Carmel

Notes autobiographiques de Soeur Marie des Anges

Notes autobiographiques  de Soeur Marie des Anges, maîtresse des Novices de Thérèse,
écrits par elle-même à la demande de Mère Agnès de Jésus à la fin de sa vie

+ J.M.J.

Ma bien-aimée Mère, voici les grâces que j'ai reçues du Bon Dieu et dont II m'a prévenue dès le sein de ma Mère qui, inquiète de l'avenir de ses petits enfants, m'offrit au Bon Dieu si j'étais une fille pour être un jour religieuse, offrande dont l'acceptation lui faisait dire à mon entrée au Carmel : "Je ne pensais pas que le Bon Dieu me prendrait au mot ».

Dieu me marqua dès ma naissance de son sceau divin, le médecin furieux de ne pas voir le petit garçon tant désiré m'accueillit par une injure.

Je puis dire que dès ma petite enfance, Dieu abaissa sur moi les yeux et qu'il regarda avec amour la petitesse de sa servante. Cette parole résume toute ma vie, j'étais déjà la plus petite, la moins douée de ces dons naturels, de ces charmes dont le bon Dieu avait avait si largement comblé mes frère et Soeurs et ce sentiment de mon infériorité fut dès lors créé en moi pour toute ma vie

J'avais un caractère très vif et dans mes colères (j'étais si petite que je ne m'en souviens qu'à peine), je me cramponnais à la ram­pe de l'escalier de telle sorte que personne ne pouvait m'en arracher et là, je criais aussi fort que je pouvais. Un jour, mon Père, fatigué de mes cris sut si bien me corriger que je ne recommençai jamais. Quelques jours après, de bons amis qui pour nous amuser donnaient des projections à la lanterne magique annoncèrent dans une de leurs séances :"Mimi beuglant" Et l'on vit apparaître sur la toile une petite fille ouvrant une bouche grande comme un four, criant à tue-tête.

Le Bon Dieu se chargea de me changer, de corriger mon caractère par bien des chagrins qui me forcèrent à me tourner vers Lui. Pieuse à l'exemple de mes soeurs, la pensée de ma première Communion m'occupa beaucoup, la leur avait été pour elles une si grande joie que je pen­sais devoir être aussi heureuse qu'elles ce jour-là que l'on me disait être le plus beau de la vie. Je fis donc bien des sacrifices et m'y préparai de mon mieux, mais notre institutrice nous ayant quittées, je restai pour ainsi dire livrée à moi-même, car notre Curé, tout saint prêtre qu'il était m'intimidait beaucoup et croyant sans doute que l'on s'occupait de moi, ne me donnait aucune direction pour me bien préparer à ce grand acte. Un bon religieux auquel ma Mère me conduisait de temps en temps y suppléa, il est vrai, mais il était éloigné et ne pou­vait me suivre.

Le grand jour arriva, sans joies, sans lumières, rien ne vint illuminer ma petite intelligence, réjouir mon âme, épanouir mon coeur... Une tristesse profonde me saisit, je crus avoir mal fait ma première Communion, et brisée de fatigue, dévorée de peine, je me couchai dans la désolation et arrosai mon lit de mes larmes. Ce beau jour, le plus beau pour tous les enfants n'aurait donc pour moi qu'un souvenir amer qui me resterait toujours. C'était une pensée terrible.

Mille inquiétudes me bouleversèrent l'âme, revenant sur mes confessions et, comme si la main de Dieu m'eut frappée, j'entrai dans une phase de peines intérieures, de scrupules impossibles à décrire et qui firent de mon adolescence, de 12 à 19 ans un martyre incessant.

Un jour, je me crus damnée...Je n'osais aller dire mes angoisses à notre Curé, je me couchais dans le désespoir, ne dormis pas de la nuit qui ne vit que mes sanglots, me redisant sans cesse : Je suis damnée. Je rassemblai tout ce que j'avais d'énergie pour dissimuler ma souffrance, je restai ainsi quatre jours environ, je pus alors confier ma peine au bon religieux dont j'ai déjà parlé qui bien vite me rendit la paix. Je revins à la vie, mais l'ennemi de tout bien revint à la charge par mille autres peines et qui s'augmentèrent de plusieurs autres qui brisaient mon coeur.

C'était l'oeuvre de Dieu qui m'empêchait par ces épreuves, de jouir des joies les plus douces, les plus légitimes, car si tout eut été des roses pour moi, le monde aurait eu pour moi un charme séduisant ; aurai-je pu y résister ??... La crainte de Dieu, la pensée de l'éternité étaient là comme une planche de salut pour me sauver, me forçant, pour ainsi dire à pratiquer la vertu.

Vers 19 ans, j'eus l'inspiration - alors que j'étais à bout de force - de me jeter aveuglément dans les bras de la Sainte Vierge, lui abandonnant mes peines et me reposant de tout sur sa tendresse. Je m'en allai, fidèle à ma promesse, ne m'arrêtant plus à rien.

Quelques jours après, un saint Missionnaire venait donner une Mission à la paroisse, ce dont je ne savais rien lors de mon acte d'aban­don à la Ste Vierge. Il fut mon Ange, mon bon Samaritain qui versa l'huile et le vin de la confiance et de la paix sur mon âme jusqu'alors si malheureuse depuis tant d'années et qui, dès lors, échappée au filet de l'oiseleur prit son essor vers le bon Dieu

Trois ans plus tard, dirigée par ses sages conseils, je devais entrer au Carmel.

J'eus bien des luttes à soutenir pour m'arracher à ma bien-aimée famille et quelles grâces de force m'accorda alors le bon Dieu. Dans des réunions charmantes, je m'échappais parfois pour aller lui demander de lui être fidèle et de soutenir mon courage.

C'était au-dessus de mes forces d'annoncer ma vocation à mes pa­rents, là encore, je fis appel à la Sainte Vierge, lui disant, "si vous voulez que je les quitte, je n'ai pas le courage de dire le plus pe­tit mot et de faire le moindre pas, prenez-moi par les épaules, menez- moi au Carmel. Je fus alors pleinement exaucée, une de mes soeurs, véritable Ange pour moi, fit tout auprès de mes parents, la divine Providen­ce s'en mêla, les Carmélites de Lisieux passant par Caen pour se rendre à Coutances pour une fondation, rendez-vous y fut donné à ma Mère qui se rendit avec moi au parloir de Ste Paix, Couvent des Rév. Pères Ré­collets et le tout s'arrangea. On me permit de venir pour une retrai­te, ce qui eut lieu.

Au mois de Novembre j'entrai au Carmel pour toujours [en réalité, Sr Marie des Anges entra au Carmel le 26 Octobre 1866]. Là encore, je n'avais ni rien dit, ni rien fait. Marie l'avait fait pour moi. Elle me donna une force surnaturelle pour quitter la maison paternelle, surtout au moment qu'il me fallut monter en voiture. Mon frère était là, je l'em­brassai et à ce même instant une grande croix nébuleuse m'apparut, non aux yeux du corps, mais à ceux de l'âme, elle venait de l'Orient et couvrant un côté de la propriété, elle s'étendait et s'arrêtait au-dessus du bosquet attenant aux dépendances. Sur le moment, je ne m'y arrêtai pas, mais quelques jours après, je compris que j'avais laissé la Croix sur ma chère famille. Dès lors, cette Croix m'est restée gravée dans l'âme et combien son souvenir m'a-t-il soutenue dans les grandes épreuves qui depuis mon départ de la maison paternelle sont venues briser mon coeur en me laissant cependant heureuse dans ma vie religieuse dont le bon­heur m'a toujours semblé préférable à toutes les joies de la terre. 11 me semble que c'est cette même Croix qui s'élèvera de l'Orient lorsque N.S. y apparaîtra pour juger le monde au dernier jour. Plus tard, en la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, le bon Dieu me demandait à gravir un bien pénible calvaire, mais me rappelant ma Croix, je trouvai dans son souvenir, le courage dont j'avais besoin.

Conduite au Carmel par ma Soeur aînée, seconde Mère pour moi, je fus accueillie au Carmel avec extrême bonté par la Communauté et surtout par la Mère Prieure qui fut pour moi d'une exquise tendresse, mais ne me méfiant pas de mon coeur que j'avais gardé au bon Dieu avec une si grande vigilance et au prix de mille sacrifices, je m'attachai à elle trop hu­mainement et mon Dieu ! de quelles infidélités, ingratitudes ne me suis-je pas rendue coupable tant envers N.S. qui m'avait tant aimée qu'à l'égard de la Ste Vierge qui m'avait enveloppée de tant d'amour, mais dans sa Miséricorde infinie, Dieu me fit payer mes fautes durement en me dé­couvrant ma misère, soulevant mes passions que je ne connaissais pas.

Ma compagne de Noviciat que je voyais très aimée aussi de Notre Mère me devint un sujet de jalousie terrible ce qui me torturait le coeur! Un jour, je l'aperçus avec elle, je ne puis rendre ce que je souffris! ce­la me serait impossible à écrire, mais au même instant une voix intérieure me dit: "Je te rends ce que tu m'as fait souffrir." Je ne sais comment, à ces mots, je ne suis pas tombée à terre, Dieu me terrassant comme St Paul sur le chemin de Damas! Quel Amour était-ce de sa part! Je ne puis y penser et ne m'en souviendrai toujours qu'avec une reconnaissance indicible.

Cette affection naturelle fit un mal extrême à mon âme, elle lui fut ce que sont aux arbres fleuris du printemps les grêles, les giboulées qui jonchent la terre de leurs fleurs !... J'en eus pour des années à me remettre de mes infidélités innombrables qui laissèrent à mon âme de longues et de pénibles traces que je compare à celles que laissent les maladies terribles qui ont souvent de graves conséquences pour toute une vie.

Je pris le St Habit sans joie, mais ce premier pas fait, je n'aurais voulu en faire aucun en arrière, je me résolus d'avancer courageusement, voulant être une bonne religieuse et je me déterminai à tous les sacrifices.

Jusqu'à ma Profession, le bon Dieu m'éprouva, mais notre Vénérée Mère (la Maîtresse des novices) me soutint et m'encouragea. Ma retraite se passa dans la souffrance. L'heure venue de prononcer mes Saints Voeux, lorsque j'eus mis mes mains dans celles de Notre Mère, impossible de dire un mot. C'était comme si une main de fer me tirait sur la mâchoire pour m'empêcher de parler. J'eus besoin d'une force inouïe pour tirer moi-même de mon côté et arriver ainsi à prononcer mes Voeux : Dieu seul vit ce qui se passait en moi. Enfin, lorsque je me prosternai, la paix se fit dans mon âme. C'était le jour de la fête de l'Annonciation. Le St Sacrement était exposé. Lorsque je fus au Choeur, je sentis une grande paix et j'étais heureuse et je l'étais surtout de pouvoir enfin être toute au bon Dieu.

Le soir, agenouillée à l'autel de la Ste Vierge, au Choeur, j'éprouvai une certaine alarme car quelque chose me disait qu'un long chemin me restait à faire et je tremblais à la perspective de nouvelles luttes. Mais un sentiment intime me rassura. Notre-Seigneur me disait au fond du coeur: "Tu n'es plus seule, je suis ton Epoux et tu t'appuieras sur mon bras."

Pensant voici peu au bien que me firent ces mots de N. S., ils m'ont fait souvenir d'un fait de ma petite enfance qui je le vois aujourd'hui était comme le présage de ma vocation et de ma Profession ; ce que jusqu'à ici, je n'avais jamais saisi. Mgr Robin venu dîner chez mes parents étant sorti quelques instants du salon, y revenait lorsque m'apercevant, j'avais alors 9 ans, il me dit : Ma petite enfant, donnez-moi le bras et entrons ensemble. «Bien intimi­dée, je posais ma main sur son bras que le mien n'aurait pu atteindre tant il était grand et moi, petite; et nous fîmes ainsi notre entrée so­lennelle à l'hilarité de tous et au sourire de Mgr lui-même qui alors fondateur depuis quelques années du Carmel de Lisieux était loin de se douter que l'enfant pour laquelle il se montrait si paternel serait un jour Carmélite dans le Monastère qu'il entourait d'un si touchant dé­vouement.

Quelque temps après ma Profession eut lieu ma Prise de Voile et cette fête fut la première de ma vie qui fut pour moi sans nuages. J'avais le coeur, l'âme dans la joie, je sentais que mes épreuves avaient été une grâce. J'aurais dit volontiers au bon Dieu cette parole de Job: " Qui me rendra ce service que le Seigneur ayant commencé de me détruire achève de me mettre en poussière." Ces paroles m'avaient saisie et me demeurent encore.

J'eus malgré mon triste début un certain temps de consolations ; la joie inondait mon âme. Le bon Dieu, sans doute, me préparait par là aux grandes douleurs de la mort de mon Vénéré Père et d'une soeur chérie qui avait été mon Ange conducteur en mon entrée au Carmel.

A une certaine époque, j'avais l'âme, l'esprit, torturés de peines et d'angoisses que je ne pouvais dire à personne. J'étais aux pieds du petit Jésus de Beaune lorsque je me souvins d'une comparaison que peu de temps avant notre Saint aumônier nous avait faite dans un très beau sermon sur le Purgatoire: "L'âme en cette prison de feu, nous disait-il, n'en pouvant sortir est semblable au petit oiseau qui enfermé dans sa cage, ne peut que se débattre conte les barreaux qui l'y enferment, mais avec cette différence que l'âme souffrante y est retenue par l'Amour qui est pour elle une joie infinie. »

Au souvenir de ces paroles, j'acceptai moi aussi ma souffrance par amour et aussitôt je passai d'une angoisse extrême dans une joie inexprimable, j'étais toute changée, je surabondais de paix et de bonheur, j'aurais volontiers accepté toutes les douleurs possibles...

Une autre fois, pendant mon premier triennat de Sous-Prieure, j'avais bien des difficultés et des peines, je pensai alors à la Passion de N.S. et je trouvai encore une consolation dans la pensée que mes peines étaient les épines dont il me couronnait, la robe de pourpre, le manteau d'écarlate dont II m'enveloppait, les clous dont II me crucifiait avec Lui et qu'ainsi, je pouvais me présenter devant Dieu comme un autre Fils même pour sauver les pécheurs ! Je fus bien consolée par cette consolan­te pensée, je la racontai à Mère Geneviève qui me dit "O ma petite fil­le remerciez bien le bon Dieu de la grâce qu'il vous fait d'aimer la souffrance car elle n'est pas donnée à tous.'"

Plus tard, dans les derniers temps de la maladie de Mère Geneviè­ve, cette Vénérée Mère suivant sans doute une inspiration de Dieu me fit asseoir un jour près de son lit et me raconta ce qui lui était arrivé à la mort de Mère Elisabeth lorsque la Communauté voulait la mettre Prieure. Le Père Sauvage reçut une lettre de Poitiers lui disant :"Ne mettez pas Geneviève Prieure car elle n'a aucune capacité." Lettre qui changea complètement le Père Sauvage à son égard et lui retira sa con­fiance, ce que cette pauvre Mère ne pouvait s'expliquer :"Entendez-vous, petite, me disait-elle, Geneviève n'est capable de rien". Est-ce que ce­la ne vous pénètre pas ?..." Oh ! Oui, ma Mère, lui répondis-je, et en effet, elles m'avaient pénétrées sentant combien elles me convenaient et ce qu'elle voulait me dire en me les rapportant.

Et, en effet, ces paroles inspirées me sont restées gravées au fond de l'âme et leur souvenir m'a bien des fois adouci l'humiliation en des circonstances pénibles que le bon Dieu sema sur ma route, et surtout au soir de mes derniers jours.

Enfin, je puis dire qu'à cette heure comme à son aurore, le Bon Dieu a regardé la bassesse de sa servante ; depuis 3 ans, surtout que je vis dans l'obscurité, la solitude, je vois chaque jour de plus en plus que je n'ai été jamais qu'un pauvre rien, que je le suis encore, mais parce que, chaque jour, chaque souffrance m'enlève tout appui sur moi-même, sur mes oeuvres passées, j'espère tout des mérites et de la misé­ricorde de notre doux Jésus. »