Carmel
De Mme Martin à Mme Guérin CF 152 – 6 février 1876.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Céline née FOURNET

06/02/1876

 
Lettre de Mme Martin CF 152
 
A Mme Guérin
6 février 1876.
Céline est toujours souffrante; je suis bien contente que Marie soit là pour lui donner des  leçons, car il me serait impossible de l'envoyer en pension. Quelquefois la grande soeur se décourage disant: « A quoi cela servirait‑il de l'ins­truire, si elle doit mourir ? » Mais comme on ne connaît pas l'avenir, on ne peut la laisser sans étudier, tout en veillant à ne pas trop la fatiguer. On dit que les enfants, à leur septième année, changent de tempérament; comme elle aura bientôt cet âge, j'espère qu'elle ira mieux ensuite.
Enfin, on ne vit que pour avoir des tourments de toutes sortes; j'ai encore une autre inquiétude, qui me fait beau­coup souffrir: c'est mon pauvre commerce qui ne va pas. Je suis sûre que vous allez en rire et dire que c'est tant mieux, parce que j'ai assez travaillé; vous avez raison, moi aussi, je dirais bien comme vous, mais il y a autre chose qui m'arrête.
Ce n'est pas le désir d'amasser une plus grande fortune qui me pousse; j'en ai plus que je n'en ai jamais désiré, mais je crois que ce serait folie à moi de laisser cette entre­prise ayant cinq enfants à établir. Je dois aller jusqu'au bout pour eux et je me vois dans l'embarras, ayant des ouvrières à fournir de travail et ne pouvant leur en donner, tandis que cela va très bien chez les autres. Telle est ma plus grande peine ! Cette pauvre Marie en est tout attristée; elle maudit le Point d'Alençon et déclare qu'elle aimerait mieux vivre dans une mansarde que de faire sa fortune au même prix que moi. Je trouve qu'elle n'a pas tort. Si j'étais seule et qu'il faille recommencer à endurer tout ce que j'ai souffert depuis vingt‑quatre ans, j'aimerais mieux mourir de faim, car la seule pensée m'en fait frémir !
Je me dis souvent que si j'avais fait la moitié de tout cela pour gagner le Ciel, je serais une sainte à canoniser ! Je pense aussi à mon frère et s'il subit les mêmes peines que moi,
je le plains de tout mon coeur, car je sais ce que l'aune en vaut !
En voilà bien long pour peu de choses, mais que voulez­-vous, cela me fait du bien de me confier à vous.
Mme Z. se porte mieux que l'année dernière; on la croyait poitrinaire, mais Dieu merci, il n'en est rien. Elle se donne du plaisir tant qu'elle peut, ainsi que Mme X. Elles m'ont proposé de garder Marie dans leurs petites soirées dansantes, mais c'est moi qui ne veux pas !
En attendant la joie de vous lire, je vous embrasse de tout mon coeur.
Votre soeur affectionnée.

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