Carmel
De Mme Martin à son frère Isidore Guérin CF 7 – 28 mars 1864.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Isidore

28/03/1864

 
Lettre de Mme Martin à son frère Isidore CF 7
28 mars 1864.
Je décachette la lettre de mon père pour te mettre deux mots et te donner certaines nouvelles d'Alençon, qui vont peut-­être t'intéresser, quoique mon père veuille que cela te soit complètement indifférent.
Je ne sais pas si tu as connu M. Ch. qui a tenu le grand moulin et qui était marié à une soeur de Mme L. Eh bien ! ce M. Ch. et sa femme faisaient bâtir une maison magnifique, juste en face du café de la Renaissance; cette maison faisait leurs délices à l'avance; ils devaient aller l'habiter à la Saint‑Jean et n'en déloger qu'après leur mort. La dame surtout ressentait une si grande joie de demeurer là qu'elle disait à tout le monde: « Mon Dieu ! oh ! que je suis heu­reuse ! I1 ne me manque rien. J'ai la santé, j'ai la fortune; je me procure tout ce que je désire; je n'ai point d'enfants pour troubler mon repos; enfin je ne connais personne d'aussi à l'aise que moi. »
J'ai toujours entendu dire: « Malheur, trois fois malheur à qui peut tenir un pareil langage ! » Et mon cher ami, je suis tellement persuadée de ce que je te dis là, qu'à certaines époques de ma vie, où je me suis rendu ce témoignage que j'étais heureuse, je n'y pensais pas sans trembler, car il est certain et prouvé par l'expérience que le bonheur n'est pas sur la terre... Non, le bonheur ne peut se trouver ici‑bas, et c'est mauvais signe quand tout prospère. Dieu l'a voulu ainsi dans sa sagesse, pour nous faire souvenir que le terre n'est pas notre vraie patrie.
Enfin, revenons à notre histoire:
M. et Mme Ch. allèrent vers six heures du soir, samedi, visiter leur splendide demeure et passer la soirée avec leurs parents, au café de la Renaissance. Vers huit heures et demie, le monsieur dit à la dame: « J'ai une lettre à mettre à la poste et il est déjà tard, viens avec moi. » Ils partent aussitôt et se disent, en revenant: « Pour aller plus vite prenons un raccourci en traversant notre jardin. » Leur jardin donnait effective­ment dans cet endroit, pour aboutir juste en face du café où on les attendait. Mais au bout du jardin, une fosse était en construction et il fallait passer à côté sur des planches. Comme on n'y voyait pas très clair, le monsieur s'approche trop près et tombe dedans; la dame tombe après et entraîne une pierre qui tue son mari sur le coup; elle appelle au secours, ses cris sont entendus. Elle était blessée gravement; on la transporte chez sa soeur et elle expire dix minutes après.
Vers neuf heures et demie, j'entends des pas nombreux devant la maison et l'on parlait fort. Je regarde; on emportait les deux cadavres sur des brancards. Voilà donc la lamentable histoire de ce couple si heureux !...
La petite Pauline devient de plus en plus mignonne Je l'emmène au Mans dans un mois. Elle connaît bien sa tante [Sr Marie-Dosithée] car le jour du Vendredi Saint, comme elle était à l'église et regardait une petite religieuse en papier qu'Elise m'avait envoyée et qui porte le costume de la Visitation, elle prit l'image, l'éleva au‑dessus de sa tête et cria de toutes ses forces: « Voilà ma tante ! » ce qui a fait rire les personnes qui l'entouraient.

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