Carmel

Circulaire de Soeur St Vincent de Paul

Zoé-Adèle Alaterre   1841-1905

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, dans la semaine de la Passion, est venu délivrer de ses longues souffrances notre bien‑aimée Sœur ZOE‑ADÈLE‑ROSALIE, SAINT‑VINCENT DE. PAUL, professe du Voile blanc. Elle était âgée de 64 ans, 8. mois, dont elle avait passé 42 ans, 2 mois dans la vie religieuse.

Notre chère Sœur était née à Cherbourg, d'une humble et chrétienne famille. Elle fut baptisée le jour de la fête de l'Assomption, dans l'église de la Trinité, ce qui lui faisait dire plus tard qu'elle avait des raisons bien particulières d'aimer la sainte Vierge et d'honorer spécialement le mystère de la Très Sainte Trinité.

Toute petite, cependant, Zoé ne manifestait aucune disposition à la piété. Elle se montrait, au contraire, espiègle, colère et insubordonnée. Le soir, à l'heure de la prière, son bon père était obligé de la saisir à l'improviste au milieu de ses jeux, et de lui faire prononcer, sous l'empire de la frayeur, ce qu'elle ne consentait pas à dire librement

Bientôt, hélas ! une épreuve cruelle allait saisir à son tour ce cœur d'enfant et le forcer de recourir pour jamais à son Père du Ciel.

C'était en 1848 : le choléra faisait à Cherbourg d'innombrables victimes. Zoé, à peine âgée de sept ans, venait d'être seule témoin, de la mort subite d'une de ses tantes, foudroyée en quelques minutes par le terrible fléau. La nuit suivante, elle s'entend appeler par sa mère : « O ma petite fille, lui dit‑elle avec angoisse, prie le bon Dieu et la sainte Vierge pour moi, car en ce moment, tu le sais, tous les parents meurent. Si j'allais mourir aussi, que deviendrais‑tu ? L'enfant s'endormait dans un sanglot, quand, de nouveau, sa mère l'appelle : « Vite, Zoé, va chercher ton père ; il est là tout près, à garder ta tante ; ne perds pas de temps, car je suis bien malade...‑ Oh ! non, maman : je veux rester avec toi; j'ai trop de peine et j'ai trop peur. »

« Alors, nous disait notre bien‑aimée Sœur, toujours émue au souvenir de cette scène, ma pauvre mère se leva et appela mon père, qui accourut aussitôt, lui donna les premiers soins et s'assit à son chevet, muet de douleur et comme frappé lui‑même. Je me souviens d'avoir vu un prêtre. Pour moi, je m'attachai en pleurant au cou de ma mère, et l'on fut obligé de m'arracher de ses bras. C'est ainsi que je quittai, pour toujours ici‑bas, et mon père et ma mère, car, le lendemain soir, tous les deux étaient couchés dans la tombe. »

Zoé restait donc seule dans la vie avec un frère, un peu plus âgé qu'elle, et deux petites sœurs, dont l'une avait deux ans et demi et l'autre six mois à peine.

Mais la divine Providence veillait sur les petits orphelins et chacun put dire avec vérité : « Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur a pris soin de moi. »

Maltraitées tout d'abord par une indigne femme à qui elles avaient été confiées, Zoé et Thérèse (la petite sœur de deux ans) furent envoyées à Caen, chez les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, par l'intermédiaire des religieuses de la Charité de Jésus et de Marie, établies à Cherbourg. C'était, pour les pauvres enfants, le prélude de grâces sans nombre.

L'épreuve avait changé totalement le caractère exubérant de notre petite Zoé. Elle était devenue timide et tranquille. A la chapelle, on la voyait recueillie, contemplant avec délices la statue de la Vierge Immaculée. « Je me souvenais, disait‑elle, de la recommandation de ma mère.: « Prie la sainte Vierge pour moi ! » et je répétais, sans me lasser des centaines d'Ave Maria, me figurant qu'à chaque Ave, je mettais une bague aux doigts de la Madone en souvenir de ma mère. »

Après sa Première Communion, la pieuse enfant reprit, peu à peu, ses allures de petite fille ; elle riait et chantait sans cesse; souvent même, elle dansait. On lui demanda pourquoi : « Ne nous a‑t‑on pas appris, répondit‑elle, que nous vivions en Dieu, puisqu'il est partout ? Laissez‑moi donc danser dans le bon Dieu !"

Ces manifestations joyeuses, ma Révérende Mère n'empêchaient pas qu'elle rêvât de solitude, de pénitence. A la suite d'une lecture sur les écrits de notre Mère sainte Thérèse, elle prit la résolution d'être Carmélite.

Une de ses Maîtresses, la voyant un jour les bras croisés, sans vouloir rien faire, ni rien apprendre, lui dit devant toutes ses compagnes : « Avec cette rare paresse, ma pauvre enfant, je me demande ce que tu seras plus tard. »

‑ « Je serai Carmélite ! » répondit fièrement Zoé.  Un rire général suivit cette déclaration.

Cependant avec les années, notre jeune fille, comprit mieux ses devoirs ; et, secondée des dons naturels quelle avait reçus de Dieu, elle rendit à ses Maîtresses dévouées de réels services dans les emplois de sacristine et d'infirmière qui lui furent successivement confiés.

Que d'aliments pour sa tendre piété dans le premier office ! et combien d'édifiants souvenirs elle garda du second ! Plus tard, elle nous communiquait cette édification profonde par le récit des morts si saintes dont elle avait été témoin. C'est ainsi que Thérèse, sa petite compagne d'infortune, quitta la terre en prédestinée, à l'âge de dix‑sept ans, tenant la main de sa sœur chérie, lui souriant et lui donnant pour adieu ces consolantes paroles : « Ne pleure pas...Quand je vais être au Ciel, tu entreras au Carmel; je te le promets. »

 Cette bienheureuse enfant tint parole. Toutes sortes de difficultés, soulevées d'abord, s'aplanirent et la chère prétendante, proposée à notre Carmel, y fut admise le 2 février 1863. Elle avait vingt‑deux ans.

Ses débuts dans la vie religieuse furent assez pénibles. Elle regrettait sa communion quotidienne; elle pleurait devant le grand rideau du chœur qui lui voilait le Tabernacle, objet de son amour. Cependant, Notre Seigneur lui prodiguait ses consolations, et ses compagnes de la cuisine la comblaient de délicatesses. La bonne doyenne d'alors, Sœur Madeleine du Saint-Sacrement, de si douce mémoire, la gâtait même un peu, il faut l'avouer. La voyait‑elle porter un lourd fardeau : « Donnez‑moi ça, petite, lui disait‑elle, et asseyez- vous là pour m'éplucher ces légumes. » Le feu colorait‑il un peu trop son visage : « Ah ! mon Dieu ! on va vous tuer ; vous n'étiez pas habituée à ces fatigues. Notre Mère a besoin de vous : allez finir cette broderie qu'elle vous a confiée et laissez‑moi votre place. »

Il est vrai, ma Révérende Mère, que la chère postulante, étrangère aux travaux du ménage, excellait dans tous les genres d'ouvrages manuels. Aussi nos anciennes Mères, si pauvres alors, profitaient du dévouement de la vénérée doyenne pour mettre à contribution le talent de brodeuse de sa petite compagne.

A l'époque ordinaire, qui se trouvait pour elle le 8 décembre, notre bonne sœur Saint‑Vincent de Paul eut le bonheur de revêtir le saint Habit du Carmel. La communauté aimait cette pieuse enfant, dont la santé et les dispositions étaient satisfaisantes. Cependant, quelques mois après, elle fut prise au jardin d'une hémorragie des plus violentes. En face d'un pareil accident, que devait‑on faire pour la profession ? On appela le médecin, qui déclara le cas sans gravité. « Ce vomissement, disait‑il, était dû simplement à la rupture d'un vaisseau, et le tempérament exceptionnel de la novice donnait assez de garantie pour l'avenir.

Notre chère fille prononça donc ses vœux dans la joie de son cœur, un des jours de l'octave de l'Immaculée Conception, le 14 décembre 1864, anniversaire de la mort de notre Père saint  Jean de la Croix. La croix devait aussi s'attacher à ses pas. Presque chaque année, malgré les prévisions rassurantes du docteur, elle vomit le sang en abondance, entre les mois d'avril et de septembre, mais, chose remarquable, elle se remettait ensuite suffisamment pour reprendre le jeûne et l'abstinence tout le temps de la Sainte Croix et du Carême.

 Il nous est impossible, ma Révérende Mère, de vous dire toute l'énergie, tout le courage déployés par notre chère fille pendant ses longues années de souffrance. Ne pouvant se tenir couchée, elle passait la plupart de ses nuits assise à terre, et le lendemain on la retrouvait vaillante à l'ouvrage, faisant quand même, à son tour, la cuisine, la lessive, et se dépensant pour ses Sœurs en toute occasion. En ce temps‑là, elle ne se croisait plus les bras pour dire nonchalamment : Je suis Carmélite !... L'expérience lui avait appris que l'idéal de la Carmélite est d'allier la prière aux actions charitables, et c'était de bonne grâce, de tout cœur, qu'elle accomplissait en même temps l'office de Marthe et celui de Marie.

La part de Marie, aux pieds du Seigneur, eut, il est vrai, ses préférences. Laquelle d'entre nous ne se rappelle pas notre bonne Sœur Saint‑Vincent de Paul prosternée toute l'heure du silence du soir à la porte de Communion ?

Elle dévoilait encore ses attraits par le chant de pieux cantiques, mais le refrain dont elle ne se lassait jamais, c'était le Gloria Patri. Combien de fois, à la buanderie, ne l'avons‑nous pas entendue rompre tout à coup le plus profond silence pour entonner, de sa voix remarquablement fausse, ce Gloria Patri, qu'elle préférait à tout ! Il s'ensuivait, on le comprend, une hilarité générale ; mais la chanteuse s'en souciait peu, et sans même vouloir faire grâce d'un sicut erat magnifique, continuait jusqu'au bout son chant de louange à la Sainte Trinité.

D'une nature très communicative, il faut bien avouer, ma Révérende Mère, que notre chère fille, entre ses cantiques, ne gardait pas toujours un scrupuleux silence. Elle avait beaucoup lu, beaucoup entendu, il lui semblait nécessaire de faire servir ses connaissances au profit des autres. C'était un faible chez elle de donner trop facilement son avis. Mais nous nous hâtons d'ajouter qu'elle prenait humblement les observations de ses Mères Prieures à ce sujet, et même les innocentes malices de ses compagnes et des novices qui l'appelaient en riant une encyclopédie vivante. A la fête de sainte Marthe, le 29 juillet, elle écoutait, sans se froisser jamais, quelque couplet dans le genre de celui‑ci :
Parlez latin, grec ou chinois,
Théologie ou bien grammaire,
Vincent n'est jamais en arrière
Et dit : Mes enfants, c'est au choix !

Notre‑Seigneur, qui aimait cette âme, d'ailleurs si généreuse, se plut à modérer, par l'épreuve d'une longue impuissance, sa trop grande ardeur naturelle. Elle avait désiré faire son purgatoire sur la terre, il nous semble vraiment que le bon Dieu l'a exaucée.

Il y a cinq ans, ma Révérende Mère, de nouvelles hémorragies, d'un caractère plus grave que les précédentes, réduisirent notre pauvre Sœur à l'extrémité. On ne pouvait plus douter de l'existence d'une tumeur qui devait promptement la conduire au tombeau. Elle reçut les derniers Sacrements, puis le danger s'éloigna, mais notre chère fille ne resta plus que l'ombre d'elle-même. Sa maigreur en ces derniers temps devint réellement effrayante. Cependant, jusqu'au mois de février de cette année, soutenue par son courage et son désir de la sainte Communion, elle réussit encore à se traîner au chœur pour entendre la Messe. Mais bientôt ses forces l'abandonnèrent totalement, et il lui devint impossible de faire le moindre mouvement sans le secours de ses charitables infirmières. Son état nous inspirait une compassion d'autant plus vive que son âme elle‑même semblait dans l'angoisse. Personne ne pouvait jamais surprendre sur ses lèvres le plus léger sourire. Jour et nuit, elle ne faisait, pour ainsi dire, qu'un seul gémissement : « Je n'en puis plus, s'écriait‑elle. Mon Dieu, mon Tout ! Mon Dieu, mon Tout ! » Elle répétait des heures entières ces mêmes paroles.

« Oh ! qu'il change toutes mes plaintes en actes d'amour », dit‑elle à l'une de ses compagnes. Et à nous : « Ma Mère, le bon Dieu tout seul peut savoir ce que j'endure et quelle est ma détresse et mon impuissance. Je ne sais plus prier ; offrez‑lui vous‑même mes souffrances. Ah ! je les ai bien méritées : j'ai tant à expier ! » 

Dans l'après‑midi du 12 avril, qui fut le dernier jour de sa vie, notre bien-aimée fille, sortant d'un assoupissement profond, nous dit d'une voix entrecoupée : « J'ai rêvé... que le bon Dieu m'emportait dans son beau ciel... J'ai vu aussi la Sainte Vierge... Oh ! qu'elle était belle ! »

A 7 heures, la trouvant très oppressée, nous fîmes entrer notre dévoué Père Aumônier, qui put la confesser encore et lui donner une dernière absolution. Déjà quelques jours auparavant, elle avait reçu l'Extrême Onction pour la troisième fois durant cette longue maladie, et les visites de Notre‑Seigneur, aussi fréquentes que possible, étaient venues dans ces dernières semaines fortifier et consoler son âme.

Pendant les Matines, elle nous dit : « Je ne puis plus souffrir ! » Nous lui présentâmes alors son crucifix, qu'elle baisa, pendant que nous l'exhortions à la confiance. « Vous l'aimez bien, ce bon Jésus,   n'est-ce pas ? Vous voulez tout ce qu'il veut ! » Et, pour notre consolation, nous pûmes saisir encore sur ses lèvres ces deux mots, qu'elle prononça d'une voix éteinte : « Oh ! oui ! »

A partir de ce moment, notre chère mourante ne donna plus aucun signe de connaissance, jusqu'à 2 heures ½ du matin, où, dans un sourire, elle exhala doucement son âme. On eût dit qu'à cet instant suprême, une vision d'en haut était venue la réjouir et la consoler. Ainsi celle qui, depuis de longs mois, ne pouvait plus sourire à la terre, commençait à sourire éternellement au Ciel.

Cependant, ma Révérende Mère, comme il faut être si pur pour ne point traverser quelque peu les flammes expiatrices de l'autre vie, nous vous prions humblement de recommander à Dieu l'âme de notre bien‑aimée Soeur Saint-Vincent de Paul et d'ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres et l'indulgence du Chemin de la Croix.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, bien respectueusement et fraternellement en Notre‑Seigneur, Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,
Soeur AGNÈS DE JÉSUS,
R. C. I.
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception