Carmel
De Mme Martin à ses filles Marie et Pauline CF 119 – 25 juin 1874­

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Marie, Soeur Marie du Sacré-Coeur
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

25/06/1874

 
Lettre de Mme Martin CF 119
 
A ses filles Marie et Pauline
25 juin 1874­
Mes chères petites filles,
J'ai reçu vos lettres qui m'ont fait bien plaisir. J'ai espoir que Marie sera reçue le 2 juillet  « Enfant de la Sainte Vierge »; il faudra m'écrire cela dès que vous le saurez.
Vous m'aviez dit que le Pèlerinage pour Paray‑le‑Monial partait le 25 juin, et je croyais que ce 25 tombait le vendredi. Si j'avais pensé que ce fût le jeudi, l'idée d'y aller ne me serait pas venue, car il est impossible que je m'absente ce jour‑là, à moins de force majeure. Cela causerait un grand préjudice dans ma Fabrique, je laisserais mes ouvrières à rien faire pendant huit jours et retarderais mes commandes; cela me ferait un tort considérable.
J'ai une triste nouvelle à vous apprendre: Marie S. est morte, lundi dernier, 22 juin, à deux heures de 1'après‑midi. Il y avait bien longtemps qu'elle traînait, cependant, elle allait toujours. I1 n'y a pas trois semaines qu'elle a quitté la pension; elle était encore debout, voilà aujourd'hui huit jours, et n'a été que quatre jours arrêtée. Tout dernièrement, elle avait couru après la bonne, pour lui demander des nouvelles de Marie.
Cette pauvre enfant ne s'est pas vue mourir; elle n'a pas beaucoup souffert, tout le monde est peiné de sa mort, car elle était très aimée. Hier mercredi, à huit heures, a eu lieu l'inhumation. Léonie, Céline et la bonne y assistaient. I1 y avait cinquante jeunes filles en blanc, avec une couronne blanche, et tenant une branche de lis. C'était bien émouvant et beau. Tout le monde s'assemblait pour voir cet enterrement.
Malheureusement, à la sortie de l'église, il est tombé une grande averse; personne ne s'y attendait et n'avait de parapluie. Les jeunes filles en blanc étaient dans un état pitoyable: leurs robes et leurs voiles étaient collés sur elles, au point que cela les gênait pour marcher. En outre, au cimetière, elles avaient de la boue jaune jusqu'à mi‑jambe. J'avais désiré, un moment, vous avoir pour assister aussi en blanc à cette cérémonie, mais je ne l'ai pas regretté dans la suite.
I1 y a eu bien des larmes de versées sur cette mort, plu­sieurs jetaient des cris de douleur. Cependant, les larmes les plus amères sont celles de la pauvre maman, qui n'avait de consolation qu'en cette enfant. Elle n'est pas heureuse avec son mari, et son fils vient de s'engager. Je la plains de tout mon coeur; oui, vraiment, ce deuil m'a attristée.
L'enfant a reçu les derniers Sacrements le dimanche après‑midi. Le lendemain matin, elle ne reconnaissait plus personne; les médecins ne comprenaient rien à cette maladie. Je vous engage à beaucoup prier pour elle, car je crois qu'elle en a besoin. C'était une bonne petite fille, mais elle était, comme les autres, bien imparfaite et elle n'a pas eu le temps de se préparer à la mort, qu'elle n'a pas vue venir.
Je me rappelle la première fois où nous l'avons rencontrée. C'était dans un champ, en face du cimetière. Marie, âgée d'un an, était là, à cueillir des pâquerettes avec elle, qui avait quatre mois de plus. Je regardais attentivement laquelle était la plus belle et la plus avancée des deux, mais il n'y a jamais eu grande différence. Marie S. était la première de sa classe, elle apprenait l'anglais, l'allemand, enfin beaucoup de sciences.
Votre père vient d'installer une balançoire, Céline est d'une joie sans pareille; mais il faut voir la petite se balancer, c'est risible; elle se tient comme une grande fille, il n'y a pas de danger qu'elle lâche la corde; puis, quand ça ne va pas assez fort, elle crie. On l'attache par devant avec une autre corde et malgré cela je ne suis pas tranquille quand je la vois perchée là‑dessus.
I1 m'est arrivé une drôle d'aventure dernièrement avec la petite. J'ai l'habitude d'aller à la messe de cinq heures et demie; dans les premiers jours je n'osais pas la laisser, mais voyant qu'elle ne se réveillait jamais, j'ai fini par me décider à la quitter. Je la couche dans mon lit et j'approche le berceau si près, qu'il est impossible qu'elle tombe.
Un jour, j'ai oublié de mettre le berceau. J'arrive et la petite n'était plus dans mon lit; au même moment j'entends un cri, je regarde, et je la vois assise sur une chaise qui se
trouvait en face de la tête de mon lit; sa petite tête était couchée sur le traversin, et là, elle dormait d'un mauvais sommeil, car elle était gênée.
Je n'ai pas pu me rendre compte comment elle était tombée assise sur cette chaise, puisqu'elle était couchée. J'ai remercié le bon Dieu de ce qu'il ne lui est rien arrivé. C'est vraiment providentiel; elle devait rouler par terre. Son bon ange y a veillé et les âmes du purgatoire auxquelles je fais tous les jours une prière pour la petite l'ont protégée. Voilà comment j'arrange cela... arrangez‑le comme vous voudrez !...
J'ai appris aujourd'hui qu'il y aurait un pèlerinage du diocèse de Séez pour Paray‑le‑Monial; il doit partir d'Alen­çon le lundi I3 juillet. Je suis presque décidée à y aller. Léonie ne sait comment exprimer sa joie de voyager, parce qu'on va en chemin de fer !
Voilà le petit bébé qui vient me passer sa petite main sur la figure et m'embrasser. Cette pauvre petite ne veut
point me quitter, elle est continuellement avec moi; elle aime beaucoup à aller au jardin; mais si je n'y suis pas, elle ne veut pas y rester et pleure jusqu'à ce qu'on me la ramène... Je suis bien contente de voir qu'elle a tant d'affection pour moi, mais c'est quelquefois gênant ! [Lire ici comment Thérèse cite tout ceci dans le Manuscrit A folio 5r]
Il faut que j'en finisse, ce n'est pas aujourd'hui dimanche je suis avare de mon temps pour travailler. Embrassez bien votre tante pour moi; je vous embrasse vous‑mêmes de tout mon coeur.

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