Carmel
De Mme Martin à son frère Isidore Guérin CF 81 – Juillet 1872.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Isidore

01/07/1872

 
Lettre de Mme Martin CF 81
A son frère Isidore Guérin
Juillet 1872.
Si tu savais combien ta lettre m'a fait plaisir, mais pourtant pas sans un mélange de tristesse. Je voudrais voir prospérer ton entreprise de Droguerie. C'est si pénible de se donner tant de mal pour rien. Tu peux dire que tu connais les soucis et les angoisses.
Oui, je comprends que tu t'inquiètes encore plus pour M.M. (M. Maudelonde, son associé et beau‑frère) que pour toi; ce sont deux croix que tu portes, mais j'ai la ferme espérance que tout cela ne durera pas longtemps; car il est impossible que Dieu t'abandonne.
Ce que tu me dis au sujet des paroles de l'Écriture Sainte, que tu as trouvées au hasard, m'a frappée; mais ce n'est pas en vain, ni par hasard, qu'on découvre des choses si appropriées à nos besoins du moment. Non, l'épreuve ne peut se prolonger; pour croire cela, j'ai une raison que je ne veux pas te dire, j'en ai même plusieurs, et je suis aussi impatiente que toi de les voir se réaliser. Je serais double­ment heureuse, car je porte presque autant d'intérêt à M. M. qu'à toi. Je trouve que c'est une si bonne famille, si unie à vous, que vos intérêts sont communs; vous ne pouvez pas être heureux les uns sans les autres. C'est bien beau de vivre ainsi dans l'union.
Ma soeur m'a beaucoup parlé de tes affaires. Elle pense que tu pourrais avoir un représentant dans plusieurs villes. Moi, je crois cela presque aussi difficile que de prendre la lune avec les dents !
Je lui ai dit de ne pas se creuser la tête pour tout cela qu'il n'y avait qu'une chose à faire: prier le bon Dieu, car, ni elle, ni moi, ne pouvions t'aider d'une autre manière. Mais Lui, qui n'est pas embarrassé, nous tirera de là quand il trouvera que nous avons assez souffert, et alors, tu recon­naîtras que ce n'est ni à tes capacités, ni à ton intelligence que tu dois ta réussite, mais à Dieu seul, comme moi, avec mon Point d'Alençon; cette conviction est très salutaire, je l'ai éprouvé par moi‑même.
Tu sais que nous sommes tous portés à l'orgueil et je remarque souvent que ceux qui ont fait leur fortune sont, pour la plupart, d'une suffisance insupportable. Je ne dis pas que j'en serais venue là, ni toi non plus, mais nous aurions été plus ou moins entachés de cet orgueil; puis,
il est certain que la prospérité constante éloigne de Dieu. Jamais il n'a conduit ses élus par ce chemin‑là, ils ont, auparavant, passé par le creuset de la souffrance, pour se purifier.
Tu vas dire que je prêche, mais cependant, ce n'est pas mon intention; je pense à ces choses très souvent et je te les dis; maintenant, appelle cela sermon si tu veux !
Je suis bien contente de Marie, qui est vraiment ma consolation, elle a des goûts qui ne sont pas du tout mondains, elle est même trop sauvage, trop timide. Si cela ne change point, elle ne se mariera jamais, car elle a des inclinations bien opposées.
Je n'ai qu'une peine, c'est de ne pas voir ma pauvre Léonie comme elle. Je ne puis analyser son caractère; d'ailleurs, les plus savants y perdraient leur latin; j'espère, toutefois, que la bonne semence sortira un jour de terre. Si je vois cela, je chanterai mon Nunc Dimittis, mais ma soeur me dit que je ne le verrai probablement pas; elle pense, sans doute, que je n'ai plus guère de temps à vivre. Pour le moment, il n'y a cependant pas apparence que je doive m'en aller si tôt, car je me porte très bien.
Adieu, mon cher ami; oui, toi tu es mon ami, je n'en connais pas d'autres, en dehors de mon si bon Louis; aussi, je t'aime de tout mon coeur, ainsi que ta femme, et je voudrais bien vous voir heureux.

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