Carmel

Biographie de Soeur Aimée de Jésus

1851-1930

aimee-de-jesus sign lt

Enfance et Jeunesse

Une vraie normande du Cotentin! solide au physique comme au moral, douée, économe, riche de sens pratique, calme, dure à l'ouvrage. Elle s'appelle Léopoldine-Marie-Céline Féron, et elle est née le 24 janvier 1851 à Anneville-en-Saire. Son père Ambroise-Auguste était cultivateur et avait épousé Cécile Énault, sans doute à Quettehou, près de Saint-Vaast-la-Hougue. De cette union devaient naître sept enfants, quatre garçons et trois filles. Léopoldine était la seconde de cette petite tribu.

Une de ses parentes était Carmélite à Valognes et il arrivait qu'en famille l'on s'étonne de cette vocation contemplative dont l'utilité ne semblait pas évidente. Et Léopoldine qui depuis son enfance rêvait d'être religieuse rétorquait: «Eh bien! moi, mal­gré tout ce qu'on dit, j'imiterai un jour ma cousine.» La lecture de la Vie des Saints éveillait en son coeur de telles ardeurs géné­reuses que, sans perdre de temps, elle s'entraînait au martyre! Elle avait un caractère entier et s'affrontait avec sa mère avec tant d'énergie et, parfois, de violence que ses parents étaient navrés de sa désobéissance agressive. Mais vers onze ans elle prit conscience de sa malice et commença à s'en corriger. Du tempérament mais un bon fond.

Elle entra au Pensionnat Notre-Dame de Saint-Pierre-Église, tenu par les chanoinesses de Saint Augus­tin de la Congrégation de Notre-Dame (les soeurs de Notre-Dame). Léopoldine était très douée pour les études et son esprit curieux l'aurait servie si son désir d'être carmélite et la crainte d'imposer une dépense à ses parents ne l'avaient amenée à interrompre ses études. «Je ne voulus rester en classe que tout juste le temps d'apprendre ce qu'il est indispensable de savoir pour se suffire en communauté; combien je l'ai regretté ensuite!»

Son conseiller spirituel, le « directeur de cons­cience » d'alors, ancien missionnaire qui avait été aumônier du Carmel de Saïgon, l'aida beaucoup dans sa vocation mais l'orienta vers la Chartreuse. Elle y demeura trois semaines. Trois semaines de larmes. Vraiment, là n'était pas sa voie. Le 11 (ou le 13) octobre 1871, Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, nulle autre que la fondatrice du Carmel de Lisieux alors prieure, lui ouvrait les portes de son monastère. Elle avait vingt ans et demi. « Ai-je eu de la chance, disait-elle, que le Carmel de Lisieux soit épuisé par les fondations de Saïgon et de Caen! Sans cela on ne m'y aurait jamais reçue, surtout comme soeur de choeur, car mon directeur ne voulut point me proposer comme soeur du Voile Blanc et je dus faire le sacrifice de mes attraits. »

Au Carmel

Après quelques mois de postulat, elle prit l'habit le jour de la fête de Saint Joseph 1872 et reçut le nom de Soeur Aimée-de-Jésus du Coeur-de-Marie. Le 8 mai 1873, elle fit profession en même temps que Soeur Saint-Jean-Baptiste et le supérieur du monas­tère, M. Delatroëtte, lui remit le voile noir et prononça l'homélie.

Après sa profession, elle fut donnée comme aide à la première infirmière, soeur Adélaïde, et chargée en même temps de l'office des reliques. Elle apprit ainsi à soigner les malades, et déploya dans ce travail une ingéniosité et une charité qui raviront plus tard la petite Thérèse. Cette tâche l'obligeait souvent à supprimer ses temps libres, où elle aurait volontiers écrit à sa famille qu'elle aimait tant. Elle souffrira beaucoup d'être cloîtrée à Lisieux lorsque ses proches affrontent la maladie: "Si tu savais, écrit-elle à sa soeur Marie en septembre 1896, combien c'est pénible d'être éloignée des siens au moment de l'épreuve et de la mort, tu me plaindrais un peu. Ce cri n'est pas une plainte mais un regret. Je bénis quand même le bon Dieu à travers mes larmes."

Sr Aimée garde des liens profonds avec la terre, comme on peut le constater à l'occasion d'envoi de beurre frais par sa famille. Elle décrit à sa soeur Marie la joie de Mère Marie de Gonzague recevant un tel cadeau: "Si tu avais vu son attendrissement en recevant la petite bourriche, tu aurais joui d'avoir pris la liberté de faire entrer dans notre carmel un doux et excellent messager. J'aime tout ce qui vient de ma famille et de mon pays. À la saison où nous sommes, c'est surprenant que ton beurre soit si ferme et si délicat. Toutes le soeurs ont fait cette remarque: c'est notre dessert en ce moment! (juin 1899)... J'ai reconnu au goût fin et délicat du beurre que l'herbe du printemps était pourprée" (mai 1901).

Elle souffrit de son éducation sommaire quand il lui fallut réciter l'office en latin, évidemment sans en comprendre le premier mot! Elle s'acharna et après des années d'efforts, elle pénétra la beauté des tex­tes liturgiques et bientôt le bréviaire n'eut plus de secrets pour elle. Aucune rubrique ne lui échappait mais surtout elle savourait les richesses des textes liturgiques.

Habituée aux rudes travaux « utiles », elle ne s'était jamais inté­ressée aux finesses de l'aiguille et elle souffrait, en sa jeunesse, de se trouver si malhabile dans l'art de la broderie où ses consoeurs novices excellaient. Son esprit de pauvreté était remarquable, son obéissance scrupu­leuse. On admirait son humilité et sa charité fraternelle. Sr Aimée se chargeait allègrement des tâches les plus lourdes et ce qui est remarquable, elle ne refusait jamais aucun service, au point que ses soeurs la soup­çonnaient d'en avoir fait le voeu.

Il semble qu'elle ait eu cependant une nature complexe et difficile à saisir, avec une pudeur la retenant d'exprimer ses sentiments. "Ce n'est pas facile de dire tout ce qu'on voudrait lorsque l'on n'exprime pas soi-même ses pensées," écrit-elle à sa soeur (9 mai 1900). Douée d'une grande intelligence, elle cachait de profondes qualités de coeur et une solide piété sous une rudesse de formes qui rappelait ses origines rurales et déconcertait au premier abord. Par ailleurs, elle était minutieuse, ce qui pouvait compliquer les choses simples.

Nous avons retenu quelques témoignages de carmélites qui l'ont bien connue : « Elle était bonne, bonne, mais c'était une fermière, elle avait un complexe, elle n'était pas à la hauteur dans ce milieu. Avec Soeur Marie du Sacré-Coeur elle se chicanait tout le temps. J'ai compris pourquoi elle ne voulait pas de Soeur Gene­viève. Elle n'était pas à l'aise avec la famille Martin. Aux licences elle venait parler à la cuisine avec les soeurs du Voile Blanc. Là, elle était bien. » Une autre prend sa défense : « Elle détendait et pliait toute la lessive pendant que les autres allaient se détendre au moment des fêtes! Ah! elle en faisait du travail toute seule pour les autres. » Une autre encore : « Ah! Cette bonne Soeur Aimée-de-Jésus, elle en a gagné des mérites dans les greniers à surveil­ler la lessive par tous les temps!»

On s'amusait de ses sentences, ainsi celle-ci dûment affichée « Mes habitudes sont invariables et ne changent jamais». Mais, comme infirmière, c'est entre ses bras que mourut Mère Gene­viève de Sainte-Thérèse qui, devenue aveugle, ne pouvait se pas­ser de sa charitable soignante et c'est à elle que la vénérable fondatrice confia quelques minutes avant sa mort : « Ma soeur Aimée, comme il faut pâtir pour mourir!»

En 1899, on la rappela à l'infirmerie; elle était également chargée de divers travaux manuels, de menuiserie notamment ce qui était remarquaable à l'époque, mais elle exerça parti­culièrement son activité à la lingerie.  Elle assumait aussi le plus fort des travaux de lessive, négligé par les soeurs converses âgées et souvent malades, et elle inventait sans cesse des techniques pour améliorer son travail.

Avec Thérèse

Elle était donc au Carmel depuis plus de seize ans quand Thérèse y entra au printemps de 1888. Elle avoue elle-même que leurs relations n'étaient pas particulièrement intimes et que bien des choses lui avaient échappé. Au Procès elle déclare cependant : « Ce qui m'a frappé particulièrement dans la vie de la Servante de Dieu, c'est son humilité et sa modestie. Elle a su passer ina­perçue et tenir cachés les grâces et les dons qu'elle recevait de Dieu et que beaucoup n'ont connus, comme moi, qu'après sa mort (...) Soeur Thérèse même dès son entrée à 15 ans [me] parut très judicieuse et prudente en toute chose. Il n'y avait rien d'indiscret dans sa manière de pratiquer les vertus. » Elle évoque encore, parlant de Thérèse, son exactitude, sa sérénité parfaite, son maintien religieux, et dans son extérieur, rien de puéril ni de frivole malgré son jeune âge, de telle sorte, ajoute-t-elle, que personne dans la communauté ne pensait à la traiter comme une enfant.

Nous savons que Soeur Aimée sera très opposée à l'entrée de Céline au Carmel. Non seulement parce qu'elle appréhendait, sans doute comme plusieurs autres soeurs, l'in­fluence de quatre soeurs réunies en une si petite communauté, mais aussi parce qu'elle estimait que le Carmel n'avait pas besoin d'artistes. Il ne fallait viser qu'au pratique: avoir de bonnes infirmières, lingères, robières. Ainsi, se demandait-elle, pourquoi mettre des fleurs dans le préau? Des pommes de terre seraient bien plus utiles que les rosiers qui entourent le calvaire!

Thérèse connaissait l'opposition de Soeur Aimée à l'entrée de Céline, elle raconte dans l'Histoire d'une Ame (Manuscrit A, folio 82 v°) qu'elle pria ainsi: «Vous savez, mon Dieu, combien je désire savoir si papa est allé tout droit au ciel, je ne vous demande pas de me parler, mais donnez-moi un signe. Si ma Soeur Aimée-de-Jésus consent à l'entrée de Céline ou n'y met pas d'obstacle, ce sera la réponse que Papa est allé tout droit avec vous. » Sitôt sortie de la chapelle, Sr Aimée s'approche de Thérèse et lui parle de Céline, les larmes aux yeux!

Un incident devait éclater plus tard entre Thérèse et Soeur Aimée-de-Jésus, toujours au sujet de Céline devenue Soeur Geneviève de Sainte-Thérèse. Celle-ci pouvait en effet être admise à faire profession à partir du 6 février 1896 et donc la faire entre les mains de Mère Agnès, dont le priorat se terminait quelques semaines plus tard. Mère Marie de Gonzague décida de retarder cette pro­fession, sans doute pour aider Céline à prendre un peu de distance face à sa famille. Or voici qu'en récréation, Soeur Aimée-de-Jésus, qui n'était pas au fait des détails de cette décision, déclare tout à trac: « Mère Marie de Gonzague a bien le droit d'éprouver cette novice comme une autre. » C'est alors que Thé­rèse répondit avec émotion : «Il s'agit d'un genre d'épreuve qu'on ne doit pas donner.» Cette réponse étonna Soeur Aimée, qui mit un certain temps à comprendre qu'elle émanait d'un esprit de discernement profond plus que d'une affection trop naturelle. Relatant cet incident plusieurs années plus tard, Soeur Aimée ajoutait en parlant de Thérèse: «Je suis sûre qu'elle aurait été une excellente Prieure, qu'elle aurait toujours agi avec prudence et charité sans jamais abuser du droit de l'autorité. »

Soeur Aimée quitta l'emploi d'infirmière au début de la maladie de Thérèse. Une seule fois elle put approcher d'elle pour aider à la changer de lit. C'est Thérèse qui l'avait proposé : «Je crois que ma soeur Aimée-de-Jésus me prendrait facilement dans ses bras; elle est grande et forte, et très douce autour des malades. » Et au cours du Procès, Soeur Aimée se souvenait encore du regard céleste et si plein de reconnaissance et d'affection que lui porta alors Thérèse. Elle en gardait le souvenir comme un gage de sa protection, et aussi comme une consolation d'avoir été la seule à ne pas entendre la cloche de l'infirmerie qui convoquait les soeurs au moment de la mort de Thérèse. Elle aida, cepen­dant, sitôt après, à son ensevelissement.

Après la mort de Thérèse

Sr Aimée écrivit à sa famille peu après: "Je pense souvent à la mort. Cela n'est pas surprenant. Le souvenir de notre chère soeur Thérèse de l'Enfant Jésus décédée le 30 septembre dernier à l'âge de 24 ans, le départ au ciel de monsieur l'abbé Youf 15 jours après ne se sont pas effacés de ma mémoire.La mort nous visite assez souvent dans l'espace d'un an, trois morts prématurées pour ainsi dire: une jeune tourière âgée de 36 ans [Sr Marie-Antoinette], la plus jeune de nos soeurs [Thérèse], et le chapelain qui n'avait qu'une cinquantaine d'années."

Sr Aimée se réjouit d'envoyer un exemplaire de l'Histoire d'une Âme à sa famille: "Un trésor, écrit-elle à sa soeur Marie: tu liras, tu comprendras, tu sauras bien l'apprécier... ce sera une agréable surprise." Sr Aimée lui envoie même peu après des prospectus "pour faire connaître le livre de ma soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus en allant au marché à Barfleur ou à St Vaast, et si tu peux en remettre chez les libraires, tu nous fera plaisir, toutefois sans faire de voyage exprès."  Mais quand il fut question de la béatification de Thérèse, Soeur Aimée-de-Jésus fut choquée. Que l'on pense à Mère Geneviève, la fondatrice vénérée, passe encore, mais Thérèse, qui n'a rien fait d'extraor­dinaire ! «C'est à l'instigation de ses soeurs que nous devons cela, n'en doutons pas... Attendons! la vérité se fera jour certai­nement. » Cette retenue lui valut d'être appelée en témoignage au Procès de Béatification, le Promoteur de la Foi (Mgr Verde, l'avocat du diable) l'ayant sollicitée pour entendre sur Thérèse un autre son de cloche!

Elle changea vite d'opinion, et sa grande joie durant les vingt dernières années de sa vie fut de travailler au service du pèlerinage naissant et d'entendre parler quotidiennement, dans le courrier reçu du monde entier, de «sa Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ».

Le 30 septembre 1922 fut un grand jour pour elle et pour le Carmel. On fêtait, par anticipation à cause des prochaines fêtes de la Béatification de Thérèse, son propre jubilé d'or. La cérémonie fut présidée par Monseigneur Lemonnier, qui passa de longues heures au monastère. Monseigneur bénit la statue de Thérèse à l'entrée du préau, on inaugura une salle des reliques en clôture (dite le Magnificat) et le lendemain, les novices interprétèrent en l'honneur de la jubilaire une pièce qu'elles avaient composée: «La rose effeuillée», où l'on voyait Thérèse préparer une de ses plus belles roses pour Soeur Aimée.

Mais les ans s'ajoutaient inexorablement aux ans. Elle devint sourde. Cruelle épreuve pour elle de ne plus pouvoir entendre les chants liturgiques! Une nuit de septembre 1925, elle entendit un ravissant concert. Étonnée elle chercha dans la nuit et ne vit per­sonne. L'événement se renouvela le lendemain et elle y vit une délicatesse de Thérèse.

En 1927, un anthrax ébranla fortement sa santé et elle dut subir plusieurs interventions chirurgicales. Elle souffrait beaucoup mais elle offrait ses souffrances pour que les ressources néces­saires à la construction de la Basilique ne manquent pas. Elle se remit cependant de ce grave accroc de santé, aggravé quelque temps plus tard d'une pneumonie. Rétablie, elle reprit son travail avec son énergie coutumière.

Il semble qu'au cours de ses dernières années elle ait été favo­risée de grâces spéciales de Thérèse. L'âge cependant était là, elle perdait progressivement la vue, ce qui la privait quasi totalement de l'office divin qu'elle aimait tant. Elle dut même renoncer à se rendre au réfectoire, du jour où elle ressentit une violente douleur dans l'épaule et le côté droit. Elle ne se fit alors aucune illusion sur sa fin prochaine. Le médecin appelé diagnosti­qua une double pneumonie. Très affaiblie on l'entendit murmu­rer : «... la grâce d'une sainte mort... par l'intercession de notre Sainte petite Thérèse... » Elle s'endormit dans la paix le 7 janvier 1930 à 3 heures du matin.

P. Gires