Carmel
Sr Marie de l’Eucharistie à son père – après 4 octobre 1898

DE  
GUÉRIN Marie, Soeur Marie de l'Eucharistie
À 
GUÉRIN Isidore

04/10/1898

Marie Guérin à son Père
                                                    J.M.J.T.
                                                                                                   Oct. 98 (après le 4)
+ Jésus !
                                         Mon petit Père chéri,
     Tu dois attendre impatiemment cette lettre promise, mais je n'ai pas pu venir te distraire plus tôt. Ce qui me consolait, c'est de savoir que tu allais toujours de mieux en mieux. Une bonne Soeur du voile blanc est convaincue que c'est grâce à une neuvaine à l'âme du Purgatoire la plus délaissée que tu dois ta guérison, attendu qu'elle finissait mardi dernier et que c'est ce jour-là que le mieux a véritablement commencé. Aussi elle en a recommencé une dès le lendemain, qu'elle fait avec grande ferveur afin que la guérison s'opère complètement. Tu vois que ton petit Carmel ne t'oublie pas.
   Tu attends sans doute le récit de notre petite fête du 4 Octobre, ce que nous appelons le Cantabo. Maman t'aura probablement donné q.q. détails, je ne vais pas les recommencer, je vais simplement te raconter la surprise de mes deux filles et le mal que j'ai eu avec ma petite Sr Béatrix qui, dans le courant de la journée, avait eu quelque soupçon d'une fête. Mais, paraît-il, je l'ai si bien déjouée qu'elle a été fort attrapée, elle ne sait même pas comment j'ai fait pour garder aussi bien mon sérieux.
   L'après-midi, je la rencontre et elle me dit : Savez-vous quelle fête il va y avoir ce soir, j'ai vu porter des fleurs, Auguste a porté des tapis au Sacré-Coeur il va bien sûr y avoir q.q.chose au Sacré-Coeur (ermitage).- Eh ! bien, mais si vous attendez à voir des fêtes au Carmel, avec une vie austère et pénitente comme celle que nous menons, ça n'irait pas ensemble, d'abord je n'ai jamais vu de fête au Sacré-Coeur, ce serait la première fois qu'on en verrait. – La fête devait se faire au chauffoir (salle de récréation). Mais enfin, reprit-elle, Auguste a l'air de connivence, j'ai voulu entrer au Sacré-Coeur en même temps que lui, il m'a positivement fermé la porte au nez, je vous dis qu'il y a q.q. chose. Oh ! savez-vous ce que je crois. Ne le dites pas, mais Mme Guérin est venue cet après-midi au parloir, eh ! bien je crois qu'elle a apporté une statue de ma Sr Thérèse de l'Enf. Jésus, j'ai entendu qu'on décloue une caisse au Sacré-Coeur, alors je crois qu'on va la bénir ce soir ». Tu penses si je suis partie d'un grand éclat de rire à la pensée de la statue bénite de notre petite Soeur, je l'ai dissuadée d'une telle idée en lui disant qu'il n'y avait que les Saints dont on bénissait les statues. Alors, sur cette phrase elle me reprend d'un ton aussi vif : Eh ! bien qui est-ce qui sera Sainte si ce n'est pas elle, c'est une Sainte et une grande Sainte encore, et elle mérite bien avoir sa statue au Carmel. Voyant une telle ardeur je lui dis de ne pas parler de cela, et comme je craignais qu'à la récréation elle ne fasse q.q. questions et que quelqu'une des soeurs ne se vendent, je lui dis d'un air très sérieux : Ne parlez jamais de fête au Carmel, au commencement de mon postulat, j'étais comme vous je ne rêvais que surprises aussi savez-vous ce qu'on disait de moi : Cette petite fille, elle ne sait que gambader et elle n'aime que les fêtes ». (On avait dit cela de moi au même propos, pour m'empêcher de croire qu'il y avait des fêtes au Carmel) Aussi si vous voulez être reçue à la prise d'habit, ne parlez pas de fêtes ce soir. Elle me remercia d'un air très convaincu, cette dernière phrase l'avait entièrement dissuadée de l'idée d'une fête.
   Le soir, après Complies, j'emmenais mes deux filles faire une neuvaine au noviciat, elles me suivirent avec beaucoup de confiance et firent la neuvaine avec ferveur, pour moi j'étais obligée de me mordre la langue pour ne pas rire, je fis une invocation à Ste Thérèse, en leur disant que c'était aujourd'hui l'anniversaire de sa mort ; puis j'ajoutai d'un air très fatigué ; Ah ! mes chères petites Soeurs, si j'osais vous demander un service, je vous demanderais de venir avec moi au chauffoir, j'ai besoin de bois pour l'infirmerie (c'était vrai) et je suis si fatiguée, vous me feriez chacune un voyage, ce serait autant de moins de fatigue. Après cette phrase, c'était des protestations d'affection, des propositions de services, à les entendre je resterais les bras croisés à les regarder travailler. Aussi elle me suivirent avec une ardeur incroyable. Puis, croyant entrer dans l'obscurité, elles entrent dans l'appartement où elles venaient de passer la récréation et qui était transformé en chapelle pleine de lumières. C'étaient des : Ah ! – Mais ma pauvre fille Béatrix de l'Enf.-Jésus faisait des Ah ! aussi angoissés, j'avais beau la presser d'entrer, elle était comme clouée au parquet. Elles ont été toutes deux bien émotionnées et bien attrapées, elles disaient après : Il n'y a qu'au Carmel qu'on sait faire de telles surprises et de telles fêtes. Mais elles étaient prises d'un éclat de rire chaque fois qu'elles pensaient à tout ce que je leur avais dit et fait faire après Complies.
   Ah ! mon cher petit Père, je n'en finirais pas de tout raconter, quand il s'agit de te distraire, je ne connais plus de borne. maintenant je vais faire la petite mendiante. Tu aimes beaucoup cette petite mendiante, et tu ne lui refuses jamais rien. Je te dirai tout bas, bien bas, que nous sommes des gourmandes, nous avons bu toute la barrique de vin, nous l'avons trouvée trop bonne sans doute, mais nous n'avons plus que 30 bouteilles, nous aimons mieux te prévenir d'avance, connaissant ta bonté, tu voudras peut-être nous faire cadeau d'un successeur en barrique, et nous t'avouons que ce ne sera pas de refus. je t'assure que ton bon vin est bien placé et qu'il remonte q.q.f. dans les jours de grand travail, de grande fatigue, j'en ai fait plus d'une fois l'expérience. Nous n'avons pas de bons rôtis pour nous remonter, ils sont remplacés par de bons petits godets de vin à papa qui redonne de la vigueur.
   Puis, le riz c'est notre plat du Dimanche, et nous allons aussi bientôt en manquer.
   Je te remercie à l'avance de tout ce que tu nous donneras, le meilleur moyen d'être exaucé dans ses prières, c'est de les faire avec confiance, et j'avoue qu'avec mon cher petit Père je suis toujours sûre d'être exaucée.
   Mes meilleurs baisers à Papa, Maman, mes petite Soeurs. Je prie bien pour mon petit Jeannot, qu'il prenne patience, qu'il ne se décourage pas.
                     Ta petite fille chérie
                       Marie de l'Eucharistie

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