Carmel
De Mme Martin à sa fille Pauline CF 154 – 26 février 1876.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

26/02/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 154
 
A sa fille Pauline
Ma chère Pauline,
26 février 1876.
I1 faut que je me presse de t'écrire; j'arrive des vêpres; le temps va me manquer après souper, car je vais avoir du monde; je le regrette beaucoup, je me faisais une fête de parler avec toi ce soir, pendant que les autres vont être au spectacle. Oui, ma Pauline, il n'y a que moi et Thérèse qui n'irons pas à la comédie ! Que vas‑tu penser de nous ? Nous nous sommes pervertis bien vite, dis, ma Pauline ?
Et moi, pendant ce temps‑là, je vais avoir la visite de Mme Tessier qui m'a demandé de venir chez moi, tandis que son mari et sa fille vont au théâtre.
Enfin, il ne faut pas que je te scandalise plus longtemps: il y a, ce soir, une grande réunion au Cercle Catholique: les jeunes gens vont y jouer une petite comédie très amusante et les parents, ainsi que le Comité du Cercle, sont invités.
Je me proposais de passer une bonne soirée avec ma Pauline, et aussi de lire; cela me dérange un peu de recevoir Mme Tessier, je n'ai point besoin de société, je me distrais bien toute seule...
Marie a été enchantée de son voyage au Mans, elle est toute changée depuis et ne fait que parler de sa tante. J'espère bien que ce sera une bonne fille, mais je voudrais qu'elle soit une sainte, ainsi que toi, ma Pauline.
Moi aussi, je voudrais bien être une sainte, mais je ne sais par quel bout commencer; il y a tant à faire que je me borne au désir. Je dis souvent, dans la journée:  « Mon Dieu,
que je voudrais bien être une sainte ! »Puis, je n'en fais pas les oeuvres ! I1 est pourtant grand temps que je m'y mette, car je pourrais bien faire comme deux personnes qui sont parties cette semaine et dont la mort m'a sensiblement affectée
La première est cette pauvre dame V., mon assembleuse du Point d'Alençon, depuis une quinzaine d'années. Tu la connaissais bien, elle venait assez souvent chez nous avec son petit chien. Eh bien ! lundi soir, après avoir servi sa table pour le souper, ses voisins entendirent une lourde chute; ils ne s'en occupèrent point, mais le petit chien poussait des hurlements si plaintifs qu'ils se décidèrent à aller voir ce qu'il y avait. On trouva cette pauvre femme étendue à terre, sans vie, le chien lui léchant les mains et la figure.
Son souvenir me poursuit partout, je la vois constamment, mais le plus pénible pour moi, est de penser qu'elle ne pratiquait pas; elle n'allait à la Messe que deux ou trois fois par an; c'était une républicaine enragée.
L'autre défunte est Mme R. qui demeure en face de Melle Fany; tout le quartier en est consterné; elle laisse deux petits enfants et un mari bien malheureux.
Tout cela ne t'intéresse guère, ma Pauline, je voudrais bien te dire autre chose pour te faire plaisir, mais je ne sais rien que des tristesses. Tout ce que je sais de gai, c'est que ta tante m'a écrit une charmante lettre, que j'ai lue et relue et dans laquelle elle me dit beaucoup de compliments sur ma Pauline, entre autres qu'elle sera pieuse. Si tu savais comme cela m'a rendue heureuse !
Mlle Philomène (Philomène Tessier) m'a apporté de la bibliothèque parois­siale la Vie de sainte Françoise Romaine; j'y ai tout de suite lu l'apparition de son fils. Elle lui demandait: « Mon fils, penses‑tu à moi, m'aimes‑tu encore ? »  I1 lui dit que dans le Ciel, on est tout absorbé en Dieu et qu'il ne peut y avoir aucune douleur.
Enfin, je n'ai point vu qu'il pensait à sa mère. Cela m'a fait de la peine, car j'en ai quatre là‑haut, auxquels je pense constamment, et de me dire qu'ils pourraient m'oublier cela me fait du chagrin, mais je n'y crois pas !
Melle Philomène, qui était là quand j'ai lu ce passage, a bien vite été le rapporter à sa mère, et comme nous revenions ensemble des vêpres, pendant tout le trajet, cette dernière ne m'a parlé que de cela. Le rouge lui montait au visage, j'ai cru qu'elle allait pleurer. Elle a fini par me dire que, si nos enfants défunts ne pensaient pas à nous, c'étaient des « canailles ». Elle était si animée et a lancé ce mot avec tant de conviction que j'ai éclaté de rire, mais de bon coeur ! C'est qu'elle en a aussi deux au Ciel et elle voudrait bien qu'ils ne l'oublient pas. C'est pour cela qu'elle veut venir, ce soir, pour me parler des « canailles ».
I1 faut que je laisse une page blanche pour te raconter la comédie et la veillée avec Mme Tessier. Cela ne va pas m'amuser de l'entendre discuter toute la soirée sur les habitants du Ciel, car elle paraît bien décidée à ne pas en démordre.
I1 y a des choses très curieuses dans la Vie de sainte Françoise Romaine; on y découvre bien des mystères de l'autre vie, c'est très intéressant.
J'ai donc passé ma soirée avec Mme Tessier. Ton père et les enfants ne sont rentrés qu'à dix heures; ils se sont empressés de me raconter leurs plaisirs; ils ont bien ri. I1 y avait plus de 600 personnes; tous les prêtres des paroisses y étaient.
Moi, j'avais commencé par lire les tourments des damnés
vus par sainte Françoise Romaine; cela fait frémir. Je n'aime pas ces lectures‑là quoique ce soit très salutaire.
J'en ai parlé à ton père toute la matinée, et il a voulu emporter le livre à son Pavillon. I1 vient de partir, et moi, je finis ma lettre que je n'ai pu achever hier soir, car il était trop tard. Je me hâte pour qu'elle soit postée avant midi.
Adieu, ma Pauline, ton père et moi t'embrassons tendrement.

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