Carmel
De Mme Martin à sa fille Pauline CF 157 – 26 mars 1876.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

26/03/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 157
A sa fille Pauline
26 mars 1876.
Ma chère Pauline,
Il faut que je me presse, si je veux terminer ma lettre aujourd'hui, car nous devons assister aux petites vêpres de l'Hospice, puis faire un tour à la campagne.
Marie veut aller à la Lorgeaine et nous ne reviendrons pas de bonne heure. Ensuite, il va falloir dîner et repartir pour le sermon. Si cette lettre n'est pas achevée, je la ferai au retour du sermon.
Voilà les beaux jours qui paraissent et cela donne envie de courir. Moi‑même j'en sens le besoin, et je me dis souvent que, si je n'avais pas ce Point d'Alençon qui me retient, j'irais tous les jours à la campagne avec mes enfants.
Je me propose de te faire passer de bonnes vacances de Pâques ; nous irons souvent nous promener, ce qui te fera du bien. Il te faudrait beaucoup d'exercice. J'ai appris avec peine que tu étais souffrante, je ne fais qu'y penser; on souffre tant des maux de tête. A ton âge, j'y étais bien sujette, C'était presque continuel ; cela a duré plusieurs années, maintenant, j'ai rarement la migraine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je comptais finir ma lettre avant d'aller aux vêpres, et nous sommes au soir ; il est neuf heures et demie passées.
Cette après‑midi, alors que je me croyais bien tranquille, ne pensant qu'à toi, une personne est venue me déranger et j ai dû en rester là, pour ensuite partir aux vêpres et aller en promenade. Nous avons été au Château du Comte de Curial qui a été incendié, c'était bien moins loin que la Lorgeaine, mais adieu les « porgeons » !
Enfin, le bon Dieu n'a pas voulu que nous revenions sans en avoir. A moitié chemin du Château, j'ai vu des gamins qui en portaient des paquets ; mon intention était de leur en acheter pour les petites filles. A l'instant où je pensais cela, j'en vois un qui en éparpille deux gros bouquets sur la route. Céline les a ramassés, elle était bien contente ainsi que Thérèse.
Je suis toujours très satisfaite de Marie ; ce sera une excellente fille si elle continue ; elle prend beaucoup sur elle et il y a de grands progrès depuis la visite qu'elle a faite à sa tante; avec cela, elle devient très pieuse.
La petite Céline sera une bonne enfant bien douce et bien pieuse aussi. Thérèse est un petit lutin qui est la joie de toute la famille, elle est extrêmement intelligente.
Cette nuit, elle nous a réveillés en appelant son père, pour lui dire qu'elle était « toquée ». Son père lui répondait : « Dors, ma Thérèse », puis toujours elle répétait : « Papa, je suis « toquée ». Enfin, il s'est levé pour voir quelle était cette toquerie. En effet, sa petite tête touchait au bois du lit et, à chaque fois qu'elle remuait, elle se donnait un coup ; ce soir, j'ai arrangé son petit lit de manière qu'elle ne se toque plus !
Elle demande sans cesse si c'est demain Pâques, pour voir le « petit Paulin » ; avant‑hier, elle s'est mise à m'appeler dans le jardin en me disant de toutes ses forces que c'était trop long, qu'elle voulait que ce soit tout de suite.
Céline n'est pas si malade que sa tante le croit . elle est très délicate, il lui faut de grands soins, mais quant aux médecins du Mans ou même de Paris, aucun n'est capable de lui donner une forte constitution ! I1 n'y a rien à faire qu'à la fortifier. Je n'ai pas besoin d'aller trouver un médecin pour qu'il me le dise, puisque je le sais.
Je vais te parler de notre prédicateur de Carême. En général il ne plaît pas; il dit les choses si crûment qu'il en choque beaucoup et il a l'air sévére.
I1 a fait un sermon aux Mères chrétiennes, dans la chapelle des Clarisses, lundi dernier. Je me faisais presque un plaisir d'y aller pour entendre les mauvais compliments qu'il nous servirait, — quelques jours auparavant, il avait invectivé les médecins.—Au lieu de cela, il a pris avec nous un ton de bonté et de douceur, qui m'a fait croire que ce n'était pas le prédicateur de Notre‑Dame. Je venais à peine de penser cela, qu'il nous dit: a Je suis sûr que plusieurs d'entre vous vont se dire: Ce n'est pas celui‑là qui prêche à la paroisse ? .. »
Marie avait envie de se confesser à lui et moi aussi, mais il nous intimide; elle ira toute seule si elle le veut.
I1 nous est arrivé une petite catastrophe que je vais te raconter. Ton père a reçu une lettre de M. M., qui fait bâtir tout près de notre jardin et creuser une fosse d'aisance. I1 a cherché chicane, ton père a fait toutes les concessions pour avoir la paix; enfin, le voisin a fait son trou si prés du mur que celui‑ci a croulé. L'autre jour, vers huit heures du soir,on entend un fracas épouvantable, c'était le mur qui s'éboulait.
Le lendemain matin, M. M. a vu ce désastre et s'est mis dans une grande colère, prétendant que nous devions payer la moitié des frais de relèvement du mur, alors que l'acci­dent était dû à son imprudence. I1 a fait envoyer une convo­cation du Juge de Paix, et vendredi dernier, ton père s'y est présenté.
I1 a expliqué si bien l'affaire que tous, y compris le Juge, étaient indignés contre notre voisin. Mais il peut nous faire supporter tous les frais; la loi est pour lui, nos murs manquant de quelques centimètres l'épaisseur voulue.
Nous avons demandé un expert qui viendra demain, à neuf heures. I1 nous a déjà rendu visite ce matin, et nous a confié que nous étions en mauvaises mains, car ce M. M. connaît la chicane comme personne et va nous faire manger en frais plus que la reconstruction du mur.
Nous en sommes là; je ne sais quand ce sera fini. Je ne m'en préoccupe pas beaucoup; nous n'avons qu'à accepter les contradictions avec patience, puisqu'il faut souffrir sur la terre. Si cela peut seulement nous éviter un peu de Purga­toire, on bénira M. M. dans l'autre monde de nous en avoir fait subir une partie en cette vie. Mais j'aime mieux que ce soit lui qui nous fasse ces torts‑là que si nous avions à nous reprocher de lui en susciter le quart. Je te dirai la prochaine fois comment cela aura tourné.
Au revoir, ma Pauline, à bientôt; plus que vingt‑et‑un jours, mais vingt‑et‑un jours bien longs à passer, car il faut jeûner ! C'est très fatigant; j'ai cru, la semaine dernière, que j'allais y renoncer, j'avais tellement mal à l'estomac que je ne pouvais plus supporter ma robe; j'ai souffert ainsi toute l'après‑midi. J'étais décidée à lâcher prise mais le Père Capucin a fait un sermon, le soir, qui m'a redonné du courage; maintenant, ça va mieux.
Je t'embrasse de tout mon coeur.

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