Carmel
De Mme Martin à Mme Guérin CF 177 – 17 décembre 1876,

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Céline née FOURNET

17/12/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 177
 
A Mme Guérin
17 décembre 1876,
Ma chère Soeur,
Le coeur me bat en pensant à la peine que je vais vous faire, j'ai hésité un instant à vous dire toute la vérité, mais je sens qu'il le faut, j'ai besoin de vos conseils.
J'étais bien décidée, dimanche dernier, à aller trouver un médecin; j'étais plus inquiète que je ne voulais le faire paraître, voyant mon mal s'aggraver; si j'ai tant tardé, c'est parce que je faisais le remède de mon frère et qu'il ne me conseillait pas de médecin.
Je savais aussi qu'il n'y avait rien à faire qu'une opération et cette pensée me fait frémir, non à cause de la souffrance, mais parce que je suis persuadée qu'à partir de ce moment‑là, je me coucherai pour ne plus me relever. Enfin, au reçu de votre lettre, je serais allée trouver le Docteur X, si je n'avais eu un envoi de dentelle à faire; j'ai donc attendu à vendredi. Mon mari, en lisant vos lignes, a commencé à prendre de l'inquiétude; il est allé trouver M Vital Romet, parce que je disais que je ne voulais pas voir de docteur .M. Vital est venu; il a insisté pour une opération, me citant plusieurs dames que je connais et qui s'en étaient tirées. Finalement, j'ai été chez le Docteur X qui, après avoir bien examiné, bien palpé, m'a dit après un moment de silence: « Savez‑vous que ce que vous avez là est d'une nature très grave ? C'est une tumeur fibreuse. Reculeriez-­vous devant une opération ? » J'ai répondu: « Non, bien que j'aie la certitude qu'au lieu de me sauver la vie, cette opération m'avancerait les jours. » J'ajoutai des preuves à l'appui, si bien qu'il reprit aussitôt: « Vous en savez autant que moi, tout cela est la vérité, aussi, je ne puis vous le conseiller, car c'est bien douteux. » Je lui ai demandé s'il y avait une chance sur cent, il m'a répondu évasivement Je lui sais bon gré de sa franchise, car je vais m'empresser de liquider mes affaires, pour ne pas laisser ma famille dans l'embarras. Il m'a proposé une ordonnance. Je lui ai dit: « A quoi cela servira‑t‑il ? » I1 m'a regardée et m'a répliqué: « A rien, c'est pour faire plaisir aux malades » Je n'ai pu m'empêcher de dire tout chez nous. Je m'en repens à présent, car c'était une scène de désolation... tous pleuraient, cette pauvre Léonie sanglotait. Mais je leur ai cité tant de personnes qui avaient été dix et quinze ans comme cela et je paraissais si peu inquiète, faisant mon affaire aussi gaiement que d'habitude, peut‑être davantage, que j'ai un peu calmé mon monde. Je suis cependant bien loin de m'illusionner, et j'ai peine à m'endormir, le soir, quand je pense à l'avenir .Toutefois,  je me résigne le mieux possible, mais j'étais loin de m'atten­dre à une pareille épreuve. Ma soeur est bien heureuse de mourir, elle ne saura rien de ces tristesses‑là, je ne veux pas empoisonner ses derniers jours; je ne le dirai pas non plus à Pauline. Si elle le savait, elle ne pourrait retourner en pension; comme je la connais, elle se ferait plus de peine qu'en me voyant. Si vous avez quelques avis à me donner sur l'opération, je vous prie de m'écrire cette semaine, car Pauline arrive mercredi et je ne veux pas qu'elle voie votre lettre. Mon mari ne peut se consoler; il a laissé le plaisir de la pêche, monté ses lignes dans le grenier, ne veut plus aller au Cercle Vital, il est comme anéanti. Il est parti le soir même trouver M. Vital pour lui rendre compte de la consultation; celui‑ci persiste à dire que l'opération est très nécessaire, donnez‑moi votre avis, je vous en prie. Je ne souffre pas beaucoup; c'est un engourdissement dans tout le côté, jusque sous le bras, une douleur sourde à l'endroit de la grosseur, je ne puis plus me coucher de ce côté. Je voudrais bien que cela ne vous tourmente pas trop et que vous vous résigniez à la volonté de Dieu; s'il me trouvait bien utile sur la terre, certainement il ne permettrait pas que j'aie cette maladie, car je l'ai tant prié de ne pas m'enlever de ce monde, tant que je serais nécessaire à mes enfants. Maintenant Marie est grande, elle a un caractère très, très sérieux et n'a aucune des illusions de la jeunesse. Je suis sûre que lorsque je ne serai plus là, elle fera une bonne maîtresse de maison et tout son possible pour bien élever ses petites soeurs et leur donner le bon exemple Pauline aussi est charmante, mais Marie a plus d'expé­rience: elle a d'ailleurs beaucoup d'ascendant sur ses petites soeurs. Céline montre les meilleures dispositions, ce sera une enfant très pieuse, il est bien rare de montrer à son âge de telles inclinations à la piété. Thérèse est un vrai petit ange. Quant à Léonie, le bon Dieu seul peut la changer, et j'ai la conviction qu'il le fera. J'espère aller vous voir encore une fois; si je m'aperçois que le mal fait trop de progrès, j'irai avant les vacances. Si Pauline était là, je vous l'aurais conduite avec Marie et je vous les aurais laissées quelques semaines, dans la crainte que cela ne se puisse cet été. Elles seront bien heureuses de vous avoir quand je ne serai plus là, vous les aiderez par vos bons conseils et, si elles avaient le malheur de perdre leur père, vous les prendriez chez vous, n'est‑ce pas ? Cela me console beaucoup de penser que j'ai de bons parents, qui nous remplaceront avantageusement, en cas de malheur. Il y a de pauvres mères bien plus malheureuses que moi, qui ne savent pas ce que vont devenir leurs enfants, qui les laissent dans le besoin, sans secours aucun; moi, je n'ai rien à redouter de ce côté. Enfin, je ne vois pas les affaires en noir, c'est une grande grâce que le bon Dieu me fait. Depuis que je vous ai écrit tout ce qui précède, il s'est passé bien du temps, parce que j'attendais pour faire partir ma lettre celle que je reçois du Mans aujourd'hui, et que je joins à la mienne. Ne vous inquiétez nullement à mon sujet, je ne suis guère malade en ce moment, c'est peu de chose, et si je ne voyais pas la grosseur, je croirais que ce n'est rien. J'ai un cor au pied qui me fait bien plus mal, je n'ai pas besoin de le voir pour le sentir. Quoi qu'il en soit, profitons du bon temps qui nous reste et ne nous tourmentons pas; d'ailleurs, il n'en sera toujours que ce que le bon Dieu voudra. Si le mal s'aggrave, je ferai des pèlerinages. Si j'avais écouté Louis, je crois que nous serions déjà à Lourdes, mais cela ne presse pas. Je désirerais, pour l'instant, aller passer un jour chez vous, vous verriez que j'ai bonne mine, bon appétit et que je suis bien gaie; c'est vrai que je ne me fais pas de chagrin. En attendant de vos nouvelles, je vous embrasse de tout coeur.

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