Carmel
De Mme Martin à sa fille Pauline CF 185 – 21 janvier 1877.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

21/01/1877

 
Lettre de Mme Martin CF 185
 A sa fille Pauline
21 janvier 1877.
Ma chère Pauline,
Je ne sais pas si je vais avoir le temps de t'écrire une longue lettre aujourd'hui; il est déjà une heure moins le quart. Je dois aller, à une heure et demie, rendre visite à Mme M., ensuite aux vêpres, puis à la clôture de la retraite de saint Léonard, à sept heures et demie. Il faut cependant que je le trouve, ce temps d'en écrire bien long à ma Pauline, pour lui faire plaisir; il faut aussi que j'écrive à ta tante, et puis à un vilain marchand qui veut me faire perdre beaucoup d'argent, bien injustement; son injustice me révolte plus que la perte que je vais supporter. Enfin, je vois la journée bien prise et pourtant il faut que ma lettre parte ce soir, ou demain matin si elle est finie trop tard. Je pense que tu vas m'écrire aujourd'hui; je vais presque le regretter, car j'aurais voulu un petit mot de ta tante pour Léonie. I1 y a toute une histoire à son sujet. Mercredi dernier, pendant que Marie lui faisait la classe, elle a dit d'un ton fort sérieux: « Je veux écrire à ma tante avant qu'elle ne meure et lui donner mes commissions pour le Ciel. » Marie, toute surprise, lui demande de quoi il s'agissait. Elle lui répond qu'elle voulait être religieuse et qu'il fallait que sa tante lui obtienne cette grâce. Marie s'est moquée d'elle, mais elle a persisté et jeudi matin elle a écrit sa petite lettre que je ne trouve pas mal pour elle. Je disais le soir à Marie: « I1 y a une chose qui m'étonne, c'est qu'elle a écrit: «  une vraie religieuse » Marie, toute surprise à son tour, m'a répondu: « J'ai absolument voulu qu'elle efface vraie; je lui ai fait remarquer que cela ne signifiait rien, mais elle a tenu bon en disant: « Je t'en prie, laisse‑moi mettre cela, moi je veux qu'il en soit ainsi. » Marie lui a demandé, le lendemain: « Qu'est‑ce que cela signifie: une vraie religieuse ? » Léonie lui a répondu: « Cela signifie que je veux être une religieuse tout à fait bonne et enfin être une sainte » , Je ne sais ce que je dois penser de tout cela, car la pauvre enfant est couverte de défauts comme d'un manteau. On ne sait par où la prendre. Mais le bon Dieu est si misé­ricordieux que j'ai toujours espéré et j'espère encore. Hier, elle a eu une journée détestable; à midi, je lui ai dit de faire des sacrifices pour vaincre sa mauvaise humeur et qu'à chaque victoire, elle irait mettre une noisette dans un tiroir que je lui indiquerais et que nous les compterions le soir. Elle était très heureuse de cela, mais il n'y avait plus de noisettes; je lui fais apporter un bouchon que je taille en sept petites rondelles. Le soir, je lui demande combien il y avait de « pratiques ». Rien ! Elle avait fait tout au pire. Je n'étais pas contente et je lui ai fait d'amers reproches, en lui disant qu'il lui convenait bien de demander à être religieuse, dans ces conditions‑là. Alors, les larmes d'un sincère repentir sont venues, elle m'inondait le visage de ses pleurs et, aujourd'hui, il y a déjà de petites rondelles de bouchon dans le tiroir. Maintenant, ma Pauline, je te laisse, il faut que je m'habille pour aller où je t'ai dit, cela m'ennuie beaucoup. A ce soir... Nous voilà effectivement à ce soir, il est dix heures. Nous arrivons de la clôture de la retraite, c'était magnifique: un beau sermon sur la virginité, une illumination sans pareille. Cela me coûtait pourtant beaucoup d'y aller, je pensais à mes lettres. Marie aurait bien voulu me voir rester; je lui ai dit que je ne lui demandais pas d'y venir, que j'irais seule. Mais c'était comme le jour de Sainte‑Catherine, le remords l'empoigne et elle me suit. Elle est très contente à présent d'y être allée, nous venons de faire réveillon toutes les deux. Nous avons eu beaucoup de plaisir aujourd'hui: j'ai donc été chez la belle dame qui n'était pas là; c'est‑à‑dire qu'elle y était, mais il y avait une calèche à sa porte, elle se dispo­sait à faire ses dernières visites. Marie en a été très contra­riée, elle tenait à la voir pour lui demander des renseignements sur certaines choses qui l'intéressent. Après nous avons assisté aux vêpres de l'Hospice, et nous sommes tous allés nous promener à la campagne; il faisait si beau temps, cette après‑midi, et il y avait si longtemps que nous n'étions sortis ! Aussi, cela nous a fait grand bien. Maintenant, il faut que je te raconte une aventure qui nous est arrivée hier soir. La bonne était en train d'essuyer sa vaisselle; il faisait déjà nuit, elle s'apprêtait à tailler le pain pour la soupe, lorsqu'on la dérange. Léonie, toujours empressée à lui rendre service, s'empare du pain et le coupe. Enfin, voilà la soupe trempée; c'était une soupe à la purée de pois, que Marie aime beaucoup. Elle disait: « Papa est en grand dîner chez M. Vital, mais il n'aura pas une soupe aussi bonne ! » Nous nous installons toutes à table. Je commence à servir la soupe, mais je ne pouvais enfoncer la cuiller, je sentais une résistance énorme. Je dis à Louise: « Qu'avez‑vous donc mis, on ne peut trouver de pain, il n'y a que des légumes dans le fond de la soupière ? » Finalement, j'essaie de tirer l'espèce de tampon qui résis­tait toujours; après bien des efforts, j'amène... le torchon de vaisselle. Léonie avait taillé le pain par‑dessus sans s'en apercevoir ! La soupe n'a pas été mangée, mais en revanche, on a bien ri ! Ton père a dit que c'était comme le petit soulier de l'Auvergnat ! « Ce n'est pas que ce soit sale, mais ça tient de la place ! » Tu connais la chanson. Marie ne voulait pas que je te conte cela, je l'entendais dire, hier soir: « Je suis sûre que Maman dira cela à Pauline, et les maîtresses le sauront. Ça me fait honte ».  J'ai répondu: « Je le dirai quand même, en rira qui voudra. » Maintenant, que te dire encore ? Je ne sais plus rien de bien intéressant. Il y a eu lundi dernier, à Alençon, une belle et triste cérémonie pour la translation des restes des soldats tués au combat d'Alençon, en 71. Il y avait un monde fou; Monsei­gneur l'Evêque, le Préfet, le Maire ont prononcé un discours. Le Maire, en rentrant chez lui, s'habillait pour aller au grand dîner officiel, chez le préfet; il se trouvait très fatigué. Sa femme lui conseille de ne pas s'y rendre et de se reposer; il cède et se couche, perd bientôt connaissance et, le lende­main matin, il était paralysé d'un côté avec une congestion; les médecins prétendent que, s'il en revient, il restera très diminué dans ses facultés. C'est un bien grand malheur pour sa femme et sa fille, car ses affaires sont en très mauvais état; il va les laisser sans ressources Sa femme voulait trop paraître, ce qui les a ruinés. Pourtant quand Marie parlait de la fille du Maire, elle avait tout dit; maintenant elle n'envie plus son sort, si jamais elle l'a envié. J'ai bien reçu ta lettre et ton bulletin, dont je suis très satisfaite; les quelques lignes que ta tante m'a écrites m'ont fait grand plaisir. Ton père a dit:  « Il faut conserver cette lettre‑là », et il l'a ramassée précieusement; mais j'ai été la dénicher pour apprendre par coeur ce que ta tante avait écrit. Adieu, ma Pauline, si ta lettre n'est pas partie, tant mieux, car je voudrais bien un petit mot pour Léonie. Cette pauvre enfant est venue tous les matins, à six heures, aux instruc­tions de la retraite, elle avait grand'peur de manquer son coup. Je ne voulais pas la réveiller si tôt; mais elle se réveillait bien toute seule. Une fois, elle n'a pas eu le temps de mettre ses chaussures, elle est venue, sans qu'on s'en aperçoive, avec des espèces de pantoufles tout usées; heureusement qu'il faisait nuit, mais elle a été bien grondée, je lui ai dit qu'elle n'y retournerait pas. Je t'embrasse de tout coeur.

Retour à la liste