Carmel
Du P. Roulland à Thérèse – 25-26 septembre 1896

DE  
ROULLAND Adolphe Père
À 
MARTIN Thérèse, Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus

26/09/1896

Du P. Roulland à Thérèse.25-26 septembre 1896
Ma soeur,Enfin j'ai foulé le sol de la Chine : je suis arrivé dans ma nouvelle patrie d'adoption. Notre bonne mèrevoudra bien vous donner quelques détails sur mon voyage qui d'ailleurs s'est très bien effectué : lesnavires aujourd'hui sont de véritables palais, comparés aux voiliers qui ont porté en Orient lespremiers missionnaires de notre Société ; c'est la chaleur qui nous a fait le plus souffrir. - Je suismaintenant à la procure ou établissement commun de la Société, et j'attends avec impatience l'heureuxmoment où l'on me dira de partir pour le Su-Tchuen : le courant du Fleuve Bleu est trop rapidemaintenant, et le remonter serait aller au-devant d'un naufrage certain. Je ne vais donc pas vous parlerencore de cette province si intéressante ; cependant j'ai vu quatre chrétiens de ma mission et je suisenchanté d'eux ; lorsqu'ils ont appris que j'étais leur père, ils ont fait l'un après l'autre la génuflexiondevant moi ; j'étais bien un peu embarrassé pendant cette cérémonie si nouvelle pour moi. Le Pèreprocureur qui était avec moi m'a dit ensuite : dans votre mission, la société Chinoise est beaucoup plusdistinguée qu'ici et vos chrétiens auront pour vous un respect, un attachement inconnus ici. Noussommes à Shang-Haï, port important situé à 2 heures de la mer, sur une grosse rivière, plus large quela Seine, et appelée le Wampoo. Deux parties bien distinctes dans cette ville: la partie habitée par lesEuropéens et la partie Chinoise. La plupart des Européens sont Anglais, par conséquent protestants :aussi nous ne voyons que ministres se promenant plus ou moins gravement avec leurs femmes et leursenfants. Ces ministres ainsi que ceux de tout l'Empire Céleste mettent, grâce à leurs ressourcespécuniaires beaucoup d'obstacles à l'action du missionnaire. Les Chinois peuvent circuler dans lesrues: ils en profitent ; les trottoirs en sont couverts et le milieu des rues est encombré de pousse-pousse, petites voitures à une place, traînées par des Chinois au teint plus ou moins jaune bronzé. Unautre moyen de locomotion c'est la brouette ; une grande roue est au centre ; à droite et à gauche il y aune espèce de siège pour s'asseoir. - D'autres, à l'aide de bambous transportent des charges énormes.Ces Chinois courent pendant une heure, ou transportent le fardeau pour 6 ou 7 sous français. - Encore
 
imbu des moeurs d'Europe je m apitoyais sur leur sort ; un père m'a vite repris : Il vous faut toujoursles traiter avec hauteur, ne jamais leur sourire ; autrement ils vous tourneront en ridicule et vous aurezperdu toute autorité. J'ai donc pris la résolution de ne porter aucun jugement sur un peuple à moeurs sidifférentes des nôtres et de ne constater que des faits. Et il ne m'a pas fallu aller loin pour en constater.La ville Chinoise est à deux pas de la procure ; nous sommes allés y faire une promenade ; nous avonsfranchi la porte des fortifications ; les plus grandes rues ont à peine 2 m de large : à droite, à gauche cesont des boutiques, toujours des boutiques ; je me suis demandé où tous ces marchands trouvaient desacheteurs, je le saurai plus tard ; dans ces boutiques j'ai vu des étoffes, des pipes, des objets desuperstition, des poissons qui avaient une odeur assez désagréable, etc. Tous les Chinois nousregardaient passer avec curiosité ; pour eux nous sommes des diables d'Occident. Nous entrons dansune pagode, espèce de temple où le diable se fait adorer sous toutes les faces. Ça fait mal au coeur devoir les Chinois se prosterner devant ces formes hideuses, rangées autour d'une grande salle aux mursnoircis par la fumée des cierges. J'avais mon parasol en main et je me serais volontiers payé le plaisirde cogner sur tous ces diables : mais j'aurais pu payer cher ce plaisir. - Enfin nous arrivons dans uneéglise catholique ; autrefois c'était une pagode et aujourd'hui à la place du vieux Boudda, une statue dela Vierge Immaculée nous tend les bras ; le Père chargé de la paroisse a aussi l'administration d'uneécole. - Ce qui doit être bien pénible c'est que dans ces villes à rues si étroites on manque d'air ; à cepropos le père qui nous dirigeait nous dit en riant : c'est un bonheur qu'il n'y ait pas trop de courantsd'air: les microbes cholériques ne peuvent pas circuler.Laissons la ville et allons assister à une bénédiction à la campagne ; nous nous dirigeons vers uneéglise voisine ; nous suivons la route nationale, petit sentier large d'un demi-mètre qui serpente aumilieu de champs ensemencés de riz, de coton, de pois, cette fois je respire à pleins poumons ; lesChinois travaillent dans les champs car le temps menace et le riz et le coton sont bons à récolter ; laplupart de ces travailleurs sont chrétiens et ont du Père la permission de travailler le dimanche. Dansles champs nous voyons des tombeaux par-ci, par-là. Aux environs des villes ils sont très rapprochésles uns des autres. Ce sont des tumulus, dix fois plus grands que les tombes de France, ou encore depetites maisons de 1 m de haut ; ici le cercueil est simplement placé sur deux tréteaux et recouvertd'une natte grossièrement tissée ; là le cercueil est simplement déposé par terre. - Jamais aucunemauvaise odeur ne se dégage des corps parce que les coffres sont très épais, très bien fermés, et lescorps sont entourés de chaux vive. Nous arrivons à la résidence du Père, un Jésuite de Caen, le P.Pierre : il a la fièvre et nous prie de donner le salut. Nous allons à l'église ; les chrétiennes y sont engrand nombre d'un côté; les hommes qui ne sont pas occupés aux champs sont de l'autre et tous àhaute voix, en langue chinoise sur un ton chantant récitent le Chapelet. Après le salut tous récitent uneconsécration au Sacré-Coeur. Nous rentrons un peu fatigués mais contents et aimant encore davantagela Chine et les Chinois. - Une autre promenade intéressante, c'est celle de Zi-Ka-Wei, à 9 km de Shang-Haï. C'est ce village, vous rappelez-vous ma soeur, que vous m'avez désigné lorsque vous me parliezdes Carmélites de Shang-Haï. C'est un village en partie catholique. Les Jésuites y ont de magnifiquesétablissements : scolasticat, orphelinat de garçons, orphelinat de filles ; parmi ces dernières nous avonsvu de pauvres petits êtres, maigres, flétris ; bientôt ils iront au Ciel. - Le Carmel est tout près del'orphelinat, mais j'étais si fatigué que je n'y suis pas allé. Un vicaire apostolique, Mgr Chouzy duKouang-si, prisonnier des Chinois, écrivait dernièrement à notre procureur : « Nous avons réussidans une entreprise ; c'est grâce aux prières des Carmélites de Zi-Ka-Wei : remerciez-les pour nous etdites-leur de prier encore pour notre pauvre mission. »Je vois bien qu'au Ciel les filles de Ste Thérèse partageront la récompense des missionnaires. Commeceux-ci elles ne barbotent pas dans la saleté païenne (expression d'un saint missionnaire) mais par unevie toute de sacrifices passée parmi les plus belles fleurs de la spiritualité, par leurs saintes prières,elles font une sainte violence au coeur de notre Dieu. - Vers le 15 octobre fête de Ste Thérèse, jerevêtirai les habits chinois : on me rasera la tête à l'exception d'un rond placé en haut ; on adaptera àces cheveux une tresse de faux cheveux, pris je ne sais où ; on me donnera une longue pipe et je seraiChinois et je partirai pour le Su-tchuen confiant dans l'avenir parce qu'il est à Dieu, parce qu'au Cielune Mère veillera sur moi, parce qu'au Carmel une soeur priera pour moi : nous convertirons desâmes, nous baptiserons des petits Chinois, et lorsque vous vous envolerez vers notre commune Patrie,vous rencontrerez ces petits anges qui vous devront leur bonheur éternel. - J'arriverai chez mon évêquevers le 25 Décembre : je vous écrirai vers la fin de Janvier et ma lettre vous arrivera à la fin de Mars f.Vous m'aviez envoyé une boîte de grandes hosties ; la boîte est dans ma chambre, prête à s'embarquerde nouveau ; les hosties nous ont servi à célébrer la Ste Messe à bord et tous nous étions heureux denous servir d'une hostie préparée par une Carmélite. -Pendant la traversée, j'ai dit plusieurs fois laSte Messe ; mais j'avais si chaud dans ces étroites cabines, ma préparation et mon action de grâceslaissaient tant à désirer que j'ai dû renoncer à ce bonheur. Pendant cette même traversée j'ai lu lanotice de la Vénérée Mère Geneviève, j'ai lu aussi quelques poésies (de Thérèse elle-même) de la
fin du livre , je vous en prie, ma soeur, déposez souvent aux pieds de Jésus, au nom de votre frère,quelques-uns des sentiments qui embrasent votre coeur : à cette condition je continuerai de dire tousles matins : « Mon Dieu embrasez ma soeur de votre amour». - Le 25 Décembre vous m'enverrez vosintentions ; je les devine : vous remercierez le Seigneur de ce jour de grâces entre tous, probablementjour où le bon Dieu vous a appelée au Carmel. - Je vous envoie les principales dates de ma vie :je recommande à vos prières une jeune fille qui veut se consacrer à Jésus et rencontre de gravesdifficultés. - Mes parents continuent d'être résignés, la conversion de mon père est une conversionsérieuse : Deo gratias. A Dieu, ma soeur, union apostolique ; je vous bénisA. Roullandmiss.ap.Su-Tchuen(les principales dates de ma vie):+ R.Ap. Jours de Grâces accordés par le Seigneur à son indigne Missionnaire -Naissance : 13 Octobre 1870 - Baptême : 15 Octobre 1870 - Première Communion : 3 Juillet 1881 -Confirmation : 8 Juin 1883 - Vocation sauvée par N.D. de la Délivrande : 8 Septembre 1890 - Entréeau grand Séminaire : 1er Octobre 1890 - Tonsure : 29 Juin 1892 - Ordres Mineurs : 24 septembre1894 - Sous-diaconat: 21 septembre 1895 - Diaconat: 29 Février 1896 - Prêtrise et union apostolique :28 Juin 1896 - Conversion de mon père : 9 Juillet 1896 - Départ de France : 2 Août 1896 - Premierbaptême d'enfant païen:..... - Première conversion de païen adulte:..... »

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