Carmel
De Mme Martin à Pauline CF 195 – 22 mars 1877.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

22/03/1877

 
Lettre de Mme Martin CF 195
 A sa fille Pauline
22 mars 1877.
Ma chère Pauline,
Tu me dis que ma lettre t'a bien surprise, la tienne ne m'a pas moins étonnée, ainsi, nous sommes quittes.
Je ne puis pas te dire que ton fameux rêve ne m'ait pas extrêmement frappée; s'il est bien tel que tu nous l'as raconté, il sort un peu de l'ordinaire, il me faisait l'effet d'un songe. Enfin, mettons‑le pour un rêve, cela n'empêche que ce soit bien consolant; pour moi, j'en ai éprouvé une joie bien grande.
Que j'aimais à voir ma soeur « d'une beauté incomparable, et te tendant les bras », Oui, je veux croire que c'est vrai et j'en ressens du bonheur; cela m'a consolée, au risque de passer pour un esprit exalté. J'aime à penser au surnaturel, cela élève mon âme vers les Cieux.
Marie aussi en a été fort touchée; en avons‑nous parlé depuis huit jours ! Ta lettre d'hier l'a un peu désenchantée, mais pas tout à fait, elle t'attend avec grande impatience, et moi également, je t'assure.
Ne te tourmente pas, ma Pauline, je ne te crois pas une sainte; il faut toute une vie pour arriver à la perfection et tu n'as encore que de bonnes intentions, qui me font espérer que tu le seras un jour, si tu persévères.
Voilà, en réalité, tout ce que je pense de toi Je pense aussi avec chagrin que lorsque tu ne seras plus à la Visita­tion, tu ne seras pas aussi bonne peut‑être et je vois, à cause de cela, arriver avec déplaisir le moment où tu rentreras chez nous définitivement.
Ensuite, je pense que la mort de ta tante a produit sur toi de très bonnes impressions et qu'une pluie de grâces est tombée sur toi. Aussi, je me sais bon gré d'avoir surmonté tous les obstacles qui s'opposaient à ta rentrée à la Visitation. C'est ce qui est arrivé que je voulais pour toi et pour moi.
Maintenant, que ta sainte tante t'obtienne la grâce de persé­vérer dans tes bonnes résolutions, afin que ta vie soit semblable à la sienne, dans la vocation qu'il plaira au bon Dieu de te donner.
Je n'ai pas eu le courage de faire à la bonne toutes les commissions que contenait ta lettre. Je ne professe pas pour elle tout à fait la même sympathie que toi, surtout depuis quelque temps. Je sais bien qu'elle est dévouée et attachée à nous à sa manière, mais son caractère violent ne me va point.
Je la verrais partir sans regret, surtout depuis que j'ai découvert ce qu'elle a fait endurer à Léonie; cela, vois‑tu, jamais je ne l'oublierai, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait aller si loin et faire froidement les choses qu'elle a faites à une pauvre créature, qui n'osait se plaindre  « dans la crainte d'avoir le double », comme elle l'avoue à présent.
Et, le croirais‑tu, cette fille prétend qu'elle pensait me rendre un grand service, se trouvant bien habile d'avoir pu maîtriser ta soeur, dont personne qu'elle, à son avis, ne pouvait venir à bout. Mais la brutalité n'a jamais converti personne, elle fait seulement des esclaves et c'est ce qui est arrivé pour cette pauvre enfant.
Je suis toujours convaincue que c'est ta tante qui a fait découvrir cela. Maintenant, Léonie ne me quitte pas un instant, elle sort partout avec moi, montre un visage heureux et laisse peu à peu toutes ses mauvaises habitudes.
Elle ne m'oppose plus de résistance, au contraire, elle prévoit tout ce qui pourrait me faire plaisir et n'attend pas mon commandement.
Je ne savais pourquoi elle ne voulait jamais prendre une minute de récréation. Quand le repas était fini, elle débarras­sait la table, mettait la salle en ordre, enfin, faisait l'ouvrage de la servante. J'étais lasse de lui dire:  « Va donc jouer dans le jardin, je ne veux pas te voir là pendant que tout le monde s'amuse. » Elle me répondait d'un ton maussade: « Moi, je veux rester là. » J'ai su que l'autre lui disait: « Si votre mère vous dit d'aller jouer, allez‑y, mais vous savez quelle punition vous attend ensuite ». Vois‑tu, tout cela m'indigne à un point que je ne saurais exprimer.
Je suis allée chez les Clarisses consulter une bonne vieille Soeur qui a une figure de sainte; elle était accompagnée d'une autre plus jeune. Celle‑ci voulait que, malgré ses grandes qualités de dévouement, je renvoie la bonne tout de suite. La plus âgée m'a dit: « Attendez, ne précipitez rien. » Les choses en sont là.
Actuellement, Léonie s'amuse avec la joie d'un enfant de quatre ans; elle fait un peu trop de tapage et n'est pas assez calme, je suis obligée de la modérer, mais elle fait bien des efforts; espérons que, petit à petit, elle changera tout à fait, avec l'aide de Dieu.
C'est pour cela, qu'à présent, j'ai un désir de vivre que je ne m'étais pas connu jusqu'à ce jour. Je suis bien nécessaire à cette enfant; après moi, elle sera trop malheureuse et personne ne pourra la faire obéir que celle qui l'a marty­risée, mais non, ce ne sera pas, car moi morte, il faudra qu'elle parte tout de suite; je crois qu'on ne refusera pas d'exécuter ainsi mes dernières volontés.
Mais j'ai confiance en Dieu, je lui demande maintenant la grâce de me laisser vivre. Je veux bien qu'il ne m'enlève pas mon mal et en mourir, mais qu'il m'accorde assez de temps pour que Léonie n'ait plus besoin de moi.
Les deux petites ne m'inquiètent pas, elles sont si bien toutes les deux, ce sont des natures choisies; certai­nement, elles seront bonnes, Marie et toi vous pourrez parfaitement les élever. Céline ne fait jamais la plus petite faute volontaire. La petite sera bonne aussi, elle ne menti­rait pas pour tout l'or du monde, elle a de l'esprit comme je n'en ai jamais vu à aucune de vous  [cité par Thérèse en Ms A 11 recto].
Enfin, ma chère petite Pauline, j'ai bien l'espoir de guérir et que tes prières ne me feront pas défaut. Depuis huit jours, je ne souffre pas du tout, j'ai confiance que le bon Dieu va arrêter les progrès du mal, qui étaient effrayants, et qu'il va faire pour moi ce qu'il a fait pour ta tante, car voilà vingt-­quatre ans, elle était condamnée; le médecin avait dit à ma mère qu'elle ne pouvait guère vivre plus de trois mois. Elle a prié et fait une neuvaine à Notre‑Dame de la Salette pour obtenir la grâce de mourir religieuse; le mal n'a jamais disparu, mais elle a vécu vingt‑quatre ans encore.
Je n'en demande pas tant que cela, mais j'ai espoir que j'optiendrai assez d'années pour élever mes enfants. Recom­mande‑moi aux prières de tes bonnes maîtresses que tu aimes tant.
C'est donc bien décidé que tu arriveras à deux heures et demie à Alençon, le lundi de Pâques. Ce sera juste l'heure où la cavalcade partira du champ de foire; c'est pour cette raison que j'aurais préféré, si cela avait pu se faire, que tu arrives par le train de sept heures et demie. La rue sera si encombrée, il faudra passer à travers toute cette fouie, aussi nous n'irons pas tous à ta rencontre.
Si ma Soeur Félicité prenait avec toi le premier train, elle aurait encore la possibilité d'entendre plusieurs Messes et, même aux Clarisses, elle pourrait assister à la Messe de huit heures, mais il faudrait que vous vous leviez à quatre heures et demie, ce serait bien matin, il vaut mieux peut‑être, pour cette raison, ne prendre que le second train.
Prie bien saint Joseph pour le père de la bonne qui est gravement malade, je regretterais beaucoup que ce brave homme meure sans confession.

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