Carmel

Circulaire Soeur St Jean de la Croix

Alice-Émilie Bougeret 1851-1906

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui vient d'affranchir des combats de cette vie, pour lui donner, nous l'espérons, le repos éternel, notre chère Soeur ALICE‑EMILIE SAINT JEAN DE LA CROIX, âgée de 56 ans, 1 mois, 8 jours, dont 30 ans, 4 mois, 12 jours de religion. 

Notre chère Soeur, d'une honorable et chrétienne famille, était née à Torigni-sur-Vire, dans la Manche. Elle fit son éducation avec sa soeur aînée, Adèle, au pensionnat du Bon‑Sauveur de Saint‑Lô, où elle se distingua par sa piété et son exactitude à observer le règlement. Adèle, au contraire, bien que d'un tempérament plus faible, se faisait remarquer par son exubérance et son entrain au travail comme au jeu, et leurs bonnes Maîtresses en voyant ces contrastes disaient agréablement : « Pour trouver la perfection en ces deux enfants, il faudrait équilibrer leurs dispositions ; prendre de l'entrain de l'une pour en donner à l'autre, et donner à Adèle un peu de la sagesse et de la santé d'Alice. » -« Qu'est‑ce donc que ce mal de tête dont tu te plains sans cesse ? disait la plus jeune à l'aînée. Passe‑moi cela une fois, que j'en goûte à mon tour. »

C'est à sa sortie de pension, au sein des joies de la famille la plus unie, que notre chère fille se sentit appelée à la vie religieuse. Sa vocation ne fut pas une vocation d'attrait; un seul motif l'entraînait au Carmel, celui de se conformer à la volonté de Dieu. Que n'a‑t‑elle pas souffert pour abandonner le foyer paternel! Son père, sa mère, ses deux frères qui lui restèrent toujours si dévoués ; sa soeur, enfin, dont elle allait sacrifier la douce intimité. Elle se rappelait dans ces derniers mois, non sans une émotion profonde, le chagrin de son père, quelques semaines avant son départ, alors que, pour l'exprimer, il ne trouvait plus, même aux réunions familiales, qu'un morne silence et des larmes amères. Notre bonne Soeur Saint Jean de la Croix, si rarement expansive, se prit à nous confier encore comment ce père désolé lui avait fait envoyer par l'un de ses frères, très peu de temps avant sa mort, un bouquet de pensées avec cette simple parole : « Dis à Alice de penser toujours à son père.» Elle y pensa, en effet, et de l'efficacité de ce souvenir pieusement filial dépendit, nous n'en doutons pas, la mort chrétienne et le salut éternel de ce bien‑aimé père.

             Nous vous disions, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur se montrait rarement expansive. Il est vrai qu'elle connut bien peu tout ce qui, dans la vie de communauté, rappelle en quelque sorte la vie de famille et fait sentir au coeur qui a tout quitté pour Dieu, la sainte joie de retrouver des frères et d'habiter ensemble dans l'union. Elle souffrait de cette impuissance à goûter le centuple promis, mais avait le rare bon sens de se l'attribuer humblement, reconnaissant et admirant toujours dans ses Soeurs, les qualités et les talents dont elle se croyait dépourvue. Cependant elle était douée d'un coeur très aimant, et nous en donna plus d'une fois la preuve touchante : un jour entre autres, où l'une de nos jeunes Soeurs venait d'apprendre la mort de sa mère, Soeur Saint Jean de la Croix, si réservée d'ordinaire, l'embrassa et lui dit avec tendresse : « O ma petite soeur, combien je prends part à votre chagrin ! "Voyez‑vous, toute votre famille, je l'aime, comme si elle était la mienne. »

Elle avait aussi, pour nos bien‑aimées Mères et Soeurs qui nous ont devancées dans la patrie céleste, des sentiments que l'on n'aurait pas soupçonnés. Témoin cette prière, trouvée dans l'un de ses livres d'Office : « Ma petite soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, je vous salue par le Coeur de Jésus, et je vous offre ce même Coeur de votre divin Epoux. Je le remercie de toutes les grâces dont il vous a comblée. Je vous supplie de m'associer sur la terre à l'amour que vous avez pour lui dans les Cieux. Priez le séraphin qui a dû transpercer votre coeur de la flèche du divin amour, de bien vouloir faire en moi ce qu'il a fait en vous... Puisque nous sommes les enfants des Saints, ayez pour moi, je vous en prie, la tendresse d'une Mère; assistez‑ moi jusqu'au soir de ma vie et bénissez‑moi. ».Cet écrit est humblement signé : un tout petit rien.

Mais ce qui parut le plus édifiant en notre chère fille, ce fut la pratique constante d'une parfaite régularité. C'était la sage petite pensionnaire d'autrefois devenue véritable ermite au Carmel. Nous ne nous rappelons pas l'avoir vue manquer au silence, à la ponctualité la plus scrupuleuse pour se rendre, dès le premier coup de la cloche, à nos saints exercices. Elle avait acquis, par cette exactitude sans défaillance, une telle réputation de régularité, qu'une novice lui ayant entendu dire une parole inutile, en demeura si étonnée, qu'elle ne l'eût pas été davantage, nous dit‑elle, de l'écroulement du monastère.

Dans une aussi complète solitude, cette âme fidèle ne connut guère pourtant les consolations divines. Bien qu'elle s'exerçât tout le jour, par le moyen d'une obéissance aveugle, à vaincre sa nature, la vertu ne revêtit pour elle que des formes austères. Si Jésus lui parlait au coeur, c'était ordinairement par la voix d'un sage directeur ou par l'intermédiaire des saints auteurs dont tous les ouvrages passèrent entre ses mains.

Elle avait une vraie confiance et dévotion aux lndulgences, et consacrait ses loisirs à en étudier les conditions. Lorsqu'on voulait un renseignement précis à ce sujet, il n'était pas nécessaire de le chercher dans un recueil, Soeur Saint Jean de la Croix devenait le livre vivant qu'on allait consulter et qui ne trompait jamais.

Jusqu'au mois d'avril de cette année, notre bien chère fille avait pu suivre rigoureusement toutes nos saintes observances. A cette époque, elle se plaignit de douleurs à l'estomac et douleurs d'entrailles, que l'altération de ses traits nous fit juger très graves, dès le début. Le docteur confirma nos craintes, et, le 19 juillet, après avoir lutté le plus longtemps possible, on peut le dire, pour assister aux exercices de communauté et remplir les devoirs de son emploi, elle descendit à l'infirmerie, où l'attendait une lente et pénible agonie. Nous ne trouvons pas d'autre expression, ma Révérende Mère, pour rendre l'état de faiblesse et d'impuissance auquel la réduisit bientôt la cruelle maladie dont elle était atteinte.

Le plus souvent, pendant ces dernières semaines, de fréquents vomissements vinrent encore la priver de la sainte Communion, et cette privation lui était bien sensible : « Ah ! ma Mére, nous disait‑elle, moi qui avais tant demandé au bon Dieu de ne pas perdre une seule Communion jusqu'à ma mort! »

Ce qu'elle ne perdit pas, du moins, ce fut la résignation, la patience, tous les fruits précieux des Communions ferventes qu'elle avait faites en santé. Nous la vîmes, de jour en jour, plus humble et plus abandonnée à Dieu. Si elle s'affligeait, c'était uniquement d'occasionner de la fatigue à notre si dévouée et si charitable Soeur infirmière. « Elle me soigne comme une princesse, répétait‑elle. Est‑ce bien Soeur Saint Jean de la Croix qui se laisse entourer ainsi?... Ma Mère, reconnaissez‑vous Soeur Saint Jean de la Croix que personne, jusqu'ici, ne pouvait saisir et toucher?... Cela me fait penser à la parole de Notre‑Seigneur à saint Pierre : Dans ta jeunesse tu allais où tu voulais; mais quand tu seras vieux, un autre le ceindra et te conduira où tu ne voudrais pas aller. »

Cette contrainte, si vivement sentie par notre bien‑aimée fille, ne devait pas se prolonger longtemps. Dès le 23 août, elle se prépara saintement, par la réception des derniers Sacrements, à se dégager de ses liens terrestres. « Que je suis heureuse! nous dit‑elle ensuite, il n'y a plus rien entre le bon Dieu et moi ! O ma Mère, dites‑moi bien toujours votre volonté Lorsqu'il me paraîtra difficile de l'accomplir, j'aurai la grâce pour me fortifier. Je sais que votre volonté., c'est celle du Seigneur, et je veux mourir dans la volonté du Seigneur. »

Cette dernière pensée ne la quitta plus. Il n'était pas de jour qu'elle ne l'exprimât dans les termes les plus édifiants.

Ce fut dans ces saintes dispositions, ma Révérende Mère, que notre si chère Soeur Saint Jean de la Croix s'endormit paisiblement dans le Seigneur, le lundi 3 septembre, à six heures du matin. Quelques instants avant de rendre le dernier soupir, elle baisa pieusement son crucifix, et, nous tendant la main, elle n'eut plus de repos que nous ne l'ayons pressée fortement dans la nôtre. Son regard alors semblait nous dire : Ma Mère, que votre volonté, qui est celle du Seigneur, soit maintenant de me conduire au Ciel.

Le souvenir des vertus de notre bien‑aimée fille nous donne la confiance, en effet, que cette volonté du Seigneur, uniquement recherchée pendant sa vie, fut pour elle toute bienveillante au moment de sa mort. Néanmoins, comme les jugements de Dieu nous sont inconnus, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre fervente Communauté; l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, une invocation au Sacré‑Coeur de Jésus et à sainte Gertrude, en qui elle avait une particulière dévotion.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, en Notre‑Seigneur, ma Révérende et très honorée Mère,Votre très humble, soeur et servante,

Soeur AGNÈS DE JESUS,
r.c.i.
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception des Carmélites de Lisieux le 8 septembre 1906