Carmel

L'Imitation de Jésus-Christ - Livre III

De la vie intérieure

CHAPITRE I : Des entretiens intérieurs de Jésus Christ avec l'âme fidèle

1. J'écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi.
Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et qui reçoit de sa bouche la parole de consolation !
Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle divin, et sourdes aux bruits du monde !
Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent non la voix qui retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au-dedans !
Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent que les intérieures !
Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le coeur recèle, et qui, par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en plus à comprendre les secrets du Ciel !
Heureux ceux dont la joie est de s'occuper de Dieu, et qui se dégagent de tous les embarras du siècle !
Considère ces choses, ô mon âme ! et ferme la porte de tes sens, afin que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.

2. Voici ce que dit ton bien-aimé : Je suis votre salut, votre paix et votre vie.
Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce qui passe ; ne cherchez que ce qui est éternel.
Que sont toutes les choses du temps, que des séductions vaines ? et de quoi vous serviront toutes les créatures, si vous êtes abandonné du Créateur ?
Renoncez donc à tout, et occupez vous de plaire au Créateur et de lui être fidèle, afin de parvenir à la vraie béatitude.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE I

Écoutez la Sagesse incréée : Mes délices, dit elle, sont d'être avec les enfants des hommes. Mais la plupart des hommes ne comprennent pas son langage ou, craignant de l'entendre, s'éloignent d'elle pour s'entretenir avec les créatures. Elle est venue dans le monde, et le monde ne l'a point connue. C'est  pourquoi l'Apôtre nous défend d'aimer le monde, ni rien de ce qui est dans le monde, parce qu'il appartient tout entier à l'esprit de malice. Si donc nous voulons attirer en nous l'esprit de Dieu, cet esprit dont l'onction enseigne toutes choses, séparons nous du monde ; renonçons à ses maximes, à ses plaisirs, à ses sociétés tumultueuses ; Jésus ne se trouve qu'au désert : sa voix ne retentit pas dans les lieux publics, au milieu des assemblées du siècle ; mais lorsqu'il a résolu de répandre ses faveurs sur l'âme fidèle, il la conduit dans la solitude, et là il parle à son coeur. Comment peindre les délices de ce céleste entretien ? Qui les a goûtées une fois ne peut plus supporter les entretiens des hommes. O Jésus ! parlez à mon coeur, je veux désormais n'écouter que votre voix dans le silence de toutes les créatures.

CHAPITRE II : La vérité parle au-dedans de nous sans aucun bruit de paroles

1. Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.
Je suis votre serviteur, donnez moi l'intelligence, afin que je sache vos témoignages.
Inclinez mon coeur aux paroles de votre bouche ; qu'elles tombent sur lui comme une douce rosée.
Les enfants d'Israël disaient autrefois à Moïse : Parlez nous, et nous vous écouterons ; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que nous ne mourions.
Ce n'est pas là, Seigneur, ce n'est pas là ma prière, mais, au contraire, je vous implore comme le prophète Samuel, avec un humble désir, disant : Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.
Que Moïse ne me parle point ni aucun des prophètes ; mais vous plutôt, parlez, Seigneur mon Dieu, vous, la lumière de tous les prophètes, et l'esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute mon âme de votre vérité ; et sans vous, ils ne pourraient rien.

2. Ils peuvent prononcer des paroles, mais non les rendre efficaces.
Leur langage est sublime ; mais si vous vous taisez, il n'échauffe point le coeur.
Ils exposent la lettre ; mais vous en découvrez le sens.
Ils proposent les mystères, mais vous rompez le sceau qui en dérobait l'intelligence.
Ils publient vos commandements ; mais vous aidez à les accomplir.
Ils montrent la voie ; mais vous donnez des forces pour marcher.
Ils n'agissent qu'au dehors ; mais vous éclairez et instruisez les coeurs.
Ils arrosent extérieurement ; mais vous donnez la fécondité.
Leurs paroles frappent l'oreille ; mais vous ouvrez l'intelligence

3. Que Moïse donc ne me parle point mais vous, Seigneur mon Dieu, éternelle vérité, parlez moi, de peur que je ne meure, et que je n'écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point intérieurement embrasé ; de peur que je ne trouve ma condamnation dans votre parole entendue sans être accomplie, connue sans être aimée, crue sans être observée.
Parlez moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute ; vous avez les paroles de la vie éternelle.
Parlez moi pour consoler un peu mon âme, pour m'apprendre à réformer ma vie ; parlez moi pour la louange, la gloire, l'honneur éternel de votre nom.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE II

Il y a une voix qui nous parle intérieurement et comme dans le fond de l'âme, lorsque, fermant l'oreille au bruit des créatures, nous ne voulons plus écouter que Dieu seul, et que nous l'appelons en nous de toute l'ardeur de nos désirs. C'est cette voix qui, loin des hommes, ravissait au désert les Paul, les Antoine, les Pacôme, et leur révélait sans obscurité les secrets de la science divine. C'est cette voix qui instruit les Saints, les enflamme, les console et les enivre, pour ainsi dire, de sa céleste douceur. Moïse et les prophètes étaient voilés pour les disciples d'Emmaüs : Jésus vient, et à sa voix, les ombres qui offusquaient leur intelligence se dissipent, quelque chose d'inconnu se remue en eux, de sorte qu'ils se disaient l'un à l'autre : Notre coeur n'était il pas tout brûlant au-dedans de nous lorsqu'il nous parlait dans le chemin et nous ouvrait les Écritures ? Et nous, pauvres infortunés que le tumulte du monde distrait encore, que ferons nous ? Ne voulons nous point aussi entendre Jésus ? Comme les deux disciples, nous sommes en voyage ; nous nous en allons vers l'éternité. Jésus, dans son amour, s'approche de nous ; il se fait en quelque sorte le compagnon de notre route : mais, nous trouvant si peu attentifs, il se retire, et nous marchons seuls. Effrayante solitude ! Ah ! prenons garde que la nuit ne nous surprenne près du terme ! Hâtons nous de rappeler le divin guide, et disons lui de toute notre âme : Seigneur, demeurez avec nous, car le soir se fait, et déjà le jour baisse.

CHAPITRE III : Qu'il faut écouter la parole de Dieu avec humilité, et que plusieurs ne la reçoivent pas comme ils le devraient.

1. J. C. Mon fils, écoutez mes paroles, paroles pleines de douceur, et qui surpassent toute la science des philosophes et des sages du monde.
Mes paroles sont esprit et vie, et l'on n'en doit pas juger selon le sens humain.
Il ne faut pas en tirer une vaine complaisance, mais les écouter en silence, et les recevoir avec une humilité profonde et un ardent amour.

2. LE F. Et j'ai dit : Heureux celui que vous instruisez, Seigneur, et à qui vous enseignez votre loi, afin de lui adoucir les jours mauvais, et de ne le point laisser sans consolation sur la terre.

3. J.-C. C'est moi qui ai, dès le commencement, instruit les prophètes, dit le Seigneur ; et jusqu'à présent même je ne cesse point de parler à tous, mais plusieurs sont endurcis et sourds à ma voix.
Le plus grand nombre écoute le monde de préférence à Dieu : ils aiment mieux suivre les désirs de la chair que d'obéir à la volonté divine.
Le monde promet peu de chose, et des choses qui passent, et on le sert avec une grande ardeur : je promets des biens immenses, éternels, et le coeur de l'homme reste froid.
Qui me sert et m'obéit en toutes choses avec autant de soin qu'on sert le monde et les maîtres du monde ?
Rougis, Sidon, dit la mer ; et si tu en demandes la cause, écoute, voici pourquoi :
Pour un petit avantage, on entreprend une longue route ; et pour la vie éternelle à peine en trouve-t-on qui veuillent faire un pas.
On recherche le plus vil gain : on plaide honteusement quelquefois pour une pièce de monnaie ; sur une légère promesse et pour une chose de rien on ne craint pas de se fatiguer le jour et la nuit.
Mais, ô honte ! pour un bien immuable, pour une récompense infinie, pour un honneur suprême et une gloire sans fin, on ne saurait se résoudre à moindre fatigue.

4. Serviteur paresseux et toujours murmurant, rougis donc de ce qu'il y ait des hommes plus ardents à leur perte que tu ne l'es à te sauver, et pour qui la vanité a plus d'attrait que n'en a pour toi la vérité.
Et cependant ils sont souvent abusés par leurs espérances ; tandis que ma promesse ne trompe point, et que jamais je ne me refuse à celui qui se confie en moi.
Ce que j'ai promis, je le donnerai ; ce que j'ai dit, je l'accomplirai, si toutefois l'on demeure avec moi dans mon amour jusqu'à la fin.
C'est moi qui récompense les bons, et qui éprouve fortement les justes.

5. Gravez mes paroles dans votre coeur, et méditez les profondément : car, à l'heure de la tentation, elles vous seront très nécessaires.
Ce que vous n'entendez pas en le lisant vous le comprendrez au jour de ma visite.
J'ai coutume de visiter mes élus de deux manières : par la tentation, et par la consolation.
Et tous les jours je leur donne deux leçons : l'une en les reprenant de leurs défauts, l'autre en les exhortant à avancer dans la vertu.
Celui qui reçoit ma parole et qui la méprise sera jugé par elle au dernier jour.

PRIÈRE
Pour demander la grâce de la dévotion.

6. LE F. Seigneur mon Dieu, vous êtes tout mon bien : et que suis je pour oser vous parler ?
Je suis le plus pauvre de vos serviteurs, et un abject ver de terre, beaucoup plus pauvre et plus méprisable que je ne sais et que je n'ose dire.
Souvenez vous cependant Seigneur, que je ne suis rien, que je n'ai rien, que je ne puis rien.
Vous êtes seul bon, juste et saint ; vous pouvez tout, vous donnez tout, vous remplissez tout, hors le pécheur, que vous laissez vide.
Souvenez vous de vos miséricordes, et remplissez mon coeur de votre grâce, vous qui ne voulez point qu'aucun de vos ouvrages demeure vide.

7. Comment puis je, en cette misérable vie, porter le poids de moi-même, si votre miséricorde et votre grâce ne me fortifient ?
Ne détournez pas de moi votre visage ; ne différez pas à me visiter : ne me retirez point votre consolation, de peur que, privée de vous, mon âme ne devienne comme une terre sans eau.
Seigneur, apprenez moi à faire votre volonté ; apprenez moi à vivre d'une vie humble et digne de vous.
Car vous êtes ma sagesse, vous me connaissez dans la  vérité, et vous m'avez connu avant que je fusse au monde, et avant même que le monde fût.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE III

Rien de plus rare qu'un désir sincère du salut ; et c'est ce qui doit nous faire trembler, car notre sort à chacun sera ce que nous aurons fait : Dieu nous aide, il vient par sa grâce au secours du libre arbitre, mais il ne le contraint pas. Or que voyons-nous ? quel spectacle nous offre le monde ? nous ne parlons point ici de l'impie résolu à se perdre, et déjà marqué du sceau de la réprobation : nous parlons de ceux qui se disent, qui se croient les disciples de Jésus Christ. Dans la spéculation, ces chrétiens veulent se sauver, mais ils veulent en même temps, ils veulent surtout posséder les biens et goûter les jouissance de la terre. Ils donneront à Dieu, en passant quelques prières obligées ; ils s'informeront de sa loi pour connaître ce qu'elle commande strictement, puis, tranquilles de ce côté, ils se jetteront à la poursuite des honneurs, des richesses, des plaisirs qu'ils nomment légitimes, ou ils s'endormiront dans une vie de mollesse permise à leurs yeux, parce qu'elle ne viole en apparence aucun précepte formel. Mais dans tout cela où est la foi qui doit régler toutes nos actions sur la vue de l'éternité ? où est l'amour perpétuellement occupé de son objet, l'amour avide de sacrifice ? Où est la pénitence ? où est la Croix ? O Dieu ! et c'est là désirer le salut ! N'est il donc pas écrit que celui qui cherche à sauver sa vie la perdra ? Que chacun se juge sur cette parole,  avant le jour terrible où le Seigneur lui même le jugera.

CHAPITRE IV : Qu'il faut marcher en présence de Dieu dans la vérité et l'humilité

1. J. C. Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et cherchez moi toujours dans la simplicité de votre coeur.
Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque ; la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.
Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous importeront les vains discours des hommes.

2. LE F. Seigneur, il est vrai qu'il me soit fait, de grâce, selon votre parole. Que votre vérité m'instruise, qu'elle me défende, qu'elle me conserve jusqu'à la fin dans la voie du salut.
Qu'elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection déréglée, et je marcherai devant vous dans une grande liberté de coeur.

3. J. C. La vérité, c'est moi : je vous enseignerai ce qui est bon, ce qui m'est agréable.
Rappelez vous vos péchés avec une grande douleur et un profond regret : et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que vous faites.
Car, sans la vérité, vous n'êtes qu'un pécheur, sujet à beaucoup de passions, et engagé dans leurs liens.
De vous même vous tendez toujours au néant ; un rien vous ébranle, vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.
Qu'avez vous dont vous puissiez vous glorifier ? et que de motifs, au contraire, pour vous mépriser vous même ! car vous êtes beaucoup plus infirme que vous ne sauriez le comprendre.

4. Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de grand.
Mais plutôt qu'à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable, élevé, digne d'être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.
Aimez par dessus toutes choses l'éternelle vérité, et n'ayez jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.
N'appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos péchés et vos vices : ils doivent vous affliger plus que toutes les pertes du monde.
Il v en a qui ne marchent pas devant moi avec un coeur sincère ; mais, guidés par une curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir les secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu'ils négligent de s'occuper d'eux-mêmes et de leur salut.
Ceux là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je me sépare d'eux.

5. Craignez les jugements de Dieu ; redoutez la colère du Tout-Puissant ; ne scrutez point les oeuvres du Très Haut, mais sondez vos iniquités, le mal que vous avez commis, le bien que vous avez négligé.
Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d'autres en des images, d'autres en des signes et des marques extérieures.
Quelques uns m'ont souvent dans la bouche, mais peu dans le coeur.
Il en est d'autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne cessent d'aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de la terre et ne s'assujettissent qu'à regret aux nécessités de la nature. Ceux là entendent ce que l'Esprit de vérité dit en eux.
Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure éternellement, à oublier le monde et à désirer le ciel le jour et la nuit.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE IV

Je suis le Dieu tout puissant : marchez en ma présence, et soyez parfait. Ainsi parlait le Seigneur au Père des croyants, et ce commandement s'adresse avec encore plus de force aux chrétiens, qui ont contemplé dans le Fils de l'homme le modèle de toute perfection. Aussi leur est il dit : Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. Étonnant précepte, qui, relevant notre incompréhensible bassesse, nous apprend ce qu'est l'homme racheté, ce qu'est le chrétien aux yeux de Dieu. Mais comment, faibles créatures courbées sous le poids de la chair, approcherons nous de cette perfection souveraine à laquelle il nous est ordonné de tendre sans cesse ? Écoutez Jésus Christ : Je suis la voie, la vérité et la vie. Il est la voie qui conduit à Dieu, la vérité qui est Dieu même ; il est la vie promise à ceux qui marchent dans la vérité, qui font la vérité, selon le mot profond de l'Apôtre. Donc, tout en Jésus Christ et par Jésus Christ. Unies aux siennes, nos pensées, nos affections, nos oeuvres se divinisent : et comme la perfection du Fils est la perfection même du Père, par notre union avec le Fils, qui commence sur la terre et se consommera dans le ciel, nous devenons parfaits comme le Père est parfait. Ainsi s'accomplit la prière du Christ : Père saint, conservez en votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous sommes un ! Sanctifiez les dans la vérité ; je me sanctifie pour eux moi même, afin qu'ils soient sanctifiés dans la vérité. Mais cette grande union, qui nous élève jusqu'à participer aux mérites infinis du Rédempteur, ne s'effectue, ne l'oublions pas, qu'en proportion du sacrifice que nous faisons de nous mêmes. Notre humilité en est la mesure : elle est le fruit du renoncement propre, du détachement, de l'abaissement qui nous anéantit devant Dieu. Là où l'amour corrompu de soi, là où la nature vit encore, l'union avec Jésus Christ n'est pas complète. Il faut mourir à soi même, à ses désirs, à ses goûts, à sa volonté, à sa raison aveugle, pour être un avec le Fils, comme il est un avec son Père, pour être sanctifié dans la vérité. Heureuse mort, qui nous met en possession de la véritable vie, de Dieu même et de sa sainteté, de sa vérité éternelle.

CHAPITRE V : Des merveilleux effets de l'amour divin

1. LE F. Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus Christ mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.
O Père des miséricordes, et Dieu de toute consolation, je vous rends grâces de ce que, tout indigne que
j'en suis, vous voulez bien cependant quelquefois me consoler.
Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et votre Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.
O Seigneur mon Dieu, saint objet de mon amour ! quand vous descendrez dans mon coeur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.
Vous êtes la gloire et la joie de mon coeur.
Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.

2. Mais parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante, j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous : visitez moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.
Délivrez moi des passions mauvaises, et retranchez de mon coeur toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.

3. C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au dessus de tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de 1a vie.
Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y a de plus amer.
L'amour de Jésus est généreux : il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait.
L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.
L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.
Rien n'est plus doux que l'amour, rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux ; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu, au dessus de toutes les créatures.

4. Celui qui aime court, vole il est dans la joie, il est libre, et rien ne l'arrête.
Il donne tout pour posséder tout ; et il possède tout en toutes choses, parce qu'au dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.
Il ne regarde pas aux dons ; mais il s'élève au dessus de tous les biens, jusqu'à celui qui donne.
L'amour souvent ne connaît point de mesure ; mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.
Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; il tente plus qu'il ne peut ; jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis.
Et à cause de cela il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n'aime point.

5. L'amour veille sans cesse, dans le sommeil même il ne dort point.
Aucune fatigue ne le lasse, aucun lien ne l'appesantit, aucune frayeur ne le trouble ; mais, tel qu'une flamme vive et pénétrante, il s'élance vers le ciel, et s'ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles.
Si quelqu'un m'aime, il entend ce que dit cette voix.
L'ardeur même d'une âme embrasée s'élève jusqu'à Dieu comme un grand cri : Mon Dieu ! mon amour ! vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous.

6. Dilatez moi dans l'amour afin que j'apprenne à goûter du fond de mon coeur combien il est doux d'aimer, et de se fondre et de se perdre dans l'amour.
Que l'amour me ravisse et m'élève au dessus de moi même par la vivacité de ses transports.
Que je chante le cantique de l'amour, que je vous suive, ô mon bien aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire ; que toutes les forces de mon âme s'épuisent à vous louer, et qu'elle défaille de joie et d'amour.
Que je vous aime plus que moi, que je ne m'aime moi même que pour vous, et que j'aime en vous tous ceux qui vous aiment véritablement, ainsi que l'ordonne la loi de l'amour, que nous découvrons dans votre lumière.

7. L'amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, constant, magnanime, et il ne se recherche jamais : car dès qu'on commence à se rechercher soi-même, à l'instant on cesse d'aimer.
L'amour est circonspect, humble et droit, sans mollesse, sans légèreté ; il ne s'occupe point de choses vaines ; il est sobre, chaste, ferme, tranquille, et toujours attentif à veiller sur les sens.
L'amour est obéissant et soumis aux supérieurs : il est vil et méprisable à ses yeux. Dévoué à Dieu sans réserve et toujours plein de reconnaissance, il ne cesse point de se confier en lui, d'espérer en lui, lors même qu'il semble en être délaissé, parce qu'on ne vit point sans douleur dans l'amour.

8. Qui n'est pas prêt à tout souffrir  et à s'abandonner entièrement à la volonté de son bien aimé, ne sait pas ce que c'est que d'aimer.
Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de plus dur et de plus amer, pour son bien aimé, et qu'aucune traverse ne le détache de lui.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE V

Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. Mais l'amour a ses temps d'épreuve, comme ses temps de jouissance ; et cette vie tout entière ne doit être qu'un continuel exercice d'amour, ou la consommation d'un grand sacrifice, dont une vie éternelle ou un amour immuable sera le prix. Tous les caractères de la charité, détaillés par saint Paul, nous rappellent l'idée du sacrifice ; et l'amour infini lui-même n'a pu se manifester pleinement à nous que par un sacrifice infini. Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique ; et notre amour pour Dieu ne peut non plus se manifester que par un sacrifice non pas égal, il est impossible, mais semblable par le don de tout notre être ou une parfaite obéissance de notre esprit, de notre coeur et de nos sens, à la volonté de celui qui nous a tant aimés. C'est alors que s'accomplit cette union ineffable que Jésus Christ, à sa dernière heure, conjurait son Père d'opérer entre lui et sa créature rachetée. Pendant que la nature vit encore en nous, quelque chose nous sépare de Dieu et de Jésus ; et l'amour de Jésus nous presse d'achever le sacrifice et de prononcer cette parole dernière, que le monde ne comprend pas, mais qui réjouit le ciel : Tout est consommé.

CHAPITRE VI : De l'épreuve du véritable amour

1. J. C. Mon fils, votre amour n'est encore ni assez fort ni assez éclairé.
LE F. Pourquoi, Seigneur ?
J. C. Parce qu'à la moindre contrariété vous laissez là l'oeuvre commencée, et que vous recherchez trop avidement les consolations.
Celui qui aime fortement demeure ferme dans la tentation et ne cède point aux suggestions artificieuses de l'ennemi. Dans le mauvais comme dans le bon succès, son coeur est également à moi.

2. Celui dont l'amour est éclairé considère moins le don de celui qu'il aime que l'amour de celui qui donne.
L'affection le touche plus que le bienfait, et il préfère son bien-aimé à tout ce qu'il reçoit de lui.
Celui qui m'aime d'un amour généreux ne se repose pas dans mes dons, mais en moi par dessus tous mes dons.
Ne croyez pas tout perdu cependant, s'il vous arrive de sentir, pour moi ou pour mes Saints, moins d'amour que vous ne voudriez.
Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l'effet de la présence de la grâce, et une sorte d'avant goût de la patrie céleste ; il n'y faut pas chercher trop d'appui, parce qu'il passe comme il est venu.
Mais combattre les mouvements déréglés de l'âme, et mépriser les sollicitations du démon, c'est un grand sujet de mérite, et la marque d'une solide vertu.

3. Ne vous troublez donc point des fantômes, quels qu'ils soient, qui obsèdent votre imagination.
Conservez une résolution ferme, et une intention droite devant Dieu.
Ce n'est point une illusion, si quelquefois vous êtes ravi en extase, et qu'aussitôt vous retombiez dans les pensées misérables qui occupent d'ordinaire votre coeur.
Car vous souffrez alors plus que vous n'agissez ; et tant qu'elles vous déplaisent et que vous y résistez, c'est un mérite, et non pas une chute.

4. Sachez que l'antique ennemi s'efforce d'étouffer vos bons désirs et de vous éloigner de tout pieux exercice, du culte des Saints, de la méditation de mes douleurs et de ma mort, du souvenir si utile de vos péchés, de l'attention à veiller sur votre coeur, et du ferme propos d'avancer dans la vertu.
Il vous suggère mille pensées mauvaises, pour vous causer du trouble et de l'ennui, pour vous détourner de la prière et des lectures saintes.
Une humble confession lui déplaît, et, s'il pouvait, il vous éloignerait tout à fait de la communion.
Ne le croyez point et n'ayez de lui aucune appréhension, quoiqu'il vous tende souvent des pièges pour vous surprendre.
Rejetez sur lui seul les pensées criminelles et honteuses qu'il vous inspire, dites lui :
Va, esprit immonde ; rougis, malheureux ! il faut que tu sois étrangement pervers pour me tenir un pareil langage.
Retire toi de moi, détestable séducteur, tu n'auras jamais en moi aucune part ; mais Jésus sera près de moi comme un guerrier formidable, et tu demeureras confondu.
J'aime mieux mourir et souffrir tous les tourments que de consentir à ce que tu me proposes.
Tais toi, ne me parle plus ; je ne t'écouterai pas davantage, quoi que tu fasses pour m'inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon salut : que craindrai je ?
Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon coeur ne craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon Rédempteur.

5. Combattez comme un généreux soldat ; et si quelquefois vous succombez par fragilité, reprenez un courage plus grand, dans l'espérance d'être soutenu par une grâce plus forte : et gardez vous surtout de la vaine complaisance et de l'orgueil.
C'est ainsi que plusieurs s'égarent et tombent dans un aveuglement presque incurable.
Que la chute de ces superbes qui présumaient follement d'eux mêmes vous soit une leçon continuelle de vigilance et d'humilité.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE VI

Tous ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, n'entreront point dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est au ciel, celui-là entrera dans le royaume des cieux : c'est par les oeuvres que se connaît le véritable amour. Toujours prompt à obéir, jamais il ne se relâche, il ne se décourage jamais. Dans l'amertume et dans la joie, dans la consolation et dans la souffrance, il loue, il bénit également Celui qui frappe et qui guérit, selon ses divins conseils, impénétrables à la créature. La tentation vient elle l'éprouver, il combat, il résiste avec paix, parce qu'il ne compte point sur ses propres forces, et n'attend la victoire que du secours d'en haut. S'il succombe quelquefois, il se relève aussitôt sans trouble, humilié mais non abattu. Son repentir, quoique profond, est calme parce qu'il est exempt de l'irritation de l'orgueil. Ses fautes l'affligent et ne l'étonnent point. Il connaît sa fragilité, et il en gémit, plein de confiance en la grâce qui le soutiendra, s'il lui est fidèle. Détaché de la terre et de ses vanités qu'on appelle des biens, que veut il ? Ce que Dieu veut : il n'a point d'autre volonté ni d'autre désir. Quand le bien aimé se retire et se dérobe à ses transports, loin de murmurer et loin de se plaindre, il s'avoue indigne de le posséder, et la privation qui purifie enflamme encore son ardeur. O Jésus, qu'elles sont merveilleuses les voies par où vous conduisez les âmes qui vous aiment, qui ont soif de vous ! Tantôt vous les inondez de votre joie, tantôt vous les délaissez dans les larmes : maintenant vous les prévenez, et puis elles semblent vous appeler en vain, comme l'Épouse du divin cantique. Épreuves de tendresse et de miséricorde ! Ainsi épurées, ces âmes élues peu à peu se dégagent de leurs liens ; elles s'élancent vers vous, et un dernier effort d'amour les porte au pied du trône où vous vous montrez sans voile. Alors la jouissance, alors l'allégresse et l'éternel rassasiement : je serai rassasié quand il apparaîtra.

CHAPITRE VII : Qu'il faut cacher humblement les grâces que Dieu nous fait

1. J. C. Mon fils, lorsque la grâce vous inspire des mouvements de piété, il est meilleur pour vous et plus sûr de tenir cette grâce cachée, de ne vous en point élever, d'en parler peu et de ne pas vous exagérer sa grandeur ; mais plutôt de vous mépriser vous même, et de craindre une faveur dont vous étiez indigne.
Il ne faut pas s'attacher trop à un sentiment qui bientôt peut se changer en sentiment contraire.
Quand la grâce vous est donnée, songez combien vous êtes pauvre et misérable sans la grâce.
Le progrès de la vie spirituelle ne consiste pas seulement à jouir des consolations de la grâce, mais à en supporter la privation avec humilité, avec abnégation, avec patience ; de sorte qu'alors on ne se relâche point dans l'exercice de la prière, et qu'on n'abandonne aucune de ses pratiques accoutumées.
Faites, au contraire, tout ce qui est en vous le mieux que vous pourrez, selon vos lumières, et ne vous négligez pas entièrement vous même, à cause de la sécheresse et de l'angoisse que vous sentez en votre âme.

2. Car il y en a beaucoup qui, au temps de l'épreuve, tombent aussitôt dans l'impatience ou le découragement.
Cependant la voie de l'homme n'est pas toujours en son pouvoir. C'est à Dieu de consoler, et de donner quand il veut, autant qu'il veut, et à qui il veut, comme il lui plaît, et non davantage.
Des indiscrets se sont perdus par la grâce même de la dévotion, parce qu'ils ont voulu faire plus qu'ils ne pouvaient, ne mesurant point leur faiblesse, mais suivant plutôt l'impétuosité de leur coeur que le jugement de la raison.
Et parce qu'ils ont aspiré, dans leur présomption, à un état plus élevé que celui où Dieu les voulait, ils ont promptement perdu la grâce.
Ils avaient placé leur demeure dans le ciel, et tout à coup on les a vus pauvres et délaissés dans leur misère, afin que, par l'humiliation et le dénuement, ils apprissent à ne plus tenter de s'élever sur leurs propres ailes, mais à se réfugier sous les miennes.
Ceux qui sont encore nouveaux et sans expérience dans les voies de Dieu peuvent aisément s'égarer et se briser sur les écueils, s'ils ne se laissent conduire par des personnes prudentes.

3. Que s'ils veulent suivre leur sentiment plutôt que de croire à l'expérience des autres, le résultat leur en sera funeste, si toutefois ils s'obstinent dans leur propre sens.
Rarement ceux qui sont sages à leurs yeux se laissent humblement conduire par les autres.
Il vaut mieux être humble avec un esprit et des lumières bornés, que de posséder des trésors de science et de se complaire en soi même.
Il vaut mieux pour vous avoir peu, que beaucoup dont vous pourriez vous enorgueillir.
Celui là manque de prudence qui se livre tout entier à la joie, oubliant son indigence passée, et cette chaste crainte du Seigneur, qui appréhende de perdre la grâce reçue.
C'est aussi manquer de vertu que de se laisser aller à un découragement excessif au temps de l'adversité et de l'épreuve, et d'avoir des pensées et des sentiments indignes de la confiance qu'on me doit.

4. Celui qui, durant la paix, a trop de sécurité, se trouve souvent, pendant la guerre, le plus timide et le plus lâche.
Si, ne présumant jamais de vous même, vous saviez toujours demeurer humble, modérer et régler les mouvements de votre esprit, vous ne tomberiez pas si vite dans le péril et dans le péché.
C'est une pratique sage que de penser, durant la ferveur, à ce qu'on sera dans la privation de la lumière.
Et quand vous en êtes en effet privé, songez qu'elle peut revenir, et que je ne vous l'ai retirée pour un temps qu'en vue de ma gloire, et pour exciter votre vigilance.

5. Souvent une telle épreuve vous est plus utile que si tout vous succédait constamment selon vos désirs.
Car, pour juger du mérite, on ne doit pas regarder si quelqu'un a beaucoup de visions ou de consolations, ou s'il est habile dans l'Écriture sainte, ou s'il occupe un rang élevé.
Mais s'il est affermi dans la véritable humilité, et rempli de la charité divine ; s'il cherche en tout et toujours uniquement la gloire de Dieu ; s'il est bien convaincu de son néant ; s'il a pour lui même un mépris sincère, et s'il se réjouit plus d'être méprise des autres et humilié par eux que d'en être honoré.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE VII

Reconnaître sa misère et ne la jamais perdre de vue ; s'abandonner sans réserve entre les mains de Dieu, avec une foi vive et un obéissant amour : voilà toute la vie spirituelle, dont l'humilité est le premier fondement. Celui qui se dit au fond de son âme : Je ne suis rien que la faiblesse et l'indigence même, ne cherche point d'appui en soi, et met en Jésus sa seule espérance. Il suit avec simplicité les mouvements de la grâce, ne s'élève point dans la ferveur, ne s'abat point dans la sécheresse ; toujours satisfait, pourvu que la volonté divine s'accomplisse en lui. L'orgueil, qui souvent se cache sous le voile de ce qu'il y a de plus saint, ne le séduit pas par le vain désir d'un état en apparence plus parfait, auquel il n'est point appelé. Fidèle et tranquille dans sa voie,  il dit à Dieu : Donnez moi la sagesse qui assiste près de votre trône, et ne me rejetez pas du nombre de vos enfants ; car je suis votre serviteur et le fils de votre servante, un homme infirme, de peu de durée, et qui n'a point l'intelligence de votre jugement et de vos lois.  Qu'il aille en paix celui dont le coeur prie ainsi, désire ainsi ; Dieu le regarde avec complaisance, et sa bénédiction reposera sur lui.

CHAPITRE VIII : Qu'il faut s'anéantir soi-même devant Dieu

1. LE F. Je parlerai au Seigneur mon Dieu, bien que je ne sois que cendre et poussière. Si je me crois quelque chose de plus, voilà que vous vous élevez contre moi ; et mes iniquités rendent un témoignage vrai et que je ne puis contredire.
Mais si je m'abaisse, si je m'anéantis, et je me dépouille de toute estime pour moi même, et que je rentre dans la poussière dont j'ai été formé, votre grâce s'approchera de moi, et votre lumière sera près de mon coeur ; alors tout sentiment d'estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi, disparaîtra pour jamais dans l'abîme de mon néant.
Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j'ai été, jusqu'où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas.
Si vous me laissez à moi même, que suis je ? Rien qu'infirmité, mais dès que vous jetez un regard sur moi, à l'instant je deviens fort, et je suis rempli d'une joie nouvelle.
Et certes, cela me confond d'étonnement que vous me releviez ainsi tout d'un coup, et me preniez avec tant de bonté entre vos bras, moi toujours entraîné par mon propre poids vers la terre.

2. C'est votre amour qui opère cette merveille, qui me prévient gratuitement, qui ne se lasse point de me secourir dans mes nécessités, qui me préserve de plus grands périls, et, à vrai dire me délivre de maux innombrables.
Car je me suis perdu en m'aimant d'un amour déréglé ; mais en ne cherchant que vous, en n'aimant que vous, je vous ai trouvé, et je me suis trouvé moi-même, et l'amour m'a fait rentrer plus avant dans mon néant.
O Dieu plein de tendresse ! vous faites pour moi beaucoup plus que je ne mérite, ou plus que je n'oserais espérer et demander.

3. Soyez béni, mon Dieu, de ce que tout indigne que je suis de recevoir de vous aucune grâce, cependant votre bonté généreuse et infinie ne cesse de faire du bien même aux ingrats, et à ceux qui se sont le plus éloignés de vous.
Ramenez nous à vous, afin que nous soyons reconnaissants, humbles, fervents, parce que vous êtes notre salut, notre vertu et notre force.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE VIII

Dieu se montre, dans l'Écriture, plein d'une immense compassion pour les fautes, si on peut le dire, purement humaines, mais il est sans pitié pour l'orgueil, principe de tout mal ; pour l'orgueil, qui est le crime propre de l'Ange rebelle, et qui s'attaque directement au souverain Être. Il a dit : Je suis Jéhovah, c'est mon nom ; je ne donnerai point ma gloire à un autre. Or tout orgueil tend, par son essence, à s'égaler à Dieu, à se faire Dieu : désordre tel, que non seulement on n'en conçoit pas de plus grand, mais qu'on hésiterait à le croire possible, s'il n'était sans cesse présent sous nos yeux, et si l'on n'en sentait pas le germe en soi-même. Aussi voyez comme Dieu le foudroie : et d'abord cette ironie qui glace l'âme d'un effroi surnaturel : Voilà qu'Adam est devenu comme l'un de nous ; Adam jeté nu, avec son péché, sur une terre maudite ! Adam qui venait d'entendre cette parole : Tu mourras de mort ! Ses enfants imitent son crime, leur orgueil s'élève sans mesure. Alors l'Esprit divin : Comment es tu tombé, toi qui te levais comme l'astre du matin, qui disais en ton coeur : Je monterai dans les cieux, je poserai mon trône au dessus des étoiles, et je serai semblable au Très Haut ? Voilà que tu seras traîné aux enfers dans la profondeur du lac, on se baissera pour te voir. Lisez dans l'Évangile les effroyables malédictions prononcées contre le pharisien superbe, tandis que celui qui s'abaisse est à l'instant justifié. Une femme pleure aux pieds de Jésus ; elle s'humilie de ses fautes, elle n'ose presque en solliciter le pardon, son silence seul supplie. Le Sauveur, ému, la console : Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé. Mais l'orgueil n'aime point : c'est encore là un de ses caractères, et comme le type infernal. Il est le père de la haine, de l'envie, de la violence, de la fausse sécurité et de l'endurcissement. Sorti de l'abîme, il s'y replonge : le reste est le mystère de l'éternelle justice. O Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature ! Le front dans la poussière je m'anéantis devant vous. Je sens, je confesse ma misère, ma corruption profonde, ma désolante impuissance et tout ce qui à jamais me séparerait de vous, si votre grande miséricorde ne venait à mon secours par le don gratuit de la grâce. Daignez, daignez la répandre en mon âme. Ne m'abandonnez pas, Seigneur : sauvez moi, ou je vais périr. O Dieu, avez pitié de votre pauvre créature.

CHAPITRE IX : Qu'il faut rapporter tout à Dieu comme à notre dernière fin

1. Mon fils, je dois être votre fin suprême et dernière, si véritablement vous désirez être heureux.
Cette vue purifiera vos affections, qui s'abaissent trop souvent jusqu'à vous et aux créatures.
Car, si vous vous recherchez en quelque chose, aussitôt vous tombez dans la langueur et la sécheresse.
Rapportez donc principalement tout à moi, parce que c'est moi qui vous ai tout donné.
Considérez chaque bien comme découlant du souverain bien, et songez que dès lors ils doivent tous remonter à moi comme à leur origine.

2. En moi, comme dans une source intarissable, le petit et le grand, le pauvre et le riche, puisent l'eau vive, et ceux qui me servent volontairement et de coeur recevront grâce sur grâce.
Mais celui qui cherchera sa gloire hors de moi, ou sa jouissance dans un autre bien que moi, n'aura pas une joie vraie ni solide, et son coeur toujours à la gêne toujours à l'étroit, ne trouvera que des angoisses.
Ne vous attribuez donc aucun bien, et n'attribuez à nul homme sa vertu ; mais rendez tout à Dieu, sans qui l'homme n'a rien.
C'est moi qui vous ai tout donné, et je veux que vous vous donniez à moi tout entier : j'exige avec une extrême rigueur les actions de grâces qui me sont dues.

3. Ceci est la vérité qui dissipe la vanité de la gloire.
Là où pénètrent la grâce céleste et la vraie charité, il n'y a plus de place pour l'amour propre ni pour l'envie qui torture le coeur.
Car l'amour divin subjugue tout et agrandit toutes les forces de l'âme.
Si vous écoutez la sagesse, vous ne vous réjouirez qu'en moi, vous n'espérerez qu'en moi, parce que nul n'est bon que Dieu seul, à qui, en tout et par-dessus tout, est due à jamais la louange et la bénédiction.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE IX

Tout bien découle de Dieu, qui est le bien suprême, et tout ce qu'il fait est bon, parce qu'il le tire de lui. Il n'y a dans le monde d'autre mal que le péché ; car la peine du péché n'est pas un mal, puisque, supportée patiemment, elle l'expie, et que toujours elle rétablit l'ordre que le péché avait troublé. Ainsi nous tenons de Dieu la vie, l'intelligence, l'amour, qui doit remonter perpétuellement vers sa source, et de nous mêmes nous ne pouvons rien, pas même dire : Mon Père ! car nous ne savons pas prier, et c'est l'Esprit qui demande en nous avec des gémissements ineffables ! L'unique chose qui nous appartienne, c'est le péché ; il est le fruit de notre volonté libre, et son salaire est la mort. Élevons-nous tant que nous voudrons dans notre pensée, voilà ce que nous sommes, nous n'avons rien de plus que ce que Dieu nous donne dans sa bonté et sa miséricorde toute gratuite. Donc à nous le mépris,  la confusion, la honte, en nous trouvant si misérables ; et à Dieu la bénédiction, l'honneur, la gloire, la puissance, comme les Saints le chantent dans le ciel, auprès du trône de l'Agneau.

CHAPITRE X : Qu'il est doux de servir Dieu et de mépriser le monde

1. LE F. Je vous parlerai encore, Seigneur, et je ne me tairai point. Je dirai à mon Dieu, mon Seigneur et mon Roi, assis dans les hauteurs des cieux :
Oh ! quelle abondance de douceur vous avez réservée pour ceux qui vous craignent ! et qu'est ce donc pour ceux qui vous aiment, pour ceux qui vous servent de tout leur coeur ?
Elles sont vraiment ineffables, les délices dont vous inondez ceux qui vous aiment, quand leur âme vous contemple.
Vous m'avez montré principalement en ceci toute la tendresse de votre amour ; je n'étais pas, et vous m'avez créé ; j'errais loin de vous, vous m'avez ramené pour vous servir, et vous m'avez commandé de vous aimer.

2. O source d'amour éternel, que dirai je de vous ?
Comment pourrais je vous oublier, vous qui avez daigné vous souvenir de moi lorsque, déjà épuisé, consumé, je penchais vers la mort ?
Votre miséricorde envers votre serviteur a passé toute espérance et vous avez répandu sur lui votre grâce et votre amour bien au-delà de tout ce qu'il pouvait mériter.
Que vous rendrai je pour une telle faveur, car il n'est pas donné à tous de tout quitter, de renoncer au siècle pour embrasser la vie religieuse.
Est ce faire beaucoup que de vous servir, vous que doivent servir toutes les créatures ?
Cela doit me sembler peu de chose ; mais ce qui me paraît grand et merveilleux, c'est que vous daigniez agréer le service d'une créature si pauvre et si misérable, et l'admettre parmi les serviteurs que vous aimez.

3. Tout ce que j'ai, tout ce que je puis consacrer à votre service est à vous.
Et néanmoins, prenant, pour ainsi dire, ma place vous me servez plus que moi même je ne vous sers.
Voilà que le ciel et la terre, que vous avez créés pour le service de l'homme, sont devant vous, et chaque jour ils exécutent tout ce que vous leur avez commandé.
C'est peu encore : vous avez préparé pour l'homme le ministère même des Anges.
Mais ce qui surpasse tout, vous avez daigné le servir vous-même, et vous avez promis de vous donner à lui.
Que vous rendrai je pour tant de biens ? Ah ! si je pouvais vous servir tous les jours de ma vie ! si je pouvais même un seul jour vous servir dignement !
Il est bien vrai que vous êtes digne d'être servi universellement, digne de tout honneur et d'une louange éternelle.
Vous êtes vraiment mon Seigneur  et je suis votre pauvre serviteur qui dois vous servir de toutes mes forces, et ne me lasser jamais de vous louer.
Je le veux ainsi, je le désire ainsi : daignez suppléer vous-même à tout ce qui me manque.

5. C'est un grand honneur, une grande gloire de vous servir et de mépriser tout à cause de vous.
Car ils recevront des grâces abondantes, ceux qui se courbent volontairement sous votre joug très saint.
Ils seront abreuvés de la délectable consolation de l'Esprit Saint, ceux qui pour votre amour auront rejeté tous les plaisirs des sens.
Ils jouiront d'une grande liberté d'esprit, ceux qui, pour la gloire de votre nom, seront entrés dans la voie étroite, et auront renoncé à toutes les sollicitudes du monde.

6. O aimable et douce servitude de Dieu, dans laquelle l'homme retrouve la vraie liberté et la sainteté !
O saint assujettissement de la vie religieuse, qui rend l'homme agréable à Dieu, égal aux Anges, terrible aux démons, respectable à tous les fidèles !
O esclavage digne à jamais d'être désiré, embrassé, puisqu'il nous mérite le souverain bien,
et nous assure une joie éternelle !

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE X

Le monde est tellement fasciné par les passions, qu'il ne peut rien comprendre à la félicité des enfants de Dieu. Quelquefois il les plaint, comme le monde sait plaindre, en jetant sur eux un regard de mépris ; quelquefois il les contemple avec une sorte d'étonnement stupide. Il n'a nulle idée de ce qui se passe dans l'âme unie à son Créateur, nulle idée des consolations et du calme délicieux dont elle jouit. Saint Paul s'écriant : Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations, lui est un mystère inexplicable ; jamais il ne concevra cette joie pure, qui est justice et paix dans le Saint Esprit. Quel est donc le partage du serviteur du monde ? Un immense ennui parsemé de quelques rares plaisirs, et quand Dieu ne l'abandonne pas entièrement, le remords. Creusez dans son coeur, vous n'y trouverez que cela. Le remords est sa justice, et l'ennui, sa paix. Âmes chrétiennes, âmes détachées, qui avez renoncé au monde et à tout ce qui est du monde, plaignez à votre tour les infortunés chargés encore de ces pesantes chaînes ; mais plaignez-les en vous humiliant aux pieds de Celui qui vous a délivrés, et dont la grâce qui ne vous était pas due vous met en possession des seuls biens véritables. Gardez avec soin ce bon trésor que vous a confié le Père des lumières, de qui découle tout don parfait, et demandez lui avec amour qu'après avoir commencé votre joie sur la terre, il la consomme un jour dans les cieux.

CHAPITRE XI : Qu'il faut examiner et modérer les désirs du coeur

1. J. C. Mon fils, il faut que vous appreniez beaucoup de choses que vous ne savez pas encore assez.

2. LE F. Quoi, Seigneur ?

3. J. C. Vous devez soumettre entièrement vos désirs à ma volonté, ne point vous aimer vous même, et ne chercher en tout que ce qui me plaît.
Souvent vos désirs s'enflamment, et vous emportent impétueusement ; mais considérez si cette ardeur a ma gloire pour motif, ou votre intérêt propre.
Si c'est moi que vous avez en vue, vous serez content, quoi que j'ordonne ; mais si quelque secrète recherche de vous même se cache au fond de votre coeur, voilà ce qui vous abat et vous trouble.

4. Prenez donc garde à ne pas trop vous attacher à des désirs sur lesquels vous ne m'avez point consulté, de peur qu'ensuite vous ne veniez à vous repentir, ou que vous éprouviez du dégoût pour ce qui vous avait plu d'abord, et que vous aviez cru le meilleur.
Car tout mouvement qui parait bon ne doit pas être aussitôt suivi : de même qu'on ne doit pas non plus céder sur le champ à ses répugnances.
Quelquefois il est à propos de modérer le zèle le plus saint et les meilleurs désirs, de peur qu'ils ne préoccupent et ne distraient votre esprit : ou qu'en les suivant indiscrètement vous ne causiez du scandale aux autres ; ou qu'enfin l'opposition que vous y trouverez ne vous jette vous même dans le trouble et dans l'abattement.

5. Il faut aussi quelquefois user de violence, et résister aux convoitises des sens avec une grande force, sans prendre garde à ce que veut la chair et à ce qu'elle ne veut pas, et travailler surtout à la soumettre à l'esprit malgré elle.
Il faut la châtier et l'asservir, jusqu'à ce que, prête à tout, elle ait appris à se contenter de peu, à aimer les choses les plus simples, et à ne jamais se plaindre de rien.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XI

Nous avons un grand combat à soutenir : contre notre esprit, qui nous égare, séduit par de fausses lueurs et par une funeste curiosité ; contre nos désirs, qui nous troublent ; contre nos sens, dont les convoitises souillent l'âme et la courbent vers la terre. Lamentable condition de l'homme déchu ! Mais Dieu ne l'a point abandonné : il peut vaincre s'il veut. La foi réprime l'inquiétude maladive de l'esprit, et le fixe dans la vérité. Une entière soumission à la volonté divine produit la paix du coeur en étouffant les vains désirs et ceux mêmes qui trompent la piété par une apparence de bien. Enfin nous triomphons des sens par la prière, l'humilité, la pénitence, en châtiant le corps rebelle, et le réduisant en servitude. C'est dans cette guerre de chaque moment que le chrétien se perfectionne, et c'est en combattant avec fidélité qu'il peut dire comme l'Apôtre : Je ne pense point être encore arrivé où j'aspire ; mais, oubliant ce qui est en arrière, et m'étendant à ce qui est devant, je cours au terme de la carrière pour saisir le prix que Dieu nous a destiné, la félicité céleste à laquelle il nous a appelés par Jésus Christ.

CHAPITRE XII : Qu'il faut s'exercer à la patience, et lutter contre ses passions

1. LE F. Seigneur mon Dieu, je vois combien la patience m'est nécessaire ; car cette vie est pleine de contradictions.
Elle ne peut jamais être exempte de douleur et de guerre, quoi que je fasse pour avoir la paix.

2. J. C. Il en est ainsi, mon fils ; mais je ne veux pas que vous cherchiez une paix telle que vous n'ayez ni tentation à vaincre ni contrariétés à souffrir.
Croyez au contraire avoir trouvé la paix, lorsque vous serez exercé par beaucoup de tribulations, et éprouvé par beaucoup de traverses.
Si vous dites que vous ne pouvez supporter tant de souffrances, comment supporterez vous le feu du purgatoire ?
Afin donc d'éviter les supplices éternels, efforcez vous d'endurer pour Dieu, avec patience, les maux présents.
Pensez vous que les hommes du siècle n'aient rien ou que peu de chose à souffrir ?
C'est ce que vous ne trouverez pas, même en ceux qui semblent environnés de plus de délices.

3. Mais, ils ont, dites vous, des plaisirs en abondance ; ils suivent toutes leurs volontés ; et ainsi ils sentent peu le poids de leurs maux.
Soit, je veux qu'ils aient tout ce qu'ils désirent : combien cela durera t il ?
Voilà que les riches du siècle s'évanouiront comme la fumée, et il ne restera pas même un souvenir de leurs joies passées.
Et, durant leur vie même, ils ne s'y reposent pas sans amertume, sans ennui et sans crainte.
Car souvent, là même où ils se promettaient de la joie, ils rencontrent le châtiment et la douleur : et avec justice, puisqu'il est juste que l'amertume et l'ignominie accompagnent les plaisirs qu'ils cherchent dans le désordre.

4. Oh ! que tous ces plaisirs sont courts ! qu'ils sont faux, criminels, honteux !
Et cependant ces malheureux, enivrés et aveuglés, ne le comprennent point mais semblables à des animaux sans raison, ils exposent leur âme à la mort pour quelques jouissances misérables dans une vie qui va finir.
Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez vous de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur demande.

5. Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toutes les joies terrestres ; et je vous bénirai, et je verserai sur vous mes inépuisables consolations.
Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les miennes seront douces et puissantes.
Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti quelques tristesses, sans avoir travaillé, combattu.
Une mauvaise habitude vous arrêtera ; mais vous la vaincrez par une meilleure.
La chair murmurera ; mais elle sera contenue par la ferveur de l'esprit.
L'antique serpent vous sollicitera, vous exercera ; mais vous le mettrez en fuite par la prière, et, en vous occupant surtout d'un travail utile, vous lui fermerez l'entrée de votre âme.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XII

Toute chair a péché, toute chair doit souffrir ; c'est la loi présente de l'humanité : loi de justice, car Dieu ne serait pas Dieu si le désordre restait impuni ; loi d'amour, car la souffrance acceptée et unie aux souffrances du Sauveur guérit l'âme, et la rétablit dans l'état primitif d'innocence. De quoi donc vous plaignez vous, quand cette loi divine s'accomplit à votre égard ? Est ce de ce que la miséricorde prend soin de vous régénérer ? Est ce d'être semblable à Jésus Christ, qui a voulu, qui a dû, selon les paroles de l'Évangéliste, souffrir pour vous racheter : Et il commença à leur enseigner comment il fallait que le Fils de l'homme souffrît beaucoup de douleurs, qu'il fût réprouvé par les anciens, les souverains pontifes et les scribes, et mis à mort ? Voilà la grande expiation ; mais, pour qu'elle nous soit appliquée, il est nécessaire que nous nous la rendions propre, en y joignant la nôtre. Le mystère du salut se consomme en chacun de nous sur la Croix ; et la Croix est l'unique félicité sur la terre, car il n'y en a point d'autre que la parfaite soumission à l'ordre, d'où naît le calme de la conscience et la paix du coeur. Le monde vous éblouit par ses joies apparentes ; mais pensez vous donc que ses sectateurs, même les plus favorisés, n'aient rien à souffrir ? Tourmentés de leurs convoitises, qui s'accroissent avec la jouissance, en vîtes-vous jamais un seul content ? De nouveaux désirs les dévorent sans cesse. Et n'ont-ils pas, d'ailleurs, autant que les autres, et plus que les autres, à supporter les maux de la vie, les soucis, les peines, les inquiétudes, et la foule innombrable des maladies, filles des vices et des troubles secrets de l'âme ? Après cela arrive la fin ; la justice inexorable exige sa dette ; ce riche de la terre est jeté nu dans la prison : en vérité, je vous le dis, il n'en sortira pas qu'il n'ait payé jusqu'à la dernière obole. Réjouissez vous donc, vous que le Seigneur purifie, délivre dès ici bas : accomplissez avec amour le sacrifice de justice. Plusieurs disent : Qui nous montrera les biens ? Seigneur, la lumière de votre face a été marquée sur nous : vous avez donné la paix à mon coeur. C'est pourquoi je m'endormirai dans la paix, et je reposerai, parce que vous m'avez, ô mon Dieu, affermi dans l'espérance.

CHAPITRE XIII : Qu'il faut obéir humblement, à l'exemple de Jésus Christ

1. J.-C. Mon fils, celui qui cherche à se soustraire à l'obéissance se soustrait à la grâce ; et celui qui veut posséder quelque chose perd ce qui est à tous.
Quand on ne se soumet pas volontairement et de bon coeur à son supérieur, c'est une marque que la chair n'est pas encore pleinement assujettie, mais que souvent elle murmure et se révolte.
Apprenez donc à obéir avec promptitude à vos supérieurs si vous désirez dompter votre chair.
Car l'ennemi du dehors est bien plus vite vaincu quand l'homme n'a pas la guerre au-dedans de soi.
L'ennemi le plus terrible et le plus dangereux pour votre âme, c'est vous, lorsque vous êtes divisé en vous même.
Il faut que vous appreniez à vous mépriser sincèrement, si vous voulez triompher de la chair et du sang.
L'amour désordonné que vous avez encore pour vous même, voilà ce qui vous fait craindre de vous abandonner sans réserve à la volonté des autres.

2. Est ce donc cependant un si grand effort, que toi, poussière, et néant, tu te soumettes à l'homme à cause de Dieu, lorsque moi, le Tout Puissant, moi, le Très Haut, qui ai tout fait de rien, je me suis soumis humblement à l'homme à cause de toi ?
Je me suis fait le plus humble et le dernier de tous, afin que mon humilité t'apprît à vaincre ton orgueil.
Poussière, apprends à obéir ; apprends à  t'humilier, terre et limon, à t'abaisser sous les  pieds de tout le monde.
Apprends à briser ta volonté, et à ne refuser aucune dépendance.

3. Enflamme toi de zèle contre toi même, et ne souffre pas que le moindre orgueil  vive en toi ; mais fais toi si petit, et mets toi si bas que tout le monde puisse marcher sur  toi et te fouler aux pieds comme la boue des places publiques.
Fils du néant, qu'as tu à te plaindre ?  Pécheur couvert d'ignominie, qu'as tu à répondre, quelque reproche qu'on t'adresse, toi qui as tant de fois offensé Dieu, tant de  fois mérité l'enfer ?
Mais ma bonté t'a épargné, parce que ton âme a été précieuse devant moi : je ne t'ai point délaissé, afin que tu connusses mon amour et que mes bienfaits ne cessassent jamais d'être présents à ton coeur ; que tu fusses toujours prêt à te soumettre, à t'humilier et à souffrir les mépris avec patience.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XIII

Il n'existe qu'une volonté qui ait le droit essentiel et absolu d'être obéie, la volonté de l'Être éternel qui a tout créé et qui conserve tout, et de là l'admirable prière du prophète roi : Enseignez moi, Seigneur, à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu. Cette volonté souveraine a des ministres pour rappeler ses ordonnances et en maintenir l'exécution dans la famille, dans l'État, dans l'Église ; et l'obéissance leur est due, parce qu'ils représentent Dieu chacun dans son ordre, selon les degrés d'une sublime hiérarchie qui remonte du père au roi, du roi au pontife, du pontife à Jésus Christ, de Jésus Christ à Celui qui l'a envoyé, et de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom, c'est à dire son autorité. Ainsi le devoir n'est autre chose que le commandement divin, la vertu n'est que l'obéissance à ce commandement. Tout péché, au contraire, n'est, comme le premier, qu'une désobéissance, une révolte ; et l'homme est conçu dans la révolte, puisqu'il est conçu dans le péché ; d'où cette belle et profonde expression du Psalmiste : Le pécheur est rebelle dès le sein de sa mère et livré au mal dans ses entrailles. Aussi le sacrifice qui a expié le péché et réparé la nature humaine consista t il essentiellement, suivant la doctrine du grand Apôtre, dans une obéissance infinie. Le Christ s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix. Et nous, misérables créatures, rachetées par cette prodigieuse obéissance, nous refuserions d'obéir ! Nous opposerions notre volonté à la volonté du Tout Puissant, par cet épouvantable orgueil qui a créé l'enfer, où, dans les ténèbres, dans le supplice, dans la rage et le désespoir, dans l'ignominie de l'esclavage le plus abject et le plus hideux, l'ange prévaricateur et ses complices répéteront éternellement : je n'obéirai point ! O Dieu, préservez-moi d'un orgueil aussi insensé, aussi criminel ! Que votre grâce m'apprenne à me soumettre à vous, et à tous ceux que vous avez préposés sur moi. Je suis étranger sur la terre ; ne me cachez point vos commandements. Mon âme, à toute heure, en rappelle le désir. Enseignez moi, Seigneur, à faire votre volonté, parce que vous êtes mon Dieu.

CHAPITRE XIV : Qu'il faut considérer les secrets jugements de Dieu pour ne pas s'enorgueillir du bien qu'on fait

1. LE F. Vous faites tonner sur moi vos jugements, Seigneur, et tous mes os ont tremblé d'épouvante, et mon âme est dans une profonde terreur.
Interdit, effrayé, je considère que les cieux ne sont pas purs à vos yeux.
Si vous avez trouvé le mal dans vos anges, et si vous ne les avez pas épargnés, que sera ce de moi ?
Les étoiles sont tombées du ciel : moi, poussière, que dois je attendre ?
Des hommes dont les oeuvres paraissent louables sont tombés aussi bas qu'on puisse tomber, et j'ai vu ceux qui se nourrissaient du pain des Anges faire leurs délices de la pâture des pourceaux.

2. Il n'est donc point de sainteté, Seigneur, si vous retirez votre main.
Point de sagesse qui soit utile, si vous ne la dirigez plus.
Point de force qui soit de secours, si vous cessez de la soutenir.
Point de chasteté assurée, si vous n'en prenez la défense.
Point de vigilance qui nous serve, si vous ne veillez vous-même sur nous.
Laissés à nous mêmes, nous enfonçons dans les flots et nous périssons : venez vous à nous, nous nous relevons et nous vivons. Car nous sommes chancelants, mais vous nous affermissez ; nous sommes tièdes, mais vous nous enflammez.

3. Oh ! que je dois avoir d'humbles et basses pensées moi même ! que je dois estimer peu ce qui paraît de bien en moi !
Oh ! que je dois m'abaisser profondément, Seigneur, devant vos jugements impénétrables, où je me perds comme dans un abîme et vois que je ne suis rien que néant, et un pur néant !
O poids immense ! ô mer sans rivages, où je ne trouve rien de moi, où je disparais comme le rien au milieu du tout !
Où donc l'orgueil se cachera t-il ? où la confiance en sa propre vertu ?
Toute vanité s'éteint dans la profondeur de vos jugements sur moi.

4. Qu'est ce que toute chair devant vous ?
L'argile s'élèvera t elle contre Celui qui l'a formée ?
Comment celui dont le coeur est vraiment soumis à Dieu pourrait il s'enfler d'une louange vaine ?
Le monde entier ne saurait inspirer d'orgueil à celui que la vérité a soumis à son empire ; et jamais il ne sera ému des applaudissements des hommes, celui dont toute l'espérance est affermie en Dieu.
Car ceux qui parlent ne sont rien : ils s'évanouiront avec le bruit de leurs paroles ; mais la vérité du Seigneur demeure éternellement.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XIV

Une des plus dangereuses tentations et des plus déliées est celle de l'orgueil dans le bien.
Pour peu qu'elle se relâche de sa vigilance, l'âme que la grâce avait élevée au dessus de la nature et de sa corruption glisse imperceptiblement, et retombe en elle même. On s'est garanti de certaines fautes, on a pratiqué certaines vertus ; l'amour-propre s'arrête à cette pensée, et s'y repose avec complaisance. On se regarde, on est content de soi, on se préfère peut être à tel ou tel autre ; et l'on en vient  jusqu'à s'attribuer secrètement les dons de Dieu, un des crimes qui offensent le plus ce Dieu jaloux et vengeur, qui ne donnera sa gloire à nul autre, et qui résiste aux superbes. Que fait-il cependant ? Il se retire, il délaisse cet insensé qui comptait sur ses forces, il l'abandonne à son orgueil. Alors arrivent ces chutes terribles qui étonnent et consternent, ces chutes inattendues, effrayants exemples des jugements divins. Malheur à qui s'appuie sur sa propre justice ! La ruine l'attend. Je ne sens, disait l'Apôtre, rien en moi qui m'accuse ; mais je ne suis pas pour cela justifié, car celui qui me juge, c'est le Seigneur. Et le prophète roi : Purifiez moi de mes fautes cachées, oubliez celles que j'ignore, et pardonnez moi celles d'autrui : prière admirable qui rappelle à l'homme cette funeste communication du mal en vertu de laquelle il est, hélas ! si peu de péchés purement personnels. Donc, nul refuge, nulle assurance que dans l'humilité, dans l'aveu sincère, dans la conviction et le sentiment toujours présent de notre profonde misère, joint à la confiance en Dieu seul. Prosternés à ses pieds, disons lui avec le Psalmiste : Ma honte est sans cesse devant moi, et la confusion a couvert mon visage. Seigneur, vous ne mépriserez point un coeur contrit et humilié.

CHAPITRE XV : De ce que nous devons dire et faire quand il s'élève quelque désir en nous

1. J. C. Mon fils, dites en toutes choses : Seigneur, qu'il soit ainsi, si c'est votre volonté. Seigneur, que cela se fasse en votre nom, si vous devez en être honoré.
Si vous voyez que cela me soit bon, si vous jugez que cela me soit utile, alors donnez le moi afin que j'en use pour votre gloire.
Mais si vous savez que cela me nuira ou ne servira point au salut de mon âme, éloignez de moi ce désir.
Car tout désir n'est pas de l'Esprit Saint, même lorsqu'il parait bon et juste à l'homme.
Il est difficile de discerner avec certitude si c'est l'esprit bon ou mauvais qui vous porte à désirer ceci ou cela, ou même votre esprit propre.
Il s'est trouvé à la fin que plusieurs étaient dans l'illusion, qui semblaient d'abord être conduits par le bon esprit.

2. Ainsi tout ce qui se présente de désirable à votre esprit, vous devez le désirer toujours et le demander avec une grande humilité de coeur, et surtout avec une pleine résignation, vous abandonnant à moi sans réserve, et disant : Seigneur, vous savez ce qui est le mieux, que ceci ou cela se fasse comme vous le voulez.
Donnez ce que vous voulez, autant que vous le voulez et quand vous le voulez.
Faites de moi ce qu'il vous plaira, selon ce que vous savez être bon, et pour votre plus grande gloire.
Placez moi où vous voudrez, et disposez absolument de moi en toutes choses.
Je suis dans votre main, tournez moi et retournez moi en tous sens, à votre gré.
Voilà que je suis prêt à vous servir en tout : car je ne désire point vivre pour moi, mais pour vous seul : heureux si je le pouvais dignement et parfaitement !

PRIÈRE
Pour demander à Dieu la grâce d'accomplir sa volonté.

3. LE F. Accordez moi, ô bon Jésus ! votre grâce ; qu'elle soit en moi, qu'elle agisse avec moi  et qu'elle demeure avec moi jusqu'à la fin.
Faites que je désire et veuille toujours ce qui vous est le plus agréable, et ce que vous aimez le plus.
Que votre volonté soit la mienne ; et que ma volonté suive toujours la vôtre, et jamais ne s'en écarte en rien.
Qu'uni à vous, je ne veuille ni ne puisse vouloir que ce que vous voulez, et qu'il en soit ainsi de ce que vous ne voulez pas.
Donnez moi de mourir à tout ce qui est du monde, et d'aimer à être oublié et méprisé du siècle à cause de vous.
Faites que je me repose en vous par dessus tout ce qu'on peut désirer, et que mon coeur ne cherche sa paix qu'en vous.
Vous êtes la véritable paix du coeur, son unique repos ; hors de vous, tout pèse et inquiète. Dans cette paix, c'est à dire en vous seul, éternel et souverain Dieu, je dormirai et je me reposerai. Ainsi soit il.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XV

Jamais satisfait pleinement de ce qu'il est et de ce qu'il possède, fatigué du vide de son coeur, toujours inquiet, toujours aspirant à je ne sais quel bien qui le fuit toujours, l'homme n'a pas un moment de vrai repos, et sa vie s'écoule dans les désirs. Ce n'est pas seulement une grande misère, mais encore un grand danger ; car la racine de tous les maux est la convoitise, et plusieurs, en s'y livrant, ont perdu la foi, et se sont engagés dans une multitude de douleurs. L'imagination, qui, en cet état, se porte avec force vers tout ce qui l'attire, obscurcit la raison, ébranle et entraîne la volonté même ; et ainsi l'on doit s'attacher soigneusement à la réprimer, lors même que les objets qui l'occupent paraîtraient exempts de toute espèce de mal, et qu'on croirait ne chercher dans ses rêves qu'un soulagement permis et une distraction innocente. La piété elle même s'égare aisément, si elle n'est en garde contre les désirs en apparence les plus saints. Nous ne savons ni ce qui nous est bon, ni ce qui nous est nuisible. Tantôt nous souhaiterons d'être délivrés d'une croix nécessaire peut être à notre salut ; tantôt, dans un mouvement indiscret de ferveur, nous en souhaiterons une autre sous laquelle nos forces succomberaient, si elle nous était imposée. Que faire donc ? Demander à Dieu que sa volonté se fasse en nous et hors de nous, y conformer la nôtre entièrement, et renfermer en elle tous nos désirs. Nous ne trouverons de paix et de sécurité que dans le parfait abandon entre les mains de notre Père. Mon Père, non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez.

CHAPITRE XVI : Qu'on ne doit chercher qu'en Dieu la vraie consolation

1. LE F. Tout ce que je puis désirer ou imaginer pour ma consolation, je ne l'attends point ici, mais dans l'avenir.
Quand je posséderais seul tous les biens du monde, quand je jouirais seul de toutes ses délices, il est certain que tout cela ne durerait pas longtemps.
Ainsi, mon âme, tu ne peux trouver de soulagement véritable et de joie sans mélange qu'en Dieu, qui console les pauvres et relève les humbles.
Attends un peu, mon âme, attends la divine promesse, et tu posséderas dans le ciel tous les biens en abondance.
Si tu recherches trop avidement les biens présents, tu perdras les biens éternels et célestes. Use des uns et désire les autres.
Aucun bien temporel ne saurait te rassasier, parce que tu n'as point été créée pour en jouir.

2. Quand tu posséderais tous les biens créés, ils ne pourraient te rendre heureuse ni contente : en Dieu, qui a tout créé, en lui seul est ta félicité et tout ton bonheur.
Bonheur non pas tel que se le figurent et que le souhaitent les amis insensés du monde, mais tel que l'attendent les vrais serviteurs de Jésus Christ, et tel que le goûtent quelquefois par avance les âmes pieuses et les coeurs purs, dont l'entretien est dans le ciel.
Toute consolation humaine est vide, et dure peu.
La vraie, la douce consolation est celle que la vérité fait sentir intérieurement.
L'homme pieux porte avec lui partout Jésus, son consolateur, et lui dit : Seigneur Jésus, soyez près de moi en tout temps et en tout lieu.
Que ma consolation soit d'être volontiers privé de toute consolation humaine.
Et si la vôtre me manque aussi, que votre volonté et cette juste épreuve me soient une consolation au dessus de toutes les autres.
Car vous ne serez pas toujours irrité, et vos menaces ne seront point éternelles.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XVI

Toute créature gémit, dit l'Apôtre et de siècle en siècle, le monde entier le redit après lui. Que cherchez vous donc dans les créatures ? Que leur demandez vous et que peuvent elles vous donner ? Toujours agitées, pleines de trouble, ainsi que vous elles souhaitent le repos, et ne le trouvent point. Comment la paix vous viendrait elle du sein même de l'angoisse et des orages perpétuellement soulevés par les passions ? Cessez de vous abuser, cessez de dire aux tempêtes : Calmez moi ! Le calme est en Dieu, et n'est que là : en lui seul est le repos, la paix, la joie, la consolation. Tournez vous donc vers le Seigneur votre Dieu, et renoncez à tout le reste ; alors, seulement alors, vous commencerez à jouir de la vraie félicité. Rien, non, rien n'est comparable au bonheur de celui qui, méprisant les sens, détaché de la chair et du monde, ne tient plus aux choses humaines que par les seuls liens de la nécessité, converse uniquement avec Dieu et avec lui même, et, s'élevant au dessus des objets sensibles, ne vit que des divines clartés, qu'il conserve en soi toujours pures, toujours brillantes, sans aucun mélange des ombres de la terre et des vains  fantômes errant ici bas autour de nous ; qui, réfléchissant  comme un miroir céleste Dieu et ses éblouissantes perfections, sans cesse ajoute à la lumière  une lumière plus vive, jusqu'au  moment où la vérité dissipant tous les nuages, il arrive à la  source même de toute lumière, à l'éternelle fontaine de splendeur, fin bienheureuse de son être et de son immortel ravissement.

CHAPITRE XVII : Qu'il faut remettre à Dieu le soin de ce qui nous regarde

1. J. C. Mon fils, laissez moi agir avec vous comme il me plaît ; car je sais ce qui vous est bon.
Vos pensées sont celles de l'homme, et vos sentiments sont, en beaucoup de choses, conformes aux penchants de son coeur.

2. LE F. Il est vrai, Seigneur ; vous prenez de moi beaucoup plus de soin que je n'en puis prendre moi même.
Il est menacé d'une prompte chute, celui qui ne s'appuie pas uniquement sur vous.
Pourvu, Seigneur, que ma volonté demeure droite et qu'elle soit affermie en vous, faites de moi tout ce qu'il vous plaira ; car tout ce que vous ferez de moi ne peut être que bon.
Si vous voulez que je sois dans les ténèbres, soyez béni ; et si vous voulez que je sois dans la lumière, soyez encore béni.
Si vous daignez me consoler, soyez béni ; et si vous voulez que j'éprouve des tribulations, soyez également toujours béni.

3. J. C. Mon fils, c'est ainsi que vous devrez être, si vous ne voulez pas vous séparer de moi.
Il faut que vous soyez préparé à la souffrance autant qu'à la joie, au dénuement et à la pauvreté autant qu'aux richesses et à l'abondance.

4. LE F. Seigneur, je souffrirai volontiers pour vous tout ce que vous voudrez qui vienne sur moi.
Je veux recevoir indifféremment, de votre main, le bien et le mal, les douceurs et les amertumes, la joie et la tristesse, et vous rendre grâces de tout ce qui m'arrivera.
Préservez moi à jamais de tout péché, et je ne craindrai ni la mort ni l'enfer.
Pourvu que vous ne me rejetiez pas, et que vous ne m'effaciez pas du livre de vie, aucune tribulation ne peut me nuire.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XVII

On ne saurait trop le répéter, la vie chrétienne consiste uniquement à vouloir ce que Dieu veut, et à ne vouloir que ce qu'il veut. Presque toujours nos désirs nous trompent, par une suite de notre ignorance et de notre corruption. Mais Dieu sait tout ce qui nous est caché : il connaît les secrètes dispositions de notre coeur, la mesure de sa faiblesse, les épreuves auxquelles il est bon que nous soyons soumis, les secours nécessaires pour les supporter, car il ne permettra pas que nous soyons tentés au-delà de nos forces : sa sagesse est infinie, et il nous a aimés jusqu'à donner pour nous son Fils unique. Quelle confiance, quelle paix ne devons nous pas trouver dans cette pensée ? Quoi de plus doux que de s'abandonner sans réserve à celui qui a tout fait pour sa pauvre créature, que de se perdre en lui par l'union intime de notre volonté à la sienne, ne nous réservant rien que l'action de grâces et l'amour ; de sorte que notre âme, notre être entier s'exhale en quelque sorte dans cette parole, qui comprend tout : Mon Seigneur et mon Dieu !

CHAPITRE XVIII : Qu'il faut souffrir avec constance les misères de cette vie, à l'exemple de Jésus Christ

1. J. C. Mon fils, je suis descendu du ciel pour votre salut ; je me suis chargé de vos misères afin de vous former par mon exemple à la patience, et de vous apprendre à supporter les maux de cette vie sans murmurer.
Car depuis l'heure de ma naissance jusqu'à ma mort sur la croix, je n'ai jamais été sans douleur.
J'ai vécu dans une extrême indigence des choses de ce monde ;  j'ai entendu souvent bien des plaintes sur moi ; j'ai souffert avec douceur les affronts et les outrages : je n'ai recueilli sur la terre, pour mes bienfaits, que de l'ingratitude ; pour mes miracles, que des blasphèmes ; pour ma doctrine, que des censures.

2. LE F. Puisque vous avez montré, Seigneur, tant de patience durant votre vie, accomplissant par là, d'une manière parfaite, ce que votre Père demandait de vous, il est bien juste que moi, pauvre pécheur, je souffre patiemment ma misère selon votre volonté, et que je porte pour mon salut, aussi longtemps que vous le voudrez, le poids de cette vie corruptible.
Car bien que la vie présente soit pleine de douleurs, elle devient cependant, par votre grâce, une source abondante de mérites, et votre exemple, suivi par vos Saints, la rend supportable et précieuse, même aux faibles.
Elle est aussi beaucoup plus remplie de consolation que dans l'ancienne loi, quand les portes du ciel étaient encore fermées, que la voie du ciel semblait plus obscure, et que si peu s'occupaient de chercher le royaume de Dieu.
Les justes mêmes à qui le salut était réservé ne pouvaient entrer dans le royaume céleste qu'après la consommation de vos souffrances et le tribut sacré de votre mort.

3. Oh ! quelles grâces ne dois-je pas vous rendre, de ce que vous avez daigné me montrer, et à tous les fidèles, la voie droite et sûre qui conduit à votre royaume éternel !
Car votre vie est notre voie, et par une sainte patience nous marchons vers vous, qui êtes notre couronne.
Si vous ne nous aviez précédés et instruits, qui songerait à vous suivre ?
Hélas ! combien resteraient en arrière, et bien loin, s'ils n'avaient sous les yeux vos sacrés exemples !
Après tant de miracles et d'instructions, nous sommes encore tièdes ! que serait ce si tant de lumière ne nous guidait sur vos traces !

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XVIII

La vie de l'homme sur la terre est pleine de douleur, de misère, de souffrances : qui ne le sait ? Nous sommes visiblement punis, et comme la justice qui nous châtie est toute puissante, nul moyen d'échapper au châtiment. Or, en cet état, la sagesse humaine n'a eu que le choix entre deux partis : ou de se raidir contre la nature, et de nier le supplice, ou d'y chercher une distraction dans la volupté. Elle a demandé le bonheur à l'orgueil et aux sens, et, trompée dans ses espérances, elle s'est voilé la tête, en disant : Il n'y a point de remède. Le monde en était là, quand tout à coup une voix s'élève : Heureux ceux qui pleurent ! Les peuples écoutent, et  s'étonnent : quelque chose de nouveau se remue en eux ; ils comprennent, ils goûtent la joie des larmes, et du haut de la Croix où l'homme de douleurs est  attaché, un fleuve inépuisable de consolations inconnues coule sur le genre humain. La vie a perdu sa tristesse, depuis que, baigné d'une sueur de sang et dans les transes de l'agonie, Jésus s'est écrié : Mon âme est triste jusqu'à la mort ! Elle n'a plus assez de souffrances pour le repentir qui les cherche, pour l'amour qui les désire et qui s'y complaît. Qu'est ce donc que cette merveille ? O Fils du Dieu vivant, c'est que votre lumière a éclairé le monde, et que votre grâce l'a touché ; c'est que l'homme, sorti de sa voie, l'a retrouvée en vous, qui êtes la voie, la vérité et la vie ; c'est qu'il a conçu qu'après le péché, le seul bien qui reste est l'expiation, et il a dit en regardant la Croix : Ou souffrir, ou mourir ! Victime sainte, Agneau de Dieu, qui ôtez le péché du monde, donnez moi de souffrir avec vous et de mourir en unissant mes dernières souffrances à celles qui nous ont rouvert le ciel, que le péché nous avait fermé !

CHAPITRE XIX : De la souffrance des injures, et de la véritable patience

1. J. C. Pourquoi ces paroles, mon fils ? Cessez de vous plaindre, en considérant mes souffrances et celles des Saints.
Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang.
Ce que vous souffrez est peu en comparaison de ce qu'ont souffert tant d'autres, qui ont été éprouvés et exercés par de si fortes tentations, par des tribulations si pesantes.
Rappelez donc à votre esprit les peines extrêmes des autres, afin d'en supporter paisiblement de plus légères.
Que si elles ne vous paraissent pas légères, prenez garde que cela ne vienne de votre impatience.
Cependant, grandes ou petites, efforcez vous de les souffrir patiemment.

2. Plus vous vous disposez à souffrir, plus vous montrez de sagesse et acquérez de mérites. La ferme résolution et l'habitude de souffrir vous rendront même la souffrance moins dure.
Ne dites pas : Je ne puis supporter cela d'un tel homme ; ce sont des offenses qu'on n'endure point. Il m'a fait un très grand tort, et il me reproche des choses auxquelles je n'ai jamais pensé : mais d'un autre je le souffrirai avec moins de peine, et comme je croirai devoir le souffrir.
Ce discours est insensé : car, au lieu de considérer la vertu de patience, et qui doit la couronner, c'est regarder seulement à l'injure et à la personne de qui on l'a reçue.

3. Celui là n'a pas la vraie patience qui ne veut souffrir qu'autant qu'il lui plaît, et de qui il lui plaît.
L'homme vraiment patient n'examine point qui l'éprouve, si c'est son supérieur, son égal ou son inférieur, un homme de bien ou un méchant.
Mais, indifférent sur les créatures, il reçoit de la main de Dieu avec reconnaissance, et aussi souvent qu'il le veut, tout ce qui lui arrive de contraire, et l'estime un grand gain.
Car Dieu ne laissera sans récompense aucune peine, même la plus légère, qu'on aura soufferte pour lui.

4. Soyez donc prêt au combat, si vous voulez remporter la victoire.
On ne peut obtenir sans combat la couronne de la patience, et refuser de combattre, c'est refuser d'être couronné.
Si vous désirez la couronne, combattez courageusement, souffrez avec patience.
On ne parvient pas au repos sans travail, ni sans combat à la victoire.
LE F. Seigneur, que ce qui paraît impossible à la nature me devienne possible par votre grâce.
J'ai, vous le savez, peu de force pour souffrir ;  la moindre adversité m'abat aussitôt.
Faites que j'aime, que je désire d'être exercé, affligé pour votre nom : car subir l'injure et souffrir pour vous est très salutaire à mon âme.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XIX

Si nous avons à souffrir du prochain, il n'a pas moins à souffrir de nous ; et c'est pourquoi l'Apôtre dit : Portez le fardeau les uns des autres, et ainsi vous accomplirez la loi de Jésus Christ.
Mais je vous entends, il y a des choses qu'il est dur, dites vous, et difficile de supporter. Eh bien, votre mérite en sera plus grand. La grâce ne vous est donnée que pour cela, pour que vous fassiez avec elle ce qui serait impossible à la nature seule. D'ailleurs, que vous arrive t il que Dieu n'ait prévu, que Dieu n'ait voulu ? La patience n'est donc qu'une soumission douce et calme à ce qu'il ordonne, et, sans elle, nous vivons dans un trouble perpétuel : car qui a résisté à Dieu et a eu la paix ? Et combien ne faut il pas qu'il soit lui-même patient avec nous ? Descendez dans votre conscience, et répondez. N'a t il rien à supporter de vous, rien à vous pardonner ? Oui, le Seigneur est patient et rempli de miséricorde. Soyons donc  aussi patients envers tous. L'homme patient vaut mieux que l'homme fort ; et celui qui domine son âme, mieux que celui qui réduit des villes. Je me suis tu, disait David en prophétisant les souffrances du Christ, je me suis tu, et je n'ai point ouvert la bouche ; et un autre prophète : Il s'est tu comme l'agneau devant celui qui le tond. Qui oserait après cela murmurer, s'irriter, rendre offense pour offense ? O Jésus ! soyez notre modèle. Vous nous avez appris à dire à Dieu : Remettez nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. Voilà ce que nous demandons chaque jour, ce que chaque jour nous promettons : et malheur à celui dont la prière sera trouvée menteuse !

CHAPITRE XX : De l'aveu de son infirmité, et des misères de cette vie

1. LE F. Je confesserai contre moi mon injustice ; je vous confesserai, Seigneur, mon infirmité.
Souvent un rien m'abat et me jette dans la tristesse.
Je me propose d'agir avec force ; mais à la moindre tentation qui survient je tombe dans une grande angoisse.
Souvent c'est la plus petite chose et la plus méprisable qui me cause une violente tentation.
Et quand je ne sens rien en moi même, et que je me crois peu en sûreté, je me trouve quelquefois presque abattu par un léger souffle.

2. Voyez donc, Seigneur, mon impuissance et ma fragilité, que tout manifeste à vos yeux.
Ayez pitié de moi, et retirez moi de la boue, de crainte que je n'y demeure à jamais enfoncé.
Ce qui souvent fait ma peine et ma confusion devant vous, c'est de tomber si aisément, et d'être si faible contre mes passions.
Bien qu'elles ne parviennent pas à m'arracher un plein consentement, leurs sollicitations me fatiguent et me pèsent, et ce m'est un grand ennui de vivre ainsi toujours en guerre.
Je connais surtout en ceci mon infirmité, que les plus horribles imaginations s'emparent de mon esprit bien plus facilement qu'elles n'en sortent.

3. Puissant Dieu d'Israël, défenseur des âmes fidèles, daignez jeter un regard sur votre serviteur affligé et dans le travail, et soyez près de lui pour l'aider en tout ce qu'il entreprendra.
Remplissez moi d'une force toute céleste, de peur que le vieil homme, et cette chair de péché qui n'est pas encore entièrement soumise à l'esprit, ne prévale et ne domine, elle contre qui nous devons combattre jusqu'au dernier soupir, dans cette vie chargée de tant de misères.
Hélas ! qu'est ce que cette vie assiégée de toutes parts de tribulations et de peines, environnée de pièges et d'ennemis ?
Est on délivré d'une affliction ou d'une tentation, une autre lui succède ; et l'on combat même encore la première, que d'autres surviennent inopinément.

4. Comment peut on aimer une vie remplie de tant d'amertumes, sujette à tant de maux et de calamités ?
Comment peut on même appeler vie ce qui engendre tant de douleurs et tant de morts ?
Et cependant on l'aime, et plusieurs y cherchent leur félicité.
On reproche souvent au monde d'être trompeur et vain ; et toutefois on le quitte difficilement, parce qu'on est encore dominé par les convoitises de la chair.
Certaines choses nous inclinent à aimer le monde, d'autres à le mépriser.
Le désir de la chair, le désir des yeux et l'orgueil de la vie inspirent l'amour du monde ; mais les peines et les misères qui les suivent justement produisent la haine et le dégoût du monde.

5. Mais, hélas ! le plaisir mauvais triomphe de l'âme livrée au monde ; elle se repose avec délices dans l'esclavage des sens, parce qu'elle ne connaît pas et n'a point goûté les suavités célestes ni le charme intérieur de la vertu.
Mais ceux qui, méprisant le monde parfaitement, s'efforcent de vivre pour Dieu sous une sainte discipline, n'ignorent point les douceurs promises au vrai renoncement, et voient avec clarté combien le monde, abusé par des illusions diverses, s'égare dangereusement.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XX

Que sont les épreuves qui nous viennent du dehors, comparées à celles que nous trouvons au-dedans de nous mêmes ? On résiste aux premières avec toutes ses forces ; elles sont divisées dans les secondes, et les puissances de l'âme se combattent mutuellement ; combat terrible que saint Paul a peint en quelques traits : Je ne fais pas le bien que je veux, et le mal que je ne veux pas, je le fais. Je me réjouis dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, et je vois dans mes membres une autre loi, qui répugne à la loi de mon esprit et me captive sous la loi du péché, qui est dans mes membres. Voilà ce qui désole les âmes fidèles, humiliées de cette guerre honteuse, et sans cesse tremblant de succomber ; voilà ce qui faisait dire à l'Apôtre : Qui me délivrera du corps de cette mort ? et aussitôt il ajoute : La grâce de Dieu par Jésus Christ Notre Seigneur. Jetons nous donc entre ses bras divins, qu'avec un amour inexprimable il étend pour nous recevoir ; approchons nous de son coeur sacré, d'où émane perpétuellement une vertu redoutable aux puissances du mal, ne comptons que sur lui, n'espérons qu'en lui ; écrions nous du fond de nos entrailles : Délivrez moi, Seigneur, placez moi près de vous, et qu'ensuite la main de qui que ce soit se lève contre moi. Le Seigneur est mon, appui, mon refuge, mon libérateur ; il est mon Dieu et mon aide, et j'espérerai en lui ; il est mon protecteur, il est la force qui fait mon salut. Je l'invoquerai dans mes louanges, et je serai délivré de mes ennemis.

CHAPITRE XXI : Qu'il faut établir son repos en Dieu, plutôt que dans tous les autres biens

1. LE F. En tout, et par dessus tout, repose toi en Dieu, ô mon âme, parce qu'il est le repos éternel des Saints.
Aimable et doux Jésus, donnez moi de me reposer en vous plus qu'en toutes les créatures ; plus que dans la santé, la beauté, les honneurs et la gloire ; plus que dans toute puissance et dans toute dignité ; plus que dans la science, l'esprit, les richesses, les arts ; plus que dans les plaisirs et la joie, la renommée et la louange ; les consolations et les douceurs, l'espérance et les promesses ; plus qu'en tout mérite et en tout désir ; plus même que dans vos dons et toutes les récompenses que vous pouvez nous prodiguer ; plus que dans l'allégresse et tous les transports que l'âme peut concevoir et sentir ; plus enfin que dans les Anges et les Archanges, et dans toute l'armée des cieux ; plus que dans toutes les choses visibles et invisibles ; plus qu'en tout ce qui n'est pas vous, ô mon Dieu !

2. Car vous seul êtes infiniment bon, seul très haut, très puissant ; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et vous donnez tout : vous seul nous consolez par vos douceurs inexprimables ; seul vous êtes toute beauté, tout amour ; votre gloire s'élève au dessus de toute gloire, votre grandeur de toute grandeur ; la perfection de tous les biens ensemble est en vous, Seigneur mon Dieu, y a toujours été, et y sera toujours.
Ainsi, tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me découvrez de vous-même, tout ce que vous m'en promettez est trop peu et ne me suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède pleinement.
Car mon coeur ne peut avoir de vrai repos ni être entièrement rassasié, jusqu'à ce que, s'élevant au dessus de tous vos dons et de toute créature, il se repose uniquement en vous.

3. Tendre époux de mon âme, pur objet de son amour, ô mon Jésus, Roi de toutes les créatures, qui me délivrera de mes liens, qui me donnera des ailes pour voler vers vous et me reposer en vous !
Oh ! quand serai je assez dégagé de la terre pour voir, Seigneur mon Dieu, et pour goûter combien vous êtes doux ?
Quand serai je tellement absorbé en vous, tellement pénétré de votre amour, que je ne me sente plus moi même, et que je ne vive plus que de vous, dans cette union ineffable et au dessus des sens, que tous ne connaissent pas ?
Maintenant je ne sais que gémir, et je porte avec douleur ma misère.
Car, en cette vallée de larmes, il se rencontre bien des maux qui me troublent, m'affligent, et couvrent mon âme comme d'un nuage. Souvent ils me fatiguent et me retardent : ils s'emparent de moi ; ils m'arrêtent, et, m'ôtant près de vous un libre accès, ils me privent de ces délicieux embrassements dont jouissent toujours et sans obstacle les célestes esprits.
Soyez touché de mes soupirs et de ma désolation sur la terre.

4. O Jésus ! splendeur de l'éternelle gloire, consolateur de l'âme exilée ! ma bouche est muette devant vous, et mon silence vous parle.
Jusqu'à quand mon Seigneur tardera t il de venir ?
Qu'il vienne à ce pauvre qui est à lui, et qu'il lui rende la joie. Qu'il étende la main pour relever un malheureux plongé dans l'angoisse.
Venez, venez : car, sans vous, tous les jours, toutes les heures s'écoulent dans la tristesse, parce que vous êtes seul ma joie, et que vous pouvez seul remplir le vide de mon coeur.
Je suis oppressé de misère, et comme un prisonnier chargé de fers, jusqu'à ce que, me ranimant par la lumière de votre présence, vous me rendiez la liberté, et jetiez sur moi un regard d'amour.

5. Que d'autres cherchent, au lieu de vous, tout ce qu'ils voudront ; pour moi, rien ne me plaît, ni ne me plaira jamais que vous, ô mon Dieu, mon espérance, mon salut éternel !
Je ne me tairai point, je ne cesserai point de prier jusqu'à ce que votre grâce revienne, et que vous me parliez intérieurement.

6. J. C. Me voici : je viens à vous, parce que vous m'avez invoqué. Vos larmes et le désir de votre âme, le brisement de votre coeur humilié m'ont fléchi et ramené à vous.

7. LE F. Et j'ai dit : Seigneur, je vous ai appelé, et j'ai désiré jouir de vous, prêt à rejeter pour vous tout le reste.
Et c'est vous qui m'avez excité le premier à vous chercher.
Soyez donc béni, Seigneur, d'avoir usé de cette bonté envers votre serviteur, selon votre infinie miséricorde.
Que peut il vous dire encore, et que lui reste t il, qu'à s'humilier profondément en votre présence, plein du souvenir de son néant et de son iniquité ?
Car il n'est rien de semblable à vous dans tout ce que le ciel et la terre renferment de plus merveilleux.
Vos oeuvres sont parfaites, vos jugements véritables, et l'univers est régi par votre providence.
Louange donc et gloire à vous, ô Sagesse du Père ! Que mon âme, que ma bouche, que toutes les créatures ensemble vous louent et vous bénissent à jamais !

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXI

A mesure que l'âme fidèle se dégage de la terre et d'elle même, toutes ses pensées, tous ses désirs s'élèvent et viennent se confondre en Celui qu'elle aime uniquement. Alors elle gémit des liens qui l'appesantissent et la retiennent encore ici bas. Pressée d'un amour qui croît sans cesse, elle voudrait briser son enveloppe mortelle, et s'élancer dans le sein de l'être infini auquel elle aspire, et s'y plonger, et s'y perdre éternellement. Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? et je volerai et je me reposerai. Nul repos, en effet, pour elle jusqu'à ce qu'elle soit pleinement unie à l'objet de ses ardeurs, jusqu'à ce qu'elle puisse dire dans les transports, dans l'ivresse divine de sa joie, dans la jouissance, la possession à jamais immuable du céleste époux : Mon bien aimé est à moi, et je suis à lui ! Oh ! quand luira cet heureux jour, jour de la délivrance et de l'allégresse sans fin ? Quand cessera le temps de l'exil, le temps de l'espérance et des larmes ? Quand verrons-nous décliner les ombres qui dérobent à nos regards le bien-aimé ? Comme le cerf altéré désire l'eau des fontaines, ainsi mon âme vous désire, ô mon Dieu ! Mon âme a eu soif du Dieu fort, du Dieu vivant : oh ! quand viendrai je et paraîtrai-je en présence de mon Dieu ?

CHAPITRE XXII : Du souvenir des bienfaits de Dieu

1. LE F. Seigneur, ouvrez mon coeur à votre loi, et enseignez-moi à marcher dans la voie de vos commandements.
Faites que je connaisse votre volonté, et que je rappelle dans mon souvenir, avec un grand respect et une sérieuse attention, tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces.
Je sais cependant, et je confesse que je ne puis reconnaître dignement la moindre de vos faveurs.
Je suis au dessous de tous les biens que vous m'avez accordés ; et quand je considère votre élévation infinie, mon esprit s'abîme dans votre grandeur.

2. Tout ce que nous avons en nous, dans notre corps, dans notre âme, tout ce que nous possédons et au-dedans et au dehors, dans l'ordre de la grâce ou de la nature, c'est vous qui nous l'avez donné : et vos bienfaits nous rappellent sans cesse votre bonté, votre tendresse, l'immense libéralité dont vous usez envers nous, vous de qui nous viennent tous les biens.
Car tout vient de vous, quoique l'un reçoive plus, l'autre moins ; et sans vous nous serions à jamais privés de tout bien.
Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier de son mérite, ni s'élever au dessus des autres, ni insulter à celui qui a moins reçu ; car celui là est le meilleur et le plus grand, qui s'attribue le moins et qui rend grâces  avec le plus de ferveur et d'humilité.
Et celui qui se croit le plus vil et le plus indigne de tous est le plus propre à recevoir de grands dons.

3. Celui qui a moins reçu ne doit ni s'affliger, ni se plaindre, ni concevoir de l'envie contre ceux qui ont reçu davantage, mais plutôt ne regarder que vous, et louer de toute son âme votre bonté toujours prête à répandre ses dons si abondamment, si gratuitement, sans acception de personnes.
Tout vient de vous, et ainsi vous devez être loué de tout.
Vous savez ce qu'il convient de donner à chacun, pourquoi celui ci reçoit plus, cet autre moins ; ce n'est pas à nous qu'appartient ce discernement, mais à vous, qui pesez tous les mérites.

4. C'est pourquoi, Seigneur mon Dieu, je regarde comme une grâce singulière que vous m'ayez accordé peu de ces dons qui paraissent au dehors, et qui attirent les louanges et l'admiration des hommes. Et certes, en considérant son indigence et son abjection, loin d'en être abattu, loin d'en concevoir aucune peine,
aucune tristesse, on doit plutôt sentir une douce consolation, une grande joie : car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs, les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise.
Tels étaient vos apôtres mêmes, que vous avez établis princes sur toute la terre.
Ils ont passé dans ce monde sans se plaindre, purs de tout artifice et de la pensée même du mal, si simples et si humbles, qu'ils se réjouissaient de souffrir les outrages pour votre nom, et qu'ils embrassaient avec amour tout ce que le monde abhorre.
Rien ne doit causer tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît le prix de vos bienfaits, que l'accomplissement de votre volonté et de vos desseins éternels sur lui.
Il doit y trouver un contentement, une consolation telle, qu'il consente aussi volontiers d'être le plus petit que d'autres désirent avec ardeur être les plus grands ; qu'il soit aussi tranquille, aussi satisfait dans la dernière place que dans la première ; et que, toujours prêt à souffrir le mépris, les rebuts, il s'estime aussi heureux d'être sans nom, sans réputation, que les autres de jouir des honneurs et des grandeurs du monde.
Car votre volonté et le zèle de votre gloire doivent être pour lui au dessus de tout, et lui plaire et le consoler plus que tous les dons que vous lui avez faits, et que vous pouvez lui faire encore.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XXII

Profitons de la grâce qui nous est donnée, sans rechercher si les autres en ont reçu une mesure plus grande. Dieu se communique comme il lui plaît, il est le maître de ses dons : et que sommes nous pour lui en demander compte ? Bénissons le de ce qu'il nous accorde dans sa bonté toute gratuite, et bénissons le encore de ceux qu'il nous refuse, nous reconnaissant indignes du moindre de ses bienfaits. Si vous êtes humble, vous n'aspirerez point à des faveurs extraordinaires ; et si vous manquez d'humilité, ces faveurs, loin de vous être utiles, ne serviraient peut être qu'à vous perdre, en nourrissant en vous la vaine complaisance et l'orgueil. Une vive gratitude envers le Seigneur, une soumission parfaite à ses volontés, la fidélité dans la voie où il vous conduit, voilà ce que vous devez désirer. Avec cela vous reposerez en paix, parce que vous reposerez en Dieu, et qu'en lui vous trouverez le secours contre les tentations,  la paix dans les souffrances, la consolation dans les misères et les peines de la vie, et enfin l'amour, qui rend tout léger. Oh ! que nous penserions peu à souhaiter un état plus élevé et plus doux, si nous aimions véritablement ! Mais nous ne savons point aimer. Gémissons au moins de notre tiédeur, et supplions le divin Maître d'échauffer, d'embraser notre coeur languissant, afin que nous puissions dire avec l'Apôtre : Qui me séparera de l'amour du Christ ? la tribulation ? l'angoisse ? la faim ? la nudité ? le péril ? la persécution ? le glaive ? Nous triomphons de toutes ces choses à cause de Celui qui nous a aimés. Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les vertus, ni le présent, ni l'avenir, ni la force, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune autre créature, ne pourra me séparer de la charité de Dieu, laquelle est dans le Christ Jésus Notre Seigneur.

CHAPITRE XXIII : De quatre choses importantes pour conserver la paix

1. J. C. Mon fils, je vous enseignerai maintenant la voie de la paix et de la vraie liberté.

2. LE F. Faites, Seigneur, ce que vous dites : car il est doux de vous entendre.

3. J. C. Appliquez vous, mon fils, à faire plutôt la volonté d'autrui que la vôtre.
Choisissez toujours plutôt d'avoir moins que plus.
Cherchez toujours la dernière place, et à être au dessous de tous.
Désirez toujours et priez que la volonté de Dieu s'accomplisse parfaitement en vous.
Celui qui agit ainsi est dans la voie de la paix et du repos.

4. LE F. Seigneur, ces courts préceptes renferment une grande perfection.
Ils contiennent peu de paroles ; mais elles sont pleines de sens, et abondantes en fruits.
Si j'étais fidèle à les observer, je ne tomberais pas aisément dans le trouble.
Car, toutes les fois qu'il m'arrive de perdre le calme et la paix, je reconnais que je me suis écarté de ces maximes.
Mais vous qui pouvez tout, et qui désirez toujours le progrès des âmes, augmentez en moi votre grâce, afin qu'en obéissant à ce que vous commandez, je puisse accomplir mon salut.

PRIÈRE
Pour obtenir d'être délivré des mauvaises pensées.
5. Seigneur mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi. Mon Dieu, hâtez vous de me secourir, car une foule de pensées diverses m'ont assailli et de grandes terreurs agitent mon âme.
Comment traverserai je tant d'ennemis sans recevoir de blessures ? comment les renverserai je ?
Je marcherai devant vous, dit le Seigneur, et j'abattrai les puissants de la terre. J'ouvrirai les portes de la prison, et je vous montrerai les issues les plus secrètes.
Faites, Seigneur, selon votre parole ; et que toute les pensées mauvaises fuient devant vous.
Mon unique espérance, ma seule consolation dans les maux qui me pressent est de me réfugier vers vous, de me confier en vous, de vous invoquer du fond de mon coeur et d'attendre avec patience votre secours.

PRIÈRE
Pour demander à Dieu la lumière.
6. Éclairez moi intérieurement, ô mon Jésus ! Faites luire votre lumière dans mon coeur, et dissipez toutes ses ténèbres.
Arrêtez mon esprit qui s'égare, et brisez la violence des tentations qui me pressent.
Déployez pour moi votre bras et domptez ces bêtes furieuses, ces convoitises dévorantes, afin que je trouve la paix dans votre force, et que sans cesse vos louanges retentissent dans votre sanctuaire, dans une conscience pure.
Commandez aux vents et aux tempêtes ; dites à la mer : Apaise-toi ; à l'aquilon : Ne souffle point ; et il se fera un grand calme.
Envoyez  votre lumière et votre vérité, pour qu'elles luisent sur la terre : car je ne suis qu'une terre stérile  et ténébreuse, jusqu'à ce que ce que vous m'éclairiez.
Répandez votre grâce d'en haut ; versez sur mon coeur la rosée céleste ; épanchez sur cette terre aride les eaux fécondes de la piété, afin qu'elle produise des fruits bons et salutaires.
Relevez mon âme abattue sous le poids de ses péchés ; transportez tous mes désirs au Ciel ; afin qu'ayant trempé mes lèvres à la source des biens éternels, je ne puisse sans dégoût penser aux choses de la terre.

8. Enlevez-moi, détachez moi de toutes les fugitives consolations des créatures : car nul objet créé ne peut satisfaire ni rassasier pleinement mon coeur.
Unissez  moi à vous par l'indissoluble lien de l'amour : car vous suffisez seul à celui qui vous aime, et tout le reste sans vous n'est rien.

RÉFLEXION LIVRE TROIS / CHAPITRE  XXIII

Des prophètes se sont élevés en Israël, qui prophétisent à Jérusalem des visions de paix, et il n'y a point de paix, dit le Seigneur Dieu. Et le monde aussi prophétise des visions de paix à ses sectateurs ; mais cette paix, qu'il met dans les plaisirs, dans le contentement de l'orgueil et de toutes les passions, ne se montre de loin que pour tromper ceux qui la poursuivent, et quand ils se croient près de la saisir, tout à coup elle s'évanouit comme le songe d'un homme qui s'éveille. La paix véritable n'est, au contraire, que le calme d'une conscience pure : elle consiste à retrancher les désirs, et non pas à les satisfaire. Est il un lieu caché, un endroit obscur, une place, un rang méprisable aux yeux du monde, elle est là surtout. Plus le coeur s'humilie, plus elle est douce et profonde. Qu'est ce, en effet, qui pourrait troubler celui qui ne souhaite rien et ne s'attribue rien ? Il n'a guère à craindre qu'on lui envie l'abaissement où il se complaît. Mais que de grandeur dans cet abaissement cherché, voulu de toute l'âme ! Les anges le contemplent avec respect, et Dieu le bénit du sein de sa gloire. Seigneur, venez à mon aide ; terrassez en moi l'orgueil, et j'aurai la paix ; faites que, pénétré des sentiments qui animaient le roi prophète, il me soit donné de dire comme lui : J'ai choisi d'être abject dans la maison de mon Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs.

CHAPITRE XXIV : Qu'il ne faut pas s'enquérir curieusement de la conduite des autres

1. J. C.  Mon fils, réprimez en vous la curiosité, et ne vous troublez point de vaines sollicitudes.
Que vous importe ceci ou cela ? Suivez moi.
Que vous fait ce qu'est celui-ci, comment parle ou agit celui là. ? Vous n'avez point à répondre des autres ; mais vous répondrez pour vous même : de quoi donc vous inquiétez vous ?
Voilà que je connais tous les hommes : je vois tout ce qui se passe sous le soleil ; je sais ce qu'il en est de chacun, ce qu'il pense, ce qu'il veut, et où tendent ses vues.
C'est donc à moi qu'on doit tout abandonner. Pour vous, demeurez en paix, et laissez ceux qui s'agitent s'agiter tant qu'ils voudront.
Tout ce qu'ils feront, tout ce qu'ils diront viendra sur eux ; car ils ne peuvent me tromper.

2. Ne poursuivez pas cette ombre qu'on appelle un grand nom : ne désirez ni de nombreuses liaisons ni l'amitié particulière d'aucun homme.
Car tout cela dissipe l'esprit et obscurcit étrangement le coeur.
Je me plairais à vous faire entendre ma parole et à vous révéler mes secrets, si vous étiez, quand je viens  à vous, toujours attentif et prêt à m'ouvrir la porte de votre coeur.
Songez à l'avenir, veillez, priez sans cesse, et humiliez vous en toutes choses.

RÉFLEXION LIVRE TROIS / CHAPITRE XXIV

Pourquoi ouvrez vous un oeil envieux sur les actions de vos frères ? Qui vous a chargé de scruter leur conscience et leurs oeuvres ? Laissez, laissez à Dieu un soin qu'il se réserve, et songez à répondre pour vous. On se trompe presque toujours en jugeant les autres, et l'on se prépare à soi même un jugement plus sévère en usurpant un droit qu'on n'a pas, et en blessant par des soupçons malins et téméraires l'amour dû au prochain. La charité est indulgente et ne pense point le mal. Présumez d'autrui tout ce qui est bon, pardonnez pour qu'on vous pardonne, et ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugé.

CHAPITRE XXV : En quoi consiste la vraie paix et le véritable progrès de l'âme

1.  J. C. Mon fils, j'ai dit : Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, non comme le monde la donne.
Tous désirent la paix ; mais tous ne cherchent pas ce qui procure une paix véritable.
Ma paix est avec ceux qui sont doux et humbles de coeur.
Votre paix sera dans une grande patience.
Si vous m'écoutez et si vous obéissez à ma parole, vous jouirez d'une profonde paix.

2. LE F.  Seigneur, que ferais-je donc ?

3. J. C. En toutes choses, veillez à ce que vous faites et à ce que vous dites. N'ayez point d'autre intention que de plaire à moi seul. Ne désirez, ne recherchez rien hors de moi.
Ne jugez point témérairement des paroles ou des actions des autres : ne vous ingérez point de ce qui n'est point commis à votre charge ; alors vous serez peu ou rarement troublé.
Mais ne sentir jamais aucun trouble, n'éprouver aucune peine de coeur, aucune souffrance du corps, cela n'est pas de la vie présente ; c'est l'état de l'éternel repos.
Ne croyez donc pas avoir trouvé la véritable paix lorsqu'il ne vous arrive aucune contrariété, ni que tout soit bien quand vous n'essuyez d'opposition de personne, ni que votre bonheur soit parfait lorsque tout réussit selon vos désirs.
Gardez vous aussi de concevoir une haute idée de vous-même, et d'imaginer que Dieu vous chérit particulièrement, si vous sentez votre coeur rempli d'une piété tendre et douce : car ce n'est pas en cela qu'on reconnaît celui qui aime vraiment la vertu, ni en cela que consistent le progrès de l'homme et sa perfection.

4. LE F. En quoi donc, Seigneur ?

5. J. C. À vous offrir de tout votre coeur à la volonté divine, à ne vous rechercher en aucune chose, ni petite ni grande, ni dans le temps ni dans l'éternité, de sorte que, regardant du même oeil et pesant dans la même balance les biens et les maux, vous m'en rendiez également grâces.
Et ce n'est pas tout ; il faut encore que vous soyez si ferme, si constant dans l'espérance, que privé intérieurement de tout consolation, vous prépariez votre coeur à de plus dures épreuves, sans jamais vous justifier vous-même, comme si vous ne méritiez pas tant de souffrir ; mais reconnaissant, au contraire, ma justice, et louant ma sainteté dans tout ce que j'ordonne. Alors vous marcherez dans la voie droite, dans la véritable voie de la paix : et vous pourrez avec assurance espérer de revoir mon visage dans l'allégresse.
Que si vous parvenez à un parfait mépris de vous même, je vous le dis, vous jouirez d'une paix aussi profonde qu'il est possible en cette vie d'exil.

RÉFLEXION LIVRE TROIS / CHAPITRE XXV

On ne saurait trop répéter à l'homme que sa grandeur, sa sécurité, sa paix, consistent à se renoncer, à se mépriser lui-même, à s'anéantir devant Dieu, à ne vouloir en toutes choses et à ne désirer que l'accomplissement de sa volonté sainte, sans aucun retour d'intérêt propre, dans un abandon sans réserve à ce qu'il lui plaît d'ordonner de nous. Il faut se détacher même de ses dons, pour s'unir à lui d'une manière plus intime et plus pure. La ferveur sensible, les consolations, les ravissantes douceurs de l'amour nous sont données et nous sont retirées selon les desseins que nous ignorons, elles passent, et tout ce qui passe produit le trouble si l'on s'y attache. Dieu seul donc, n'aimons que Dieu seul ; ne souhaitons que Dieu seul ; aimons le pour lui-même, dans la tristesse comme dans la joie, dans l'amertume comme dans la jouissance. Oui, je vous aimerai, Seigneur, je vous bénirai en tout temps : vous êtes vous même notre paix, et dans cette paix je dormirai et je me reposerai.

CHAPITRE XXVI : De la liberté du coeur, qui s'acquiert plutôt par la prière que par la lecture

1. LE F. Seigneur, c'est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son coeur, de passer au milieu des soins du monde sans se préoccuper d'aucun soin, non par indolence, mais par le privilège d'une âme libre, qu'aucune affection déréglée n'attache à la créature.

2. Je vous en conjure, ô Dieu de bonté ! délivrez moi des soins de cette vie, de peur qu'ils ne retardent ma course ; des nécessités du corps, de peur que la volupté ne me séduise ; de tout ce qui arrête et trouble l'âme, de peur que l'affliction ne me brise et ne m'abatte.
Je ne parle point des choses que la vanité humaine recherche avec tant d'ardeur, mais de ces misères qui, par une suite de la malédiction commune à tous les enfants d'Adam, tourmentent et appesantissent l'âme de votre serviteur, et l'empêchent de jouir autant qu'il voudrait de la liberté de l'esprit.

3. O mon Dieu ! douceur ineffable, changez pour moi en amertume toute consolation de la chair, qui me détourne de l'amour des biens éternels, et m'attire et me fascine par le charme funeste du plaisir présent.
Que je ne sois pas, mon Dieu, vaincu par la chair et le sang, trompé par le monde et sa gloire qui passe, que je ne succombe point aux ruses du démon.
Donnez moi la force pour résister, la patience pour souffrir, la constance pour persévérer.
Donnez moi, au lieu de toutes les consolations du monde, la délicieuse onction de votre esprit ; et au lieu de l'amour terrestre, pénétrez moi de l'amour de votre nom.

4. Le boire, le manger, le vêtement, et les autres choses nécessaires pour soutenir le corps, sont à charge à une âme fervente.
Faites que j'use de ces soulagements avec modération, et que je ne les recherche point avec trop de désirs.
Les rejeter tous, cela n'est pas permis, parce qu'il faut soutenir la nature : mais votre loi sainte défend de rechercher tout ce qui est au-delà du besoin et ne sert qu'à flatter les sens ; autrement la chair se révolterait contre l'esprit.
Que votre main, Seigneur, me conduise entre ces deux extrêmes, afin qu'instruit par vous je me préserve de tout excès.

RÉFLEXION LIVRE TROIS / CHAPITRE XXVI

En voyant combien les hommes sont enfoncés dans la vie présente, l'importance qu'ils attachent à tout ce qui s'y rapporte, le désir qui les consume d'amasser des biens et de s'en assurer la perpétuelle jouissance, croirait on jamais qu'ils soient persuadés que cette vie doive finir, et finir sitôt ? Dans leurs longues prévoyances, ils n'oublient rien que l'éternité : elle seule ne les touche en aucune manière, ou les touche si faiblement, qu'à peine y songent ils de loin en loin et avec ennui, dans les courts intervalles des plaisirs ou des affaires. Profonde pitié ! et que l'exemple qu'ils ont reçu du Sauveur est différent ! il a passé sur la terre comme un homme errant, comme un voyageur qui se détourne pour se reposer un peu. Voilà notre modèle. L'homme qui se met en voyage n'emporte que ce qui lui est nécessaire pour la route : ainsi, dans notre voyage vers le ciel, nous ne devons user des choses ici bas que pour la simple nécessité, et ne voir dans ce qui est au-delà qu'un fardeau souvent dangereux, et au moins toujours inutile. Que faut il à celui qui passe ? Le voyageur altéré approche ses lèvres de la fontaine, et étanche sa soif de l'eau la plus proche ; il s'assied contre le premier arbre qu'il rencontre sur le bord du chemin ; et puis, ayant repris ses forces, il recommence à marcher. Une seule pensée l'occupe, celle d'achever promptement sa course. Ira t il attacher son âme aux objets divers qui frappent ses regards à mesure qu'il avance, et se tourmenter de mille soins pour se former un établissement stable dans le pays qu'il traverse et qu'il ne reverra jamais ? Or nous sommes tous ce voyageur. Que m'importe la terre, ô mon Dieu ! Que m'importe ce lieu étranger d'où je sortirai dans un moment ! Je vais à la maison de mon père ; le reste ne m'est rien. Le travail, la fatigue, qu'est ce que cela, pourvu que j'arrive au terme où aspirent tous mes voeux ? Mon âme a défailli de désir, mon coeur et ma chair ont tressailli de joie dans l'attente du Dieu vivant. Vos autels, Dieu des vertus, mon Roi et mon Dieu ! vos autels !... Heureux ceux qui habitent dans la maison du Seigneur.

CHAPITRE XXVII : Que l'amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche l'homme de parvenir au souverain bien

1. J. C. Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout, et que rien en vous ne soit à vous même.
Sachez que l'amour de vous-même vous nuit plus qu'aucune chose du monde.
On tient à chaque chose plus ou moins, selon la nature de l'affection et de l'amour qu'on a pour elle.
Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d'aucune chose.
Ne désirez point ce qu'il ne vous est pas permis d'avoir ; renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté.
Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du coeur, avec tout ce que vous pouvez désirer ou posséder.

2. Pourquoi vous consumer d'une vaine tristesse ? Pourquoi vous fatiguer de soins superflus ?
Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire.
Si vous cherchez ceci ou cela, si vous voulez être ici ou là, sans autre objet que de vous satisfaire et de vivre plus selon votre gré, vous n'aurez jamais de repos, et jamais vous ne serez libre d'inquiétude, parce qu'en tout vous trouverez quelque chose qui vous blesse, et partout quelqu'un qui vous contrarie.

3. A quoi sert donc de posséder et d'accumuler beaucoup de choses au dehors ? Ce qui sert, c'est de les mépriser et de les déraciner de son coeur.
Et n'entendez pas ceci uniquement de l'argent et des richesses mais encore de la poursuite des honneurs, et du désir des vaines louanges, toutes choses qui passent avec le monde.
Nul lieu n'est un sûr refuge si l'on manque de l'esprit de ferveur ; et cette paix qu'on cherche au dehors ne durera guère, si le coeur est privé de son véritable appui, c'est à dire si vous ne vous appuyez pas sur moi. Vous changerez, et ne serez pas mieux.
Car, entraîné par l'occasion qui naîtra, vous trouverez ce que vous aurez fui, et pis encore.

PRIÈRE
Pour obtenir la pureté du coeur et la sagesse céleste.

4. LE F. Soutenez moi, Seigneur, par la grâce de l'Esprit-Saint.
Fortifiez moi intérieurement de votre vertu, afin que je bannisse de mon coeur toutes les sollicitudes vaines qui le tourmentent, et que je ne sois emporté par le désir d'aucune chose ou précieuse ou méprisable ; mais plutôt qu'appréciant toutes choses ce qu'elles sont, je voie qu'elles passent, et que je passerai aussi avec elles.
Car il n'y a rien de stable sous le soleil ; et tout est vanité et affliction d'esprit. Oh ! qu'il est sage celui qui juge ainsi !

5. Donnez moi, Seigneur,  la sagesse céleste, afin que j'apprenne à vous chercher et à vous trouver, à vous goûter et à vous aimer par dessus tout, et à ne compter tout le reste que pour ce qu'il est, selon l'ordre de votre sagesse.
Donnez moi la prudence pour m'éloigner de ceux qui me flattent, et la patience pour supporter ceux qui s'élèvent contre moi.
Car c'est une grande sagesse de ne se point laisser agiter à tout vent de paroles, et de ne point prêter l'oreille aux perfides discours des flatteurs. C'est ainsi qu'on avance sûrement dans la voie où l'on est entré.

RÉFLEXION LIVRE TROIS / CHAPITRE XXVII

Si peu que l'homme se recherche lui même, il s'éloigne de Dieu ; mais à l'instant le trouble naît en lui ; car il n'atteint pas l'objet de ses désirs, ou il s'en dégoûte aussitôt, toujours tourmenté, soit par ses convoitises, soit par le remords et l'ennui. Il a voulu être riche, puissant, posséder des titres, des honneurs, toutes choses qui ne s'obtiennent guère que par de durs travaux, et qui rarement se rencontrent avec une conscience pure : n'importe, le voilà élevé au faîte des prospérités humaines, rien ne lui manque de ce qu'il enviait ; demandez lui s'il est satisfait, il ne sortira que des plaintes, des cris d'angoisse et de douleur, de la bouche de cet heureux du monde. Et maintenant, selon la forte expression de l'Apôtre, et maintenant, ô riches, pleurez et poussez des hurlements dans les misères qui fondront sur vous. Vous avez vécu sur la terre dans les délices et les voluptés, vous vous êtes engraissés pour le jour du sacrifice. Ainsi, d'un côté les biens d'ici bas, ces biens convoités si ardemment, fatiguent l'âme sans la rassasier ; et de l'autre à moins d'une grâce peu commune, comme Jésus Christ lui même nous l'apprend, ils la précipitent dans la perte. Au contraire, celui qui s'est renoncé complètement, celui pour qui Dieu seul est tout, jouit d'une paix inaltérable. La souffrance même lui est douce, parce qu'elle accroît son espérance, purifie son amour, et que l'affliction d'un moment enfantera une joie éternelle. Persévérez donc dans la patience jusqu'à l'avènement du Seigneur. Dans l'espoir de recueillir le fruit précieux de la terre, le laboureur attend patiemment les pluies de la première et de l'arrière saison. Et vous aussi soyez donc patients, car l'avènement du Seigneur approche.

CHAPITRE XXVIII : Qu'il faut mépriser les jugements humains

1. J. C. Mon fils, ne vous offensez point si quelques uns pensent mal de vous, et en disent des choses qu'il vous soit pénible d'entendre.
Vous devez penser encore plus mal de vous même, et croire que personne n'est plus imparfait que vous.
Si vous êtes retiré en vous-même, que vous importeront des paroles qui se dissipent en l'air ?
Ce n'est pas une prudence médiocre que de savoir se taire au temps mauvais, et de se tourner vers moi intérieurement, sans se troubler des jugements humains.

2. Que votre paix ne dépende point des discours des hommes ; car qu'ils jugent de vous bien ou mal, vous n'en demeurerez pas moins ce que vous êtes. Où est la véritable paix et la gloire véritable ? n'est ce pas en moi ?
Celui qui ne désire point de plaire aux hommes, et qui ne craint point de leur déplaire, jouira d'une grande paix.
De l'amour déréglé et des vaines craintes naissent l'inquiétude du coeur et la dissipation des sens.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XXVIII

Quelques uns s'inquiètent plus des jugements des hommes que de celui de Dieu. Étrange folie ! Quand nous paraîtrons au tribunal suprême, que nous importera le blâme ou l'estime des créatures ? Nous ne serons ni condamnés ni absous sur leurs vaines pensées. C'est la vérité qui nous jugera, et sa sentence sera éternelle. Tel qui, pendant sa vie, fut enivré de louanges, s'en ira expier ses crimes cachés, là où sont les pleurs et les grincements de dents, et le ver qui ne meurt point. Tel autre qui vécut accablé de mépris et d'outrages entendra cette parole : Venez, vous qui êtes le béni de mon Père ; possédez le royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde ; car les jugements de Dieu ne sont point comme nos jugements, ni sa justice comme notre justice : il sonde l'abîme et le coeur de l'homme. N'ayez donc que lui seul en vue, et soyez indifférent à tout le reste. À quoi sert ce que nous laissons à l'entrée du tombeau ? Les éloges recherchés souillent la conscience et tuent le mérite du bien qu'on a fait pour les obtenir. Prenez garde à ne pas faire vos bonnes oeuvres devant les hommes, pour être vu d'eux ; autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc vous faites l'aumône, ne sonnez point la trompette devant vous, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les carrefours, afin d'être honorés des hommes. En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, quand vous faites l'aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait la droite, afin que votre aumône soit dans le secret ; et votre Père, qui voit dans le secret, vous la rendra. Et quand vous priez, ne soyez point comme les hypocrites, qui aiment à prier debout dans les synagogues et dans les angles des places publiques, afin d'être vus des hommes ; en vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour vous, lorsque vous prierez, entrez dans le lieu de la maison le plus reculé, et après avoir fermé la porte, priez votre Père dans le secret ; et votre Père, qui voit dans le secret, vous le rendra.

CHAPITRE XXIX : Comment il faut invoquer et bénir Dieu dans l'affliction

1. LE F. Que votre nom soit béni à jamais, Seigneur, qui avez voulu m'éprouver par cette peine et cette tentation.
Puisque je ne saurais l'éviter, qu'ai je à faire que de me réfugier vers vous, pour que vous me secouriez, et qu'elle me devienne utile ?
Seigneur, voilà que je suis dans la tribulation ; mon coeur malade est tourmenté par la passion qui le presse.
Et maintenant que dirai je ? O Père plein de tendresse ! les angoisses m'ont environné. Délivrez moi de cette heure.
Mais cette heure est venue pour que vous fassiez éclater votre gloire, en me délivrant après m'avoir humilié profondément.
Daignez, Seigneur, me secourir ; car, pauvre créature que je suis, que puis je faire, et où irais je sans vous ?
Seigneur, donnez moi la patience encore cette fois. Soutenez moi, mon Dieu, et je ne craindrai point, quelque pesante que soit cette épreuve.

2. Et maintenant que dirais-je encore ? Seigneur, que votre volonté se fasse. J'ai bien mérité de sentir le poids de la tribulation.
Il faut donc que je le supporte : faites, mon Dieu, que ce soit avec patience, jusqu'à ce que la tempête passe et que le calme revienne.
Votre main toute puissante peut éloigner de moi cette tentation et en modérer la violence afin que je ne succombe pas entièrement, comme vous l'avez déjà tant de fois fait pour moi, ô mon Dieu ! ma miséricorde !
Et autant ce changement m'est difficile, autant il vous l'est peu : c'est l'oeuvre de la droite du Très-Haut.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XXIX

Le premier mouvement de l'âme éprouvée par la tentation doit être de s'humilier, de reconnaître son impuissance, et aussitôt de recourir avec une vive foi à Celui qui seul est sa force : Seigneur, sauvez  moi, car je vais périr ! et Dieu se hâtera de venir au secours de cette pauvre âme ; il étendra pour la secourir sa main toute puissante ; il commandera aux vents et à la mer, et il se fera un grand calme. Ainsi encore, lorsque le coeur est brisé d'afflictions, oppressé d'angoisses, que fera t il ? Il se jettera dans le sein de Dieu le Père, de Notre Seigneur Jésus Christ, Père de miséricorde et Dieu de toute consolation, qui nous console dans nos épreuves ; car de même que les souffrances de Jésus Christ abondent en nous, ainsi abonde par Jésus Christ notre consolation. Alors si notre âme, comme celle de Jésus, est triste jusqu'à la mort, si nous disons comme lui : Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi ! comme lui aussi nous ajouterons : Non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez !

CHAPITRE XXX : Qu'il faut implorer le secours de Dieu, et attendre avec confiance le retour de sa grâce

1. J. C. Mon fils, je suis le Seigneur ; c'est moi qui fortifie au jour de la tribulation !
Venez à moi quand vous souffrirez.
Ce qui surtout éloigne de vous les consolations célestes, c'est que vous recourez trop tard à la prière.
Car, avant de me prier avec instance, vous cherchez au dehors du soulagement et une multitude de consolations.
Mais tout cela vous sert peu, et il faut encore reconnaître que c'est moi seul qui délivre ceux qui espèrent en moi, et que hors de moi il n'est point de secours efficace, point de conseil utile, point de remède durable.
Mais à présent que vous commencez à respirer après la tempête, ranimez vous à la lumière de mes miséricordes, car je suis près de vous, dit le Seigneur, pour vous rendre tout ce que vous avez perdu, et beaucoup plus encore.

2. Y a t il rien qui me soit difficile ? ou serais je semblable à ceux qui disent, et ne font pas ?
Où est votre foi ? Demeurez ferme et persévérez.
Ne vous lassez point ; prenez courage ; la consolation viendra en son temps.
Attendez moi, attendez : je viendrai et je vous guérirai.
Ce qui vous agite est une tentation, et ce qui vous effraie est une crainte vaine.
Que vous revient il de ces soucis d'un avenir incertain sinon tristesse sur tristesse ? à chaque jour suffit son mal.
Quoi de plus insensé, de plus vain, que de se réjouir ou de s'affliger de choses futures qui n'arriveront peut être jamais ?

3. C'est une suite de la misère humaine d'être le jouet de ces imaginations, et la marque d'une âme encore faible de céder si aisément aux suggestions de l'ennemi.
Car peu lui importe de nous séduire et de nous tromper par des objets réels ou par de fausses images, et de nous vaincre par l'amour des biens présents ou par la crainte des maux à venir.
Que votre coeur donc ne se trouble point et ne craigne point.
Croyez en moi, et confiez vous en ma miséricorde.
Quand vous croyez être loin de moi, souvent c'est alors que je suis le plus près de vous.
Lorsque vous croyez tout perdu, ce n'est souvent que l'occasion d'un plus grand mérite.
Tout n'est pas perdu, quand le succès ne répond pas à vos désirs.
Vous ne devez pas juger selon le sentiment présent, ni vous abandonner à aucune affliction, quelle qu'en soit la cause, et vous y enfoncer comme s'il ne vous restait nulle espérance d'en sortir.

4. Ne pensez pas que je vous aie tout à fait délaissé lorsque je vous afflige pour un temps, ou que je vous retire mes consolations, car c'est ainsi qu'on parvient au royaume des cieux.
Et certes il vaut mieux pour vous et pour tous mes serviteurs être exercés par des traverses, que de n'éprouver jamais aucune contrariété.
Je connais le secret de votre coeur, et je sais qu'il est utile pour votre salut que vous soyez quelquefois dans la sécheresse, de crainte qu'une ferveur continue ne vous porte à la présomption, et que, par une vaine complaisance en vous même, vous ne vous imaginiez être ce que vous n'êtes pas.
Ce que j'ai donné, je puis l'ôter et le rendre quand il me plaît.

5. Ce que je donne est toujours à moi ; ce que je reprends n'est point à vous car c'est de moi que découle tout bien et tout don parfait.
Si je vous envoie quelque peine ou quelque contradiction, n'en murmurez pas, et que votre coeur ne se laisse point abattre ; car je puis en un moment vous délivrer de ce fardeau et changer votre tristesse en joie.
Et lorsque j'en use ainsi avec vous, je suis juste et digne de toute louange.
Si vous jugez selon la sagesse et la vérité, vous ne devez jamais vous affliger avec tant d'excès dans l'adversité, mais plutôt vous en réjouir et m'en rendre grâces.
Et même ce doit être votre unique joie que je vous frappe sans vous épargner.
Comme mon père m'a aimé, moi aussi je vous aime, ai je dit à mes disciples en les envoyant, non pour goûter les joies du monde, mais pour soutenir de grands combats ; non pour posséder les honneurs, mais pour souffrir les mépris ; non pour vivre dans l'oisiveté, mais dans le travail ; non pour se reposer, mais pour porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez vous, mon fils, de ces paroles.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXX

Bien que les hommes sachent que la vie présente n'est qu'un état de passage, néanmoins il y a en eux un penchant extraordinaire à se concentrer dans cette vie si courte, et à ne juger des choses que par leur rapport avec elle. Ils veulent invinciblement être heureux ; mais ils veulent l'être dès ici bas, ils cherchent sur la terre un bonheur qui n'y est point et qui n'y peut être, et en cela ils se trompent misérablement. Les uns le placent dans les plaisirs et les biens du monde, et, après s'être fatigués à leur poursuite, ils voient que tout est vanité et affliction d'esprit, et que l'homme n'a rien de plus de tous les travaux dont il se consume sous le soleil. Les autres, convaincus du néant de ces biens, se tournent vers Dieu ; mais ils veulent aussi que le désir de félicité qui les tourmente soit satisfait dès à présent, toujours prêts à s'inquiéter et à se plaindre, quand Dieu leur retire les grâces sensibles, ou qu'il les éprouve par les souffrances et la tentation. Ils ne comprennent pas que la nature humaine est malade et incapable en cet état de tout bonheur réel ; que les épreuves dont ils se plaignent sont les remèdes nécessaires que le céleste médecin des âmes emploie, dans sa bonté, pour les guérir, et que toute notre espérance sur la terre, toute notre paix consiste à nous abandonner entièrement à lui avec une confiance pleine d'amour. Et voilà pourquoi le roi prophète revient si souvent à cette prière : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis malade ; guérissez moi, car le mal a pénétré jusqu'à mes os ; guérissez mon âme, vous qui guérissez toutes nos infirmités. Donc, pendant cette vie, la résignation, la patience, une tranquille soumission de la volonté, au milieu des ténèbres de l'esprit et de l'amertume du coeur ; et après, et bientôt, dans la véritable vie, le repos imperturbable, la joie immortelle, et la félicité de Dieu même, qu'il vous sera donné de voir tel qu'il est face à face.

CHAPITRE XXXI : Qu'il faut oublier toutes les créatures pour trouver le Créateur

1. LE F. Seigneur, j'ai besoin d'une grâce plus grande, s'il me faut parvenir à cet état où nulle créature ne sera un lien pour moi.
Car, tant que quelque chose m'arrête, je ne puis voler librement vers vous.
Il aspirait à cette liberté, celui qui disait : Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? et je volerai, et je me reposerai.
Quel repos plus profond que le repos de l'homme qui n'a que vous en vue ? et quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre ?
Il faut donc s'élever au dessus de toutes les créatures, se détacher parfaitement de soi même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là reconnaître que c'est vous qui avez tout fait, que rien n'est semblable à vous.
Tandis qu'on tient encore à quelque créature, on ne saurait s'occuper librement des choses de Dieu.
Et c'est pourquoi l'on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables.

2. Il faut pour cela une grâce puissante qui soulève l'âme, et la ravisse au dessus d'elle même.
Et tant que l'homme n'est pas élevé ainsi en esprit, détaché de toute créature, et parfaitement uni à Dieu, tout ce qu'il sait et tout ce qu'il a, est de bien peu de prix.
Il sera longtemps faible et incliné vers la terre, celui qui estime quelque chose hors de l'unique, de l'immense, de l'éternel bien.
Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien, et ne doit être compté pour rien.
Il y a une grande différence entre la sagesse d'un homme que la piété éclaire, et la science qu'un docteur acquiert par l'étude.
La science qui vient d'en haut et que Dieu lui même répand dans l'âme est bien supérieure à celle où l'homme parvient laborieusement par les efforts de son esprit.

3. Plusieurs désirent s'élever à la contemplation ; mais ce qu'il faut pour cela, ils ne le veulent point faire.
Le grand obstacle est qu'on s'arrête à ce qu'il y a d'extérieur et de sensible, et que l'on s'occupe peu de se mortifier véritablement.
Je ne sais ce que c'est, ni quel esprit nous conduit, ni ce que nous prétendons, nous qu'on regarde comme des hommes tout spirituels, de poursuivre avec tant de travail et de souci des choses viles et passagères, lorsque si rarement nous nous recueillons pour penser sans aucune distraction à notre état intérieur.

4. Hélas ! à peine sommes-nous rentrés en nous mêmes, que nous nous hâtons d'en sortir, sans jamais sérieusement examiner nos oeuvres.
Nous ne considérons point jusqu'où descendent nos affections, et nous ne gémissons point de ce que tout en nous est impur.
Toute chair avait corrompu sa voie ; et c'est pourquoi le déluge suivit.
Quand donc nos affections intérieures sont corrompues, elles corrompent nécessairement nos actions, et dévoilent ainsi toute la faiblesse de notre âme.
Les fruits d'une bonne vie ne croissent que dans un coeur pur.

5. On demande d'un homme : Qu'a t il fait ? Mais s'il l'a fait par vertu, c'est à quoi l'on regarde bien moins.
On veut savoir s'il a du courage, des richesses, de la beauté, de la science, s'il écrit ou s'il chante bien, s'il est habile dans sa profession ; mais on ne s'informe guère s'il est humble, doux, patient, pieux, intérieur.
La nature ne considère que le dehors de l'homme ; la grâce pénètre au-dedans.
Celle là se trompe souvent ; celle ci espère en Dieu, pour n'être pas trompée.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXI

Jusqu'à ce que notre vie soit, comme parle l'Apôtre, cachée en Dieu avec Jésus Christ, nous ne lui appartenons qu'imparfaitement, nous ne sommes pas un avec le Fils et avec le Père, nous ne sommes pas consommés dans l'unité ; il y a quelque chose entre nous et Dieu : et c'est que nous tenons encore à nous mêmes et aux créatures : notre amour est divisé ; tantôt il s'élance vers le ciel, et tantôt il rampe sur la terre. Pour vivre de la vie cachée avec Jésus Christ en Dieu, il faut rompre les derniers liens qui nous attachent au monde. Alors séparée de tout ce qui passe, enveloppée, pour ainsi dire, de l'être divin, plongée dans la lumière, l'âme ne voit que lui, ne se sent qu'en lui, ne vit que de sa vérité et de son amour, qu'il lui communique par des voies inexplicables et merveilleuses. Unie intimement au Fils, et par le Fils au Père, Jésus Christ, son modèle et son époux, la rend de plus en plus conforme à lui même. Ce qu'il a éprouvé, il veut qu'elle l'éprouve aussi, qu'elle le reproduise en quelque sorte, dans ses divers  états, avec le même esprit d'obéissance parfaite qui le dirigeait dans l'accomplissement de sa divine mission. Quelquefois il la conduit sur le Thabor, comme pour lui montrer les biens promis à sa fidélité ; plus souvent il la guide au jardin des Oliviers, au prétoire, sur le Golgotha, où doit se consommer le sacrifice : et soit qu'il l'éclaire et la console, soit qu'il paraisse la délaisser, tout coopère à sa perfection, parce qu'elle aime, et que jamais elle ne se lasse d'aimer, dans l'amertume comme dans la joie, le Dieu qui l'appelle à la sainteté. Elle se repose, pleine de calme, dans la volonté de ce grand Dieu. Mais l'âme qui ne s'est pas encore complètement dégagée des choses de la terre est toujours agitée, inquiète, elle marche dans l'obscurité, et mille soins la tourmentent. Hâtons nous donc de briser nos chaînes, ne cherchons que Jésus, ne désirons que lui : à qui irions nous ? Il a les paroles de la vie éternelle. Quittons tout pour le suivre, et laissons les morts ensevelir leurs morts.

CHAPITRE XXXII : De l'abnégation de soi-même

1. J. C. Mon fils, vous ne pouvez jouir d'une liberté parfaite si vous ne vous renoncez entièrement.
Ils vivent en servitude tous ceux qui s'aiment, et qui veulent être à eux mêmes. On les voit, avides, curieux, inquiets, cherchant toujours ce qui flatte leurs sens, et non ce qui me plaît, se repaître d'illusions, et former mille projets qui se dissipent.
Car tout ce qui ne vient pas de Dieu périra.
Retirez bien cette courte et profonde parole : Quittez tout, et vous trouverez tout. Renoncez à vos désirs, et vous goûterez le repos.
Méditez ce précepte ; et quand vous l'aurez accompli, vous saurez tout.

2. LE F. Seigneur, ce n'est pas l'oeuvre d'un jour, ni un jeu d'enfant : cette courte maxime renferme toute la perfection religieuse.

3. J. C. Mon fils, vous ne devez point vous rebuter, ni perdre courage lorsqu'on vous montre la voie des parfaits, mais plutôt vous efforcer de parvenir à cet état sublime, ou au moins y aspirer de tous vos désirs.
Ah ! s'il en était ainsi de vous ; si vous en étiez venu jusqu'à ne plus vous aimer vous même, soumis à moi sans réserve, et au supérieur que je vous ai donné, alors j'arrêterais sur vous mes regards avec complaisance, et tous vos jours passeraient dans la paix et dans la joie.
Il vous reste encore bien des choses à quitter ; et, à moins que vous n'y renonciez entièrement pour moi, vous n'obtiendrez point ce que vous demandez.
Écoutez mes conseils, et pour acquérir de vraies richesses, achetez moi  de l'or éprouvé par le feu, c'est à dire la sagesse céleste, qui foule aux pieds toutes les choses d'ici bas.
Qu'elle vous soit plus chère que la sagesse du siècle et que tout ce qui plaît aux hommes ou nous plaît en nous mêmes.

4. Je vous le dis, échangez ce qu'il y a de grand et de précieux dans les choses humaines contre une chose vile.
Car on regarde comme petite et vile, et l'on oublie presque entièrement cette sagesse du ciel, la seule vraie, qui ne s'élève point en elle même, et qui ne cherche point à être admirée sur la terre. Plusieurs ont ses louanges à la bouche ; mais ils s'éloignent d'elle par leur vie.
C'est cependant cette perle précieuse,  et qui est cachée au plus grand nombre.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXII

Qu'est ce que l'homme livré à lui même, à son esprit dépourvu de règle, à ses désirs, à ses penchants ?
Esclave des erreurs diverses qui le séduisent tour à tour, esclave de ses  convoitises et des objets de ses convoitises, est il une servitude plus profonde que la sienne ? Et voilà, ô mon Dieu, l'état de toute créature qui refuse de se soumettre entièrement à vous. Pour être libre, il faut obéir. La parfaite liberté n'est que l'accomplissement parfait des préceptes et des conseils évangéliques, et tous les préceptes et tous les conseils se réduisent au renoncement de soi même : car, en renonçant à sa raison propre, on possède dans sa plénitude et sans aucun mélange la vérité de Dieu ; en renonçant à l'amour de soi corrompu en Adam, l'amour de Dieu et du prochain à cause de Dieu, lequel est le sommaire de la loi, demeure seul au fond du coeur ; en renonçant à sa volonté, l'on n'agit plus que d'après la volonté de Dieu, qui est l'ordre par excellence. Et l'homme alors est libre comme Dieu même, dont il devient la fidèle image ; il est libre, car cette abnégation absolue de lui même l'affranchit du double esclavage de l'erreur et des passions. Nous avons été, dit saint Paul, délivrés par Jésus Christ, et appelés par lui à la liberté, c'est à dire à la connaissance de la loi évangélique, loi parfaite de liberté, qui, après avoir délivré ceux qui s'y attachent fidèlement de la servitude  de la corruption, les conduit enfin à la liberté de la gloire promise aux enfants de Dieu.

CHAPITRE XXXIII : De l'inconstance du coeur, et que nous devons tout rapporter à Dieu comme à notre dernière fin

1. J. C. Mon fils, ne vous reposez point sur ce que vous sentez en vous : maintenant vous êtes affecté d'une certaine manière, vous le serez d'une autre le moment d'après. Tant que vous vivrez vous serez sujet au changement, même malgré vous : tour à tour triste et gai, tranquille et inquiet, fervent et tiède : tantôt actif, tantôt paresseux, tantôt grave, tantôt léger.
Mais l'homme sage et instruit dans les voies spirituelles s'élève au dessus de ces vicissitudes. Il ne considère point ce qu'il éprouve en soi, ni de quel côté l'incline le vent de l'inconstance ; mais il arrête toute son attention sur la fin bienheureuse à laquelle il doit tendre.
C'est ainsi qu'au milieu de tant de mouvements divers, fixant sur moi seul ses regards, il demeure inébranlable et toujours le même.

2. Plus l'oeil de l'âme est pur et son intention droite, moins on est agité par les tempêtes.
Mais cet oeil s'obscurcit en plusieurs, parce qu'il se tourne vers chaque objet agréable qui se présente.
Car il est rare de trouver quelqu'un tout à fait exempt de la honteuse recherche de soi même.
Ainsi autrefois les Juifs vinrent à Béthanie chez Marthe et Marie, non pour Jésus seul, mais pour voir Lazare.
Il faut donc purifier l'intention, afin que, simple et droite, elle se dirige constamment vers moi, sans s'arrêter jamais aux objets inférieurs.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XXXIII

L'esprit de l'homme va et vient sans se reposer jamais, et le coeur est emporté par la même inconstance. Or ces changements qui surviennent en nous, quelquefois malgré nous, sont ou des tentations que l'on doit combattre, ou des misères qu'il faut supporter, ou des épreuves auxquelles on doit se soumettre humblement.
Et c'est pourquoi il est nécessaire de travailler sans relâche à purifier notre volonté, qui seule dépend de nous ; autrement nous tomberons bien vite ou dans le péché, ou dans le trouble, ou dans les deux à la fois. Celui qui veut sincèrement être à Dieu, et n'être qu'à lui, ne craint pas les attaques de l'enfer, parce qu'il sait qu'il est invincible en Celui qui le fortifie. Il ne s'irrite point contre lui même, il voit en paix ses infirmités, il s'en glorifie comme l'Apôtre, parce qu'elles perfectionnent la vertu, et ajoutent au prix de la victoire. Que si Dieu l'éprouve, il s'humilie, il se reconnaît indigne de ses consolations, et il embrasse avec amour la Croix qui lui est présentée. Tranquille sur cette Croix, dans la tristesse, dans la souffrance et l'abandonnement, il n'a que cette parole, et elle lui suffit : J'ai espéré en vous, Seigneur, et je ne serai point confondu éternellement.

CHAPITRE XXXIV : Qu'on ne saurait goûter que Dieu seul, et qu'on le goûte en toutes choses quand on l'aime véritablement.

1. LE F. Voilà mon Dieu et mon tout ! Que voudrais je de plus ? et quelle plus grande félicité puis je désirer ?
O ravissante parole ! mais pour celui qui aime Jésus, et non pas le monde, ni rien de ce qui est du monde.
Mon Dieu et mon tout, c'est assez dire à qui l'entend, et le redire sans cesse est doux à celui qui aime.
Vous présent, tout est délectable ; en votre absence, tout devient amer.
Vous donnez au coeur le repos, et une profonde paix, et une joie inénarrable.
Vous faites que, content de tout, on vous bénit de tout. Au contraire, rien sans vous ne peut plaire longtemps, et rien n'a d'attrait ni de douceur sans l'impression de votre grâce ni l'onction de votre sagesse.

2. Que ne goûtera point celui qui vous goûte, et que trouvera d'agréable celui qui ne vous goûte point ?
Les sages du monde, qui n'ont de goût que pour les voluptés de la chair, s'évanouissent dans leur sagesse ; car on ne trouve là qu'un vide immense, que la mort.
Mais ceux qui, pour vous suivre, méprisent le monde et mortifient la chair, se montrent vraiment sages : car ils quittent le mensonge pour la vérité, et la chair pour l'esprit.
Ceux là savent goûter Dieu ; et tout ce qu'ils trouvent de bon dans les créatures, ils le rapportent à la louange du Créateur.
Rien pourtant ne se ressemble moins le goût du Créateur et celui la créature, du temps et de l'éternité, de la lumière incréée et de celle qui n'en est qu'un faible reflet.

3. O lumière éternelle ! infiniment élevée au dessus de toute lumière créée, qu'un de vos rayons, tel que la foudre, parte d'en haut et pénètre jusqu'au fond le plus intime de mon coeur.
Purifiez, dilatez, éclairez, vivifiez mon âme et toutes ses puissances, pour qu'elle s'unisse à vous dans des transports de joie.
Oh ! quand viendra cette heure heureuse, cette heure désirable où vous me rassasierez de votre présence, où vous me serez tout en toutes choses ?
Jusque là je n'aurai point de joie parfaite.
Hélas ! le vieil homme vit encore en moi : il n'est pas tout crucifié, il n'est pas mort entièrement.
Ses convoitises combattent encore fortement contre l'esprit ; il excite en moi des guerres intestines et ne souffre point que l'âme règne en paix.

4. Mais vous qui commandez à la mer et qui calmez le mouvement des flots, levez vous, secourez moi .
Dissipez les nations qui veulent la guerre, et brisez les dans votre puissance.
Faites, je vous conjure, éclater vos merveilles, et signalez la gloire de votre bras ; car je n'ai point d'autre espérance ni d'autre refuge que vous, ô mon Dieu !

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XXXIV

Il est étrange que, connaissant Dieu, toute notre âme ne soit pas absorbée dans son amour ; qu'elle s'arrête encore aux créatures, au lieu de se plonger et de se perdre dans la source de tout bien. Qu'est ce que le bonheur, sinon l'amour ? Et qu'est ce que le bonheur infini, sinon un amour sans bornes ? il faut donc à notre coeur un objet infini, il faut Dieu : rien de créé ne saurait le satisfaire jamais. Que me veut le monde ? Qu'ai je besoin de lui ? Que peut il me donner ? Mon coeur est plus grand que tous ses biens, et Dieu seul est plus grand que mon coeur. Dieu seul donc, Dieu seul, maintenant et toujours, éternellement Dieu seul !

CHAPITRE XXXV : Qu'on est toujours, durant cette vie, exposé à la tentation

1. J. C. Mon fils, vous n'aurez jamais de sécurité dans cette vie ; mais, tant que vous vivrez, les larmes spirituelles vous seront toujours nécessaires.
Vous êtes environné d'ennemis ; ils vous attaquent à droite et à gauche.
Si vous ne vous couvrez donc de tous côtés du bouclier de la patience, vous ne serez pas longtemps sans blessures.
Si, de plus, votre coeur ne se fixe pas irrévocablement en moi, avec la ferme volonté de tout souffrir pour mon amour, vous ne soutiendrez jamais la violence de ce combat, et vous n'obtiendrez point la palme des bienheureux.
Il faut donc passer courageusement à travers tous les obstacles, et lever un bras puissant contre tout ce qui s'oppose à vous.
Car la manne est donnée aux victorieux, et une grande misère est  le partage du lâche.

2. Si vous cherchez le repos en cette vie, comment parviendrez vous au repos éternel ?
Ne vous préparez pas à beaucoup de repos, mais à beaucoup de patience.
Cherchez la véritable paix, non sur la terre, mais dans le ciel ; non dans les hommes ni dans aucune créature, mais en Dieu seul.
Vous devez supporter tout avec joie pour l'amour de Dieu : les travaux, les douleurs, les tentations, les persécutions, les angoisses, les besoins, les infirmités, les injures, les médisances, les reproches, les humiliations, les affronts, les corrections, les mépris.
C'est là ce qui exerce à la vertu, ce qui éprouve le nouveau soldat de Jésus Christ, ce qui forme la couronne céleste.
Pour un court travail, je donnerai une récompense éternelle, et une gloire infinie pour une humiliation passagère.

3. Pensez vous que vous aurez toujours selon votre désir les consolations spirituelles ?
Mes saints n'en ont pas joui constamment, mais ils ont eu beaucoup de peines, des tentations diverses, de grandes désolations.
En se confiant plus en Dieu qu'en eux mêmes, ils se sont soutenus par la patience au milieu de toutes ces épreuves, sachant que les souffrances du temps n'ont nulle proportion avec la gloire future qui doit en être le prix.
Voulez vous avoir dès le premier moment ce que tant d'autres ont à peine obtenu après beaucoup de larmes et d'immenses travaux ?
Attendez le Seigneur, combattez avec courage, soyez ferme, ne craignez point, ne reculez point, mais exposez généreusement votre vie pour la gloire de Dieu.
Je vous récompenserai pleinement, et je serai avec vous dans toutes vos tribulations.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XXXV

Gardez vous d'attendre ici bas un repos qui n'y est point ; on ne peut gagner le ciel qu'avec beaucoup de travail, et pendant que vous serez sur la terre, vous aurez toujours à combattre. Ne vous lassez donc point ; renouvelez en vous l'esprit intérieur ; recourez à Dieu, qui seul vous soutient ; humiliez vous en sa présence ; veillez et priez afin que vous n'entriez point en tentation, je vous le répète, veillez et priez continuellement, demeurez fermes dans la foi ; agissez avec courage, et soyez forts. Il y en a qui, après avoir lutté généreusement, fléchissent tout à coup, tombent dans l'abattement et abandonnent lâchement la victoire ; et c'est qu'ayant compté sur eux mêmes, Dieu les délaisse en punition de leur orgueil. Il ne suffit pas de résister un jour, deux jours ; il faut combattre sans relâche jusqu'au bout. Qui persévérera jusqu'à la fin, celui là sera sauvé. Et ne dites point : Cette guerre est bien longue. Rien n'est long de ce qui finit : vous touchez au terme, car le temps est court, et la figure de ce monde passe. Encore un moment, dit le Sauveur, et le monde ne me verra plus, mais vous me verrez, parce que je  vis, et que vous vivez en moi. Et  l'esprit et l'épouse disent : Venez. Et que celui qui entend dise :  Venez. Voilà que je viens. Ainsi soit il. Venez, Seigneur Jésus.

CHAPITRE XXXVI : Contre les vains jugements des hommes

1. J. C. Mon fils, ne cherchez qu'en Dieu le repos de votre coeur, ne craignez point les jugements des hommes, quand votre conscience vous rend témoignage de votre innocence et de votre piété.
Il est bon, il est heureux de souffrir ainsi : et ce ne sera point chose pénible pour le coeur humble qui se confie en Dieu plus qu'en lui même.
On parle tant, qu'on doit ajouter peu de foi à ce qui se dit.
Comment, d'ailleurs, contenter tout le monde ? cela ne se peut.
Bien que Paul s'efforçât de plaire à tous dans le Seigneur, et qu'il se fit tout à tous, il ne laissait pas d'être indifférent aux jugements des hommes.

2. Il a fait tout ce qui était en lui pour l'édification et le salut des autres ; mais il n'a pu empêcher qu'ils ne l'aient quelquefois condamné ou méprisé.
C'est pourquoi il a remis tout à Dieu, qui connaît tout ; et il n'a opposé que l'humilité et la patience aux reproches injustes, aux faux soupçons et aux mensonges de ceux qui se livraient, dans leurs discours, à tout ce que leur suggérait la passion.
Il s'est cependant justifié quelquefois, de peur que son silence ne causât du scandale aux faibles.

3. Qu'avez vous à craindre d'un homme mortel ? Il est aujourd'hui, et demain il aura disparu.
Craignez Dieu, et vous ne redouterez rien des hommes.
Que peut contre vous un homme par des paroles ou des outrages ? Il se nuit plus qu'à vous, et, quel qu'il soit, il n'évitera pas le jugement de Dieu.
Ayez Dieu toujours présent, et laissez là les contestations et les plaintes.
Que si vous paraissez succomber maintenant, et souffrir une confusion que vous ne méritez pas, n'en murmurez point, et ne diminuez pas votre couronne par votre impatience.
Levez plutôt vos regards au ciel, vers moi, qui suis assez puissant pour vous délivrer de l'opprobre et de l'injure, et pour rendre à chacun selon ses oeuvres.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXVI

Pourquoi vous inquiéter des jugements des hommes, et que vous font leurs vaines pensées ? Ils ne voient tout au plus que les dehors ; leur oeil ne pénètre point au fond de l'âme, là où sont cachés le bien et le mal. Ne vous affligez donc point s'ils vous condamnent, et ne vous élevez point s'ils vous louent. Mais prosternez vous devant Dieu, et dites lui : Si vous scrutez, Seigneur, nos iniquités, qui soutiendra votre regard ? Quelques uns s'exagèrent l'importance de ce qu'ils appellent leur réputation ; et dans l'excessive chaleur avec laquelle
ils la défendent, il y a souvent plus d'amour propre que de zèle véritable. Jésus Christ chargé d'outrages nous a donné un autre exemple : il s'est tu et n'a point ouvert la bouche. Tous les saints ont été comme lui persécutés et calomniés. Quand on a fait ce qui dépendait de soi pour ne pas scandaliser ses frères, la conscience doit être tranquille : il ne reste plus qu'à demeurer en paix dans l'humiliation. Dieu sait tout, et cela suffit. J'estime, écrivait saint Paul aux Corinthiens, j'estime que ce m'est peu de chose d'être jugé par vous, ou par aucun tribunal humain ; je ne me juge pas moi même : Celui qui me juge, c'est le Seigneur. Ne jugez donc point avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne ; il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, il manifestera les conseils des coeurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qu'il mérite.

CHAPITRE XXXVII : Qu'il faut renoncer entièrement à soi-même pour obtenir la liberté du coeur

1. J. C. Mon fils, quittez vous, et vous me trouverez.
N'ayant rien à vous, pas même votre volonté, vous y gagnerez constamment.
Car vous recevrez une grâce plus abondante dès que vous aurez renoncé à vous même sans retour.

2. LE F. Seigneur, en quoi dois je me renoncer, et combien de fois ?

3. J. C. Toujours et à toute heure, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Je n'excepte rien, et j'exige de vous un dépouillement sans réserve.
Comment pouvez vous être à moi, et comment pourrai je être à vous, si vous n'êtes libre au-dedans et au dehors de toute volonté propre ?
Plus vous vous hâterez d'accomplir ce renoncement, plus vous aurez de paix ; et plus il sera parfait et sincère, plus vous me serez agréable, et plus vous obtiendrez de moi.

4. Il y en a qui renoncent à eux mêmes, mais avec quelque réserve, et parce qu'ils n'ont pas en Dieu une pleine confiance, ils veulent encore s'occuper de ce qui les touche.
Quelques uns offrent tout d'abord ; mais, la tentation survenant, ils reprennent ce qu'ils avaient donné, et c'est pourquoi ils ne font presque aucun progrès dans la vertu.
Ni les uns ni les autres ne parviendront jamais à la vraie liberté d'un coeur pur ; jamais ils ne seront admis à ma douce familiarité, qu'après un entier abandon et un continuel sacrifice d'eux mêmes, sans lequel on ne peut ni jouir de moi, ni s'unir à moi.

5. Je vous l'ai dit bien des fois, et je vous le redis encore : Quittez vous, renoncez à vous, et vous jouirez d'une grande paix intérieure.
Donnez tout pour trouver tout ; ne recherchez, ne demandez rien : demeurez fermement attaché à moi seul, et vous me posséderez.
Votre coeur sera libre et dégagé des ténèbres qui l'obscurcissent.
Que vos efforts, vos prières, vos désirs n'aient qu'un seul objet : d'être dépouillé de tout intérêt propre, de suivre nu Jésus Christ nu, de mourir à vous même afin de vivre pour moi éternellement.
Alors s'évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXVII

Vous l'avez dit, ô mon Jésus : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi même, qu'il porte sa Croix et qu'il me suive ; et encore : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple. Il n'y a donc point à hésiter ; il faut  choisir entre le monde et vous : on ne saurait servir deux maîtres, et vous ne voulez point de partage. Se rechercher, c'est s'éloigner de vous. Là où il reste encore quelque attache aux choses de la terre, quelque volonté propre, quelque secrète complaisance dans les dons soit de la nature, soit de la grâce, vous ne régnez pas pleinement, Seigneur, et votre amour est en souffrance. Hélas ! comment peut on, après avoir goûté la joie de votre union, refuser de s'unir plus intimement à vous ? O faiblesse et folie incompréhensibles du coeur humain ! Est il donc, ô mon Dieu, si difficile de reconnaître le néant de tout ce qui n'est pas vous, l'inconstance de notre volonté, l'incertitude de nos projets, la vanité de nos désirs, et de laisser là je ne sais quels biens stériles et misérables, une heure avant que la mort nous en dépouille sans retour ? Quelles seront nos pensées à ce moment où toutes les illusions s'évanouissent ? Que nous feront les choses du temps, lorsque le temps finira pour nous ? C'en est fait, Seigneur, je suis résolu à consommer le sacrifice que vous exigez de ceux qui veulent vous appartenir. Qu'on ne me parle plus du monde ni de moi même : j'ai rompu mes derniers liens, je ne vis désormais que de la vie de Jésus Christ en moi ; ce corps est comme le suaire qui m'enveloppe ; me voilà étendu dans le tombeau, enseveli avec Jésus Christ en Dieu. Amen, qu'il soit ainsi !

CHAPITRE XXXVIII : Comment il faut se conduire dans les choses extérieures, et recourir à Dieu dans les périls

1. J. C. Mon fils, en tous lieux, dans tout ce que vous faites, en tout ce qui vous occupe au dehors, vous devez vous efforcer de demeurer libre intérieurement, et maître de vous même, de sorte que tout vous soit assujetti, et que vous ne le soyez à rien.
Ayez sur vos actions un empire absolu ; soyez en le maître et non l'esclave.
Tel qu'un vrai Israélite, affranchi de toute servitude, entrez dans le partage et dans la liberté des enfants de Dieu, qui, élevés au dessus des choses présentes, contemplent celles de l'éternité ; qui donnent à peine un regard à ce qui passe, et ne détachent jamais leurs yeux de ce qui durera toujours ; qui, supérieurs aux biens du temps, ne cèdent point à leur attrait, mais plutôt les forcent de servir au bien selon l'ordre établi par Dieu, le régulateur  suprême, qui n'a rien laissé de désordonné dans ses oeuvres.

2. Si, dans tous les événements, vous ne vous arrêtez point aux apparences, et n'en croyez point les yeux de la chair sur ce que vous voyez et entendez ; si vous entrez d'abord, comme Moïse, dans le tabernacle pour consulter le Seigneur, vous recevrez quelquefois sa divine réponse, et vous reviendrez instruit de beaucoup de choses sur le présent et sur l'avenir.
Car c'était toujours dans le tabernacle que Moïse allait chercher l'éclaircissement de ses difficultés et de ses doutes : et la prière était son unique recours contre la malice et les pièges des hommes.
Ainsi vous devez vous réfugier dans le secret de votre coeur pour implorer le secours de Dieu avec plus d'instance.
Nous lisons que Josué et les enfants d'Israël furent trompés par les Gabaonites, parce qu'ils n'avaient point auparavant consulté le Seigneur, et que, trop crédules à leurs flatteuses paroles, ils se laissèrent séduire par une fausse piété.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXVIII

La plupart des hommes, dominés par les premières impressions, agissent sans consulter Dieu, et passent leur vie à se repentir le soir de ce qu'ils ont fait le matin. On doit travailler continuellement à vaincre une faiblesse si déplorable, en s'efforçant de résister aux mouvements soudains qui s'élèvent en nous. Celui qui n'est pas maître de soi court un grand péril ; il est à chaque instant près de tomber. Il faut s'exercer à vouloir, à dompter l'imagination, qui emporte l'âme, à soumettre le coeur et ses désirs à une règle inflexible. Mais, que ferons nous, pauvres infirmes, si nous ne sommes aidés, secourus ? De nous mêmes   nous ne pouvons rien. Le Seigneur est notre seule force : implorons-le donc avec confiance, implorons le sans cesse : la prière de l'humble pénètre le ciel. Levons les yeux sur la montagne d'où nous viendra le secours. Seigneur Dieu de mon salut, j'ai crié devant vous le jour et la nuit ; ce pauvre a crié, et le Seigneur l'a exaucé, et il l'a sauvé de toutes ses tribulations. Béni soit le Seigneur, parce qu'il a entendu la voix de ma prière ! Le Seigneur est mon aide et mon protecteur, mon coeur a espéré en lui, et il m'a secouru, et ma chair a refleuri, et du fond de ma volonté je le louerai. Tous mes os diront : Seigneur, qui est semblable à vous ?

CHAPITRE XXXIX : Qu'il faut éviter l'empressement dans les affaires

1. J. C. Mon fils, remettez moi toujours vos intérêts ; j'en disposerai selon ce qui sera le mieux, au temps convenable.
Attendez ce que j'ordonnerai, et vous y trouverez un grand avantage.

2. LE F. Seigneur, je vous remets tout avec beaucoup de joie ; car j'avance bien peu quand je n'ai que mes propres lumières.
Oh ! que ne puis je, oubliant l'avenir, m'abandonner dès ce moment, sans réserve, à votre volonté souveraine !

J. C. Mon fils, souvent l'homme poursuit avec ardeur une chose qu'il désire ; l'a t il obtenue, il commence à s'en dégoûter, parce qu'il n'y a rien de durable dans ses affections, et qu'elles l'entraînent incessamment d'un objet à un autre.
Ce n'est donc pas peu de se renoncer soi même dans les plus petites choses.

4. Le vrai progrès de l'homme est l'abnégation de soi même ; et l'homme qui ne tient plus à soi est libre et en assurance.
Cependant l'ancien ennemi, qui s'oppose à tout bien, ne cesse pas de le tenter ; il lui dresse nuit et jour des embûches, et s'efforce de le surprendre pour le faire tomber dans ses pièges.
Veillez et priez, dit le Seigneur, afin que vous n'entriez point en tentation.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XXXIX

Il y a dans les affaires un danger terrible pour l'âme, lorsqu'elle ne veille pas sur elle-même attentivement. Nous ne parlons point des tentations de 1'intérêt, si vives pourtant, si multipliées, et qui finissent ordinairement par affaiblir au moins la conscience. Alors même qu'elles ne produisent pas ce triste effet, elles dessèchent le coeur, préoccupent l'esprit, le détournent de Dieu et de la grande pensée du salut. Il y a toujours quelque chose qui presse qu'on ne peut laisser en retard, et sous ce prétexte, sans dessein formé, par le seul entraînement des occupations qu'on s'est faites, on abandonne peu à peu les exercices qui nourrissent la piété, les lectures saintes, la prière, les devoirs indispensables de la religion ; et ainsi la vie s'écoule pleine de projets, de soucis, de travaux, dans l'oubli de la seule chose nécessaire. Les maladies même ne réveillent pas : aucun avertissement n'est écouté. Enfin la mort vient, saisit cet homme, le présente au Juge, qui l'interroge : Qu'as tu fait du temps que je t'ai accordé ? L'infortuné voit d'un coup d'oeil trente, quarante, soixante années consumées tout entières dans les soins de la terre, et il ne voit que cela. Son âme, il n'y a point songé. Il est tard en ce moment pour commencer à s'occuper d'elle, et son sort est fixé irrévocablement. Ah ! pensez avant tout à ce qui ne doit jamais finir. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. Éteindre en soi le désir de ce qui passe, se confier en la Providence, ne vouloir que ce qu'elle veut, comme elle le veut et quand elle le veut, c'est la voix de la paix et le seul fondement solide d'espérance à la dernière heure.

CHAPITRE XL : Que l'homme n'a rien de bon de lui-même, et ne peut se glorifier de rien

1. LE F. Seigneur, qu'est ce que l'homme, pour que vous vous souveniez de lui ? Et qu'est ce que le fils de l'homme, pour que vous le visitiez ?
Par où l'homme a t il pu mériter votre grâce ?
De quoi, Seigneur, puis je me plaindre si vous me délaissez ? Et qu'ai je à dire si vous ne faites pas ce que je demande ?
Je ne puis certes penser et dire avec vérité que ceci : Seigneur, je ne suis rien, je ne peux rien, de moi même je n'ai rien de bon, je sens ma faiblesse en tout, et tout m'incline vers le néant.
Si vous ne m'aidez et ne me fortifiez intérieurement, aussitôt je tombe dans la tiédeur et le relâchement.

2. Mais vous, Seigneur, vous êtes toujours le même, et vous demeurez éternellement bon, juste et saint, faisant tout avec bonté, avec justice, avec sainteté, et disposant tout avec sagesse.
Pour moi, qui ai plus de penchant à m'éloigner du bien qu'à m'en approcher, je ne demeure pas longtemps dans un même état, et je change sept fois le jour.
Cependant je suis moins faible dès que vous le voulez, dès que vous me tendez une main secourable : car vous pouvez seul, sans l'aide de personne, me secourir et m'affermir de telle sorte, que je ne sois plus sujet à tous ces changements, et que mon coeur se tourne vers vous seul, et s'y repose à jamais.

3. Si donc je savais rejeter toute consolation humaine, soit à cause de la nécessité qui me presse de vous chercher, ne trouvant point d'homme qui me console, alors je pourrais tout espérer de votre grâce, et me réjouir de nouveau dans les consolations que je recevrais de vous.

4. Grâces vous soient rendues, à vous de qui découle tout ce qui m'arrive de bien.
Pour moi, je ne suis devant vous que vanité et néant, qu'un homme inconstant et fragile.
De quoi donc puis je me glorifier ? Comment puis je désirer qu'on m'estime ?
Serait ce à cause de mon néant ? mais quoi de plus insensé !
Certes, la vaine gloire est la plus grande des vanités, et un mal terrible, puisqu'elle nous éloigne de la véritable gloire, et nous dépouille de la grâce céleste.
Car dès que l'homme se complaît en lui même, il commence à vous déplaire ; et lorsqu'il aspire aux louanges humaines, il perd la vraie vertu.

5. La vraie gloire et la joie sainte est de se glorifier en vous, et non pas en soi ; de se réjouir de votre grandeur, et non de sa propre vertu ; de ne trouver de plaisir en nulle créature qu'à cause de vous.
Que votre nom soit loué, et non le mien ; qu'on exalte vos oeuvres, et non les miennes ; que votre saint nom soit béni, et qu'il ne me revienne rien des louanges des hommes.
Vous êtes ma gloire et la joie de mon coeur.
En vous je me glorifierai, je me réjouirai sans cesse en vous, et non pas en moi, si ce n'est dans mes infirmités.

6. Que les Juifs recherchent la gloire qu'on reçoit les uns des autres ; pour moi, je ne rechercherai que celle qui vient de Dieu seul.
Car toute gloire humaine, tout honneur du temps, toute grandeur de ce monde, comparée à votre gloire éternelle, est folie et vanité.
O ma vérité, ma miséricorde, ô mon Dieu ! Trinité bienheureuse ! à vous seule louange, honneur, gloire, puissance, dans les siècles des siècles.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XL

Si je descends en moi même et que je m'interroge sur ce que je suis, que trouvai-je, ô mon Dieu ? Une raison incertaine toujours près de s'égarer, d'inconstantes affections, un mélange inexplicable d'espérances et de craintes vaines, des inclinations viciées, une foule innombrable de désirs qui sans cesse m'agitent et me tourmentent, quelquefois une joie fugitive, habituellement un profond ennui, je ne sais quel instinct du ciel et toutes les passions de la terre, une volonté infirme qui tout ensemble veut et ne veut pas, un grand orgueil dans une grande misère : voilà mon état tel que le péché l'a fait, et je sens de plus en moi l'impuissance de relever une nature si profondément déchue. Il a fallu que Dieu même vînt soulever ce poids immense de dégradation : sans un Rédempteur divin, l'éternité entière aurait passé sur les ruines de l'homme. Il a paru ce Rédempteur, il a dit : Me voici ! et son sang a satisfait à la suprême justice, et sa grâce a réparé le désordre de l'intelligence et le désordre du coeur ; elle a rétabli l'image de Dieu dans sa créature tombée. Incompréhensible mystère d'amour et comment répondre à un tel bienfait ? Reconnaissons au moins notre faiblesse et notre indigence : ne nous attribuons aucun des biens qui nous sont donnés gratuitement ; rendons la gloire à qui elle appartient, et entrons de toutes les puissances de notre être dans les sentiments du prophète, Seigneur mon Dieu, je vous ai invoqué, et vous m'avez guéri. Vous avez retiré mon âme de l'enfer, et vous m'avez séparé de ceux qui descendent dans le lac. Chantez le Seigneur, vous qui êtes ses saints, et célébrez la mémoire de sa sainteté.

CHAPITRE XLI : Du mépris de tous les honneurs du temps

1. J. C. Mon fils, n'enviez point les autres, si vous les voyez honorés et élevés, tandis qu'on vous méprise et qu'on vous humilie.
Élevez votre coeur au ciel vers moi, et vous ne vous affligerez point d'être méprisé des hommes sur la terre.

2. LE F. Seigneur, nous sommes aveugles, et la vanité nous séduit bien vite.
Si je me considère attentivement, je reconnais qu'aucune créature ne m'a jamais fait d'injustice, et qu'ainsi je n'ai nul sujet de me plaindre de vous.
Après vous avoir tant offensé et si grièvement, il est juste que toute créature s'arme contre moi.
La honte et le mépris, voilà donc ce qui m'est dû ; et à vous la louange, l'honneur et la gloire.
Et si je me dispose à souffrir avec joie, à désirer même d'être méprisé, abandonné de toutes les créatures et compté pour rien, je ne puis ni posséder au-dedans de moi une paix solide, ni recevoir la lumière spirituelle, ni être uni parfaitement à vous.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XLI

Celui qui s'examine devant Dieu à la lumière de la vérité se méprise souverainement, parce qu'il ne trouve en soi, sans la grâce, qu'un fonds immense de corruption : et dès lors, loin de rechercher l'estime, les respects, les honneurs, il se réfugie dans son abjection comme le seul asile contre l'orgueil, la plus grande de ses misères. Si on l'abaisse, si on le dédaigne, il ne se plaint ni ne s'irrite ; il reconnaît qu'on lui fait justice, et l'on ne saurait tant l'humilier, qu'il ne s'humilie encore davantage intérieurement, car, en tout, c'est Dieu qu'il regarde, et non pas les hommes. Il dit comme Job : Si je veux me justifier, ma bouche me condamnera ; et si elle entreprend de montrer mon innocence, elle ne prouvera que mon crime. Puis, dans l'amertume de son coeur, appelant la miséricorde, il invoque le Père céleste, qui a pitié de sa pauvre créature. J'ai péché : que ferais je, ô Sauveur des hommes ? Pourquoi avez vous mis la guerre entre vous et moi, et suis je devenu à charge à moi-même ? Pourquoi n'ôtez vous pas mon péché, et n'effacez-vous pas mon iniquité ? Voilà que je dormirai dans la poussière, et quand vous me chercherez le matin, je ne serai plus. Heureux celui qui s'accuse, car il obtiendra le pardon ! heureux celui qui choisit la dernière place, car on lui dira : Montez plus haut.

CHAPITRE XLII : Qu'il ne faut pas que notre paix dépende des hommes

1. J. C. Si vous faites dépendre votre paix de quelque personne, à cause de l'habitude de vivre avec elle et de la conformité de vos sentiments, vous serez dans l'inquiétude et le trouble.
Mais si vous cherchez votre appui dans la vérité immuable et toujours vivante, vous ne serez point accablé de tristesse quand un ami s'éloigne ou meurt.
Toute amitié doit être fondée sur moi et c'est pour moi que vous devez aimer tous ceux qui vous paraissent aimables et qui vous sont les plus chers en cette vie.
Sans moi l'amitié est stérile et dure peu ; et toute affection dont je ne suis pas le lien n'est ni véritable ni pure.
Vous devez être mort à ces affections humaines, jusqu'à souhaiter de n'avoir, s'il se pouvait, aucun commerce avec les hommes.
Plus l'homme s'éloigne des consolations de la terre, plus il s'approche de Dieu.
Et il s'élève d'autant plus vers Dieu qu'il descend plus profondément en lui même, et qu'il est plus vil à ses propres yeux.

2. Celui qui s'attribue quelque bien empêche que la grâce de Dieu ne descende en lui, parce que la grâce de l'Esprit Saint cherche toujours les coeurs humbles.
Si vous saviez vous anéantir parfaitement, et bannir de votre coeur tout amour de la créature, alors, venant à vous, je vous inonderais de ma grâce.
Quand vous regardez la créature, vous perdez de vue le Créateur.
Apprenez à vous vaincre en tout à cause de lui, et vous pourrez alors parvenir à le connaître.
Le plus petit objet désiré, aimé avec excès, souille l'âme et la sépare du souverain bien.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XLII

La religion sanctifie tout, et ne détruit rien, hors le péché ; elle n'interdit pas les affections naturelles ; au contraire, il y en a qu'elle commande expressément, et le précepte de l'amour mutuel est un de ceux que l'Évangile inculque avec le plus de soin.
Aimons nous les uns les autres, répète sans cesse l'Apôtre saint Jean. Celui qui n'aime point demeure dans la mort, il ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour. Et, dans la nuit de la Cène, ne voyons nous pas reposer sur le coeur de Jésus le disciple qu'il aimait ? Mais nos affections, pour être pures, doivent avoir leur principe en Dieu, et leur règle dans sa volonté. Alors ce ne sont plus des sentiments de la terre, qui, en passant, agitent et troublent l'âme : c'est quelque chose de l'éternité, comme elle invariable, et calme comme elle. Défiez vous  des attachements qui altèrent la paix du coeur. Nulle créature ne doit être aimée qu'avec une soumission parfaite aux ordres de la Providence. Toujours nous devons être prêts à supporter sans plainte ce qui afflige le plus la nature, l'absence, la séparation, la mort même, nous souvenant de ce que dit l'Apôtre : Nous ne voulons pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance touchant ceux qui dorment, afin que vous ne vous attristiez pas comme les autres hommes, qui n'ont point d'espérance. Car, si nous croyons que Jésus est mort et ressuscité, ainsi Dieu amènera avec Jésus ceux qui seront endormis en lui. Nous vous disons ceci d'après la parole du Seigneur : nous qui vivons, qui sommes réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil. Car, au commandement de l'Archange, à sa voix, au son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui même descendra du ciel, et les morts qui reposent dans le Christ se lèveront les premiers. Ensuite, nous qui vivons et qui serons demeurés jusqu'alors, nous serons enlevés avec eux dans les nuées au-devant du Christ, au milieu des airs ; et ainsi nous serons à  jamais avec le Seigneur. Consolez vous les uns les autres dans ces paroles.

CHAPITRE XLIII : Contre la vaine science du siècle

1. J. C. Mon fils, ne vous laissez pas émouvoir au charme et à la beauté des discours des hommes : car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les discours, mais dans les oeuvres.
Soyez attentif à mes paroles, qui enflamment le coeur, éclairent, attendrissent l'âme, et la remplissent de consolation.
Ne lisez jamais pour paraître plus savant ou plus sage.
Étudiez-vous à mortifier vos vices, cela vous servira plus que la connaissance des questions les plus difficiles.

2. Après avoir beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l'unique principe de toutes choses.
C'est moi qui donne à l'homme la science et qui éclaire l'intelligence des petits enfants, plus que l'homme ne pourrait par aucun enseignement.
Celui à qui je parle est bientôt instruit, et fait de grands progrès dans la vie de l'esprit.
Malheur à ceux qui interrogent les hommes sur toutes sortes de questions curieuses, et qui s'inquiètent peu d'apprendre à me servir !
Viendra le jour où Jésus Christ, le Maître des maîtres, le Seigneur des anges, apparaîtra, pour demander compte à chacun de ce qu'il sait, c'est à dire pour examiner les consciences.
Et alors, la lampe à la main, il scrutera Jérusalem ; les secrets des ténèbres seront dévoilés, et tout langue se taira.

3. C'est moi qui, en un moment, élève l'âme humble, et la fais pénétrer plus avant dans la vérité éternelle que ne le pourrait celui qui aurait étudié dix années dans les écoles.
J'enseigne sans bruit de paroles, sans embarras d'opinion, sans faste, sans arguments, sans disputes.
J'apprends à mépriser les biens de la terre, à dédaigner ce qui passe, à rechercher et à goûter ce qui est éternel, à fuir les honneurs, à souffrir les scandales, à mettre en moi toute son espérance, à ne désirer rien hors de moi, et à m'aimer ardemment et par dessus tout.

4. Quelques uns, en m'aimant ainsi, ont appris des choses toutes divines, dont ils parlaient d'une manière admirable.
Ils ont fait plus de progrès en quittant tout que par une profonde étude.
Mais je dis aux uns des choses plus générales ; aux autres, de plus particulières. J'apparais à quelques uns doucement voilé sous des ombres et des figures ; je révèle à d'autres mes mystères au milieu d'une vive splendeur.
Les livres parlent à tous le même langage, mais il ne produit pas sur tous les mêmes impressions, parce que moi seul j'enseigne la vérité au-dedans, je scrute les coeurs, je pénètre les pensées, j'excite à agir et je distribue mes dons à chacun selon qu'il me plaît.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE  XLIII

Plusieurs se fatiguent et se tourmentent pour acquérir la science, et j'ai vu, dit le Sage, que cela était aussi vanité, travail et affliction d'esprit. A quoi vous servira de connaître les  choses de ce monde, quand ce monde même aura passé ? Au dernier jour, on ne vous demandera pas ce que vous avez su, mais ce que vous avez fait, et il n'y a plus de science dans les enfers, vers lesquels vous vous hâtez. Cessez un vain labeur. Qui que vous soyez, vous n'avez que trop cultivé l'arbre dont les fruits donnent la mort. Laissez la science
qui nourrit l'orgueil, la science qui  enfle, pour vous occuper uniquement  d'acquérir celle qui fait les humbles et les saints, la charité qui édifie. Apprenez à vous humilier, à connaître votre néant et votre corruption. Alors Dieu viendra vers vous ; il vous éclairera de sa lumière, il vous enseignera, dans le secret du secret, cette science merveilleuse dont Jésus a dit : Je vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez  caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélées aux petits.

CHAPITRE XLIV : Qu'il ne faut point s'embarrasser dans les choses extérieures

1. J. C. Mon fils, il faut que vous vous teniez dans l'ignorance de beaucoup de choses, que vous soyez comme mort au monde, et que le monde soit mort pour vous.
Il faut aussi fermer l'oreille à bien des discours, et penser plutôt à vous conserver en paix.
Il vaut mieux détourner les yeux de ce qui déplaît, et laisser chacun dans son sentiment, que s'arrêter à contester.
Si vous prenez soin d'avoir Dieu pour vous, et que son jugement vous soit toujours présent, vous supporterez sans peine d'être vaincu.

2. LE F. Hélas ! Seigneur, où en sommes nous venus ? On pleure une perte temporelle, on court, on se fatigue pour le moindre gain, et l'on oublie les pertes de l'âme, ou l'on ne s'en souvient qu'à peine et bien tard.
On est attentif à ce qui ne sert que peu ou point du tout, et l'on passe avec négligence sur ce qui est souverainement nécessaire, parce que l'homme se répand tout entier au dehors, et que, s'il ne rentre promptement en lui même, il demeure avec joie enseveli dans les choses extérieures.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XLIV

Si vous saviez mourir demain, que vous importeraient les choses de la terre, ce qui se fait, ce qui se dit autour de vous ? Eh bien ! vous mourrez demain : car la vie est à peine d'un jour. Soyez donc dès ce moment tel que vous voudriez avoir été quand l'éternité s'ouvrira devant vous. Ni la science, ni la richesse, ni rien de qui est au monde ne vous servira au jugement de Dieu : vous n'y porterez que vos oeuvres. Il y avait un homme riche dont les terres avaient produit une moisson extraordinaire, et il pensait en lui même, disant : Que ferai-je ? car je n'ai point de lieu où recueillir tous ces fruits. Et il dit : Voici ce que je ferai, j'abattrai mes greniers, et j'en bâtirai de plus grands, et j'y amasserai toute ma récolte et tous mes biens ; et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années : repose toi, mange, bois, fais bonne chère. Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même on  te demandera ton âme ; et pour qui sera ce que tu as amassé ? Ainsi en est il de celui qui thésaurise pour lui même, et qui n'est pas riche devant Dieu.

CHAPITRE XLV : Qu'il ne faut pas croire tout le monde, et qu'il est difficile de garder une sage mesure dans ses paroles

1. LE F. Secourez moi, Seigneur, dans la tribulation : car le salut ne vient pas de l'homme.
Combien de fois ai je en vain cherché la fidélité où je croyais la trouver ! combien de fois l'ai je trouvée où je l'attendais le moins !
Vanité donc d'espérer dans les hommes ; mais vous êtes, mon Dieu, le salut des justes.
Soyez béni, Seigneur, en tout ce qui nous arrive.

2. Nous sommes faibles et changeants, un rien nous séduit et nous ébranle.
Quel est l'homme si vigilant et si réservé qu'il ne tombe jamais dans aucune surprise ni dans aucune perplexité ?
Mais celui, mon Dieu, qui se confie en vous, et qui vous cherche dans la simplicité de son coeur, ne chancelle pas si aisément.
Et s'il éprouve quelque affliction, s'il est engagé en quelque embarras, vous l'en tirez bientôt, ou vous le consolez, car vous n'abandonnez pas pour toujours celui qui espère en vous.
Quoi de plus rare qu'un ami fidèle, qui ne s'éloigne point quand l'infortune accable son ami ?
Seigneur, vous êtes seul constamment fidèle, et nul ami n'est semblable à vous.

3. Oh ! que de sagesse dans ce que disait cette sainte âme : Mon coeur est affermi et fondé en Jésus Christ.
S'il en était ainsi de moi, je serais moins troublé par la crainte des hommes, et moins ému de leurs paroles malignes.
Qui peut prévoir, qui peut détourner tous les maux à venir ? Si ceux qu'on a prévus souvent blessent encore, que sera ce donc de ceux qui nous frappent inopinément ?
Pourquoi, malheureux que je suis, n'ai je pas pris de plus sûres précautions pour moi même ? pourquoi aussi ai je eu tant de crédulité pour les autres ?
Mais nous sommes des hommes, et rien autre chose que des hommes fragiles, quoique plusieurs nous croient et nous appellent des anges.
A qui croirai je, Seigneur ? à qui, si ce n'est à vous ? Vous êtes la vérité qui ne trompe point et qu'on ne peut tromper.
Au contraire, tout homme est menteur, faible, inconstant, fragile, surtout dans ses paroles ; de sorte qu'on doit à peine croire d'abord ce qui parait le plus vrai dans ce qu'il dit.

4. Que vous nous avez sagement avertis de nous défier des hommes ; que l'homme a pour ennemis ceux de sa propre maison ; et que si quelqu'un dit : Le Christ est ici, ou : Il est là, il ne faut pas le croire !
Une dure expérience m'a éclairé : heureux si elle sert à me rendre moins insensé et plus vigilant !
Soyez discret, me dit quelqu'un, soyez discret : ce que je vous dis n'est que pour vous. Et pendant que je me tais et que je crois la chose secrète, il ne peut lui même garder le silence qu'il m'a demandé ; mais, dans l'instant, il me trahit, se trahit lui même et s'en va.
Éloignez de moi, Seigneur, ces confidences trompeuses ; ne permettez pas que je tombe entre les mains de ces hommes indiscrets, on que je leur ressemble.
Mettez dans ma bouche des paroles invariables et vraies, et que ma langue soit étrangère à tout artifice.
Ce que je ne peux souffrir en autrui, je dois m'en préserver avec soin.

5. Oh ! qu'il est bon, qu'il est nécessaire pour la paix, de se taire sur les autres, de ne pas tout croire indifféremment ni tout redire sans réflexion, de se découvrir à peu de personnes, de vous chercher toujours pour témoin de son coeur, de ne pas se laisser emporter à tout vent de paroles, mais de désirer que tout en nous et hors de nous s'accomplisse selon qu'il plaît à votre volonté !
Que c'est encore un sûr moyen pour conserver la grâce céleste de fuir ce qui a de l'éclat aux yeux des hommes, de ne point rechercher ce qui semble attirer leur admiration, mais de travailler ardemment à acquérir ce qui produit la ferveur et corrige la vie.
A combien d'hommes a été funeste une vertu louée trop tôt !
Que de fruits, au contraire, d'autres ont tirés d'une grâce conservée en silence durant cette vie fragile, qui n'est qu'une tentation et une guerre continuelle !

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XLV

Ne vous appuyez pas sur les hommes ; car ils vous manqueront tôt ou tard. L'homme est faible, indiscret, inconstant, léger, enclin à tout rapporter à soi. Le moindre caprice l'éloigne, le moindre intérêt suffit pour le transformer en ennemi. Alors il se montre tel qu'il est. I1 vous aimait, mais pour lui même, pour tirer parti de vous au besoin. Fuyez, fuyez ces faux amis du monde. Celui ci vous trahit, cet autre vous délaisse. Arrive t il des circonstances qui vous forcent de recourir à eux, tous commencent à s'excuser. Le premier dit : J'ai acheté une terre ; il faut nécessairement que j'aille la voir : je vous supplie de m'excuser. Un autre dit : J'ai acheté cinq paires de boeufs, je vais les éprouver : je vous supplie de m'excuser. Un autre dit : J'ai épousé une femme, et c'est pourquoi je ne puis aller. Voilà les amitiés humaines. Vous seul, mon Dieu, vous seul n'abandonnez point ceux qui vous aiment, ceux qui espèrent en vous ; toujours vous êtes près d'eux pour les soutenir et les consoler. Jamais vous ne vous lassez d'entendre leurs gémissements, d'écouter leurs plaintes, de recueillir leurs larmes. Rien n'est au dessous de votre tendresse : cet homme abject aux yeux des hommes, ce pauvre rebuté de toutes parts, vous l'assistez, mon Dieu, sur le lit de sa douleur, et votre main retourne son lit pour y reposer ses infirmités ; puis, quand sa tâche est accomplie, à la fin du jour, vous le recevez dans l'éternelle paix.

CHAPITRE XLVI : Qu'il faut mettre sa confiance en Dieu lorsqu'on est assailli de paroles injurieuses

1. J. C. Mon fils, demeurez ferme, et espérez en moi. Qu'est ce, après tout, que des paroles? un vain bruit ; elles frappent l'air, mais ne brisent point la pierre.
Si vous êtes coupable, songez que votre désir doit être de vous corriger. Si votre conscience ne vous reproche rien, pensez que vous devez souffrir avec joie cette légère peine pour Dieu.
C'est bien ce qu'il y a de moindre, que de temps en temps vous supportiez quelques paroles, vous qui ne pouvez encore soutenir de plus rudes épreuves.
Et pourquoi de si petites choses vont elles jusqu'à votre coeur, si ce n'est que vous êtes encore charnel, et trop occupé des jugements des hommes ?
Vous craignez le mépris, et à cause de cela vous ne voulez pas être repris de vos fautes, et vous cherchez des excuses pour les couvrir.

2. Scrutez mieux votre coeur, et vous reconnaîtrez que le monde vit encore en vous, et le vain désir de plaire aux hommes.
Car votre répugnance à être abaissé, confondu par vos faiblesses, prouve que vous n'avez pas une humilité sincère, que vous n'êtes pas véritablement mort au monde, et que le monde n'est pas crucifié pour vous.
Écoutez ma parole, et vous vous inquiéterez peu de toutes les paroles des hommes.
Quand on dirait contre vous tout ce que peut inventer la plus noire malice, en quoi cela vous nuirait il, si vous le laissez passer comme la paille que le vent emporte ? En quoi perdriez vous un seul cheveu ?

3. Celui dont le coeur n'est pas renfermé en lui même, et qui n'a pas Dieu toujours présent, s'émeut aisément d'une parole de blâme.
Mais celui qui se confie en  moi, et qui ne s'appuie pas sur son propre jugement, ne craindra rien des hommes.
Car c'est moi qui connais et qui juge ce qui est secret ; je sais la vérité de toute chose, qui a fait l'injure et qui la souffre.
Cette parole, elle est venue de moi ; cet événement, je l'ai permis, afin que ce qu'il y a de caché dans beaucoup de coeurs fût révélé.
Je jugerai l'innocent et le coupable ; mais, par un secret jugement, j'ai voulu auparavant éprouver l'un et l'autre.

4. Le témoignage des hommes trompe souvent ; mais mon jugement est vrai : il subsistera et ne sera point ébranlé.
Le plus souvent il est caché, et peu de personnes le découvrent en chaque chose : cependant il n'erre jamais, et ne peut errer, quoiqu'il ne paraisse pas toujours juste aux yeux des insensés.
C'est donc à moi qu'il faut remettre le jugement de tout, sans jamais s'en rapporter à son propre sens.
Le juste ne sera point troublé, quoi qu'il lui arrive par l'ordre de Dieu.
Il lui importera peu qu'on l'accuse injustement.
Et si d'autres le défendent et réussissent à le justifier, il n'en concevra pas non plus une vaine joie.
Car il se souvient que c'est moi qui sonde les coeurs et les reins, et que je ne juge point sur les dehors et les apparences humaines.
Ce qui parait louable au jugement des hommes, souvent est criminel à mes yeux.

5. LE F. Seigneur mon Dieu,  juge  infiniment juste, fort et patient, qui connaissez la fragilité de l'homme et son penchant au mal, soyez ma force et toute ma confiance ; car ma conscience ne me suffit pas.
Vous connaissez ce que je ne connais point ; ainsi j'ai dû m'abaisser sous tous les reproches et les supporter avec douceur.
Pardonnez moi dans  votre bonté, toutes les fois que je n'ai pas agi de la sorte, et donnez moi plus abondamment la grâce qui apprend à souffrir.
Car je dois compter bien plus sur votre grande miséricorde pour obtenir le pardon, que sur ma vertu apparente pour justifier ce que ma conscience recèle.
Quoique je ne me reproche rien, je ne suis cependant pas justifié pour cela ; parce que, sans votre miséricorde, nul homme vivant ne sera juste devant vous.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XLVI

Vous serez heureux quand on vous maudira, et qu'on vous persécutera, et qu'on dira faussement toute sorte de mal contre vous : réjouissez-vous alors, et soyez ravi de joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux. Combien cependant, malgré cette parole, ne nous troublons nous pas des discours des hommes et de leurs jugements ? Nous ne pouvons supporter qu'on nous abaisse ; nous voulons à tout prix être loués, estimés. Séduits par un vain fantôme de réputation, nous oublions Dieu et ses enseignements, et les biens qu'il promet aux humbles. Étrange effet de l'orgueil toujours vivant au fond de notre misérable coeur ! Que vous importent l'outrage, l'injure, la calomnie ? D'où vient qu'elle excite en vous une peine si amère, un si vif ressentiment ? Craignez vous donc d'avoir trop de moyens d'expiation, trop d'espérances de miséricorde ? Mais on vous accuse à tort. Aimeriez-vous mieux que ce fût avec justice ? Si vous n'avez pas commis la faute qu'on vous reproche, que d'autres vous avez commises qu'on ne vous reproche point ! Descendez dans votre conscience, vous y entendrez une voix plus sévère que celles qui s'élèvent contre vous. Celles ci se tairont ; mais l'autre parlera devant le Juge en présence duquel tout à l'heure vous comparaîtrez, loin des bruits de la terre, dans le silence de l'éternité. Pensez à ce moment formidable, et vous vous inquiéterez peu de ce que les hommes disent de vous.

CHAPITRE XLVII : Qu'il faut être prêt à souffrir pour la vie éternelle tout ce qu'il y a de plus pénible

1. J. C. Mon fils, que les travaux que vous avez entrepris pour moi ne brisent pas votre courage, et que les afflictions ne vous abattent pas entièrement ; mais qu'en tout ce qui arrive, ma promesse vous console et vous fortifie.
Je suis assez puissant pour vous récompenser au-delà de toutes bornes et de toutes mesures.
Vous ne serez pas longtemps ici dans le travail, ni toujours chargé de douleurs.
Attendez un peu et vous verrez promptement la fin de vos maux.
Une heure viendra où le travail et le trouble cesseront.
Tout ce qui passe avec le temps est peu de chose et ne dure guère.

2. Faites ce que vous avez à faire ; travaillez fidèlement à ma vigne, et je serai moi même votre récompense.
Écrivez, lisez, chantez mes louanges, gémissez, gardez le silence, priez, souffrez courageusement l'adversité : la vie éternelle est digne de tous ces combats, et de plus grands encore.
Il y a un jour connu du Seigneur, où la paix viendra ; et il n'y aura plus de jour ni de nuit comme sur cette terre, mais une lumière perpétuelle, une splendeur infinie, une paix inaltérable, un repos assuré.
Vous ne direz plus alors : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Vous ne vous écrierez plus : Malheur à moi parce que mon exil a été prolongé ! car la mort sera détruite, et le salut sera éternel ; plus d'angoisses, une joie ravissante, une société de gloire et de bonheur.

3. Oh ! si vous aviez vu dans le ciel les couronnes immortelles des Saints, de quel glorieux éclat resplendissent ces hommes que le monde méprisait et regardait comme indignes de vivre ! aussitôt, certes, vous vous prosterneriez dans la poussière, et vous aimeriez mieux être au dessous de tous qu'au dessus d'un seul.
Vous ne désireriez point les jours heureux de cette vie ; mais plutôt vous vous réjouiriez de souffrir pour Dieu, et vous regarderiez comme le plus grand gain d'être compté pour rien parmi les hommes.
Oh ! si vous goûtiez ces vérités, si elles pénétraient jusqu'au fond de votre coeur, comment oseriez-vous vous plaindre, même une seule fois ?
Est il rien de pénible qu'on ne doive supporter pour la vie éternelle ?
Ce n'est pas peu que de gagner ou de perdre le royaume de Dieu.
Levez donc les yeux au ciel. Me voilà, et avec moi tous mes saints : ils ont soutenu dans ce monde un grand combat ; et maintenant ils se réjouissent, maintenant ils sont consolés et à l'abri de toute crainte, maintenant ils se reposent, et ils demeureront à jamais avec moi dans le royaume de mon Père.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE XLVII

Quand la vie nous paraît pesante, quand nous sommes près de succomber à la tristesse de l'exil, levons les yeux et contemplons l'aurore de notre délivrance ; car cette enveloppe mortelle, s'en va se détruisant, mais l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Attendons, souffrons en paix ; l'heure du repos approche. Les légères tribulations de cette vie d'un moment, nous élevant sans mesure, produisent en nous un poids éternel de gloire. Qu'importe un peu de fatigue, un peu de travail sur la terre ? Nous passons, et n'avons point ici de cité permanente. Jésus est allé devant pour nous préparer une demeure en la maison de son Père et puis il viendra, et il nous prendra avec lui, afin que là où il est, nous y soyons aussi. O Jésus ! ô mon Sauveur ! mon âme languit après vous, elle vous désire comme le cerf altéré désire l'eau des fontaines.
Venez, ne tardez pas : loin de vous nous sommes assis dans l'ombre de la mort. Hâtez vous, Seigneur ; faites luire sur nous la lumière de votre face, et qu'elle nous guide à la céleste Jérusalem, au pied du trône de l'Agneau. Là, dans le ravissement de l'amour, dans l'immortelle extase de la joie, les choeurs des Bienheureux mêlés aux choeurs des Anges célèbrent le Dieu trois fois saint. Et moi, Seigneur, sur le bord des fleuves de Babylone, j'ai pleuré en me ressouvenant de Sion. Console toi, mon âme, prête l'oreille : n'entends tu pas dans le lointain comme le premier murmure qui annonce l'arrivée de l'Époux ? Encore un moment, et tu le verras ; encore un moment, et rien jamais ne pourra te séparer de lui !

CHAPITRE XLVIII : De l'éternité bienheureuse et des misères de cette vie

1. LE F. O bienheureuse demeure de la cité céleste ! jour éclatant de l'éternité, que la nuit n'obscurcit jamais, et que la vérité souveraine éclaire perpétuellement de ses rayons ; jour immuable de joie et de repos, que nulle vicissitude ne trouble !
Oh ! que ce jour là n'a t il lui déjà sur les ruines du temps, et de tout ce qui passe avec le temps !
Il luit pour les Saints dans son éternelle splendeur ; mais nous, voyageurs sur la terre, nous ne le voyons que de loin, comme à travers un voile.

2. Les citoyens du ciel en connaissent les délices ; mais les fils d'Eve, encore exilés, gémissent sur l'amertume et l'ennui de la vie présente.
Les jours d'ici bas sont courts et mauvais, pleins de douleurs et d'angoisses.
L'homme est souillé de beaucoup de péchés, engagé dans beaucoup de passions, agité par mille craintes, embarrassé de mille soins, emporté ça et là par la curiosité, séduit par une foule de chimères, environné d'erreurs, brisé de travaux, accablé de tentations, énervé de délices, tourmenté par la pauvreté.

3. Oh ! quand viendra la fin de ces maux ? quand serai je délivré de la misérable servitude des vices ? quand me souviendrai je Seigneur, de vous seul ? quand goûterai-je en vous une pleine joie ?
Quand, dégagé de toute entrave, jouirai je d'une vraie liberté, désormais exempt de toute peine et du corps et de l'esprit ?
Quand posséderai je une paix solide, assurée, inaltérable, paix au-dedans et au dehors, paix affermie de toutes parts ?
O bon Jésus ! quand me sera t-il donné de vous voir, de contempler la gloire de votre règne ? quand me serez vous tout en toute chose ?
Quand serai je avec vous dans le royaume que vous avez préparé de toute éternité à vos élus ?
J'ai été délaissé, pauvre, exilé, en une terre ennemie, où il y a guerre continuelle et de grandes infortunes.

4. Consolez mon exil, adoucissez l'angoisse de mon coeur : car il soupire après vous de toute l'ardeur de ses désirs.
Tout ce que le monde m'offre ici bas pour me consoler me pèse.
Je voudrais m'unir intimement à vous, et je ne puis atteindre à cette ineffable union.
Je voudrais m'attacher aux choses du ciel, et mes passions immortifiées me replongent dans celles de la terre.
Mon âme aspire à s'élever au-dessus de tout, et la chair me rabaisse au dessous, malgré mes efforts.
Ainsi, homme misérable, j'ai sans cesse la guerre au-dedans de moi, et je me suis à charge à moi même, l'esprit voulant s'élever toujours, et la chair toujours descendre.

5. Oh ! combien je souffre en moi lorsque, méditant les choses du ciel, celles de la terre viennent en foule se présenter à ma pensée durant la prière ! Mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi, et n'abandonnez pas votre serviteur dans votre colère.
Faites briller votre foudre, et dissipez ces visions de la chair : lancez vos flèches, et mettez en fuite ces fantômes de l'ennemi.
Rappelez à vous tous mes sens ; faites que j'oublie toutes les choses du monde, et que je rejette promptement, avec mépris, ces criminelles images.
Éternelle vérité, prêtez moi votre secours, afin que nulle chose vaine ne me touche.
Venez en moi, céleste douceur, et que tout ce qui n'est pas pur s'évanouisse devant vous.
Pardonnez moi aussi, et usez de miséricorde, toutes les fois que dans la prière je m'occupe d'autre chose que de vous.
Car je confesse sincèrement que la distraction m'est habituelle.
Dans le mouvement ou dans le repos, bien souvent je ne suis point où est mon corps, mais plutôt où mon esprit m'emporte.
Je suis là où est ma pensée, ma pensée est d'ordinaire où est ce que j'aime.
Celui qui me plaît naturellement ou par habitude, voilà ce qui d'abord se présente à elle.

6. Et c'est pour cela, ô Vérité ! que vous avez dit expressément : où est votre trésor, là aussi est votre coeur.
Si j'aime le ciel, je pense volontiers aux choses du ciel.
Si j'aime le monde, je me réjouis des prospérités du monde et je m'attriste de ses adversités.
Si j'aime la chair, je me représente souvent ce qui est de la chair.
Si j'aime l'esprit, ma joie est de penser aux choses spirituelles.
Car il m'est doux de parler et d'entendre parler de tout ce que j'aime, et j'en emporte avec moi le souvenir dans ma retraite.
Mais heureux l'homme, ô mon Dieu ! qui, à cause de vous, bannit de son coeur toutes les créatures, qui fait violence à la nature, et crucifie par la ferveur de l'esprit les convoitises de la chair, afin de vous offrir, du fond d'une conscience où règne la paix, une prière pure, et que, dégagé au-dedans et au dehors de tout ce qui est terrestre, il puisse se mêler aux choeurs des Anges !

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XLVIII

Les maladies, les peines, les souffrances, les tentations, l'invincible désir d'une félicité que rien ne nous offre ici bas, tout nous rappelle sans cesse à cette grande éternité où la foi nous promet, dans la possession de Dieu même, le repos, la paix, le bien parfait, infini, auquel nous aspirons de toutes les puissances de notre âme. Et voilà pourquoi les Saints gémissent si amèrement sous le poids des liens qui les retiennent encore sur la terre ; voilà pourquoi l'Apôtre s'écriait : Je désire que mon corps se dissolve, afin d'être avec Jésus Christ. Alors plus de crainte, plus de larmes, plus de combat, mais un éternel triomphe et une joie éternelle. Si un faible reflet de la vérité souveraine ravit déjà notre intelligence, que sera ce quand nous la contemplerons dans son plein éclat ? Et si, dès à présent, il est doux d'aimer, que sera ce quand nous nous abreuverons à la source même de l'amour ? Oh ! oui, Seigneur, je désire la dissolution de mon corps, afin d'être avec vous ! Cette espérance seule me console : elle est toute ma vie. Qu'est ce pour moi que le monde, et que peut-il me donner ? J'ai séjourné parmi les habitants de Cédar, et mon âme a été étrangère au milieu d'eux. Votre royaume, mon Dieu, votre royaume, je n'ai point d'autre patrie ! Daignez y rappeler ce pauvre exilé, et il y célébrera éternellement vos miséricordes.

CHAPITRE XLIX : Du désir de la vie éternelle, et des grands biens promis à ceux qui combattent courageusement

1. J. C. Mon fils, lorsque le désir de l'éternelle béatitude vous est donné d'en haut, et que vous aspirez à sortir de la prison du corps pour contempler ma lumière sans ombre et sans vicissitude, dilatez votre coeur, et recevez avec amour cette sainte inspiration.
Rendez grâces de toute votre âme à la bonté céleste, qui vous prodigue ainsi ses faveurs, qui vous visite avec tendresse, vous excite, vous presse et vous soulève puissamment de peur que votre poids ne vous incline vers la terre.
Car rien de cela n'est le fruit de vos pensées ou de vos efforts, mais une grâce de Dieu, qui a daigné jeter sur vous un regard, afin que, croissant dans la vertu et dans l'humilité, vous vous prépariez à de nouveaux combats, et que tout votre coeur s'attache à moi avec la volonté ferme de me servir.

2. Quelque ardent que soit le feu, la flamme cependant ne monte pas sans fumée.
Ainsi quelques uns, quoique embrasés du désir des choses célestes, ne sont point néanmoins entièrement dégagés des affections et des tentations de la chair.
Et c'est pourquoi ils n'ont pas en vue la seule gloire de Dieu dans ce qu'ils demandent avec tant d'instance.
Tel est souvent votre désir, que vous croyez si vif et si pur.
Car rien n'est pur ni parfait de ce qui est mêlé d'intérêt propre.

3. Demandez, non ce qui vous est doux, non ce qui vous offre quelque avantage, mais ce qui m'honore et me plaît : car si vous jugez selon la justice, vous devez, docile à mes ordres, les préférer à vos désirs et à tout ce qu'on peut désirer.
Je connais votre désir ; j'ai entendu vos gémissements.
Vous voudriez jouir déjà de la liberté glorieuse des enfants de Dieu ; déjà la demeure éternelle, la céleste patrie où la joie ne tarit jamais, ravit votre pensée. Mais l'heure n'est pas encore venue, vous êtes encore dans un autre temps, temps de guerre, temps de travail et d'épreuves.
Vous désirez être rassasié du  souverain bien ; mais cela ne se peut maintenant.
C'est moi qui suis le bien suprême ; attendez moi, dit le Seigneur, jusqu'à ce que vienne le royaume de Dieu.

4. Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre et exercé de bien des manières.
De temps en temps vous recevrez des consolations, mais jamais assez abondantes pour rassasier vos désirs.
Ranimez donc votre force et votre courage, pour accomplir et pour souffrir ce qui répugne à la nature.
Il faut que vous vous revêtiez de  l'homme nouveau, que vous vous changiez en un autre homme.
Il faut que souvent vous fassiez ce que vous ne voulez pas, et que vous renonciez à ce que vous voulez.
Ce que les autres souhaitent réussira : mille obstacles s'opposeront à ce que vous souhaitez.
On écoutera ce que disent les autres : ce que vous direz sera compté pour rien.
Ils demanderont, et ils obtiendront : vous demanderez, et on vous refusera.

5. On parlera d'eux, on les exaltera ; et personne ne parlera de vous.
On leur confiera tel ou tel emploi, et l'on ne vous jugera propre à rien.
Quelquefois la nature s'en affligera ; et ce sera beaucoup si vous le supportez en silence.
C'est dans ces épreuves et une infinité d'autres semblables que d'ordinaire on reconnaît combien un vrai serviteur de Dieu sait se renoncer et se briser à tout.
Il n'est presque rien qui vous fasse sentir autant le besoin de mourir à vous même que de voir et de souffrir ce qui répugne à votre volonté ; surtout lorsqu'on vous commande des choses inutiles et déraisonnables.
Et parce que, assujetti à un supérieur, vous n'osez résister à son autorité, il vous semble dur d'être en tout conduit par un autre, et de n'agir jamais selon votre propre sens.

6. Mais pensez, mon fils, aux fruits de ces travaux, à leur prompte fin, à leur récompense trop grande ; et, loin de les porter avec douleur, vous y trouverez une puissante consolation.
Car, pour avoir renoncé maintenant à quelques vaines convoitises, vous ferez éternellement votre volonté dans le ciel.
Là tous vos voeux seront accomplis, tous vos désirs satisfaits.
Là tous les biens s'offriront à vous, sans que vous ayez à craindre de les perdre.
Là votre volonté ne cessant jamais d'être unie à la mienne, vous ne souhaiterez rien hors de moi, rien qui vous soit propre.
Là personne ne vous résistera, personne ne se plaindra de vous, personne ne vous suscitera de contrariétés ni d'obstacles ; mais tout ce qui peut être désiré étant présent à la fois, votre âme, rassasiée pleinement, n'embrassera qu'à peine cette immense félicité.
Là je donnerai la gloire pour les opprobres soufferts, la joie pour les larmes, pour la dernière place un trône dans mon royaume éternel.
Là éclateront les fruits de l'obéissance : la pénitence se réjouira de ses travaux, et l'humble dépendance sera glorieusement couronnée.

7. Maintenant donc inclinez-vous humblement sous la main de tous, et ne regardez point qui a dit ou ordonné cela.
Mais si quelqu'un demande ou souhaite quelque chose de vous, qui que ce soit, ou votre supérieur, ou votre inférieur, ou votre égal, loin d'en être blessé, ayez soin de l'accomplir avec une affection sincère.
Que l'un recherche ceci, un autre cela ; que celui là se glorifie d'une chose, celui ci d'une autre, et qu'il en reçoive mille louanges, pour vous ne mettez votre joie que dans le mépris de vous-même, dans ma volonté et ma gloire.
Vous ne devez rien désirer, sinon que, soit par la vie, soit par la mort, Dieu soit toujours glorifié en vous.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE XLIX

On ne saurait trop le redire, le premier et le dernier précepte, celui qui les comprend tous, est l'entier renoncement de soi-même et la conformité parfaite de notre volonté à celle de Dieu. Ainsi, bien qu'il nous soit permis et même commandé d'aspirer à la béatitude céleste, et de gémir sur la longueur de notre exil, néanmoins nous devons le supporter avec une grande patience et nous complaire dans les épreuves que la Providence nous envoie parce qu'elles sont toutes ensemble utiles à notre salut, et l'un des moyens que Dieu a choisis pour satisfaire sa justice, et pour manifester en nous sa miséricorde et sa gloire. Pécheurs, nous devons participer aux souffrances de Celui qui nous a rachetés ; disciples de Jésus, nous devons marcher à la suite de notre maître et de notre modèle en portant la croix, et, comme lui, épuiser le calice d'amertume.
Nul n'est couronné s'il n'a combattu. Heureux donc l'homme qui endure la tentation ! parce qu'après avoir été éprouvé il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment. Attendons le moment qu'il a marqué, et poursuivons en paix notre pèlerinage. Tout ce qui finit est court, et rien n'est pénible à celui qui espère. Que cette pensée ranime notre langueur, quand nous nous sentons abattus. Au milieu de ce grand naufrage  du monde, dit saint Chrysostome, une main propice nous jette d'en haut le câble de  l'espérance, qui peu à peu retire des flots des misères humaines, et soulève jusqu'au  ciel ceux qui s'y attachent fortement.

CHAPITRE L : Comment un homme dans l'affliction doit s'abandonner entre les mains de Dieu

1. LE F. Seigneur mon Dieu, Père saint, soyez béni maintenant et dans toute l'éternité, parce qu'il a été fait comme vous l'avez voulu, et ce que vous faites est bon.
Que votre serviteur se réjouisse, non en lui même ni en nul autre, mais en vous seul, parce que vous êtes seul la véritable joie ; vous êtes, Seigneur, mon espérance, ma couronne, ma joie, ma gloire.
Qu'y a t il en votre serviteur qu'il n'ait reçu de vous, et sans l'avoir mérité ?
Tout est à vous ; vous avez tout fait, tout donné.
Je suis pauvre, et dans les travaux dès mon enfance. Quelquefois mon âme est triste jusqu'aux larmes, et quelquefois elle se trouble en elle même à cause des passions qui la pressent.

2. Je désire la joie de la paix, j'aspire à la paix de vos enfants, que vous nourrissez dans votre lumière et vos consolations.
Si vous me donnez la paix, si vous versez en moi votre joie sainte, l'âme de votre serviteur sera comme remplie d'une douce mélodie ; et, ravi d'amour, il chantera vos louanges.

Mais si vous vous retirez, comme vous le faites souvent, il ne pourra courir dans la voie de vos commandements : alors il ne lui reste qu'à tomber à genoux et se frapper la poitrine, parce qu'il n'en est plus pour lui comme auparavant, lorsque votre lumière resplendissait sur sa tête, et qu'à l'ombre de vos ailes il trouvait  un abri contre les tentations.

3. Père juste et toujours digne de louange, l'heure est venue où votre serviteur doit être éprouvé.
Père aimable, il est juste que votre serviteur souffre maintenant quelque chose pour vous.
Père à jamais adorable, l'heure que vous avez prévue de toute éternité est venue, où il faut que votre serviteur succombe pour un peu de temps au dehors sans cesser de vivre toujours intérieurement en vous.
Il faut que pour un peu de temps il soit abaissé, humilié, anéanti devant les hommes, brisé de souffrances, accablé de langueurs, afin de se relever avec vous à l'aurore d'un jour nouveau, et d'être environné de splendeur dans le ciel.
Père saint, vous l'avez ainsi  ordonné, ainsi voulu ; et ce que vous avez commandé s'est accompli.

4. Car c'est la grâce que vous faites à ceux que vous aimez, de souffrir en ce monde pour votre amour et d'être affligés autant de fois et par qui que ce soit que vous le permettiez.
Rien ne se fait sur la terre sans raison, sans dessein et sans l'ordre de votre Providence.
Ce m'est un bien, Seigneur, que vous m'ayez humilié, afin que je m'instruise de votre justice, et que je bannisse de mon coeur tout orgueil et toute présomption.
Il m'est utile d'avoir été couvert de confusion, afin que je cherche à me consoler plutôt en vous que dans les hommes.
Par là j'ai appris encore à redouter vos jugements impénétrables, selon lesquels vous affligez et le juste et l'impie, mais toujours avec équité et avec justice.

5. Je vous rends grâces de ce que vous ne m'avez point épargné les maux, et de ce qu'au contraire vous m'avez sévèrement frappé, me chargeant de douleurs et m'accablant d'angoisses, au-dedans et au dehors.
De tout ce qui est sous le ciel il n'est rien qui me console : je n'espère qu'en vous, ô mon Dieu ! céleste médecin des âmes, qui blessez et qui guérissez, qui conduisez jusqu'aux enfers et qui en ramenez.
Vous me guidez par vos enseignements, et votre verge même m'instruira.

6. Père uniquement aimé, voilà que je suis entre vos mains, je m'incline sous la verge qui me corrige.
Frappez, frappez encore, afin que je réforme selon votre gré tout ce qu'il y a d'imparfait en moi.
Faites de moi, comme vous le savez si bien faire, un disciple humble et pieux, toujours prêt à vous obéir au moindre signe.
Je m'abandonne, moi et tout ce qui est à moi, à votre correction. Il vaut mieux être châtié en ce monde qu'en l'autre.
Vous savez tout, vous pénétrez tout, et rien ne vous est caché dans la conscience de l'homme.
Vous connaissez les choses futures avant qu'elles arrivent, et il n'est pas besoin que personne vous instruise ou vous avertisse de ce qui se passe sur la terre.
Vous savez ce qui est utile à mon avancement, et combien la tribulation sert à consumer la rouille des vices.
Disposez de moi selon votre bon plaisir, et ne me délaissez point à cause de ma vie toute de péché, que personne ne connaît mieux que vous.

7. Faites, Seigneur, que je sache ce que je dois savoir, que j'aime ce que je dois aimer, que je loue ce qui vous est agréable, que j'estime ce qui est précieux devant vous, et que je méprise ce qui est vil à vos regards.
Ne permettez pas que je juge d'après ce que l'oeil aperçoit au dehors, ni que je forme mes sentiments sur les discours insensés des hommes ; mais faites que je porte un jugement vrai des choses sensibles et des spirituelles, et surtout que je cherche à connaître votre volonté.

8. Souvent les hommes se trompent en ne jugeant que sur le témoignage des sens. Les amateurs du siècle se trompent aussi en n'aimant que les choses visibles.
Un homme en vaut il mieux parce qu'un autre homme l'estime grand ?
Quand un homme en exalte un autre, c'est un menteur qui trompe un menteur, un superbe qui trompe un superbe, un aveugle qui trompe un aveugle, un malade qui trompe un malade ; et les vaines louanges sont une véritable confusion pour qui les reçoit.
Car ce qu'un homme est à vos yeux, Seigneur, voilà ce qu'il est réellement, et rien de plus, dit l'humble saint François.

REFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE L

Dieu permet que notre âme soit quelquefois comme abandonnée. Nulle consolation, nulle lumière ; mais de toutes parts des épreuves, des tentations, des angoisses : elle se croit près d'y succomber parce qu'elle n'aperçoit plus le bras qui la soutient. Que faire alors ? dire comme Jésus : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez vous délaissée ? et cependant vous demeurez en paix dans la souffrance et dans les ténèbres, jusqu'à ce que les ombres déclinent, et que nous découvrions l'aurore d'un nouveau jour. Cet état est le plus grand exercice de la foi, c'est pour l'âme une image de la mort ; froide, sans mouvement, insensible en apparence, elle est comme enfermée dans le tombeau et ne tient plus, ce semble, à Dieu que par une volonté languissante, dont elle n'est pas même assurée ! Oh ! que de grâces sont le fruit de cette agonie supportée avec une humble patience ! Oh ! que de péchés rachète cette passion ! C'est alors que s'achève en nous le mystère du salut, et que nous devenons véritablement conformes à Jésus, pourvu qu'avec une foi sincère, inébranlable, nous ne cessions de répéter cette parole de résignation : Oui, mon Père, j'accepte ce calice, je veux l'épuiser jusqu'à la lie ; oui, mon Père, parce qu'il vous a plu ainsi.

CHAPITRE LI : Qu'il faut s'occuper d'oeuvres extérieures quand l'âme est fatiguée des exercices spirituels

1. J. C. Mon fils, vous ne sauriez sentir toujours une égale ardeur pour la vertu, ni vous maintenir sans relâche dans un haut degré de contemplation ; mais il est nécessaire, à cause du vice de votre origine, que vous descendiez quelquefois à des choses plus basses, et que vous portiez malgré vous, et avec ennui, le poids de cette vie corruptible.
Tant que vous traînerez ce corps mortel, vous éprouverez un grand dégoût et l'angoisse du coeur.
Il vous faut donc, pendant que vous vivez dans la chair, gémir souvent du poids de la chair, et de ne pouvoir continuellement vous appliquer aux exercices spirituels et la contemplation divine.

2. Cherchez alors un refuge dans d'humbles occupations extérieures, et dans les bonnes oeuvres une distraction qui vous ranime ; attendez avec une ferme confiance mon retour et la grâce d'en haut ; souffrez patiemment votre exil et la sécheresse du coeur, jusqu'à ce que je vous visite de nouveau, et que je vous délivre de toutes vos peines.
Car je reviendrai, et vous ferai oublier vos travaux et jouir du repos intérieur.
J'ouvrirai devant vous le champ des Écritures, afin que votre coeur, dilaté d'amour, vous presse de courir dans la voie de mes commandements.
Et vous direz : Les souffrances du temps n'ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LI

Contempler Dieu et l'aimer, le contempler et l'aimer encore, voilà le ciel. L'âme, ici bas, en reçoit quelquefois un avant goût. Alors, élevée au dessus d'elle-même, elle se sent pleine d'ardeur, et, enivrée de joie, elle dit : Il nous est bon d'être ici. Mais bientôt arrive le temps de l'épreuve : il faut descendre du Thabor et marcher dans le chemin de la Croix. Heureuse l'âme qui dans le dénuement, l'aridité, les souffrances, demeure en paix sans se laisser abattre et sans murmurer ; qui, fidèle à Jésus mourant, le suit avec courage sur le Calvaire, et après avoir partagé le banquet de l'époux, prête à partager son sacrifice, s'écrie comme un des Apôtres : Et nous aussi, allons et mourons avec lui.

CHAPITRE LII : Que l'homme ne doit pas se juger digne des consolations de Dieu, mais plutôt de châtiment

1. LE F. Seigneur, je ne mérite point que vous me consoliez et que vous me visitiez : ainsi vous en usez avec moi justement lorsque vous me laissez pauvre et désolé.
Quand je répandrais des larmes aussi abondantes que les eaux de la mer, je ne serais pas encore digne de vos consolations.
Rien ne m'est dû que la verge et le châtiment : car je vous ai souvent et grièvement offensé, et mes péchés sont sans nombre.
Après donc un strict examen, je me reconnais indigne de la moindre consolation.
Mais vous, ô Dieu tendre et clément ! qui ne voulez pas que vos ouvrages périssent, pour faire éclater les richesses de votre bonté en des vases de miséricorde, vous daignez consoler votre serviteur au-delà de ce qu'il mérite, et d'une manière toute divine.
Car vos consolations ne sont point comme les vaines paroles des hommes.

2. Qu'ai je fait, Seigneur, pour que vous me donniez quelque part aux consolations du ciel ?
Je n'ai point de souvenir d'avoir fait aucun bien ; toujours, au contraire, je fus enclin au vice, et lent à me corriger.
Il est vrai, et je ne puis le nier. Si je parlais autrement, vous vous élèveriez contre moi, et personne ne me défendrait.
Qu'ai je mérité pour mes péchés, sinon l'enfer et le feu éternel ?
Je le confesse avec sincérité je ne suis digne que d'opprobre et de mépris ; je ne mérite point d'être compté parmi ceux qui sont à vous. Et, bien qu'il me soit douloureux de l'entendre, je rendrai cependant contre moi témoignage à la vérité, je m'accuserai de mes péchés, afin d'obtenir de vous plus aisément miséricorde.

3. Que dirai je, couvert, comme je le suis, de crimes et de confusion ?
Je n'ai à dire que ce seul mot : J'ai péché, Seigneur, j'ai péché ; ayez pitié de moi ; pardonnez-moi.
Laissez moi un peu de temps pour exhaler ma douleur, avant que je m'en aille dans la terre des ténèbres, que recouvre l'ombre de la mort.
Que demandez vous d'un coupable, d'un misérable pécheur, sinon que, brisé de regrets, il s'humilie de ses péchés ?
La véritable contrition et l'humiliation du coeur produisent l'espérance du pardon, calment la conscience troublée, réparent la grâce perdue, protègent l'homme contre la colère à venir ; et c'est alors que se rapprochent et se réconcilient dans un saint baiser Dieu et l'âme pénitente.

4. Cette humble douleur des péchés vous est, Seigneur, un sacrifice agréable, et d'une odeur plus douce que celle de l'encens.
C'est le délicieux parfum que vous permîtes de répandre sur vos pieds sacrés : car vous ne méprisez  jamais un coeur contrit et humilié.
Là est le refuge contre la fureur de l'ennemi : là le pécheur se reforme et se purifie de toutes les souillures qu'il a contractées au dehors.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LII

Quelques uns recherchent avec un désir trop vif les consolations célestes et tombent dans l'abattement dès qu'elles leur sont retirées. Mais ces grâces que Dieu accorde, ou comme récompense aux âmes embrasées d'une ferveur extraordinaire, ou comme encouragement aux âmes faibles encore, pour les aider à supporter le travail de la pénitence, ne nous sont dues en nulle manière ; et toujours faut il porter en nous la mortification de Jésus, afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous. Où serait l'expiation, où serait le mérite, si nous n'avions rien à souffrir, ou si nos souffrances étaient constamment accompagnées de l'onction divine, qui les tempère, et quelquefois les rend plus douces qu'aucune joie du monde ? De nous mêmes, pécheurs misérables, nous n'avons droit qu'au supplice et nous voudrions jouir ici bas de la félicité du ciel ! Bénissons plutôt la miséricorde qui aux peines de l'éternité substitue les épreuves du temps : bénissons le Dieu qui ne se souvient, durant notre passage sur la terre, de ce que nous devons à sa justice que pour l'oublier ensuite à jamais ; et disons lui du fond de notre coeur brisé, mais plein de reconnaissance et d'amour : Lavez moi de plus en plus de mon iniquité, Seigneur, et purifiez moi de mon péché, car je connais mon iniquité, et mon péché est devant moi toujours.

CHAPITRE LIII : Que la grâce ne fructifie point en ceux qui ont le goût des choses de la terre

1. J. C. Mon fils, ma grâce est d'un grand prix, et ne souffre point le mélange des choses étrangères, ni des consolations terrestres.
Il faut donc écarter tout ce qui l'arrête, si vous désirez qu'elle se répande en vous.
Retirez vous dans un lieu secret, aimez à demeurer seul avec vous même, ne recherchez l'entretien de personne ; mais que votre âme s'épanche devant Dieu en de ferventes prières, afin de conserver la componction et une conscience pure.
Comptez pour rien le monde entier, et occupez vous de Dieu plutôt que des oeuvres extérieures.
Car votre coeur ne peut être à moi, et se plaire en même temps à ce qui passe.
Il vous faut séparer de vos connaissances et de vos amis et sevrer votre âme de toute consolation terrestre.
C'est ainsi que le bienheureux apôtre Pierre conjure les fidèles serviteurs de Jésus Christ de se regarder ici bas comme des étrangers et des voyageurs.

2. Oh ! qu'il aura de confiance à l'heure de la mort, celui que nul attachement ne retient en ce monde !
Mais un esprit encore malade ne comprend pas que le coeur soit ainsi détaché de tout ; et l'homme charnel ne connaît point la liberté de l'homme intérieur.
Cependant, pour devenir vraiment spirituel, il faut renoncer à ses proches comme aux étrangers, et ne se garder de personne plus que de soi même.
Si vous parvenez à vous vaincre parfaitement, vous vaincrez aisément tout le reste.
La parfaite victoire est de triompher de soi même.
Celui qui se tient tellement assujetti, que les sens obéissent à la raison, et que la raison m'obéisse en tout, est véritablement vainqueur de lui même et maître du monde.

3. Si vous aspirez à cette haute perfection, il faut commencer avec courage et mettre la cognée à la racine de l'arbre, pour arracher et détruire jusqu'aux restes les plus cachés de l'amour déréglé de vous même, et des biens sensibles et particuliers.
De cet amour désordonné que l'homme a pour lui même, naissent presque tous les vices qu'il doit vaincre et déraciner, et dès qu'il l'aura subjugué pleinement, il jouira d'un calme et d'une paix profonde.
Mais parce qu'il en est peu qui travaillent à mourir parfaitement à eux-mêmes, et à sortir d'eux-mêmes entièrement, ils demeurent comme ensevelis dans la chair, et ne peuvent s'élever au dessus des sens.
Celui qui veut me suivre librement, il faut qu'il mortifie toutes ses inclinations déréglées, et qu'il ne s'attache à aucune créature par un amour de convoitise ou particulier.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LIII

Personne ne peut servir deux maîtres : car, ou il aimera l'un, et haïra l'autre : ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre. Nous ne pouvons servir à la fois Dieu et le monde : et la vie chrétienne consiste à s'affranchir de l'esclavage du monde, pour acquérir la liberté des enfants de Dieu. Or la grâce combat en nous pour Dieu, contre la nature corrompue qui nous entraîne vers le monde : combat terrible dont on ne sort vainqueur qu'en mourant à soi même, à ses pensées, à ses goûts, à ses inclinations ; et la mort corporelle, qui termine à jamais la lutte entre la nature et la grâce, est la dernière victoire du chrétien ; ce qui faisait dire à l'apôtre saint Paul : Qui me délivrera de ce corps de mort ? Exerçons nous donc à mourir : détachons nous entièrement de la terre et de toutes les choses de la terre : détachons nous de nous mêmes, et ne vivons plus qu'en Dieu, de Dieu et pour Dieu. Que cherchons nous hors de lui ? ne renferme t il pas tous les biens ? Oh ! quand nous sera t il donné de le voir tel qu'il est, face à  face ; de nous rassasier de son être, de sa gloire infinie ! Hâtons de nos voeux ce moment, qui fixera notre éternité, et dans l'ardeur de nos désirs écrions nous avec le prophète : Malheur à moi, parce que mon exil a été prolongé ! J'ai habité avec les peuples de Cédar, et mon âme a été étrangère au milieu d'eux.

CHAPITRE LIV : Des divers mouvements de la nature et de la grâce

1. J. C. Mon fils, observez avec soin les mouvements de la nature et de la grâce ; car, quoique très opposés, la différence en est quelquefois si imperceptible, qu'à peine un homme éclairé dans la vie spirituelle en peut faire le discernement.
Tous les hommes ont le désir du bien et tendent à quelque bien dans leurs paroles et dans leurs actions ; c'est pourquoi plusieurs sont trompés dans cette apparence de bien.

2. La nature est pleine d'artifice, elle attire, elle surprend, elle séduit, et n'a jamais d'autre fin qu'elle même.
La grâce, au contraire, agit avec simplicité, et fuit jusqu'à la moindre apparence du mal : elle ne tend point de pièges et fait tout pour Dieu seul, en qui elle se repose comme en sa fin.

3. La nature répugne à mourir ; elle ne veut point être contrainte, ni vaincue, ni assujettie, ni se soumettre volontairement.
Mais la grâce porte à se mortifier soi même, résiste à la sensualité, rejette l'assujettissement, aspire à être vaincue, et ne veut pas jouir de sa liberté ; elle aime la dépendance, ne désire dominer personne, mais vivre, demeurer, être toujours sous la main de Dieu ; et à cause de Dieu elle est prête à s'abaisser humblement au dessous de toute créature.

4. La nature travaille pour son intérêt propre, et calcule le gain qu'elle peut retirer des autres.
La grâce ne considère point ce qui lui est avantageux, mais ce qui peut être utile à plusieurs.

5. La nature aime à recevoir les respects et les honneurs.
La grâce renvoie fidèlement à Dieu tout honneur et toute gloire.

6. La nature craint la confusion et le mépris.
La grâce se réjouit de souffrir des outrages pour le nom de Jésus.

7. La nature aime l'oisiveté et le repos du corps.
La grâce ne peut être oisive, et se fait une joie du travail.

8. La nature recherche les choses curieuses et belles, et repousse avec horreur ce qui est vil et grossier.
La grâce se complaît dans les choses simples et humbles ; elle ne dédaigne point ce qu'il y a de plus rude, et ne refuse point de se vêtir de haillons.

9. La nature convoite les biens du temps ; elle se réjouit d'un gain terrestre, s'afflige d'une perte, et s'irrite d'une légère injure.
La grâce n'aspire qu'aux biens éternels, et ne s'attache point à ceux du temps ; elle ne se trouble d'aucune perte, et ne s'offense point des paroles les plus dures, parce qu'elle a mis son trésor et sa joie dans le ciel, où rien ne périt.

10. La nature est avide et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne ; elle aime ce qui lui est propre et particulier.
La grâce est généreuse et ne se réserve rien ; elle évite la singularité, se contente de peu, et croit qu'il est plus heureux de donner que de recevoir.

11. La nature se porte vers les créatures, la chair, les vanités : elle est bien aise de se produire.
La grâce élève à Dieu, excite à la vertu, renonce aux créatures, fuit le monde, hait les désirs de la chair, ne se répand point au dehors, et rougit de paraître devant les hommes.

12. La nature se réjouit d'avoir quelque consolation extérieure qui flatte le penchant des sens.
La grâce ne cherche de consolation qu'en Dieu seul ; et, s'élevant au dessus des choses visibles, elle met toutes ses délices dans le souverain bien.

13. La nature agit en tout pour le gain et pour son avantage propre ; elle ne sait rien faire gratuitement ; mais, en obligeant, elle espère obtenir quelque chose d'égal ou de meilleur, des faveurs ou des louanges ; et elle veut qu'on tienne pour beaucoup tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle donne.
La grâce ne veut rien de temporel ; elle ne demande d'autre récompense que Dieu seul, et ne désire des choses du temps, même les plus nécessaires, que ce qui peut lui servir pour acquérir les biens éternels.

14. La nature se complaît dans le grand nombre des amis et des parents ; elle se glorifie d'un rang élevé, d'une naissance illustre ; elle sourit aux puissants, flatte les riches, et applaudit à ceux qui lui ressemblent.
La grâce aime ses ennemis mêmes, et ne s'enorgueillit point du nombre de ses amis ; elle ne compte pour rien la noblesse et les ancêtres, à moins qu'ils ne se soient distingués par la vertu ; elle favorise plutôt le pauvre que le riche, compatit plus à l'innocent qu'au puissant, recherche l'homme vrai, fuit le menteur, et ne cesse d'exhorter les bons à s'efforcer de devenir meilleurs, afin de se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.

15. La nature est prompte à se plaindre de ce qui lui manque et de ce qui la blesse.
La grâce supporte avec constance la pauvreté.

16. La nature rapporte tout à elle même, combat, discute pour ses intérêts.
La grâce ramène tout à Dieu, de qui tout émane originairement ; elle ne s'attribue aucun bien, ne présume point d'elle-même avec arrogance, ne conteste point, ne préfère point son opinion à celle des autres ; mais elle soumet toutes ses pensées et tous ses sentiments à l'éternelle sagesse et au jugement de Dieu.

17. La nature est curieuse de secrets et de nouvelles : elle veut se montrer et voir, et examiner par elle même ; elle désire d'être connue, et de s'attirer la louange et l'admiration.
La grâce ne s'occupe point de nouvelles, ni de ce qui nourrit la curiosité ; car tout cela n'est que la renaissance d'une vieille corruption, puisqu'il n'y a rien de nouveau ni de stable sur la terre.
Elle enseigne à réprimer les sens, à fuir la vaine complaisance et l'ostentation, à cacher humblement ce qui mérite l'éloge et l'estime, et à ne chercher, en ce qu'on sait et en toute chose, que ce qui peut être utile, et l'honneur et la gloire de Dieu.
Elle ne veut point qu'on loue ni elle ni ses oeuvres, mais elle  désire que Dieu soit béni dans les dons qu'il répand par pur amour.

18. Cette grâce est une lumière surnaturelle, un don spécial de Dieu ; c'est proprement le sceau des élus, c'est le gage du salut éternel. De la terre, où son coeur gisait, elle élève l'homme jusqu'à l'amour des biens célestes, et le rend spirituel, de charnel qu'il était.
Plus donc la nature est affaiblie et vaincue, plus la grâce se répand avec abondance ; et chaque jour, par de nouvelles effusions, elle rétablit au-dedans de l'homme l'image de Dieu.

RÉFLEXION  LIVRE III / CHAPITRE LIV

Selon la doctrine du grand Apôtre, nous avons en nous deux lois opposées : la loi de la chair, qui nous asservit au péché, et la loi de l'esprit, qui nous retient dans l'ordre par le secours de la grâce que Jésus Christ nous a mérité. Partagés entre ces deux lois, entre la chair et l'esprit, qui se combattent sans cesse, nous sommes ici bas comme flottant entre le bien et le mal, entre Dieu et le monde, poussés vers l'un par la nature, attirés vers l'autre par la grâce, qui n'abandonne jamais entièrement les plus grands pécheurs, de même que la concupiscence ne cesse jamais de solliciter les plus justes. Que deviendra notre pauvre âme en proie à cette guerre terrible ? Combien doit-elle trembler sur les suites d'un tel combat ? Et c'est pourquoi, dit saint Paul, toute créature gémit, et est comme dans le travail de l'enfantement, et nous aussi qui avons reçu les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'adoption des enfants de Dieu et la délivrance de notre corps. Heureux jour ! et quand viendra t il ? Quand goûterons nous la délicieuse paix d'un amour immuable ? J'ai désiré la dissolution de ma chair, afin d'être avec Jésus Christ. Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant. Quand viendrai je et paraîtrai je devant la face de mon Dieu ?

CHAPITRE LV : De la corruption de la nature et de l'efficace de la grâce divine

1. LE F. Seigneur mon Dieu, qui m'avez créé à votre image et à votre ressemblance, accordez-moi cette grâce dont vous m'avez montré l'excellence et la nécessité pour le salut, afin que je puisse vaincre ma nature corrompue, qui m'entraîne au péché et dans la perdition.
Car je sens en ma chair la loi du péché qui contredit la loi de l'esprit, et m'asservit aux sens pour que je leur obéisse en esclave, et je ne puis résister aux passions qu'ils soulèvent en moi, si vous ne me secourez, en ranimant mon coeur par l'effusion de votre sainte grâce.

2. Votre grâce, et une grâce très grande, est nécessaire pour vaincre la nature inclinée au mal dès l'enfance.
Car, déchue en Adam, notre premier père, et dépravée par le péché, cette tache passe dans tous les hommes, et ils en portent la peine, de sorte que cette nature même, que vous avez créée dans la justice et dans la droiture, ne rappelle plus que la faiblesse et le dérèglement d'une nature corrompue, parce que, laissée à elle même, son propre mouvement ne la porte qu'au mal et vers les choses de la terre.
Le peu de force qui lui est resté est comme une étincelle cachée sous la cendre.
C'est cette raison naturelle, environnée de profondes ténèbres, sachant encore discerner le bien du mal, le vrai du faux, mais impuissante à accomplir ce qu'elle approuve, parce qu'elle ne possède pas la pleine lumière de la vérité, et que toutes ses affections sont malades.

3. De là vient, mon Dieu, que je me réjouis en votre loi selon l'homme intérieur, reconnaissant que vos commandements sont bons, justes et saints, qu'ils condamnent tout mal et détournent du péché.
Mais dans ma chair je suis asservi à la loi du péché, obéissant plutôt aux sens qu'à la raison, voulant le bien et n'ayant pas la force de l'accomplir.
C'est pourquoi souvent je forme de bonnes résolutions ; mais la grâce qui aide à ma faiblesse venant à manquer, au moindre obstacle je cède et je tombe.
Je découvre la voie de la perfection, et je vois clairement ce que je dois faire.
Mais, accablé du poids de ma corruption, je ne m'élève à rien de parfait.

4. Oh ! que votre grâce, Seigneur, m'est nécessaire pour commencer le bien, le continuer et l'achever !
Car sans elle je ne puis rien faire ; mais je puis tout en vous, quand votre grâce me fortifie.
O grâce vraiment céleste, sans laquelle nos mérites et les dons de la nature ne sont rien !
Les arts, les richesses, la beauté, la force, le génie, l'éloquence, n'ont aucun prix, Seigneur, à vos yeux, sans la grâce.
Car les dons de la nature sont communs aux bons et aux méchants ; mais la grâce ou la charité est le don propre aux élus, elle est le signe auquel on reconnaît ceux qui sont dignes de la vie éternelle.
Telle est l'excellence de cette grâce, que ni le don de prophétie, ni le pouvoir d'opérer des miracles, ni la haute contemplation ne doivent être comptés pour quelque chose sans elle.
Ni la foi même, ni l'espérance, ni les autres vertus, ne vous sont agréables sans la grâce et la charité.

5. O bienheureuse grâce, qui rendez riche en vertus le pauvre d'esprit, et celui qui possède de grands biens humble de coeur !
Venez, descendez en moi, remplissez moi dès le matin de votre consolation, de peur que mon âme épuisée, aride, ne vienne à défaillir de lassitude.
J'implore votre grâce, ô mon Dieu ! je ne veux qu'elle, car votre grâce me suffit, quand je
n'obtiendrais rien de ce que la nature désire.
Si je suis éprouvé, tourmenté par beaucoup de tribulations, je ne craindrai aucuns maux, tandis que votre grâce sera avec moi.
Elle est ma force, mon conseil, mon appui.
Elle est plus puissante que tous les ennemis  et plus sage que tous les sages.

6. Elle enseigne la vérité et règle la conduite ; elle est la lumière du coeur et sa consolation dans l'angoisse ; elle chasse la tristesse, dissipe la crainte, nourrit la piété, produit les larmes.
Que suis je sans elle ? qu'un bois sec, un rameau stérile qui n'est bon qu'à jeter.
Que votre grâce, Seigneur, me prévienne donc et m'accompagne toujours ; qu'elle me rende sans cesse attentif à  la pratique des bonnes oeuvres : je vous en conjure par Jésus Christ, votre Fils. Ainsi soit-il.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LV

La religion fait deux choses : elle nous montre notre misère, et nous en indique le remède ; elle nous enseigne que, de nous mêmes, nous ne pouvons rien pour le salut, mais que nous pouvons tout en celui qui nous fortifie. Et de là ce mot de saint Paul, mot aussi profond de vérité qu'étonnant pour l'orgueil humain : Je me glorifierai dans  mes infirmités, afin que la vertu de Jésus Christ habite en moi. Oui, continue t il, je me complais dans mes infirmités, car, lorsque je me sens infirme, c'est alors que je suis fort. Entrons dans la pensée de l'Apôtre, et apprenons à nous humilier, à sentir notre faiblesse, à jouir, pour ainsi parler, de notre néant. Lorsque nous aurons rejeté toute vaine opinion de nous mêmes et creusé en quelque sorte un lit profond dans notre âme, des flots de grâces s'y précipiteront. La paix nous sera donnée sur la terre : car qui peut troubler la paix de celui qui, s'oubliant et se méprisant soi-même, ne s'appuie que sur Dieu et ne tient plus qu'à Dieu ? Paix aux hommes de bonne volonté, aux humbles de coeur ; paix ici-bas, et dans le ciel le rassasiement de la gloire.

CHAPITRE LVI : Que nous devons nous renoncer nous mêmes, et imiter Jésus Christ en portant la Croix

1. J. C. Mon fils, vous n'entrerez en moi qu'autant que vous sortirez de vous même.
Comme on possède en soi la paix lorsqu'on ne désire rien au dehors, ainsi le renoncement intérieur unit à Dieu.
Je veux que vous appreniez à vous renoncer assez parfaitement pour vous soumettre à ma volonté sans répugnance et sans murmure.
Suivez moi : Je suis la voie, la vérité et la vie. Sans la voie on n'avance pas ; sans la vérité on ne connaît pas ; on ne vit point sans la vie. Je suis la voie que vous devez suivre, la vérité que vous devez croire, la vie que vous devez espérer.
Je suis la voie qui n'égare point, la vérité qui ne trompe point, la vie qui ne finira jamais.
Je suis la voie droite, la vérité souveraine, la véritable vie, la vie bienheureuse, la vie incréée.
Si vous demeurez dans ma voie, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera, et vous obtiendrez la vie éternelle.

2. Si vous voulez parvenir à la vie, gardez mes commandements.
Si vous voulez connaître la vérité, croyez moi.
Si vous voulez être parfait, vendez tout.
Si vous voulez être mon disciple, renoncez vous vous même.
Si vous voulez posséder la vie bienheureuse, méprisez la vie présente.
Si vous voulez être élevé dans le ciel, humiliez vous sur la terre.
Si vous voulez régner avec moi, portez la Croix avec moi.
Car les serviteurs de la Croix trouvent seuls la voie de la béatitude et de la vraie lumière.

3. LE F. Seigneur Jésus, puisque votre vie était pauvre, et que le monde la méprisait, donnez moi de vous imiter, et d'être aussi méprisé du monde.
Car le serviteur n'est pas plus grand que celui qu'il sert, ni le disciple au dessus de son maître.
Que votre serviteur travaille à se former sur votre vie, parce que là est mon salut, et la vraie sainteté.
Tout ce que je lis, tout ce que j'entends, hors cette vie céleste, ne me console ni ne me satisfait pleinement.

4. J. C. Mon fils, puisque vous avez lu, et que vous savez toutes ces choses, vous serez heureux si vous les pratiquez.
Celui là m'aime qui connaît et qui observe mes commandements ; et je l'aimerai aussi, et je me manifesterai à lui, et je le ferai asseoir avec moi dans le royaume de mon Père.

5. LE F. Seigneur Jésus, qu'il soit fait selon votre parole et votre promesse : rendez moi digne de ce bonheur immense.
J'ai reçu, j'ai reçu de votre main la Croix : je la porterai, oui, je la porterai, comme vous l'avez voulu, jusqu'à la mort.
Certes, la vie d'un bon religieux est une croix, mais une croix qui conduit à la gloire.
J'ai commencé ; il n'est plus permis de retourner en arrière ; il n'y a plus à s'arrêter.

6. Allons, mes frères, marchons ensemble : Jésus sera avec nous.
Pour Jésus nous sommes chargés de la Croix ; continuons, pour Jésus, de porter la Croix.
Il sera notre soutien, Celui qui est notre chef et notre guide.
Voilà que notre Roi marche devant nous ; il combattra pour nous.
Suivons avec courage ; que rien ne nous effraie ; soyons prêts à mourir généreusement dans cette guerre, et ne souillons pas notre gloire de la honte d'avoir fui la Croix.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LVI

Il est étrange qu'il faille sans cesse redire à l'homme : Pense à ton âme, le temps fuit, l'éternité s'avance : demain, aujourd'hui peut être, elle aura commencé pour toi ; et cependant il est vrai que si on ne lui rappelait à chaque heure cette vérité formidable, à chaque heure il l'oublierait, tant est puissante la fascination du monde sur cette créature tombée. Réveillez vous, sortez de votre sommeil, ne différez pas davantage le soin de l'unique chose nécessaire ; hâtez-vous de mettre la main à l'oeuvre, tandis que le jour luit encore, la nuit vient pendant laquelle nul ne peut travailler : nuit terrible, nuit désolante, nuit qui n'aura jamais d'aurore ! Quittez, quittez, sans perdre un instant, la voie large de la perdition, pour entrer dans la voie étroite de la vie. Combattez avec courage les penchants de la nature inclinée au mal, renoncez à vous même, et portez votre croix : dans la Croix est la force, l'espérance, le salut. Heureux donc celui qui ne sait, comme l'Apôtre, que Jésus, et Jésus crucifié ! Il entendra au dernier jour cette parole de joie : Venez, le béni de mon Père, posséder le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Mais les contempteurs de la Croix, mais ceux qui se seront recherchés eux mêmes, un autre sort leur est réservé : Dieu a dans sa main une coupe pleine d'un vin mélangé ; il la verse ici et là, et la lie ne s'épuise point, et tous les pécheurs de la terre boiront.

CHAPITRE LVII : Qu'on ne doit point se laisser trop abattre quand on tombe dans quelques fautes

1. J. C. Mon fils, la patience et l'humilité dans les traverses me plaisent plus que beaucoup de joie et de ferveur dans la prospérité.
Pourquoi vous attrister d'une faute légère qu'on vous attribue ? Fut-elle plus grave, vous ne devriez pas en être ému.
Laissez donc tomber cela ; ce n'est pas une chose nouvelle, ni la première fois que vous l'éprouvez, et ce ne sera pas la dernière, si vous vivez longtemps.
Vous avez assez de courage quand il ne vous arrive rien de fâcheux.
Vous savez même conseiller bien les autres, et les fortifier par vos discours ; mais lorsqu'il vous survient une affliction soudaine, vous manquez de conseil et de force.
Considérez votre extrême fragilité, dont vous avez si souvent l'expérience dans les plus petites choses ; et toutefois Dieu le permet ainsi pour votre salut.

2. Bannissez de votre coeur, autant que vous le pourrez, tout ce qui le trouble. A t il été surpris, qu'il ne se laisse point abattre, mais qu'il se dégage sur-le champ.
Souffrez au moins avec patience, si vous ne pouvez souffrir avec joie.
Lorsque vous êtes peiné d'entendre certaines choses, et que vous en ressentez de l'indignation, modérez vous, et veillez à ce qu'il ne vous échappe aucune parole trop vive qui scandalise les faibles.
Votre émotion s'apaisera bientôt, et le retour de la grâce adoucira l'amertume intérieure.
Je suis toujours vivant, dit le Seigneur, pour vous secourir et vous consoler plus que jamais si vous mettez en moi votre confiance et si vous m'invoquez avec ferveur.

3. Armez vous de constance, et préparez vous à souffrir encore davantage.
Tout n'est pas perdu, quoique souvent vous soyez dans le trouble et tenté violemment.
Vous êtes un homme et non pas un Dieu ; vous êtes de chair et non pas un ange.
Comment pourriez vous toujours vous maintenir dans un égal degré de vertu, lorsque cette persévérance a manqué à l'Ange dans le ciel, et au premier homme dans le paradis ?
C'est moi qui soutiens et qui délivre ceux qui gémissent ; et j'élève jusqu'à moi ceux qui reconnaissent leur infirmité.

4. LE F. Seigneur, que votre parole soit bénie ; elle m'est plus douce que le miel à ma bouche.
Que ferais je au milieu de tant d'afflictions et d'angoisses, si vous ne me ranimiez pas par vos saintes paroles ?
Pourvu que je parvienne enfin au port du salut, peu m'importe que je souffre, et combien je souffre.
Accordez moi une bonne fin donnez moi de passer heureusement de ce monde à l'autre.
Souvenez vous de moi, mon Dieu, et conduisez moi dans la voie droite vers votre royaume. Ainsi soit il.

RÉFLEXION   LIVRE III / CHAPITRE LVII

Ce n'est pas assez d'être patient avec les autres, il faut l'être encore avec soi même. Ce je-ne-sais-quoi d'aigre et de violent que nous ressentons en nous après avoir commis quelque faute, vient plutôt de l'orgueil humilié que d'un repentir selon Dieu. L'homme humble qui connaît sa faiblesse ne s'étonne point de tomber ; il gémit de sa chute, en implore le pardon et se relève tranquille, pour combattre avec un courage nouveau. Faillir est un mal sans doute ;  mais se troubler n'est qu'un mal de plus. Le trouble a sa source ou dans une sorte de dépit superbe de se trouver si infirme, ou dans le défaut de confiance en celui qui guérit notre infirmité. Veillez et priez afin que vous n'entriez point en tentation ; et si, la tentation survenant, il arrive que vous succombiez, veillez et priez davantage encore ; mais ne perdez jamais la paix, car notre Dieu est le Dieu de la paix, et c'est dans la paix qu'il nous appelle. Que la grâce, la miséricorde et la paix de Dieu le Père et de Notre Seigneur Jésus Christ soient donc avec nous toujours, et qu'elles nous conduisent, à travers les épreuves du temps, aux joies de l'éternité.

CHAPITRE LVIII : Qu'il ne faut pas chercher à pénétrer ce qui est au dessus de nous, ni sonder les secrets jugements de Dieu

1. J. C. Mon fils, gardez vous     de disputer sur des sujets trop hauts, et sur les  jugements cachés de Dieu : pourquoi l'un est abandonné, tandis qu'un autre reçoit des grâces si abondantes ; pourquoi celui ci n'a que des afflictions, et celui là est comblé d'honneurs.
Tout cela est au dessus de l'esprit de l'homme, et nulle raison ne peut, quels que soient ses efforts, pénétrer les jugements divins.
Quand donc l'ennemi vous suggère de semblables pensées, ou que les hommes vous pressent de questions curieuses, répondez par ces paroles du Prophète : Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont droits.

2. Et encore : Les jugements du Seigneur sont vrais et se justifient par eux mêmes.
Il faut craindre mes jugements et non les approfondir, parce qu'ils sont incompréhensibles à l'intelligence humaine.
Ne disputez pas non plus les mérites des Saints, ne recherchez point si celui ci est plus saint que cet autre, ni quel est le plus grand dans le royaume des cieux.
Ces recherches produisent souvent des différends et des contestations inutiles ; elles nourrissent l'orgueil et la vaine gloire, d'où naissent des jalousies et des dissensions, celui ci préférant tel saint, celui là tel autre, et voulant qu'il soit plus élevé.
L'examen de pareilles questions, loin d'apporter aucun fruit, déplaît aux Saints. Car je ne suis pas un Dieu de dissension, mais de paix, et cette paix consiste plus à s'humilier sincèrement qu'à s'élever.

3. Quelques uns ont un zèle plus ardent, une affection plus vive pour quelques Saints que pour d'autres ; mais cette affection vient plutôt de l'homme que de Dieu.
C'est moi qui ai fait tous les Saints, moi qui leur ai donné la grâce, moi qui leur ai distribué la gloire.
Je sais les mérites de chacun : je les ai prévenus de mes plus douces bénédictions.
Je les ai connus et aimés avant tous les siècles : je les ai choisis du milieu du monde ; et ce ne sont pas eux qui m'ont choisi les premiers.
Je les ai appelés par ma grâce, je les ai attirés par ma miséricorde, et conduits à travers des tentations diverses.
J'ai répandu par eux d'ineffables consolations : je leur ai donné de persévérer, et j'ai couronné leur patience.

4. Je connais le premier et le dernier, et je les embrasse tous dans mon amour immense.
C'est moi qu'on doit louer dans tous mes Saints, moi qu'on doit bénir au dessus de tous et honorer en chacun de ceux que j'ai ainsi élevés dans la gloire et prédestinés, sans aucuns mérites précédents de leur part.
Celui donc qui méprise le plus petit des miens n'honore pas le plus grand, parce que j'ai fait le petit et le grand.
Et quiconque rabaisse quelqu'un de mes Saints me rabaisse moi même, et tous ceux qui sont dans le royaume des cieux.
Tous ne sont qu'un par le lien de la charité ; ils n'ont tous qu'un même sentiment, une même volonté, et tous sont unis par le même amour.

5. Et ce qui est plus parfait encore, ils m'aiment plus qu'ils ne s'aiment, plus que tous leurs mérites.
Ravis au dessus d'eux mêmes, au dessus de leur propre amour, ils s'y plongent et se perdent dans le mien, et s'y reposent délicieusement.
Rien ne saurait partager leur coeur, ni le détourner vers un autre objet ; parce que, remplis de la vérité éternelle, ils brûlent d'une charité qui ne peut s'éteindre.
Que les hommes ensevelis dans la chair et ses convoitises, les hommes qui ne savent aimer que les joies exclusives, cessent donc de discourir sur l'état des Saints. Ils retranchent et ils ajoutent, suivant leur inclination, et non pas selon que l'a réglé la vérité éternelle.

6. En plusieurs c'est l'ignorance, et surtout en ceux qui, peu éclairés de la lumière divine, aiment rarement quelqu'un d'un amour parfait et purement spirituel.
Une inclination naturelle et une affection tout humaine les attire vers tel ou tel Saint ; et ils transportent dans le ciel les sentiments de la terre.
Mais il y a une distance infinie entre les pensées des hommes imparfaits et ce que la lumière d'en haut découvre à ceux qu'elle éclaire.

7. Gardez vous donc, mon fils, de raisonner curieusement sur ces choses qui passent notre intelligence : travaillez plutôt avec ardeur à obtenir une place, fût-ce la dernière, dans le royaume de Dieu.
Et quand quelqu'un saurait qui des Saints est le plus parfait et le plus grand dans le royaume céleste, que lui servirait cette connaissance, s'il n'en tirait un nouveau motif de s'humilier devant moi, et de me louer davantage ?
Celui qui pense à la grandeur de ses péchés, à son peu de vertu, qui considère combien il est éloigné de la perfection des Saints, se rend plus agréable à Dieu que celui qui dispute sur le degré plus ou moins élevé de leur gloire.
Il vaut mieux prier les saints avec larmes et avec ferveur, et implorer humblement leurs glorieux suffrages, que de chercher vainement à pénétrer le secret de leur état dans le ciel.

8. Ils sont heureux, contents : qu'avons nous besoin d'en savoir plus, et n'est ce pas assez pour réprimer tous nos vains discours ?
Ils ne se glorifient point de leurs mérites, parce qu'ils ne s'attribuent rien de bon, mais qu'ils attribuent tout à moi, qui leur ai tout donné par une charité infinie.
Ils sont remplis d'un si grand amour de la divinité, d'une joie si surabondante, que, comme il ne manque rien à leur gloire, rien ne peut manquer à leur félicité.
Plus ils sont élevés dans la gloire, plus ils sont humbles en eux mêmes : et leur humilité me les rend plus chers, et les unit plus étroitement à moi.
C'est pourquoi il est écrit qu'ils déposaient leurs couronnes au pied du trône de Dieu, qu'ils se prosternaient devant l'Agneau,  et qu'ils adoraient Celui qui vit dans les siècles des siècles.

9. Plusieurs recherchent qui est le premier dans le royaume de Dieu, lesquels ignorent s'ils seront dignes d'être comptés parmi les derniers.
C'est quelque chose de grand d'être le plus petit dans le ciel, où tous sont grands, parce que tous seront appelés et seront en effet les enfants de Dieu.
Le moindre des élus sera comme le chef d'un peuple nombreux, tandis que le pécheur après une longue vie ne trouvera que la mort.
Ainsi, quand mes disciples demandèrent qui serait le plus grand dans le royaume des cieux, ils entendirent cette réponse :
Si vous ne vous convertissez et ne devenez comme des petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. Celui donc qui se fera petit comme cet enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux.
Malheur à ceux qui dédaignent de s'abaisser avec les petits, parce que la porte du ciel est basse, et qu'ils n'y pourront passer.
Malheur aussi aux riches qui ont ici leur consolation, parce que quand les pauvres entreront dans le royaume de Dieu, ils demeureront dehors poussant des hurlements.
Humbles, réjouissez vous ; pauvres, tressaillez d'allégresse, parce que le royaume de Dieu est à vous, si cependant vous marchez dans la vérité.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LVIII

C'est une grande misère que le penchant qu'ont les hommes à s'inquiéter de mille vaines questions, tandis qu'à peine songent ils aux vérités les plus importantes. Ils veulent tout savoir, excepté la seule chose indispensable. Leur orgueil se complaît dans des spéculations presque toujours dangereuses, ou au moins stériles pour le salut. En s'efforçant de pénétrer des mystères impénétrables, ils s'égarent dans leurs pensées, et ne saisissent que l'erreur au moment où ils croient ravir à Dieu son secret. Voilà le fruit des travaux dont ils se consument sous le soleil. Ah ! qu'il y a de profondeur et de véritable science de l'homme dans ce conseil du Sage : Ne cherchez point ce qui est au dessus de vous et ne scrutez point ce qui est plus fort que vous ; mais pensez sans cesse à ce que Dieu vous prescrit, et gardez vous de sonder curieusement toutes ses oeuvres ; car il ne vous est pas nécessaire de voir de nos yeux ce qui est caché ! Songeons à nous mêmes, à nos devoirs, au compte rigoureux qu'il nous faudra rendre de nos oeuvres et de nos paroles. Il y a bien de quoi nous occuper et remplir tout notre temps : il ne nous est donné que pour cela.

CHAPITRE LIX : Qu'on doit mettre toute son espérance et toute sa confiance en Dieu seul

1. LE F. Seigneur, quelle est ma confiance en cette vie, et ma plus grande consolation au milieu de tout ce qui s'offre à mes regards sous le ciel ?
N'est ce pas vous, Seigneur mon Dieu, dont la miséricorde est infinie ?
Où ai je été bien sans vous ? et avec vous où ai je pu être mal ?
J'aime mieux être pauvre à cause de vous, que riche sans vous.
J'aime mieux être avec vous voyageur sur la terre, que de posséder le ciel sans vous. Où vous êtes, là est le ciel ; et la  mort et l'enfer sont où vous n'êtes pas.
Vous êtes tout mon désir : et c'est pourquoi je ne puis, loin de vous, que soupirer, gémir, prier.
Je ne puis me confier pleinement qu'en vous, ni espérer dans mes besoins de secours que de vous seul, ô mon Dieu !
Vous êtes mon espérance, ma confiance, mon consolateur toujours fidèle.

2. Tous cherchent leur intérêt ; vous seul vous ne cherchez que mon salut et mon avancement, et vous disposez tout pour mon bien.
Même quand vous m'exposez à beaucoup de tentations et de peines, c'est encore pour mon avantage ; car vous avez coutume d'éprouver ainsi ceux qui vous sont chers.
Et je ne dois pas moins vous aimer ni vous louer dans ces épreuves, que si vous me remplissiez des plus douces consolations.

3. C'est donc en vous, Seigneur mon Dieu, que je mets toute mon espérance et tout mon appui ; c'est dans votre sein que je dépose toutes mes afflictions et toutes mes angoisses ; car je ne trouve que faiblesse et inconstance dans tout ce que je vois hors de vous.
Il n'est point d'amis qui puissent me servir, point de protecteurs qui me soient de secours, ni de sages qui me donnent un conseil utile, ni de livre qui me console, ni de trésor assez grand pour me racheter, ni de lieu assez secret pour m'offrir un sûr asile, si vous ne daignez vous même me secourir, m'aider, me consoler, m'instruire, et me prendre sous votre garde.

4. Car tout ce qui semble  devoir procurer la paix et le bonheur n'est rien sans vous, et réellement ne sert de rien pour rendre heureux.
Vous êtes donc le principe et le terme de tous les biens, la plénitude de la vie, la source inépuisable de toute lumière et de toute parole, et la plus grande consolation de vos serviteurs est d'espérer uniquement en vous.
Mes yeux sont élevés vers vous ; en vous je mets toute ma confiance, mon Dieu, Père des miséricordes.
Sanctifiez mon âme, bénissez la de votre céleste bénédiction, afin qu'elle devienne votre demeure sainte, le siège de votre éternelle gloire, et que, dans ce temple où vous ne dédaignez pas d'habiter, il n'y ait rien qui offense vos regards.
Regardez moi, Seigneur, dans votre immense bonté ; et, selon l'abondance de vos miséricordes, exaucez la prière de votre serviteur misérable exilé loin de vous dans la région des ténèbres et de la mort.
Protégez et conservez l'âme de votre pauvre serviteur au milieu des dangers de cette vie corruptible ; que votre grâce l'accompagne et le conduise par le chemin de la paix, dans la patrie de l'éternelle lumière. Ainsi soit il.

RÉFLEXION LIVRE III / CHAPITRE LIX

Quand on a tout parcouru, tout entendu, tout vu, il faut en revenir à cette parole qui renferme toute sagesse et toute perfection : DIEU SEUL.  Considérez, disait un humble religieux de Saint François, des mille millions de  créatures plus parfaites que celles qui sont à présent, tant dans les voies de la nature  que dans les voies de la grâce.  Réitérez à l'infini votre multiplication, et comparez ensuite ces créatures si parfaites au grand Dieu des éternités ; dans cette vue, elles deviennent à rien. Je prenais, ajoutait il, un grand plaisir dans cette multiplication ; et de voir qu'en même temps que l'Être de Dieu paraissait,  ces créatures, qui se montraient si excellentes et si pleines de gloire,  se retiraient d'une rapidité in croyable dans leur centre qui est le néant. Et voyant que le  grand Dieu était en moi, et  plus en moi que je n'y étais moi même,  j'en ressentais une joie  inexplicable, et je ne pouvais comprendre comment il était possible d'avoir partout Dieu en soi et au dehors de soi, et de s'occuper des créatures. J'étais ravi  qu'il fût seul éternel, seul immuable, seul infini, et je vous dis en vérité qu'en disant : En mon Dieu tout est Dieu,  ma volonté était touchée d'un  si grand et si ardent amour,  qu'il me semblait que tout  l'être créé disparaissait devant  moi, et qu'à jamais je ne serais  plus occupé que de Dieu seul.  Je ne puis expliquer l'infinie  jubilation de mon coeur à la  vue de ses immenses perfections ; mais voyant ces grandeurs incompréhensibles, et d'autre part mon néant avec toutes les misères qui l'accompagnent, j'allais de l'infini à  l'infini, et je me trouvais incapable, de l'infini à l'infini, de l'aimer comme je l'aurais voulu, ce qui me faisait souffrir inénarrablement ; car plus je me  trouvais impuissant à l'aimer d'un amour réciproque, plus un secret amour me dévorait intérieurement. Alors j'allais cherchant des secrets dans ma bassesse, comme navré et enivré d'amour, ne connaissant pas ce que je faisais : et, chose  étrange, dans ce travail de  l'âme, ces saillies de l'infini en  perfection à l'infini de ma bassesse m'étaient autant de feux d'amour qui me consumaient  de leurs ardeurs !