Carmel

Circulaire de Soeur Thérèse de St Augustin

Julia-Marie-Élisa Leroyer   1856-1929

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, dans l'Octave de Notre‑Dame du Mont‑Carmel, convia aux joies de la Patrie, nous en avons la douce confiance, notre chère Sœur Julia, Marie, Elise, THÉRÈSE DE SAINT‑AUGUSTIN, professe et conseillère de notre Communauté. Elle était âgée de soixante‑douze ans, dix mois et dix‑sept jours, dont cinquante-quatre ans, trois mois, vingt‑deux jours passés en religion. 

C'est à Lisieux que s'écoula entièrement l'existence paisible et uniforme de notre chère Soeur. Elle y était née le 5 septembre 1856, de parents honorables et profondément chrétiens dont toute la sollicitude, disait‑elle, fut de tourner son coeur vers le bon Dieu. La petite Julia témoignait, d'ailleurs, de naturelles dispositions pour la piété. Elle ne comptait que quelques mois, et, déjà, la seule vue d'un Crucifix la faisait fondre en larmes, sans que l'on parvînt à la consoler. Le soir, pour s'endormir il lui fallait un chapelet avec, sur la Croix, un bon Dieu qui se trouve, suivant son enfantine expression, afin de pouvoir le baiser à loisir pendant la nuit. Unique enfant d'un foyer exemplaire dont elle faisait la joie, notre chère Sœur était élevée très sérieusement: « Mon père et ma mère se montraient pour moi d'une bonté sans égale, nous confiait‑elle, cependant, ils ne me passaient rien et s'appliquaient à corriger mes défauts , dès qu'ils les apercevaient. Maman veillait surtout, avec beaucoup de soin, à ne pas me laisser prendre des goûts de coquetterie. Un jour, à l'occasion d'une distribution de prix, mes petites compagnes m'ayant dépeint les toilettes qu'on leur préparait, me demandèrent s'il y aurait des volants à ma robe, s'ils seraient, suivant la mode de ce temps‑là « tuyautés ou chiffonnés ». Mon premier souci, en rentrant à la maison, fut de questionner ma Mère : « Des volants tuyautés ou chiffonnés me répondit‑elle, mécontente de ma curiosité, tu les prendras comme ils seront ! Est‑ce qu'une petite fille doit s'occuper de sa toilette ? Ne me fais plus, désormais, de pareilles questions.» La leçon fut bonne, mais l'avenir réservait à notre héroïne une aventure encore plus profitable qu'elle aimait à conter ainsi :

« C'était le jour de l'Assomption; j'avais quêté à la cathédrale Saint‑Pierre avec une charmante toilette blanche et un chapeau garni de tulle de soie. Rentrée dans ma chambre et m'y trouvant seule, l'envie me prît de voir quelle mine j'avais ainsi parée. Je m'approchai de la glace et me retournai sur tous les sens, faisant de gentilles petites manières. Hélas! Je n'avais pas pris garde à la bougie allumée, placée tout près du miroir, et voilà tout à coup le tulle de mon chapeau qui commence à brûler sans que je m'en aperçoive! Fort heureusement, ma mère entra à cet instant : ‑ « Comment, me dit-elle, tu te regardes dans la glace, que c'est vilain »... Et moi, toute confuse, de balbutier : « Mais non, maman, je ne me regardais pas‑ Cependant, une odeur de fumée vint lui signaler le malheur. « Tu ne peux le nier, reprit‑elle sévèrement, voilà ton chapeau qui prend feu!... Et le saisissant, elle parvint à éteindre la flamme; mais ma faute fut racontée à papa et, pour ma pénitence, on ne remplaça pas les bouts de tulle pendants qui avaient été brûlés.»

C'est à l'Abbaye des Bénédictines, ma Révérende Mère, au pensionnat qui devait recevoir, plus tard, Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, que Julia acheva son éducation. 

A l'âge de quatorze ans, quand elle ressentit pour la première fois le désir de la vie religieuse, tout son idéal était d'imiter ses saintes maîtresses. Elle s'ouvrit de ses attraits à un prêtre ami de sa famille, qui lui conseilla, avant de prendre une décision, d'examiner plusieurs Communautés de la ville, et, en dernier lieu, lui nomma le Carmel. « Oh! pour le Carmel, jamais ! » Avait‑elle aussitôt répondu. Et sur cette affirmation bien nette, elle s'était éloignée. Deux jours après, comme elle se demandait, songeant à cette conversation, ce que pouvait être la vie d'une Carmélite, tout un programme de vie mortifiée, solitaire et unie à Dieu se déroula aux regards de son âme, et elle comprit immédiatement que cette part de choix devait être la sienne... Dès lors, sa route était tracée ; elle n'allait plus avoir un instant d'hésitation. Elle fit part, sans délai, à ses parents, de sa pieuse résolution, ne pensant pas, dans sa naïveté comme elle nous l'expliquait plus tard, que cela puisse leur faire de la peine. Le Seigneur le permit sans doute, afin de ménager à son vertueux père, dont la carrière terrestre était si près de finir, le mérite d'avoir souscrit par avance au sacrifice de son unique enfant. A une telle confidence, il répondit avec esprit de foi : « Il faudra étudier cette vocation, et si vraiment elle vient du bon Dieu, je ne m'y opposerai pas.» Deux mois plus tard, le 11 mai 1871, la terrible épidémie de petite vérole qui désola notre cité, ravissait le chef de famille à l'affection des siens. Cinq jours de maladie avaient suffi pour consommer cette grande douleur. Le coup fut si rude que Mme Leroyer faillit y succomber. 

Julia quitta alors définitivement l'Abbaye pour se consacrer au bonheur de sa mère. Et une vie de fervente intimité commença pour elles deux. Chaque jour, elles assistaient ensemble à la messe de six heures ; puis, le soir, revenaient de même vers la vieille cathédrale, pour y faire leur visite au Saint‑Sacrement.  « Le bon Dieu me gâtait un peu, avouait notre Carmélite; aussitôt que j'étais à genoux devant le Tabernacle, éclairé seulement par la lampe du sanctuaire, je restais immobile, les yeux fixés sur la petite porte qui parlait à mon coeur d'une façon si douce. Ces mots : Jésus est ma vie, faisaient toute ma prière; ils me ravissaient sans que je puisse ajouter une seule parole. 

Trois années se passèrent ainsi ; la jeune fille avait dix-sept ans et Notre-Seigneur l'attirait de plus en plus, dans le secret. Son dégoût pour le monde et son amour de la solitude croissaient de concert. Déjà se faisait jour ce désir d'union constante avec son Dieu qui sera l'attrait dominant de sa longue existence. On la surprenait, arrêtée au milieu de ses occupations journalières, se demandant, anxieuse :« comment parvenir à cette union tant convoitée ? » Puis une pensée la rassurait : « Je l'apprendrai au Carmel ! Là, enfin, je réaliserai mon rêve le plus cher. » 

De l'avis de son Directeur, l'heure allait sonner de préparer sa mère au grand sacrifice. Cette chrétienne admirable qui, dès avant la naissance de son enfant, avait demandé au Seigneur de se la réserver pour Lui seul, ne voulut rien retirer de son offrande, bien que l'épreuve ait à jamais endeuillé sa vie, et l'entrée de notre chère Sœur fut fixée au 1er mai de l'année suivante. Mais quelle souffrance, pour ces deux cœurs aimants, à la perspective de la séparation ! Un soir, l'angoisse fut si terrible que Julia, ne sachant plus comment consoler sa mère, en vint à lui promettre de ne jamais la quitter. La foi de cette dernière eut alors un sursaut : « Non, non, protesta‑t‑elle il n'en sera pas ainsi, tu répondras à l'appel de Dieu. » Et de fait, au matin du 1er mai 1875, notre aspirante, âgée de dix‑huit ans, se présentait à la porte du monastère, accompagnée de sa mère et de sa bonne tante, aujourd'hui si affligée de lui survivre.« Je n'avais pas en vain placé ma confiance en Notre‑Seigneur, témoignait‑elle, avec émotion; maman fit son sacrifice bien courageusement et tout se passa avec beaucoup de calme.» 

La jeune postulante était toute à la joie. Je me trouvai aussitôt à l'aise, se plaisait‑elle à raconter, si bien qu'en me rendant au Chœur, je pris sans cérémonie le bras de la Mère Prieure, lui répétant, pendant, tout le trajet : « Oh ! Que je suis contente, que je suis contente!» Elle fut ravie de tout en cette première journée, sauf de son lit! qui lui faisait, disait‑elle, l'effet d'un cercueil, et auquel, pour cette raison, elle s'appliquait à tourner le dos dès qu'elle entrait dans sa cellule.

Le postulat se passa facilement et joyeusement. Pourtant la nouvelle arrivée, avait peine à s'habituer à la nourriture grossière du Carmel, mais elle n'osait rien dire, dans la crainte d'être renvoyée. Le dimanche, par exemple, le dîner consistait invariablement en une portion de choux dont son estomac ne s'accommodait pas et qu'elle rejetait bientôt, restant jusqu'au soir sans rien prendre. L'un de ces fameux dimanches, ayant rencontré l'infirmière qui portait une infusion de fleur d'oranger à une malade, elle se prit à penser que ce soulagement lui ferait grand bien, mais, aussitôt, elle en fit le sacrifice à Jésus s'estimant heureuse d'avoir cette privation à lui offrir. 

   Nous aimions à entendre plus tard notre chère Sœur Thérèse de Saint‑Augustin, devenue un modèle de gravité religieuse et de recueillement, confesser qu'à cette époque, il lui arrivait trop souvent de courir et même de sauter sous les cloîtres ! Elle ajoutait : « Je ne brillais guère, non plus, par ma modestie, en ce temps‑là ; au Chœur, j'avais toujours les yeux levés. Aussi, lors de ma retraite de Prise d'Habit, une de nos Sœurs me demanda malicieusement comment je ferais pour tenir les yeux baissés pendant trois jours. « Je vous affirme, lui répondis‑je, que je ne les lèverai pas une seule fois, et cela nulle part ». « ‑ Nous verrons! Me dit cette Sœur, peu convaincue.» Ce qui avait été promis fut, en effet, exécuté à la lettre, et si scrupuleusement que, la veille de la Vêture, la Mère Prieure montrant à la Communauté une statue, destinée au directeur de la trop modeste postulante qui ne levait pas les yeux, fut obligée de lui dire :« Mais, ma Sœur Thérèse de Saint‑Augustin, regardez donc ! »

Revêtue des livrées du Carmel, la novice entra plus résolument dans la pratique des vertus religieuses ; toutefois, son inexpérience allait heurter bien des écueils. « Que d'illusions devaient tomber! nous confiait‑elle en ces dernières années. Je m'étais attachée d'une façon trop humaine à la Mère Prieure ‑ la Rde Mère Marie de. Gonzague ‑ et, par suite, bien des épreuves vinrent ballotter ma pauvre nacelle. Donnant beaucoup, je recevais bien peu : je cherchais à faire plaisir, et l'on n'en tenait pas compte; on accordait à d'autres des préférences qui excitaient mon envie, de là, mille petites jalousies et tout ce cortège de faiblesses et de souffrances qui les accompagne.. » 

Pourtant, avec cette bonne volonté sincère, qui, pour manquer parfois de clairvoyance, ne connaîtra jamais de fléchissement, notre chère Sœur visait, dès ce temps‑là, à « devenir une sainte.» Dans ce but, elle s'appliquait courageusement à combattre ses défauts celui, entre autres qui, jusqu'à la fin de sa vie, exercera sa vertu et, par suite, avouons‑le, celle de son entourage... Nous voulons dire une certaine raideur un peu tranchante dans ses paroles et sa manière d'agir, qui aurait inspiré, chez celles qui l'approchaient sans la pénétrer, un premier mouvement de recul. Déjà, notre pauvre chère Sœur s'en désolait, et, s'ouvrant un jour à un religieux des réprimandes et humiliations qu'elle s'attirait ainsi, elle recueillit cet encouragement : « Ne vous troublez pas! Vous avez la parole brève, je le vois bien, mais peut‑être n'y a‑t‑il là qu'une apparente imperfection. Toutefois, comme cela fait souffrir autour de vous, mettez tous vos efforts à vous en corriger. » Ce qu'elle fit, ma Révérende Mère, nous nous hâtons de le dire, avec une persévérance toujours en éveil.

Elle veillait ainsi beaucoup sur elle‑même pour accomplir la règle en tous ses détails, garder le silence, éviter même un regard inutile. Et, sur ce point, il nous est bien consolant de le reconnaître, la victoire sera complète. Notre chère Sœur deviendra parmi nous un exemplaire vivant et soutenu de la régularité, du silence et de la fidélité la plus exacte à toutes nos traditions du Carmel.

C'est le 1er mai 1877 qu'elle eut la grâce d'émettre ses saints Vœux. La date en avait été retardée par le Supérieur du Monastère, Mr. le chanoine Delatroëtte, peu favorable on le verra pour Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, aux engagements prématurés. Il aurait même souhaité d'attendre la majorité de la novice, mais avait fini par céder à ses instances à condition que sa mère ratifierait ce consentement. Cette condition fut remplie avec d'autant plus de joie que Mme Leroyer songeait alors à solliciter pour elle‑même la grâce de la vie religieuse et aurait sans doute rejoint sa chère Julia au Carmel, si des conseils autorisés n'avaient imprimé à sa piété d'autres directives. Jusqu'à sa mort, en effet, elle consacrera les ressources de son zèle à la belle Œuvre des Premières Communions, avec vestiaire pour les enfants pauvres, qu'elle organisera dans notre ville et y soutiendra longtemps.

En ce matin du 1er mai 1877, la généreuse mère s'unissait pleinement à la joie de sa fille, qui goûtait la paix sans nuage d'un holocauste complet et pouvait, dans la suite, retracer ainsi ses dispositions : « Je me sentais au‑dessus de toutes les choses de la terre, mon cœur s'envolait librement vers Jésus; ce jour‑là, rien ne me captivait ni ne pouvait me troubler. »

Cette halte toute de douceur se prolongea pendant plusieurs jours, mais bientôt reprirent, pour la jeune professe, les mille difficultés et petites tentations de la vie quotidienne. « Je recommençai, hélas ! déplorait‑elle, à m'attacher à la créature et à chercher la joie où j'aurais dû pratiquer le renoncement, et j'en souffrais beaucoup... Faut‑il être insensée, soupirait plus tard notre vertueuse ancienne, pour chercher ainsi le bonheur aux dépens de la paix! » Enfin, après bien des alternatives, la grâce triompha. Un matin, spontanément, cette prière s'était échappée de son cœur : « Mon Dieu, faites‑moi souffrir tout ce que vous voudrez, pourvu que j'arrive à une intime union avec vous. N'écoutez ni mes plaintes, ni mes larmes, mais tranchez tout ce qui peut me retenir loin de vous et, quand même je vous demanderais de cesser, ne le faites pas : ce serait ma nature qui parlerait, mais non ma volonté. » Et jamais, dans la suite, malgré des peines bien sensibles, elle ne contredit son héroïque prière.

D'autres souffrances, d'ordre spirituel celles‑là, tourmentaient en même temps cette âme tout intérieure, qui aurait eu tendance à prendre aisément ses pensées pour des réalités, tendance aussi à croire que les états extraordinaires, soit comme consolation, soit comme épreuves, devaient être monnaie courante dans la vie d'une bonne Carmélite. C'est ainsi qu'un soir, pendant sa retraite de Profession, elle s'était imaginée avoir eu une extase au cours des Matines, alors que, vaincue par le sommeil, elle avait dû être rappelée à l'attitude commune par sa voisine qui, discrètement, avait tiré son scapulaire. Aussitôt revenue à elle‑même, notre candide retraitante s'était assurée soigneusement que ses pieds touchaient bien le plancher! «Car, se disait‑elle, si l'on m'a tirée ainsi, c'est certainement parce que j'étais en extase comme cela doit arriver souvent au Carmel ». Et elle égaiera plus tard de cette histoire nos récréations.

Cependant, à l'heure présente, il ne s'agissait rien moins que d'extase mais d'une épreuve intérieure terrible, car des pensées de damnation la hantaient jour et nuit. L'aumônier de ce temps‑là, le vénéré M. Youf, menait les âmes par une voie énergique et n'excellait pas toujours à les réconforter. Vous connaissez, ma Révérende Mère, sa réponse à Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, qui lui parlait, sur son lit de mort, de ses tentations contre la foi : « Ne vous arrêtez pas à ces pensées‑là, c'est très dangereux! » Et la Sainte de soupirer avec patience, après l'entretien : « Voyez comme je suis peu consolée! » Ce qui n'empêchait pas d'ailleurs le digne prêtre de professer, pour son angélique pénitente, une admiration enthousiaste et sans réserve.

Sœur Thérèse de Saint‑Augustin n'avait pas été consolée non plus, il faut en convenir, le jour où l'austère confesseur, ignorant son angoisse intime, et voulant sans doute combattre chez elle quelques illusions possibles, après le sermon de sa Prise de Voile qu'il jugeait trop élogieux, lui avait jeté ces mots en la congédiant : « Ma pauvre enfant, tout ce que je puis vous dire, c'est que vous avez déjà un pied en enfer et que, si vous continuez, vous y mettrez bientôt le second. » - « Je n'avais plus d'autre ressource, nous confiait notre chère Sœur, que de me réfugier dans les bras de la Très Sainte Vierge; c'est elle seule qui mit fin à mes alarmes, et me délivra de cette effrayante obsession. »

Nous atteignons, maintenant, la période où la vie religieuse de notre vénérée Sœur côtoya celle de Sainte Thérèse de I'Enfant‑Jésus, et vous vous demandez sans doute, ma Révérende Mère, quels furent les rapports de ces deux âmes diversement privilégiées. Si vous aviez questionné notre chère ancienne, elle vous aurait répondu avec conviction :«Dès que nous nous sommes connues, ma Sœur Thérèse de l'Enfant‑Jésus et moi, nous avons éprouvé l'une pour l'autre un attrait irrésistible... » Pour sa part, il est vrai, la première fois qu'elle avait entrevu, au parloir, notre Sainte, encore enfant, elle était demeurée saisie d'admiration : « Qu'elle est jolie! S'écriait-elle, et quel air d'ange! » Nous lisons à ce propos, dans un passage de l'Histoire d'une Ame qui n'a pas été publié, l'effet produit par cette exclamation sur l'âme de la petite Sainte, alors, âgée de neuf ans :

« ... Ce fut le jour de cette visite que je reçus des compliments pour la seconde fois. Sœur Thérèse de Saint‑Augustin étant venue me voir, ne se lassait pas de dire que j'étais gentille. Je ne comptais pas venir au Carmel pour recevoir des louanges, aussi, après le parloir, je ne cessai de répéter au bon Dieu que c'était pour Lui tout seul que je voulais être Carmélite. »

Sœur Thérèse de Saint‑Augustin évoquait souvent pour nos jeunes sœurs, avides des moindres détails, le souvenir de cette vision toute de fraîcheur et de céleste innocence. Elle tint même à mentionner au Procès Apostolique cette « impression surnaturelle qui rayonnait de l'enfant prédestinée ».

En retour, de quelle nature pouvait être l'attrait éprouvé par Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus pour cette fervente compagne de sa vie religieuse ? Certaine page de l'Histoire d'une Âme nous le donnerait peut‑être à entendre... si nous nous représentions qu'à cette époque, la grâce divine n'avait pas encore pénétré de sa suave onction quelques tendances natives, un peu désavantageuses en cette âme animée toutefois des meilleures intentions et bien souvent si méritante. Elle‑même en convenait plus tard, très humblement, en ces termes: « Je travaillais sérieusement à me corriger de mes défauts; cependant, mes efforts n'étaient pas couronnés de succès ; le plus saillant, la raideur de mes paroles et de mes manières, continuait à m'être fréquemment reproché, au point que je désespérais presque de me vaincre, puisque ma bonne volonté ne pouvait y réussir... J'étais aussi très portée à l'impatience : si je demandais un service, il fallait qu'on me le rende aussitôt, je ne savais pas attendre. Et par‑dessus tout, j'aimais à combattre mon amour‑propre : je me souviens qu'ayant fait le vœu d'abandon au bon plaisir de Dieu, je ne voulus en parler à personne, afin de ne pas donner à d'autres la pensée d'en faire autant, pour me réserver quelque supériorité dans la perfection. Oh! Combien je rougis de cette bassesse, de mon étroitesse de vues, de mon égoïsme d'alors! »

Pour compléter ses aveux touchants, notre chère Sœur, rendue aujourd'hui dans la pleine lumière de vérité du bon Dieu, nous permettra certainement d'ajouter que sa manière même de pratiquer la vertu n'était pas toujours exempte d'un léger manque d'à‑propos ou de discernement. Ainsi, pour s'être exercée beaucoup à la pureté d'intention, elle en était venue après certaines circonstances où elle estimait avoir été incomprise ou jugée défavorablement, à vouloir concentrer en elle‑même toutes ses souffrances qu'elle désirait « connues de Dieu seul », s'enveloppant, pour cela, d'une réserve un peu mystérieuse et solennelle, qui nuisait parfois à une fusion franche et cordiale avec ses Mères et Sœurs. Voilà ce qui l'empêcha toujours, croyons‑nous, de s'ouvrir à la direction simple et douce, mais si sage, de notre vénérée et sainte Mère Geneviève de Sainte‑Thérèse, sa Maîtresse de Noviciat, avec qui elle ne put jamais avoir d'intimité. Par suite encore de ce léger manque de mesure – tout inconscient d'ailleurs – dans la recherche de la perfection, sa régularité parfaite l'aurait rendue moins accessible aux exigences de la charité. Les pensées élevées dont elle se nourrissait dans ses nombreuses lectures, et qu'elle s'appropriait en toute bonne foi et simplicité, la portaient à se croire « privilégiée entre les privilégiées ». Et cela ressortait, forcément, à l'occasion, de ses paroles ou de son attitude.

Tout cet ensemble un peu spécial ne pouvait échapper à Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, très fine et intuitive, mais elle savait « réjouir le Divin Artiste des âmes en ne s'arrêtant pas à l'extérieur ». Et dès lors, «s'appliquant à pénétrer jusqu'au sanctuaire intime que Jésus, en celle‑ci, s'était choisi pour demeure, elle en avait, assure‑t‑elle, admiré la beauté ». Faisant allusion aux grâces de préservation, à l'isolement choyé dont avait bénéficié cette âme virginale, elle disait aimablement : « Sœur Thérèse de Saint‑Augustin, c'est un lys en pot ! » la distinguant ainsi d'autres lys, lys des jardins ou lys des champs, comme elle en connaissait, ou encore lys grandis au milieu des épines, parfois battus par les tempêtes dans les plaines de ce monde... Et elle traçait, au vif, en même temps, peut‑être sans y penser, le caractère solitaire de cette fleur de choix, si apte à se garder à l'écart des contacts et perturbations de la vie commune.

Si nous en jugeons par les notes de notre bonne ancienne, il nous est doux de constater que sa sainte petite Soeur avait multiplié à son égard les témoignages les plus délicats d'une surnaturelle et exquise affection. Cédant à ses instances, et uniquement pour lui être agréable, elle avait essayé, malgré son ignorance des règles de la versification, sa première poésie, sur un sujet qui leur était cher à toutes deux : « La rosée divine ou le lait virginal de Marie ». Pour lui être agréable aussi, elle avait sollicité de sa sœur Céline, encore dans le monde, une première esquisse de la Vierge‑Mère, la lui soumettant avec joie aussitôt terminée.

Pour elle encore, en mai 1897, notre Sainte consignait par écrit une de ses toutes dernières compositions poétiques: « L'Abandon », lui livrant l'original, sans songer à en garder la copie pour elle‑même. Enfin, dans les dernières semaines de sa vie, elle accueillait les visites de Sœur Thérèse de Saint‑Augustin avec les marques d'une telle religieuse tendresse, que l'infirmière et les sœurs qui en étaient témoins, murmurèrent plus d'une fois : « Est‑elle heureuse de la voir !»

C'est dans l'intimité de leurs entretiens, aux jours de licence, que notre chère Sœur avait recueilli des lèvres de sa sainte compagne, en avril 1895, cette confidence : « Je mourrai bientôt, je ne vous dis pas que ce soit dans quelques mois, mais dans deux ou trois ans, je le sens par ce qui se passe dans mon âme ; oui, mon exil est près de finir. » Et comme son interlocutrice, tout émue, lui parlait de la gloire qui l'attendait au Ciel, elle obtint cette sublime réponse : « Ah! ce n'est point ce que je désire, J'ai toujours demandé au bon Dieu d'être un petit rien. Quand un jardinier fait un beau bouquet, il lui faut de la mousse pour combler les vides entre les riches fleurs qui le composent, et donner à l'ensemble une forme gracieuse. Voilà ce que je voudrais être au Ciel, un petit brin de mousse pour faire valoir les grands saints qui sont les plus belles fleurs du bon Dieu. » Une autre fois, pendant sa maladie, Sœur Thérèse de Saint‑Augustin l'encourageait ainsi : « Vous souffrez beaucoup, mais vous en serez bien récompensée! » ‑ Non, pas pour la récompense, reprit la Sainte avec un sourire, mais seulement pour Lui faire plaisir.

Notre bonne Sœur aimait à rappeler une autre circonstance, où l'humble Sainte lui ouvrant le fond de son cœur, l'avait profondément édifiée. C'était en septembre 1897. « Un jour, est‑il raconté dans sa Déposition, comme j'entrais à l'infirmerie, Sœur Thérèse de l'Enfant‑Jésus me parut si radieuse que je lui en demandai la cause. Elle me répondit avec simplicité : « Je viens de goûter une vraie joie et je vais vous la confier. Je recevais à l'instant la visite d'une Sœur qui m'a dit : ‑ Si vous saviez‑ comme vous êtes peu appréciée ici !... récemment, j'entendais une Sœur de la Communauté adresser à une autre cette réflexion : Je ne sais pourquoi on parle tant de ma Sœur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, elle ne fait rien de remarquable, on ne la voit point pratiquer la vertu, on ne peut même pas dire que ce soit une bonne religieuse... Ah! reprit l'angélique malade, avec une expression de joie inoubliable, entendre dire sur mon lit de mort que je ne suis pas une bonne religieuse... Quelle grâce ! »

Le Seigneur, qui devait se complaire dans cet échange de pensées et d'affection surnaturelles, se servit de notre chère Sœur Thérèse de Saint‑Augustin pour éclairer d'un rayon céleste la sombre nuit intérieure qui pesait alors sur l'âme de la Sainte.

Le 8 janvier 1897, elle avait eu ce rêve : « Je me trouvais, raconte‑t‑elle, dans un appartement très sombre, fermé par une lourde porte noire, sous laquelle perçait une raie de lumière éclatante. De l'appartement voisin, que je devinai éblouissant de clarté, une voix s'éleva : On demande Sœur Thérèse de l'Enfant‑Jésus ! Et j'eus alors l'impression qu'à mes côtés, dans une partie plus obscure encore du sombre appartement, on préparait ma chère petite Sœur pour répondre à cet appel. Que lui faisait‑on; je l'ignore, mais j'entendis la même voix insister : ‑ « Il faut qu'elle soit très belle! » Et là‑dessus je m'éveillai, persuadée que ma Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus allait bientôt nous quitter pour le Ciel. « Quelques semaines plus tard, en licence, je lui racontai le fait. Sa physionomie refléta une émotion très vive : « O ma Sœur Thérèse de Saint-Augustin, me dit‑elle, c'est le bon Dieu qui vous a « envoyé ce songe pour que je sois encouragée par vous! Et elle me fit part de son épreuve d'âme que j'ignorais entièrement, Cet appartement si sombre, cette lourde porte noire, poursuivit-elle, voilà bien l'image des ténèbres dans lesquelles je vis. Oui... mais cette raie d'une lumière si proche, s'échappant sous la porte, cet appel mystérieux, quel présage consolant dans ma sombre nuit!... Et c'est par vous que le bon Dieu me l'accorde ! Elle insistait sur ces mots: par vous... et des larmes remplissaient ses yeux. »

Jusqu'à sa mort, notre chère petite Sainte témoigna à celle qui l'avait ainsi consolée, sa reconnaissance et son affection, revenant volontiers avec nous, dans l'intimité, sur cette délicatesse du bon Dieu, qui lui en avait dit si long au cœur. En retour, elle devait envelopper d'une atmosphère spéciale de grâce tout le reste de la vie de notre Sœur, qui avait encore une longue étape à fournir.

Dès 1898, Sœur Thérèse de Saint‑Augustin fut placée à la sacristie. C'est là que, jusqu'à la fin de ses jours, c'est‑à‑dire pendant plus de trente ans, elle va se dépenser silencieusement avec une pieuse assiduité, une discrétion et, peu à peu, une expérience qui nous la rendaient si précieuse. Là aussi elle assumera, toujours dans le plus complet recueillement, les préparatifs de fêtes sans égales en l'honneur de son humble petite compagne d'autrefois, si merveilleusement glorifiée par la Sainte Église : la Translation de ses Reliques, sa Béatification, la Consécration de notre Chapelle et les fastes de la Canonisation. Là enfin que, stimulée par son amour de la régularité et son désir de sauvegarder intégralement le silence et la paix de notre clôture, elle devra faire face aux nouvelles organisations exigées par le mouvement croissant des foules qui se déversent à Lisieux. Ah‑! combien spécialement elle jouira, notre chère Sacristine, ‑ conseillère depuis 1902 ‑ du zèle avec lequel M. le Directeur du Pèlerinage protégera tout d'abord nos observances monastiques contre l'envahissement possible des cérémonies extérieures, et, par des consignes rigoureusement suivies, saura combiner le libre et paisible développement de notre vie religieuse, avec la légitime et si touchante expansion de la piété des pèlerins.

Mais, en cette année 1898 les soucis de la nouvelle sacristine étaient moins étendus. Elle se réjouissait d'apporter à son emploi une connaissance complète du travail des ornements d'église, auquel elle s'était adonnée activement pendant les premières années de sa vie religieuse, pour venir en aide à la Communauté dont ce labeur était une des principales ressources. Elle y apportait, par dessus tout, une piété très vive envers la Sainte Eucharistie, et le désir de rendre toujours plus intense son union avec le divin Époux. «Je voulais le voir, Lui seul, et oublier tout le reste, écrivait‑elle alors. Un regard vers Lui suffisait pour me plonger dans un océan de paix. »

Elle avait été frappée du recueillement habituel de la jeune Sainte dont elle avait de si près partagé l'existence, et s'inspirait de ce souvenir, qui répondait à son attrait personnel, le consignant dans ses notes, pour le mettre plus tard en relief au Procès de Béatification.

« Sœur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, écrivait‑elle, vivait dans une union de tous les instants avec Notre‑Seigneur. La pensée de la présence divine ne la quittait jamais, elle me l'avait avoué simplement, et le recueillement de son âme se lisait sur sa physionomie. « Son visage toujours calme, même au milieu des plus grandes épreuves, ne témoignait aucune préoccupation. Elle semblait vivre sans souci d'elle‑même, se remettant complètement de tout au soin de la divine Providence... Son maintien, toujours si religieux, mais sans rien d'apprêté m'avait impressionnée dès son entrée parmi nous. » Et elle ajoutait: « Les beautés de sa vie d'union, on les soupçonnait par l'ascendant que, malgré sa jeunesse, elle exerçait autour d'elle et aussi – c'est toujours notre Sœur qui l'assure – par cette charité si vraie qu'elle témoignait en toute occasion, avec une délicatesse ravissante et qui créait auprès d'elle une reposante atmosphère de paix... On se sentait auprès « d'un Ange. »

Un autre «Ange », Sœur Élisabeth de la Trinité, de Dijon, devait, quelques années plus tard, encourager de même notre fervente sacristine dans ses attraits de « vie au dedans », de fusion amoureuse avec 1'Hôte divin de son cœur :«.Moi, aussi, redisait‑elle sous son inspiration, je veux être avec Jésus, en Lui et par Lui, une louange d'amour et d'action de grâces pour la Sainte Trinité. »

En la fête de Noël de l'année 1901, à l'exemple de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, elle prononçait avec élan l'Acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux. Et elle faisait découler de ce jour la grâce de cette tendre dévotion envers la Très Sainte Vierge qui, de plus en plus, allait envahir sa vie spirituelle, jusqu'à en devenir la note la plus caractéristique. Mais sa céleste petite Sœur lui dispensait en même temps de pratiques lumières sur la charité fraternelle :« J'aimais, depuis lors, plus tendrement mes Sœurs, reconnaissait‑elle avec nous, et me sentais portée à excuser plus volontiers leurs petites imperfections. Cette indulgence, je dois le dire, ne m'était pas naturelle, car j'étais inclinée, par caractère, à beaucoup plus de sévérité. Mais, peu à peu, je comprenais que l'Amour peut détruire en un clin d'œil ce qui parait défectueux au dehors, qu'il opère bien des merveilles cachées dans le secret des âmes. Alors, me disais‑je, comment accuser celles que le Seigneur veut bien justifier ! »

De plus, elle devenait heureuse de rendre de petits services et elle nous racontait encore: «Pendant que ma Sœur Geneviève peignait son admirable tableau de la Sainte Face, j'étais contente de la soulager le plus possible de son travail à la sacristie. N'ayant pas son talent, je m'estimais bien privilégiée de pouvoir contribuer de la sorte à faire aimer Notre‑Seigneur, et je priais de tout mon cœur pour la diffusion de cette œuvre qui devait faire tant de bien aux âmes.. »

Et nous devons à la vérité, ma Révérende Mère, de reconnaître que notre chère Sœur Thérèse de Saint‑Augustin favorisa toujours, de sa prière et de ses encouragements, les travaux artistiques de la plus jeune sœur de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Les portraits de notre Sainte, dus à son pinceau, lui semblaient si bien l'expression de la réalité qu'elle en témoignait souvent son admiration, et poussait des soupirs de souffrance, quand elle entendait mettre en doute l'authenticité de ces documents. Elle nous disait : « Pourra-t-on jamais, ma Mère, rendre assez l'air angélique de notre sainte petite Thérèse! Son regard céleste! C'est surtout cela qui me frappait, et que les meilleures reproductions ne sauraient traduire.» En retour, cette Sainte tant appréciée par notre Sœur encourageait doucement ses efforts dans la voie de la charité envers le prochain, la gratifiant, par exemple, d'un suave parfum de violettes, un jour que, bien pressée, elle avait surmonté un premier mouvement de refus pour rendre ensuite, de très bon cœur, un service demandé. « Je compris, inscrivait‑elle, après cette faveur, dans les notes qu'elle prenait volontiers, soit sur ses abondantes lectures, soit sur les grâces reçues, je compris que « ma petite Thérèse voulait m'enseigner ainsi le prix que le bon Dieu attache à la vertu de charité. »

Elle lui attribuait encore les grâces de choix dont la mort de sa pieuse mère fut entourée. « Ma Petite Reine, nous disait‑elle, m'avait promis de partager avec ma mère l'affection qu'elle avait pour moi. Et elle a bien tenu parole, car maman m'a assuré, à diverses reprises, la sentir toujours présente à ses côtés, comme un second Ange Gardien. » Et notre Sœur poursuivait :« Le 2 janvier 1911, anniversaire de sa naissance, notre Thérèse voulut me préparer au grand sacrifice qui m'attendait bientôt. Le soir, à la collation, je trouvai sur notre serviette une épine si longue et si pointue que je n'en avais jamais vu de semblable. Toutes informations prises, on ne put savoir qui l'avait placée là, mais comme je montais à notre cellule tenant en main le mystérieux objet, je compris, tout à coup, qu'il me présageait la mort de ma mère, et je me sentis portée à prier beaucoup pour elle, sans me douter, toutefois, que j'étais si près du douloureux événement. Le 27 février suivant, après deux jours seulement de maladie, celle que j'aimais tant quittait ce monde, mais dans des circonstances si consolantes, que, loin de sentir le vide causé par la séparation, je jouissais de sa présence avec une douceur inexprimable. »

De cette mort édifiante, allait découler, pour notre vertueuse Sœur, une grâce puissante de détachement et d'orientation plus nette de tous ses désirs vers le Ciel.

Déjà, les premières atteintes d'une longue maladie d'estomac l'avaient obligée à se retirer en partie de la vie commune, au réfectoire d'abord, puis bientôt au Chœur, par suite de sa faiblesse. Elle, qui nous avait édifiées si longtemps par sa collation de tous les Vendredis au pain et à l'eau, allait s'astreindre à une mortification d'un autre genre par un régime extrêmement strict qui se réduira peu à peu à un bol de liquide, toujours le même, préparé de façon identique, pris à des heures rigoureusement déterminées, sans pain, sans la moindre variante, pendant près de vingt ans!

Malgré ces exceptions, ma Révérende Mère, Sœur Thérèse de Saint‑Augustin présentait, dans toute sa conduite, une rectitude si exemplaire qu'elle put garder avec profit ses fonctions d'Ange des postulantes : sa parfaite fidélité, sa connaissance précise de nos moindres usages, son culte du silence et de la modestie religieuse, offraient à nos jeunes débutantes un modèle saisissant et accompli de toutes les vertus extérieures qu'elle avait mission de leur inculquer. Elles apprenaient d'emblée, à son exemple, que « si deux paroles peuvent suffire, on doit rendre à Dieu cette fidélité de n'en pas dire trois », qu'il faut « faire ce que l'on dit sans s'informer d'autre chose», et, en récréation, si quelqu'une s'attardait à la conversation au détriment de son ouvrage, elle entendait son digne mentor, qui l'avait observée un instant par‑dessus ses lunettes, lui servir complaisamment l'adage antique : « Ma Sœur, parler et ouvrer peut‑on... »

A l'automne 1919, notre vaillante Sœur, bien éprouvée par les premiers froids, dut descendre à l'infirmerie. C'est là, désormais, dans une séparation progressive de tout ce qui est créé et dans une intime union avec Notre‑Seigneur et sa divine Mère, que s'écouleront les dix dernières années de sa vie. Elle y conservera une jeunesse d'allure – et même de visage – ainsi qu'une activité tout à fait remarquable, qui lui permettra jusqu'à la fin d'assumer ses importants devoirs de sacristine.

A cette époque, en comparant le présent avec le passé, de son cœur à jamais fixé dans l'amour divin, jaillit ce cri de reconnaissance: « Comment remercier le bon Dieu des grâces sans nombre dont il m'a comblée, jusqu'ici, alors même qu'inconsciente et volage, je soupçonnais à peine son tendre amour à mon égard. Ah! Je le sais, lorsqu'une mère caresse son enfant qui ne peut encore la comprendre, elle ne s'attriste pas ; elle prévoit qu'il grandira, qu'un jour il reconnaîtra sa tendresse et s'appliquera à lui rendre l'affection prodiguée. Puissé‑je maintenant payer de retour Celui qui m'a tant aimée!"

Une autre fois, repassant en esprit les incompréhensions de sa jeunesse, les illusions qui l'ont pour un temps retenue captive, les angoisses traversées avant d'atteindre cette paix sereine, cet unique nécessaire qui est désormais son partage, elle est tentée de soupirer : «Ah! Que de temps perdu pour le bon Dieu! » Mais doucement, dans son âme, cette lumière se fait: «Non, ce temps n'a pas été perdu. Le laboureur croit‑il le perdre en jetant dans le sillon la semence qui doit s'y désagréger et y mourir, en voyant tant de mois s'écouler sans recueillir le fruit de son travail ?... » Notre‑Seigneur récoltera désormais la moisson abondante qu'a fait germer son patient labeur.

Ce sont d'abord des fruits de confiance qui s'épanouissent à l'aise. Elle écrit, pendant une de ces retraites qu'elle se plaisait à passer en solitude absolue dans son infirmerie, sans même communiquer de vive voix avec sa Mère Prieure : « Ma confiance s'est développée jusqu'à l'abandon complet... mes fautes ou imperfections ne sont plus capables de me troubler.» Et elle commente ainsi ce passage du Saint Évangile qui l'encourage : « Quiconque dira à cette montagne « Ote‑toi de là et jette‑toi dans la mer, sans chanceler dans son cœur, mais en croyant que tout ce qu'il dit va se faire, cela se fera en sa faveur. » Je pense que ces paroles ont été prononcées pour toutes les âmes sans exception, et je m'empresse de m'en servir, persuadée que si ma foi et ma confiance sont assez fortes pour jeter dans l'océan de la divine Miséricorde la montagne de mes infidélités, elle s'y trouvera engloutie à jamais... D'ailleurs, je dois l'avouer, remarque‑t‑elle, le plus souvent, par condescendance, Notre‑Seigneur me cache la vue de ma misère. »

C'est de plus un fruit de zèle qui mûrit de jour en jour, dans le petit sanctuaire où son âme vit; comme en « serre chaude », exclusivement exposée aux rayons fécondants du Soleil de Justice. «Je n'ai plus qu'un désir, s'exclame‑t‑elle, penser aux âmes, me dévouer pour elles, laissant désormais à Notre‑Seigneur le soin de ma propre sanctification. »

Les âmes sacerdotales excitent ses préférences : « C'est de ce côté, je le sens, que je dois jeter le filet de ma prière. Je demande à Jésus, sans cesse, qu'il révèle aux âmes privilégiées de ses prêtres, les secrets de la Petite Voie de confiance et d'abandon de notre Sainte si chère, pour qu'ils fassent connaître et aimer le bon Dieu comme il désire l'être. » Et elle conclut : « Que j'aime cet apostolat ignoré que rien ne traduit au dehors c'est le feu caché sous la cendre qui pourrait, sous le souffle divin, incendier l'univers ! »

Cette puissance de la prière, elle la mettait aussi, efficacement, au service de ses Sœurs. « Comme notre petite Thérèse, nous confiait‑elle, je vois que plus mon amour pour le bon Dieu augmente, plus aussi j'aime mes Sœurs ; je ne reçois plus une grâce sans la désirer pour elles. Je demande que notre Carmel soit un chœur de Séraphins, que chacune de nous y fasse sa partie, bien exactement, pour la gloire de notre Jésus. »

C'est dans ces sentiments, ma Révérende Mère, que notre fervente ancienne allait atteindre, le 13 mai 1927, la fête de ses Noces d'Or. Elle s'y était disposée par une vie d'intimité plus étroite avec la Très Sainte Vierge, lui abandonnant le soin de sa préparation, et celui de parer à tous les soucis que lui suggérait, à l'avance, l'appareil extérieur de cette cérémonie.

Certes, la journée fut bien belle, enrichie de la bénédiction du Saint‑Père, présidée par nos Vicaires généraux représentant S. G. Mgr Lemonnier, retenu par la maladie, et rehaussée de la présence d'une imposante légion de prêtres, que des liens de vénération ou de reconnaissance unissaient à l'héroïne du jour ou à sa très pieuse famille ; mais en même temps, qu'elle fut douce à nos âmes ! Une effusion de grâce abondante se déversait sur notre bien‑aimée jubilaire d'apparence fragile, mais si jeune toujours, et comme nimbée, ce jour-là, d'un rayonnement céleste; et, par elle, cette grâce s'épanchait, non seulement sur ses Sœurs, mais sur les nombreux parents et amis, venus joyeux pour l'entourer. On avait tant de confiance toujours en ses prières!

Le prédicateur des glorieuses journées de Béatification et de Canonisation de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, le R. P. Martin, était là pour évoquer, en termes combien émouvants, la présence invisible et la protection bien sentie de notre Sainte en faveur de celle que nous fêtions.

La paisible et souriante jubilaire fut particulièrement sensible aux preuves d'affection que la Communauté était heureuse de lui multiplier, et à celles qui lui vinrent, si délicates, de nos chers Carmels. Longtemps après, elle en savourait encore la douceur, et ne pouvait non plus relire sans émotion les couplets de circonstance qui, sous le titre Ce que j'ai vu, lui rappelaient, avec les grâces intimes de son existence, celles des incomparables solennités, encore si proches, qui avaient brillé sur ses dernières années.

Renouvelée par les faveurs du Jubilé, qu'elle considérait avec joie comme un second baptême, elle se remit activement à son travail de la sacristie .« Oh! Que j'apprécie, nous disait‑elle, la grâce immense que Jésus m'a faite en me choisissant pour cet office. Le nombre toujours croissant de prêtres qui célèbrent la sainte Messe dans notre chapelle me donne le bonheur de préparer si souvent et dans une si large mesure, ce qui est nécessaire à l'offrande du Saint Sacrifice. Quelle joie de pouvoir contribuer ainsi, pour ma petite part, à donner à Notre‑Seigneur sa vie eucharistique! »

C'est en union avec Marie, sa Mère toujours plus aimée qu'elle remplissait ce pieux labeur, s'en remettant à elle, d'ailleurs, en toute rencontre, avec l'abandon d'une enfant qui n'a plus de souci, expliquait‑elle, parce qu'elle attend tout de sa Mère, et ne peut douter de son secours ». Et, visiblement, sa confiance n'était pas trompée : ses jeunes compagnes de sacristie le constataient tout bas, estimant comme un petit miracle perpétuel qu'elle puisse porter ainsi la responsabilité d'un emploi dont les charges se compliquaient, alors que ses forces physiques déclinaient, que ses yeux faiblissaient avec l'âge, et qu'il n'avait jamais été dans son caractère de prévoir et d'organiser sur de larges vues d'ensemble...La Sainte Vierge, discrètement, y suppléait: tout se coordonnait à point, et se trouvait prêt, finalement, comme il convenait, dans les conjonctures les plus embarrassantes. Elle‑même en avait conscience et nous disait avec une humilité touchante : « Je vous l'assure, ma Mère, je me demande comment, avec mon incapacité, je puis être encore première d'emploi, c'est bien à la Sainte Vierge que j'en suis redevable ! »

A la fin de l'année dernière, les premiers symptômes d'un mal redoutable qui faisait prévoir de grandes souffrances, vinrent nous alarmer, sans parvenir cependant, à préoccuper celle qui en était atteinte. Au contraire, cette menace accentuait encore sa confiance, son abandon à Dieu, en même temps que vibrait son espoir de voir bientôt ses liens terrestres se briser.

« Je pense à mon tour, nous disait‑elle tout heureuse, que le voilà enfin pour moi, ce lointain murmure qui m'annonce l'arrivée de l'Epoux.» Elle ajoutait : « Je me réjouis de cette préparation douloureuse à la rencontre éternelle. Mon unique désir est de glorifier le bon Dieu, de ne mettre aucun obstacle à l'accomplissement de ses desseins sur mon âme. »

Et, à l'une de nos Sœurs que la perspective de son mal inquiétait :« Je m'abandonne à Jésus sans crainte, je sais trop à qui je me confie! Je crois à son amour... J'attends tout du secours de ma Mère du Ciel et de ma sainte petite Thérèse. Je répète, après elle, que « le bon Dieu n'a pas à se gêner avec moi. »

Le 14 octobre 1928, sa céleste Protectrice lui avait encore donné un gage de son assistance. Comme nous arrivions à l'infirmerie avec plusieurs branches de narcisses artificiels pour souhaiter la fête de notre chère Sœur conseillère, sa dernière fête ici‑bas, elle s'écria, toute ravie : « O ma Mère, que ces narcisses sentent bon ! » Et comme l'infirmière lui faisait remarquer que le bouquet était artificiel. « Eh bien! dit‑elle, alors, c'est ma petite Thérèse qui veut me prouver qu'elle est là! » Elle y fut, certes, jusqu'à la fin, préparant aux noces éternelles cette âme qui lui était chère, et attisant de plus en plus son désir d'aller bientôt rejoindre le Divin Objet de son amour.« Mourir, c'est voir Dieu, écrivait notre fervente Sœur Tout ce que la mort a de plus effrayant disparaît devant le bonheur qui m'attend ! J'accepte de grand cœur les souffrances, les angoisses de l'agonie et du dernier instant‑. Je veux glorifier Dieu par cette expiation qu'Il nous impose, et je me réjouis de la lui donner tout entière » Son extérieur lui‑même reflétait le divin travail que la grâce parachevait dans le mystère : une expression de douceur, de bonté reconnaissante détendait en ces derniers mois, sa physionomie, empreinte jusqu'ici d'un recueillement un peu austère. Ce changement frappait ses deux compagnes à la sacristie: « On sent que ma Sœur Thérèse de St Augustin est mûre pour le Ciel, pensaient‑elles, nous n'allons plus la garder longtemps! »

L'hiver l'avait beaucoup affaiblie; les beaux jours, en lui apportant un léger regain de vitalité, la ramenèrent à son emploi. Mais le 13 juin, une crise de foie venait gravement compromettre son état et l'arrêter définitivement. Sa faiblesse était extrême : « Cette fois, je pars vraiment pour le Ciel, je le sens bien, confiait‑elle à l'une de nos Sœurs qui venait prendre de ses nouvelles. Et elle nous fit demander sur l'heure un petit entretien. Alors, avec une simplicité charmante et son ponctuel désir de bien faire jusque dans les moindres détails, cette malade exemplaire nous dit :« Je voudrais, ma Mère, que vous m'expliquiez maintenant comment je dois me comporter en tout pendant mes derniers jours de maladie... Comment agissait donc notre petite Thérèse ? Car, enfin – et son regard se fixait sur nous avec un petit éclair de malice – c'est une Sainte si extraordinaire d'après tout ce que j'en vois, qu'on peut être tenté, il me semble, de l'imiter sans crainte de se tromper jamais... »

Le 9 juin, notre Sainte lui avait obtenu déjà une grâce bien précieuse qu'elle racontait ainsi dans l'intimité :« Ce matin‑là, en me réveillant, je me disais avec bonheur : C'est aujourd'hui la fête de l'Amour miséricordieux. Et voilà que, tout à coup, j'ai mesuré à fond, comme cela. ne m'était encore jamais arrivé, toute l'étendue de ma misère... J'ai vu toutes mes lacunes, combien j'étais désagréable, fatigante pour mes Sœurs... mais, loin de m'en attrister, je me sentais comme heureuse d'avoir tout ce fardeau à jeter dans le brasier de l'Amour miséricordieux, c'est‑à‑dire de cet Amour, fait spécialement pour notre misère, je l'ai compris alors, et qui semble même en avoir besoin pour activer ses flammes... »

Ce n'était pas son habitude de communiquer de la sorte à ses Sœurs les remarques défavorables qu'elle pouvait faire sur elle‑même, et l'accent de vérité, en même temps que de joie sereine, qui accompagnait ces paroles, impressionna doucement celle qui l'écoutait.

Pendant un mois, ma Révérende Mère, notre chère malade continua à se lever un peu chaque jour. Le matin, au prix de grands efforts, elle gagnait l'Oratoire pour y recevoir, à la grille des infirmes le Pain eucharistique dont elle était saintement affamée Elle se recouchait ensuite, se prêtant avec une docilité d'enfant à tous les vouloirs de la Sœur infirmière qui, depuis dix ans, l'entourait de sa prévoyante sollicitude, et faisant ainsi l'édification de nos Sœurs du Voile blanc, qui revenaient, dans la journée, l'habiller et la conduire au jardin. Fidèle jusqu'au bout à son culte du silence, Sœur Thérèse de Saint‑Augustin s'était contentée, au début, de remercier nos chères Sœurs par un signe, mais, peu à peu, elle y avait joint un doux sourire, et enfin, lors de sa dernière sortie, appelant celle qui lui aurait servi de guide, elle lui dit avec attendrissement: « Au Ciel, je vous rendrai toute la consolation que vous me procurez par nos petites promenades quotidiennes. »

C'était le 16 juillet; en rentrant, elle tint à s'arrêter à l'infirmerie de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, contiguë à la sienne, et, agenouillée devant son autel, elle lui fit avec ardeur cette prière: «O ma petite Thérèse, je vous rappelle votre promesse : vous m'aviez assurée que vous viendriez m'assister en mes derniers jours, et que vous feriez de moi une Victime d'amour. Il en est temps, venez, je vous en supplie, ma petite Sœur chérie, obtenez‑moi de mourir, comme vous, consumée d'amour.» Notre édifiante malade, ma Révérende Mère, n'avait plus alors que six jours à passer sur la terre.

Le docteur qui la suivait avec beaucoup de dévouement nous avait déclaré, la veille, ses craintes de ne pouvoir la sauver. Bien que le danger ne fût pas imminent, à son avis, nous avions cru bon de parler à notre chère Sœur des derniers Sacrements. Et elle nous avait répondu avec transport : « Quelle surprise me fait la Sainte Vierge, pour sa fête. C'est trop de bonheur ! » Et son regard s'était arrêté avec une expression de gratitude indicible sur la statue de sa Mère du Ciel qui présidait à son infirmerie.

Le 18 juillet, notre bon et si pieux aumônier, en qui elle avait une confiance absolue et qui l'assistait déjà si efficacement de ses conseils et des secours de son ministère, entra, dans l'après‑midi, pour lui administrer l'Extrême‑Onction et lui donner le Saint Viatique. La cérémonie fut empreinte de paix et de sérénité. Notre vénérée Sœur était si heureuse, si bien préparée au grand voyage. Elle souffrait peu et disait avec reconnaissance : « Comme le bon Dieu est doux pour moi! Avec ma maladie j'aurais dû tant souffrir, et, au lieu de cela, je savoure mon bonheur. » Et une autre fois : « Il ne faudrait jamais avoir peur de la mort, c'est le bon Dieu qui fait tout! Voyez comme c'est simple pour moi!»

Elle accueillait chacune de nos visites par des manifestations de joie filiale, presque enfantine, nous tendant les bras avec la plus touchante affection et nous adressant des paroles comme celles‑ci qui nous confondaient: « O ma Mère, ma petite Mère, que de douceurs j'ai goûtées par vous, ici‑bas ! Vous m'avez entourée de tant de soins, de bontés si maternelles... et maintenant, c'est vous qui allez m'offrir à Jésus ! Oh! Que j'ai confiance en vous! »

Elle, si peu démonstrative à l'ordinaire, répondait maintenant à toutes celles qui l'approchaient par des sourires véritablement célestes où l'on sentait une âme tout près de Dieu, oublieuse d'elle‑même, soucieuse de faire plaisir, de remercier affectueusement des moindres services.

Le dimanche, 21 juillet, dans la soirée, son état s'étant beaucoup aggravé, la Communauté réunie autour d'elle répondit aux Prières des agonisants récitées par M. l'Aumônier. Le lendemain matin, après une dernière absolution reçue en pleine lucidité, notre bien-aimée Sœur perdit peu à peu connaissance. Sa parole s'était embarrassée... et bientôt, elle ne sembla plus nous entendre. Cette dernière journée, ma Révérende Mère, fut vraiment pénible, et nous parut comme une purification suprême, capable de mériter, à notre vénérée mourante, la vue immédiate de son Dieu, au sortir de l'exil, comme elle l'avait tant espéré.

Vers sept heures du soir, nous attendions le dernier soupir, mais l'agonie se prolongea jusqu'à onze heures et demie et c'est alors que, soutenue par les prières de ses Mères et Sœurs, cette âme fervente, libérée de toute entrave, prit son vol vers la Patrie. [22 juillet] Les Matines de l'Octave de Notre‑Dame du Mont‑Carmel venaient d'être récitées. Elle allait clôturer, près de sa divine Mère, tant priée, tant aimée ici‑bas, les solennités de cette belle fête dont les premières Vêpres lui avaient apporté l'annonce de sa délivrance.

L'inhumation eut lieu le surlendemain, 24 juillet. La première absoute fut donnée par l'un de nos Missionnaires diocésains très connu de notre chère défunte, les deux autres étaient réservées à Monsieur le Directeur du Pèlerinage et à Monsieur notre Aumônier, qui donnaient l'un et l'autre un regret si ému à cette fidèle religieuse dont ils avaient apprécié tant de fois, à la sacristie, la vertu discrète et le zèle recueilli.

La retraite ecclésiastique de Bayeux priva bien des prêtres qui la vénéraient de la consolation d'assister à ses obsèques. Mais des pèlerins nombreux s'associaient à notre deuil et à celui de sa famille, plusieurs même, avec un sentiment de reconnaissance pour celle qui secondait, depuis tant d'années, les manifestations de leur piété. Ils tinrent à accompagner à sa dernière demeure cette compagne de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus qui, dans le secret de son monastère, avait contemplé de si grandes choses et que beaucoup étaient tentés d'interroger, comme le fait la Sainte Église, au matin de Pâques, à l'égard de Sainte Marie‑Madeleine : «Dic nobis, Maria, quid vidisti in via... Parlez‑nous, fidèle Marie, de l'Ange par vous rencontré sur le chemin de votre vie... »

Veuillez agréer, ma RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE, l'expression de notre fraternel respect, et ajouter, si vous le voulez bien, aux suffrages déjà demandés pour notre chère Sœur Thérèse de Saint‑Augustin, trois invocations à Notre‑Dame du Mont‑Carmel, à Notre Mère Sainte Thérèse, sa patronne, et à Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, elle vous en sera bien reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, en Notre‑Seigneur,

votre humble sœur et Servante,
SOEUR AGNÈS DE JÉSUS
De notre Monastère du Sacré-Cœur de Jésus et de l'Immaculée‑Conception
sous la protection de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, des Carmélites de Lisieux
Le 8 septembre 1929.