avait appris de bonne heure à prier Dieu, je ne serais peut-être pas devenue brutale et méchante.

—       Mais il est encore temps de vous corriger, reprit Sara : si vous parvenez à être douce et bonne en prison, peut-être, à l'expiration de votre peine, vous rendra-t-on votre enfant. Vous avez grandement péché, il faut faire pénitence. »

La malheureuse femme pleurait, baisait les mains de Sara et la remerciait.

De ce jour, la bonne Sara résolut de se dévouer aux prisonniers. Elle venait les voir régulièrement deux fois par semaine; au commencement ils se moquaient d'elle, et tournaient en ridicule ce qu'elle leur disait : mais rien ne la rebutait. Elle raccommodait leur linge, leur apprenait à lire et à écrire, car il y en avait beaucoup qui étaient très- ignorants : elle leur procurait du travail, et se chargeait de vendre les petits objets qu'ils fabriquaient avec des os ou de la paille : l'argent qu'ils gagnaient ainsi, elle l'em­ployait à leur avoir quelques douceurs et à leur faire un petit fonds de secours à leur sortie. Les plus paresseux la sollicitèrent, au bout de peu de jours, pour obtenir de l'occupation. Sa douceur et sa charité faisaient des mira­cles. On voyait de vieilles têtes grises épeler l'alphabet, et des mains qui autrefois avaient honteusement volé s'exer­çaient à tenir une plume, à tresser des chapeaux de paille, à faire des casquettes, à sculpter des couverts en os. Les femmes cousaient des chemises, des layettes, pendant que Sara leur lisait haut l'Evangile. Elle leur prêtait aussi de bons livres. La prison s'était changée en un atelier de travail. Devenue véritablement la mère des prisonniers, plus que celles qui les avaient mis au monde, Sara les ai­mait comme ses enfants. Elle était la confidente de leurs chagrins, de leurs faiblesses, de leur repentir. Elle les sou­tenait et les encourageait dans leurs bonnes résolutions.

Toutes ses journées se passaient au milieu d'eux. Un jour, un inspecteur vint visiter la prison, et, surpris d'un aussi grand changement, il apprit tout ce qu'avait fait Sara. Il demanda et obtint de la ville pour elle une pension de trois cents francs, car elle n'avait plus le temps de travail­ler à l'aiguille. Elle n'en jouit que pendant deux ans, et mourut le 15 octobre 1843.

Je vous laisse à penser si les prisonniers la regret­tèrent. Vous voyez, mes chers enfants, que la personne la plus humble d'esprit, la plus pauvre, la plus isolée peut faire beaucoup de bien. Il ne s'agit que de vouloir. Ne vous dites donc pas : « Moi, je ne puis rien pour les autres; je ne suis qu'un enfant. » Vous pouvez beaucoup aussi dans la mesure de vos petites forces. Essayez de vouloir toujours ce qui est bien, et vous verrez les mer­veilles que vous accomplirez.

LES ENFANTS 

Tout ce qui vient de Dieu porte un cachet sublime : Les rayons du soleil, la montagne et l'abîme, L'abeille murmurante et les oiseaux chantants, Les trésors de la terre et ceux des mers fécondes, La brise des forêts et l'haleine des mondes, Les fleurs et les enfants !

Les enfants! qu'ils sont beaux, apportant à la vie, Des cieux qu'ils ont quittés, un parfum de patrie ! Dans ces coeurs frais et purs, pleins de songes riants, Dieu semble avoir laissé quelque sainte promesse, Tant on lit de bonheur, d'espoir et d'allégresse Sur leurs fronts confiants !

Qu'ils sont beaux, les enfants ! l'un, douce et blonde tête, Cygne aux chants à venir, ne veut pour sa conquête Qu'un baiser de sa mère et des hymnes d'amour ; L'autre, déjà plus fort, plein de sa jeune audace, Appelle les périls, et la lutte, et l'espace : 11 doit être aigle un jour !

Et Dieu les fit ainsi, semant parmi les âmes Comme dans la nature et parfums et dictâmes Depuis l'humble fleurette émaillant le sentier, jusqu'au cèdre géant dont plus rare est le nombre ; Et chacun a sa tâche, au grand jour ou dans l'ombre, Brin d'herbe ou chêne altier.

Mais pour la bien remplir, Dieu marque à tout sa place : Au cèdre la montagne où le vent du ciel passe, Au brin d'herbe la plaine où le sol est plus doux. Suivons la voix divine, et, penchés vers l'enfance, Cherchons bien quel trésor d'art ou d'intelligence Chacun apporte à tous.

De chaque âme cherchons quelle est la destinée, Et disons au Seigneur : « Toi qui nous l'as donnée, Quelle est sa mission et son but ici-bas? Que doit-elle répandre ? harmonie ou lumière ? » Et du doigt le Seigneur montrera la carrière Pour y guider nos pas.

L. C.

Tout ce qui vient de Dieu porte un cachet sublime : Les rayons du soleil, la montagne et l'abîme, L'abeille murmurante et les oiseaux chantants, Les trésors de la terre et ceux des mers fécondes, La brise des forêts et l'haleine des mondes, Les fleurs et les enfants !

Les enfants ! qu'ils sont beaux, apportant à la vie, Des cieux qu'ils ont quittés, un parfum de patrie ! Dans ces coeurs frais et purs, pleins de songes riants, Dieu semble avoir laissé quelque sainte promesse, Tant on lit de bonheur, d'espoir et d'allégresse Sur leurs fronts confiants !

Qu'ils sont beaux, les enfants ! l'un, douce et blonde tête, Cygne aux chants à venir, ne veut pour sa conquête Qu'un baiser de sa mère et des hymnes d'amour ; L'autre, déjà plus fort, plein de sa jeune audace, Appelle les périls, et la lutte, et l'espace : Il doit être aigle un jour !

Et Dieu les fit ainsi, semant parmi les âmes Comme dans la nature et parfums et dictâmes \ Depuis l'humble fleurette émaillant le sentier,

1. Plante aromatique.

jusqu'au cèdre géant dont plus rare est le nombre ; Et chacun a sa tâche, au grand jour ou dans l'ombre, Brin d'herbe ou chêne altier.

Mais pour la bien remplir, Dieu marque à tout sa place : Au cèdre la montagne où le vent du ciel passe, Au brin d'herbe la plaine où le sol est plus doux. Suivons la voix divine, et, penchés vers l'enfance, Cherchons bien quel trésor d'art ou d'intelligence Chacun apporte à tous.

De chaque âme cherchons quelle est la destinée, Et disons au Seigneur : « Toi qui nous l'as donnée, Quelle est sa mission et son but ici-bas ? Que doit-elle répandre ? harmonie ou lumière ? » Et du doigt le Seigneur montrera la carrière Pour y guider nos pas.

L. C.

L'ADIEU. 

La Tirelire s'est vidée. Puissiez-vous, chers enfants, avoir trouvé autant de plaisir à lire son contenu que la grand'mère en a pris à le réunir pour vous. Pendant ce travail, il lui semblait voir autour d'elle vos aimables et riants visages, qui lui apportaient comme un regain de jeunesse. Aujourd'hui, il faut nous dire Adieu, mot plein de regrets et d'espérance, car, en quittant ceux que l'on aime, c'est à Dieu qu'on les remet.