Carmel
De Mme Martin à Mme Guérin CF 163 – 9 juillet 1876.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
MARTIN Pauline, Mère Agnès de Jésus

09/07/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 163
 
A Mme Guérin
9 juillet 1876.
J'ai reçu votre bonne lettre, qui s'est fait bien attendre ! J'étais inquiète, pensant que vous étiez peut‑être malade; je ne me trompais pas, puisque vous me dites que vous avez beaucoup souffert des dents. Je connais ce vilain mal, on en souffre horriblement. Maintenant, j'espère que vous êtes tous en bonne santé, et que bientôt nous aurons le plaisir de vous voir
Pauline est bien souffrante, elle est sujette aux maux de tête, mais depuis quelques mois, ils s'aggravent sensiblement. Voilà quatre semaines qu'elle est revenue à la maison; sa tante me l'avait renvoyée parce qu'elle était incapable, dans cet état, de suivre ses classes. Cependant, comme Marie devait aller en retraite, le 26 juin, j'ai voulu y mener aussi Pauline qui le désirait beaucoup. Ses maîtresses et sa tante ont jugé à propos alors de la garder jusqu'aux vacances, qui commencent le 1er août. Au fond, je n'en étais pas fâchée, je regrettais bien qu'elle ne finisse pas son année et qu'elle perde ses prix.
Lundi dernier, je suis retournée chercher Marie, en compagnie de Céline. J'ai fait sortir Pauline toute la journée, elle avait un violent mal de tête. J'avais bien envie de la reprendre; si les vacances n'avaient pas été si proches, je n'aurais pu me résigner à la laisser aussi fatiguée. L'appli­cation lui fait beaucoup de mal; ma soeur me conseille de ne pas la renvoyer l'année prochaine, elle trouve qu'elle en sait assez. C'est probablement ce que je ferai, car il se
pourrait qu'elle ne fût pas entièrement remise; il y a trop longtemps que cela dure et il lui faudrait un grand repos J'en suis contrariée, ses maîtresses en sont si contentes; elle est considérée comme la meilleure élève et sera bien regrettée.
J'ai trouvé ma soeur très souffrante; elle ne peut faire le moindre effort sans cracher le sang; je crains que nous ne la conservions pas, elle me paraît mûre pour le Ciel. Pour dissiper mes craintes, elle me dit que le médecin l'assure qu'elle peut vivre ainsi pendant vingt ans encore, mais j'en doute fort; si je n'étais pas si habituée à la voir souvent malade, je la croirais bien près de sa fin.
Je ne pouvais tirer Marie de la Visitation; toute la journée s'est passée dans les larmes ! Elle n'est sortie que le soir pour prendre le train; elle me disait qu'elle avait tant de chagrin parce qu'elle était sûre qu'elle ne reverrait pas sa tante. Je ne puis me figurer les choses à ce point, je l'ai vue déjà bien des fois aussi fatiguée, mais à vrai dire, jamais amaigrie comme cela, c'est ce qui me donne le plus d'inquiétude
Ce sera une grande perte pour moi, mais pour elle, un grand bonheur. Elle m'a beaucoup parlé de vous, nous n'avons pas causé d'autre chose, cela nous intéressait toutes les deux. Elle m'a grandement consolée à votre sujet, j'aurais voulu que vous l'entendiez, il me semble que vous auriez été heureuse comme je l'étais moi‑même, je suis revenue si soulagée de toutes mes sollicitudes !
Marie est toute changée depuis sa retraite. Il paraît que le Père Jésuite qui l'a prêchée est un saint. I1 y a eu des choses mystérieuses dites entre lui et elle, j'ai demandé quelques renseignements à sa tante, mais pas moyen de rien savoir... Ce que j'ai su, c'est par Pauline, d'ailleurs bien peu renseignée. Je l'ai dit à la tante qui m'a suppliée de n'en rien faire paraître, Marie préférant tout me cacher. Je ne voudrais pas que, pour rien au monde, vous me parliez
de ce que je vous dis là, ni par lettres (elle les voit), ni à elle d'aucune manière.
Enfin, en somme, je crois qu'elle sera religieuse, quoi­qu'elle fasse tout son possible pour me persuader du contraire. Pauline, dans son ingénuité habituelle, m'a raconté qu'elle‑même avait été en direction au Père et qu'il lui avait dit: « Mon enfant, je crois que votre vocation est que vous soyez religieuse. »
Marie m'a dit, pour me dérouter sur son compte, qu'il avait conseillé à quelques‑unes de se marier le plus tôt possible, mais pour elle, elle ne souffle mot de ses affaires et je ne cherche pas à avoir son secret. Tout cela ne laisse pas de me préoccuper un peu. Malgré mon vif désir de les donner au bon Dieu, s'il me demandait dès maintenant ces deux sacrifices, tout en les faisant de mon mieux, ce ne serait pas sans peine.
Je vous en prie, ma chère soeur, pas un mot dans vos lettres à ce propos, nous en reparlerons quand nous serons ensemble.
J'offrais aujourd'hui à Marie d'aller entendre la musique, mais non, il ne lui faut point la foule ni la grande toilette. On a dû se fâcher, tantôt, pour la faire habiller, ses chapeaux lui déplaisaient à qui mieux mieux: elle a une toque très gentille, elle ne peut la voir; elle a un chapeau qui la coiffe en l'air, c'est aussi pire ! Enfin, elle ne veut sortir qu'avec son chapeau de tous les jours, parce qu'il a de larges bords qui la cachent davantage.
Pauline n'est pas ainsi, elle veut tout ce que l'on veut et se trouve toujours très bien avec n'importe quoi. J'aime beaucoup mieux cela que d'être sans cesse en discussion pour les chapeaux .
La prochaine lettre que je veux recevoir de vous devra m'annoncer le jour de votre arrivée. Je serai bien contente de vous voir tous, je m'en réjouis. Mais je n'aurai pas le temps de faire tout ce que j'aurais voulu pour vous recevoir; je suis très surmenée par mon ouvrage; j'ai perdu mon assembleuse et je suis obligée de travailler beaucoup trop. J'en suis vraiment malheureuse et je désirerais bien avoir un peu de repos avant de mourir.

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