Carmel
De Mme Martin à sa fille Pauline CF 174 – 19 novembre 1876.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

19/11/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 174
 
A sa fille Pauline
19 novembre 1876.
Ma chère Pauline,
Ta dernière lettre m'a bien amusée avec l'histoire de l'encre. Je te dirai, en passant, que tu es une petite étourdie; tu as donné bien de la peine à ces bonnes religieuses pour nettoyer tout cela, et encore, tu n'as pas été grondée !
Marie me racontait, à ce propos, qu'étant demi‑pension­naire à Alençon (à l'âge de six ans), elle avait renversé un encrier, et que pour la punir, après lui avoir trempé les mains dans l'encre, on l'avait fait s'en barbouiller la figure; elle était tout en colère en me rappelant cela. Il y a bien de la différence entre cette méthode et celle de la Visitation !
Marie peut bénir le ciel d'avoir eu une tante Visitandine. Avec son caractère entier, il lui fallait beaucoup de douceur, c'était le seul moyen de l'assouplir. Aussi, le souvenir de sa tante et de son couvent est toujours vivant pour elle; elle n'en parle qu'avec beaucoup d'affection et de reconnais­sance.
Maintenant, il faut que je te raconte les histoires de la semaine pour t'amuser un peu, puisque tu m'as dit que les choses les plus simples t'intéressaient.
Céline a été un peu souffrante; elle a eu trois mauvaises nuits, c'est passé à présent, et, cette nuit, elle a bien dormi. Ce matin, à cinq heures et demie, quand je me suis levée, elle s'est réveillée; je lui ai demandé si elle voulait un petit morceau de chocolat. Elle ne me répondait pas, car elle était bien attentive à offrir son coeur au bon Dieu. C'est une bonne petite fille qui me donne de grandes espérances, elle a une nature angélique, malgré ses petits défauts qui viennent de ce que Louise l'a gâtée et la gâte encore; quoique je fasse, je ne puis l'empêcher, mais avec la raison, tout cela passera. Elle est bien gentille avec Marie, et d'une docilité sans pareille, elle fait tout ce qu'elle peut pour lui faire plaisir.
Ce matin, en riant, je l'appelais: « Mon saint ange », et je lui disais: « Qui t'appelait ainsi ?—C'était ma nourrice. »  J'ai repris: « Penses‑tu à prier pour elle, depuis qu'elle est morte ? » Elle m'a répondu: « Ah ! je n'y ai pas encore manqué une fois; tous les jours, je dis un Pater et un Ave. »
Elle me recommande de t'embrasser bien fort et Thérèse, qui l'entend, a vivement repris: « Et moi aussi et dis‑lui que je l'aime de tout mon coeur. » Voilà les commissions faites.
Demain matin, ton père ira à Héloup acheter des pommes, il va encore faire du cidre cette année, c'est une économie de moitié. Les enfants s'en réjouissent, même Marie; car elles vont revoir le bonhomme qui les amuse tant, avec sa bonne femme qui revient la nuit pour lui dire de fermer sa porte !
Nous n'avons pas de nouvelles de Melle Philomène On n'en parle plus, je ne sais ce qu'elle devient. Sa mère a tou­jours l'air très gai, je crois que c'est un peu affecté; elle ne peut être aussi contente qu'elle le paraît, puisqu'elle n'a pas voulu lui donner son consentement pour entrer au Couvent.
Louise est allée jeudi au Marché nous acheter une oie. Je n'aime pas l'envoyer seule, elle fait toujours des bêtises. Il y a quelques semaines, elle en avait acheté deux, une pour envoyer à Lisieux et une pour nous. La nôtre était très petite, elle l'a cependant achetée aussi cher que l'autre, croyant avoir entendu que c'était le même poids. Jeudi, elle donna quatre‑vingt centimes de moins à la femme qui lui vendait des légumes et qui ne savait pas mieux compter qu'elle; j'ai voulu la renvoyer courir après, mais où la trouver ? Cette pauvre Louise n'a pas de tête, elle fait dix pas où il n'en faudrait qu'un et dispute en voulant avoir raison.
L'autre jour, nous nous sommes rudement fâchées pour un chat. Ce pauvre animal était perdu, il venait nous deman­der l'hospitalité avec des yeux si suppliants, qu'il me faisait grand'pitié; elle ne voulait pas en entendre parler et le regardait d'un air menaçant, lui promettant de bons coups de bâton aussitôt que je n'allais plus être là pour le protéger. Cela m'a fait fâcher tout de bon; je veux être la maîtresse de secourir un chat, si cela me fait plaisir !
Allons, ma Pauline, en voilà assez, je ne trouve plus d'anecdotes à te raconter, il faut donc te dire adieu; cela me coûte un peu, je voudrais toujours parler avec toi, mais il est difficile de toujours parler et de bien parler, il peut donc se faire que tout ce que je te dis ne soit pas très bien...
Remercie beaucoup pour moi ma Soeur Louise de Gonzague, qui a eu la bonté de me donner des nouvelles de ta tante, présente‑lui mes respects.
Je t'embrasse de tout mon coeur.

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