Carmel
De Mme Martin à sa fille Pauline CF 150 – 16 janvier 1876

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

16/01/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 150
 
A sa fille Pauline
Ma chère Pauline,
I6 janvier 1876
Il fait grand froid à Alençon; je pense qu'il en est de même au Mans, aussi je n'ose envoyer Marie voir sa tante, comme je le lui avais promis. I1 se présentait pourtant une occasion: Melle Pauline Romet va demain là‑bas, elle part à sept heures pour revenir par le train de trois heures qua­rante, c'était tout à fait ce qu'il fallait. Mais voyant que le froid persistait, j'ai pensé qu'il valait mieux ajourner le voyage.
J'ai assuré Marie qu'elle viendrait te reconduire après les vacances de Pâques; alors elle pourra s'entretenir libre­ment avec sa tante; nous la laisserons avec elle à la Visitation et nous nous promènerons toutes les deux. J'emmènerai peut‑être Céline: il fera meilleur temps à cette époque
Voilà Marie qui rêve d'aller demeurer dans une belle maison, rue de la Demi‑Lune, en face des Clarisses; elle a parlé de cela, toute la soirée d'hier; on aurait dit que c'était là le Ciel ! Malheureusement ses désirs ne pourront se réaliser: il faut rester où nous sommes, non pas toute sa vie; mais pour moi, je n'en quitterai qu'à ma mort.
Ta soeur, pourtant si peu mondaine, ne se trouve jamais bien où elle est; elle ambitionne mieux, il lui faudrait de beaux appartements bien vastes et bien meublés. Elle ne revenait pas d'étonnement en voyant la petite fille de la nourrice pousser involontairement un cri d'admiration, en entrant, jeudi, dans sa chambre et rester « clouée »  à la porte, en disant: «  Ah ! que c'est beau ! »
La pauvre petite croit qu'il n'y a point plus beau, mais Marie sait le contraire par ses compagnes de pension et rêve autre chose. Quand elle aura autre chose, le vide se fera sentir peut‑être encore davantage. Moi, je me figure que si j'étais dans un château magnifique, entourée de tout ce que l'on peut désirer sur la terre, le vide serait plus grand que si j'étais seule, dans une petite mansarde, oubliant le monde et en étant oubliée. Aussi, je ne fais que rêver cloître et solitude. Je ne sais pas vraiment, avec les idées que j'ai, comment ce n'était pas ma vocation, ou de rester vieille fille, ou de m'enfermer dans un couvent. Je voudrais maintenant vivre très vieille, pour me retirer dans la solitude, quand tous mes enfants seront élevés.
Mais je sens que tout cela ce sont des idées creuses, aussi je ne m'y arrête guère; il vaut mieux bien employer le temps présent que de tant songer à l'avenir.
Je vais être obligée de prendre une nouvelle couturière. J'ai bien des sujets de me plaindre de Melle Irma; cependant, il y a si longtemps qu'elle travaille pour moi que ce m'est pénible de la quitter. Si je n'y étais pas poussée par ton père, je ne pourrais m'y décider
I1 estime qu'à payer si cher, mieux vaut prendre une personne qui travaille convenablement. Puis, cette bonne demoiselle croit que tout lui est dû et qu'elle ne doit rien
aux autres, ne laissant pas le droit de lui faire une observation, si doucement qu'on s'y prenne, sans vous répondre des choses désagréables.
Ton père ira prochainement à Paris pour le Point d'Alençon, qui ne va plus pour moi. J'en ai beaucoup de peine, parce que les autres fabricants ont des commandes. Je voudrais en avoir aussi; cela me fait tant de chagrin d'être obligée de renvoyer mes ouvrières ! I1 parle d'emmener Marie, disant que cela ne l'empêchera pas de vous y conduire ensemble à la prochaine occasion. Enfin, il se figure qu'il ferait plus d'affaires si Marie était avec lui.
Thérèse demande si tu vas bientôt revenir ? Elle est toujours mignonne et lutin !
Tu vois bien, ma Pauline, que ma lettre n'a rien d'inté­ressant; mais tu aimes les lettres longues et je tâche de trouver quelque chose. N'ayant plus rien de nouveau, je te dis adieu; dans trois mois nous nous reverrons; cela va bien vite venir, car le temps passe si rapidement. J'espère que tu es toujours bonne fille et que tu es encore au Tableau d'Honneur ? J'attends de tes nouvelles avec impatience et je t'embrasse de tout coeur.

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