Carmel

Circulaire de Soeur Marie-Philomène

Noémie Colombe Alexandrine Jaquemin (1839-1924)

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, à la veille de son Épiphanie, s'est manifesté dans sa douceur, nous en avons la confiance, à notre chère Soeur Noémie, Colombe, Alexandrine, MARIE‑PHILOMÈNE DE JÉSUS, doyenne d'âge et professe de notre Communauté. Elle avait quatre‑vingt‑quatre ans, deux mois, neuf jours, et de religion trente‑neuf ans et deux mois.

Dans notre petite circulaire du 11 novembre dernier, ma Révérende Mère, nous vous disions que notre Carmel, au temps de la Bienheureuse Thérèse de l'Enfant‑Jésus, comptait des religieuses exemplaires. Celle dont nous allons brièvement retracer la vie, est assurément de ce nombre et n'y tient pas le moindre rang. Sa note caractéristique fut l'humilité et la simplicité. On peut lui appliquer la louange adressée aux saints Apôtres par l'auteur de l'Imitation : « Elle a passé en ce monde sans se plaindre, pure de tout artifice et de la pensée même du mal ».

Notre chère Soeur naquit à Langrune, dans le diocèse de Bayeux, le 28 octobre 1839, sous le toit d'un honorable artisan, entrepreneur de menuiserie, ce dont elle se prévalait comme d'un titre de noblesse. C'était à ses yeux un privilège d'avoir passé son enfance dans un atelier qui lui rappelait celui de Nazareth.

Ses parents, très chrétiens, eurent six enfants ; Noémie était la troisième de la famille. Deux frères la suivirent, elle fut marraine de l'un d'eux qui mourut au berceau; le second se consacra à Dieu dans le sacerdoce et prêcha la Prise d'Habit de sa soeur carmélite, étant alors curé d'une importante paroisse de Caen où, bien jeune encore, il mourut peu après, jouissant de l'estime générale.

Les deux soeurs aînées de Noémie s'établirent dans le monde. La cadette, mère de dix enfants, dota le Ciel de quatre petits anges, offrit un prêtre à l'Église, ‑ celui qui porta la sainte Communion à notre Bienheureuse, le 16 juillet 1897- et donna ses deux filles au couvent de la Vierge Fidèle, où elles se dévouent encore et se distinguent par leur piété et leurs aptitudes précieuses. Combien la tante carmélite, «tante maman », comme elles l'appelaient, les aimait, ainsi que ses autres neveux, petits‑neveux et nièces, et combien tous la payaient de retour !

C'est à l'ombre du sanctuaire de Notre‑Dame de la Délivrande, dans la chapelle de la Vierge Fidèle, que notre chère Soeur entendit l'appel divin. Cependant la lumière était incomplète ; Noémie pensait vaguement au couvent de la Sainte Famille dont elle connaissait la Supérieure Générale, Mme de Nicolaï, qui lui était très dévouée ; mais finalement, elle restait hésitante. Son directeur, un Père de la Délivrande, lui reconnaissait la vocation du Carmel, la jeune fille s'en trouvait indigne, et les années s'écoulaient... Enfin, le directeur s'imposa. Il écrivit à la Révérende Mère Marie de Gonzague, alors prieure de notre monastère, lui affirmant qu'elle n'aurait pas à se repentir de recevoir une postulante de trente‑six ans, parce que, disait‑il, « c'est un trésor de vertus et l'humilité personnifiée ». Son entrée eut lieu au mois d'octobre 1876.

Mais le postulat, très fervent, de Soeur Marie‑Philomène de Jésus allait s'achever, quand sa mère tomba gravement malade, et l'on ne put dissuader la pauvre enfant de cette pensée obsédante, que c'était pour elle un impérieux devoir de conscience d'aller l'assister à ses derniers moments ! A peine avait‑elle franchi le seuil du cloître, qu'une lettre admirable de son frère prêtre y arrivait, la conjurant de ne pas céder à une tentation qui, sans nul doute, lui fermerait pour toujours les portes du Carmel ! Hélas ! il était trop tard.

D'un autre côté, agenouillée bientôt près du lit de sa mère mourante, quelle ne fut pas la désillusion de Noémie quand elle entendit ces paroles prononcées sur un ton de tristesse et d'étonnement : « C'est vous, ma fille ! Comment ! vous avez donc quitté votre couvent ! Vous m'étiez cependant d'un bien plus grand secours dans le cloître qu'à mes côtés... » Quand la malheureuse enfant eut fermé les yeux de sa mère, elle fit de touchantes instances pour retrouver sa place au Carmel; mais cette place, il fallut l'attendre neuf ans ! Notre sainte Mère Geneviève serait même restée inflexible, si Mère Marie de Gonzague n'eût si bien plaidé en faveur de la fugitive, qu'enfin elle gagna sa cause, et la fit rentrer dans l'Arche sainte, le 7 novembre 1884. Elle avait quarante‑cinq ans.

Soeur Marie‑Philomène de Jésus aimait à rappeler cette phase de sa vie qui l'humiliait profondément, mais la laissait néanmoins toute simple dans sa confusion. Ces derniers temps, elle nous répétait encore, avec son bon air si sympathique : « Je crois que le bon Dieu a tout permis pour mon bien et que je ne l'ai pas offensé ; il avait ses desseins. Oh ! n'est‑ce pas, ma Mère ? Il est si bon ! »

Notre petite sainte la rejoignit au noviciat et ne tarda pas à discerner en elle une âme bien agréable au Seigneur. « Que pensez‑vous de nos deux vocations si différentes ? lui demanda un jour Soeur Marie‑Philomène. Vous qui vous donnez si généreusement au bon Dieu à quinze ans, et moi seulement à quarante‑cinq ! ‑ Je pense, répondit la Bienheureuse, que le bon Dieu se choisit des fruits de toute saison. N'est‑ce pas l'agrément d'un Jardin que la diversité des fleurs et des fruits ? » Il fallait entendre notre bonne Soeur répéter cette parole qui l'avait tant consolée !

Et vraiment ce fruit d'automne eut une saveur exquise, non seulement pour le Maître du jardin, mais pour toute la communauté. La vie de notre chère Soeur, véritablement cachée en Dieu, dans l'ignorance des choses créées, et même le plus souvent de ce qui se passait autour d'elle, ne fut qu'un perpétuel holocauste d'amour, d'action de grâces, de zèle pour le salut des âmes, enfin de charité fraternelle et de complet oubli de soi.

Son directeur avait eu raison, C'était bien « l'humilité personnifiée » et si profonde, que cette carmélite modèle s'étonnera, jusqu'à sa mort, de la moindre marque d'attention, se trouvant trop inférieure en tout pour que l'on puisse seulement penser à elle. Jamais elle ne donna son avis, ni ne parut incommodée d'une manière de faire plutôt que d'une autre ; elle s'estimait un rouage inutile dans le mouvement de la vie commune. Et pourtant, quel trésor pour certains emplois que notre bonne Soeur Marie‑Philomène ! Non point, il est vrai, par un talent quelconque d'organisation, mais par son activité constante et son travail toujours soigné. Occupée longtemps à l'office des Pains d'Autel, sa haute taille s'y courba prématurément sous l'excès d'une besogne accablante. Et que de sacrifices elle sut alors s'imposer ! Combien de récréations passées à tourner et retourner le fer sur le fourneau, loin de la compagnie de ses soeurs qu'elle aimait tant ! 

C'est à sa demande que Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus composa les couplets intitulés :« POUR LES SACRISTINES DU CARMEL ET CELLES QUI FONT LES PAINS D'AUTEL » Et elle les chantait, dans sa solitude, avec la poésie « A mon ANGE gardien », qu'elle avait également sollicitée.

Lorsque la communauté, surchargée, abandonna cet emploi, notre chère Soeur se dévoua au tour et surtout à la roberie où elle rendit les plus grands services aux premières officières ; mais quand celles‑ci le lui disaient, elle n'y voulait pas croire et répétait toujours avec la plus entière conviction : « Vous dites cela par charité, mais je vous suis bien reconnaissante de me supporter et de me trouver du travail. »

D'une réelle dignité de maintien, mais sans beauté physique, elle portait néanmoins sur son visage une telle expression de bonté et de paix que ses traits, reflétant sa belle âme, en devenaient agréables à voir. Elle ne s'en doutait nullement et nous confia plus d'une fois qu'elle aurait été heureuse de se sentir mieux douée sous tous rapports ; « cependant, ajoutait-elle, j'aime autant qu'il est possible les desseins du bon Dieu sur moi, par soumission à son bon plaisir. » L'oubli, le mépris de soi, étaient, nous l'avons dit, ma Révérende Mère, très remarquables en notre humble Soeur. Permettez‑nous de vous en citer un exemple :
Il y a une dizaine d'années, la vision de son oeil gauche s'éteignit subitement. C'était à l'heure du réveil et cette fidèle carmélite vint à l'oraison et aux Heures comme à l'ordinaire; puis nous abordant d'un air grave : « Ma Mère, j'ai quelque chose à vous confier qui va vous faire de la peine » ; et elle nous raconta l'accident. Pour ne point l'effrayer, nous ne parûmes pas trop inquiètes et essayâmes de l'encourager par quelques paroles de compassion. Alors, souriant de ce bon sourire qui lui était particulier et avait pour nous tant de charme, elle s'écria : «O ma Mère, quel soulagement pour moi de vous voir prendre la chose ainsi ! Je n'avais souci que de votre inquiétude. Si j'étais jeune, vous voudriez peut‑être me faire consulter et soigner, mais à mon âge, c'est bien inutile. Je vais demander au bon Dieu de me garder mon autre oeil, qui me permettra, je l'espère, de travailler tout autant, C'est cela qui importe. » Et elle partit, nous laissant dans l'admiration.

S'il manquait à notre modeste Soeur le bénéfice d'une instruction développée, elle possédait du moins, à un très haut degré cette science surnaturelle qui donne aux coeurs purs d'approcher de Dieu et, pour ainsi dire, de le voir. A l'exemple de notre Mère Sainte Thérèse, les intérêts de sa gloire la préoccupaient uniquement, et elle ne se lassait pas de prier pour la conversion des pécheurs. « Que sont tous les malheurs de la terre, disait‑elle souvent, auprès de la perte d'une âme pour l'éternité ! »

Un jour, il y a longtemps déjà, il nous fallut lui annoncer la mort d'un parent bien cher, qui avait abandonné ses devoirs religieux et ne s'était point reconnu, apparemment, à l'heure suprême. A cette nouvelle, terrible pour sa foi, plus encore que pour son coeur, elle prit tout à coup une expression de si grande douleur et jeta de tels soupirs que nous nous demandions comment elle surmonterait cette inexprimable angoisse. Elle semblait ne plus nous voir et comme partie, elle‑même, dans l'autre monde. Joignant les mains et levant les yeux au ciel, elle s'exclamait « O mon Dieu ! ô Jésus ! j'adore vos impénétrables desseins, mais je comprends, pour le sentir, ce qu'a été votre agonie. Il y a des âmes que vous aimez, que vous avez rachetées, comblées de grâces, et qui tombent en enfer ! Oh ! c'est affreux ! » Et elle, qui ne pleurait jamais, sanglotait; mais les manifestations de sa douleur poignante restaient si dignes, et ses paroles revêtaient tant de force et de grandeur, que jamais nous ne pourrons oublier cette scène incomparable. Lorsqu'elle fut revenue à elle, nous essayâmes de la consoler, lui rappelant combien de prières et de sacrifices elle avait offerts à Dieu pour le salut de cette âme, et l'assurant au nom de notre Bienheureuse Thérèse, à qui elle l'avait spécialement confiée, que la miséricorde divine, en dépit des apparences, l'avait certainement enveloppée au moment de la mort. Mais toutes ces pensées étaient bien l'écho des siennes. Sans aucun doute, le décès de son parent n'avait été qu'une occasion pour Notre‑Seigneur, dans le but du rachat des âmes, de la faire participer à sa cruelle agonie. Elle aurait pu dire après notre chère petite sainte : « Je ne puis m'expliquer ce que j'endure, si ce n'est par mon désir extrême de sauver des âmes. »

Dans la vie quotidienne et ordinaire, nos jeunes Soeurs remarquaient bientôt cette respectable ancienne, toujours effacée, ingénieuse à rendre service, et des premières là où un travail pénible se présentait. Elles se répétaient, tout bas, l'éloge spontané de notre Bienheureuse à son adresse. Une novice, en effet, ayant déploré devant elle de voir Soeur Marie‑Philomène payer sans cesse pour les autres, lorsqu'il s'agissait d'un surcroît de labeur, entendit cette réponse : «Ne la plaignez donc pas, elle est bien plus heureuse que vous. Les saints qui souffrent ne me font pas pitié ; unis au bon Dieu, ils ont la force de supporter leurs souffrances et y trouvent même des douceurs. Mais pour ceux qui ne sont pas saints, c'est autre chose ; oh ! que je les plains. »

Portée instinctivement vers cette âme généreuse, notre angélique Thérèse cherchait à l'entraîner dans sa voie de confiance. « Je crains le purgatoire », lui dit un jour, en licence, notre bonne Soeur. Et la Servante de Dieu, heureuse d'épancher ses sentiments intimes, lui répondit : « Ma Soeur Marie‑Philomène, vous n'êtes pas assez confiante, vous avez trop peur du bon Dieu ; je vous assure qu'il en est affligé. Ne craignez point le purgatoire à cause de la peine qu'on y souffre, mais désirez n'y pas aller, pour faire plaisir au bon Dieu qui impose avec tant de regret cette expiation. Dès lors que vous cherchez à lui plaire en tout, si vous avez la confiance inébranlable qu'il vous purifie à chaque instant dans son amour et ne laisse en vous aucune trace de péché, soyez bien sûre que vous n'irez pas en purgatoire. »

« Eh bien, ma Mère, je vous l'avoue, nous confia dernièrement encore cette vénérée Soeur, je n'étais pas convaincue et je pensais intérieurement : Que me dit cette enfant avec tant d'assurance ! c'est incroyable à son âge. J'ai mon confesseur et ma Mère prieure pour me diriger sûrement. Ce qu'elle affirme peut bien être vrai pour elle, si pure, quant à moi, pauvre misérable, je ne puis prétendre à ce qu'elle espère. »

Notre chère fille avait cependant beaucoup de respect et d'attachement, dès ce temps‑là, pour son ancienne et audacieuse petite compagne du noviciat. Elle aimait à se trouver près d'elle en récréation et se plaisait depuis à raconter aux postulantes les deux traits suivants :

« C'était en 1896, nous parlions du Ciel ensemble, et elle m'assura qu'elle ne tarderait pas à s'y envoler. Ignorant sa tentation contre la foi, je l'interrompis :

« Oh ! ma Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, je ne vous comprends pas ! Comment pouvez-vous tant désirer le Ciel, aller déjà vous reposer après si peu de travail ! Songez donc à la gloire que vous procureriez au bon Dieu en vivant de longues années, combien d'âmes vous pourriez sauver par vos sacrifices ! » Je me souviendrai toujours, ajoutait notre chère Soeur, de l'air sérieux et de l'accent si doux avec lesquels cet ange me répondit : « Vous vous trompez, ma Soeur Marie‑Philoinène ! Voyez saint Louis de Gonzague : le bon Dieu aurait pu le faire vivre très longtemps pour évangéliser les peuples; mais il ne l'a pas voulu, parce qu'il lui destinait une autre mission, bien plus féconde, et ce jeune saint a fait plus de bien en mourant à vingt‑quatre ans, qu'il n'en aurait fait en vivant quatre‑vingts ans. Tous les travaux apostoliques, il les accomplit du haut du Ciel, et il en sera ainsi pour moi, je le sens. »

Le second trait est de date plus ancienne. C'est encore notre vénérée Soeur qui parle « J'habitai longtemps une cellule près de celle de Thérèse, dans le dortoir du Chapitre, et chaque soir, après Matines, elle m'attendait au passage pour me sourire avant de fermer sa porte. Oh ! ce doux sourire ! il me dédommageait de toutes les fatigues de ma journée. »

Cependant, il fallait à cette âme choisie, pour entrer pleinement dans la voie de la confiance, plus que de nombreux et célestes sourires ! A cet effet, une visite du Ciel lui était réservée, après la mort de la Servante de Dieu. S'éveillant une nuit, vers deux heures du matin, elle fut envahie par une impression de douceur ineffable ‑ « Je sentais, dit‑elle, la présence du bon Dieu, comme si je l'avais vu, et, tout près de lui, notre petite sainte chérie. Pour répondre à tant de bonheur, en voyant le bon Dieu si doux, si miséricordieux, je ne pouvais que répéter : Mon Dieu, que vous êtes bon ! Ma petite Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, que vous êtes bonne ! A un moment, notre cellule était tout illuminée et je me croyais au Ciel; puis cette clarté disparut, en même temps que l'intensité de la grâce intérieure. Je regrettai alors de n'avoir pas pensé à prier la sainte Vierge durant l'intimité que j'avais sentie avec notre petite Thérèse. Aussitôt, j'entendis très distinctement ces paroles : « Ne t'inquiète pas, une Mère n'est jamais plus heureuse que lorsqu'elle voit ses enfants bien s'entendre.»

Dès lors, notre bonne Soeur Marie‑Philomène comprit ce qui lui avait été dit autrefois, par la Bienheureuse. Cette grâce remarquable et extraordinaire fut d'ailleurs la seule de sa vie, avec la consolation d'avoir respiré, par deux fois, un parfum mystérieux dans un moment d'épreuve ; mais la voie de l'abandon, de la confiance toute filiale, en un mot de l'enfance spirituelle, la captiva entièrement et sans retour. Elle prononça, de bouche et de coeur, l'Offrande à l'Amour miséricordieux et la renouvela chaque jour, jusqu'à la veille même de sa mort où, presque agonisante, elle demandait encore à sa dévouée infirmière de l'aider à faire « son Offrande » et la prière pour obtenir la Canonisation.

A l'occasion de cette Offrande comme Victime d'Amour, elle avouait avec une simplicité ingénue « avoir ressenti, oh ! pas au même degré que Thérèse, bien sûr, mais peut‑être un tout petit peu, la flamme qui brûla son coeur ».

Quelle joie fut la sienne, ma Révérende Mère, le 14 août 1921, jour de la promulgation du Décret sur l'héroïcité des Vertus de la Vénérable Thérèse de l'Enfant‑Jésus ! En lisant le Discours du Pape BENOÎT XV, elle répétait : «Oh ! c'est trop de bonheur pour la terre ! Savoir par le Vicaire de Jésus‑Christ que la voie d'enfance spirituelle est le secret de la sainteté ! Maintenant je puis partir pour le Ciel. »

Nous crûmes que son voeu allait se réaliser, car, au lendemain même de nos fêtes intimes, le 21 août, à la clôture d'une octave d'action de grâces, il fallut descendre notre chère doyenne à l'infirmerie. Elle était atteinte de myocardite, et le moindre mouvement provoquant de pénibles et dangereuses suffocations, nous crûmes prudent, en raison de son âge de la faire administrer. Cependant elle se remit de cette crise et vécut encore plus de deux ans, bien affaiblie, et venant très rarement en communauté, mais nous édifiant de plus en plus dans sa vie d'infirme où elle pratiqua si suavement ce qu'elle avait compris de la «petite Voie ». Vit‑on jamais malade plus douce, plus serviable, plus obéissante à l'infirmière et plus unie à Dieu dans son isolement ? Chaque matin, on la conduisait à l'Oratoire où elle entendait la Messe et faisait la sainte Communion. Puis on la ramenait à l'infirmerie où elle employa d'abord tout son temps, en dehors de son Office récité en Pater et de ses différents exercices de piété, à travailler encore assidûment pour la roberie, et, quand ce lui fut impossible, à continuer ce qu'elle avait entrepris autrefois dans sa cellule, pendant ses heures de temps libre : coller des centaines de timbres sur les enveloppes utilisées par nos soeurs secrétaires, et offrant à Dieu son occupation toute modeste « afin que chaque lettre soit un rayon de vérité et de consolation, là où elle parviendrait ».

Cette vénérée Soeur avait toujours sur le visage une expression de joie sereine qui faisait du bien et, sur les lèvres, des paroles pleines d'indulgente bonté et de reconnaissance. Quand nous nous excusions de n'avoir pu la visiter, elle manifestait sa surprise : « O ma bonne Mère, je vous en conjure, ne parlez pas ainsi ! » Et devenant quelquefois plus tendre, elle, si peu démonstrative en témoignages d'affection, nous prenait les mains, les baisait en répétant :

« Ma Mère, ma petite Mère chérie, je sais bien que vous ne m'abandonnez pas, cela suffit. Je ne veux pas que vous vous préoccupiez le moins du monde pour moi. »

Vinrent les fêtes grandioses de la Béatification, desquelles, hélas ! notre pauvre chère Soeur ne put guère jouir, si ce n'est dans son coeur, qui jubilait : «Je suis non seulement carmélite, disait‑elle avec enthousiasme, mais par une faveur toute gratuite, j'habite le Carmel de Lisieux, le Carmel de notre chère petite Bienheureuse! »

Dans les derniers mois, elle avait près d'elle sa statue, la regardait souvent et la baisait avec effusion : «Ma petite Soeur bien‑aimée, s'écriait‑elle parfois, obtenez‑moi, je vous en prie, de vous aider à sauver des âmes. »

Elle répétait surtout, avec une véhémence incroyable pour une nature aussi paisible que la sienne : «Mon Dieu, faites‑vous connaître ! faites‑vous aimer ! » Sainte Madeleine de Pazzi parcourant son monastère, en jetant à tous les échos sa plainte embrasée : « L'amour n'est pas aimé ! » n'y pouvait mettre plus d'ardeur.

Nos Soeurs du voile blanc qui aidaient, à tour de rôle, la première infirmière, se retiraient chaque soir; dans la plus profonde édification. « Quelle sainte !» se disaient‑elles. Mais cette sainte s'ignora jusqu'à la fin. Si, la trouvant plus fatiguée, nous lui disions : «Vous souffrez davantage aujourd'hui, que pourrait‑on faire pour vous soulager ? » elle se récriait aussitôt : « Ma Mère, mais ce ne sont pas des souffrances ! je n'ai jamais souffert de ma vie, le bon Dieu sait bien ce que je vaux, il ne m'a jamais rien demandé de dur ni de pénible. » Il ne fallait pas insister, nous n'aurions pu d'ailleurs la convaincre.

Cependant, les grandes souffrances allaient venir. Le 17 décembre, dans l'après‑midi, alors que nous entrions à l'infirmerie, elle fut atteinte d'une légère hémorragie cérébrale et de paralysie du côté gauche. La tête penchée, elle parlait d'une façon inintelligible. On la coucha à grand'peine, et le docteur appelé, estima le cas extrêmement grave. Toutefois, une amélioration inespérée se produisit et la pleine lucidité fut rendue à notre édifiante malade qui reçut, en parfaite connaissance, les derniers Sacrements, le 20 décembre.

Auparavant, nous lui avions demandé ce qu'elle éprouvait, sans spécifier comme douleur physique. Elle, croyant qu'il s'agissait des dispositions de son âme, répondit simplement : « Mais rien autre chose, ma Mère, que de la douceur et de la reconnaissance ; je veux rester comme un petit enfant tout abandonné à son Père, infiniment bon, infiniment miséricordieux. » Et elle appuyait d'une manière touchante sur ces derniers mots. D'ailleurs, elle priait constamment, faisait des chemins de croix devant son Crucifix, chantait même des cantiques avec son infirmière, pour mieux supporter ses souffrances, et ne se lassait pas, jour et nuit, de réciter des Pater. «Vous n'êtes plus tenue à votre Office, lui répétions‑nous pour la tranquilliser; mais elle nous répondait : « O ma Mère, cela me fait tant de bien de dire et de redire au bon Dieu : que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! Et puis, c'est ce qui m'unit le plus à notre chère petite Bienheureuse, je ne pense qu'à elle... C'était son désir ici‑bas que la volonté du bon Dieu soit faite sur la terre comme au Ciel, et c'est encore son désir là‑haut. - Quelle joie pour vous ma Mère ! » ajoutait‑elle en nous regardant avec affection.

Pendant deux jours et deux nuits, elle fut en proie à des douleurs très aiguës. » - « Appelez-vous enfin cela souffrir ? lui demandâmes‑nous. Vous voyez bien que Jésus vous trouve digne de porter sa croix. » Elle ne démentit pas nos paroles et demandait avec simplicité et douceur un peu de soulagement, si c'était possible ... Dans la petite Voie, C'est permis... » gémissait‑elle. Mais voyant que rien ne la soulageait, elle s'en remit à la volonté du bon Dieu et nous dit : « Si cela entre dans ses desseins que je souffre beaucoup, c'est bien sûr le meilleur pour moi. Je voudrais si bien contribuer à éclairer les pécheurs, de l'Esprit d'amour ! Mais ce n'est pas tant par mes souffrances que par mon désir plein d'amour. »

Nous l'assurions de l'aide de sa chère petite Bienheureuse, comme elle l'appelait avec tendresse, depuis le 29 avril : ‑ «Elle va vous apporter des roses de patience et d'amour. ‑ Oh ! surtout d'amour ! » reprit notre chère Soeur.

Le soir du vendredi 4 janvier, veille de sa mort, elle reçut une nouvelle absolution, qui devait être la dernière, et les encouragements de notre pieux aumônier obligé de s'absenter le lendemain. Depuis le 17 décembre, il était venu lui apporter plusieurs fois la sainte Communion, ou du moins, quand cette Communion fut impossible, des paroles qui la fortifiaient et la grâce inestimable de l'absolution. Ce 4 janvier, le docteur ne la jugea pas plus mal, au contraire, et nous donna l'espoir de la conserver quelques jours encore.

La nuit suivante, cependant, notre pauvre malade ne put trouver de repos jusqu'à quatre heures du matin où elle parut s'endormir. Mais vers onze heures, ce sommeil profond ne nous sembla pas naturel. Nous essayâmes de l'en tirer; elle répondait alors à nos questions, affirmait qu'elle ne souffrait pas beaucoup et retombait dans son sommeil, précurseur de la mort.

A deux heures, il n'y eut plus de doute possible, et la Communauté récita au Choeur, après Vêpres, les prières du Manuel, tandis qu'avec l'infirmière et nos Soeurs du voile blanc, nous les répétions près de la douce agonisante qui, prévenue par nous, essaya de lutter contre l'assoupissement et s'y unit de coeur.

Voyant approcher la fin, nous l'en prévînmes encore par ces paroles : « Chère Soeur Marie‑Philomène, vous êtes bien près du Ciel, notre Bienheureuse petite Thérèse est là pour prendre votre âme et la porter au bon Dieu. Voulez‑vous dire comme elle, en rendant le dernier soupir : « Mon Dieu, Je vous aime. »

Elle baisa alors son Crucifix que nous lui présentions, et nous comprîmes, au mouvement de ses lèvres, le nom de Thérèsesuivi de l'invocation suggérée, qu'elle ne cessa plus de répéter, par intervalle. Quelques secondes avant sa mort, elle ouvrit les yeux, les tourna vers nous, et les arrêta ensuite sur une grande image de la Sainte Face, qui lui inspirait la plus ardente dévotion. Puis elle expira doucement. Il était quatre heures de l'après‑midi.

En disant le Subvenite, notre âme était remplie de paix et se réjouissait d'avoir à offrir au Roi Jésus pour son Épiphanie un don si précieux, bien que d'apparence si modeste. C'était peut‑être, en effet, la myrrhe des Mages, mais une myrrhe embaumée du parfum de l'encens et rivalisant de richesse avec l'or le plus pur.

Notre‑Seigneur, de son côté, traita son épouse en reine. Pour la première fois depuis la fondation de notre Carmel, ce fut l'Évêque du Diocèse, S. G. Mgr Lemonnier, qui célébra la messe de Requiem et donna la troisième absoute. Les sacristines s'entretenant ensemble de ce privilège, l'une d'elles sentit par deux fois un parfum de violettes, en préparant les ornements sacrés.

Dans la Chapelle extérieure, où l'on déposa le cercueil au matin de l'inhumation, le 8 janvier, on vit les assistants de la messe de 7 heures, et d'autres pèlerins, baiser pieusement le manteau de l'humble carmélite, disposé sur le drap mortuaire, avec le voile, le scapulaire et la couronne de roses. Que deviez‑vous penser de ces honneurs, chère Soeur Marie‑Philomène ?

Et maintenant, il nous reste le réconfortant souvenir de votre humilité si sincère, et à vous, le mérite de l'avoir pratiquée à un degré bien rare, le mérite aussi de votre fidélité constante à cette lumière, qui vous fut donnée dans une nuit de grâces, de ne jamais douter du bon Dieu, mais de le regarder toujours comme le plus tendre des Pères. Ne nous disiez‑vous pas avec une naïve et délicieuse persuasion : « J'en suis venue à croire que le bon Dieu est non seulement bon comme un Père, mais comme un Grand‑Père ; on dirait que plus il vieillit, plus il est bon. »

Vous l'expérimentez clairement aujourd'hui cette bonté du Seigneur. L'étoile s'est arrêtée pour vous sur la Maison paternelle des Cieux où vous avez trouvé Celui que vous attendiez : un Père, votre Père « infiniment bon, infiniment miséricordieux », qui ouvre sans détour son Paradis de délices aux petits, aux humbles de coeur comme vous.

Veuillez agréer, MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE, l'expression de notre fraternel respect et faire rendre, au plus tôt, à notre chère Soeur Marie‑Philomène de Jésus, les suffrages de notre saint Ordre, y ajoutant ce que votre charité vous suggérera. Elle vous en sera bien reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en Notre‑Seigneur,

Votre humble soeur et servante,
SOEUR AGNÈS DE Jésus,
r. c. i.