Carmel

Notes préparatoires de Sr Marie-Madeleine

Déposition de Sr Marie-Madeleine (1910) écrite par Mère Isabelle, car la Sœur était presque analphabète.

J.M.J.T.
Quand j'entrais au Carmel je trouvai Sr Thérèse de l'E.J. maîtresse des novices. Depuis les premiers jours jusqu'à sa mort, je ne me sentis jamais attirée vers elle d'une manière sensible, je la fuyais même et je dus beaucoup la faire souffrir. Je ne crois pas lui avoir fait éprouver quelque consolation à mon égard.
Elle comprenait très bien ma mauvaise volonté sous ce rapport, mais elle ne m'abandonna pas pour cela, au contraire, elle ne cessa de me poursuivre.
Lorsque c'était mon tour d'essuyer la vaisselle, elle s'arrangeait souvent de manière à venir la laver, afin de me parler en tête-à-tête ; elle me témoignait de la confiance, afin de m'en donner aussi pour elle.
Lorsqu'elle m'avait dit d'aller avec elle à une heure convenue, j'allais souvent me cacher, au lieu d'aller avec elle. Alors, elle me cherchait, et lorsqu'elle n'avait pu me trouver, et qu'elle me rencontrait ensuite, elle me disait :"Je vous ai cherchée et je n'ai pas pu vous trouver. « Je lui répondait froidement :"J'étais occupée ". Et elle gardait dans cette circonstance son visage calme et souriant. Si je n'étais pas attirée vers elle, ce n'était pas manque d'estime. Au contraire, je la trouvais trop parfaite: si elle l'avait été moins, cela m'aurait encouragée. Elle me semblait extraordinaire et pas de la terre. Elle n'aurait pas voulu d'ailleurs, qu'on s'attacha à elle d'une façon naturelle.
Elle me témoignait pourtant beaucoup de bonté ; quand j'eus mon panaris qui me fit beaucoup souffrir, elle s'ingéniait à me distraire, à m'égayer.

Ce qui m'éloignait d'elle aussi, c'est que je la trouvais trop éclairée, j'avais peur d'être devinée, surtout lorsque j'avais été mauvaise, j'avais peur qu'elle ne lise dans mon âme !
Elle avait toujours le même visage, Jamais je ne l'ai vue de mauvaise humeur, jamais je n'ai pu deviner en elle un sentiment de colère contre moi, cependant jamais ses avances ne furent payées de retour. A son lit de mort elle dit à Mère Agnès de Jésus en parlant de moi :"Vous lui direz qu'au Ciel, je prierai pour elle, et que je l'aimerai autant que les autres novices ".

Elle était si mortifiée que, lorsqu'à la cuisine on avait un reste qu'on ne savait à qui donner, on le lui envoyait et elle le mangeait sans se plaindre.
Elle nous disait (aux soeurs du voile blanc)" vous ne devriez jamais goûter un plat inutilement..."
Un jour, je lui fis remarquer que sa robe devait la gêner :"Je ne m'en suis pas aperçue" me répondit-elle. Ses chaussures étaient presque toujours en mauvais état, la Soeur chargée de les raccommoder, lui laissait ses alpargates toutes tordues qui devaient lui fatiguer les pieds. Elle n'était pas traitée comme une malade, et manquait des soins que réclamait son état ; cependant je ne l'ai jamais entendu se plaindre ; on aurait dit que plus elle souffrait, plus elle était contente.
Je me rappelle l'avoir vu un jour, avec un gros abcès dans la bouche, faire un travail de peinture : à son air si paisible, jamais on n'aurait pu croire qu'elle souffrait. Elle avait aussi bien souvent les mains crevassées d'engelures et ne semblait pas y faire attention. Elle nous prêchait à nous cet amour de la souffrance. Elle nous disait qu'il faut aller au-devant du sacrifice, de la mortification.

Elle donnait un but apostolique à ces aspirations vers le sacrifice. Elle nous disait "Nous devrions aimer à souffrir pour les prêtres : plus vous avez de travaux, d'ennuis, de souffrances de tous genres, plus vous devriez être heureuses. Le bon Dieu nous demandera compte des prêtres que nous aurions pu sanctifier et que nous n'avons pas sanctifiés, à cause de notre lâcheté, de notre infidélité. Ne perdons pas un seul de nos petits sacrifices pour eux".

Ce zèle, elle le déployait aussi vis-à-vis de nous : "Quoi qu'il puisse m'arriver, disait-elle je vous dirais la vérité. J'aime mieux n'importe quoi que de laisser une âme dans l'ignorance. Un jour qu'elle était avec moi à la vaisselle, on vint lui dire que Mère Marie de Gonzague venait de faire une scène affreuse. Ma Sr Thérèse de l'E.J. partit en disant : "Si Mère Agnès de Jésus le veut, je vais lui écrire toutes ses vérités. Je quitterai la Cté s'il le faut, j'aimerai mieux ça que de la laisser se damner." Et elle s'exposait sûrement à être obligée de quitter la Cté, mais Mère Agnès de Jésus l'en empêcha, sans quoi elle l'aurait fait !
Dans son humilité, elle se trouvait toujours assez bien traitée, trop bien même parfois : je me rappelle qu'un jour elle me fit des reproches, parce que je lui avais fait une soupe exprès pour elle, me disant qu'elle pouvait très bien se contenter de celle de la Cté. Comme quelques jours après, je recommençais, elle m'en témoigna une véritable peine. Elle était pourtant déjà très malade à ce moment-là.

Il y avait à la cuisine, une soeur qui ne l'aimait pas et parlait d'elle avec une espèce de mépris. Quand elle la voyait venir au lavage, elle disait : "Voyez-la venir, elle ne se presse pas ! Quand va-t-elle commencer à laver?..C'est une bonne à rien !" Et quand ma Sr Thérèse de l'E.J. qui l'avait entendue, ou qui voyait dans ses yeux ce qu'elle pensait d'elle, entrait à la buanderie, elle faisait un beau sourire à ma Sr St V.... sans laisser voir la moindre peine ou la moindre rancune. Elle s'occupait de préférence à faire du bien à celles de qui elle n'attendait ni joie, ni consolation, ni tendresse. Elle avait pourtant le coeur sensible et affectueux. Un jour, elle me dit : "Oh bien sûr, en pensant à notre Mère, (c'était alors Mère Agnès de Jésus) j'ai senti un glaive de douleurs, parce que j'ai pensé qu'après la mort de M. Marie de G. il y a une soeur qui la fera beaucoup souffrir..."

Une autre fois, je pus juger combien son amour pour notre Mère (Mère Agnès de Jésus) était surnaturel. Il venait d'avoir une scène violente avec Mère M.de G. et comme je me lamentais sur notre Mère, ma Sr Thérèse de l'E.J. me dit : " Je jubile, plus je la vois souffrir, plus je suis heureuse ! Ah Sr Marie-Madeleine, vous ne connaissez pas le prix de la souffrance ! si vous voyez le bien que cela fait à son âme !
Dans des occasions comme celles dont je parle, jamais elle ne s'absentait d'un exercice de Cté, ne fut-ce qu'un instant pour consoler ses soeurs. Ce n'était que lorsqu'on l'envoyait chercher qu'elle sortait pour remettre la paix.


Dans son grand esprit de foi, elle nous rappelait sans cesse que nous devions voir Dieu en notre Mère Prieure, Marie de Gonzague.
Il me semble qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour diriger les âmes et nous faire devenir des saintes : on la voyait faire tout ce qu'elle disait, aussi sa parole avait de l'autorité pour nous. Lorsqu'on l'interrogeait, elle réfléchissait toujours un instant avant de répondre, et toujours elle arrangeait les choses pour le mieux afin que le bon Dieu soit content et la créature aussi. Ses décisions étaient très claires, elles étaient aussi très justes. Elle aimait en effet beaucoup la justice et nous disait :" Reconnaissez vos défauts, mais voyez aussi les dons du bon Dieu, et servez-vous en pour sa gloire".

J'ai remarqué aussi combien elle était silencieuse, évitant les paroles inutiles, fermant les portes avec soin comme il est recommandé, avant de commencer à parler, et nous disant de parler tout bas.  Je voulu un jour lui parler dans un endroit où il n'est pas permis de le faire, elle refusa de me répondre ; elle ne parlait pas non plus pendant le grand silence, comme cela est écrit...
Un jour, en direction où je lui disait des choses inutiles, elle me dit :" Nous perdons du temps toutes les deux, allons-nous-en!"
Je remarquais aussi sa fidélité de tout quitter au premier coup de cloche, pour se rendre aux exercices de Cté.

Un jour où j'étais près d'elle, dans sa cellule, elle me dit avec un ton que je ne puis rendre : "Le bon Dieu n'est pas aimé ! Il est si bon ! Ah, je voudrais mourir !" Et elle éclata en sanglots. Je la regardais stupéfaite, me demandant devant quelle créature extraordinaire je me trouvais, ne comprenant pas qu'on puisse aimer le bon Dieu comme cela.

Je me rappelle aussi l'avoir vue un matin se traîner à la Messe (de 8 h) où elle devait communier. Elle était si fatiguée qu'elle paraissait prête à se trouver mal. Jamais elle n'aurait voulu manquer sa communion.
Un jour, sachant sa peur des araignées, je lui dis exprès : " Regardez donc cette araignée !" Elle me reprit et me dit que les mensonges, même joyeux, ne conviennent pas à des religieuses, qu'il faut toujours dire la vérité.
Dans nos petites fêtes du noviciat, elle demandait le rôle le plus effacé ; mais on lui faisait faire les plus beaux, qu'elle faisait si bien, prétextant qu'ils iraient bien à sa voix rauque ! (elle avait mal à la gorge).

Sr Marie-Madeleine