Carmel
De Mme Martin à ses filles Marie et Pauline CF 128 – 17 janvier 1875.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Marie, Soeur Marie du Sacré-Coeur
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

17/01/1875

 
Lettre de Mme Martin CF 128
 
A ses filles Marie et Pauline
17 janvier 1875.
Mes chères petites filles,
J'ai reçu vos lettres qui m'ont fait un très grand plaisir.
Je vois que vous vous êtes beaucoup amusées, bien plus que moi, car je puis vous dire que j'ai passé la quinzaine la plus troublée de ma vie. Vous allez vous demander:  « Qu'est‑il donc arrivé de si fâcheux chez nous ? » Et vous allez peut‑être trouver que ce n'est rien, quand je vous aurai expliqué que c'est au sujet de la petite Armandine V. Comme je n'ai, en dehors de cela, rien de nouveau à vous écrire, je vais vous raconter toute cette histoire.
Vous savez quelle répugnance invincible j'éprouvais à faire de la peine aux bonnes Soeurs qui donnent des leçons à Léonie. C'était plus fort que moi, je ne pouvais m'y résoudre. Mais le jeudi d'après votre départ, j'ai appris des choses qui m'ont tellement saisie que tout scrupule s'est dissipé.
Elles avaient laissé Armandine sans manger depuis le matin jusqu'à trois heures et demie; c'est‑à‑dire qu'à midi, elles lui avaient fait prendre cinq ou six cuillerées de soupe. I1 est vrai qu'elles auraient dîné plus tôt, sans une visite qui les a retenues. Enfin, à trois heures et demie, elles lui ont donné un tout petit morceau de pain, avec un peu de graisse du pot‑au‑feu froid, pendant qu'elles mangeaient, elles‑mêmes, du mouton. La petite les a suppliées de lui accorder au moins un petit morceau de fromage, elles l'ont traitée d'effrontée. Elle a donc dû se contenter de son pain sec, et en si petite quantité qu'elle en a redemandé avec instance, ce qui lui a été brutalement refusé. Léonie avait oublié de lui porter ce que j'avais préparé, comme d'habi­tude, pour le goûter de cette pauvre enfant.
Le soir, en allant chercher Léonie, la bonne voyant Arman­dine la mine défaite, l'a interrogée:  « Es‑tu malade ? » Elle a répondu:  « J'ai mal à l'estomac, elles n'ont pas voulu me donner à manger, j'en avais si peu que j'ai aussi grand' faim qu'avant. »
Quand on m'a rapporté cela, j'étais si indignée que je ne voulais pas prendre le temps de souper. J'ai de suite écrit au curé de Banner, d'où la petite est originaire, pour le ques­tionner sur ce qu'était la mère d'Armandine et si elle consen­tirait à venir chercher sa fille, pour la mettre au Refuge.
Le lendemain, j'envoie à la petite deux tartines de confi­tures, dans son panier qu'elle avait oublié l'autre jour à la maison. J'avais le pressentiment que tout allait se démasquer ce jour‑là, aussi avais‑je dit à Léonie ce qu'il fallait répondre. Mes prévisions se sont réalisées; Armandine, dans la crainte d'être découverte, cachait son panier sous son tablier, alors que Léonie lui avait bien conseillé de ne pas le faire, pour ne pas avoir l'air de dissimuler. I1 n'en fallait pas davantage: les bonnes Soeurs ont voulu voir ce qu'elle cachait ainsi.
Enfin, une heure après, je reçois la visite de Soeur Saint-­Louis (l'une des deux fausses religieuses); le coeur me battait bien fort, mais j'étais décidée à n'user d'aucun ménagement, j'étais même contente de l'occasion qui se présentait. Je lui dis pourquoi j'envoyais du pain à cette enfant, et cela en termes que la Soeur trouva sans doute trop énergiques. Toutefois, elle ne s'est pas fâchée, elle riait même tout le temps, me prenait les mains... Je lui ai proposé de fournir le pain à la petite, à condition qu'elles la laissent manger à sa faim. Elle m'a répondu, toujours en riant, qu'elle ne promettait pas cela, puis elle est partie en riant encore !
Quand la bonne est allée chercher Léonie, la scène avait changé. Soeur Saint‑Louis pleurait et faisait la sainte persé­cutée, disant que cela était une perle de plus à sa couronne, que le bon Dieu avait beaucoup plus souffert et qu'elle rendrait le bien pour le mal, qu'elle s'occuperait de ma fille avec autant d'amour et de sollicitude que par le passé...
Louise en était confondue; pour moi, je ne m'y laissai pas prendre, je savais à peu près à qui j'avais affaire. Mon intention était de retirer Léonie, mais j'ai réfléchi qu'il valait mieux l'envoyer le lendemain, qui était le samedi, pour avoir Armandine le dimanche, je pensais que les Soeurs n'oseraient pas me la refuser et je voulais l'interroger à fond.
Le samedi matin, je suis allée au Refuge. En présence d'un fait semblable, la Supérieure a tout de suite accueilli ma demande; elle m'a dit qu'elles manquaient de place, mais qu'elles en feraient une pour ma protégée.
Enfin, le dimanche, j'ai donc eu la petite, qui avait été rouée de coups à cause de tout cela. Puis elle me dit:  « Vous savez bien, Madame, depuis que vous avez parlé, je mange mon content. » Et elle me raconta les sottises de toutes couleurs que Soeur Saint‑Louis débitait contre moi.
Mon parti était pris. J'écris le soir une belle lettre à Soeur Saint‑Louis, lettre qui aurait attendri un rocher; je vous assure qu'elle était bien tournée ! Je la remerciais des bons soins qu'elle avait donnés à ma fille, mais l'avertissais que devant la situation présente, je croyais ne plus devoir la lui renvoyer. J'avais, en outre, bien décidé la petite à aller au Refuge, elle s'en faisait une fête et m'avait promis de bien accueillir sa mère, quand elle viendrait la chercher.
Le mardi, une dame qui préparait l'ouvrage de l'enfant —car celle‑ci travaille un peu la dentelle—est allée chez les Soeurs. La petite l'a conjurée de venir bien vite me trouver pour que je dise de suite à sa maman de venir la retirer, que les Soeurs la rendaient très malheureuse. Le lendemain, j'envoie Louise et Léonie remercier les religieuses et les payer. Soeur Saint‑Louis était justement toute prête à partir pour me rendre visite. Louise lui dit:  « N'allez pas, ma Soeur, vous pourriez vous faire dire quelque chose de désagréable. » Elle répondit: « Je veux y aller. »
Elle est, en effet, arrivée, avec une amabilité que je ne pourrais vous décrire. Elle m'a assurée, en essayant de pleurer que, si je l'avais crue une sainte, elle voulait s'humilier devant moi et me détromper. Cela a duré un quart d'heure sur le même ton. J'ai repris: « Mais, ma Soeur, vous tenez le langage d'une sainte, les saints n'ont pas parlé mieux que vous. » Sa figure rayonnait: elle croyait m'avoir subjuguée par son humilité et que j'allais me jeter à ses pieds...
J'ai continué: « Alors, ma Soeur, vous vous repentez de ce que vous avez fait endurer à l'enfant ? » Son visage prit alors une expression farouche et elle me déclara qu'aucune de mes accusations n'était vraie. Je lui répondis froidement, sans me fâcher, que tout ce dont je l'avais accusée dans ma lettre était la vérité, et elle partit en concentrant sa fureur comme elle pouvait.
J'ai reçu ensuite une missive du curé de Banner qui avait connu ces malheureuses et il me dit que ces personnes n'étaient nullement religieuses; qu'elles avaient pris cet habit sans aucun droit et qu'il les avait fait chasser de sa paroisse; qu'il n'était pas surpris de ce qui se passait et qu'il allait prévenir la mère d'Armandine.
Voyant qu'elle n'avait pu me convaincre par son humilité, Soeur Saint‑Louis m'a envoyé, jeudi, Melle E., une excellente personne, se laissant prendre aux beaux discours, et qui, malgré les révélations de l'enfant, ne voulait pas me croire.
Je lui ai déclaré que rien ne pourrait ébranler ma convic­tion, et que je ne m'étais pas engagée si loin sans être sûre des faits. Elle me dit aussi que la petite lui avait confié qu'elle allait partir pour le Refuge et que j'avais écrit à sa mère. Cette révélation m'a déplu, je craignais que cette demoiselle ne prît les devants et m'empêchât de réaliser mon projet.
Enfin, de jeudi à samedi, je n'entends parler de rien. J'étais déjà anxieuse, il me semblait à chaque minuté voir arriver la mère d'Armandine et qu'allait‑il alors se passer ? Je prévoyais beaucoup de désagréments, mais j'étais loin de soupçonner ceux qui m'attendaient !
Le soir, vers quatre heures, je vois une femme s'approcher d'une fenêtre de la maison qui était entrouverte, et me demander si le n° 36 n'était pas près de là ? J'ai compris tout de suite que c'était la maman de la petite. Elle entra et me dit: « Je viens de chez les Soeurs, j'ai pris mon enfant et j'ai voulu l'emmener; comme j'étais sur le seuil de la porte, elles ont ouvert leur fenêtre et ont crié: « Au secours ! A la voleuse d'enfants ! » I1 s'est fait un rassemblement, et quatre hommes robustes ont arraché la petite de mes mains, tandis que les Soeurs vomissaient un flot de sottises à votre adresse, Madame, et à la mienne ! »
Devant cette aventure, j'ai fait demander Melle X. qui était au courant de tout et s'était proposé de me servir d'intermédiaire, en cas de besoin, et elle est allée aussitôt trouver les Soeurs pour leur démontrer tous les ennuis qu'elles allaient s'attirer en agissant de la sorte; elles n'ont rien voulu entendre, disant qu'elles iraient jusqu'au bout.
Je me suis donc vue obligée de me rendre, avec votre père,—moi, pour la première fois de ma vie,—au bureau de Police. Le Commissaire en chef était absent, et l'on nous dit qu'on ne retirait pas une enfant dans ces conditions‑là, que l'affaire ne serait pas finie de si tôt; enfin, que peut‑être nous pourrions voir le Commissaire le lendemain, mais que ce n'était pas sûr.
La pauvre mère était désolée; c'est une bonne personne, elle avait confié son enfant aux Soeurs, persuadée qu'elle assurait ainsi son bonheur. Les religieuses lui avaient fait de belles promesses, jusqu'à celle de leur héritage pour Armandine !
 « Je croyais mon enfant très heureuse, continua‑t‑elle, car elle venait de m'écrire qu'elle était la plus heureuse des petites filles d'Alençon. » Votre père, en entendant cela, était indigné d'une telle tromperie et s'écria: « Les autres sont donc comme le Bienheureux Labre, qui mangeait les trognons de choux ramassés dans les ordures ! »
Tout en estimant que nous faisions notre devoir, il déplo­rait cependant le sort qui nous avait fait connaître l'enfant. Je n'ai pas dormi de la nuit, c'est‑à‑dire que j'ai eu en tout deux heures de cauchemars. Je voyais la fillette, décharnée, me supplier d'avoir pitié d'elle et, en face, la figure de Soeur Saint‑Louis m'apparaissait comme une vision infernale, en sorte que je me réveillai en sursaut.
Je me suis donc levée de bonne heure le matin, et j'ai écrit au Commissaire en chef pour lui raconter l'histoire de cette femme, qui ne pouvait rester longtemps à Alençon, ayant un petit commerce, et je le priai instamment d'arranger l'affaire au plus tôt. Je lui ai même ajouté qu'elle demeurerait à sa porte, bien décidée à n'en point partir, malgré la pluie, jusqu'à ce qu'elle puisse le voir. I1 ne s'est pas fait attendre longtemps, il l'a très bien reçue et lui a fait beaucoup de compliments sur votre père.
Pendant ce temps, j'étais à la grand-messe; il y avait sermon, mais je ne sais pas sur quoi l'on a prêché, tant j'étais absorbée dans mes pensées.
Je suis sûre que vous êtes ennuyées de cette longue épître; toutefois, mes enfants, tout ceci est un événement pour moi. Je crois que le bon Dieu a permis la chose, pour confondre ces malheureuses, et leur arracher leur proie.
Si elles avaient réussi à garder la petite, pendant quelque temps encore, elles en auraient profité pour me mettre mal dans l'esprit de tous, disant que, par malice, j'avais voulu leur ravir leur protégée à mon profit, mais que la justice leur avait donné gain de cause. On l'aurait cru et vraiment j'y ai échappé belle ! Enfin, Dieu merci, je suis délivrée de cet ennui, mais Léonie est restée là, et qu'en faire ? Je crois que plus elle va et plus elle a de mal à apprendre. Je ne sais ce que tout cela va devenir. Cependant, si après bien des tribulations, je puis aboutir comme j'ai réussi pour la petite Armandine, je serai plus heureuse que si elle m'avait donné toujours de la satisfaction.                    
J'aurais voulu vous amuser avec les petites réflexions de Thérèse, mais ce sera pour une autre fois. Elle parle sans cesse de Marie et de Pauline qui sont au Mans.
Votre père vous embrasse ainsi que moi.
Votre mère affectionnée.

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