Carmel
De Mme Martin à Mme Guérin CF 91 – Jeudi‑Saint, 10 avril 1873.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Céline née FOURNET

10/04/1873

 
Lettre de Mme Martin CF 91
A Mme Guérin
Jeudi‑Saint, 10 avril 1873.
Je pensais tous les jours à vous apprendre la maladie de Marie, j'avais résolu d'attendre à dimanche, supposant que vous aviez déjà assez de tourments sans celui‑là.
Je vous dirai donc que Marie est arrivée samedi soir avec M. Vital Romet; elle n'était à l'infirmerie du pensionnat que depuis jeudi, mais il y avait quatre jours qu'elle souf­frait sans se plaindre. Le docteur de la Visitation du Mans a cru que ce ne serait rien et a dit qu'il n'était pas néces­saire de la faire partir, mais ma soeur a jugé plus prudent de me l'envoyer samedi.
Si elle avait attendu un jour de plus, Marie n'aurait pu supporter le voyage. Dès le lendemain huit heures, j'ai vu le médecin qui a craint aussitôt la fièvre typhoïde.
Je donne à ma petite malade du bouillon qui a bien du mal à passer. Cette nuit a été très mauvaise, elle a eu le délire jusqu'à trois heures du matin, elle me demandait d'ôter une boule qui était sur son oreiller; puis, la raison lui revenait; elle me disait: « Je prends ma tête pour une boule, il me semble que j'ai une tête de bois. » Depuis, elle est assez calme, elle sommeille fréquemment. Quand la fièvre la quitte, elle a une figure de morte, elle ne peut plus se tenir debout, ni même descendre de son lit.
Quoiqu'elle ne fût pas bien mal samedi soir, quand elle est arrivée, j'ai été frappée au coeur. Je ne puis m'ôter de l'esprit qu'elle en mourra, il y a longtemps que je m'inquiète sur son avenir; c'est une enfant d'une tendresse de coeur extraordinaire. Elle n'a pu encore s'habituer en pension, elle ne pouvait souffrir la privation de ne pas nous voir, elle m'a raconté des choses à ce sujet qui me fendent l'âme.
Je fais tout ce que je puis pour la consoler et lui faire espérer sa guérison prochaine. Hier, je lui disais que ce serait elle qui tiendrait la maison et élèverait ses petites soeurs quand je serai morte. J'ai eu bien du malheur de lui parler de cela, elle n'a fait que pleurer, elle ne peut se faire à l'idée que je mourrai avant elle. J'ai grand peur que le bon Dieu n'exauce ses voeux.
Il était convenu que Pauline ne viendrait pas aux vacances de Pâques; j'ai demandé au docteur ce qu'il en pensait. Il m'a dit que je pouvais l'avoir ici, à la condition que je ne la laisse point aller dans la chambre de sa soeur, de cette façon il n'y a aucun danger. De toute manière, il faut qu'elle vienne. Marie ne pourrait se consoler de savoir sa soeur toute seule là‑bas, c'étaient des pleurs continuels, tant qu'il a été question que Pauline reste au couvent.
Maintenant, elle se lamente parce que le  « petit Paulin », comme l'appelle souvent son père, repartira sans elle, et elle est persuadée que cela lui fera un très grand chagrin
Je lui disais avant‑hier: « Puisque tu ne peux t'habituer à la Visitation, tu n'y retourneras pas. » Elle m'a répondu immédiatement: « Oh ! je veux y retourner, ma pauvre tante aurait trop de peine. »
Enfin, espérons que le bon Dieu ne permettra pas une épreuve aussi grande que de perdre cette enfant. Mon mari est désolé; il ne quitte plus la maison, il s'est fait garde-­malade ce matin, car j'ai été forcée, aujourd'hui jeudi, de recevoir mes ouvrières toute la matinée et il m'a remplacée. Mais cela le rend malade de l'entendre gémir et lui enlève tout courage.
Adieu, ma chère amie, priez pour nous, afin que si le bon Dieu exige un pareil sacrifice, nous ayons la force de le supporter.
Marie a fait ses Pâques mardi matin. Elle a communié, à cinq heures et demie, dans des dispositions parfaites et avec une expression angélique.

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