Carmel
De Mme Martin à Mme Guérin CF 45 – 28 février 1869.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Céline née FOURNET

28/02/1869

 
Lettre de Mme Martin à Mme Guérin CF 45
28 février 1869.
Je suis fâchée contre vous; vous avez acheté de la toile à Lisieux, beaucoup plus chère que celle que je vous aurais procurée, moi qui en trouve ici de si bonne, je n'en ai jamais eu de pareille; elle vaut deux fois celle que j'employais auparavant. Vous deviez bien penser que c'était un oubli de ma part de ne pas vous avoir répondu sur ce sujet, et il ne fallait pas supposer que cela me gênât en quoi que ce soit. Je ne suis heureuse et contente que lorsqu'il m'est donné de vous rendre service. Une autre fois, si j'omets de vous répondre sur ce que vous me demandez, je vous prie de me le rappeler, et surtout n'achetez pas de toile, je vous la fournirai de première main.
Je me suis occupée, aujourd'hui, de vous chercher une cuisinière; j'en aurais bien trouvé dix, si vous ne teniez pas à ce qu'elle sache parfaitement faire la cuisine; on ne manque pas plus de servantes ordinaires que de gouttes d'eau dans la rivière, mais celles qui sont capables sont très recherchées et difficiles à dénicher. C'est vraiment triste d'être obligé de se faire servir. J'ai si grand peur de vous en donner une mauvaise que cela me tracasse plus que je ne puis le dire. Je prie la Sainte Vierge pour mettre la main sur une parfaite; ne vous impatientez pas, je vais tant m'en occuper que je finirai par réussir.
Maintenant, parlons d'autre chose. Le jour où j'ai reçu la nouvelle que les petites étaient admises dans la Congré­gation des « Enfants de Jésus », elles sont arrivées toutes deux le soir, avec M. Vital (M. Vital Romet et Mlle Pauline avaient un frère établi au Mans.  Ils y allaient souvent et se chargeaient aimablement de faire sortir les fillettes ou de les ramener à Alençon); il y a eu de cela jeudi, quinze jours. Elles sont encore là et je ne sais quand elles repartiront au couvent. C'est à cause d'une grande élève qui a été prise de la fièvre typhoïde. On a cru prudent de renvoyer les pensionnaires dans leurs familles jusqu'à ce que la malade soit en état elle‑même de se rendre chez ses parents. J'ai été bien contrariée de cela, car elles n'auront pas de vacances à Pâques. Maintenant, j'attends de jour en jour une lettre pour les renvoyer; elles ont été malades toutes les deux, surtout Marie, qui a eu de grands maux de coeur avec un gros rhume.
Je vois avec plaisir, ma chère soeur, que votre petite fille fait votre joie; j'étais si heureuse, moi aussi, de ma première; à mes yeux, il n'y avait pas d'enfants comme elle. J'espérais que cela irait aussi facilement pour tous les autres. Je me suis trompée; ce qui m'apprendra pour une autre fois, à ne plus rêver d'un bonheur durable, chose bien impossible ici‑bas !
Aussi, vous ne sauriez croire combien je suis effrayée de l'avenir, au sujet de ce petit être que j'attends; il me semble que le sort des deux derniers sera le sien, c'est pour moi un cauchemar continuel. Je crois que l'appréhension sera pire que le mal. Quand les malheurs sont arrivés, je me résigne assez bien, mais la crainte est pour moi un supplice. Ce matin, pendant la messe, j'avais des idées si noires à ce propos, que j'en étais toute bouleversée. Le mieux est de remettre toutes choses entre les mains du bon Dieu et d'attendre les événements dans le calme et l'abandon à sa volonté. C'est ce que je vais m'efforcer de faire.

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