Carmel

Blanche de Savenay

Blanche de Savenay

PAR Mlle L. B.

7e ÉDITION

TOURS : A. M A M E ET FILS, ÉDITEURS, 1865

CHAPITRE I

Vous pleurez... mais votre tristesse se changera en joie.

SA NAISSANCE

C'était le jour de l'Annonciation. Une femme que les chagrins semblaient avoir flétrie plus encore que les années, répétait auprès d'un berceau une prière d'action de grâces. Bientôt elle laissa couler de douces larmes, déposa un baiser sur le front de son enfant endormi, et bénit de nouveau le Sei­gneur.

A quelques pas d'elle, un homme dont le regard était empreint d'une mélancolie pro­fonde contemplait ce tableau. D'amères pen­sées paraissaient occuper son esprit; sa physionomie révélait le trouble, l'inquiétude, la douleur, et il semblait que mille sentiments contraires se livrassent au fond de son âme un pénible combat.

Enfin, comme s'il était honteux de lui-même, il tomba à genoux devant un cru­cifix. Son front s'éclaircit ; le sourire se joua sur ses lèvres : la foi venait de remporter un triomphe sur la nature.

« Grondez-moi bien fort, ma chère Adrienne, dit-il à l'heureuse mère; car je suis toujours le même : un bonheur n'est à mes yeux que le précurseur d'une douleur nouvelle.

— Embrassez votre fille, mon cher Georges, et vous sentirez que Dieu vous gar­dait dans les trésors de sa miséricorde de puissantes consolations et des joies inef­fables. »

Docile au conseil de sa douce compagne, le bon père embrassa son enfant, et sous le charme de cette délicieuse caresse il sentit l'amertume s'éloigner de son coeur.

Orphelin dès l'enfance, M. de Savenay avait reçu de ses parents un nom sans tache et entouré des plus beaux souvenirs. Un frère de sa mère l'avait recueilli quand il n'avait de ressources que dans la pitié des âmes généreuses, et, touché de son mal­heur, il lui destinait sa fortune : c'était là tout l'avenir du jeune enfant.

Georges avait embrassé et parcouru avec honneur la carrière des armes. Mis à la re­traite par suite de ses blessures, une place honorable lui avait été confiée ; il la rem­plissait dignement, et son mariage avec la plus vertueuse des femmes semblait lui as­surer des jours exempts de trouble et de malheurs.

Tandis qu'il rêvait un avenir plein de charmes, une trame horrible, habilement ourdie, renversa toutes ses espérances. Il fut accusé d'avoir trahi les secrets de l'État; les prétendues preuves étaient là. Il protesta vainement de son innocence, la calomnie triompha, et il fallut tout le crédit de son oncle pour qu'il ne fût pas atteint par une flétrissure publique. Cet oncle mourut bien­tôt sans avoir voulu entendre la justification de son neveu, et laissant tous ses biens à une parente qui jusqu'alors n'avait guère été pour lui qu'une étrangère.

M. de Savenay était venu cacher ses douleurs non loin du lieu qui l'avait vu naître. Là sa dernière consolation lui fut enlevée. Les enfants que Dieu lui avait donnés mou­rurent tous en bas âge. Alors une tristesse profonde s'empara de son âme ; rien ne pouvait le distraire de son chagrin, et les soins et la tendresse de sa femme n'obte­naient de lui que de profonds soupirs ou de froides paroles.

La foi, si vive dans les coeurs bretons, ne jetait plus que de mourantes lueurs dans ce­lui de M. de Savenay : c'était la première fois depuis bien des années que ses lèvres avaient murmuré une prière.

Pieuse et résignée, Mme de Savenay de­meurait forte sous les coups du malheur. Elle pleurait souvent; elle se demandait pourquoi tant d'amertumes venaient fondre sur elle et sur tout ce qu'elle aimait ; puis aussitôt elle s'humiliait sous la main de Dieu, et chaque nouvelle douleur lui deve­nait l'occasion d'un sacrifice.

Pénétrée de ses devoirs d'épouse, elle aimait tendrement son mari, et respectait jusqu'à ses faiblesses. Adoucir ses chagrins, prévenir ses désirs, soulager ses souffrances, entretenir autour de lui, par une économie sévère et des privations personnelles, une apparence de bien-être qui souvent le trom­pait sur leur position véritable, tel était le but continuel de Mmede Savenay, son étude de tous les moments, sa vie de toutes les heures.

Devenue mère pour la cinquième fois, elle vit dans l'enfant dont se parait l'automne de sa vie une bénédiction céleste, un gage de paix et de joie pour sa maison. L'avenir lui apparut riant et beau. Le sourire de l'enfant n'écarte-t-il pas du coeur de la mère les dou­loureux souvenirs du passé ou les tristes prévisions de l'avenir ?

La douce influence des sentiments de Mme de Savenay se fit heureusement sentir au coeur ulcéré de son époux. Les accès de mélancolie de celui-ci devinrent moins fré­quents et moins longs. Renonçant à la soli­tude obstinée qu'il recherchait jusqu'alors, il ne se trouvait bien qu'auprès du berceau de l'enfant. Sa femme cherchait-elle à le dis­traire par quelque lecture, il écoutait d'abord par complaisance, s'intéressait par degrés, souriait même quelquefois, et communiquait bientôt à Mme de Savenay les réflexions que faisaient naître dans son esprit les pensées de l'auteur. L'heureuse mère, attribuant avec raison ce changement miraculeux à la naissance de sa fille, aimait chaque jour da­vantage l'ange par lequel il s'était accompli.

L'oeuvre de miséricorde se perfectionna à mesure que Blanche grandit. Chaque soir et chaque matin, M. de Savenay priait avec elle. Comme elle, il écoutait les sublimes le­çons de la foi, et plus il voyait le coeur inno­cent de sa fille s'ouvrir à la lumière d'en haut, plus il s'étonnait d'avoir pu douter un moment. Les heures qu'il consacrait à l'é­ducation de cette enfant chérie lui sem­blaient des secondes. La nature, si pleine de charmes aux yeux de Blanche, avait aussi pour lui recouvré tout son éclat; les hommes mêmes, qu'il méprisait, lui inspiraient quelque intérêt depuis que sa fille accordait à tous un affectueux sourire, une parole d'a­mitié, un généreux bienfait. Selon l'espoir de sa mère, Blanche était devenue un gage de bénédiction, de paix et de bonheur.

CHAPITRE II

Honorez votre père et votre mère.

 

L'ÉDUCATION

Grâce aux leçons d'une mère dont la piété était solide et éclairée, l'amour vigilant et affectueux, Blanche ne connut les défauts de l'enfance que pour en triompher. Guidée par d'autres mains, elle fût devenue orgueil­leuse et fière ; son imagination vive se fût passionnée pour tout ce qui l'eût séduite, et la fermeté de son caractère eût facilement dégénéré en obstination ; mais la tendresse maternelle veillait sur l'enfant bien-aimée. Mme de Savenay puisait dans son amour même la force de se montrer sévère, et sou­vent punissait sans pitié l'orgueil et l'obsti­nation. Par des raisonnements simples et tout à fait à la portée de son élève, elle lui faisait sentir ses torts, lui montrait la peine qu'elle en ressentait, et Blanche, touchée de l'afflic­tion qu'elle avait causée à sa mère, répan­dait des larmes abondantes, et promettait de veiller sur elle à l'avenir pour n'attrister ja­mais le coeur qui l'aimait tant.

M. de Savenay n'approuvait pas toujours la sévère vigilance de l'institutrice. Blanche était si jeune ! L'avenir lui gardait peut-être tant de chagrins ! Pourquoi lui rendre amères les premières heures de sa vie ?

« Mon cher Georges, disait Mme de Save­nay, si Blanche a déjà tant de peine à vaincre ses défauts, que serait-ce donc quand ils au­raient grandi avec elle ? Comment en triom­pherait-elle ? Toute la vie d'une femme est dans ce seul mot : abnégation. Chaque ins­tant lui apporte un combat, et comment résisterait-elle si, dès l'âge le plus tendre, elle n'avait appris à se vaincre elle-même ? Que sont les chagrins que causent à Blanche les châtiments que je lui inflige, si vous les comparez aux tourments des passions qui n'ont point été combattues, aux luttes con­tinuelles contre les inclinations mauvaises dont l'habitude nous a faits les esclaves ? »

M. de Savenay tendait la main à sa femme, et lui disait avec affection : « Bonne Adrienne, faites de notre enfant une autre vous-même, et je ne souhaiterai rien de plus pour elle. » Cependant le plus léger nuage s'élevait-il entre l'institutrice et l'élève, on le voyait s'éloigner en toute hâte, tant il redoutait d'être témoin d'une réprimande ou d'un châtiment.

Blanche avait remarqué cette faiblesse, elle résolut d'en profiter. Mme de Savenay s'était plainte souvent de la conduite de sa fille envers la vieille domestique qui compo­sait toute sa maison. Elle voulait que Blanche lui parlât avec cette cordialité que fait naître la pensée des sacrifices qu'ont à s'imposer les serviteurs pour assurer leur existence aux dépens de leur liberté. L'enfant prenait, au contraire, avec elle un ton de hauteur qui déjà lui avait valu de sévères répri­mandes. Sa mère la prit un jour en faute, et la punit avec rigueur. Blanche, tout en larmes, courut à M. de Savenay, et lui ra­conta son chagrin.

« J,'approuve tout ce que fait votre mère, dit froidement M. de Savenay. Si je ressens quelque peine quand elle punit, c'est parce que je crains que vous ne l'aimiez bien peu, puisque vous l'obligez à se montrer sé­vère. »

Blanche rougit. Elle avait espéré un autre accueil.

« Qu'avez-vous fait encore aujourd'hui ? continua M. de Savenay avec la même froi­deur.

—  J'ai parlé durement à la vieille Renée, balbutia Blanche... Oh ! seulement un peu..., très-peu. »

M. de Savenay prit sa fille par la main, et la fit descendre à la cuisine. « Renée, dit-i1   en y entrant, que vous a dit Mademoiselle ?

—  Rien, monsieur Georges, rien, répondit la bonne Renée, c'est moi qui ne suis pas venue assez tôt.

—  Ne me trompez pas, Renée, je veux tout savoir.

—Mon père, s'écria Blanche, j'avais sonné deux fois, et comme on ne venait pas, je suis

accourue, et j'ai dit que... que quand on n'a­vait plus de jambes pour servir, on... de­vait céder la place à d'autres.

— Vous m'affligez, mon enfant, dit M. de Savenay : Renée m'a nourri de son lait, ses forces se sont usées à mon service, à celui de ma famille ; elle a un droit sacré à vos égards. Suppliez-la d'oublier votre conduite, et de vous recevoir pendant trois jours à sa table. Pendant ce temps vous lui témoigne­rez toute la déférence que vous devez à son âge; et dorénavant, je l'espère, elle n'aura plus à se plaindre de vous. »

Blanche fit les plus touchantes excuses à la bonne nourrice, qui l'embrassa en pleu­rant. Malgré les prières de Renée, M. de Sa­venay voulut que sa fille subît l'épreuve qu'il lui avait imposée. L'enfant obéit de bonne grâce, et depuis lors sa bonté envers ses inférieurs ne se démentit plus. Jamais non plus elle n'eut la pensée de se plaindre à son père, et Mme de Savenay bénit Dieu de ce qu'à l'avenir elle n'aurait plus à redouter pour sa fille la faiblesse de son mari.

Cet heureux accord produisit, en effet, le plus grand bien sur la jeune fille. Les paroles de son père : « Si j'éprouve quelque peine quand votre mère vous punit, c'est parce que je crains que vous ne l'aimiez bien peu, puisque vous l'obligez à se mon­trer sévère; » ces paroles revenaient sans cesse à son esprit, et en éloignaient bientôt jusqu'à la pensée d'une faute nouvelle.

Le moment le plus solennel de la vie approchait pour Blanche. Instruite à fond des vérités de la religion, elle sentait une joie mêlée de crainte à la pensée de ce beau jour d'une première communion, où l'âme d'une pauvre enfant devient le tabernacle du Saint des saints. Elle appelait de tous ses voeux le Dieu bon que sa mère lui avait appris à aimer; mais elle tremblait à la pensée de son indignité en présence de ce souverain Seigneur, si grand, si puissant et si saint ! Le guide de sa conscience devait la rassurer et l'exciter à la confiance : tant sa crainte était grande, tant était profond le sentiment de sa misère ! Plus l'instant ap­prochait, plus elle redoublait de vigilance et de ferveur. Ses parents n'avaient plus à lui faire de notables reproches, et si quelques fautes légères lui échappaient encore, du moins était-elle au nombre de ces âmes pleines de bonne volonté auxquelles les anges du ciel promirent la paix au jour de la naissance du Sauveur.

Heureuse l'enfant qui se dispose ainsi à l'action la plus grande et la plus sainte de sa vie ! Elle est l'objet des complaissances du Seigneur; il prépare pour elle ses dons les plus riches, ses grâces les plus pré­cieuses. C'est pour elle que le prophète a prononcé ces paroles : « Dites à la fille de Sion : Voici votre Roi qui vient à vous plein de douceur. » C'est à elle que Jésus, si pro­digue de bienfaits au jour à jamais béni de la première communion, dit avec tant d'a­mour : « Demandez, et vous recevrez. »

Blanche demanda, et sa prière fut exau­cée. Vaincu par la puissance d'une religion qui inspire de si belles vertus, même à l'en­fance, M. de Savenay redevint chrétien : il rougit d'avoir sur lui-même moins d'empire que n'en avait eu sur elle une faible enfant, et promit au Dieu de ses pères de rentrer dans la voie étroite de ses commandements. Que désormais de nouvelles adversités l'ac­cablent, la religion lui prêtera sa force divine pour les porter en disciple de Jésus-Christ. Que les hommes le trahissent et le calomnient, la foi lui dira : « Pardonne » et en pardonnant il goûtera en Dieu une paix, un bonheur que ses persécuteurs cherche­ront vainement ; car loin de Dieu tout est misère et confusion.

CHAPITRE III

Tout est vanité..., hors aimer Dieu et le servir lui seul.

 

LES RUINES DE SAVENAY

L'habitation de la famille de Savenay était située à l'extrémité d'une des rues les moins fréquentées de la ville ; petite, simple et commode, elle convenait parfaitement à la position humble et modeste de ses proprié­taires. Une ruelle étroite la séparait de l'é­glise paroissiale ; de riantes et fraîches cam­pagnes l'environnaient de toutes parts.

Peu de personnes avaient accès dans cette paisible demeure. Un ancien compagnon

d'armes de M. de Savenay, le comte de Brior, et sa nièce, Mme d'Ormeck, avaient eu longtemps seuls le privilège d'y être ad­mis. Maintenant on y comptait un ami de plus, M. Demay, le vénérable curé de Saint-Gervais, qui, depuis la première commu­nion de Blanche, venait presque tous les soirs apporter au solitaire la joie que la vertu répand toujours autour d'elle.

La vie de Blanche n'était pas gaie. Nulle amie de son âge ne partageait ses jeux, ne lui offrait en échange de son affection sa part de douce et folâtre gaieté. Ses seuls compagnons de loisir étaient un joli ca­niche, blanc comme la neige, et des oiseaux habitués à voler vers elle à sa voix. Et pour­tant Blanche était heureuse, parce que son coeur ne souhaitait rien de plus : la maison paternelle était son univers.

Ses jours s'écoulaient dans une douce uniformité. La prière, le travail, l'étude, les soins du ménage ne permettaient pas à l'en­nui d'attrister les heures de la jeune fille. Aussi, quand venait le moment d'une ré­création utile, l'enfant, vive et rieuse, s'é­lançait au jardin, suivie de Fidèle, et tous deux mettaient merveilleusement à profit les instants toujours si vivement désirés.

Souvent aussi Blanche sortait avec sa mère : de longues promenades au lever du soleil, un repas frugal sous le toit hospita­lier d'une métairie ou sous le frais ombrage des chênes, tels étaient les plus doux plai­sirs de Blanche ; et la tendresse de Mme de Savenay multipliait ces matinales excur­sions, source de bonheur et de santé pour sa fille chérie.

Ces riants alentours étaient tous chers au coeur de Blanche : à chacun se rattachait un souvenir. Ici elle avait cueilli un bouquet pour la fête de son père ; là elle avait prêté l'appui de son bras à un aveugle pauvre et sans guide ; au pied de cette croix elle avait partagé les fruits de son déjeuner avec un petit pâtre qui dévorait un morceau de pain noir. Souvent elle était venue à cette cha­pelle prier Marie de lui obtenir la grâce d'une sainte première communion. Dans le creux de cet arbre elle avait trouvé un nid abandonné, et la Providence, qui prend soin des oiseaux du ciel, l'avait envoyée là pour qu'elle se fit la mère des petits orphelins.

Elle se rappelait tous ces petits événements de sa vie, et ces souvenirs étaient autant de jouissances innocentes comme elle.

Mais un attrait qu'elle ne pouvait s'expli­quer ramenait toujours Blanche à la mare de Savenay. C'était ainsi qu'on appelait un bel étang bordé de vieux saules creusés par le temps; une mousse épaisse en couvrait les tortueuses racines, et formait des sièges moelleux, sur lesquels Blanche aimait à s'asseoir. Elle connaissait tous les sentiers qui conduisaient à ce lieu favori, et elle y revenait à chaque promenade, sans avoir même songé à y porter ses pas.

Un jour, cependant, elle aperçut une route étroite que d'épais buissons avaient jusque-là dérobée à ses regards. Aussi heureuse que le hardi navigateur qui découvre une plage inconnue, elle accourt près de sa mère, et la prie de lui faire visiter ce lieu qu'elle ne connaît pas. Mme de Savenay se lève, Blanche la prend par la main, et lui in­dique le chemin qu'elle brûle de parcourir.

« Non, non, s'écrie involontairement Mme de Savenay, nous n'irons point là. »

Blanche, étonnée, regarde sa mère, dont le visage se couvre d'une pâleur mortelle. Elle s'inquiète de l'espèce d'abattement qui a succédé à ce premier mouvement, s'as­sied auprès de Mme de Savenay, et lui de­mande avec tendresse la cause de cette vio­lente émotion.

« J'ai été bien faible, mon enfant, dit Mme de Savenay en s'efforçant de sourire, mais il est des souvenirs trop déchirants pour le coeur d'une mère. Je me sens mieux, Dieu m'a rendu un peu de force, nous al­lons rentrer, et demain nous reviendrons ici. »

Blanche suit sa mère ; mais que de pen­sées s'élèvent dans son esprit ! Un moment elle est près de croire à ces légendes bre­tonnes dont Renée a bercé son enfance, et les farfadets, autrefois si puissants, se dressent devant elle et l'effraient de leurs mille formes bizarres. Mais aussitôt, son­geant à la force d'âme de Mme de Savenay, elle rougit d'avoir pu la croire capable d'une telle pusillanimité. Plus tranquille sur l'état de sa mère, elle attend impatiemment le lendemain et l'explication qui doit satisfaire sa curiosité.

Peut-être s'éveilla-t-elle plus tôt que de coutume, car dès quatre heures du matin elle était prête à sortir. Sa mère se fit peu attendre, et, silencieuses toutes deux, elles prirent la route de la mare. Après avoir suivi quelque temps les sinuosités de l'é­troit chemin, les deux dames arrivèrent à une petite place entourée de hauts genêts. Là gisaient parmi les bruyères quelques ruines et quelques pierres brisées. Mme de Savenay en montre une à Blanche. Elle se penche, voit une inscription à demi effacée, et lit ces mots :

« A la mémoire de haut et puissant seigneur, noble homme Paul de Savenay, « mort à..., lieutenant général des armées du roy, seigneur de..., chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, grand'croix de..., le X juin M....IV. De profundis. »

« Vois, ma Blanche, dit Mme de Savenay, cette pierre couvrait le corps d'un de tes aïeux. Ces ruines sont celles de la chapelle où fut baptisé ton père. »

Blanche tombe à genoux, sa mère fait comme elle, et toutes deux murmurent la prière des morts.

Mme de Savenay se relève la première, et frappe doucement sur l'épaule de sa fille, en lui faisant signe du regard de quitter ce lieu où elle vient d'apprendre ce qu'elle avait ignoré jusqu'alors, l'ancienne éléva­tion de sa famille. Les deux dames sortirent des ruines, et, parvenues à une clairière de bois, elles découvrirent une grande mai­son carrée ; chaque façade était percée de nombreuses fenêtres ; une fumée noire et épaisse s'échappait des hautes cheminées de brique.

« Ici, mon enfant, dit Mme de Savenay, s'élevait autrefois le château de tes ancêtres.

—  Là, dit Blanche, où est maintenant la filature? »

Un signe affirmatif fut la seule réponse de Mme de Savenay.

« Et moi qui vous conduisais chaque jour à la mare ! s'écria douloureusement la pauvre enfant ; combien j'ai dû vous faire souffrir !

—  Les biens et les grandeurs de ce monde ne méritent pas nos regrets, mon enfant.

Quand je m'unis à ton père, il ne possédait déjà plus que son nom. Cette maison s'est élevée sur les ruines de l'antique demeure qui avait résisté à tant de siècles ; et quelque jour peut-être les enfants de ceux qui l'ha­bitent chercheront aussi la place qu'elle occupait, sans que rien leur en puisse ap­prendre la destinée.

—  Et vous ne regrettez pas, maman, ce beau château où nous aurions pu vivre ?

—  J'ai eu quelquefois la faiblesse de le regretter pour toi, ma fille ; et cependant l'enfance de ton père y a été frappée des coups les plus accablants.

—  Maman, je vous en supplie, faites-moi connaître tous ces malheurs.

—  Hélas ! ma chère enfant, c'est l'histoire du néant des choses de la terre.

« Ton aïeul soutenait à la cour l'éclat du nom de ses pères; mais chaque jour voyait s'amoindrir la fortune qu'ils lui avaient transmise, quand tout à coup éclata l'orage politique qui depuis longtemps menaçait la France. M. de Savenay, revenu au sein de sa famille, prit bientôt les armes pour son prince ; il prouva sa fidélité par des sacri­fices de tous genres et par des prodiges de valeur; mais ses glorieux triomphes lui coû­tèrent les plus amères douleurs. Sa mère, tombée au pouvoir des révolutionnaires, périt sur l'échafaud, en répétant cette prière des enfants de Marie exilés sur la terre : Salve, Regina. Bon fils et chrétien fidèle, M. de Savenay pleura sa mère comme les premiers enfants de l'Église pleuraient leurs martyrs. Hélas! c'était seulement la pre­mière victime.

« Atteint, bientôt après cette première douleur, d'une blessure terrible, M. de Sa­venay vit ses forces trahir son courage ; il fut rapporté au château sans mouvement, presque sans vie. Trois fils qui l'avaient suivi au combat, sa fille, sa femme, éplorés, demandaient à Dieu sa guérison par de ferventes prières. Leurs voeux furent exau­cés ; mais une mort plus affreuse mille fois leur était réservée à tous.

« En effet, peu de jours après M. de Sa­venay parlait déjà d'aller affronter de nou­veaux périls; ses fils, tranquilles sur des jours si chers, se préparaient à le devancer au milieu de ses compagnons d'armes, lorsque dans le silence de la nuit des cris affreux se font entendre. On se lève, on court en toute hâte : une lueur rougeâtre éclaire toutes les parties du vieux manoir. Alors une seule pensée domine tous les esprits, chacun s'élance vers la chambre de M. de Savenay : on veut le sauver ; mais la fuite est impossible, les vieux serviteurs qui se pressent autour de la famille alar­mée déclarent que le château est cerné, et bientôt le tumulte et les cris des bleus ôtent tout espoir de salut ; le feu gagne de toutes parts ; tous les coeurs sont saisis d'effroi.

« Prions, mes enfants, s'écrie M. de Sa­venay.

« — Oh ! prions ! » disent à la fois tous ceux qui l'environnent ; et chacun demande à Dieu miséricorde pour son âme.

« Tout à coup Mme de Savenay jette un cri perçant ; un de ses fils lui manque en ce moment suprême. C'était ton père, son dernier-né, âgé de quatorze ans à peine. Elle s'élance vers la porte ; il faut qu'elle retrouve son fils !... Mais la flamme a en­vahi le corridor, elle se précipite par cette

nouvelle issue, repousse dans la chambre la mère désolée, s'y élance après elle, et dévore en un instant tout ce qu'elle ren­contre d'aliment. Bientôt tous les habitants de Savenay, maîtres et serviteurs, expirent au milieu des souffrances, priant encore et pardonnant.

« Un seul échappa comme par miracle à la fureur des flammes. Yves,le frère de lait de ton père, s'était précipité dans les fossés du château ; certains de leur victoire, les in­cendiaires ne faisaient pas une garde vigi­lante ; il put se soustraire à leurs regards, et dès qu'il eut retrouvé quelques forces, il s'enfuit chez sa mère, la bonne Renée, qui demeurait à quatre kilomètres du château.

« Deux autres fugitifs l'y avaient devancé. Un des serviteurs de M. de Savenay, occupé des préparatifs du départ, s'était aperçu le premier de l'incendie : courir aux chambres de ses jeunes maîtres, éveiller Georges, qu'il y trouva seul, le couvrir à la hâte, et l'en­traîner à sa suite, fut pour le bon serviteur l'affaire d'un moment. Un passage souter­rain dont il connaissait l'issue lui permit de dérober aux regards des soldats le pauvre enfant que le jour suivant trouva orphelin. Le fidèle Éric le remit aux mains de Renée, et retourna au manoir ; mais les bleus avaient découvert le souterrain, ils en gar­daient l'entrée, et le malheureux serviteur rentrait anéanti, quand Yves vint apporter l'affreuse nouvelle du supplice des maîtres qu'il pleurait.

« La chaumière de Renée ne pouvait être longtemps un asile sûr pour l'héritier d'une race proscrite. Fidèles au malheur, les bonnes gens abandonnèrent le sol natal, passèrent en Touraine, et de leurs faibles ressources, du fruit de leur travail, ils nour­rirent le pauvre orphelin. Enfin, un frère de Mme de Savenay vint leur demander l'enfant de leur adoption ; ils le donnèrent en versant bien des larmes, et en lui disant bien bas de revenir s'il n'était pas heureux. Quand nous vînmes nous fixer à Savenay, la bonne Re­née, seule aussi à son tour sur la terre, fut appelée à partager notre sort ; elle ne nous quittera jamais.

— Pauvre père ! combien il a dû souffrir! Et jamais il ne rentrera en possession du do­maine de ses ancêtres ?

Ah ! ma fille, ce château avec toute sa splendeur ne mérite pas nos regrets. J'ai quelquefois béni le Seigneur, qui nous a en­levé tous ces biens ; car cette fortune bril­lante, ce rang si élevé, entraînent tant d'es­clavage et tant de soins, qu'ils exigent parfois le sacrifice des plus pures jouissances du coeur. Ta mère, riche et puissante dame de Savenay, eût peut-être moins aimé sa chère enfant.

— Oh ! merci, mon Dieu, merci mille fois ! s'écria Blanche. Votre miséricorde m'a pri­vée de ces biens pour me donner tout l'a­mour de ma mère. »

En disant ces mots, elle se jeta dans les bras de Mme de Savenay, qui la pressa sur son coeur.

« Le récit que tu viens d'entendre, ma chère enfant, reprit Mme de Savenay, te fait voir combien sont frivoles et périssables les choses que le monde estime. Quelques heures ont suffi pour détruire ce que tant de sièles avaient respecté. L'héritage d'une noble maison, ceux qui devaient le partager avec orgueil, tout a péri ; et le seul homme qui porte encore ce nom, dont il était fier, est dans un état de médiocrité voisin de l'indigence. La vertu seule ne périt point, et seule elle peut donner au nom même le plus obscur un véritable, un immortel éclat. Que ce soit là ton héritage, ma chère fille ; ni le temps ni les hommes ne pourront te le ravir. »

Blanche embrassa sa mère avec effusion, et cet entretien, gravé au fond de son coeur, en bannit pour jamais les puériles pensées de l'orgueil.

CHAPITRE IV

Pourquoi rêver un autre sort pour elle ?... On est si bien près de sa mère ?

 

PROJETS D'AVENIR

M. de Savenay partageait avec sa femme le soin d'instruire sa fille, de développer son intelligence. Avec quel intérêt ne suivait-il pas les progrès de Blanche ! Chaque jour il trouvait plus de charme dans ces heures consacrées à l'étude, et il les eût trop pro­longées peut-être, si l'inquiète sollicitude de Mme de Savenay n'eût veillé sur le pro­fesseur et son élève. Blanche répondait à ses soins, et le succès de ses travaux faisait de lui le plus fier des instituteurs, le plus heu­reux des pères.

Les amis de M. de Savenay venaient tous les soirs à l'Ermitage : ils avaient ainsi nommé sa maison. De douces causeries abrégeaient les heures des veillées d'hiver, et les beaux jours ramenaient de quoti­diennes promenades qui ranimaient les forces et entretenaient la santé.

Un soir, M. de Savenay, qui souffrait de­puis quelques jours, ne voulut pas prendre part aux excursions habituelles ; toutefois il désira que ces dames n'en fussent pas pri­vées. Blanche et sa mère insistèrent pour ne le point quitter; mais il s'opposa si vive­ment à ce qu'elles restassent, que l'amie de la maison, Mme d'Ormeck, s'étant rangée à son avis, Mme de Savenay et sa fille durent la suivre à la promenade.

Leur départ sembla satisfaire M. de Save­nay. Dès qu'il pensa que ces dames s'étaient, éloignées :

«. Nous sommes seuls enfin, s'écria-t-il.

— J'ai d'excellentes nouvelles, mon cher Savenay, dit le comte à son ami. Mme de Barville capitule.

—    Sans condition ? demanda M. de Save­nay.

—    Avec des conditions très-avantageuses, au contraire. Persuadée de ton innocence, elle veut faire un testament en faveur de ta fille.

—Elle croit à mon innocence ! s'écria M. de Savenay. Mais sur quelles preuves ?

—    Plus que personne elle peut et doit y croire, dit-elle. Elle espère que plus tard la réhabilitation sera complète. Quel avenir pour ta chère Blanche, mon bon Georges ! vingt mille francs de rentes bien comptées !

—    Ma pauvre enfant ! Dieu a eu pitié de moi, il a exaucé mes voeux ; son avenir est assuré.

— Parfaitement assuré... si elle veut.

— Comment ! si elle veut !

—    Oui, cela dépend un peu d'elle, un peu de Mme de Savenay... Mais tu es époux et père ; alors tout ira bien.

—    Mais je ne comprends rien à tout ce que tu me débites, dit M. de Savenay en riant aux éclats. Ton air embarrassé présagerait un malheur plutôt qu'une fortune.

—  Le bonheur est-il donc toujours l'inséparable compagnon de la fortune ? dit M. Demay.

—  Non, mon cher recteur, répondit M. de Savenay, non ; mais aujourd'hui je crois qu'ils sont venus ici en bonne intelligence.

—  Peut-être ; car lorsqu'au mot bonheur il faut joindre celui de sacrifice, le coeur de l'homme trouve bien souvent que le premier de ces noms est un titre usurpé.

—  Mon Dieu! Mme de Barville voudrait-elle donc me prendre ma fille ?

—  Mais non, dit M. de Brior ; elle veut que tu la lui prêtes pour un an, seulement pour un an.

—  Un an ! mais c'est un siècle. Un an sans voir ma fille !

—  C'est long, j'en conviens ; mais tu as­sures son avenir.

—  Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! répétait le pauvre père.

—  Je t'avais prévenu, mon ami ; je con­nais Mme de Barville, et en recevant sa pre­mière lettre, j'avais prévu ce qu'elle te de­manderait. Tu peux refuser, mais tout sera rompu.

—  Que dois-je faire ? dit M. de Savenay au curé en lui tendant la main ; conseillez-moi, je vous en prie.

—  Mon cher Monsieur, dit le bon pasteur touché d'une douleur si vraie, un conseil n'est pas chose facile en présence de tels in­térêts. La médiocrité est souvent préférable à la fortune, et Mlle de Savenay...

—  N'aura même pas cette médiocrité en partage ! s'écria M. de Brior avec emporte­ment. Huit cents francs de rente et cette bicoque, voilà tout ce qui doit lui reve­nir.

—  Hélas ! dit M. de Savenay, tu te trompes encore, mon ami ; nos rentes... elles sont viagères. »

M. Demay laissa échapper un profond sou­pir, et le comte baissa la tête, malheureux d'avoir contraint son ami à révéler sa pau­vreté.

« Quels sont les principes de Mme de Barville? demanda le curé.

—  Ses principes ? excellents, recteur, dit M. de Brior. Elle ne manquerait pas la messe le dimanche, et je crois même... oui, oui, elle fait ses pàques.

— Son âge?

—  Fort respectable. Soixante-deux ans.

—   Son caractère ?

—  Beaucoup d'esprit. De belles et nobles manières ; une société choisie; un crédit tout-puissant, qu'elle emploie avec une libé­ralité admirable.

—   Son coeur ?

—  Ah! ah! c'est trop fort. Je n'ai pas eu l'occasion d'étudier Mme de Barville dans l'intimité. Vous me demandez là de vous faire un cours d'anatomie morale... Mais, voyons, une personne qui, volontairement, promet à une jeune fille qu'elle ne connaît pas vingt mille francs de revenu, ne vous semble-t-elle pas avoir un coeur bien géné­reux ?

-— C'est selon, dit froidement le curé.

—  Après tout, reprit vivement M. de Brior, il n'en sera que selon le bon plaisir de Georges ; c'est pour lui, c'est pour sa fille que j'ai entrepris cette négociation. Il m'y autorisa ; si aujourd'hui le succès de mes efforts ne lui est plus agréable, tout est dit. »

M. Demay connaissait le comte : il savait que l'emportement de sa tête égalait la bonté

de son coeur. Aussi lui répondit-il avec une douceur angélique :

« Vos efforts ont été louables comme le sentiment qui les a dictés, monsieur le comte ; et le succès qui les a couronnés est peut-être un miracle de justice divine. Mais il est permis de concevoir quelques craintes en confiant à des mains étrangères une pauvre enfant de seize ans à peine, élevée sous l'aile de sa mère, et qui ne sait du mal rien que le nom. Rappelez-vous votre ou­vrage favori, le chef-d'oeuvre de Bernardin de Saint-Pierre. La mère de Virginie rêva pour sa fille les richesses et le bonheur : un naufrage et la mort, voilà ce que trouva l'in­fortunée.

— L'Océan et les tempêtes ne nous sé­parent point de Paris, dit ironiquement M. de Brior.

—La mer du monde est fertile en écueils, » reprit M. Demay avec dignité.

En ce moment on entendit le bruit de la porte qui s'ouvrait ; d'un geste suppliant M. de Savenay recommanda le silence à ses amis. L'inquiétude de Mme de Savenay avait abrégé la promenade ; elle rentrait avec Mme d'Ormeck et Blanche. Celle-ci rappor­tait à son père un bouquet des champs, et jamais ces fleurs n'avaient paru si belles à celui qui recevait cette simple offrande.

CHAPITRE V

La science la plus sublime et la plus salutaire est de se bien connaître et de se mépriser.

( Imil. de J.-C.)

 

UNE FAUTE

M. de Savenay jeta sur sa femme un coup d'oeil rapide dès qu'elle entra dans la chambre ; il parut lui-même ensuite plus tranquille, car le front de Mme de Savenay était calme : son visage avait son habituelle sérénité quand elle s'approcha de son mari pour lui demander s'il se trouvait mieux.

« Beaucoup mieux, ma chère Adrienne, répondit M. de Savenay. Le repos m'a fait grand bien. »

Mme de Savenay étouffa un soupir, et sourit à son mari.

M. de Brior semblait embarrassé. Mmed'Ormeck était pensive. Le bon curé paraissait rêveur ; il tressaillit lorsque Mme de Savenay lui dit à demi-voix :

« J'aurais besoin de quelques-uns de vos moments.

— Demain matin à huit heures, » répon­dit-il du même ton.

Blanche seule était riante et heureuse. Elle avait fait une ample moisson de plantes et de fleurs, et ces trésors la comblaient de joie. Elle avait pourtant cru voir la trace de quelques larmes sur les joues de sa mère ; mais on avait passé près de la mare, et comme elle avait aussi ressenti quelque peine en revoyant ce lieu, elle attribuait l'émotion de Mme de Savenay à de pénibles souvenirs. D'ailleurs le nuage avait promptement disparu, et l'excellente enfant n'a­vait pu s'en affliger que quelques instants.

La soirée s'écoulait triste et silencieuse. Chacun paraissait préoccupé. Blanche avait placé le damier entre son père et M. de Brior; mais les joueurs ne portaient aucun intérêt au jeu, qui ordinairement absorbait toute leur attention. M. Demay retournait, sans les lire, les pages d'un livre placé près de lui. Mmes d'Ormeck et de Savenay tra­vaillaient sans proférer une parole, et Blanche, qui de temps en temps quittait son dessin pour considérer ses amis, ne savait que penser d'une gravité si peu ordinaire.

La pendule sonna neuf heures et demie ; c'était le signal de la séparation.

« Je voudrais vous parler demain, dit M. de Savenay au curé.

—  Demain, à dix heures, je serai ici, ré­pondit M. Demay.

—  Non, non, s'écria M. de Savenay, j'irai chez vous. »

Tous les soirs on se séparait ainsi, et pour­tant Blanche devint triste en voyant partir les hôtes accoutumés de la veillée. Son regard inquiet s'arrêta sur sa mère, et le calme qu'elle crut lire dans ses traits tranquillisa la pauvre enfant. Mais quand son père, l'em­brassant au front, lui dit : « Bonsoir, ma fille, que Dieu te garde ! » elle trouva dans son accent une mélancolie si profonde qu'elle en frémit involontairement. Durant sa prière elle croyait entendre retentir encore cette voix qui lui avait semblé plus triste et plus grave qu'elle ne l'avait jamais entendue.

Le lendemain matin, Blanche vit sortir sa mère, et lui demanda en souriant la permis­sion de l'accompagner. Mme de Savenay, ordinairement si maîtresse d'elle-même, se troubla à cette proposition si simple, et sa réponse se sentit de son trouble. Elle parut à Blanche froide et presque sévère. La pauvre enfant rentra désolée dans la chambre de M. de Savenay, où l'attendait un accueil qui lui sembla non moins pénible.

« Où est ta mère ? lui demanda M. de Sa­venay d'un ton bref et en l'embrassant à peine.

—  Elle vient de sortir, répondit Blanche avec timidité.

—   Tu ne l'as pas accompagnée?

—   Elle n'a pas voulu.

—  Bien, mon enfant, laisse-moi ; j'ai be­soin d'être seul. »

Blanche sortit désespérée.

« Mon Dieu! dit-elle, est-ce qu'ils ne m'aimeraient plus? »

Et cette pensée torturait son coeur ; des larmes amères coulaient sur ses joues. Elle voulut prier ; mais elle ne pouvait répéter que ces paroles :

« Mon Dieu! mon Dieu! est-ce qu'ils ne m'aiment plus? »

Mmc de Savenay rentra. Elle était triste, et Blanche devina qu'elle avait pleuré. Le déjeuner fut servi. M. de Savenay dit à sa femme :

« Tu as tout appris? »

Un oui à peine articulé fut toute la ré­ponse de Mme de Savenay.

« Que devons-nous faire ? demanda M. de Savenay.

— M. Demay t'attend, mon ami. »

Et la mère de Blanche courut s'enfermer dans sa chambre.

« Mon bon père, s'écria Blanche avec un accent déchirant, vous avez des peines, et vous me les cachez.

—     Des peines, mon enfant, non...; un embarras, de petites inquiétudes... Mais une jeune fille a, ce me semble, assez mau­vaise grâce à vouloir surprendre des secrets qu'on ne lui révèle pas. »

Cette feinte sévérité terrassa Blanche.

L'orgueil rappela au coeur de la jeune fille de seize ans ce respect, cette soumission, cet amour dont elle avait donné tant de preuves à ses parents. Elle les cita au tri­bunal de sa vanité; elle osa penser qu'ils étaient injustes, ingrats.

La jeune fille, remplie d'un sentiment dont jusqu'alors elle avait ignoré les dou­leurs, souffrait de plus toutes les agitations d'une âme innocente après une première faute. Accuser ceux qui lui étaient si chers ! Manquer intérieurement à ce respect pro­fond qu'elle portait aux auteurs de ses jours ! Blanche ne pouvait supporter la pensée d'une si grande faute. Vingt fois elle fut tentée de courir vers sa mère, de lui avouer ses torts et d'implorer son pardon. Mais ne serait-ce pas déchirer le coeur de Mme de Savenay que de lui dévoiler une si affreuse ingratitude ? Blanche garda le silence, et renferma dans son âme son chagrin, sa honte et ses remords.

Mme de Savenay attendait avec anxiété le retour de son mari. Deux heures s'étaient écoulées, quand elle l'aperçut appuyé sur le bras du recteur; il ne marchait qu'avec peine. La pauvre femme courut au-devant de lui ; on fut obligé de le faire asseoir dans le jardin, où une conversation animée s'é­tablit entre le pasteur et les deux époux.

Blanche vit cette scène; mais elle n'osa se rendre près de ses parents. Le souvenir de sa faute la rendait immobile. Ah ! se di­sait-elle avec douleur, si je connaissais la cause de leur chagrin !...

Renée entra en ce moment dans la chambre de sa jeune maîtresse, et la pria de se rendre au jardin, où l'attendaient ses parents. La voix de la vieille servante était émue ; mais Mlle de Savenay ne s'en aperçut même pas.

CHAPITRE VI

Enfants, obéissez ; c'est la loi du Seigneur 1l a remis son sceptre aux mains de votre père. De Dieu voyez en lui l'image sur la terre; Et quand sa voix commande, inclinez votre coeur.

 

L'EXPIATION

Arrivée près de ses parents, Blanche dont le maintien était embarrassé, n'osait porter sur eux ses regards. « Vous m'avez fait appeler, dit-elle d'une voix tremblante

- Ma chère fille, lui dit son père, l'in­stant est venu de te révéler le motif de nos préoccupations : nous cherchions le moyen de t'épargner une douleur; mais il le faut ! Mon enfant, tu dois nous quitter...

Vous quitter! Et pourquoi, mon Dieu?

La tranquillité de votre père, le bon­heur de ses vieux jours, seront la prix de ce sacrifice, ma chère enfant, se hâta de répondre le curé de Saint-Gervais. — Je partirai, Monsieur, s'il en est ainsi. » Mais la contenance de Blanche trahissait une sorte de susceptibilité blessée. Elle ajouta: « Je serais partie plus tôt, si mon père et ma mère m'eussent plus tôt intimé leurs ordres. »

M. et Mme de Savenay portèrent sur leur fille un regard surpris. Plus habile à lire dans le coeur des enfants d'Adam, M. Demay devina ce qui se passait dans celui de Blanche.

« Mademoiselle a raison, dit-il ; quand des parents chrétiens ont pesé dans leur coeur l'obligation d'un sacrifice, représentants de Dieu, ils doivent ordonner comme lui. »

Ces paroles rappelèrent Blanche à elle-même : ce silence qui l'avait irritée, elle le vit alors ce qu'il était en réalité, la tendre prévoyance d'un amour qui eût voulu lui épargner tout chagrin. Affligée d'avoir pu accuser, ne fût-ce qu'en pensée, la tendresse de ses parents, elle cacha son front dans le sein de sa mère, et lui dit, mais au milieu des plus amers sanglots :

« Ah! chère maman, pourquoi faut-il que je vous quitte ? »

Mme de Savenay chercha du courage dans les regards du bon curé.

« Tu le sauras, mon enfant, dit-elle en embrassant sa fille ; mais c'est un an de séparation qu'on exige de nous ; après ce temps, tu ne nous quitteras plus.

—  Un an ! loin de vous! Mais si je puis ainsi acheter votre bonheur, il m'aura trop peu coûté. Où m'envoyez-vous donc, mon bon père ? continua Blanche en pressant tendrement les mains de M. de Savenay.

—   A Paris, ma fille.

—  Mon Dieu ! que c'est loin!... J'ai eu si grande envie de voir cette belle ville ! Mais quel plaisir y trouverai-je en vous laissant ici ?

—  Vous aurez tant à voir et à admirer, Mademoiselle, que vous vous laisserez faci­lement distraire. »

Blanche allait se récrier à cette parole de M. Demay ; mais elle se rappela qu'elle avait

osé un moment douter du coeur de ses pa­rents, et son silence fut une expiation.

« Et quand je reviendrai, vous serez riche, mon bon père, reprit Blanche, qui s'effor­çait de surmonter sa douleur pour relever le courage de M. de Savenay.

—  Pas plus qu'aujourd'hui, ma fille; tu auras, toi, vingt mille francs de rente.

—  Alors ce sera la même chose, et j'es­père que vous pourrez relever les ruines de Savenay. »

Blanche avait voulu donner un autre cours aux pensées de son père. Elle y réussit, et des souvenirs de gloire, des projets d'avenir vinrent un moment distraire le vieillard.

Quant à la pauvre mère, elle ne permit pas qu'un sentiment étranger prît place dans son coeur à côté de la douleur qui le remplissait tout entier. Son courage l'avait abandonnée ; ses lèvres n'avaient plus de mouvement pour laisser tomber une parole. Les premiers mots de Blanche avaient pro­fondément affligé Mme de Savenay, et main­tenant encore elle ne savait pas si sa fille exprimait toute sa pensée, ou si elle sacri­fiait au devoir en cachant son chagrin.

Le bon recteur, prétextant pour M. de Savenay le besoin du repos, lui conseilla de remonter chez lui. Le vieillard se leva, et sa femme, toujours attentive, s'empressa de lui offrir son bras. M. Demay fit signe à Blanche de rester près de lui. Elle courut présenter son front aux baisers de ses bons parents ; elle osait à peine demander cette faveur ; mais elle lui fut accordée avec ten­dresse. Triste et tremblante, elle revint s'as­seoir près de M. Demay, et son regard se baissa devant celui du saint prêtre.

« Blanche, lui dit le pasteur, vous avez un père bien tendre et une mère bien dé­vouée. »

La jeune fille rougit et garda le silence.

« Vos parents sont pauvres, reprit M. De­may, la Providence a voulu que leur vie fût semée de rudes épreuves. Quand votre père, poursuivi par la calomnie, vint se fixer à Savenay, il était mourant ; l'air natal pou­vait seul lui sauver la vie. Votre mère fit alors d'immenses sacrifices, et comme elle n'espérait plus d'enfant, elle plaça les dé­bris de sa fortune de manière à apporter un peu plus d'aisance dans la maison. Elle se réjouit quand vous vîntes au monde; mais, à mesure que vous grandissiez, elle tremblait pour votre avenir; elle s'inquié­tait vivement, car ses craintes égalaient son amour.

—  Ah ! Monsieur, s'écria Blanche, que de fois moi aussi j'ai pensé au sort qui menaçait la vieillesse de mon père ! que de fois j'ai demandé à Dieu le moyen de le rendre heu­reux !

—  Le Ciel vous a exaucée. Une dame pa­rente au même degré que votre père de l'oncle qui le déshérita, devint la légataire universelle de cet oncle. Intéressée à votre sort par M. de Brior, elle vous rend à vous la part du bien qu'elle reçut de votre grand-oncle, et met pour toute condition à ce don généreux votre séjour près d'elle durant une année.

—  Je partirai, Monsieur, aussitôt qu'on le voudra : mon sacrifice est fait.

—  Par des circonstances inutiles à vous détailler, Mme de Barville est la seule per­sonne par laquelle on puisse espérer de dé­couvrir les preuves de l'innocence de votre Père. Le sacrifice que vous acceptez en ce moment peut donc assurer leur bonheur. Ce bonheur, qu'ils vous devront, ils l'auront acheté bien cher, puisqu'il leur aura coûté la douleur qui les accable aujourd'hui, dou­leur que votre éloignement rendra chaque jour plus amère.

—  Ne l'aurai-je pas aussi bien chèrement payé? s'écria Blanche.

—  0 mon enfant ! mettez de côté ce moi humain qui fait taire votre coeur et votre rai­son. La tristesse de votre mère a-t-elle pu ne point frapper vos regards? N'avez-vous pas vu votre père, succombant sous le poids de son chagrin, réduit à demander force à mon bras pour regagner sa demeure? Je vous plains, Blanche, si vous n'avez pas vu tout cela.

—  Pardon, pardon, dit douloureusement la jeune fille, j'ai tout vu ; mais comment oser vous le dire ?... J'accusais mes parents d'injustice, d'ingratitude même, parce que mon orgueil blessé l'emporta un moment sur mon amour.

—  J'ai deviné ce qui se passait dans votre âme, ma pauvre fille, et j'ai voulu rester seul avec vous pour vous montrer le danger que court un coeur, même le meilleur de tous, quand il se livre aux rêveries de la vanité. S'il ne s'agissait que de leurs intérêts, vos parents préféreraient à cette séparation la plus affreuse misère. Mais pour vous assu­rer votre avenir, ils consentent à ce sa­crifice, et c'est quand ils s'immolent que vous les accusez ! »

Blanche voulait aller tomber aux pieds de ses parents, leur avouer ses torts, et implo­rer leur pardon.

« Leurs peines seraient aggravées par ces aveux, dit le bon curé en la retenant. Atten­dez ici quelques instants ; je vais leur annon­cer que Dieu vous a donné la force de con­sommer l'holocauste. »

Blanche courut aussitôt vers un petit bos­quet où elle avait placé une statue de Marie. C'était là qu'elle priait chaque matin, et qu'elle trouvait de douces consolations. Pour la première fois elle y portait les re­mords ; mais la mère de tous les saints est aussi la mère, le refuge des pauvres pé­cheurs, et Marie fut propice à son repentir sincère : elle accueillit ses larmes et rendit la paix à son coeur.

La voix de Mme de Savenay se fit entendre : Blanche s'empressa de répondre à son appel. La pauvre mère la reçut dans ses bras.

« Ah ! qu'il faut t'aimer, chère enfant, pour consentir à cette cruelle séparation ! »

La parole expira sur les lèvres de la jeune fille, qui embrassa tendrement sa mère ; et quand son père lui exprima les mêmes sen­timents, elle ne put que tomber à ses ge­noux et couvrir ses mains de baisers et de larmes.

M. de Brior entra en ce moment. « Eh bien ! s'écria-t-il, on pleure !...

—  Oui, dit Blanche avec un doux sourire, mais la tendresse et la reconnaissance font seules couler...

—  Je comprends, jeune fille, interrompit le comte, on a cédé, vous ne partez pas.

—  Pardon, mon bon ami, mais vous ne comprenez pas du tout... Je pars.

—  0 ma chère Blanche ! dit M. de Brior en embrassant au front Mlle de Savenay, vous êtes la meilleure des filles. »

Cet éloge fit rougir Blanche ; il était pour elle comme l'aiguillon d'un remords.

« "Vite, vite, dit le comte, de l'encre, du papier, que j'écrive à Mme de Barville. Bonne petite Blanche, vous souvenez-vous com­bien de fois vous m'avez dit : « Menez-moi donc à Paris, bon ami comte » Eh bien, si je ne vous y mène pas, je vous y envoie du moins. »

Et la lettre fatale partit le même soir pour Paris, à la grande joie du comte de Brior, qui se félicitait par avance du bon­heur que sa médiation procurerait à ses amis.

CHAPITRE VII

Abrégez ces tristes adieux, Citoyens exilés de la sainte patrie. Quoi ! ne devez-vous pas, à la fin de la vie. Vous retrouver aux cieux ?

 

LE DÉPART

Huit jours s'écoulèrent sans apporter au­cun changement au sort des habitants de Savenay. Blanche mettait en pratique cette constante leçon de sa mère : La vie d'une femme, fille, épouse ou mère, est une vie de continuelle abnégation. Le sourire sur les lèvres, elle parlait de son départ comme si déjà l'on avait reçu la réponse de Mme de Barville ; elle disait à ses parents l'emploi de ses journées, leur promettait de longues et fréquentes lettres, un journal quotidien de ses pensées, de ses actions et des bévues que sans doute, pauvre provinciale, elle com­mettrait à chaque pas, à chaque instant. Quelquefois ses naïves saillies arrachaient un sourire à M. de Savenay, et Blanche se trouvait payée de la contrainte qui la faisait tant souffrir.

Était-elle seule avec sa mère, elle sol­licitait des avis sur la conduite qu'elle devait tenir dans le monde, sur les bien­séances à y observer. Mme de Savenay épui­sait alors son éloquence maternelle, répétait cent fois les mêmes préceptes, signalait de nouveaux dangers ; c'était comme une dis­traction à sa douleur, et Blanche en était heureuse.

La nuit, ou dès l'aurore, elle se rendait au bosquet de Marie ; c'est là seulement qu'elle pleurait en liberté. Elle n'osait demander à Dieu de permettre qu'elle ne partît point; mais l'âme brisée, le coeur battu, elle ré­pétait après le divin modèle des affligés la sublime prière du jardin de l'agonie : « Mon Père, que votre volonté soit faite ! » Puis, effaçant jusqu'à la trace de ses larmes, elle revenait, fortifiée par la prière, continuer son oeuvre d'immolation.

M. de Brior, perdu dans ses rêves d'ave­nir, était pour la pauvre Blanche l'officieux ami dont le bon la Fontaine nous a peint les soins parfois importuns. Il lui faisait un riant tableau des plaisirs qu'elle allait goû­ter, du bonheur dont elle allait jouir, de la meilleure foi du monde, et, sans même s'en apercevoir, il tournait et retournait dans son coeur un glaive qui le déchirait de mille blessures. Avec un courage héroïque, Blanche souriait à ses discours, tandis qu'elle sentait ses yeux se mouiller de pleurs, son âme défaillir, à la seule pensée de ces fêtes brillantes et somptueuses, où pas un ami ne lui tendrait la main.

Enfin la réponse fatale parvint à M. de Brior, et Dieu sait s'il s'empressa de l'appor­ter à ses amis. Blanche était au jardin ; aper­cevoir le comte, lire le sort qui l'attendait, courir aux pieds de Marie pour demander du courage, ce fut pour elle l'affaire d'un moment. Quand elle rentra, M. de Savenay lisait la lettre que lui écrivait Mme de Barville pour le remercier du sacrifice qu'il

s'imposait, et l'assurer de sa tendre sollici­tude pour sa fille. « J'ai besoin de consolations, disait-elle, et je suis sûre que j'en trouverai de bien douces dans la société de Mlle de Savenay. Lui faire aussi oublier à elle-même le chagrin que je lui cause, sera le but constant de tous mes efforts. » Ce peu de mots firent du bien à Blanche. Mme de Barville avait des peines, elle aurait une douce mission à remplir, une oeuvre de miséricorde à exercer. Puis une amie de­vait veiller sur elle pendant la route : Mme d'Ormeck l'accompagnait à Paris. Ainsi toujours près de la croix Dieu place une douceur divine ; dans le désert où se traîne l'âme, une oasis d'une délicieuse fraîcheur.

Les apprêts du départ se firent en silence. Mme de Savenay emballait avec soin les ob­jets dont Blanche se servait avec le plus de plaisir. Renée pleurait, et quelquefois jetait sur ses maîtres un regard de reproche que le respect adoucissait à peine. Fidèle, inquiet, suivait de l'oeil tous les mouvements de Blanche, et ne la quittait pas une minute. Tout semblait redoubler d'affection autour de la pauvre enfant, et profiter des courts instants qui restaient pour lui prouver com­bien elle était aimée.

Le jour de la séparation arriva, aussi ra­dieux qu'un jour de fête. Les parents de Blanche l'accompagnèrent à l'église, où le bon curé dit la messe pour la jeune voya­geuse. M. de Savenay, sa femme, Blanche et Mme d'Ormeck prirent place à la table des anges. Qu'auraient pu faire pour ces coeurs affligés le monde et ses consolations sté­riles ? C'est à Dieu qu'ils ont recours ; il remplira le vide de leurs âmes ; il leur ap­portera un avant-goût des délices du ciel, et dans ce mémorial sacré de sa passion, le Sauveur les comblera de consolations et de paix.

Forts de la force d'en haut, M. et Mme de Savenay adorent la volonté du Seigneur, et remettent entre ses mains la chère enfant qui va les quitter. C'est à lui aussi que la recommande le vénérable prêtre en la bé­nissant, et Blanche elle-même éprouve bien­tôt que pour celui qui s'abandonne à Dieu, l'onction de la grâce adoucit les plus rudes épreuves.

Elle était calme et résignée en rentrant sous le toit paternel ; elle embrassa la bonne Renée, et confia à son affection le soin de ses bons parents, tout en lui glissant au doigt une bague à chapelet qu'elle portait habituellement.

On arrive enfin à la chaise de poste. M. de Savenay embrasse sa fille, et se détourne pour cacher ses larmes. La pauvre mère de Blanche ne pense pas à dérober les siennes, et c'est la jeune fille qui ranime leur cou­rage. « Nous nous reverrons bientôt, leur dit-elle ; je ne puis croire que je vous quitte pour un an. Je ferai si bien ma cour à Mme de Barville, que j'en obtiendrai quelques jours de vacances. »

Cet espoir ranime tous les coeurs, et M. de Brior, que l'émotion avait jusque-là em­pêché de parler, s'écria, un peu ranimé par cette pensée : « Blanche, je vous aiderai, j'écrirai à ma vieille amie, et le printemps vous ramènera parmi nous. »

On s'embrasse pour la dernière fois, mais avec un peu moins d'amartume. M. de Brior retient Fidèle, qui veut sauter dans la voi­ture, et le postillon reçoit l'ordre de partir. La chaise de poste était déjà bien loin, que Blanche agitait encore son mouchoir en signe d'adieu, et ses amis lui répondaient de la même manière. Enfin leurs yeux n'aper­çoivent plus que la poussière soulevée par les pieds des chevaux; bientôt tout a dis­paru, et tous, tristes et silencieux, re­prennent le chemin de la maison, où l'ab­sence de la pauvre enfant va sembler bien plus pénible encore. Mais la résignation vient en aide à ces coeurs affligés, au fond desquels se fait entendre cette parole de foi : Dieu l'a voulu, que son saint nom soit béni !

CHAPITRE VIII

Mon coeur ne sent que sa blessure. Que me font les prés et les fleurs? Tout le charme de la nature, Hélas ! est voilé par mes pleurs.

UN EXEMPLE

A mesure que les deux voyageuses s'éloi­gnaient de Savenay, de riants et gracieux paysages se déployaient autour d'elles. Des coteaux chargés de vignes dont les fruits promettent une heureuse vendange, de gras pâturages où paissent de nombreux trou­peaux, des plaines immenses où les trésors de la dernière récolte sont amoncelés par ­les soins du laboureur, tel est le spectacle qui s'offre aux regards de Mmo d'Ormeck. Ceux de Blanche ne s'y arrêtent pas : la pauvre enfant pleure !

Sa conductrice laissa couler longtemps des larmes dont elle comprenait toute l'a­mertume ; cependant elle essaya d'en arrê­ter le cours.

« Ma chère enfant, dit-elle à Blanche, si vos bons parents savaient tout ce que vous coûte ce sacrifice, ils se hâteraient de vous rappeler.

—  Quel bonheur ce serait pour moi ! s'é­cria la jeune fille.

—  Et leur avenir, et le vôtre ? Il faudrait renoncer à toute espérance.

—  Madame, oh! je vous en conjure, cachez-leur bien ma faiblesse. Je prendrai courage, je l'espère. »

Mme d'Ormeck embrassa Blanche ; puis, comme on atteignait une côte assez élevée, elle lui proposa de marcher un moment. Elles descendirent de voiture, et le calme de la riche nature qui les environnait se fit sentir au coeur de Blanche, qui se trouva bientôt plus forte et plus résignée.

« S'ils étaient là, s'écriait-elle, combien je jouirais d'un spectacle si beau ! que tout ce qui nous entoure aurait de charmes pour mon coeur!

—  On voit mal avec des yeux qu'obscur­cissent les larmes, répondit Mnie d'Ormeck. Les oeuvres de Dieu sont toujours belles, ma chère Blanche.

—  Oui, vous avez raison, ma bonne amie; mais... oh! si M. Demay m'entendait parler ainsi, que penserait-il de moi?

—  Que vous êtes faible parce que vous ne savez pas recourir à Dieu, vous élever par la foi au-dessus de la nature, et demander au Ciel de la force contre les affections de la terre.

—  Mais, Madame, il me semble qu'on ne peut trop aimer ses parents.

—  Non, mon enfant ; pourtant on peut les aimer mal. Aujourd'hui Dieu vous de­mande un sacrifice pour les vôtres. Vous devez prouver la générosité de votre amour par une douce résignation à sa volonté sainte. Si votre âme ne peut surmonter le chagrin d'une séparation, sera-t-elle donc assez forte contre les épreuves d'un nouveau genre de vie, contre les peines qui peut- être vous attendent au terme du voyage? »

Mme d'Ormeck et sa compagne étaient ar­rivées au sommet de la côte ; elles entrèrent dans une petite maison où elles deman­dèrent du lait.

« Je ne me trompe pas, c'est vous, Ma­dame, s'écria en reconnaissant Mme d'Or­meck la bonne femme à qui s'était adressée Blanche. C'est bien vous, ah! quel bon­heur ! » ajouta-t-elle ; et ses regards expri­maient, en effet, une bien douce joie.

« Je ne me croyais pas si près de votre demeure, ma bonne Mathurine, répondit Mme d'Ormeck, qui tendit affectueusement la main à la pauvre paysanne.

—C'est que j'n'étions pas là il y a six ans, Madame, reprit celle-ci en soupirant. J'avions une belle métairie qui faisait plaisir à voir ; mais les nouveaux maîtres nous ont chassés, et l'malheur est venu sur nous.

—Votre mari, vos enfants ?

—Morts, Madame, morts, dit Mathurine en sanglotant, à l'exception de ma fille Perrine, ma cadette, que le bon Dieu m'a lais­sée. Elle paie pour moi le loyer de c'te petite maison, et grâce à elle je vis, pas sans cha­grin, mais sans misère.

Où donc est-elle? ne l'avez-vous pas avec vous ?

—  Nenni, Madame. Je n'suis pas si heu­reuse. Elle est à Paris, chez une digne dame qui lui fait tout plein de bien pour qu'elle puisse m'en faire davantage. Mais je cause là, moi, et ces dames m'ont demandé du lait. »

Mathurine disparut, et revint bientôt, apportant une jatte de grès pleine d'un lait excellent. Deux tasses de faïence brune furent placées sur la table avec un pain bis cuit de la veille. Pendant que la bonne femme faisait tous ces apprêts, Mme d'Ormeck cherchait à deviner ce qui se passait dans le coeur de Blanche, et bénissait la Providence, qui appuyait d'un exemple si touchant ses conseils à sa jeune amie.

« Mais, Mathurine, reprit Mme d'Ormeck quand la bonne femme se fut assise près d'elle, comment Perrine a-t-elle pu vous quitter? elle paraissait vous aimer beau­coup.

—  C'te chère enfant, si elle m'aime ! c'est justement pourquoi qu'elle m'a quittée. Quand on a parlé de c'te place, j'ai pleuré, dame, fallait voir. Elle pleurait aussi, elle, mais elle m'disait : « Mère, les années viennent, et j'n'avons rien. Si vous êtes malade, comment faire? Vous manquerez de tout... Laissez-moi partir. J' vous serai plus utile là-bas. — J' mourrai toute seule, sans toi. — Non, mère, vous ne mourrez pas. Quand j'aurai ben de l'argent, je re­viendrai; vous serez heureuse, et vous m'ai­merez un petit brin de plus pour les années que vous ne m'aurez point vue. » Et puis elle me riait, elle m'embrassait, et pour tout dire enfin, elle est partie.

—  Vous devez avoir eu bien du chagrin ? dit timidement Mlle de Savenay.

—  Oh! Mam'selle, j'en ai toujours; une mère, ça ne peut pas oublier son enfant; mais je me dis : Le bon Dieu arrange ben toutes choses ; et la pensée du courage et de la tendresse de ma Perrine me console.

—  Perrine est-elle heureuse? demanda Mme d'Ormeck.

—  Elle serait ben, si la dame n'avait point à son service une jeune fille qu'est mauvaise et jalouse comme le démon. Mais ma pauvre enfant souffre tout sans se plaindre. Elle

disait à notre curé, qui est allé la voir l'an dernier dans sa tournée à Paris : « J'ai ben du chagrin quelquefois ; mais je pense à ma mère, et ça me donne du courage. Mon tra­vail, c'est sa vie ; c'est pour ses vieux jours que j'amasse ; et à ces idées-là mon chagrin s'envole en même temps que je fais une prière. »

— Dieu bénira votre fille, Mathurine, c'est une enfant selon son coeur. Elle a l'es­prit de ce commandement sublime : Tes père et mère honoreras. »

Mme d'Ormeck glissa une pièce d'or sous la jatte vide, et prit congé de Mathurine en lui souhaitant du courage.

Dès qu'on fut remonté dans la voiture, Blanche, s'appuyant sur l'épaule de Mme d'Or­meck, lui dit bien bas : « Je suivrai l'exemple de Perrine. » Et la généreuse enfant ne pleura plus.

CHAPITRE IX

Paris ! ville de bruit, de fumée et de fange ! De crimes, de vertus effroyable mélange !

Heureux, s'écriait-il, qui peut loin de tes murs.

Fuir tes brouillards infects et tes vices impurs !

 

PARIS

Qu'il apporte des joies ou qu'il sème des douleurs, le temps fuit toujours avec la même rapidité.

Vers le soir du quatrième jour de son voyage, Mlle de Savenay aperçut une immense étendue couverte de construc­tions irrégulières, d'où s'élevait comme une légère fumée : son regard interrogea Mme d'Ormeck.

« C'est Paris, » répondit l'amie de Blanche.

La jeune fille resta un moment silencieuse et pensive. Quatre cents kilomètres la séparaient d'un père, d'une mère chéris; des étrangers l'attendaient ! A cette pen­sée, Blanche sentit défaillir son courage, et tirant de son sein une médaille de Marie, elle la baisa avec ferveur. La foi lui prêta de nouvelles forces en lui montrant une tendre mère qui avait l'oeil ouvert sur sa faiblesse et ses dangers. Elle n'était plus seule sur la terre.

Elles s'ouvraient donc pour la pauvre en­fant, les portes de cette grande ville, où le vice triomphant foule si souvent aux pieds la vertu malheureuse, où tant de nobles actions rachètent tant de bassesses ! La chaise de poste traverse rapidement les rues et les places publiques, et s'arrête bientôt chez Mme de Barville. Là Mme d'Ormeck et sa compagne descendent de leur voiture. Les nombreux domestiques qui se pressent dans l'antichambre attachent leurs regards curieux sur la modeste toilette de Blanche, qui reste tout interdite. Mais l'as­pect de Mme d'Ormeck impose à cette foule oisive, ces dames sont annoncées. La pauvre Blanche parcourt tristement les magnifiques salons de l'hôtel, absorbée dans cette seule pensée : Oh ! que je serai malheureuse ici !

Mme de Barville se lève en voyant entrer Mme d'Ormeck, et lorsque celle-ci lui pré­sente Mlle de Savenay : « Comment donc! s'écria-t-elle, mais elle est charmante, cette petite ! »

Blanche tressaillit. Elle avait rêvé un ac­cueil maternel, et des paroles froides et pro­tectrices viennent seules frapper son oreille et glacer son coeur.

Cependant Mme de Barville voit son trouble :

« Approchez, mon enfant, lui dit-elle, venez embrasser celle qui veut remplacer près de vous votre mère. »

Un peu rassurée par ces mots, Blanche s'approche : son maintien a toute la réserve de la modestie, sans que la contrainte qu'elle éprouve nuise même à sa grâce naturelle. Ses yeux s'arrêtent sur ceux de Mme de Bar­ville, elle y voit des larmes.

« Ne m'aimeriez-vous donc pas , mon enfant ? lui dit cette dame en lui prenant la main.

— Madame, dit Blanche d'une voix as­sez mal assurée, je n'ai encore aimé que

ma mère...; vous la remplacerez auprès de moi.., je vous aimerai... comme elle. »

La pauvre enfant payait son premier tri­but à la bienséance ; car elle sentait dans son coeur beaucoup d'éloignement pour sa protectrice.

Mme de Barville s'efforça de mettre plus d'affection dans ses paroles et dans ses re­gards, pour donner à Blanche un peu plus d'expansion. Elle parla avec éloges de M. de Savenay, du dévouement de sa femme ; elle interrogea Mme d'Ormeck sur les habitudes, les goûts et les plaisirs de Blanche, répri­mant avec soin le dédaigneux sourire qui venait chercher sur ses lèvres sa place ac­coutumée.

« Certainement, s'écria-t-elle enfin, notre chère enfant se formera à la vie de Paris. » Pauvre Blanche ! que pensait-elle pendant cette conversation ? Son coeur était serré ; car elle avait cru voir une ironie amère dans le regard de sa parente, dont l'aspect lui semblait dur et hautain. Se former à la vie de Paris ! cette parole l'effrayait. Quelle était donc l'existence nouvelle qui l'atten­dait ? Heureuse l'enfant qui peut ne jamais quitter la maison paternelle, et goûte au sein de sa famille cette joie pure, cette paix constante que lui assure la tendresse vigi­lante de ses parents ! C'est là seulement que se trouve le vrai bonheur.

Les émotions qui se partageaient l'âme de Mlle de Savenay, plus encore que la fa­tigue du voyage qu'elle venait de faire, alté­raient tellement son visage, que Mme de Barville fut effrayée de l'altération de ses traits.

« Êtes-vous malade, mon enfant ? lui de- manda-t-elle avec bonté.

— Non, Madame, dit Blanche d'une voix tremblante, je suis seulement très-fatiguée, je vous... »

Blanche fut interrompue par l'arrivée d'un domestique qu'avait sonné Mme de Barville.

« Etienne, lui dit sa maîtresse, conduisez ces dames à l'appartement de Mlle de Save­nay. » Puis, embrassant la jeune fille avec affection, elle l'engagea à prendre tout de suite un repos dont elle avait si grand be­soin. Celle-ci murmura quelques paroles de reconnaissance, et, guidée par le domes­tique, elle suivit Mme d'Ormeck jusqu'au lieu qu'on appelait dès lors son appartement.

Elles y furent reçues par une femme de chambre qui venait de préparer une riche toilette de nuit. Le luxe de l'ameublement, la recherche des vêtements qui lui étaient destinés, l'éclat des lumières reflétées par les glaces dont sa chambre était ornée, tout cela étonnait Blanche ; mais rien ne plaisait à son coeur. Elle se laissa déshabiller ; elle revêtit le peignoir élégant que lui présen­tait Julie, la remercia de ses soins, et dès qu'elle fut seule avec son amie, elle laissa couler en liberté les larmes qui l'oppres­saient.

« Vous serez malheureuse ici, mon enfant, s'écria Mme d'Ormeck en serrant Blanche dans ses bras ; revenez à Savenay.

—  Oh! je le veux bien, répond Blanche, déjà moins malheureuse à la seule pensée de voir s'accomplir son désir le plus cher. Je sens que je ne pourrais vivre avec Mme de Barville : elle me fait peur.

—  Nous partirons demain, » reprit Mme d'Ormeck.

Blanche l'embrassa de nouveau, fit une fervente prière et s'endormit, bercée par les plus doux songes : Savenay et ses riantes campagnes, ses amis, ses chers parents, l'église et ses cloches argentines; tout, jus­qu'à Fidèle et à ses oiseaux favoris, se pré­senta à l'esprit de Blanche. Elle fut heureuse jusqu'au réveil.

A l'heure où chaque matin elle recevait le premier baiser de sa mère, elle s'éveille, et le charme est détruit. Elle se souvient de la veille, des paroles de Mme d'Ormeck ; elle se lève alors et prie. Elle prie long­temps; car son amie, encore accablée de fatigue, dort paisiblement près d'elle. Dans la prière, où Dieu lui fait sentir sa pré­sence, Blanche a trouvé les conseils et la force d'en haut; elle restera, car elle est venue pour accomplir un devoir.

Dépouillant avec joie sa riche toilette de nuit, elle a mis sa plus jolie robe de Sa­venay ; ses cheveux tressés couronnent sa tête ; et, pour que sa parure soit complète, elle a placé de chaque côté de cette couronne un noeud de ruban rose, gracieux ornement qui plaisait tant à son père. Mme d'Ormeck ouvre les yeux et tend la main à Blanche. Elle a fait de sérieuses réflexions tandis que la jeune fille dormait, et la remercie par une marque de tendresse d'avoir épargné à son amitié de pénibles conseils.

« Seulement, dit Blanche, qui a compris ce muet langage, qu'ils ignorent ce qu'il m'en coûte de rester ici. Je connais leurs coeurs ; un bonheur que je paierais d'une larme serait pour eux un remords : ils n'en voudraient pas. Un an sera bien vite passé; déjà cinq jours se sont écoulés ; j'aurai du courage, Dieu sera avec moi. »

Julie entra pour prendre les ordres de Blanche, et fut au comble de la surprise en la trouvant habillée.

« Déjà levée, Mademoiselle! Parée déjà! s'écria-t-elle.

—  Déjà ! reprit Blanche, à neuf heures ! Mais à Savenay il y a une heure que j'aurais déjeuné.

—   Provinciale! » murmura Julie.

Les deux dames descendirent près de Mme de Barville, qui leur fit l'accueil le plus affectueux. Elle les pria de permettre qu'elle achevât un travail qui chaque mois, disait-elle, lui procurait quelques heures de vraies jouissances. Blanche ne put s'empêcher de jeter un regard sur la table; elle y vit de l'or, une longue liste de pauvres : Ah ! se dit-elle, Mme de Barville est charitable, je l'aimerai.

Mme d'Ormeck sentait qu'il y avait loin de Paris des coeurs qui l'attendaient avec im­patience ; après le déjeuner, elle annonça son départ. Mme de Barville la pria vaine­ment de lui accorder quelques jours, elle persista dans sa résolution, et deux heures après, Blanche était séparée de la seule per­sonne qui comprît et partageât ses affec­tions et ses chagrins.

CHAPITRE X

A ces coeurs désolés cachez bien sa douleur ;

Sur ses chagrins gardez bien le silence ;

Rapportez dans ces lieux, à défaut du bonheur,

L'illusion de l'espérance.

 

REGRETS ET CONSOLATIONS

 

Douze jours s'étaient écoulés depuis le départ de Blanche, et tous les coeurs à Sa­venay étaient en proie aux plus vives in­quiétudes ; car on n'avait reçu aucune nou­velle du voyage. Le bon curé, le comte de Brior, Mme de Savenay elle-même, dégui­saient leurs craintes, et cherchaient à cal­mer M. de Savenay en lui parlant le lan­gage de l'espérance.

« Non, non, leur disait-il, j'ai ouvert mon coeur à l'ambition ; j'ai sacrifié ma fille ! A soixante-dix ans obéir à des mouvements si peu dignes d'un chrétien ! Ma chère enfant, je ne la verrai plus peut-être ; et c'est moi qui l'ai éloignée ! »

Les jours s'écoulaient ainsi dans de mor­telles angoisses. Un jour, cependant, les aboiements de Fidèle à une heure qui n'a­mène plus de visites, ont fait battre tous les coeurs. Mme de Savenay court vers la porte, et entend Renée s'écrier : « Pauvre chère dame, quel accident !

—   Plus bas, plus bas, ma bonne Renée. » Mme de Savenay a reconnu la voix de Mme d'Ormeck ; elle s'élance vers l'escalier en s'écriant : * « 0 mon Dieu ! ma fille?

—  Blanche se porte bien ; nous avons fait un bon voyage, dit alors Mme d'Ormeck, qui montait très-lentement.

—  Dieu soit béni ! » dit le bon père. Mais ce premier mouvement d'égoïsme paternel est bientôt passé, en voyant l'inquiétude se peindre sur les traits de son compagnon d'armes ; et oubliant ses propres chagrins, il le console à son tour.

Mme d'Ormeck entre dans le petit salon, appuyée sur le bras de Mme de Savenay. Elle est pâle, elle marche avec peine ; mais elle sourit à ses amis. « Me voilà, leur dit-elle, avec un pied foulé, cause de bien des tour­ments, j'en suis sûre. » Et son regard s'ar­rêtait sur M. de Brior, dont quelques larmes mouillaient les paupières, tandis qu'il criait de sa plus grosse voix :

« Mais, ma nièce, quand on ne peut pas marcher, on peut écrire. J'écrivais, moi, ayant trois balles logées dans mes jambes.

—  Vous êtes un modèle de courage, vous, mon oncle. Mais moi, je ne sais pas plus souffrir qu'un enfant. » En disant cela, Mme d'Ormeck embrassait le vieillard, qui n'avait plus le courage de gronder.

Mais que vous est-il donc arrivé ? dit M. de Savenay; car vous êtes aussi notre enfant, notre seule enfant à présent, ajouta- t-il avec affection.

—  Voici une lettre de Blanche, dit Mme d'Ormeck; lisez-la d'abord, mon père, car Blanche est l'aînée dans votre coeur. Je vous dirai ensuite tout ce que vous vou­drez. ».

M. de Savenay prit la lettre et lut à haute voix :

« Mes bons et chers parents,

« Je suis donc à cent lieues de vous ! « quelle pensée ! Mais, folle que je suis, il est sitôt franchi, l'espace qui nous sépare ! mon coeur et mes souvenirs feront ce chemin plus de vingt fois par jour ; et vous, vous aussi, vous ferez ce voyage; nos sentiments se rencontreront, nous serons toujours ensemble, toujours!...

Mme de Barville se montre bien bonne pour moi. Elle semble craindre que je n'aie pas d'affection pour elle, et m'a demandé de l'aimer. Oh! oui, je l'aimerai; car elle m'entoure de soins et de prévenances. Mais je l'aimerai surtout... dans un an ! pauvre oiseau, quand je verrai ma cage s'ouvrir !...

Elle est bien belle, ma cage. C'est un luxe, une magnificence à éblouir ; mais je préfère à tout cela ma petite cellule de Savenay, où le soleil vient si matin, où pénètrent les doux parfums des fleurs, où, encore un souvenir ! dans un an, je retrouverai tout cela, et avec tout cela le

bonheur... « Je serai pourtant heureuse ici, oh ! très-heureuse. N'ayez, je vous en supplie,

aucune inquiétude; mes journées vont passer bien vite, je n'aurai pas un moment d'ennui.

Prier pour vous, penser à vous, ce sera mon grand secret pour faire fuir les heures...

Je vous écrirai tous les jours ; je vous rendrai compte de mes actions, de mes pensées... Adieu, adieu; ce mot qu'on trouve si dur, moi je l'aime, il me semble qu'il signifie : Je vous quitte, mais je vous remets à Dieu !... Je ne sais comment on m'habillera le « jour ; mais hier au soir on m'a faite plus belle que je ne le fus jamais. Ma femme de chambre (car, ma chère maman, votre pauvre fille a une femme de chambre), « Julie, c'est son nom, avait préparé pour moi une toilette d'une élégance, d'une richesse incroyable. Tant de frais pour dormir ! ah ! si je n'avais pas été si triste, j'aurais ri de bon coeur.

Adieu, adieu encore. Laissez-moi vous embrasser comme je vous aime, et vous répéter que toujours, toujours votre souvenir et votre amour, chers et bons parents, feront la seule joie de votre respectueuse fille,

« Blanche de Savenay.

« Un bonjour affectueux pour moi à la « bonne Renée, s'il vous plaît, et une caresse à Fidèle. »

Ces lignes, dont le ton enjoué avait tanl coûté à Blanche, consolèrent un peu ses bons parents ; ils la crurent heureuse, et Mme d'Ormeck, pressée de questions par eux, se garda bien de détruire une si douce illusion. La veillée se prolongea plus qu'à l'ordinaire, et l'on ne se sépara qu'après avoir prié pour Blanche.

CHAPITRE XI

Qne la paix de Dieu, qui est au-dessus de toutes vos pensées, garde vos coeurs et vos esprits.                         Saint Paul.

 

CRAINTES

Mme d'Ormeck avait glissé un billet dans la main du bon curé de Saint-Gervais, au moment où ils avaient quitté la maison de leurs amis. M. Demay avait été surpris du silence que gardait Blanche à son égard. Il pensa bien que cette missive venait d'elle, et comprit qu'elle était malheureuse, puis­qu'elle lui écrivait en secret. Aussi, dès qu'il eut quitté M. de Brior et sa nièce, s'empressa-t-il de lire le mystérieux message.

Blanche peignait en peu de mots les angoisses de son coeur, le vide qu'elle trouvait dans ce somptueux hôtel, où devait se pas­ser une longue année de sa vie ; elle disait quelle crainte lui inspirait Mme de Barville, et finissait par supplier son guide de la sou­tenir par ses conseils.

La nièce du comte de Brior vint de grand matin au presbytère. Au milieu des mille questions de la veille, et dans l'empresse­ment d'avoir des nouvelles de la pauvre exi­lée, on avait oublié de demander à Mmc d'Ormeck la cause de son retard. M. Demay s'en informa, et apprit d'elle que la chaise de poste qui la ramenait ayant versé, une fou­lure au pied droit avait retenu Mme d'Or- meck dans la chaumière de Mathurine, où on l'avait transportée. Elle pensait que ses amis la croiraient auprès de Blanche, et garda le silence, espérant leur épargner d'inutiles alarmes.

Quand Mme d'Ormeck eut terminé son récit, M. Demay lui dit en lui montrant la lettre de Blanche, encore ouverte sur la table :

« Cette pauvre enfant ! elle sera malheu­reuse.

—  Si malheureuse, Monsieur, que j'ai pensé à la ramener avec moi. Mais elle a ait généreusement son sacrifice, et s'est résignée à son sort.

—   Que pensez-vous-de Mme de Bar ville ?

—  Son abord prévient peu en sa faveur : son regard est dur; son front est empreint de hauteur; le sarcasme parait se jouer ha­bituellement sur ses lèvres; son organe, tour à tour insinuant et rude, semble révé­ler un esprit orgueilleux et dissimulé. Ce portrait est aussi peu flatteur qu'il est peu charitable; mais je crains sérieusement pour Blanche, et j'ai voulu vous dire l'effet qu'a produit sur moi Mme de Barville. Cependant j'ai passé si peu de temps près d'elle, que j'ai pu porter sur son compte un jugement trop précipité.

— Quoi qu'il en soit, Madame, le mal est fait. Blanche n'a pas cherché la position où on l'a placée, et Dieu ne permettra pas que son dévouement devienne la cause de sa perte. Je lui écrirai souvent ; je l'encoura­gerai à laisser croire toujours à ses parents qu'elle est heureuse, et à verser seulement dans votre coeur et dans le mien les peines qui viendront l'accabler. Le seigneur sera avec elle, puisqu'elle remplit un devoir. Cette pensée nous aidera à supporter l'in­quiétude que doit nous causer le sort de cette chère enfant.

Malgré la confiance toute chrétienne du pieux curé de Saint-Gervais, la longue con­versation qui suivit laissa Mme d'Ormeck sous l'impression d'une profonde tristesse. Son oncle, qui avait persuadé à M. de Save­nay d'envoyer Blanche à Paris, lui paraissait responsable de tous les malheurs qu'elle pré­voyait. Les vues du comte de Brior n'étaient pas réglées par la sagesse d'en haut, et M. de Savenay, tremblant pour l'avenir de Blanche, n'avait-il pas hasardé trop légère- mem le repos et le bonheur de sa fille ?

Telles étaient les pensées les plus habi­tuelles de Mme d'Ormeck, et toutes les fois qu'un soupir échappait à Mme de Savenay, que M. de Brior vantait le sort brillant ré­servé à la jeune fille, ou que M. de Savenay manifestait un regret, elle avait peine à retenir ses larmees.

C'est qu'elle savait de combien de pièges le monde environne une pauvre enfant simple, naïve, confiante, qui n'a pas pour appui la tendresse vigilante d'une mère. Elle comptait sur la foi de Blanche ; mais elle redoutait le plaisir, ses charmes, ses illusions si puissantes sur l'esprit d'une fille qui atteignait à peine seize ans ! Aussi priait-elle avec ferveur pour la triste exilée ; et plus d'une fois il lui arriva de demander pour elle l'indigence avec la paix de l'âme, plutôt que la fortune que devrait suivre un seul remords.

Amie sincère et devouée, Mme d'Ormeck, avant le départ de Blanche, avait exprimé ses craintes, fait connaître ses prévisions. Mme de Savenay l'avait seule comprise ; mais sa volonté se soumettait à un ordre de son mari, et celui-ci avait voulu que sa fille partît. Mme d'Ormeck se fit alors l'ange gar­dien du voyage, et fortifia sa jeune amie des conseils de l'expérience. C'est mainte­nant une mission de consolatrice qu'elle est appelée à remplir auprès de ses amis.

CHAPITRE XII

Je suis devenu comme un inconnu à mes frères, et comme un étranger aux enfants de ma mère. Ps. LXVIII

ISOLEMENT

Blanche écoutait encore, et déjà le bruit de la voiture qui emmenait M,ne d'Ormeck n'arrivait plus jusqu'à elle. Il lui sembla qu'avec son amie s'en allaient aussi sa force et son courage. Elle était accablée; ses yeux, pleins de larmes, ne voyaient plus rien au­tour d'elle, quand la voix de Mmede Barville la fit tressaillir.

« Oh! pardon, Madame, mais... » Ses san­glots lui ôtèrent la voix.

« Consolez-vous, ma chère enfant, lui dit la baronne en lui prenant la main, il vous reste une amie, une mère... Quelques jours seulement, et j'espère que vous vous trou­verez heureuse près de moi. Allez vous habiller, Blanche, je veux vous montrer quelques-uns de nos riches magasins. Julie, conduisez Mlle de Savenay.

—  0 mon Dieu ! se dit tout bas la pauvre Blanche, mon Dieu, soutenez-moi. » Puis elle sortit, après avoir reçu un tendre baiser de Mme de Barville.

L'habile femme de chambre mit une heure entière à l'affaire importante qui l'occupait. Aussi la jeune fille sortit-elle de ses mains arrangée avec un soin et une grâce qui dé­fiait tout reproche.

Blanche se rendit au salon. « A la bonne heure, s'écria Mmede Barville, vous êtes charmante ainsi... Embrassez-moi, chère enfant. » Et ses yeux contemplent avec af­fection la jeune fille, qu'elle retient dans ses bras. « Dites-moi, Blanche, ajouta-t-elle avec tendresse, ne m'aimeriez-vous donc pas?

—  Hier ma douleur était si vive, loin de ma mère tout me paraissait si triste, qu'il me semblait que mon coeur n'était plus ca­pable d'aucun sentiment ; mais vous êtes si bonne pour moi, que je vous plains déjà, ré­pondit Blanche avec une simplicité qui sur­prit Mme de Barville.

—   Vous me plaignez ? et pourquoi ?

—  Parce qu'il me semble, Madame, que vous devez éprouver de grandes peines. La bonté avec laquelle vous réclamez l'affection d'une pauvre enfant me porte à croire que vous avez peu d'amis, et ma bonne mère m'a toujours dit que la misère ou le cha­grin fait fuir l'amitié quand elle n'est pas sincère.

—  Et la vôtre sera sincère, mon enfant, j'en suis sûre... Avez-vous quelques talents, Blanche?

—  J'ai travaillé du moins à en acquérir. Mon père m'a enseigné la musique et le des­sin ; j'ai appris de ma mère...

—  Vous savez aussi danser, monter à cheval ?

—   Non, Madame.

—  Je m'en doutais, dit Mme de Barville avec un sourire, ces branches de l'éducation

ne sont point connues à Savenay. Mais ici tout cela est indispensable ; vous allez con­tinuer la musique, le dessin; vous aurez des maîtres habiles, et je ne doute pas du zèle que vous apporterez à leurs leçons.

— Mais, Madame, je n'aurai pas le temps...

—    Vous n'aurez pas le temps ? Et ne faut-il pas qu'une jeune personne soit occupée?

—  Il est vrai... Mais en un an...

—    Un an ! s'écria la baronne avec humeur, toujours un an!... Telle est ma volonté, Ma­demoiselle. »

La pauvre Blanche était si tremblante, qu'elle put à peine articuler :

« J'obéirai, Madame.

— Mettez votre chapeau , nous partons à l'instant. »

La jeune fille ne se fit point attendre, et cependant, quand elle rentra, Mme de Barville avait pleuré,

« Votre bras, ma fille, » lui dit la baronne avec bonté.

Blanche s'empressa de présenter son bras ; un léger tremblement agitait celui de Mme de Barville. Blanche, attendrie, osa lui prendre la main et la pressa doucement ; elle fut re­merciée par un affectueux sourire.

Ces dames visitèrent les plus brillants ma­gasins de Paris. Mme de Barville jouissait du naïf étonnement que causait à la jeune pro­vinciale le luxe merveilleux qu'ils étalent à l'envi. Elle consulta son goût sur les em­plettes qu'elle avait à faire, et fut surprise de la noble simplicité de ses choix. Blanche ne fut pas moins étonnée du dédain, de l'ar­rogance avec lesquels la baronne répondait à la respectueuse politesse des marchands. Serait-ce donc là, se disait-elle, une obliga­tion qu'impose la richesse ? Oh ! je ne pour­rai jamais la remplir.

Mme de Barville proposa ensuite à Blanche de visiter les principales églises de Paris, et la vive satisfaction que fit éclater sa pro­tégée prouva que rien ne lui pouvait être plus agréable. La baronne vanta la riche élé­gance de la Madeleine et de Notre-Dame-de-Lorette, où elles se rendirent d'abord. Saint-Roch et son calvaire, où l'âme est si bien ; l'antique paroisse des rois de France, Saint-Germain-l'Auxerrois et sa triste nu­dité; Saint-Sulpice, avec sa magnifique

chapelle de Marie ; Notre-Dame enfin, avec ses vieux arceaux, son jour mélancolique et ses pieux souvenirs, virent tour à tour la femme mondaine et la jeune fille à l'âme pleine de foi. La métropole offrit surtout à Blanche un attrait irrésistible. Profondé­ment recueillie et comme enlevée à la terre, elle trouvait dans l'obscurité de la vieille basilique un charme que ne prêtent pas aux monuments modernes les flots de lumière qui les inondent. Là elle se sentait avec Dieu, et son coeur, abîmé devant lui, priait avec une douce confiance. Là, comme à Sa­venay, une joie pure remplissait son âme, et dans ce mystérieux échange de prières et de grâces Blanche puisait la force en même temps qu'elle goûtait le bonheur.

Mme de Barville, qu'une froide pratique des devoirs indispensables du chrétien lais­sait étrangère aux délices de la piété, s'éton­nait du profond recueillement de Blanche, dont elle n'osait cependant interrompre la prière. Elle sentait au fond de son âme une émotion qu'elle ne pouvait définir. Etait-ce de la joie, du trouble, du remords ? Elle ne pouvait s'en rendre compte; mais ces pensées qui se combattaient en elle lui de­vinrent insupportables, et elle s'apprêtait à tirer Blanche de sa méditation, lorsque celle-ci la termina par le signe de la croix.

En sortant de Notre-Dame, Blanche re­trouva sur le front de Mmo de Barville cette expression de mécontentement qui lui cau­sait tant de frayeur. Elle s'excusa de l'avoir retenue trop longtemps peut-être.

« En effet, répondit la baronne, mes heures sont tellement remplies, que je ne suis point habituée à perdre ainsi un temps précieux. »

Blanche soupira en entendant cette ré­ponse. Elle comprit que Mme de Barville n'a­vait que l'écorce de la piété, et que dès lors elle devrait veiller avec soin sur elle-même, pour ne pas fournir à sa protectrice des su­jets de sarcasme contre une religion qu'elle ne connaissait pas.

C'est une pénible tâche que d'avoir à glo­rifier Dieu par ses oeuvres au milieu d'un intérieur où ne règne pas sa loi. Là une fai­blesse qui échappe à la fragilité est condam­née sans miséricorde, une faute devient un crime, une parole inoffensive est regardée comme un trait plein de fiel, et les actions les plus innocentes sont, suivant les cen­seurs impitoyables du chrétien, des actes marqués au sceau de la réprobation. Cette tâche va devenir celle de Blanche : heureuse si un jour elle ne succombe pas sous un tel fardeau !

CHAPITRE XIII

Souvent sa main capricieuse

Jette an pauvre un peu d'or comme on jette un affront,

Et sous sa pitié dédaigneuse Le pauvre sent rongir son front.

 

la baronne de barville

 

Belle encore, quoique parvenue à sa soixantième année, la baronne de Barville avait un abord qui glaçait le coeur le plus expansif. La dignité froide de son maintien, la noblesse imposante de son regard com­mandaient le respect ; mais rien en elle n'attirait la confiance. Un sourire moqueur se jouait souvent sur ses lèvres, et sa parole, alors même qu'un accent de bonté venait l'adoucir, décelait la roideur inflexible d'une volonté qui ne souffrait point de résistance.

Mme de Barville aimait encore avec pas­sion les plaisirs et les fêtes du monde. Elle y brillait par un ton parfait, par un esprit supérieur; et sa conversation, aussi atta­chante que spirituelle, fixait autour d'elle un cercle nombreux d'admirateurs. Alors son front paraissait calme et serein, la joie se peignait dans ses regards : elle était heu­reuse.

Mais quand le tumulte du monde cessait de se faire entendre, la baronne n'était plus la même. Une tristesse profonde s'emparait d'elle, souvent même elle versait des larmes amères. Elle était libérale sans générosité ; l'or qu'elle semait n'adoucissait pas les dou­leurs du coeur ; sa hauteur, sa dureté, l'ai­greur de ses paroles, rendaient malheureux tous ceux qui se trouvaient placés sous sa dépendance, et la crainte était le seul sen­timent qu'elle inspirât à ceux qui l'entou­raient.

Dans un voyage qu'il avait fait à Paris, M. de Brior, déjà connu de la baronne, avait parlé devant elle de M. de Savenay, de Blanche, dont il avait vanté les vertus mo­destes et la sage éducation. Mme de Barville écoutait attentivement, et paraissait prendre un véritable intérêt à cette conversation; aussi, dès qu'elle le put sans affectation, elle prit à part M. de Brior, et lui parla de ses amis.

« Je suis quelque peu parente de M de Savenay, dit-elle avec bienveillance ; je sais qu'il n'est pas heureux, et je voudrais répa­rer envers lui l'injustice du sort. M'aider dans l'accomplissement de mes desseins, ce sera, Monsieur, acquérir un droit à ma juste reconnaissance. »

Avec toute la chaleur d'une vieille amitié, M. de Brior promit son assistance; puis il raconta les malheurs de M. de Savenay, il parla des calomnies qui l'avaient atteint et privé de l'héritage qui lui appartenait si lé­gitimement. Il parla de la douleur que cau­sait à son ami la tache imprimée à son nom, jusque-là si glorieux et si pur ; des in­quiétudes du vieillard pour l'avenir de sa fille ; et l'amitié rendit le comte si éloquent, que Mme de Barville ne put maîtriser son émotion.

« Monsieur, s'écria-t-elle, la fortune de M. de Savenay est tout entière entre mes

mains par la volonté de son oncle... Cette fortune, je veux la rendre à sa fille. Je lui assure vingt mille francs de rente; mais j'y mets pour condition que ses parents l'enver­ront près de moi pendant une année. Je connais d'ailleurs la fausseté des accusations qui pèsent sur M. de Savenay... ; peut-être en pourra-t-on trouver des preuves.

—  Jamais, Madame, jamais M. et Mme de Savenay ne consentiront à se priver de l'en­fant qui fait leur seule consolation.

—  N'en parlons plus, Monsieur ; sans cette condition, je ne puis rien pour la famille de Savenay.»

Un salut glacé suivit ces paroles, et Mme de Barville quitta le salon. Le comte s'informa auprès de quelques personnes de la réputa­tion de la baronne. La considération dont elle paraissait jouir lui fit penser qu'il avait été trop prompt à rejeter une proposition que la situation fâcheuse de ses amis leur ferait sans doute un devoir d'accepter, s'ils étaient certains de remettre leur fille en des mains dignes de recevoir un pareil dépôt. Il écrivit à la baronne pour s'excuser d'un re­fus qu'il n'eût pas dû se permettre avant d'avoir consulté ceux qu'il intéressait ; il la priait de l'autoriser à leur soumettre l'offre généreuse qu'elle avait bien voulu faire.

Cette lettre demeura sans réponse ; quel­ques mois après, cependant, le comte reçut une missive de Mme de Barville ; elle deman­dait Blanche avec instance, et faisait espérer pour l'avenir les moyens de justifier pleine­ment M. de Savenay. Le départ de Blanche fut résolu, dès que M. de Brior eut fait part à ses amis de l'avenir que ménageait à leur fille l'affection de la baronne.

Mme de Barville avait ardemment désiré la présence de Blanche; aussi l'aima-t-elle à la première vue, et forma-t-elle aussitôt le dessein de ne s'en séparer jamais. Trop égoïste pour compatir aux douleurs de ses semblables, elle pensa que le chagrin de Blanche se dissiperait comme un nuage sous l'influence des plaisirs ; elle arrêta dès lors un plan qu'elle jura d'exécuter.

Telle était la personne qui remplaçait au­près de Blanche la mère la plus chrétienne et la plus dévouée. La pauvre enfant com­parait dans sa pensée ces deux êtres si dif­férents, et son chagrin allait presque jusqu'au désespoir. Mais Dieu veillait sur elle avec un amour de père, et celui que garde le Seigneur ne connaît les périls que pour en triompher.

Ainsi que le voulait Mme de Barville, les maîtres les plus habiles furent appelés pour continuer l'éducation de Blanche. Le travail leur fut facile ; car, sous le voile de la plus aimable modestie, Mlle de Savenay cachait des talents réels, que les éloges de ses pro­fesseurs révélèrent bientôt à sa protectrice. La baronne éprouva la plus vive contrariété d'une découverte qui dérangeait ses plans. Elle espérait que Blanche lui devrait les jouissances que procurent les arts, et que, pour se les assurer, elle prolongerait son sé­jour auprès de sa bienfaitrice. Aussi vit-on redoubler la froideur et l'inégalité d'humeur de Mme de Barville, qui punissait Blanche des talents qu'elle acquérait par son travail, comme on châtie ordinairement ceux qui refusent d'en acquérir.

CHAPITRE XIV

Allons, que je t'éprouve maintenant par la joie, et jouis du bien...

Cela est encore une vanité. Eccl., ch. u.

 

VIE NOUVELLE

 

Blanche ne l'avait que trop prévu, elle n'était pas heureuse chez Mme de Barville. Achetés au prix des jouissances du coeur, que peuvent pour le bonheur les biens de la fortune? Aussi Mlle de Savenay était-elle chaque jour plus triste dans la somptueuse demeure qu'elle habitait.

Les lettres qu'elle écrivait à ses parents ne soulageaient pas son âme : elle leur ca­chait ses souffrances, et mettait tous ses soins à leur persuader qu'elle était heureuse. Quelquefois même elle y parvenait si bien, qu'ils s'étonnaient qu'elle pût goûter tant de joie loin d'eux. Blanche, pour se justifier, écrivait aussitôt une longue lettre pleine de naïfs aveux; puis elle la brûlait en disant : « Ah ! qu'ils m'accusent... mais qu'ils ignorent mes chagrins ! » Elle ne savait pas, la pauvre Blanche, que de toutes les peines qui peuvent désoler le coeur d'un père et d'une mère, il n'en est point de plus poignante que celle de soupçonner le coeur de leur en­fant.

C'était seulement au guide de son enfance et à la nièce du comte de Brior qu'elle dé­voilait ses secrètes angoisses, et qu'elle de­mandait des consolations et des conseils. Mais leurs lettres, au grand étonnement de Blanche, étaient courtes et froides. M. Demay lui recommandait une entière soumis­sion à Mme de Barville, et semblait blâmer ses plaintes. Mme d'Ormeck ne l'entretenait que du regret qu'éprouvait son oncle de s'être mêlé d'une affaire qu'il croyait être toute dans l'intérêt de Mademoiselle de Sa­venay. Ainsi repoussée de ses amis, la pauvre Blanche écrivit plus rarement. Puis, ses lettres demeurant sans réponses, elle n'écrivit plus du tout.

Douée d'une extrême sensibilité, M1le de Savenay savait en même temps se roidir contre le malheur. Elle vit dans l'indiffé­rence de ceux qu'elle aimait tant une épreuve de la Providence, et l'accepta avec la résignation d'une âme chrétienne ; et sans se plaindre, sans murmurer, elle s'aban­donna tout entière à Dieu, qui voulait être son seul appui.

Il est pour tous, dans la vie, une heure où l'âme est livrée aux plus rudes assauts. Longtemps forte contre l'ennemi, souvent elle faiblit et succombe après les plus rudes combats. L'ange qui lui fut donné pour gar­dien s'afflige alors; mais il ne l'abandonne pas : il veille et il prie !

Blanche avait résisté au désir qu'avait ma­nifesté Mme de Barville de la voir partici­per aux fêtes brillantes que l'hiver ramène chaque année.

« Je ne connais pas ces plaisirs, Madame, disait-elle ; je n'éprouve nul désir de les con­naître; laissez-moi dans mon ignorance.

D'ailleurs ils ne conviennent pas au rang que je dois tenir dans le monde, et peut-être les regretterais-je s'il m'était donné d'en jouir un seul instant.

—  Voilà bien les dévots, ma chère : don­nant toujours un brillant vernis à ce qu'ils appellent leurs sacrifices ; se recherchant toujours, quand ils prétendent n'obéir qu'à la loi du Seigneur.

—  Je ne suppose pas, Madame, que vous voulussiez me faire goûter des plaisirs dont mon front pût rougir ou ma conscience s'a­larmer; ce n'est donc pas pour obéir à la loi de Dieu que je vous supplie de ne pas me contraindre à paraître dans des assem­blées où, près de vous, je n'aurais rien à redouter.

Mme de Barville n'avait pas cru devoir in­sister davantage ; mais elle revenait souvent sur ce sujet. Elle citait les lettres du curé de Savenay, ses exhortations à une soumis­sion entière, et Blanche, chaque jour, était moins ferme dans sa résistance; enfin elle céda, et la joie que manifesta Mme de Bar­ville se communiqua presque au coeur de sa protégée.

Le jour du bal est arrivé. La toilette la plus élégante est déployée aux regards de Blanche. Julie en a bientôt revêtu la jeune fille ; plus charmante encore dans cette gra­cieuse parure, la pauvre enfant est trop naïve pour ne point laisser éclater sa joie, et Mme de Barville, en la remerciant d'avoir cédé à ses désirs, lui promet de ne l'arra­cher jamais aux douceurs de sa solitude si elle éprouve un moment d'ennui.

Comme elle tremble en montant les de­grés qui conduisent à cette fête brillante ! Mme de Barville et Mlle de Savenay sont an­noncées, et tous les regards s'arrêtent sur la jeune fille, qu'un murmure flatteur ac­compagne jusqu'à la maîtresse de la mai­son ; mais Blanche n'entend pas même les paroles bienveillantes qui lui sont adres­sées; elle ne peut articuler un seul mot, et ne répond que par une révérence gracieuse à l'accueil qu'elle reçoit. Bientôt elle jette autour d'elle un timide regard, et ses yeux sont éblouis de tout l'éclat qui 1'environne. Quel plaisir goûterait-elle, si elle ne pou­vait, même un seul instant, contempler tant de splendeur ! Le souvenir des champs où s'écoula son enfance revient à sa mé­moire : là du moins l'éclat des rayons du soleil était tempéré par une douce verdure qui réjouissait ses regards ! Ce souvenir ra­mène les regrets, et Blanche a retrouvé sa mélancolie habituelle.

Tout à coup un brillant orchestre se fait entendre, et Blanche a tressailli de plaisir : pourtant elle murmurait presque un refus à la première invitation qui lui fut faite, quand un ordre de Mme de Barville lui fit rétracter cette parole; elle prend place à un quadrille. Son maintien modeste et gra­cieux attire sur elle tous les regards, et elle commence à comprendre qu'elle est l'objet de l'attention générale. Elle éprouve bien quelque peine de se voir ainsi admirée ; mais la vanité y trouve son compte, et bientôt elle jouit complètement de son triomphe.

Au milieu de ces sensations si nouvelles pour Blanche, les heures se sont écoulées avec une rapidité surprenante. Elle s'étonne d'entendre sonner celle du départ, et vou­drait prolonger ces heureux instants ; mais il n'est pas au pouvoir de l'homme d'arrêter la marche du temps quand il s'écoule au sein du plaisir, pas plus qu'il ne peut hâter son vol quand il traîne après lui la souffrance.

Dès qu'elle est seule avec Mme de Barville, elle s'empresse de la remercier de la bonté avec laquelle elle a bien voulu se condam­ner aux fatigues d'une longue veille pour lui procurer quelques heures de plaisir. La baronne sourit, elle voit que l'enchanteur dont elle a invoqué la puissance n'a point trompé son attente : elle est maintenant sûre de son triomphe; Blanche ne lui échap­pera pas

Tout occupée des préparatifs de cette merveilleuse fête, depuis trois jours Blanche a négligé d'écrire à Savenay. Demain, se dit-elle en rentrant, demain j'écrirai à ma mère; et elle ne pense pas à l'inquiétude que ce retard va causer à ses parents. Com­ment y aurait-elle songé ? elle n'a pas même conservé le souvenir de son Dieu : pour la première fois de sa vie, Blanche se couche sans avoir prié.

A son réveil cependant, la pensée habi­tuellement si douce de ses devoirs religieux

se présente à elle comme un remords. Elle tombe à genoux, et demande humblement pardon à Dieu de cet oubli, qu'elle déplore. Ce repentir sincère fait naître de nouveaux regrets. Savenay ! Ses parents, comme ils ont dû trouver long le silence de leur fille bien-aimée ! Aussi elle ne remettra pas à un autre instant, et déjà tout est préparé pour commencer cette lettre qui doit être si impatiemment attendue. Mais le timbre de la pendule se fait entendre, Blanche regarde le cadran : onze heures ! Au même instant Julie entre, et annonce à sa maîtresse que Mme de Barville l'attend pour déjeuner.

Blanche se hâte de descendre, et la ba­ronne l'entretient encore des plaisirs de la veille, des succès qu'elle a obtenus, des éloges flatteurs qui lui ont été prodigués de toutes parts. La pauvre enfant se plaît à en­tendre redire ces éloges ; elle retrouve, en écoutant Mme de Barville, ces mêmes émo­tions qui l'agitaient au milieu du cercle nombreux qui l'avait admirée. La vanité s'éveille si aisément dans l'âme la plus can­dide et la plus simple ! Mllc de Savenay est à peine entrée dans le monde, et déjà ce monde qui l'encense est devenu le centre de ses affections. Oh ! quand le plaisir n'of­frirait d'autre danger que celui de nous faire manquer à nos moindres devoirs envers Dieu, envers nos parents, n'en serait-ce donc pas assez pour nous tenir en garde contre ses trompeurs attraits ?

Mme de Barville, heureuse de l'impression qu'elle a produite, n'en veut pas perdre le fruit : elle occupe la jeune fille près d'elle jusqu'à l'heure où elle attend ses visites. Naguère encore, Mlle de Savenay avait tou­jours un prétexte plausible pour se sous­traire à ce qu'elle appelait les corvées du monde ; mais aujourd'hui elle espère encore quelques-uns des succès qui l'ont tant enivrée la veille. Aussi apporte-t-elle plus de soin à sa parure ; rien ne lui plaît : la nuance de ce ruban ne lui sied pas, cette robe n'est pas assez fraîche, ces chaussures n'ont nulle grâce. Julie elle-même s'étonne des progrès de sa jeune maîtresse. La pauvre Blanche a fait un pas immense dans la vie mondaine.

Chez Mme de Barville comme au bal, le triomphe de Blanche fut complet. Timide et réservée d'abord, elle se laissa bientôt entraîner par le désir de plaire, et parut char­mante aux amies de la baronne, qui toutes réclamèrent la faveur de recevoir Mlle de Savenay.

Enfin les visites cessent, et la jeune fille se retire chez elle : il faut qu'elle écrive à Savenay. Mais cette fois elle entretient ses parents bien moins d'eux que d'elle-même : elle raconte ses plaisirs et ses succès, dé­crit avec feu tout l'éclat de cette fête qui la trouble encore, s'étend sur sa reconnais­sance envers Mme de Barville, qui lui a fait voir des choses si merveilleuses. On recon­naît bien dans sa narration l'admiration naïve pour une féerie qui l'enchante ; mais on y voit aussi la secrète complaisance d'un coeur qui ne recherche plus que lui dans tout ce qui l'environne.

Mme de Barville se faisait remettre toutes les lettres de Blanche à sa famille ou à ses amis; c'était de ses mains aussi que la jeune fille tenait celles qui lui étaient adressées. Quelle ne fut pas la surprise de Blanche quand la baronne, l'ayant appelée, mit au feu devant elle la lettre qu'elle avait écrite le matin même à ses parents !

« J'ai voulu voir comment vous rendiez compte de l'impression que vous avez éprou­vée hier, ma Blanche, lui dit Mme de Barville. Mais vous n'y pensez pas ! Faire à votre mère un pareil

récit ! Ménagez donc un peu les susceptibilités provinciales ; votre joie si bien exprimée jetterait tout Savenay dans l'épouvante !

—  Que voulez-vous dire, Madame ? Je ne comprends pas qu'on puisse s'effrayer de mon récit.

—  Mais ne connaissez-vous donc pas les provinciaux ? Paris, vu à travers le mi­croscope des préjugés, est un lieu de scan­dale : on n'y doit pas marcher sans rencon­trer un piège. Aussi, je vous l'avoue, n'est-ce pas sans un peu d'étonnement que je vous ai vue arriver près de moi. Il a fallu que le comte de Brior fit grand cas de Mme de Barville, pour que vos parents voulussent bien vous confier à ses soins.

—  En allant ainsi dans le monde, agirais-je donc, Madame, contre la volonté de mon père ?

—  Votre père, mon enfant, s'il possédait encore les terres de Savenay et la fortune

que vos aïeux ont si follement dissipée ; votre père, s'il vivait à Paris, vous condui­rait lui-même dans ces réunions où je vous présente. N'est-ce pas à une fête donnée par la marquise d'Harcourt qu'il vit votre mère pour la première fois ? »

Blanche se sentit soulagée par ces paroles. Elle saisit avidement cette pensée, qui lui permettait de goûter encore les plaisirs dont le prestige l'enchantait.

« J'ai voulu plaisanter un peu, reprit la baronne, quand j'ai parlé d'épouvante : mais vous feriez mieux, je crois, de ne point exprimer si vivement votre joie ; l'extrême sensibilité de votre mère en pourrait être blessée; il lui semblerait déjà qu'une fête a suffi pour la bannir de votre coeur. »

Blanche, désireuse de s'assurer de nou­velles jouissances, se laissa éblouir par ces spécieuses raisons. Elle fit taire son coeur, qui s'affligeait d'une dissimulation coupable, et parla du bal de la veille avec autant de calme qu'une femme de quarante ans en eût parlé. Quand sa lettre, si vivement désirée, arriva à Savenay, ses parents se réjouirent d'une modération si sage ; mais leurs amis s'affligèrent d'y apercevoir une sorte d'affec­tation dictée peut-être par la tendresse, et par là même bonne dans son principe, mais bien dangereuse dans ses conséquences. M. de Brior seul se rangea du côté de M. et de Mme de Savenay, qui s'empressaient de justifier Blanche : la prévoyance du bon curé et de la pieuse Mme d'Ormeck fut réduite au silence, et la jeune fille fut proclamée par ses défenseurs une merveille de sagesse et de raison.

CHAPITRE XV

Nul lie peut servir deux maîtres. S. Matth., ch. vi.

 

MAUVAIS EXEMPLES

Quatre mois s'étaient déjà écoulés depuis que Blanche avait quitté le toit paternel. A Savenay, les jours semblaient d'une lon­gueur désespérante ; pour ces bons parents, une année était un siècle loin de leur fille bien-aimée. A Paris, les heures fuyaient trop vite aux yeux de la jeune fille. Là, dans les veillées si longues de l'hiver, on remarquait une place vide, et bien souvent de profonds soupirs révélaient des pensées qu'on n'osait se communiquer. Ici l'objet

de cette tendre sollicitude n'avait plus ni la volonté de penser, ni le pouvoir de se sou­venir.

En arrivant à Paris, Blanche avait témoi­gné le désir de s'approcher des sacrements. « Il sera temps pour la fête de Noël, » avait répondu sa protectrice ; et la pauvre Blanche, prisonnière dans le somptueux hôtel qu'elle habitait, n'avait pu se choisir un guide spi­rituel. La touchante solennité était venue, elle était passée, et, tout entière au plaisir, la jeune fille y avait à peine songé. Cepen­dant, à la première grand'messe où elle fut conduite par Julie, quand elle vit les pauvres et les riches se presser à la sainte table, elle aussi adora le divin enfant de Bethléhem, et de pieuses larmes coulèrent de ses yeux. Puis elle pria pour ses bons parents, pour ses amis, et... ce fut tout !

Les visites, les bals, les spectacles, les soi­rées remplissaient la vie de Mlle de Savenay. Elle y entendait souvent préconiser la reli­gion. Elle voyait assister aux saints mystères les personnes qui, comme elle, paraissaient dans toutes ces réunions. Lorsqu'elle était conduite au sermon de quelque prédicateur fameux, elle y échangeait un salut avec les personnes qu'elle avait vues la veille à l'O­péra. Elle entendait souvent celles dont on vantait la piété, louer, exalter le courage, la vertu de telle ou tel qui préférait à la mi­sère et à ses privations une profession longtemps réprouvée ; et peu à peu Blanche, fermant l'oreille aux cris de sa conscience, entrait à son insu dans cette voie large qui conduit à la mort. Un malheureux implorait-il de cette société, si chrétienne en appa­rence, le secours qui l'eût sauvé du déses­poir, Blanche entendait répéter qu'un vice secret pouvait seul réduire à une si affreuse misère, et toutes les bourses se fermaient aussitôt. Mais s'ouvrait-il une souscription en faveur de quelque artiste ruiné par ses prodigalités, ou même de quelque contrée frappée d'une soudaine calamité, chacun s'empressait d'envoyer un don fastueux; car les feuilles publiques répétaient le len­demain le nom, le titre du souscripteur. Aussi la charité, cette fille du ciel qui se fait toute à tous pour gagner les âmes à Dieu, s'éteignait-elle dans le coeur de Blanche. Oui, Blanche, autrefois si ingénieuse à soulager toutes les douleurs, croyait avoir tout fait maintenant quand elle avait jeté un peu d'or aux malheureux qui l'imploraient : comme si l'or pouvait seul cicatriser les blessures de la misère !

Qu'ils sont cruels ceux qui par leurs dis­cours, leurs conseils et leurs exemples, paralysent et étouffent dans les âmes le germe de ces douces vertus qu'y fait croître la religion ! Hélas ! ils ne sont pas moins à plaindre ; car ils ne songent point au compte rigoureux qu'ils auront à rendre un jour! La vie est pour eux un long som­meil que charment des songes riants ; mais quel réveil quand sonnera l'heure de l'é­ternité !

Cependant Mlle de Savenay, si longtemps nourrie des principes de la charité chré­tienne, comparait quelquefois les oeuvres qui avaient occupé son enfance et les pen­sées qui remplissaient son coeur aujour­d'hui. Souvent elle tremblait à ces souve­nirs, elle se promettait de revenir à ces premiers sentiments, elle priait avec plus de ferveur pendant quelques jours; mais l'exemple, l'attrait du plaisir détruisaient l'impression salutaire, et la nature l'empor­tait sur la grâce.

Les jours de la pénitence étaient venus. Blanche crut ne pouvoir allier cette vie de dissipation avec les saints exercices de la vie chrétienne et l'obligation de s'approcher des sacrements. Mme de Barville étant un jour retenue chez elle par une indisposition, Blanche manifesta le désir de se préparer par la retraite à la grande solennité de Pâques. Sa protectrice la regarda avec éton- nement : « Hé quoi ! quitter nos amis à cause du carême ! y pensez-vous, mon en­fant ? Non, non, à chaque chose son temps, ma chère; nous irons moins souvent au bal, au spectacle : une fois seulement par se­maine. Quand viendront les jours saints, nous irons à la messe chaque matin, nous enverrons au curé d'abondantes aumônes, et nous ferons nos pâques.

—   Mais, Madame...

—  Mais, mon enfant, je sais mieux que vous ce qu'on doit faire : vous verrez toutes nos amies faire leurs pâques, bien qu'elles vivent comme nous vivons. S'il fallait empêcher tous ceux qui vont dans le monde de remplir le devoir pascal, mais on ne le per­mettrait à personne ! Croyez-moi, chère enfant, laissons la religion grande, large, tolérante, et mettons de côté nos étroites idées d'éducation bretonne. »

Cette dernière phrase attaquait les plus chers souvenirs de Blanche ; elle rougit, se tut, et finit par penser que Mme de Barville avait peut-être raison : une fois sur la pente rapide du mal, on glisse peu à peu vers l'a­bîme.

Au milieu de cette vie mondaine, Blanche avait heureusement conservé une tendre dévotion à Marie : la médaille miraculeuse, le scapulaire bénit à Sainte-Anne d'Auray ne l'avaient jamais quittée; aussi la Mère de miséricorde veillait sur son enfant qu'en­touraient mille dangers. Blanche aimait Marie, elle l'invoquait tous les jours ; Blanche ne pouvait périr ! En effet, ni les fatigues in­séparables d'une vie de plaisirs, ni les em­barras qui l'accompagnent, rien ne put l'empêcher de réciter chaque jour une di­zaine de chapelet en l'honneur de la Mère immaculée. Une seule fois elle y avait man­qué ; c'était le jour de son entrée dans le monde, et le profond et sincère regret qu'elle en éprouva témoignait assez de son amour pour Marie.

Enfants de Dieu, que sa providence vous place sur la scène du monde, ou qu'elle vous éloigne de ses périls ; qu'elle vous fasse vivre au sein des richesses, ou dans les angoisses de la pauvreté, aimez, invoquez Marie! Elle est la force dans les dangers, le bonheur dans le calme, la paix dans la tri­bulation, la joie dans les larmes; elle est mère toujours, et, après Dieu, l'espoir du salut, notre vie, notre douceur, notre avo­cate et notre appui.

CHAPITRE XVI

Pour un peu d'or perdre la paix du coeur,

Aller bien loin chercher des larmes,

Vivre sans cesse au milieu des alarmes,

Hélas ! est-ce donc le bonheur !

 

le monde

Quand un songe riant a bercé notre som­meil, quand nous avons rêvé une félicité parfaite ; si au réveil nous ne trouvons plus que déceptions, misère, nudité, notre coeur oppressé ressent plus amèrement ses dou­leurs. Ce bonheur qui n'a fait qu'appa­raître, qu'on a cru saisir, rend plus affreuse encore la détresse qui semblait lui avoir fait place, et les larmes coulent plus abondantes et plus amères. Les joies de Blanche n'étaient qu'un songe : elle allait s'éveiller.

Une réunion brillante avait lieu chez Mme d'Auberive. Mme de Barville et sa jeune compagne, arrivées avant tous les invités, étaient entrées dans le boudoir de la com­tesse. Celle-ci prit à part la baronne, avec laquelle elle causait à voix basse, tandis que Blanche examinait les dessins d'un album. Cependant, la conversation s'animant de plus en plus, ces dames prièrent Mlle de Savenay de les laisser seules ; la jeune fille se rendit dans le salon le plus voisin ; mais la foule commençait à s'y presser, et pour rester inaperçue elle se glissa dans le coin le plus obscur, attendant Mme de Barville. Cinq jeunes dames se trouvaient près de là ; mais leur conversation était si animée, qu'elles ne virent pas Blanche.

« Vous avez beau dire, s'écria l'une d'elles, elle est vraiment charmante ; un peu guin­dée peut-être, mais jolie à ravir.

—  Il paraît qu'elle n'a rien, dit une autre, qui était la plus rapprochée de Blanche.

—  Pas une obole, ma chère; l'idole, dit Mme Haubert, n'a guère que ses beaux yeux.

—  Quelle folie que de faire paraître cette petite provinciale dans le monde, si elle ne peut y figurer ! reprit une personne qui n'a­vait rien dit encore.

—  Mais elle a un beau nom, reprit Mme Haubert.

—  Ce n'est pas là ce qui tourne la tète au comté de Morlanges, et lui fera demander la petite à la baronne de Barville. »

Blanche tressaillit ; elle avait reconnu dans ce groupe celles qui, la veille encore, l'accablaient de marques d'amitié.

« Le comte épouserait une fille sans dot ?

—  Comptez-vous pour rien la fortune de la baronne, ou supposerez - vous qu'elle abandonnera sa protégée?

—  Mme de Barville ne peut disposer de son bien, Mesdames; elle a un fils.

—   Un fils ! s'écrièrent les trois dames.

—  Un fils! se dit Blanche au comble de l'étonnement.

—                                                Vous ignoriez cela ? reprit Mme Hau­bert. Oui, Mme de Barville a un fils, un noble et bon jeune homme, qui, dit-on, fuit sa mère à cause de quelques mille livres qui ne font pas honneur à la baronne.

Blanche voulait s'éloigner pour ne pas surprendre les secrets que colportait ainsi la malignité, mais elle était si troublée qu'elle craignit d'attirer les regards ; elle se décida à demeurer à sa place, se promet­tant bien de ne prêter aucune attention à de pareils discours. Mais cela n'était guère possible. Elle écouta encore.

« M. de Barville n'est donc pas à Paris ? continua l'une des dames.

—  Il est en Amérique, bien décidé, dit-on, à n'en revenir qu'après la mort de sa mère.

—  Pauvre Mlle de Saint-Brice, reprit une autre, elle comptait sur la parole de M. de Morlanges !

—  Elle se consolera en écrasant la nou­velle comtesse du poids de son indignation.

—  Si M. de Barville était à Paris, ou si du moins la renommée portait jusqu'à lui quelques traits de la jolie provinciale, la baronne deviendrait pour elle plus qu'une bienfaitrice, peut-être.

—  Tranquillisez-vous, Mesdames, aussi bien pour Mlle de Saint-Brice que pour le jeune de Barville. La renommée lui fît-elle de Blanche le plus séduisant portrait, ni lui, ni le comte, nul homme d'honneur, en un mot, ne songera à unir son sort à celui de MIle de Savenay.

—  Je ne vous comprends pas, chère Gé­raldine : cette jeune fille est belle ; elle sera riche, grâce à Mmo de Barville; son nom...

—  Serait beau, s'il était pur; mais M. de Savenay y a attaché une flétrissure : c'est un faussaire. »

Un cri douloureux suspendit cette con­versation. Les jeunes femmes se retournent, et voient près d'elles la pauvre Blanche : elle était restée debout, pâle, l'oeil égaré; elle semblait chercher du regard. Tout à coup elle aperçoit Mme de Barville à l'extré­mité du salon ; elle s'élance et tombe à ses pieds.

« Parlez, s'écria-t-elle, vous savez que mon père est innocent, justifiez-le, Ma­dame : oh ! parlez, je vous en conjure. »

Et Blanche, toujours à genoux, arrêtait sur Mme de Barville des regards inquiets et suppliants.

« Mon Dieu ! s'écria la baronne, à quelle épreuve suis-je réservée ! la pauvre enfant a perdu la raison. »

Un nouveau cri se fait entendre, plus dé­chirant que le premier. Blanche se lève, regarde avec effroi tout ce qui l'environne ; elle veut fuir, mais ses forces l'abandonnent ; elle tombe dans les bras de cette même femme dont la parole imprudente vient de la frapper dans ce qu'elle a de plus cher au monde.

Quel remords ne devait pas éprouver la frivole Géraldine lorsqu'elle soutenait le corps glacé de la jeune fille dont elle avait détruit la joie et l'avenir ! Mais le remords pénètre-t-il encore dans ces réunions où la médisance et la calomnie se jouent impu­nément du repos et du bonheur des fa­milles ; où, déchirant avec esprit, aiguisant avec enjouement le fer qui blesse et qui tue, on ne pense qu'à plaire : où l'on sacrifie tout au désir de briller !

A la vue de la jeune fille inanimée, celle qui l'a mise en cet état éprouve une pitié réelle ; mais le lendemain ce triste événe­ment, raconté avec art, lui vaudra de nou­veaux succès, de nouveaux éloges, un triomphe de plus !

On emporte la jeune fille ; on lui prodigue les soins les plus empressés ; tout est inutile : pendant deux heures elle ne donne aucun signe de vie. Enfin elle reprend ses sens : elle sourit, elle appelle son père; elle donne à Mme de Barville le nom de sa mère. La baronne avait raison : Blanche était folle !

Chapitre XVII

A peine avaient coulé ses pleurs, Qu'au même instant on la voyait sourire : Heureuse, hélas ! que son délire eût chassé bien loin ses douleurs !

 

 

CONVALESCENCE

 

Les plus habiles médecins furent appelés près de Mlle de Savenay, sans qu'aucun d'entre eux pût trouver un remède au mal qui l'avait frappée. Mme de Barville, sincè­rement affligée, ne paraissait plus dans le monde. Elle était retenue près de l'intéres­sante malade moins peut-être par son affec­tion que par l'éclat d'une scène qui avait eu tant de témoins. Aussi s'empressa-t-elle d'obéir à la prescription des docteurs, lorsqu'ils réclamèrent pour Blanche l'air pur de la campagne. Les préparatifs furent faits en toute hâte, les adieux en un jour, et la baronne partit pour son château des Py­rénées.

Quelques semaines de séjour à Lorbières produisirent dans l'état de la malade un mieux physique dont sa protectrice put se réjouir. Sa maigreur était moins effrayante ; le coloris reparaissait sur ses joues ; de courts instants de sommeil venaient réparer ses forces : tout faisait espérer que la santé lui serait rendue.

Une jeune fille du même âge à peu près que Mlle de Savenay avait été placée près d'elle, et lui prodiguait les soins les plus affectueux. Blanche l'avait vue d'abord avec indifférence, puis elle s'était si bien habi­tuée à l'avoir pour compagne, que Mariette ne la quittait pas un instant sans qu'elle devînt plus triste, plus rêveuse. La fille des montagnes avait une voix agréable et pure ; ses naïves chansons faisaient couler les larmes de Blanche ; aussi Mariette, qui sa­vait combien ces pleurs soulageaient la jeune malade, répétait souvent ses airs favoris.

Un jour qu'elle chantait comme d'ordi­naire, l'expression de sa voix parut à Blanche plus mélancolique et plus tendre ; elle tres­saillit en l'écoutant.

« Répète-moi cette chanson, dit-elle dès que Mariette eut fini; elle me plaît, et il me semble que je pourrai l'apprendre.

— Oh ! si le bon Dieu le permettait ! » s'écria Mariette ; et, avec un accent plus touchant encore, elle répéta ces simples couplets :

Pauvre oiseau, tu quittes ta mère ! Que vas-tu chercher dans les bois ? Loin de ton nid, de ta misère Tes ailes vont sentir le poids.

Du chasseur la marche rapide Va te suivre dans nos forêts, Où bientôt l'oiseleur avide Sous tes pas va tendre ses rets.

Qui te donnera la pâture ? Et quand des cieux le jour s'enfuit, Contre les vents et la froidure Qui te protégera la nuit?

Je le sais bien, la Providence Veille sur les petits oiseaux ;

Sa divine main leur dispense

Chaque jour des trésors nouveaux.

Mais aussi, Dieu, dans sa colère,

Dis-moi, ne les punit-il pas ?

Penses-y, tu quittes ta mère,

Et Dieu maudit les fils ingrats!

L'oiseau revint à sa nichée ;

Il y retrouva le bonheur,

Et sa mère, sur lui penchée,

Disait, dans son doux chant du coeur :

«          Loin de ce nid, de la misère

«          Tes ailes sentiraient le poids ;

«          Enfant, ne quitte plus ta mère ;

«          Vis et meurs au sein de nos bois. »

Deux fois Blanche se fit répéter la naïve complainte ; puis elle murmurait, cherchant à se la rappeler :

Pauvre oiseau, tu quittes la mère !

Que vas-tu chercher...

Dans les bois, ajoutait Mariette. Blanche répétait : « Dans les bois ; » puis son regard sollicitait la fin du couplet. Deux fois en­core sa complaisante garde redit sa chansonnette, et la jeune malade s'endormit en répétant :

Loin de Ion nid... de ta misère...

Tes ailes... vont sentir... le poids.

Dès qu'elle fut assurée que Blanche dor­mait, Mariette courut chez Mme de Barville, et lui raconta ce qui venait de se passer. La baronne voulut être témoin du réveil de la malade; cachée derrière les rideaux, elle épiait tous ses moindres mouvements avec anxiété, croyant à chaque instant voir ses yeux se rouvrir. Une heure s'écoula dans cette attente, et Blanche, doucement reposée par ce sommeil bienfaisant, tendit la main à Mariette et répéta en s'éveillant les premiers couplets de la chanson qui l'avait si vive­ment frappée.

Mme de Barville crut le moment favorable : elle s'approcha et voulut embrasser Blan­che; mais celle-ci jeta un cri et se cacha le visage. La baronne, accablée, quitta la chambre en disant à Mariette : « Faites-moi avertir si elle m'appelle ; vous ne la quitte­rez plus. »

Au bruit de ses pas, Blanche rouvrit les yeux et promena un regard craintif autour d'elle.

« J'avais cru voir Mme de Barville, » dit- elle, mais d'un ton où une sorte de terreur se mêlait à la douceur la plus angélique.

« Vous ne vous êtes pas trompée, Made­moiselle, c'était elle, en effet. Madame la ba­ronne a tant de chagrin de vous voir malade, qu'elle vient souvent vous voir; mais, de peur de vous fatiguer, elle attend que vous soyez endormie.

—  Je ne sais pourquoi elle me fait peur !... Mais j'ai donc été bien malade?

—Oh! oui, Mademoiselle, nous avons bien pleuré, veillé bien des nuits...

—  C'est étonnant, je ne m'en souviens pas. A-t-on fait venir un prêtre ? Ai-je reçu les derniers sacrements ? Ma pauvre tête est si fatiguée... Je ne me rappelle rien... ,

—  Oh! oui, vous avez tout oublié, se hâta de reprendre Mariette, évitant de répondre à la question qui lui était adressée.

—  Alors, j'ai dû tout pardonner, tout... Ma bonne Mariette, redis-moi ta chanson, ta chanson, elle me fait du bien. » Et cette fois encore Blanche s'endormit en répétant quelques vers. Elle dormit longtemps; le soleil était près de son déclin lorsqu'elle s'é­veilla.

Mariette, vaincue par la fatigue, s'était endormie dans le fauteuil où elle avait passé tant de nuits sans sommeil. Blanche se sou­lève sur son lit ; tout ce qui l'environne lui semble nouveau : elle veut voir de plus près, se lève doucement, et à grand'peine elle ar­rive jusqu'à une fenêtre, et s'assied. Quelle n'est pas sa surprise quand ses yeux dé­couvrent une magnifique étendue, un par­terre charmant, au delà duquel se prolongent un parc immense et des montagnes à perte de vue! Elle regarde, interroge ses souve­nirs ; ils ne lui rappellent rien.

« Où suis-je donc? » s'écrie-t-elle.

Ces mots éveillent Mariette, qui pousse un cri en se précipitant vers Blanche. Mais elle ne l'a pas vue encore dans cet état : la jeune fille est calme et paisible, malgré l'étonnement où la jette ce qu'elle voit. Mariette, au comble de la joie, s'écrie: « Oh! merci, merci, bonne Vierge de Betharram !

— Mais dis-moi donc où je suis, Mariette?

Quel jardin magnifique ! A qui est ce parc ? Où suis-je donc, enfin ?

—  A Lorbières, Mademoiselle, au château de madame la baronne. Les médecins de Paris vous ont envoyée à la campagne ; ma­dame la baronne vous a amenée ici.

—  Je ne suis plus à Paris ? Oh ! quel bon­heur! Vois-tu, Mariette, j'y serais devenue folle !

—  Pauvre demoiselle ! Oh ! vous avez rai­son, c'est un bien vilain pays. On oublie tout là : le bon Dieu, ses parents, ses plus saints devoirs. Je remercie tous les jours Notre-Dame de m'avoir tirée de cet enfer.

—  Toi aussi, tu as été à Paris ; Tu as des parents, Mariette ?

— Oh ! oui, Mademoiselle, un père et une mère qui m'aiment bien, allez.

—  Mon Dieu ! s'écria Blanche, moi aussi j'ai un père, une bonne mère... Ah! qu'ils doivent être malheureux ! Mariette, tu sais écrire ? Demain tu leur écriras pour moi ; puis tu me diras ton histoire... demain, je suis trop faible aujourd'hui. »

Mariette invita la pauvre malade à se re­mettre au lit, espérant qu'elle y trouverait

le repos ; mais la nuit fut mauvaise, le dé­lire revint fréquemment. Huit jours se pas­sèrent dans les plus vives alarmes ; enfin, à la suite d'une sorte de léthargie qui dura vingt-quatre heures, le médecin annonça la complète guérison de Blanche.

CHAPITRE XVIII

Celui qui trouve un véritable ami

a trouvé un trésor.

 

UNE HISTOIRE

Il ne restait plus à Blanche qu'une exces­sive faiblesse et une disposition habituelle à la mélancolie. Sa jeune garde-malade ne la quittait pas, et s'efforçait de la distraire par sa douce gaieté. Quant à Mme de Barville, elle ne venait pas souvent la visiter : elle s'était aperçue de la fâcheuse impression qu'elle produisait sur la malade, et son amour-propre s'en irritait. Deux fois par jour elle demandait de ses nouvelles, lui faisait de temps à autre une courte visite ; et c'était tout. Mlle de Savenay ne s'en plai­gnait pas : la présence de Mme de Barville lui apportait de si tristes souvenirs, qu'elle n'avait pas encore la force de la supporter.

Selon le désir de Blanche, Mariette avait écrit à Savenay. La réponse était attendue avec anxiété; aussi fallait-il redoubler de soins pour distraire la jeune convalescente. Ce fut dans une des longues promenades qu'elles faisaient ensemble sous les magni­fiques ombrages de Lorbières, que Mariette lui raconta son histoire.

 

histoire de mariette lambert.

 

« Je suis née à Lestelle, gentil village situé près du sanctuaire de Betharram. Mes pa­rents vivaient heureux du fruit de leur travail; cependant ils avaient six enfants, dont je suis la dernière.

« Une grande dame venue dans notre pays pour rétablir sa santé voulut être ma mar­raine, et promit à ma mère de se charger entièrement de mon sort. Elle me fit élever avec plus de soin qu'on n'élève les enfants de nos montagnes, et quand j'eus quinze ans, elle m'emmena à Paris. Mes parents me donnèrent leur bénédiction ; ma mère pleurait et ne pouvait se lasser de me serrer dans ses bras. Moi, je pleurais bien aussi ; mais j'étais si joyeuse d'aller à Paris, que mon chagrin ne dura pas longtemps. Je me reprocherai toujours de m'être consolée si vite.

« Arrivée à Paris, ma marraine me remit à sa femme de chambre, qui m'apprit à coudre, à coiffer, à habiller. Victoire com­mençait à se faire vieille; j'étais destinée à la remplacer. On vanta beaucoup ma figure, mon adresse, mon intelligence; cela me rendit orgueilleuse et vaine; bientôt je ne pensai plus qu'à me faire remarquer de tous ceux qui m'entouraient ; je ne cherchai plus qu'à plaire, et j'oubliai tous les avis de ma bonne et pieuse mère. Déjà même je pensais moins à elle qu'à satisfaire ma va­nité.

« Pendant tout l'hiver ma marraine donna des bals et des soirées. Moi, l'oeil collé contre les portes, l'oreille attentive, j'écoutais la musique, ou je regardais danser. Je négligeais mon service : aussi Victoire me grondait-elle : un soir, je pleurai si fort, que ma maîtresse, à son tour, gronda Victoire. J'étais devenue bien méchante ; car je me réjouis de voir cette excellente fille dans la peine.

« Mais ce n'était là que le commence­ment : un soir ma marraine m'ordonna de descendre au salon avec le costume de mon pays. Je mis beaucoup de soin à me parer, et j'obéis. Tout le monde parla avec éloge de mon visage et de ma tournure, et de­puis ce jour il n'y eut pas une soirée que je ne parusse au salon dans ma plus belle toi­lette.

« Je me trouvais bien heureuse de ma nouvelle existence, et pourtant la voix de ma conscience me faisait entendre de vifs reproches. Je n'osais plus écrire à Lestelle. Notre bon curé, que mon silence inquiétait, s'adressa à ma marraine, qui me gronda bien fort, et m'ordonna de réparer mes torts en écrivant à mes parents avec la même exactitude que par le passé. J'obéis; mais je ne parlais plus à coeur ouvert, et tandis que je ne songeais qu'au plaisir, mon père et ma mère pleuraient en pensant que je ne les aimais plus.

—  Mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria involon­tairement Mlle de Savenay.

—  Qu'avez-vous ? dit Mariette, effrayée de la pâleur de sa jeune maîtresse.

—  Rien, rien, ma chère Mariette, conti­nue, je te prie, ton histoire.

—  Au lieu de venir à Lestelle pour la belle saison, ma marraine, dont la santé était parfaitement rétablie, alla en Franche-Comté, chez une de ses parentes. Victoire était restée à Paris ; je me trouvai entière­ment libre de mes actions. Aussi tous les di­manches, après vêpres, j'allais à la danse du village. J'y restais peu de temps; mais on m'en faisait tous les honneurs. On ne m'ap­pelait que la belle demoiselle de Paris.

« Peu à peu les châteaux se peuplèrent, et les domestiques vinrent grossir le nombre des danseurs. Alors on m'admira moins; je devins jalouse des autres femmes de chambre ; je tâchai de les surpasser dans ma toilette, et je m'en fis autant d'ennemies. Un jour que j'étais en retard d'une heure, je trouvai dans la cour une bonne et vertueuse fille que je ne pouvais souffrir alors, et que j'aime maintenant, tenez, Mademoiselle, presque autant que vous. Elle était près de la parente de ma marraine comme femme de chambre ; mais cette dame la traitait plu­tôt en amie.

« — Mademoiselle Mariette, me dit-elle, votre maîtresse vous a sonnée deux fois, et j'ai fait votre service.

« — Merci, merci, » lui dis-je; et je me sauvai.

« Madame me demanda pourquoi je ren­trais si tard. Je balbutiai, puis je me mis à pleurer. Madame me gronda bien fort, et me défendit de sortir le dimanche suivant. J'étais désolée ; le plaisir me tenait au coeur, et le soir, devant les domestiques, je mur­murai contre ma marraine, donnant pour prétexte de ma mauvaise humeur que je ne pourrais aller aux offices. Oh ! Mademoi­selle, quel grand mal je faisais en disant cela ! le bon Dieu était bien loin de ma

pensée !

« Heureusement pour moi, mon bon ange gardien était là, Perrine, c'est le nom de cette bonne personne.

—  Perrine? dit Blanche, une jeune fille de la Bretagne?

—   D'auprès d'Angers, Mademoiselle.

—  Qui s'était mise au service pour adoucir la pauvreté de sa mère, veuve, sans appuiet frappée par le malheur ?

—  Je ne sais pas, Mademoiselle ; elle ne m'a jamais dit un mot de tout cela.

—   Reprends ton histoire, Mariette.

—    Perrine donc prit mon bras après le souper, et m'emmena dans le fond du jardin.

—    «  Mademoiselle Mariette, me dit-elle, vous venez de faire un grand péché. »

« J'allais lui répondre assez durement, quand elle reprit : « Je vous aime, et c'est pour cela que je vous parle comme je fais. Vous ne pensiez guère à l'office divin tout à l'heure. »

« Je rougis involontairement, et je voulais mentir encore; mais je n'en eus pas le cou­rage, et j'avouai à Perrine le véritable sujet de ma colère.

« Mon Dieu ! dit-elle avec l'accent d'une piété touchante, que je vous remercie de me mettre toujours devant les yeux la pensée de ma bonne mère, et de me sauver ainsi de l'attrait du plaisir ! Si elle me savait à la danSe, ô Ciel ! quel chagrin elle aurait !

«— Et la mienne! dis-je alors. Et mon père! Eux qui m'ont tant recommandé de ne jamais fréquenter lès lieux où se trouvent à la fois le plaisir et le démon ! Ils en mour­raient.

« — Chère Mariette, s'écria Perrine, ah! ne retournez pas à ces dangereuses réunions. Le frère de Madame est prêtre; il vient pas­ser trois mois ici ; nous aurons l'office, la messe au château. Vous ne voudriez pas dé­plaire à Dieu, causer un chagrin à vos bons parents, n'est-il pas vrai? » « Je me mis à pleurer; je dis à Perrine comment le goût du plaisir et de la coquet­terie m'était venu, mes torts, mes détours envers mes bons parents, et je me cachai le visage en faisant cet aveu, car je croyais que Perrine allait me mépriser. Elle m'embrassa et m'engagea à tout avouer à mon curé. Je le lui promis; mais je fus quatre jours sans en avoir le courage. Chaque fois que je ren­contrais Perrine : « Eh bien! est-ce fait ? » me disait-elle. Ah ! Mademoiselle, je l'aurais bien battue. Enfin je me décidai, et je la priai de mettre elle-même la lettre à la poste de peur que je n'eusse encore la faiblesse de ne pas l'envoyer.

« La réponse se fit attendre quinze jours ; heureusement, grâce à mon amie, j'avais bien employé ce temps-là. Je m'étais con­fessée, mais mieux que pour mes pâques de Paris ; et dans les sacrements du bon Dieu j'avais retrouvé mon amour pour mes parents, mes souvenirs de vertu ; car, Ma­demoiselle, on a beau se moquer de la reli­gion, les vraies vertus, le vrai bonheur, tout est là.

« M. le curé me parlait comme un saint du ciel ; il me disait tout le chagrin de mes pa­rents , les prières qu'ils avaient faites pour moi à Notre-Dame de Betharram. Il me con­seillait de revenir au pays, de sacrifier les avantages de ma nouvelle condition au salut de mon âme, et me disait que c'était le dé­sir de ma famille. Je montrai cette lettre à Perrine: Elle me demanda ce que je voulais faire.

« —Partir, lui dis-je, et dès demain.

« — C'est trop tôt, me répondit-elle en souriant. Votre marraine vous aime ; il faut lui dire doucement que vous désirez retour­ner près de vos parents, et...

«—Elle me refusera, j'en suis sûre, et comment ferai-je?

« — Vous lui avouerez vos torts, votre faiblesse, et vous lui montrerez une respec­tueuse, mais ferme volonté de partir. »

« J'aperçus ma marraine dans le jardin, et je courus vers elle. Je ne savais com­ment m'y prendre. Enfin je lui dis assez clairement que je désirais retourner à Lestelle. « Et pourqui ? » me dit-elle froide­ment.

« Ce pourquoi m'embarrassa beaucoup. Alors ma marraine, voyant que je ne répon­dais pas, voulut me quitter. J'avançai la main pour l'en empêcher ; elle vit la lettre que je tenais, et me l'arracha brusquement. Pendant qu'elle la lisait, elle était rouge et comme suffoquée ; moi, tremblante comme une coupable, je sentais que je n'aurais plus la force de prononcer une parole.

«Vous pouvez partir, Mademoiselle, » me dit-elle en me rendant la lettre.

« Je voulus parler...

« C'est inutile..., vous pouvez partir; demain, ce soir même si vous voulez. » Et sans ajouter un mot, elle me quitta.

« J'étais tout accablée. Perrine soutint mon courage ; elle me conseilla d'écrire à ma marraine et de l'apaiser par un sincère aveu ; je le fis, et pour toute réponse je reçus un paquet qui renfermait mes gages et les vêtements que j'avais apportés de Lestelle.

« Je voulais faire mes adieux à ma mar­raine ; je n'obtins pas cette grâce. Perrine, avec l'agrément de sa maîtresse, me con­duisit à la ville, où j'avais fait retenir une place à la diligence. Mon retour combla de joie mes bons parents, qui avaient tremblé pour ma pauvre âme. Depuis un an, nous avons eu bien des malheurs : deux de nos frères sont morts ; nos bestiaux ont péri ; la grêle a ravagé nos champs. Mais le bon Dieu nous est venu en aide; mes autres frères se sont loués à de riches bergers, je vais en journée dans les châteaux, et je suis plus contente en travaillant pour mes bons parents que je ne l'ai jamais été en vivant loin d'eux au milieu de l'abondance.

—    Et ta marraine, demanda Blanche, sais- tu si elle t'a pardonné

—    ?

— Elle m'en veut toujours, et dit que je suis une ingrate. Cela me fait beaucoup de peine; mais je devais faire ce que j'ai fait. Le bon Dieu m'en a déjà récompensée, puisqu'il m'a procuré le bonheur d'être au­près de vous. »

Blanche embrassa la bonne Mariette, dont l'histoire si simple devint pour elle une source d'utiles réflexions, et fut, tant les desseins de Dieu sont admirables, la cause de son retour à la pratique de ses devoirs.

CHAPITRE XIX

Je rirai maintenant de ces jeux séducteurs

Qui naguère charmaient mon âme trop naïve.

Et soUs des fers dorés la retenaient captive...

Ils sont finis pour moi les longs jours de sommeil.

Gardez pour vos amis vos myrtes et vos fêtes,

L'éternité m'appelle au rang de ses conquêtes,

Et sonne en triomphant l'heure de mon réveil.

 

conversion

 

une lettre de Savenay fut enfin remise à Blanche. La joie lui ôtait presque la force de l'ouvrir; mais quelle fut sa douleur en y lisant ces mots :

«Nous remercions le Ciel du rétablissement de notre chère fille; nous aurions désiré qu'un mot de sa main vînt consoler notre tendresse. Il y a si longtemps qu'elle ne nous a écrit ! Peut - être aimerions-nous mieux savoir que son coeur nous est fermé que de conserver un doute qui brise nos âmes. Qu'elle soit assez franche pour nous faire cet aveu, et avant de mourir de douleur, nous aurons encore la force d'invoquer le Ciel pour qu'il ne punisse pas son ingratitude. »

Le coeur de Blanche fut brisé : elle fondit en larmes, et se fit les plus cruels reproches. Ses lettres étaient si froides ! Quelle amer­tume n'avaient-elles pas dû verser dans l'âme de ses

parents ! Combien il fallait qu'ils l'aimassent pour ne lui avoir pas fait plus tôt sentir ses torts ! Leur indulgence augmentait encore sa tendresse pour eux. Cependant, ces reproches si longtemps mé­rités, comment lui étaient-ils adressés au moment où elle échappait à peine, à la mort ? Blanche ne pouvait le comprendre. La justice de Dieu a ses heures pour le châ­timent, se dit-elle ; celle-ci était la mienne.

Dans l'amertume de son repentir, dans l'excès de sa douleur, elle écrivit à son père une lettre où son âme s'épanchait tout en­tière. Elle y déplorait ses erreurs, faisait l'aveu le plus humble de tous ses torts, et implorait son pardon avec tant d'instances que les juges les plus inflexibles n'auraient pu résister à un tel repentir.

Mariette remit sa lettre à la baronne, qui sourit en la lisant : « Têtes romanesques murmura-t-elle, vous ne vous démentez pas. » Elle cacheta la lettre : Mariette tendit la main pour la recevoir; mais Julie fut sonnée et reçut l'ordre de faire partir la mis­sive de Mlle de Savenay.

Blanche était profondément affligée ; elle avait besoin de consolations; elle rendit à Mariette confidence pour confidence, et lui fit connaître ses fautes et ses regrets. Celle- ci lui parla de la miséricorde du Seigneur, du bonheur qu'on goûte à le servir, de la paix qu'il donne à l'âme repentante. Blanche ne put résister au langage si simple, si per­suasif de la jeune fille, qui puisait dans son propre coeur les exhortations les plus pres­santes. Il y avait tant d'analogie dans leurs torts, que Mlle de Savenay résolut de recou­rir au moyen qui avait guéri la pieuse en­fant des montagnes.

Ce fut d'abord à l'insu de Mme de Barville que la jeune pénitente commença l'oeuvre je sa conversion. Puis, quand elle eut re­trempé son coeur dans les eaux salutaires de la pénitence, quand elle eut puisé dans les sacrements assez de force pour soutenir sans trop d'émotion la présence de celle que naguère encore elle accusait de toutes ses peines, elle déclara franchement qu'elle était entrée dans une nouvelle route. La baronne n'employa contre elle d'autre arme que l'i­ronie ; Blanche en repoussa les traits avec une douce mais inébranlable fermeté. Bien­tôt elle vit éloigner d'elle la jeune apôtre à qui l'on attribuait justement ses nouvelles résolutions. Mme de Barville espérait que la néophyte, privée de son appui, renoncerait bientôt à l'âpre sentier qu'elle devait par­courir seule. Ce fut encore pour Blanche une bien rude épreuve; mais elle la soutint avec courage ; sa persévérance lassa bientôt Mme de Barville, et lui valut une entière li­berté.

Comme ils furent doux les moments qui la réconcilièrent avec Dieu ! comme elle goûta les pieuses délices de la prière, du saint sa­crifice, de la sainte table ! Pauvre prodigue, elle revenait à la maison de son père, et c'était par des bienfaits que ce père si tendre payait tant de jours d'offenses et d'oubli. 0 vous que le plaisir éloigna aussi de votre Dieu, enfants égarés, mais toujours bien chers à son coeur, oh! revenez aussi à la maison du père de famille ! Goûtez combien le joug du Seigneur est doux ; savourez la suavité de son service ; et si jamais l'escla­vage du monde vous a donné le bonheur que vous trouverez près de Dieu, j'y consens, abandonnez Dieu et reprenez les chaînes du monde.

La fête de la Reine des anges avait amené les fidèles au pied des tabernacles du Sei­gneur. Blanche avait vu Mariette à l'église, et elle revenait au château avec cette joie que Dieu met au coeur du chrétien. Elle glorifiait le Seigneur du triomphe de sa bonne mère ; elle priait Marie d'éclairer de la lumière divine ces pauvres aveugles qui se plaisent dans les ténèbres de l'erreur. Au détour de la route, elle aperçoit le concierge du château, qui, se dirigeant vers la ville et pressant la course de son cheval, ne lui jette que ces mots en passant : «  Hâtez-vous, Mademoiselle, Madame se meurt. »

Blanche se hâte, en effet, et, respirant à peine, elle arrive près de Mme de Barville, qu'elle trouve sans mouvement et presque sans vie, laissant échapper par intervalles quelques gémissements convulsifs.

Mlle de Savenay est tombée à genoux près du lit de sa protectrice ; elle prie, elle pleure en silence; mais se levant tout à coup :

« Un prêtre, s'écrie-t-elle ; peut-être en est-il temps encore ! »

Julie veut s'opposer à la volonté de Blanche :

« La vue d'un prêtre tuera sa maîtresse, si elle revient à la vie. »

Mais la jeune fille reprend avec une impo­sante fermeté :

« J'irai moi-même, si personne ne veut y aller ! »

La femme de chambre est obligée de se soumettre, et l'on court au village.

Le prêtre arrive le premier ; car la charité donne des forces à sa vieillesse. Il bénit l'a­gonisante, et demande à Dieu pour elle encore quelques moments d'existence. Pour porter des secours plus efficaces à ses pauvres, il a jadis étudié les maux du corps comme ceux de l'âme : une saignée lui pa­raît urgente ; il ouvre la veine de la mou­rante, et après quelques instants d'anxiété le sang coule et l'espoir renaît dans tous les coeurs.

La baronne ouvre les yeux : sa vue est obscurcie; cependant elle aperçoit Blanche à genoux auprès d'elle, le bon pasteur au pied de son lit, quelques personnes dans sa chambre. Elle pose une main défaillante sur la tête de sa protégée, et murmure quelques paroles inintelligibles. Le médecin arrive en ce moment, tremblant qu'il ne fût trop tard. Il aperçoit le bon curé, et comprend ce qu'il a fait :

«Vous l'avez sauvée, Monsieur, dit-il au saint prêtre; sans votre secours mes soins devenaient inutiles. »

Arrachée à un péril imminent, la ma­lade n'était pas cependant hors de danger. Le docteur prescrivit un repos absolu, et ordonna d'éviter toute émotion. Le bon prêtre qui l'avait rappelée à la vie ne put essayer de sauver son âme. Il se retira en disant à Blanche :

« Prions, ma fille. »

Mlle de Savenay s'établit dès lors près de la baronne, et lui prodigua les soins et les veilles de la fille la plus tendre et la plus dévouée. Un sourire, une affectueuse ca­resse, c'était tout ce que pouvait donner la pauvre malade, en échange des soins assi­dus qu'elle recevait. Sa langue embarrassée ne pouvait articuler un seul mot.

Trois semaines s'écoulèrent sans appor­ter aucun changement à cet état si pénible pour tous ; et la tendresse vigilante de Blanche ne se démentit pas. A peine lui restait-il une heure pour aller entendre la messe le dimanche ; mais elle ne s'en plai­gnait pas : elle savait que quitter Dieu pour servir le prochain, c'est aussi servir digne­ment le Seigneur.

Enfin la baronne recouvra l'usage de la parole, et elle répéta avec Blanche l'hymne d'actions de grâces. Puis elle la remercia tendrement de ses soins, s'inquiéta du temps qu'avait duré sa maladie, et de la manière dont elle avait été atteinte du mal subit qui avait failli causer sa mort.

« Je n'étais pas près de vous, Madame, et j'ai appris de Julie qu'une lettre...

—  Une lettre! Ah! oui, je me souviens... Qu'est-elle devenue, cette lettre ? Julie l'a-1-elle gardée ?

—  Non, Madame, je l'ai dégagée douce­ment de votre main, qui la froissait encore quand je suis arrivée.

—   L'auriez-vous lue, Blanche? »

Mlle de Savenay ne répondit rien ; mais, prenant la main de la malade, elle lui fit tirer de son sein un ruban auquel était at­tachée une petite clef. « Depuis ce mo­ment, Madame, cette clef ne vous a pas quittée. »

Mme de Barville tendit la main à Blanche : elle sentait tout le prix de sa délicatesse, et l'en remercia tendrement.

« Donnez-moi cette lettre, ma chère en­fant, j'ai besoin de la relire.

—  Pardonnez mon refus, Madame ; mais cette lettre ne peut vous être rendue sans l'autorisation du docteur. »

La baronne parut vivement contrariée ; mais, se remettant aussitôt, elle reprit avec une sorte d'indifférence : « Eh bien! soit, j'attendrai. » Le bon ctiré s'était présenté plusieurs fois depuis la maladie de la baronne ; et après qu'elle lui eut exprimé sa reconnaissance, elle ne recevait guère qu'avec une très-froide politesse, avec étonnement même, les paroles de salut, toujours dictées cepen­dant par un zèle plein de prudence, que le digne pasteur se hasardait à lui adresser. Bientôt même, Mme de Barville mit dans ses rapports avec lui un ton si marqué de ré­serve et d'ennui, que le saint prêtre dut se retirer, affligé de se trouver impuissant à sauver l'âme après avoir sauvé le corps.

Les efforts de Blanche n'avaient pas eu plus de succès. Souvent la baronne sem­blait émue quand la jeune fille lui parlait de Dieu, du bonheur qu'elle avait éprouvé en revenant à lui. Plus souvent encore un funeste sourire détruisait toutes les espé­rances de Blanche. Celle-ci reçut enfin l'ordre formel d'un silence absolu sur cette matière.

Qu'il est difficile à celui qui s'est fatigué dans la voie du monde et des passions de rompre avec ses habitudes coupables et d'entrer dans la voie étroite qui conduit au ciel ! Et cependant que faut-il au pécheur pour qu'il sorte de l'esclavage où il gémit ? la bonne volonté. La miséricorde du Sei­gneur est si grande, que l'onction de sa grâce adoucit les plus rudes sacrifices. Oh ! mille fois heureuse l'âme qui dès l'enfance suit les sentiers du Seigneur, et qui, sous les ailes de la religion, peut y marcher jus­qu'à la mort !

Chapitre XX

Mon ennemi m'a poussé avec effort,

et j'étais près de tomber; mais le Sei­gneur m'a soutenu. Ps. cxvii

 

une vengeance

 

L'aspect du château de Lorbières était triste et sombre. Les mélèzes et les sapins qui entouraient cet antique manoir féodal lui donnaient une teinte austère ; et quand on entendait le vent souffler dans les cou­loirs, ou soupirer dans les tourelles, l'âme, saisie d'une tristesse involontaire, se prenait à croire à de sombres pressentiments, à craindre de mauvaises nouvelles, à redouter quelque malheur.

Aussi la mélancolie de la baronne crois­sait à mesure que se prolongeait son séjour à Lorbières. Son regard était devenu plus froid, plus dur même ; ses amers sourires, moins fréquents pourtant sur ses lèvres, avaient quelque chose de plus âpre encore, et ses manières étranges augmentaient la terreur qu'elle avait toujours inspirée.

Sur l'ordre du médecin, Blanche avait rendu à Mme de Barville la lettre qui lui avait causé une si fâcheuse révolution. Elle la re­lisait sans cesse ; et cependant combien de fois, pendant cette lecture, ne voyait-on pas les larmes sillonner ses joues ! La jeune fille s'était vainement efforcée de soulager cette douleur, elle n'avait fait que l'irriter davantage : il lui fallut dès lors ne la plus remarquer.

L'année que Blanche devait passer auprès de la baronne touchait à son terme, et le coeur de la pauvre enfant comptait les heures avec une impatience que sa piété seule pou­vait modérer. Depuis quelque temps sur­tout, elle devenait pensive ; elle tressaillait dès que Mme de Barville parlait de ses pa­rents; elle lui jetait un douloureux regard, puis ses lèvres s'agitaient comme si elle eût murmuré une prière.

« Blanche, lui dit un jour la baronne, nous retournons à Paris le mois prochain. »

Mlle de Savenay garda le silence.

« Ne m'avez-vous pas entendue, Made­moiselle?

—    Il m'en coûte, Madame, d'être obligée de vous rappeler vos promesses, reprit la jeune fille avec une douce fermeté; mais vous savez que le temps est venu où je dois revoir ma famille.

—     Pensez-vous me quitter si vite? s'é­cria Mme de Barville.

—    J'ai compté tous les jours que j'ai pas­sés loin de ma mère, Madame.

—    Et vous voulez m'abandonner, ingrate enfant ?

—     Je désire vivement retourner à Save­nay, Madame ; mais j'y conserverai le sou­venir de vos bontés.

—     Encore une année, Blanche ; j'ai si grand besoin de votre amitié ! je suis si accablée de chagrins!...

—  Je les ignore, Madame, et j'y compatis; mais je sais quelle peine éprouvent mes parents.

—    Croyez-vous donc qu'elle dure encore cette douleur romanesque ? On vit loin de ses

—    enfants ; je le sais par expérience.

—    Ah ! Madame, vous parliez de vos cha­grins : n'en serait-ce pas la première cause?

—  Quoi! vous savez?...

—    Que vous avez loin de vous un fils plein d'honneur et de probité.

—  Qui vous a fait connaître?...

—    Celles qui n'ont pas craint de calom­nier mon père, Madame, s'entretenaient aussi du baron de Barville. »

La baronne garda le silence : sa conte­nance était embarrassée; son visage était en feu; son oeil si fier se baissait pourtant devant Mlle de Savenay.

« Blanche, dit-elle enfin après un pénible effort, demeurez près de moi une année en­core, je vous en conjure !

—     Je voudrais pouvoir vous accorder ce que vous me demandez, Madame; mais le devoir m'appelle auprès de mes parents, de mon père, dont les jours sont comptés, dont les peines trop amères ont brisé l'exis­tence.

—  J'ai promis d'assurer la vôtre, enfant ; je ferai plus : je la rendrai brillante. Oh ! ne me refusez pas !

—  Une espérance bien plus chère était jointe à votre promesse, Madame, et seule nous avait donné force et courage pour sup­porter une année de séparation. J'ai perdu cette espérance; rien ne me retiendra main­tenant loin de mon vieux père. Oh ! que du moins son enfant lui reste, s'il lui faut re­noncer à recouvrer l'honneur.

—  Ne vous abusez pas, Blanche, j'ai plus que vous ne le croyez les moyens de réha­biliter l'honneur de votre père.

—  Je ne puis le croire, Madame ; vous ne l'eussiez pas laissé flétrir si publiquement, s'il n'eût tenu qu'à vous de faire connaître son innocence.

—  Blanche, reprit Mme de Barville avec émotion, vous aimez trop votre père pour ne pas comprendre l'amour que je porte à mon fils : eh bien ! je ne puis témoigner de l'innocence de M. de Savenay sans ruiner le baron de Barville. Jugez vous-même quelle doit être ma conduite; ou plutôt écoutez- moi jusqu'au bout, chère enfant, et vous ne voudrez pas détruire mes dernières es­pérances. Votre père touche à sa tombe ; il a fui le monde, qui n'a pas cru à sa parole : que lui importent les jugements de la mul­titude ? Restez près de moi une année en­core, Blanche, et vous deviendrez ma fille ; vous assurerez le bonheur de votre famille en épousant mon fils. Vous réaliserez tous mes désirs, et grâce à vous je reverrai mon unique enfant !

— Je ne puis vous comprendre, Madame : j'ignore quel rapport peut avoir l'innocence du marquis de Savenay avec la fortune du baron de Barville. Le seul bonheur de ma famille, c'est la gloire de son nom, et quelque honorables que soient vos offres, je n'en puis accepter aucune, quand vous refusez de proclamer l'injustice dont elle est vic­time. A plus forte raison me croirais-je mille fois coupable si je demeurais plus long­temps éloignée de ceux qui n'ont plus à espérer d'autre bien que l'amour de leur enfant. »

Mme de Barville était violemment agitée : elle ouvrit son secrétaire, en tira un paquet cacheté à ses armes, et s'efforçant de pa­raître calme : « Ce paquet renferme les preuves de l'in­nocence de votre père, dit-elle à la jeune fille : brûlez ces papiers, je rappelle mon fils, il vous donne son nom, et vous avez un rang, une fortune...

—     Dont on a frustré mon père ! s'écria Blanche avec impétuosité. Jamais, Madame, jamais ! Plutôt mille fois la pauvreté, la honte, la mort même avec lui.

— Vous refusez donc ?

—  Je le dois, Madame.

—     Eh bien ! qu'il en soit comme vous l'avez voulu. »

Et la baronne jette au feu les papiers qu'elle tenait à la main.

« La misère, la honte avec votre père! ajouta-t-elle; c'est vous qui l'avez choisie! »

Blanche se précipitait pour saisir les pa­piers ; mais la flamme les avait dévorés en un instant.

« Voulez-vous encore partir? demanda la baronne.

—  Plus que jamais, Madame; j'ai besoin d'oublier ce que je viens de voir et d'en­tendre. »

Blanche s'éloigna rapidement, doutant de la fidélité de ses sens, tant son âme était indignée d'une conduite si coupable.

Chapitre XXI

Il est un nom, le charme de la vie.

Qu'aime la terre et qu'honorent les cieux :

Refuge, espoir de tous les malheureux...

Vous devinez ! c'est le nom de Marie !

 

un pèlerinage

 

Blanche dormit bien peu. L'aurore la trouva priant avec ferveur et versant des larmes amères. Dix-sept ans à peine, et déjà tant d'épreuves ! C'est qu'il est des âmes de choix dont la vertu croît au milieu des dou­leurs, comme le lis s'élève au milieu des épines. C'est que la route du devoir est rude et stérile : le coeur saigne en la suivant. Mais elle conduit au ciel, où régnent le bonheur que nul ne peut ravir, les joies que rien ne saurait troubler.

Cette pensée : J'ai fait mon devoir, méditée en la présence de Dieu, ramena bientôt la paix dans l'âme de Blanche. Elle jeta un re­gard en arrière, et ne trouva aucun tort, aucune ingratitude à se reprocher à l'égard de la baronne. Elle examina le présent, et sentit qu'elle pardonnait tout. Puis, soule­vant un peu le voile de l'avenir, elle vit les joies de la famille, quelques beaux jours semblables à ceux de son enfance, et elle remercia le Seigneur.

Mme de Barville fit appeler Blanche, qui parut devant elle avec la modestie de l'inno­cence et le calme de la résignation. Aux re­proches qui lui furent adressés sur son in­gratitude elle n'opposa que le silence ; à de nouvelles offres, de nouveaux refus ; à de piquants sarcasmes, une angélique douceur. Irritée de cette parfaite mesure, la baronne lui déclara qu'elle la laisserait dans l'état de pauvreté où elle l'avait prise ; qu'elle la fe­rait conduire à ses parents, mais que, quant aux dons précieux dont elle l'avait comblée, ils devaient être remis à Julie.

Blanche avait prévenu cet ordre : déjà tous ses bijoux avaient été mis à part. Avant

de quitter la baronne, elle s'avança pour lui baiser la main, et crut apercevoir une larme dans les yeux de son altière protectrice. En effet, Mme de Barville était émue ; elle éprou­vait une violente douleur, qui malgré tous ses efforts se peignait dans ses traits, si peu mobiles d'ordinaire. Elle aimait Mlle de Savenay autant qu'elle était capable d'aimer. Elle s'était habituée à ce charme que répand autour d'elle la vertu simple et mo­deste, et ce bien allait lui échapper; elle allait se retrouver seule, et l'isolement était ce qu'elle redoutait le plus. Mais son orgueil blessé s'irritait de la douceur de sa victime, et l'emporta sur son coeur : elle congédia Blanche avec l'expression de hauteur qui lui était habituelle.

Une scène différente attendait Blanche dans sa chambre. Elle y entrait à peine, que Julie se précipita sur ses pas et vint tomber à ses genoux, le visage baigné de larmes, la voix entrecoupée de sanglots, sollicitant un pardon qu'elle reconnaissait ne point mériter.

Mlle de Savenay la releva avec bonté, et lui promit de ne conserver contre elle aucun ressentiment.

« Oh! Mademoiselle, vous ne savez pas combien je suis coupable : Mme la baronne...

—  Respectez votre maîtresse, Julie. Je vous pardonne de tout mon coeur. Mes pa­rents ont reconnu qu'ils avaient été trom­pés; ils oublient leurs souffrances; je m'ef­forcerai de n'en conserver nul souvenir.

—  Quoi ! vous me pardonnez ! s'écriait en­core Julie.

—  De tout mon coeur, je vous le répète. Souvenez-vous seulement à l'avenir que l'obéissance a ses bornes, et qu'elle doit cesser dès qu'elle fait violence à la loi de Dieu.

—  Oh! je veux la connaître cette loi qui vous donne tant de courage et de bonté. Non, Mademoiselle, je ne me contenterai plus de vous admirer; je suivrai votre exemple, quoi qu'il m'en puisse coûter. »

MIIe de Savenay donna quelques conseils à Julie, et lui promit de nouveau de ne con­server nul ressentiment contre elle ; puis elle se disposa à se rendre à Lestelle pour visiter une dernière fois Mariette Lambert et sa famille.

Elle fut reçue par ces bonnes gens avec une respectueuse cordialité. Mariette était au comble de la joie. Elle jouissait du bon­heur que Blanche allait goûter en se retrou­vant, après un an d'exil, au milieu de ce qu'elle avait de plus cher ; cette pensée lui faisait oublier la peine qu'elle-même ressen­tirait de l'éloignement de Mlle de Savenay, qu'elle aimait d'autant plus que celle-ci lui avait coûté plus de soins.

Les deux jeunes filles se rendirent à la chapelle de Betharram. Là, au pied de l'i­mage miraculeuse que vénèrent toutes les contrées d'alentour, Blanche pria pour tous ceux qu'elle aimait ; mais sa ferveur sembla redoubler encore quand sa pensée se reporta sur celle qui l'avait fait tant souffrir depuis un an ; car la prière, c'est la vengeance du chrétien.

Mlle de Savenay avait dès la veille pris congé du bon curé de Lorbières ; elle fit ses adieux à la famille Lambert, à Mariette, dont le Seigneur s'était servi pour la rame­ner à lui. Il semblait à Blanche qu'elle quit­tait d'anciens amis, tant elle fut touchée de l'affection qu'on lui témoigna.

De retour à Lorbières, elle prit encore le temps d'écrire à la baronne un adieu plein de douceur. Elle ne se permit ni plainte ni reproche ; elle parlait le langage de l'affec­tion et de la reconnaissance, suppliant la baronne de se souvenir que d'un mot elle rendrait le bonheur à toute une famille ; elle termina sa lettre en lui exprimant l'es­poir d'avoir à la bénir pour ce nouveau bien­fait.

Le moment était venu, Blanche remit à Julie la lettre qu'elle adressait à la ba­ronne, et partit sous la garde d'une femme de confiance qui devait la remettre à sa fa­mille.

Chapitre XXII

Oui, c'est bien là cette douce verdure

Qui tant de fois a réjoui mes yeux !...

Je la revois, cette belle nature !... Ces bois si frais, ces champs aimés des cieux!

Et tout là-bas... cette vieille chaumière... Mon coeur palpite... 0 moment solennel !

Bientôt, bientôt j'embrasserai ma mère! On m'attend là..., c'est le toit paternel.

 

le retour

Le temps de l'exil allait finir pour Blanche. Chaque moment la rapprochait de sa ville natale, du berceau de son enfance. Déjà elle a salué la terre de Bretagne, si chère à son coeur ; les villes, les bourgs, les campagnes fuient devant elle avec la rapidité de l'éclair. Elle reconnaît tous ces lieux, qui vivent dans son souvenir. Enfin elle laisse échapper un cri involontaire : elle aperçoit Savenay !

Quelques minutes se passent, et Mlle de Savenay est hors de la voiture; accusant intérieurement la lenteur de celle qui l'ac­compagne, elle se dirige vers l'habitation de sa famille, étonnée, presque inquiète de n'avoir encore rencontré personne des siens. La nuit approchait. Blanche, arrivée à la porte, en soulève doucement le secret, et tressaille déjà de bonheur en revoyant ce jardin où elle fit ses premiers pas. Personne n'a entendu Blanche et sa conductrice; Fi­dèle seul se précipite vers sa jeune maî­tresse, et ses longs aboiements trahissent la présence de MIle de Savenay, dont ses ca­resses empressées retardent la marche. La voix tremblante de Renée appelle, mais en vain, le bruyant animal. Il s'élance cepen­dant, franchit les degrés et précède l'heu­reuse enfant, qui n'était attendue que le lendemain.

« Ma fille! » s'écrie Mme de Savenay. Et Blanche est pressée sur le sein maternel.

« Ma fille ! » reprend le bon père, tendant les bras à sa chère enfant; car il est infirme à présent, et peut à peine se soutenir.

Blanche est à ses genoux ; elle couvre ses mains de baisers et de larmes, tandis que le vieillard, pressant sur ses lèvres le front de son enfant, ne peut que répéter : « Ma fille! »

Mlle de Savenay retrouve là tous ceux qu'elle aime : le vénérable curé, qui bénit Dieu de son retour ; le comte de Brior, un peu honteux du résultat de ses négocia­tions; Mme d'Ormeck, heureuse de voir au port celle qu'elle avait laissée sous la me­nace des tempêtes ; point de nouveaux amis, mais les anciens toujours fidèles. Tous étaient réunis ce jour-là autour du vieillard ; car c'était l'anniversaire de la naissance de la jeune fille.

Renée avait jusque-là contemplé ce ra­vissant tableau d'une des plus pures joies que le Ciel donne à la terre ; elle aussi vou­drait bien embrasser la chère voyageuse ! Blanche l'aperçoit, et va se jeter dans ses bras.

Les amis de Blanche ne se lassent pas de la contempler, tant elle leur semble embellie malgré les peines qu'elle a éprouvées, peines dont ils sont loin cependant de connaître l'étendue. Elle aussi promène ses regards attendris sur tout ce qui l'entoure. Elle aime à retrouver ce lit à baldaquin qu'abritent d'amples rideaux de serge ; le vieux fauteuil si commode au vieillard, et sur lequel elle était si heureuse de se voir assise quand elle n'était encore qu'une toute pe­tite enfant. Elle devine les rameaux de jas­min qui ombragent la fenêtre, en arrêtant ses yeux sur la jalousie baissée par les soins de sa mère pour garantir demain du soleil levant les yeux affaiblis de son père. Souvenirs des premières années, heureuse l'âme où votre culte est si religieusement conservé ! heureux le coeur où l'égoïsme n'a pas effacé vos touchantes impressions !

Mme de Savenay s'était arrachée à ces douces jouissances pour présider à quelques préparatifs que nécessitait l'arrivée de Blanche. Elle avait aussi tout préparé dans une chambre d'amis pour que la personne chargée de ramener Blanche pût se reposer des fatigues du voyage. Mais les ordres de Mme de Barville étaient précis ; cette dame devait repartir sur-le-champ. Lorsque Mme de Savenay l'eut accompagnée à la chaise de poste qui devait l'emmener, elle revint vers ses amis, et s'excusant auprès d'eux, elle réclama pour sa fille chérie le repos dont elle avait si grand besoin. Per­sonne n'y songeait, en effet, et Blanche moins encore que tout autre : elle était si heureuse de se retrouver là ! On se sépara donc, mais après s'être promis de se réunir le lendemain.

Il fut bien doux à Blanche, ce baiser du soir donné par ses bons parents ! Elle en avait été privée si longtemps! Quel paisible sommeil que celui qu'elle goûta sous le toit paternel ! Elle quittait une couche moel­leuse, des meubles magnifiques, toutes les recherches du luxe, et pourtant ses rêves furent riants, son repos délicieux comme ils ne l'avaient jamais été, ni dans l'hôtel de Barville, ni même au château de Lorbières. C'est que tout le confortable du monde, tout l'éclat de ses fêtes somptueuses ne valent pas les joies du coeur.

Au réveil, le premier regard de Blanche tomba sur sa mère. Elle courut bientôt em­brasser M. de Savenay, qui se croyait encore le jouet d'un songe. Ce pieux devoir accompli, Blanche court au bosquet de Marie ; car pour aujourd'hui M. de Savenaylui interdit les soins du ménage. Quelle n'est pas sa surprise en trouvant l'image de sa bonne mère parée comme au jour où elle lui pro­diguait ses soins ! Comme elle prie avec bon­heur dans ce cher sanctuaire ! Elle n'oublie là encore ni la baronne, ni Mariette, et en souvenir de cette bonne fille elle l'appellera dès lors le bosquet de Betharram.

Ses petits oiseaux reçoivent aussi sa visite et ses caresses. Bientôt, comme autrefois, ils viennent manger dans sa main. Rien n'est changé dans la vie de Blanche. L'an­née s'est écoulée sans rien détruire dans sa marche rapide. Oh! sous cet humble toit où elle a déjà retrouvé le bonheur, comme la jeune fille sent la vanité, le néant de tout ce que le monde estime ! Elle a vécu au sein des richesses ; les plaisirs se sont pressés sur ses pas ; la louange a flatté son oreille, et de tous ces riens frivoles que lui reste-t-il aujourd'hui ? Un souvenir amer et quelques remords. Et voilà ce qu'on envie, ce qu'on appelle du bonheur !

Chapitre XXIII

Vous m'avez délivré des pièges de la langue injuste et des lèvres des ouvriers du mensonge ; vous avez été mon défen­seur contre ceux qui m'accusaient.

Eccu., LI

Justification

Les amis de l'heureuse famille furent exacts au rendez-vous. Leurs coeurs avaient besoin d'entendre le récit de Blanche pour lui pardonner des torts qui les avaient affli­gés. Ils venaient donc en juges, mais en juges tout disposés à l'indulgence ; aussi Blanche se présenta-t-elle confiante devant ce miséricordieux tribunal.

Après un récit naïf de ses erreurs, de ses peines, de son retour à Dieu et de son séjour à Lorbières, Mlle de Savenay ajouta :

« La dernière lettre que j'avais reçue de mon père m'avait brisé le coeur ; il doutait de ma tendresse ! Je me hâtai de lui répondre en lui peignant vivement mes remords et mon amour. Ma lettre demeura sans ré­ponse, et ma douleur s'accrut de la rigueur qu'opposait mon père à mon repentir. Je confiai mes peines à la pieuse enfant dont les tendres soins m'avaient rendu plus que la vie, en me faisant sortir de l'abîme où je dormais. Elle m'apprit que Mme de Barville, ayant lu ma lettre, n'avait voulu remettre qu'à Julie le soin de la faire parvenir. Ma­riette ne me confia pas ses soupçons ; mais je crus les lire dans son regard, et ils pas­sèrent dans mon coeur. Je me les reprochais cependant comme une faute, et, tourmentée de ces pensées, je finis par confier mes in­quiétudes au nouveau gùide de ma con­science, Il me conseilla de combattre ces soupçons peu charitables ; mais il m'engagea à lui faire remettre une lettre qu'il adresse­rait lui-même à mon père, en le priant de lui en faire parvenir la réponse. Elle ne se fit pas attendre : mes bons parents m'accor­daient le pardon que je sollicitais si tendre­ment.

«Avoue, Blanche, m'écrivait mon père, qu'une enfant qui n'écrit à ses parents que dix fois en neuf mois mérite bien quelques reproches. »

« Dix fois en neuf mois ! m'écriai-je in­volontairement ; mais au temps même où le plaisir m'avait si fortement captivée, un mois ne s'écoula jamais sans que j'eusse écrit au moins deux fois, souvent davan­tage. Durant trois mois je ne pus écrire, il est vrai; mais j'étais si gravement malade !

« Monsieur le curé me dit alors que la baronne n'avait pas jugé sans doute devoir inquiéter ma famille, puisqu'elle conservait l'espoir de me sauver. Quant aux autres lettres, elles avaient pu s'égarer, me disait- il charitablement, elles se retrouveraient plus tard. Hélas! je devinai facilement que telle n'était pas sa pensée. Mme de Barville s'est jouée de ma crédule confiance; elle a trompé mes parents, mes amis, m'écriai-je, je veux lui demander compte!...

« Calmez-vous, mon enfant, me dit le saint pasteur. Si Mme de Barville vous a trompée, elle n'en conviendra pas, et vous aurez grand'peine à vous maintenir dans les bornes du respect que vous lui devez. Soyez sage, ma fille, mais d'une sagesse toute chrétienne. L'époque de votre départ ap­proche , soyez inébranlable dans la volonté de retourner au sein de votre famille; ne cédez à nulle considération ; perdez tout s'il le faut, mais partez. Gardez un silence ab­solu sur ce que vous soupçonnez. Vous sollicitiez un pardon, votre père l'accorde malgré tout ce que lui a fait souffrir l'in­grate légèreté que renfermait votre cor­respondance ; Dieu vous offre le moyen d'accomplir une expiation. Acceptez ce moyen, et si les forces viennent à vous manquer dans la carrière que vous embras­sez, un coup d'oeil sur la croix, ma chère fille, et vos souffrances vous paraîtront lé­gères.

« Je promis d'obéir à mon guide ; mais il en coûta cruellement à mon coeur. Julie, que je soupçonnais justement d'être la com­plice de la baronne, m'inspirait une répu­gnance que j'avais peine à surmonter. La baronne elle-même !... mon âme frémissait quand je me trouvais près d'elle. Un jour, elle me reprochait de négliger Savenay : je fus si indignée d'un tel reproche, que j'eusse manqué à ma parole, si l'annonce d'une vi­site ne m'eût permis de me retirer. Je me demande encore quels pouvaient être les motifs d'une telle conduite. C'est un mystère qui me confond.

« C'est une infâme combinaison que ce mystère ! Jamais coeur droit n'y compren­dra rien, s'écria le comte de Brior. Voyons, Blanche, avez-vous mes lettres ? »

Mlle de Savenay les avait toutes apportées ; elle chercha celles du comte.

« Avez-vous les miennes? » demanda M. Demay, tandis que M. de Brior et sa nièce examinaient chaque billet avec atten­tion.

Blanche les lui remit aussitôt.

« C'est bien cela, » disait le comte.

« Ces lettres sont de moi, » ajouta Mme d'Ormeck.

La pauvre enfant sentit son coeur se gon­fler en voyant que ses amis avaient pu lui montrer tant d'indifférence.

« Il manque une lettre, s'écria tout à coup M. de Brior. Vous en avez brûlé une, Blanche ?

—    Oh ! non ; je vous assure que c'est tout ce que j'ai reçu.

—    C'est qu'elle était courte, mais un peu verte, celle-là; tenez, je puis vous en dire le contenu ; si vous l'avez détruite par dé­pit, vous la reconnaîtrez du moins.

« Mademoiselle,

« Ne prenez pas la peine de nous écrire, « je vous prie; ni ma nièce, ni moi, ne recevrions à l'avenir les fagots que débite « votre impertinence.

« Roger de Brior. »

—       Vous rappelez-vous celle-là, Blanche.

—Elle ne me parvint pas : elle eût porté trop de lumière avec elle. Mais vous, avez- ous ces lettres qui vous irritaient si fort?

—     Oh ! le feu en a fait bonne et prompte justice, ma chère enfant. Mme d'Ormeck en a gardé, je crois, une dont je n'ai pu m'emparer; mais toutes les autres sont en cendres.

—  Et celle que je possède, je ne vous la montrerai même pas ; elle ira rejoindre les autres, dit Mme d'Ormeck. Pauvre enfant ! vous êtes suffisamment justifiée à nos yeux. Il est évident qu'on a contrefait votre écri­ture pour vous aliéner le coeur de vos amis, et vous priver de leurs conseils.

—  L'absence de plusieurs de mes lettres à Mlle de Savenay, lettres qui sont demeu­rées sans réponse, me porte à penser comme vous, Madame, dit M. Demay ; et l'inno­cence de Mlle Blanche me paraît surabon­damment prouvée.

—  Mais quelle put être la pensée de cette femme ? s'écria M. de Brior.

—  Le coeur humain est un dédale où vous chercheriez vainement à pénétrer, mon cher comte. Il est effrayant de penser que, sur le bord de la tombe, on continue à fausser sa route; oui, trop souvent l'impie meurt comme il a vécu.

—  Oh! non, non, s'écria Blanche. Mon père, ma bonne mère, vous tous qu'elle a tant fait souffrir, vous prierez pour elle, et votre charité lui méritera le repentir.

—  Vous avez raison, mon enfant, dit le bon curé, nous prierons, oui, nous prierons tous. »

Le comte de Brior secoua la tête en signe de désapprobation; mais Blanche, le regar­dant d'un air suppliant :

« Elle est si malheureuse ! dit-elle.

— Nous verrons, nous verrons, » lui ré­pondit le comte.

Mlle de Savenay reprit son récit, omettant la gravité de son mal et le motif qui l'avait causé. Elle ménagea la baronne, parla du repentir de Julie, non sans de fréquentes interruptions du comte de Brior, qui faisait payer chèrement à Mme de Barville les éloges qu'il lui avait autrefois prodigués.

Enfin Blanche était de retour au milieu des siens. Cette pensée chassa bientôt toutes les autres, et la soirée se termina dans l'ef­fusion d'une prière dictée par deux senti­ments sublimes : l'oubli des injures et la charité.

CHAPITRE XXIV

Voyez-vous ce vieillard ! sa misère honteuse

A le droit d'être fière, et ne tend pas la main

11 cache ses chagrins. Sa plainte douloureuse

Ne demande qu'à Dieu le pain du lendemain.

 

encore un sacrifice

 

Il était temps que la présence de Blanche vînt apporter un peu de bonheur à sa fa­mille. M. de Savenay, atteint depuis peu d'une paralysie, éprouvait parfois de cruelles souffrances. Les soins que réclamait son état avaient augmenté les charges de cette famille, dont les revenus étaient si modi­ques ; et la pauvreté avec ses angoisses me­naçait de l'accabler.

Les joies les plus saintes ne peuvent donc être exemptes d'amertume, demeurer pures

de tout mélange! Blanche, si heureuse de se retrouver sous le toit paternel, sentit bientôt que la douleur se rencontre partout, et la sienne s'accroissait de son impuis­sance à soulager celle de ses bons parents.

Elle se reprochait alors d'avoir quitté la baronne. Elle pensait quelquefois à retour­ner auprès d'elle, à implorer sa pitié. Sa pitié ! pauvre enfant ! la femme dont l'or­gueil avait desséché le coeur n'eût pas com­pris ta démarche, et ses orgueilleux dédains t'eussent accablée. Elle ne pouvait même pas s'arrêter à cette pensée : n'avait-elle pas vu Mme de Barville anéantir la dernière es­pérance de la justification de son père !

Blanche cachait à ses parents les pensées qui l'agitaient; mais elle gémissait devant Dieu ; elle déposait ses inquiétudes dans le sein de ses amis. « Que ferai-je? leur disait- elle ; quel parti prendre? verrai-je donc suc­comber à la misère ceux qui m'ont entou­rée de tant de soins et d'amour, ceux à qui je dois la vie ! J'ai acquis quelques talents, quelques connaissances, et ces dons si pré­cieux sont frappés de stérilité dans ce coin retiré que nous habitons ! Mon Dieu, sou-

tenez mon courage, ne permettez pas que je succombe à mon désespoir ! »

La juste affliction de Blanche avait fait naître une pensée dans l'esprit du curé de Saint-Gervais ; il hésitait pourtant à la lui communiquer ; car, bien qu'il la sût douée d'une âme forte, un mois s'était à peine écoulé depuis son retour, et il s'agissait de l'éloigner encore. Cependant il fallait agir : le saint vieillard s'arma de courage, pria le Seigneur, et profitant d'un moment où la jeune fille épanchait son coeur auprès de lui :

« La Providence vous vient en aide, ma fille; mais ses bienfaits vous coûteront un sacrifice.

—  Oh ! parlez, mon père; Dieu me don­nera le courage de l'accomplir.

—  Mme Porny me demande une gouver­nante pour sa fille, à peine âgée de huit ans. »

La pauvre enfant sentit son coeur se bri­ser : M. Porny était propriétaire de la riche filature élevée sur les ruines de Savenay.

« Eh bien, mon enfant ? reprit le curé après quelques instants de silence.

—  Vous me présenterez, répondit Blanche

(l'une voix émue ; mais que mon père ne sache jamais... Il en mourrait.

— Votre père ignorera votre sacrifice, ma fille; du moins n'en connaitra-t-il que la plus faible partie. Je vous recommanderai vivement, et je vous présenterai sous le nom de votre mère, afin de ne point attirer l'at­tention sur vous. »

Une véritable satisfaction succéda bientôt dans le coeur de Blanche au trouble qui d'a­bord s'en était emparé. Son dévouement eut bientôt triomphé des faiblesses de l'orgueil. Un point l'inquiétait cependant : il fallait parler à son père d'une séparation nou­velle, et à cette pensée son courage l'aban­donnait. Le bon curé se chargea de cette mission pénible. M. de Savenay l'entrete­nait assez souvent de ses inquiétudes pour qu'il pût trouver facilement l'occasion de lui soumettre ce projet. En effet, dès le len­demain M. Demay put confier au vieillard le dessein de sa fille.

Avec ce tact délicat que la charité peut seule donner, le saint prêtre peignit les égards et l'affection qui entoureraient Blanche dans cette maison, où la pieuse Mme Porny, de

lui bien connue , serait pour Mlle de Save­nay une seconde mère. Le vieillard, atten­dri, espérant dès lors une sorte d'avenir pour sa fille, ne soupçonna pas qu'elle pût avoir à souffrir un seul instant. D'ailleurs chaque dimanche elle se rendrait auprès de lui. La Buretière, nom d'une propriété nou­vellement ajoutée par M. Porny à ses pre­mières acquisitions, était à moins de quatre kilomètres de Savenay. Ainsi, rapports fré­quents, distraction utile, avantage de posi­tion, avenir heureux, tout était là.

Ce fut pour Blanche une douce compen­sation de son sacrifice, que l'espèce de viva­cité avec laquelle son bon père s'efforçait de lui vanter les avantages qu'elle trouve­rait à la Buretière. Elle sourit à cet enthou­siasme, et le secret de ces deux coeurs qui s'immolaient l'un pour l'autre ne fut connu que du Ciel et de celle qui se sacrifiait plus encore, c'est-à-dire de la pauvre mère. Mme de Savenay ne partageait pas l'illusion de son mari : il avait fallu lui faire la confi­dence entière; mais ce qui eût accablé M. de Savenay ne pouvait guère ajouter à l'affliction d'une mère livrant sa fille aux mille dangers d'une telle position. Qu'il faut que Dieu ait mis de force dans un coeur maternel pour qu'il résiste à de tels sacrifices !

Mlle de Savenay avait donc à peine goûté le bonheur d'une réunion si ardemment désirée, qu'il lui fallut s'arracher encore à la tendresse de ses parents. Mais, forte de son dévouement, elle supporta généreuse­ment cette nouvelle épreuve.

Mme d'Ormeck, si dévouée aussi à la fa­mille de Savenay, se chargea de présenter la jeune fille à Mme Porny ; ce fut avec une sorte d'orgueil qu'elle accomplit cette tâche, et la conduite de sa jeune amie excitait si fort son admiration, qu'il lui fallut se faire violence pour ne point laisser échapper le secret qu'il importait de ne pas dévoiler.

Mme Porny fit à Blanche l'accueil le plus affectueux. C'était une femme frêle et déli­cate, dont tous les traits révélaient la souf­france. L'aspect de Mlle de Savenay, tout ce que lui en avait dit le curé de Saint-Gervais, lui faisaient espérer de trouver dans celle qui allait partager sa solitude, non une con­fidente, car jamais une plainte n'était sortie de sa bouche, mais une amie qui rendrait ses peines plus faciles à supporter. De son côté, Blanche éprouva pour la jeune femme une sympathie qui naît toujours de la con­formité de situation dans les âmes qu'a­nime une véritable charité. Certainement Mme Porny devait souffrir ; dès lors la jeune gouvernante entrevit l'espoir de travailler à la soulager : c'en fut assez pour ranimer son courage et lui donner confiance.

Mme Porny offrit à Blanche un traitement de douze cents francs, et la joie remplit le coeur de la généreuse fille, lorsqu'elle envi­sagea l'aisance qu'une telle somme apporte­rait dans sa famille.

Séraphine, douce et blonde petite fille, faible et gracieuse comme sa mère, fut pré­sentée par elle à sa jeune gouvernante. Elle lui prit la main, et lui dit naïvement qu'elle l'aimerait beaucoup. Mlle de Savenay l'em­brassa tendrement; l'enfant lui était déjà bien chère, car elle avait songé aux obliga­tions qu'elle s'imposait. Les coeurs qui ont compris la piété filiale n'ont-ils pas d'ail­leurs comme un instinct de l'amour ma­ternel ?

Mmc Porny habitait seule la Buretière, et n'y recevait personne : ce fut une consola­tion pour Blanche, que sa mère avait dû prémunir contre les dangers de sa situation, et qui connaissait assez le monde pour le redouter désormais. Sa dépendance lui se­rait aussi moins pénible; car, malgré son apparente fermeté, elle en surmontait la pensée avec peine; elle lui eût été plus pé­nible encore là surtout où ses ancêtres avaient vécu avec tant d'éclat ! C'était une faiblesse sans doute ; mais les pensées de Blanche s'étaient exaltées sous l'influence d'un père qu'elle chérissait, et que ses revers avaient rendu plus fier encore de son nom si longtemps illustre.

Tout occupé du soin d'augmenter sa for­tune, M. Porny paraissait à peine à la Bure­tière. C'était un homme d'argent et de spé­culations. La dot de sa femme avait servi à l'acquisition du vieux manoir, et il avait centuplé ses capitaux par son industrie. Jaloux d'ajouter à son nom celui d'une terre importante, il avait acheté la Buretière ; le château était devenu l'habitation de sa femme, afin qu'il pût agrandir encore ses ateliers à Savenay de tout ce qui faisait na­guère le séjour de sa famille.

Dur, orgueilleux, despote, M. Porny était craint et détesté de tous ceux qui dépen­daient de lui. Mais sa femme était pleine de charité : elle visitait les ouvriers malades, instruisait leurs enfants, donnait des se­cours aux plus indigents, et les traitait tous avec cette bonté qui gagne le coeur plus en­core par ses charmes que par les bienfaits qu'elle répand. Aussi Mme Porny était ché­rie, vénérée de tous, et le jour où elle quitta Savenay, bien des larmes furent versées à la filature. Cependant elle avait continué d'être l'ange protecteur, la consolatrice de ces pauvres familles, et Blanche fut heu­reuse d'avoir à partager ses sollicitudes à leur égard.

Elle trouva aussi une grande consolation dans les soins qu'elle donnait à sa jeune élève, chez laquelle elle reconnut bientôt les plus heureuses dispositions. Une piété tendre, une douceur inaltérable, une tou­chante compassion pour les souffrances des malheureux, faisaient chérir Séraphine de tous ceux qui l'entouraient. Son intelligence, son aptitude rendirent bien facile la tâche que Blanche s'était imposée.

Le bon curé jouissait de son ouvrage. Grâce à Mlle de Savenay, la pauvreté de sa famille avait fait place à une douce aisance. Chaque dimanche elle venait jouir du bon­heur qu'elle procurait, et puiser de nouvelles forces dans les caresses de ses parents, dans les conseils de son guide charitable.

Le comte de Brior avait d'abord désap­prouvé la conduite de Blanche ; mais il se taisait devant les résultats, qu'il n'avait pu comprendre avant qu'ils eussent frappé ses yeux. Bientôt il en vint à admirer la sagesse et le courage de la jeune fille, et il fut lui-même assez sage pour en rechercher le principe. Sa bonne foi était trop parfaite, son âme était trop loyale, pour qu'il ne fût pas amené à pratiquer une religion à la­quelle seule il pouvait attribuer tant de biens. Il revint à ses devoirs, et s'en trouva si bien, qu'il était heureux d'en rapporter la gloire à Dieu d'abord, mais aussi à sa chère Blanche, dont l'exemple, disait-il, avait plus fait pour abattre son orgueil que n'eussent pu faire les prédicateurs les plus habiles.

CHAPITRE XXV

Ame pure, le pain des Anges

Te nourrissait.

Un divin concert de louanges

Au ciel montait.

Et de ta mère désolée

Le coeur chrétien Disait :

Seigneur, vous n;.' l'aviez donnée.

Vous la voulez : reprenez votre bien.

 

Un Ange au ciel.

 

 

Depuis deux ans déjà, Mlle de Savenay, toujours connue sous le nom de sa mère, formait Séraphine à la pratique des vertus, tout en travaillant à orner son esprit des connaissances propres à son âge. Elle n'a­vait pas vu souvent M. Porny; car celui-ci, spéculant et travaillant sans cesse, donnait peu d'instants aux jouissances du coeur, et laissait dans le plus complet abandon les

deux êtres qui seuls auraient dû l'attacher à la vie.

Blanche voyait presque chaque jour couler les larmes de Mme Porny ; elle comprenait sa douleur, elle admirait son courage. Mon Dieu! se disait-elle souvent, à quoi servent donc ces trésors que l'on envie ? Je vois pleurer jusque dans ces lieux où le luxe et la richesse ne devraient laisser nul désir.

Mme Porny avait dans sa solitude de puis­sants motifs de consolation. Toute à Dieu et à sa fille bien-aimée, elle voyait cette chère enfant croître chaque jour en vertu et en piété. Séraphine était toute sa douceur en ce monde; cependant à cette douceur se mêlait encore quelque amertume. Un secret pressentiment lui disait que cette enfant chérie était trop parfaite pour la terre. Hé­las! cette terreur maternelle devait être bientôt justifiée.

Séraphine venait d'atteindre sa dixième année, et déjà on pensait à la préparer à la plus sainte action de la vie, à sa première communion. Elle n'avait plus d'autre pen­sée, et sa joie naïve faisait tressaillir sa mère. Tout à coup un mal subit et cruel frappe la jeune enfant. A peine en est-elle atteinte qu'on a déjà perdu tout espoir. L'enfant a compris le danger qui la menace, et ses larmes coulent en abondance. Quitter sa mère bien-aimée !... Mais le ministre de la religion lui parle des délices du ciel, de cette réunion dans le sein de Dieu, où nulle séparation ne sera plus à redouter, et un doux sourire se mêle à ses larmes. Elle de­mande alors la grâce de recevoir son Dieu. Son instruction solide, sa raison prématu­rée, sa piété tendre permettaient au saint pasteur de satisfaire ses désirs. Il promit de lui apporter le saint viatique.

Une joie douce anime les traits de la mourante. Elle cherche la main de sa mère, la baise tendrement et veut être préparée à cette grande action. Pauvre mère ! elle se réjouit, elle espère un miracle : elle aime tant sa fille !

La nuit se passe en prières, et dès l'aube du jour le Seigneur vient visiter la famille affligée. Avec lui la force, la résignation, la paix sont entrées dans cette maison. Séraphine goûte déjà le bonheur du ciel, et, sans la douleur de sa mère, cette vie qui lui échappe ne lui arracherait pas un regret. Elle avait demandé son père ; plusieurs messages avaient été adressés à M. Porny ; mais sa fille n'avait plus qu'un souffle de vie quand il arriva. Elle mit sur son coeur la main de son père et celle de sa mère, les presse doucement dans les siennes, et, murmurant une fois encore les noms sa­crés que sa pieuse mère lui fit balbutier dès l'enfance, elle sourit doucement, et meurt.

La douleur de M. Porny éclate aussitôt en cris, en sanglots, en blasphèmes. Celle de la mère est muette comme la tombe, et s'ac­croît de tous les emportements de son mari. Il veut qu'un somptueux convoi, un riche mausolée honorent les dépouilles de Séraphine. Mme Porny cherche par quelles bonnes oeuvres elle peut assurer le bon­heur éternel de sa fille. Elle espère sans doute : car quelle mère n'espère pas le salut de son enfant ? et la sienne était si pure ! Mais qui ne tremblerait à la pensée des juge­ments de Dieu ?

Suivant la volonté de M. Porny, on fit à Séraphine les plus magnifiques obsèques. La mère désolée fit verser d'abondantes aumônes, soulagea bien des misères au nom de celle qu'elle pleurait. La nature et la foi sont là avec leurs oeuvres : à laquelle vou­drions-nous demander une consolation dans la douleur ?

La sympathie que Mme Porny trouva dans le coeur de Blanche la lui rendit encore plus chère. Elle lui demanda comme une grâce de ne point l'abandonner. Mlle de Savenay y consentit d'autant plus volontiers qu'elle assurait ainsi à ses parents la continuation d'une aisance dont le vieillard sentait tout le prix.

Cet arrangement ne devait pas durer longtemps. Mme Porny ne put supporter le coup qui l'avait frappée. Sa santé fut grave­ment atteinte, et les médecins lui ordon­nèrent un séjour de quelques mois dans sa famille, qui habitait le Midi. Elle se sépara donc de sa jeune amie, toutefois après qu'elle en eut obtenu la promesse de se retrouver près d'elle à son retour. Blanche revint donc à Savenay, comptant bien re­tourner à la Buretière ; mais elle ne devait plus quitter la maison paternelle. Le temps des épreuves allait finir.

Chapitre XXVI

Pour accomplir votre volonté, Seigneur,

et pour faire craindre vos jugements,

votre puissance renverse ceux que votre puis­sance

avait élevés !

Fléchier, Or. fun.

VISITE INATTENDUE

A peine revenue chez ses parents, Blanche reprit avec joie ses humbles fonctions de ménagère. Elle voulut que les travaux les plus fatigants devinssent son partage ; car la bonne Renée, si vieille et si infirme, n'était plus guère dans la maison qu'un hôte res­pectable et sacré; malgré ses continuelles réclamations, la jeune fille avait toujours soin de la prévenir dans tout ce qu'elle vou­lait faire encore pour rendre service. Elle essayait bien de s'en montrer mécontente ; mais Blanche était alors si aimable et si douce, que les remontrances de la bonne femme se tournaient toujours en bénédic­tions pour l'ange que le bon Dieu avait mis auprès d'elle : c'était ainsi qu'elle parlait de Blanche, qu'elle aimait avec la plus vive tendresse.

Heureux des soins qu'ils devaient à leur fille, de sa douce gaieté, qui charmait tous les ennuis, M. et Mme de Savenay jouis­saient encore de l'adresse obligeante avec laquelle Blanche soulageait leur vieille ser­vante, si devouée, et mêlaient leurs béné­dictions à celles de Renée.

Pourquoi cette vie paisible qui apportait tant de jouissances à la famille de Savenay, est-elle aujourd'hui si peu goûtée? Pourquoi cette espèce d'indifférence qui fait des de­voirs de la piété filiale un fardeau pesant, un joug pénible pour tant de malheureux enfants ? C'est que la foi ne montre plus dans le chef de la famille le véritable repré­sentant de l'autorité divine !

Il n'en était pas ainsi à Savenay. Cette maison, si peu favorisée de la fortune, pos-

sédait tous les trésors d'une vraie et solide piété. La religion avait enseigné à chacun son devoir, et la route indiquée était fidèle­ment suivie. Aussi le calme régnait-il dans tous les coeurs ; tous les fronts étaient sans nuage, ou si quelque souffrance en venait altérer la paix, une caresse, des soins em­pressés y ramenaient bientôt l'expression d'une tendre reconnaissance.

Un jour, tandis que Blanche vaquait aux soins journaliers qu'elle s'était réservés, elle entend le bruit d'une voiture qui s'arrête à la porte. C'était un événement inouï dans la vie de Blanche. Elle ouvre cependant, car la cloche s'est fait entendre ; elle voit appro­cher d'elle un jeune homme de l'extérieur le plus élégant, qui descend d'une chaise de poste. Convaincue qu'il se trompe, elle s'ap­prête à l'avertir de son erreur, quand celui- ci, la saluant avec politesse :

« Cette maison est celle de M. de Savenay, Mademoiselle? lui dit-i ? .

— Oui, Monsieur. »

Une voix faible sortit alors du fond de la chaise de poste, et articula quelques mots que Blanche ne put entendre. Le jeune homme courut vers la voiture, et tendit la main à une personne qui parut descendre avec peine. Mlle de Savenay ne sait que pen­ser d'une telle visite. Cependant sa préve­nance habituelle la porte à s'élancer vers la dame dont la démarche est chancelante. Quelle n'est pas sa surprise quand elle en­tend ces paroles :

« Vous ne seriez pas venue à moi une seconde fois, c'est pourquoi j'ai voulu venir à vous.

—  Mon Dieu! s'écria Blanche, me trompé-je, Madame? vous seriez...

—  La baronne de Barville, ma chère Blanche, telle que l'ont faite le chagrin et les remords. »

Renée, que le bruit inaccoutumé d'une voiture avait appelée à la fenêtre, court à Mme de Savenay, et lui annonce que Blanche vient de recevoir une dame bien cassée et un beau jeune homme qui descendent en­semble d'une belle voiture.

Mme de Savenay descend rapidement l'es­calier, et arrive au moment où Blanche fait asseoir la baronne dans la salle du rez-de- chaussée, pour qu'elle s'y repose un moment, pendant que M. et Mrae de Savenay seront avertis de son arrivée. La jeune fille présente sa mère à la baronne, et son re­gard suppliant implore un accueil favorable pour celle que Dieu a si rudement châtiée.

Mme de Savenay a compris le muet lan­gage de sa fille, car son front a repris toute sa sérénité ; toutefois c'est d'une voix émue qu'elle s'adresse à la baronne :

« Soyez la bienvenue en cette maison, Madame, dit-elle en saluant avec respect celle qu'elle s'attendait si peu à recevoir.

— Le motif qui m'y amène m'assurera votre indulgence : je l'espère, Madame, bien que je n'y aie nul droit. »

Blanche était montée près de M. de Save­nay pour le préparer à cette étrange visite. Elle le trouva peu disposé à accueillir la baronne. La pensée des souffrances de sa fille, bien qu'il fût loin d'en connaître toute l'étendue, le rendait inexorable. La pauvre enfant s'épuisait en bonnes raisons, en ap­pelait au coeur et à la foi de son père, et sa douce éloquence ne gagnait rien sur lui.

Mlle de Savenay commençait à désespérer, lorsque la porte s'ouvre tout à coup, et ap-

puyée sur Mme de Savenay et sur son fils, la baronne paraît sur le seuil. Elle est pâle et ne peut se soutenir; son visage est sillonné de rides profondes ; son front si fier, sa tête si haute sont courbés et abattus; sur ses lèvres décolorées on chercherait en vain ce sourire qui semblait jeter l'insulte et ren­verser par l'ironie. Il était facile de le com­prendre, l'âge n'avait point opéré ces chan­gements : la main de Dieu seule avait pu abattre tant d'orgueil.

Son fils, le baron de Barville, se tenait auprès d'elle. Il connaissait la vie de sa mère, il avait voulu l'aider à réparer ses graves erreurs, et son respect profond, son attitude modeste marquaient assez qu'il était plus heureux et plus fier de son repentir qu'il n'eût jamais pu l'être de son rang et de sa splendeur.

La contenance de la baronne et celle de son fils imposèrent à M. de Savenay ; il se souvint seulement qu'il était chrétien ; tout le reste fut oublié. Les paroles de paix qui sortirent de ses lèvres firent tressaillir de joie le coeur de sa fille bien-aimée.

« Oui, Monsieur, je viens implorer votre pardon et quelques jours d'hospitalité, dit la baronne, touchée de cet accueil. Mon fils se logera dans la ville ; mais j'ai beaucoup à dire, beaucoup à réparer, il me faut tout ce qu'il me reste de forces et de temps. »

Blanche s'était éloignée pour quelques soins intérieurs; quand elle rentra chez son père, celui-ci lisait attentivement un papier, qu'il remit ensuite au baron de Barville en lui serrant affectueusement la main. Le jeune homme fut ému de ce cordial témoi­gnage d'estime. Prétextant quelques arran­gements nécessaires à son séjour à Savenay, il prit congé de la famille et de la baronne, qui dut bientôt aux soins de ses hôtes le repos dont elle avait si grand besoin.

Chapitre XXVII

Exercez maintenant votre miséricorde envers moi pour me consoler.

Ps. cxv11I.

 

Histoire de la Baronne de Barville.

 

Quand la veillée réunit autour du foyer les amis de M. de Savenay, et qu'ils apprirent l'arrivée de la baronne et de son fils, leur étonnement fut à son comble. M. Demay, toujours plein de miséricorde, Mme d'Or­meck, toujours charitable, bénirent la Pro­vidence ; mais le comte de Brior, encore un peu plus soldat que chrétien, se plaignit hautement de ce qu'il appelait une impar­donnable faiblesse de la part de M. de Sa­venay, et jura qu'il ne reviendrait pas chez ses amis tant que la baronne habiterait sous leur toit.

« Bon ami comte, lui dit gaiement Mlle de Savenay, si Mme de Barville va au ciel, ne refuserez-vous pas d'y entrer de peur de vous trouver avec elle ?

—  Laissez-moi en paix, petite Blanche, s'écria le comte ; peut-on supposer qu'une pareille femme entre jamais dans le ciel ?

—  Pour moi, je la crois déjà sur la route ; mais, je vous en prie, répondez à ma ques­tion : Supposez qu'elle y allât, que feriez- vous alors?..

—  Ce que je ferais!... ce que je ferais!... Non, certes, je ne voudrais pas perdre pour elle ma part de paradis.

—  Eh bien ! c'est précisément ce que vous faites en ce moment !

—   Moi !... que voulez-vous dire?...

—   Vous-même.

—   Et comment cela, s'il vous plaît?

—  En refusant de pardonner à une pauvre âme à qui Dieu a envoyé le repentir, et qui, dans la sincérité de sa conversion, a af­fronté la peine, la fatigue, la mort, peut-être, pour venir elle-même réparer des torts qu'elle se reproche avec tant d'amertume.

. — Allons, allons, votre baronne a fort à faire pour réparer.

—  Aussi ne s'y épargne-t-elle pas. Il faut bien un courage chrétien pour entreprendre un pareil voyage, étant malade encore, et cela pour venir s'humilier !

— C'est vrai, j'en conviens; mais...

—  Oh ! pas de mais, mon cher comte. Si un ennemi désarmé vous demandait grâce, auriez-vous le coeur assez dur pour le re­pousser ?

—  Allons, Blanche, c'est une ruse de guerre. Où voulez-vous en venir ?... »

Blanche et le comte de Brior se dispu­tèrent ainsi le terrain pied à pied pendant toute la

soirée ; enfin la victoire demeura au bon droit, et le comte finit par accorder à la baronne une pleine et entière amnistie. Il fit plus encore, il ouvrit un avis qui fut unanimement adopté : il s'agissait d'inter­rompre les chères veillées jusqu'au moment où il serait possible de les reprendre, sans que Mme de Barville souffrît de la présence des bons amis de la famille. Ce sacrifice lui coûtait certes plus que l'autre. Un coeur généreux se dilate en pardonnant, il se serre en renonçant à ses amis ; ne fût-ce que pour un jour.

L'accueil généreux et cordial de la famille de Savenay, les soins délicats dont elle était entourée, rendirent à la baronne de Barville une paix que depuis longtemps elle ne goû­tait plus. Ses forces revenaient chaque jour, et l'espoir de la conserver commençait à renaître au coeur de son fils. Chaque jour elle voulait entreprendre le pénible récit que lui dictait sa conscience, et chaque jour la sollicitude de ses hôtes lui opposait un nouvel obstacle. Elle en triompha cepen­dant, et malgré leurs protestations sur l'inu­tilité de ces pénibles aveux, ce fut en ces termes qu'elle commença son oeuvre d'ex­piation :

« Je naquis sous le poids d'un double malheur : un grand nom et une médiocre fortune. Des dons funestes m'échurent en partage : la beauté, et un caractère ardent, impétueux, qui ne connaissait les obstacles que pour les surmonter. Ma mère décou­vrit en moi le germe des passions funestes qui exercèrent sur ma vie une si triste influence ; mais elle mourut avant d'avoir pu apporter aucun remède au mal que redoutait sa tendresse. Je perdis tout en la perdant.

« Une éducation chrétienne eût développé ce que Dieu avait mis de bon dans mon coeur, et réprimé ces défauts naissants qui m'ont précipitée dans un abîme si profond : elle ne me fut pas donnée. On m'éleva pour le monde, qui devint l'idole à laquelle je sacrifiai mon repos, mon honneur, tout, jusqu'à ma conscience.

« Le baron de Barville demanda et obtint ma main. Doué de toutes les qualités de l'es­prit et du coeur, il joignait à l'âme la plus noble la plus excessive bonté. Il m'aimait avec une tendresse qui m'eût assuré la féli­cité la plus parfaite, si les jouissances d'un intérieur paisible eussent été capables de satisfaire ma vanité. Je voulus briller sur la scène du monde; M. de Barville céda à mes désirs, et bientôt le monde et ses plaisirs m'enivrèrent de toutes leurs séductions.

« Bientôt je devins mère, et les devoirs qu'impose ce titre sacré furent sacrifiés à l'attrait qui me captivait tout entière. J'a­vais pris sur le baron de Barville un ascendant irrésistible ; mes caprices étaient pour lui des lois ; notre fortune s'engloutissait dans le gouffre des plaisirs, car chez nous les fêtes succédaient aux fêtes, un luxe rui­neux nous entourait ; mais, habile dans l'art fatal de la dissimulation, je couvrais de fleurs les bords de l'abîme, et M. de Barville n'en voyait pas la profondeur.

« Un homme admis dans notre intimité me fit entendre de sages conseils : il me parla de mes enfants, me les montra ne re­cueillant pour héritage qu'une triste mé­diocrité. Je frémis à cette pensée, je le re­merciai de sa courageuse franchise. 0 mon Dieu, comme il me trompait !

« Mon oncle, le vôtre, Monsieur, me re­cevait avec bonté. Il applaudissait même aux succès que j'obtenais dans le monde; mais ces succès, c'était ma ruine. Je com­mençais à m'en effrayer lorsqu'un jour cet homme dont je vous parlais tout à l'heure vint me trouver et me remit des papiers.

« Ne vous laissez point abattre par le dé­couragement, me dit-il, le riche héritage de M. de Ternoy vous est assuré, si vous savez agir.

« Puis il se retira.

« Restée seule, mon premier soin fut d'ouvrir ces papiers. Votre nom frappe mes regards; vous y étiez accusé, Monsieur, d'avoir trahi votre pays et livré des armes aux étrangers. Je frissonnai; mais les preuves étaient là ; elles me semblaient évi­dentes; je commençai à comprendre les pa­roles de ce malheureux. Que faire cepen­dant ? car je ne voulais pas être l'instrument de votre ruine ; et quand cet homme revint, il me trouva inébranlable dans ma résolu­tion. Hélas! pourquoi n'éloignai-je pas dès lors un être si redoutable ! »

La baronne avait entrepris une tâche supérieure à ses forces. Elle fut obligée de suspendre son récit, et quelques jours s'é­coulèrent avant qu'elle fût en état de le re­prendre.

Chapitre XXVIII

Loin de vous, ô mon Dieu, mon âme desséchée Ne trouvait ni repos, ni plaisir, ni bonheur. Par de honteux liens à la terre attachée, J'étouffais votre voii dans le fond de mon coeur.

 

Suite de l'histoire de la Baronne

 

« Quand les passions se sont emparées d'une pauvre âme, continua la baronne en reprenant sont récit, nul ne peut prévoir où elle va s'arrêter. M. de *** me persuada que je vous rendrais service en avertissant M. de Ternoy avant que la publicité lui eût révélé vos torts. « Il le déshéritera peut-être, me dit-il ; mais du moins sauvera-t-il son nom de l'infamie. » Je me rendis à ce perfide conseil, et je croyais servir son amitié, tan­dis que j'étais l'instrument de sa haine.

« Je me rendis chez M. de Ternoy, et, tremblante encore à la pensée du mal que j'allais causer, je lui communiquai les fu­nestes papiers dont j'étais dépositaire. Je vois encore la pâleur de son front, son anéantissement complet lorsqu'il me rendit ces témoignages mensongers. Il ne laissa échapper que ces mots : 0 ma soeur, je le sauverai pour toi ! II était puissant, il fit agir ses amis ; l'affaire fut assoupie, et l'on crut vous épargner. Mais la calomnie vous pour­suivit : on parla de faux billets, de fausses signatures, et votre disgrâce vint confirmer ces accusations.

« Cependant j'implorai pour vous M. de Ternoy ; il resta sourd à mes prières, et mourut peu de temps après, me léguant les biens qui vous appartenaient. Le baron de Barville croyait à votre innocence ; il exigeait de moi une complète restitution. J'hésitai, je voulus attendre que vous pussiez vous justifier ; l'ambition dévorait mon âme : je vous avais plaint, je vous accusai ; je m'ef­forçai de vous trouver coupable pour me justifier à mes propres yeux.

« La main de Dieu me frappa bientôt : mes trois enfants tombèrent malades, et mon Charles me fut seul conservé. Le baron de Barville fut atteint à son tour. Dès lors mon dévouement ne connut plus de bornes ; mon inquiétude était d'autant plus cruelle, que je faisais plus d'efforts pour la dissimu­ler. La tendresse de mon mari s'inquiétait des soins assidus que je n'eusse laissé prendre à personne ; j'avais à le combattre sans cesse pour ne point quitter son chevet.

« Un jour cependant, vaincue par ses sol­licitudes, accablée de fatigues et trouvant son état moins alarmant, j'allai prendre quelques heures de repos ; à peine avais-je fermé les yeux, qu'il me fait appeler avec empressement. J'accours en toute hâte, et son agitation m'effraie. « Claire, me dit-il, l'héritage de M. de Ternoy ne vous appar­tient plus : M. de Savenay est innocent.- » Et il me présentait une lettre et des papiers que l'imprudence de nos gens avait laissés arriver jusqu'à lui.

« Je saisis avidement ce qu'il me présen­tait, et je m'efforçai de calmer M. de Barville. Je n'y parvins qu'en lisant ces papiers : la lettre était du calomniateur de M. de Savenay ; elle contenait tous ses aveux. Il y joi­gnait les pièces authentiques qui prouvaient à la fois sa propre culpabilité et l'innocence de M. de Savenay. Au terme de sa vie, l'é­ternité lui était apparue terrible, mena­çante ; il avait reconnu son crime, et le secret de son iniquité lui était échappé avec les marques du plus amer repentir. Une douleur affreuse pénétra mon coeur. Cette révélation enlevait à mon fils à peu près tout ce que lui avaient épargné mes folles pro­digalités. Cependant il fallait se résoudre à la restitution ; je promis au baron de Barville de m'en occuper. Lui-même, de sa main défaillante, voulut écrire au marquis de Savenay; mais, ce devoir accompli, son mal s'aggrava, et les inquiétudes croissantes qui vinrent m'assaillir me firent retarder l'exé­cution de ma promesse.

« Mon fils ne quittait point son père, et lui prodiguait les plus tendres soins. Mais chaque jour détruisait nos espérances, et bientôt il ne fut plus possible de se flatter d'une guérison.

« M. de Barville se vit mourir, et il me pressait sans relâche d'accomplir cette res-

titution, qu'il désirait si ardemment. Mais les soins assidus que réclamait son état ne me fournissaient que de trop justes motifs de la différer.

« M. de Barville reçut les derniers sacre­ments, et, comme s'il eût prévu les tenta­tions qui viendraient m'assaillir, il me fit jurer de ne pas différer davantage cette dé­marche, qui devait rendre la paix et l'hon­neur à une famille désolée. Je jurai, en effet, et mon serment était sincère : j'étais résolue alors à tous les sacrifices.

« Ce fut une des dernières paroles de M. de Barville ; il serra doucement la main de Charles et la mienne, et mourut entre nos bras.

« Jamais perte ne fut plus fatale que celle que je fis en perdant le baron de Barville. En présence de son lit de mort, nul sacrifice ne m'eût arrêtée. Mais il fallut songer aux affaires : les tuteurs de mon fils deman­dèrent compte du bien de Mme de Barville. Hélas! mes folles dépenses l'avaient dissipé. Je reculai devant la honte d'un aveu, et la plus notable partie du bien de mon oncle combla le déficit.

« Charles, qui avait hérité de l'âme noble de son père, tenta bientôt de me parler de la restitution fatale. J'éludai d'a­bord. Ses sollicitations devinrent plus pres­santes ; je témoignai du mécontentement ; bientôt même je m'emportai violemment, et déclarai formellement ne rien devoir à l'homme qu'avait déshérité M. de Ternoy.

« Mon fils s'étonna d'abord, s'efforça de calmer mon exaltation, s'offrit même à res­tituer de son propre bien ce qui lui parais­sait légitimement acquis à M. de Savenay, insista sur le tort irréparable que je faisais à sa famille, et, me trouvant inflexible, il mit l'Océan entre lui et moi.

« Ce que j'éprouvai alors, je ne saurais l'exprimer : l'orgueil combattait en moi l'amour maternel. Pour que celui-ci triom­phât, il eût fallu avouer à mon fils que j'avais jeté dans le gouffre des plaisirs l'héritage qui lui appartenait. Plutôt mourir ! m'écriai- je dans mon aveuglement, et l'orgueil pré­valut.

« Il fallait étouffer la voix de la con­science ; le monde reçut de nouveau tous mes hommages, et les siens m'enivrèrent sans me consoler. Un vide affreux se faisait sentir à mon coeur : l'ennui me poursuivait au milieu des cercles les plus brillants ; la solitude me faisait peur. Je me fatiguais à chercher le sommeil, et le sommeil fuyait loin de moi. Ces angoisses étaient un bien­fait de Dieu; c'était le remords, hélas! et je travaillais à l'étouffer !

« Quelques lettres de mon fils me parve­naient de temps à autre; mais je croyais n'y lire que des reproches, et mon amour-propre en fut blessé. Cette fois encore il triompha de ma tendresse ; je défendis à Charles de m'écrire, et je me trouvai de nou­veau tout à fait seule dans l'univers.

« Vers le même temps, je rencontrai le comte de Brior, que j'avais connu autrefois. On parla de M. de Savenay; on osa même l'attaquer en sa présence ; il le défendit avec tout le zèle d'une chaleureuse amitié ; seul contre tous, mais fort de sa conviction in­time, il proclama l'innocence de son ami, et réduisit au silence ceux qui s'étaient faits ses détracteurs. Et moi qui pouvais d'un mot justifier M. de Savenay devant tous, je me taisais !

« Chose inexplicable, cette noble con­duite me toucha. Était-ce que je croyais ma conscience soulagée par cet hommage que rendait M. de Brior à la vérité ? Je ne sais ; mais je me sentis entraînée vers le comte ; je m'approchai de lui, et lui parlai de ses amis. Je me montrai disposée à pen­ser comme lui sur la tache qui couvrait un nom illustre, et dès lors l'intimité s'établit entre nous.

« C'est alors que l'égoïsme me suggéra une idée qui flatta mon orgueil, et devait, à ce qu'il me semblait, rassurer ma conscience. Cette jeune fille de M. de Savenay, si je l'ap­pelais près de

moi ? Dans l'isolement qui me tue, elle me serait une consolation. Mon douaire et ce qui me reste de la fortune de M. de Ternoy constituent un revenu de vingt mille francs. Je les assurerai à Mlle de Save­nay, et Charles croira que j'ai tout restitué. Je soumis mon projet au comte de Brior; mais il mit pour condition que je motiverais ce don sur la conviction où j'étais de l'inno­cence du marquis : je crus compromettre mon secret en acquiesçant à cette condi­tion ; je refusai.

« Le comte m'avait quittée brusquement. Je renonçai au plan qui m'avait séduite. Cependant c'était un doux rêve qui se re­présentait sans cesse à mon esprit. J'étais si malheureuse, que je ne pouvais abandon­ner l'idée d'un changement dans ma vie. J'essayai de revenir sur mes refus, me promettant d'ajourner l'exécution de mes desseins, et Blanche vint adoucir mes en­nuis. »

L'heure de la prière suspendit en ce mo­ment le récit de la baronne.

Chapitre XXIX

L'insensé a dit dans son coeur : Il n'y a point de Dieu.   ps. xiii.

 

UN MALHEUR

 

M,ne de Barville, en venant à Savenay, s'était imposé une pénible expiation. Elle éprouva bientôt que les oeuvres de la péni­tence portent souvent de pures délices au coeur qui en avait redouté les rigueurs. Cette tendre pitié des âmes pures pour les coeurs coupables rendait bien léger le fardeau qu'elle avait cru s'imposer. Elle était dé­sormais si chère à la pieuse famille dont elle était venue implorer le pardon ! Les soins les plus affectueux et les plus empressés lui étaient prodigués par Mme de Save­nay et par sa fille. Le marquis lui tendait une main amie, et, dans sa profonde reconnais­sance, la baronne croyait plus vivement à la clémence du Ciel depuis qu'elle était deve­nue l'objet d'une si admirable indulgence.

« La présence de Mlle de Savenay combla mes espérances, reprit la baronne en conti­nuant sa narration ; car, dès la première vue, mon coeur lui voua une tendresse presque maternelle. Cependant sa réserve, sa timi­dité me désespéraient. Je craignais de n'être point aimée d'elle, comme on appréhende un malheur ; sa tendresse pour ses bons pa­rents, son affection pour les amis dévoués qu'elle laissait à Savenay, sa confiance en eux, tout cela m'irritait, me portait ombrage. Je résolus de l'isoler de toutes ses affec­tions, espérant me l'attacher sans réserve. Je parvins malheureusement à exécuter en par­tie cet affreux projet.

« Blanche écrivait tous les deux jours à ses chers parents; ses lettres déguisaient habilement le chagrin qui brisait son coeur; mais elle s'ouvrait naïvement à Mn,e d'Ormeck, au bon curé, son guide si éclairé et si pieux, et leur demandait quelques consola­tions et leurs sages conseils.

« J'avais vainement tenté de la présenter dans le monde. Elle résista longtemps; ce­pendant je triomphai de sa résistance, et je jouis des triomphes qu'elle obtint dans le cercle brillant où je l'introduisis. L'éclat du monde l'éblouit un moment ; les plaisirs la charmèrent; sa tendresse n'avait pas dimi­nué; mais ses loisirs étant plus rares, ses lettres devinrent donc moins fréquentes. Il faut bien l'avouer, j'en diminuai le nombre, et je brûlai toutes celles qui me parurent les plus affectueuses. Quant à celles qui étaient adressées à ses amis, presque toutes étaient altérées, ainsi que les réponses qu'elles provoquaient, et la pauvre enfant se vit forcée de renoncer à un commerce épistolaire qui était devenu pour elle sans douceur et sans profit. Je payais chèrement pour cette oeuvre d'iniquité une femme at­tachée à mon service, qui pouvait contre­faire habilement toutes les écritures, afin qu'elle m'aidât à détacher Blanche de ce qui lui était cher.

Oh ! jugez-moi, mais ne me condamnez pas, Dieu m'a pardonné. »

La baronne était accablée sous le poids de cette confession ; mais Blanche courut à elle, la serra dans ses bras avec effusion :

« Oh ! ne rappelez plus, lui dit-elle, un passé qui vous est si amer. Oubliez des torts dont nul ici ne conserve le souvenir. »

Le marquis de Savenay, la pieuse mère de Blanche se joignirent à elle pour calmer l'é­motion de la baronne, et la prier de termi­ner un récit pénible pour tous, mais déchi­rant pour elle.

« La générosité de vos coeurs rend l'ex­piation trop facile, reprit Mme de Barville; mais la vérité doit se faire jour : prêtez-moi donc encore quelques moments d'attention.

« Blanche me semblait plus gaie, plus contente. J'espérais que sa jeune imagina­tion, séduite par le monde et ses plaisirs, s'y attacherait chaque jour davantage, et qu'elle en aimerait un peu plus celle à qui elle devait ces jouissances nouvelles. Heu­reuse, hélas ! comme je pouvais l'être, j'ou­bliais qu'un moment suffisait pour ouvrir les yeux à l'enfant naïve que j'entraînais dans l'abîme où je m'étais perdue. « Plus tourmentée chaque jour, plus désireuse de m'attacher celle dont la présence soulageait ma triste existence, je conçus un projet dont la réussite devait assurer mon repos. Je voulais marier Blanche à mon fils : je confiai mes desseins à Charles; mais ma lettre demeura sans réponse ; une seconde, une troisième eurent le même sort. Je fus plus accablée que jamais.

« Blanche aimait le monde avec passion. Chaque fête était pour elle un triomphe, j'espérais donc... Mais Dieu confondit mes desseins criminels. Votre fille, monsieur le marquis, est un modèle de piété filiale : elle entendit prodiguer l'outrage à votre nom, et ...

— Assez, assez, de grâce, madame la baronne. Mes bons parents savent de quels soins m'entoura votre tendresse au château de Lorbières, et l'exil auquel vous avez voulu vous condamner pour me faire res­pirer l'air pur des montagnes. Passez sur ce récit qui brise nos coeurs. »

La baronne comprit que Blanche avait gardé le silence sur la scène du bal ; elle l'en remercia d'un regard, et continua son his­toire.

« Blanche était à peine rétablie, lorsque je reçus une lettre de mon fils. Il n'opposait qu'un refus à toutes mes sollicitations : je crus qu'il méprisait sa mère !

« Cette lettre faillit causer ma mort ; mais un ange veillait sur moi : ma douce victime me prodiguait ses soins avec une tendresse toute filiale; j'échappai au danger ; cepen­dant mon âme était plus irritée que jamais.

« Je voyais avec effroi approcher le terme de l'année que Mlle de Savenay devait pas­ser près de moi ; je craignais sa répugnance à m'accorder une autre année ; car je n'es­pérais plus rien du monde et de ses pres­tiges pour la fixer près de moi. Blanche était revenue aux devoirs que je lui avais fait abandonner, et elle me paraissait inébran­lable dans ses résolutions nouvelles.

« Je tentai cependant de l'attendrir sur ma triste situation ; j'essayai vainement les prières, les offres, les menaces; enfin j'eus la cruauté de brûler devant elle la lettre de votre ennemi, où votre innocence était hau­tement proclamée.

— Blanche ne nous en a rien dit, Ma­dame, reprit le marquis de Savenay en jetant à sa fille un regard où éclatait un juste orgueil.

— C'est pour cela que je dois le dire, ré­pondit la baronne. Je dois m'humilier de cet orgueil effréné, de cet horrible égoïsme qui sacrifiait à une vaine fumée de réputa­tion l'honneur et la paix d'une famille en­tière ; de cette basse cupidité qui laissait dans une position plus que médiocre ceux dont la fortune servait à soutenir mon opulence.

« Blanche partit, et je demeurai seule ; bien seule; car celle dont j'avais fait l'ins­trument de mes manoeuvres coupables m'a­bandonna bientôt après, touchée d'un sin­cère repentir, et refusant le salaire de ce qu'elle appelait sa criminelle complaisance.

« Profondément irritée, mais non conver­tie, je résolus de rester à Lorbières. C'était une pensée du Ciel ; car le salut était là.

« Depuis un an j'y vivais seule, augmen­tant mes maux par une sorte de mélancolie sauvage, et combattant contre le remords, lorsque je tombai malade. Mariette Lam­bert, la seule étrangère qui eût l'entrée du château, me soigna avec le zèle d'une tendre charité et me parla de Dieu.

. « Ainsi la miséricorde du Ciel venait à moi, à moi qui l'avais si souvent repoussée !

« J'écoutai cette voix inconnue qui m'ap­portait de doux sentiments et des pensées d'espérance, que j'avais crus pour toujours chassés de mon coeur. Mais la nécessité d'a­veux sans restrictions, la crainte de revenir sur un passé déplorable m'ôtaient tout cou­rage... »

Un coup frappé violemment à la porte interrompit la baronne; Blanche descend. Un domestique hors d'haleine lui remet une lettre cachetée de noir.

« Que j'ai eu de peine à vous trouver, Ma­demoiselle ! Ils vous nomment tous Mlle de Savenay.

—• Bien, bien, dit Blanche à voix basse en ouvrant la lettre ; mais que peut me vou­loir Mme Porny à cette heure?... Comment...

— Oh! lisez, lisez vite, Mademoiselle. Pauvre dame ! elle vous attend. »

Mme de Savenay, inquiète, avait suivi sa fille, et la voit pâlir en lisant le billet, qu'elle lui présente ensuite : M. Porny venait de se suicider, et sa veuve désolée réclamait l'appui de sa jeune amie.

—    Que vas-tu faire, ma fille? dit Mme de Savenay.

— Tout dire à mon père et partir, » s'é­crie Blanche; et, montant rapidement l'es­calier, elle soumet la lettre à son père et sollicite la permission de partir sous la con­duite de Bernard.

Celui-ci, dans le dessein de hâter le dé­part, avait suivi la jeune fille. Tout à coup les yeux de M. de Savenay se portent sur lui:

« Bernard! s'écrie-t-il, l'ancien concierge de la filature ?

—     Monsieur le marquis de Savenay ? dit à son tour Bernard.

—    Partons, partons, Bernard, votre pauvre maîtresse attend !

—     Mon Dieu ! quel soupçon ! ma fille, se peut-il ?...

—  Elle pleure, elle m'attend, mon père!

—     Va, ma fille, et que Dieu te bénisse de ce que tu as fait pour ton vieux père. »

Blanche prit à la hâte congé de la ba­ronne, embrassa son père et sa mère, et courut porter à la pauvre veuve les conso­lations de l'amitié.

Chapitre XXX

Pleurez arec ceui qui pleurent. S. Paul.

 

 

UNE PAUVRE VEUVE

L'arrivée de Blanche suspendit un instant la douleur de Mme Porny. Elle embrassa la jeune fille avec effusion, puis, lui montrant ce lit funèbre auprès duquel elle veillait en priant : « Mort ! s'écria-t-elle, et peut-être pour l'éternité ! »

Blanche s'efforça de faire naître dans le coeur de la veuve un espoir qu'elle-même conservait à peine : elle parla des miséri­cordes éternelles.

« Dieu lui a accordé une grande grâce, reprit M'"e Porny saisissant avidement cette lueur d'espérance. Un jeune prêtre dont la famille habite Savenay se promenait près de la mare au moment où...

— Quoi ! c'est à la mare ?... se hâta de dire Blanche.

—  Oui, près de la sépulture des anciens propriétaires de Savenay. Accouru au bruit de l'arme, le jeune prêtre a pu lui parler du ciel, de l'éternité, et le malheureux a donné quelques signes de repentir.

—  Et Dieu les aura agréés ; car il veut le salut du pécheur.

—  Henri ne fut jamais impie, ma chère Blanche. L'amour de l'or, cause de sa ruine, hélas ! avait obscurci dans son âme les vé­rités éternelles ; mais il était bon, chari­table; il faisait beaucoup de bien. »

Mlle de Savenay savait tout ce qu'avait souffert Mme Porny; aussi admirait-elle cette douceur qui n'avait souvenir que du bien.

Les deux amies pleuraient et priaient en­semble, s'abandonnant à l'espérance, ou combattant de mortelles alarmes à la pen­sée de cette vie où Dieu avait été si complètement oublié, mais adorant avec une pieuse résignation les secrets desseins du souverain Seigneur de toutes choses

Tandis que Blanche remplissait sa triste mission, le marquis de Savenay apprenait de sa femme toute l'étendue du sacrifice que s'était imposé sa fille.

Il faut bien le dire : car quel homme n'a pas ses moments de faiblesse ? En écoutant ce récit, le vieillard sentait bouillir dans ses veines le sang de ses glorieux ancêtres ; l'orgueil de son nom se soulevait à cette pensée :

« Ma fille ! ma pauvre enfant ! et sur les ruines du château de ses ancêtres !

—  Ah ! Monsieur, s'écria le baron de Bar­ville, M1Ie de Savenay donnait, par cette généreuse conduite, un nouvel éclat au nom qu'elle porte. Tout ce que j'ai vu, tout ce que j'apprends la rend vénérable à mes yeux, et me fait sentir plus vivement mes torts envers ma mère.

—  Ces torts sont les miens, Charles, dit la baronne en tendant la main à son fils. Je n'ai pas rempli mes devoirs ; tu n'as pu con­naître les tiens. Blanche a été formée à la vertu par les exemples de sa mère autant que par ses conseils. Mme de Savenay recueille ce qu'elle a semé. Sa fille, aussi pieuse que dévouée, remplira ainsi tous les devoirs que la Providence fera peser sur elle. Heureuse la famille dont elle doit assu­rer la paix ! Heureux celui... »

La baronne fut interrompue par l'arrivée de Bernard, qui remit à M. de Savenay un billet dont il attendait la réponse. Blanche suppliait son père de lui permettre de pas­ser quelques jours près de Mme Porny, dont la douleur avait si grand besoin de conso­lations. Le vieillard accorda, tout en sou­pirant, la permission sollicitée avec tant d'instances.

Blanche était, en effet, bien nécessaire à la pauvre veuve. A la peine cruelle que lui causait la funeste mort de son mari, se joi­gnait l'embarras d'affaires assez embrouil­lées, de réclamations dont il était difficile d'apprécier la valeur, et le soin de régler l'avenir sans nuire aux intérêts qui se ratta­chaient à ceux de Mme Porny.

Mlle de Savenay n'abandonna pas son amie : voyages à Nantes, veilles, soins et travaux de chaque jour, elle partagea tout avec elle, et, grâce à son appui, Mme Porny put ne pas se croire complètement isolée. Dieu bénit le dévouement de Blanche et les vues droites et généreuses de la pieuse veuve : des hommes intègres se chargèrent de ses affaires, et bientôt, assurée de posséder en­core une brillante fortune, elle put se livrer de nouveau aux élans de son coeur compa­tissant et charitable.

Mme Porny versa d'abondantes aumônes au sein des familles que la mort de son mari privait du travail de chaque jour, et offrit ces dons à Dieu comme autant d'expiations pour l'âme si chère de celui qu'elle pleu­rait toujours.

Tous ces soins accomplis, Mlle de Save­nay parlait de retourner dans sa famille. Mme Porny tremblait à la pensée de son isolement, et pourtant ses regards émus s'arrêtant sur Blanche avec une sorte d'ad­miration :

« Oh ! merci, lui dit-elle, merci, ma chère Blanche. Croyez que j'apprécie votre dé­vouement; mais partez, je ne vous retiens plus : vos chers parents comptent les heures de votre absence. Cependant, avant de nous séparer, prenez ces papiers que je confie à votre amitié ; promettez-moi de ne les point ouvrir avant huit jours, et, après ce temps écoulé, revenez ici, où mon coeur vous ap­pelle de tous ses voeux. »

Surprise du ton solennel de Mme Porny, de l'espèce d'injonction qu'elle lui faisait en lui remettant ce paquet cacheté, M1le de Savenay hésitait à le recevoir. Mais la veuve insista d'une manière si touchante, que Blanche n'osa résister, et promit de se con­former à ses désirs ; puis l'ayant embrassée tendrement, elle la quitta, lui laissant en­core quelqu'une de ces paroles qui viennent du Ciel, et partit pour Savenay.

Elle eut à essuyer les reproches du mar­quis sur sa longue absence : ce bon père était si impatient d'embrasser sa fille ché­rie, depuis qu'il avait appris ce qu'il appe­lait son plus grand sacrifice ! Les éloges de la baronne étaient plus pénibles à la mo­destie de la jeune fille que les paroles dou­cement sévères du vieillard ; et cependant elle eut grand'peine à empêcher sa vieille amie d'exalter plus que jamais son courage et sa vertu.

Chapitre XXXI

Par mes cruels tourments, par mes douleurs de mère.

J'expiai longuement une fatale erreur ;

Mais Dieu prit en pitié les tourments de mon coeur :

Quand il m'a pardonné, seul, serez-vous sévère?

 

Suite de l'histoire de la baronne

 

La soirée qui suivit le retour de Blanche fut consacrée à entendre la fin du récit de Mme de Barville.

Cette veillée fut une fête pour Mlle de Savenay ; elle y retrouva tous ses amis. La baronne avait désiré qu'ils ne fussent pas plus longtemps privés de ces soirées pai­sibles où leur présence apportait tant de bonheur; et, pendant le séjour de Blanche à la Buretière, ils avaient repris leur place au foyer du marquis. La baronne avait voulu qu'un récit succinct leur fît connaître ses torts, puisque, à eux aussi, elle avait fait endurer de véritables peines.

« Je vous le disais, mes amis, continua-t-elle, la honte de mes crimes m'ôtait le cou­rage de travailler à les expier ; les remords me déchiraient, sans compter pour mon salut.

« Cependant Mariette ne se rebutait pas. Elle me peignait avec une simplicité élo­quente le bonheur qui m'attendait avec la grâce de la réconciliation. Elle m'entrete­nait de la joie que je trouverais dans la seule résolution d'être toute à Dieu. Je me rendis à ses sollicitations ; je promis d'être chré­tienne, et je priai Mariette de m'amener un prêtre.

« Avec quel empressement elle courut avertir le curé de Lorbières ! Toute à la pensée de l'action que j'allais faire, j'avais voulu demeurer seule, et je pensais avec une sorte d'effroi au tableau déplorable qu'il me faudrait dérouler aux yeux du ministre de paix que j'avais demandé.

« J'entends frapper à ma porte : Déjà ! me disais-je; et je répondis d'une voix trem­blante. A l'instant, un jeune homme se pré­cipite dans ma chambre ; mon Charles est à mes genoux !

« — Oh ! pardon, mille fois pardon, ma mère, s'écrie-t-il en couvrant mes mains de ses baisers et de ses larmes. J'ai manqué aux plus sacrés des devoirs ! Je n'en con­naissais d'autres que ceux que me dictait un honneur tout humain. Le Seigneur m'a éclairé ; c'est lui qui ramène à vos pieds un fils tendre et repentant. »

« La joie inondait mon âme. Je ne trou­vais plus de paroles pour bénir mon fils ! Je le pressais sur mon coeur ; je remerciais Dieu; j'embrassais mon enfant; je ne voyais plus que lui au monde. L'arrivée du digne pasteur me rappela ma promesse, et j'éloi­gnai Charles pour quelques moments.

« Dieu m'avait rendu mon fils ; je donnai à Dieu toute mon âme ! Les plus pénibles aveux s'échappèrent de mes lèvres, et ce sacrifice me semblait trop faible encore pour tant de bonheur. Quelle paix succéda bientôt dans mon coeur aux tourments qui le déchiraient ! Une paix divine remplaçait l'agitation incessante que les plaisirs n'a­vaient jamais fait qu'irriter. Oh ! revenir à Dieu, c'est la joie, c'est la vie, et les sen­tiers de la pénitence sont pleins de délices pour le coeur !

« Ma santé, si fortement ébranlée depuis longtemps déjà, se ressentit bientôt du calme de mon coeur. Mes forces revinrent peu à peu, et ma première pensée fut pour vous, ma chère Blanche. J'avouai à mon fils tout ce que je vous avais fait souffrir ; je lui appris comment j'avais dissipé sa propre fortune, et comment cette fatale conduite m'avait entraînée à des actes plus condam­nables encore. Je confiai à son honneur le soin de réparer tout le mal dont je m'étais rendue coupable.

« Mon bon Charles essuya mes larmes, et me parla comme l'eût fait un ange du ciel.

« Vous possédez le testament de M. de Ternoy et les témoignages de l'innocence du marquis de Savenay ? me dit-il.

« — Hors la lettre de son vil calomnia­teur, m'écriai-je. »

Le curé de Saint-Gervais interrompit la baronne .

« Arrêtez, Madame, je vous prie. Ce mal­heureux a paru devant Dieu, qui l'a jugé et j'ai pu admirer son repentir. »

Ces paroles causèrent dans l'assemblée une surprise générale, et tous les regards se portèrent sur M. Demay, qui continua ainsi :

« Vous comprenez maintenant, mon cher ami, pourquoi je versais si souvent le baume de l'espérance sur la plaie de votre coeur : je me fiais à la divine providence, car je savais que les preuves qui renverseraient toutes les calomnies existaient encore ; mais j'ignorais en quelles mains elles avaient été déposées : appelé bien tard près du mori­bond, j'avais eu la douleur de le voir expi­rer sans qu'il m'eût révélé cette circon­stance. Mais, je vous le répète, jamais plus profond, plus sincère repentir que celui de cet infortuné ne mérita l'effusion des divines miséricordes.

—  Paix et repos à son âme ! dit avec émo­tion le marquis de Savenay.

—  Amen! » répondirent toutes les voix, et un religieux silence succéda pendant quelques secondes à cette courte invocation.

La baronne continua son récit :

« Cette lettre donc, c'était celle que j'a­vais brûlée en présence de Mlle de Savenay, alors qu'irritée de sa résistance je lui per­suadai que j'avais détruit tout moyen de réhabiliter son père. Je possédais encore les lettres authentiques qui vous rendent à tous la paix et le bonheur. Dès lors je n'hé­sitai plus à faire connaître à la fois et les titres de M. de Savenay à l'estime publique, et les droits que lui donnait sur nos biens cette phrase du testament de son oncle : « Georges de Savenay, que j'avais institué légataire universel de tous mes biens, est par le présent acte déshérité à cause de son odieuse conduite. »

« La cause détruite, évidemment l'effet devenait nul ; ma conscience me le disait assez haut pour anéantir les vains subter­fuges que j'avais si longtemps opposés à son témoignage. Je résolus d'apporter moi-même ici l'aveu de mes crimes et l'expres­sion de mon repentir. Je ne pouvais m'attendre à l'accueil que j'y ai trouvé !

« Cependant, avant d'entreprendre ce voyage, il me restait un devoir à remplir : j'avais encore un grand scandale à réparer :

Julie, touchée de vos vertus, ma chère Blanche, s'était, vous ai-je dit, éloignée de moi. Je lui écrivis par quels prodiges de miséricorde le bon Dieu m'avait arrachée à mon funeste aveuglement ; j'avais appris qu'elle était demeurée dans sa famille, re­doutant les écueils funestes qu'elle avait trouvés près de moi ; je lui proposai de re­prendre son service, lui promettant entière liberté dans la pratique de ses devoirs reli­gieux, et j'eus la satisfaction de la voir ren­trer chez moi plus dévouée mille fois que je ne suis en droit de le désirer.

« Maintenant vous savez tout, priez pour la pauvre pénitente. Mon fils, monsieur le marquis, a remis entre vos mains vos titres de gloire, votre droit à la fortune de votre oncle. En vous restituant votre héritage, nous serons encore assez riches pour satis­faire nos goûts et nos désirs, et si nous de­venons vos amis, nos coeurs n'auront plus rien à demander sur la terre. »

Le marquis de Savenay tendit la main à la baronne.

« Vous êtes nos amis, et pour toujours, lui dit-il en cherchant aussi la main du jeune homme. L'honneur que vous me ren­dez était le seul bien que j'ambitionnais en ce monde, et moins encore pour moi que pour ma chère enfant. Je vous en remercie de toute mon âme. Demain nous verrons quels arrangements pourront tout conci­lier. »

Une douce et pure gaieté remplit les heures qui s'écoulèrent jusqu'au moment de la séparation; et quand M. Demay se re­tira, le marquis de Savenay trouva moyen de lui dire qu'il désirait l'entretenir le len­demain matin.

Chapitre XXXII

Aimez à vivre inconnu, et à être compter pour rien.         (Imit, de J.C.)

Générosité

Le lendemain, Blanche entra de bonne heure dans la chambre de son père. Elle avait peu dormi, et son maintien, sa parole avaient quelque chose de contraint, d'em­barrassé, qui ne lui était pas ordinaire.

Elle se remit pourtant sous les tendres ca­resses de son père, et reprenant peu à peu quelque chose de son enjouement habituel :

« Mon bon père, dit-elle, je viens vous faire bien des questions : aurez-vous la bonté d'y répondre ?

—     A toutes, mon enfant, dit le vieillard avec tendresse ; je te le promets.

—     Voulez-vous quitter votre chère re­traite et retourner dans le monde ?

—  Moi ! non, mille fois non !

—     Auriez-vous le désir de renvoyer loin de vous votre pauvre enfant ?

—     Ma fille ? la quitter ! jamais ! Cepen­dant, mon enfant, si un établissement...

—    Je suis établie ici, mon père, et je ne désire rien de plus. Ainsi vous ne regrettez ni votre rang, ni vos grandeurs ?

—     Non, ma Blanche, non, pas pour moi du moins.

—     Et votre Blanche ne les regrette ni ne les envie. Alors, mon bon père, pour rester ici, inconnus, ignorés, à quoi nous servira la fortune de votre oncle ?

—     J'ai pensé à cela comme toi, ma fille, mais...

—     Pardonnez-moi, mon bon père, je sais bien quelle raison vous arrête : le sort de votre fille; car, pour vous, vous auriez déjà renoncé à l'abandon que vous fait la ba­ronne.

—  Mais, ma bonne fille, ma chère Blanche, as-tu pensé ?...

—  A tout, mon père. Écoutez, jamais un noble seigneur ne viendra solliciter l'hon­neur de mon alliance ; que m'importe? Près de vous, avec vous toujours, c'est mon unique désir. Nous accepterons de la ba­ronne, non toute votre fortune, mais une aisance honnête, bien préférable à la ri­chesse ; et si j'ai le malheur de vous sur­vivre, les pauvres qui partageront avec moi ne s'inquiéteront guère de l'éclat dont je brillerai dans le monde. Enfin, après ma mort, quand on lira sur mon tombeau: Blanche de Savenay, De profundis, songera-t-on à se demander si j'ai vécu au mi­lieu de la pompe et des grandeurs ? Vous le voyez bien, mon bon père, j'ai pensé à tout ! »

M. Demay entrait en ce moment. Blanche s'interrompit, salua le digne prêtre et se hâta de sortir.

« Ma fille est un ange, mon cher recteur ! » Et le marquis raconta au curé les touchantes instances de sa fille bien-aimée.

Le pasteur admira les nobles sentiments de la jeune fille, et demanda, lui aussi, à son vieil ami, s'il n'avait pas dessein de re­prendre dans la société le rang qu'il y avait occupé.

« Au bord de la tombe, chercher à ressai­sir des hochets si frivoles ! s'écria le mar­quis. Plus jeune, j'aurais pu me rendre utile ; peut-être aurais-je dû le faire : mais à mon âge, non, mon ami, et sans ma fille...

—  Laissez-la suivre l'inspiration de son coeur, et bénissez Dieu de l'attrait qu'il lui donne pour une vie humble et cachée. Eh bien! que faites-vous ?

—  Tout ce que Blanche voudra, mon ami. »

Blanche fut appelée. Elle parut, toute tremblante, craignant que son père ne con­sentît point à son voeu le plus cher, et pour la première fois elle avait douté de la charité du bon curé de Saint-Gervais.

« Tenez, ma fille, lui dit-il en lui remet­tant le testament de M. de Ternoy, votre père vous laisse maîtresse d'en disposer à votre gré. »

Blanche prit le papier, courut embrasser son père, et jeta au feu l'espoir de sa for­tune.

« Cette action ne vous causera pas de re­grets, mon enfant ?

— Pas un seul, répondit Blanche avec modestie.

Un instant après, il ne restait plus que des cendres. Elle les ramassa soigneusement et les remit dans l'enveloppe. « Oh ! la bonne veillée que celle de ce soir ! s'écria-t-elle gaiement. Cette pauvre baronne ! je me figure sa surprise lorsqu'elle verra cette poussière grise sous les débris de son ca­chet ; car elle est mère, et son sacrifice lui coûtait cher.

Et MIle de Savenay ne voyait pas l'éten­due de celui qu'elle faisait à la réputation de la baronne, tant il lui semblait naturel ! Mais son père était fier de ses vertus, et le bon curé glorifiait Dieu, en le priant de confirmer ce qu'il avait opéré en son enfant.

Chapitre XXXIII

Comme la fleur de la savane, elle aime la solitude et l'obscurité.

Le toit paternel, c'est son univers.***

justification

 

Comme le disait Blanche, la baronne était mère, et tout en obéissant à la voix de sa conscience, tout en accomplissant un devoir sacré, elle gémissait sur l'avenir de son fils. Une chose l'affligeait surtout : il fallait re­noncer à son espoir le plus cher. Le baron de Barville réduit à la médiocrité ne pouvait épouser M1Ie de Savenay devenue riche héri­tière. Quant à Charles, c'était là son seul regret : des goûts simples, une tendre et solide piété l'éloignaient du monde, et lui faisaient trouver un bonheur véritable dans le sacrifice qu'il eût voulu faire depuis si longtemps.

L'heure de la réunion vint enfin. Blanche l'appelait de tous ses voeux ; M. et Mme de Sa­venay l'attendaient avec impatience ; Mme de Barville priait, et les amis du dehors, prévenus par le recteur, jouissaient à l'avance du bonheur de la jeune fille et de la sur­prise de la baronne.

On est réuni près de la table ronde. Les dames ont pris leur ouvrage ; le comte de Brior parcourt des yeux un journal auquel il ne pense guère. Le marquis de Savenay tient dans les mains des papiers qu'il tourne et retourne en tous sens.

« Il fut un temps, commence gaiement le vieillard, où, dit-on, dans notre vieille Bre­tagne, des génies, des lutins, des farfadets, amis des manoirs et des chaumières, se mê­laient des destinées de chaque famille, et les arrangeaient à leur gré. Pour ma part, je l'avoue, j'ai ri bien souvent de la crédu­lité de nos pères ; mais, aujourd'hui, à leur exemple, je crois aux lutins et aux farfa­dets. »

Le baron de Barville, sa mère elle-même, malgré l'émotion qu'elle éprouvait encore, ne purent s'empêcher de sourire, et le jeune homme protesta contre les paroles du vieil­lard.

« Vous doutez, incrédule, lui dit le mar­quis : eh bien ! ne reconnaissez-vous pas m'avoir remis ces deux paquets? Oui, n'est- ce pas? Eh bien! ouvrez à présent vous- même celui que je vous présente, et dites- moi ce que vous pensez. »

M. de Barville ouvrit l'enveloppe qui avait contenu le testament, et n'y trouva plus que des cendres. Son étonnement fit sourire le marquis à son tour, tandis que la baronne, promenant ses regards attendris du père à la fille :

« Le bon génie et la fée bienfaisante, dit- elle, sont faciles à reconnaître à leurs oeuvres. Mais leur puissance a des bornes, et s'ils ont pu détruire le contenu de ce paquet, ils ne pourront nous contraindre d'accepter leur sacrifice.

— Le feu a tout consumé, dit le marquis, la bonne fée l'a voulu ainsi : ce qui est brûlé est brûlé, qu'il n'en soit plus question. »

Blanche s'était retirée furtivement, elle craignait d'entendre louer sa conduite par Mme de Barville, toujours disposée à l'ad­mirer.

En effet, chacun loua cette jeune fille, qui, à l'âge des illusions, renonçait volon­tairement aux honneurs, à la richesse, et se vouait à une vie obscure et ignorée. Mais Blanche avait appris de la religion que le salut est dans l'obscurité. Elle avait vu et touché du doigt le néant des prospérités de ce monde, ce qu'elles sont pour le bonheur de ceux qui les possèdent, et sa position, un peu améliorée, lui semblait le sort le plus digne d'envie.

« Monsieur de Savenay, dit enfin la ba­ronne avec une émotion visible, j'ai trop longtemps joui d'un bien qui est à vous ; votre noble indigence est pour ma con­science un lourd fardeau, et je veux vous rendre...

— Quatre mille francs de revenu, dit le marquis de Savenay; quatre mille francs, qui dans notre bon pays nous rendront riches et heureux! c'est tout ce que Blanche consent à accepter.

—  Ah! si vous vouliez, s'écria la baronne, si Blanche y consentait, nous la ferions riche sans nous appauvrir !

—  Expliquez-vous, de grâce, madame la baronne, je ne sais...

—  Mlle de Savenay est un ange, c'est la meilleure des filles ! Mon Charles est un fils tendre et dévoué...

—  Bon ! s'écria le comte de Brior, j'y avais pensé. Allons, mon ami, des vertus sont une belle dot, et Blanche en est richement pour­vue. »

Le bon vieillard avait pâli : perdre sa fille, sa seule joie en ce monde ! Il éprouva un sai­sissement dont il ne fut pas maître. Mais l'avenir de Blanche s'offrit à sa pensée, et il reprit toute sa force :

« Si mon enfant chérie consent à cette union, je ne m'y opposerai pas, certainement. Et toi, Adrienne? demanda-t-il à sa femme.

—  Il y a longtemps que nos deux volontés n'en font qu'une, mon ami, répondit la pauvre mère d'une voix mal assurée; car elle voyait déjà Blanche à Paris, Blanche loin d'elle, et les battements de son coeur altéraient le son de sa voix.

Quelques instants de silence avaient suivi cette réponse de la marquise, qui redoutait presque le retour de Blanche, tandis que la baronne et son fils le désiraient avec ar­deur. Elle revint enfin, et se plaça près de son père.

« Ma Blanche, lui dit-il en lui tendant la main, le bon Dieu éloigne de ma vieillesse la douleur que je redoutais le plus. Il est un noble coeur qui préfère ta pauvreté à une riche fortune, et qui t'offre son nom.

—Mon seul désir, à moi, répondit Blanche, c'est de demeurer près de vous, mon père, près de ma bonne mère.

—  Chère enfant, la mort viendra pour nous, tu seras seule alors, et cette pensée, pour ta mère et pour moi, rendrait la der­nière heure bien amère.

—  Ordonnez, mon bon père ; je suis prête à vous obéir. » Et de grosses larmes remplis­saient les yeux de la jeune fille, malgré ses efforts pour se contenir.

« Mademoiselle, lui dit alors le baron, le voeu le plus cher de ma mère est de vous appeler sa fille. Je ne mérite pas l'honneur que je réclame; mais je m'estimerais bienheureux si vous me permettiez de lui procurer ce bonheur et de travailler à assurer le vôtre.

—  Votre demande m'honore, Monsieur, reprit Blanche avec noblesse ; je sens vive­ment tout ce qu'elle a de flatteur pour moi, mais...

—  Blanche, ma chère Blanche, s'écria Mme de Barville, vous ne quitterez point vos bons parents. Nous habiterons ici, sous le même toit, unis en Dieu et fuyant pour lui le monde et ses fausses grandeurs.

—  Ici ? à Savenay ? demanda Blanche éton­née.

—  A Savenay, ma chère enfant, où j'ai trouvé le bonheur et la paix que je ne con­naissais pas, répondit la baronne.

—  Accordez-moi quelques jours dë ré­flexion. Mes pensées n'ont jamais franchi le cercle où j'ai vécu, Madame ; il me faut des lumières, des conseils; donnez-moi du temps pour les demander Dieu. »

Cette parole était une espérance ; elle s'a­dressait à des coeurs chrétiens : on laissa donc à Mlle de Savenay un temps illimité, et les amis se séparèrent le coeur rempli de sentiments divers.

M. et Mmc de Savenay, depuis la bonne promesse qu'avait faite la baronne, auraient volontiers prié pour que Blanche acceptât le sort que lui présentait la Providence. La baronne et son fils espéraient et craignaient à la fois. Quant au comte de Brior, il disait qu'il y aurait folie à refuser de tels avan­tages, et s'applaudissait d'avoir contribué au bonheur de sa chère Blanche par l'éloge qu'il en avait fait à la baronne, éloge qui lui avait fait désirer de la connaître.

Enfin, se disait-il, je pensais bien qu'il y avait du bon dans la baronne !

Mme d'Ormeck souriait tout bas; car elle pensait, elle, aux suites qu'eussent pu avoir les négociations de son oncle, sans la pro­tection de Dieu et la foi de la jeune fille. Le bon curé de Saint-Gervais avait presque rêvé pour sa chère enfant d'autres noces et un autre avenir ; mais il soumettait ses des­seins à la Providence, et demandait au Sei­gneur d'éclairer son esprit et celui de Blanche.

Blanche avait voulu réfléchir un moment à la résolution qu'elle devait prendre ; mais une foule de pensées assaillirent à la fois son esprit; elle résolut de se calmer d'abord, et remit au lendemain toute réflexion sur ce sujet. Elle pria avec une grande ferveur, se remit aux mains de Dieu, dont elle espérait connaître la volonté par ses deux guides si chers : sa bonne mère et son pieux pasteur. Ma pauvre sagesse n'est que folie, se dit-elle, ils conduiront mon inexpérience. Et Blanche dormait déjà d'un profond sommeil, tandis que ses bons parents s'entretenaient encore de son avenir.

Chapitre XXXIV

Saint, terre chérie

Où j'ai reçu le jour.

Ma vieillesse ravie

Vous revoit avec amour.

 

pèlerinage aux ruines de savenay

 

En s'éveillant, Blanche retrouva ses sou­venirs de la veille, mais d'abord tellement confus, qu'elle crut être sous l'impression d'un songe. Cependant les paroles de la ba­ronne, celles de Charles, elle les avait bien entendues ! Alors une sorte d'effroi s'empara de son âme : elle se rappela les vertus qu'elle avait vu pratiquer à sa bonne mère. Entière immolation de sa volonté, soins assi­dus, affectueuses prévenances, soumission à une humeur souvent inégale, quelquefois despotique, abnégation de tout son être, tels étaient les devoirs dont le titre d'épouse imposait l'accomplissement à la marquise de Savenay. Quant à ceux de la mère, Blanche ignorait les veilles et les sollicitudes que réclame le premier âge ; mais cette vi­gilance qui prévient et écarte tous les dan­gers, ces leçons, ces exemples de toutes les heures, Blanche se les rappelait avec émo­tion, et de si saintes obligations la faisaient trembler.

Elle pria donc avec ferveur, supplia sa bonne mère, son guide charitable, de lui dicter sa réponse; mais l'un et l'autre, en l'éclairant de leurs conseils, voulaient que sa résolution vînt d'elle-même.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi ; enfin, plus confiante en Dieu qu'en elle-même, elle se rendit un matin chez son père, et, cachant son émotion dans le sein du vieillard, elle accepta les devoirs sacrés d'é­pouse et de mère ; elle consentit à donner sa main au jeune baron.

Cette décision combla de joie le bon vieil­lard : il appréhendait si fort de s'endormir

du dernier sommeil sans avoir donné un appui à la jeune plante qu'il avait cultivée avec tant d'amour ! Il embrassa Blanche avec tendresse, et lui permit de ne paraître à la veillée du soir qu'après qu'il aurait fait connaître à tous sa résolution si impatiem­ment attendue.

La détermination de Mlle de Savenay, an­noncée par son père, combla d'une joie bien vive la baronne et son fils. Mme de Barville trouvait dans cette union un moyen de ré­parer les torts qu'elle déplorait plus amère­ment chaque jour. Charles donnait à sa mère une fille dévouée ; il s'assurait à lui-même une compagne pieuse et douée des plus aimables vertus. Pour tous les deux, ce jour était un beau jour.

Ils exprimaient au marquis de Savenay tout leur bonheur, lorsque Blanche entra précipitamment.

« Mon père, s'écrie-t-elle, bénissons le bon Dieu, Savenay nous est rendu ! »

Le vieillard n'en peut croire ses oreilles ; mais sa fille ne le laisse pas longtemps dans cette incertitude.

« Mme Porny vous le donne, ajouta-t-elle, et cette lettre, trop obligeante mille fois, vous apprendra quelle délicatesse elle met à un présent si généreux. »

Blanche, profitant de l'étonnement qu'a fait naître cette nouvelle, se retire en toute hâte, et court au bosquet, pour remercier Dieu, par Marie, d'un événement qui em­bellira les derniers jours de son bon père.

Le vieillard était trop ému pour donner lecture de la lettre à ses heureux amis. Le comte de Brior est chargé par lui de ce soin. Elle était conçue en ces termes :

« Ma chère Blanche,

« L'heureuse indiscrétion de Bernard m'a révélé votre secret. Je n'essaierai pas de vous peindre ce que votre dévouement a mis pour vous dans mon coeur d'estime et d'admiration. Permettez-moi seulement d'offrir à votre piété filiale un témoignage de ces sentiments : l'acte ci- joint vous assure la propriété de tout ce qui reste de l'antique habitation de vos pères.

Tel qu'il est, ce bien, je l'offre à la plus dévouée, à la plus courageuse des filles.

La maison ne remplace pas le vieux ma­il noir héréditaire, mais elle peut offrir encore un agréable séjour. Quant aux bâ­ttiments de la filature, vous en disposerez comme vous le jugerez convenable, et si vous leur donnez une destination qui nécessite quelques dépenses, n'oubliez pas votre amie, et mettez-la pour une bonne part dans l'exécution de vos desseins.

Vos bons parents ne trouveront plus le parc magnifique où votre digne père passa les jours de son enfance. Cependant le jardin est spacieux, et l'on y a conservé la pelouse fleurie, la grotte, la cascade et la belle allée de tilleuls qui le vit sans doute essayer ses premiers pas.

Si ce faible débris de tant de glorieux souvenirs réjouit un instant sa vieillesse, mon plus cher désir sera accompli.

Seule au monde maintenant, n'ayant plus à chérir que des tombes, je demanderai à votre famille un peu d'affection, quelques douces relations journalières : j'aurai acheté ce bonheur à bien bas prix.

Je vivrai désormais à la Buretière. Nous serons voisins, et de mes tombeaux à votre

foyer charitable il n'y aura qu'un pas. Ce pieux et doux pèlerinage me sera comme une image de la résurrection : je passerai de la mort à la vie.

Ma chère Blanche, le discret témoin de toutes mes douleurs, la consolatrice de mes peines, ne refusera pas un don qui me rend plus heureuse mille fois qu'elle ne peut l'être. Elle l'offrira au père, à la mère tant aimés pour qui elle sut faire de si généreux sacrifices. Elle y joindra l'hommage du respect dont je suis pénétrée pour eux, et viendra m'apporter cette bonne nouvelle : Vous n'avez plus Savenay, mais vous avez des amis.

Que Les plus douces bénédictions du Ciel reposent à jamais sur vous, ma Blanche, et sur vos vieux parents. C'est le voeu de votre amie,

Vvc Porny.

Pour cette fois, la fortune n'a pas été aveugle, s'écria le comte de Brior en cher­chant à maîtriser son émotion ; Mmo Porny méritait toutes ses faveurs. Quel noble coeur ! Aussi, qui résisterait à votre fille! Elles sont dignes l'une de l'autre.

On chercha Mlle de Savenay, qui priait en­core. On ne pouvait se lasser d'admirer les deux amies. La soirée s'écoula dans les plus doux épanchements du coeur. On fit des plans pour l'avenir ; mille projets furent formés et discutés ; et au milieu de tous on s'affligeait de ce que l'heure trop avancée n'avait pas permis qu'on fût allé les faire près de la généreuse amie. Il fut décidé que le lendemain on se rendrait en pèleri­nage aux ruines de Savenay, pour y sou­mettre à Mme Porny les plans qu'on avait arrêtés.

Les bâtiments spacieux de la filature se­ront consacrés à Dieu et aux pauvres. Une chapelle d'abord y sera élevée. Le bon curé de Saint-Gervais a besoin d'un aide dans les travaux du saint ministère, et son évêque lui a promis un vicaire ; il pourra venir quelquefois célébrer les saints mystères au milieu de ses amis. La maison du Seigneur occupera le milieu des bâtiments, et, de chaque côté, on établira une retraite pour les vieillards, et une école pour les enfants pauvres des environs. Le pain de l'âme et le pain du corps leur seront distribués avec abondance. La vaste cour deviendra un préau planté d'arbres et semé de verts gazons, pour les jeux de l'enfance et la promenade de la vieillesse.

Le jour suivant vit l'heureuse famille et tous ses amis se mettre en route pour Save­nay. C'était un long voyage pour le pauvre paralytique ; mais le bonheur donne des forces, et maintenant il a de jeunes bras pour le soutenir. Appuyé sur Blanche et sur Charles de Barville, il descend lente­ment l'escalier, traverse le jardin, et s'é­tonne bientôt en se voyant à la mare. 11 s'arrête cependant, il tremble, plus encore d'émotion que de fatigue : il y a si long­temps qu'il n'a visité ces lieux, et depuis ce temps que de douleurs ! Il se relève pour­tant, et se dirige vers l'étroit sentier que Blanche encore enfant avait été si fière de découvrir.

« Non, non, mon cher Georges, pas de ce côté, » s'écrie Mme de Savenay, qui a épié l'émotion du marquis, et en redoute une plus forte encore à la vue des tombeaux dé­vastés de ses ancêtres.

— C'est le plus court, » dit en souriant le vieillard ; et il entraine ses deux chers ap­puis.

On arrive en tremblant à la dernière de­meure des Savenay; mais l'amitié avait étendu jusque-là ses soins délicats, et Blanche s'explique alors l'épreuve de huit jours qui lui a été imposée. Une grille en­toure la funèbre enceinte.

Les pierres sépulcrales sont replacées ; de jeunes cyprès entourent les tombes; et si l'on aperçoit encore quelques ruines, ce sont celles que le temps y a faites.

On comprit aisément à quelle main géné­reuse étaient dus ces soins si touchants, et la prière qui monta vers le Ciel l'invoquait pour les vivants et pour les morts.

Enfin on est arrivé à Savenay. Tout y est nouveau pour l'ancien possesseur de ces domaines; mais tout y plaît bientôt à ses regards. Ces grands bâtiments symétriques sont dès lors sanctifiés par leur destination. Au bout de la vieille avenue qu'on a bientôt atteinte, on aperçoit l'habitation nouvelle ; le marquis de Savenay sent qu'il peut vivre heureux encore, au milieu de sa famille et. de ses douloureux souvenirs !

Avertie par Bernard, Mine Porny s'avance vers les amis qu'elle s'est assurés : quelque joie se mêle sur son front à l'empreinte d'une profonde douleur. Blanche s'est jetée dans ses bras, et ses larmes expriment éloquemment sa tendre reconnaissance. Après cette première effusion d'une tendresse si vivement partagée, elle présente son père et sa mère à Mine Porny, qui sent rougir son front sous l'expression délicate de leur reconnaissancè. Blanche n'oublie pas non plus ses amis, que le bonheur a rendus in­discrets peut-être, mais qui n'ont pu résis­ter au désir de connaître celle qui la fait si heureuse. La veuve s'empresse d'accueillir ses hôtes, et ses touchants égards, son af­fectueux et profond respect prouvent à M. et Mme de Savenay qu'ils trouveront en elle toute la tendresse d'une autre fille.

A son tour, le marquis de Savenay pré­sente Charles à Mme Porny, et lui apprend à quel titre il fera bientôt partie de la famille. La joie de la veuve est sincère en apprenant l'heureux sort que Dieu réserve à sa chère Blanche, et bientôt une douce intimité s'est établie entre ces âmes unies déjà par tant de liens. M. de Savenay soumet à Mme Porny les plans de la veille, et lui dit qu'elle a été mise de moitié dans leur exécution. Elle applaudit à une pensée si conforme aux siennes, et sourit un moment au bonheur de sa nouvelle existence. Les heures s'é­coulent rapidement dans cet entretien ani­mé ; un dîner improvisé prolonge cette réu­nion, et Mme Porny s'est assuré pendant ce temps les moyens de faire reconduire la fa­mille Savenay à son humble demeure, qu'elle quittera bientôt pour reprendre possession de son domaine héréditaire. La veuve ira le lendemain les visiter; et ce sera encore un jour de fête, car tous les amis se trouveront réunis.

A peine avait-on quitté Mme Porny que le comte de Brior, qui jusque-là n'avait qu'à grand'peine réprimé l'expression de son ad­miration, prenant la main du bon curé, lui dit avec plus d'émotion qu'il n'en voulait laisser paraître :

« Ah! recteur, vous avez raison, la vertu, la noblesse sont indépendantes de la nais­sance, ou Mme Porny et Blanche auraient dû naître sur le trône! »

CHAPITRE XXXV

La piété est utite à tout. S. Paul.

 

conclusion

 

Un mois à peine après la visite à Savenay, Blanche sortait , pour n'y plus rentrer, de la maison qui l'avait vue naître. Elle était parée du bouquet virginal, et son visage s'embellissait de la plus ravissante modes­tie. Son père, reposait sur elle un regard plein d'orgueil et de tendresse. Quant à sa mère, les mystères de son coeur n'étaient connus que de Dieu seul.

La main vénérable qui avait, versé sur le front de Blanche l'eau du saint baptême, qui l'avait nourrie du pain des anges, s'élevait encore pour appeler sur elle les bénédic­tions du Ciel. Le bon curé de Saint-Gervais remerciait le Seigneur, qui récompensait sur la terre les vertus de Blanche en l'unis­sant à un époux chrétien.

Mme Porny consentait à faire trêve à ses douleurs pour installer chez eux de nou­veaux époux. Tout y est prêt. Savenay sera désormais l'habitation de la famille.

L'appartement du marquis est de plain-pied avec le jardin, pour que le vieillard puisse contempler les fleurs qu'il aime et se promener sans fatigue.

Blanche et son mari habitent le premier étage avec la baronne, si heureuse du bon­heur de ses enfants : elle peut enfin donner ce nom à Blanche ! Le second étage est ré­servé à Mme Porny, qui passera près de ses amis presque toute la saison d'hiver.

La bonne Renée est au comble de la joie. Ses yeux ne voient plus guère les lieux où elle portait autrefois son cher nourrisson ; mais elle se sent bien plus chez elle.

Mme de Barville a vendu Lorbières, pour n'avoir plus à quitter ses enfants. Elle marche avec ardeur dans la voie de la vertu, et sa fidèle Julie rivalise avec elle.

Peu de temps après son mariage, le jeune baron ménageait une bien douce surprise à sa compagne. Il avait trouvé à acheter dans les environs une ferme autrefois dépendante du château de Savenay, et, pour la pre­mière fois, il avait réalisé un projet sans le communiquer à Blanche.

Un soir, il propose pour le lendemain une promenade, un déjeuner champêtre. Blanche accepte. De grand matin (car elle ne donnait pas au sommeil les plus belles heures de la journée, et sa fortune n'avait rien changé à ses habitudes), de grand ma­tin donc, ils partent suivis de Fidèle, qui malgré sa vieillesse les précède bientôt tout joyeux. Après une course assez prolongée, ils aperçoivent une petite maison de mo­deste apparence, mais où paraissait régner une grande propreté.

« Entrons, dit Charles; certainement l'hospitalité ne nous sera pas refusée. »

Non, car ils étaient attendus, désirés bien ardemment. A peine la porte s'est-elle ouverte, qu'une jeune femme portant dans ses bras un enfant d'un an à peine accourt vers Blanche, étonnée de reconnaître en elle Mariette Lambert.

« Vous ici ! s'écrie-t-elle, et par quel bon­heur vous trouvez-vous si près de moi ?

— Demandez-le à monsieur le baron, Madame, répondit Mariette en s'avançant vers Blanche, qui lui avait tendu les bras. C'est le secret de sa bienfaisance. »

La jeune femme remercia Charles avec attendrissement. Elle demanda Pierre (c'é­tait le nom du mari de Mariette Lambert), robuste montagnard dont la vertu faisait toute la richesse : Mariette devenue orphe­line l'avait épousé à cause de sa piété et de son courage au travail. Mais des malheurs étaient venus fondre sur eux; et Charles, qui en avait été instruit, avait voulu les secourir et procurer à Blanche une joie de plus. Il n'est pas besoin de dire qu'on fit une longue station à la ferme, et qu'elle fut sou­vent le but des promenades.

Le comte de Brior et sa nièce habitent aussi le nouveau Savenay, c'est ainsi qu'on nomme l'ancienne filature. Ils se sont faits, l'un l'administrateur de la maison, l'autre la servante des pauvres qui l'habitent ; car la charité est active, et les bâtiments s'é­taient trouvés prêts deux mois environ après le mariage de Blanche. Les hôtes ne pou­vaient y manquer : les soins et les bienfaits du comte ont porté à trente le nombre des malheureux qui trouvent là le bonheur et la paix.

L'école est aussi en pleine activité. Soixante enfants y reçoivent une éducation chré­tienne et tout à fait en harmonie avec leur situation. Mme Porny et Blanche se sont faites les auxiliaires d'une bonne religieuse qu'elles ont chargée de leurs petites Bre­tonnes, qui les aiment de tout leur coeur.

Charles et un bon frère de la Doctrine chrétienne sont les maîtres et les amis des petits garçons, qui unissent leurs noms dans la commune prière ; et souvent, dans les beaux jours , le vieux marquis vient as­sister à leurs jeux et encourager leurs efforts.

L'humble maison qu'habite le marquis a reçu aussi des hôtes que sa charité y a pla­cés : c'est Mathurine et sa fille, la pieuse Perrine, à qui sa maîtresse a laissé deux cents livres de rente. On parle du mariage de Perrine avec Bernard, fils d'un vieux serviteur de la famille de Savenay, et la maison sera la dot de celle a qui Blanche dut, sans l'avoir jamais vue, les premières leçons de courage et de dévouement filial.

Le bon curé s'est fait l'aumônier des pau­vres de Savenay. C'est là qu'il va prendre la retraite que réclament ses infirmités ; c'est là qu'il veut mourir, au milieu de ceux à qui Jésus consacra la première béatitude tombée de ses lèvres divines. Les bienfaits répandus par ses amis sont la couronne de sa vieillesse, et chaque jour, en offrant la sainte victime, il bénit Dieu qui les a con­duits par tant de dures épreuves à un bon­heur qui n'est qu'un avant-goût de celui qu'il leur destine pour l'éternité.

Gloire à vous, ô religion sainte, qui faites naître de si touchantes vertus ! Gloire à vous qui conservez l'innocence, qui purifiez par le repentir ! Vous avez les paroles de la vie éternelle, et la gloire, le bonheur de Dieu même seront à jamais la récompense de ceux dont vous sanctifiez les joies et les douleurs !