Carmel

Circulaire de Soeur Marie des Anges

Jeanne de Chaumontel (1845-1924)

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, au matin de la fête de notre Père saint Jean de la Croix, a rappelé à Lui notre vénérée SOEUR JEANNE, MARIE DES ANGES ET DU SACRÉ‑COEUR, ancienne Maîtresse des Novices de la Bienheureuse Thérèse de l' Enfant‑Jésus, professe et doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de 79 ans, 9 mois, et avait passé en religion 58 ans et 26 jours.

Notre chère Soeur naquit à Montpinçon, diocèse de Bayeux, le 24 février 1845, d'une des plus anciennes et des plus chrétiennes familles du Calvados, dont la devise: « Douceur et discrétion » devaitêtre si pleinement réalisée par notre vénérée Doyenne.

Elle fut devancée au foyer par trois soeurs, et suivie d'un frère. De quelle affection elle les enveloppa tous ! Vraiment, elle peut être classée parmi « les saints qui aimèrent beaucoup leur famille », car elle partagea, de la sienne, à un degré bien rare, les joies et surtout les peines. Elle peut aussi répéter, à bon droit, que, « malgré les apparences, elle a beaucoup souffert ici‑bas ». On le lui rappellera, comme un souvenir fortifiant, dans l'allocution prononcée au jour de ses Noces d'or.

Mme de X ... , sa mère, s'était engagée, avant la naissance de l'enfant, à l'offrir à Dieu pour la vie religieuse; et notre bonne Soeur Marie des Anges nous dit maintes fois à ce propos : « Oh! c'est bien la bassesse de sa servante que le Seigneur regarda toujours en moi. J'étais certainement la plus incapable, la moins enrichie de ces dons et de ces charmes qui attirent, et que je voyais briller dans mes soeurs. Ce n'est pas à dire que je fus moins aimée pour cela, mais le sentiment de mon infériorité me pénétra si profondément, dès mon enfance, qu'il m'est demeuré très vif jusqu'à aujourd'hui. »

Notre petite Jeanne, que l'on avait surnommée « Mimi », était très vive et très nerveuse. Dans ses colères d'enfant, elle allait s'accrocher à la rampe de l'escalier et de là jetait de tels cris, sans arrêt, que son père fatigué résolut au moins de lui faire honte, s'il ne pouvait la corriger complètement.

Un jour, dans une séance de lanterne magique, où des amis étaient invités et la fillette placée au premier rang, on vit apparaître tout à coup, sur l'écran, une petite fille en colère, la bouche démesurément ouverte et criant à gorge déployée. Le tableau était ainsi annoncé : « Mimi... beuglant »... La leçon porta si bien, que jamais plus l'enfant ne retomba dans son défaut. Le bon Dieu se chargea d'ailleurs d'assouplir son caractère par de nombreux chagrins, qui la mûrirent avant l'âge et la firent se tourner entièrement vers Lui.

La pensée de sa première Communion l'occupait sans cesse, et, secondée par une institutrice fort pieuse, elle fit beaucoup de sacrifices et de prières pour s'y préparer. Cependant, ce jour fut pour elle sans joie, sans lumière, et, le soir, une si grande tristesse la saisit qu'elle s'imagina avoir fait une mauvaise première Communion. Toute la nuit, elle versa dés larmes. « Est‑ce possible ! se disait‑elle, C'est le « plus beau jour de la vie, pour tant de petites filles, et pour moi il restera toujours « comme un souvenir si amer ! » Alors ses sanglots redoublaient et elle se croyait damnée. Elle pleura quatre nuits entières, n'osant pas avouer son trouble au bon Curé du village qui l'aurait consolée. Enfin, un religieux de passage dans la paroisse l'entendit et remit son âme dans la paix.

Ce ne fut, hélas ! qu'une paix relative, car, durant toute son adolescence, de 12 à 19 ans, la jeune fille subit d'incessantes peines intérieures : retour sur ses confessions, scrupules de toutes sortes, auxquels vinrent se joindre des épreuves de famille qui brisèrent son coeur. « C'était l'oeuvre du bon Dieu, concluait‑elle ; cette sorte de martyre m'empêchait de goûter les joies les plus douces, les plus légitimes, et me détachait du monde qui, avec ma nature ardente, aurait exercé sur moi une séduction à laquelle il m'eût été impossible de résister.

La crainte de Dieu, la pensée de l'éternité étaient là comme une planche de salut qui m'empêchait de sombrer et me forçait, pour ainsi dire, à pratiquer la vertu. » Vers 19 ans, étant à bout de forces, elle eut l'heureuse inspiration de se confier entièrement à la Très Sainte Vierge ; alors, se jetant dans ses bras, elle se reposa de tout sur sa maternelle tendresse. Quelques jours après, un religieux franciscain de Caen, le Révérend Père Bénigne, vint donner une mission dans la paroisse de Beuville où habitaient, à cette époque, les parents de Jeanne.
«Il fut mon ange sauveur, mon bon Samaritain, aimait à nous redire notre « chère Soeur. C'est lui qui versa l'huile et le vin de la confiance sur mon âme si malheureuse, et, trois ans plus tard, dirigée par ses sages conseils, j'entrais au Carmel. »

Elle eut bien des luttes à soutenir, ma Révérende Mère, pour s'arracher à sa bien‑aimée famille. Parfois, au milieu de réunions charmantes, elle s'échappait, bouleversée, et suppliait à genoux Notre‑Seigneur d'affermir son courage, pour l'heure du grand sacrifice. « C'était au‑dessus de mes forces d'annoncer ma vocation à mes parents » nous avouait‑elle. S'adressant à la Sainte Vierge, elle lui faisait cette prière : « Si vous voulez que je quitte les miens, prenez‑moi par les épaules et poussez-moi au Carmel, car, de moi‑même, je n'aurai jamais le courage de dire le plus petit mot, ni de faire le moindre pas en avant. »

Et la Vierge Marie, si compatissante, eut pitié de sa faiblesse. La soeur aînée de notre pauvre enfant se chargea de la démarche redoutée. Sur ces entrefaites, plusieurs carmélites de Lisieux, passant par Caen pour aller fonder le Carmel de Coutances Mme de X fut priée de se rendre, avec sa fille Jeanne, au parloir de Sainte‑Paix (Couvent des Capucins), et là, devant le R. P. Bénigne, ami de la famille, et la Mère Prieure de Lisieux, tout s'arrangea. On fixa même le jour du départ.

« J'ai donné cette enfant au bon Dieu avant sa naissance, dit alors sa mère en pleurant, je ne savais pas qu'il me prendrait au mot. »

« Il me fallut une force d'en haut pour quitter la maison paternelle, nous répéta plus d'une fois notre chère Soeur. Au moment de monter en voiture, c'est mon frère que j'embrassai le dernier, et, au même instant, j'aperçus une grande croix nébuleuse planant sur la propriété ; elle s'étendait au‑dessus du bosquet droit, attenant aux dépendances et se terminait vers la maison. Je ne compris que plus tard la signification de cette croix mystérieuse, et ce souvenir m'a soutenue et consolée bien souvent.

La jeune aspirante, conduite par sa soeur aînée, entra dans notre Carmel, le 29 octobre 1866, âgée de 21 ans. Elle fut reçue par la Révérende Mère Marie-Baptiste, plus tard fondatrice du Carmel de Caen, qui l'entoura d'affection et de délicatesses maternelles.

« En me voyant si bien accueillie et si aimée, nous disait Soeur Marie des Anges, je m'attachai follement, hélas, à cette bonne Mère! Moi qui avais gardé mon coeur dans le monde avec une extrême vigilance et au prix de tant de sacrifices ! 0 mon Dieu, soupirait‑elle encore, au soir de sa vie, de quelles infidélités, de quelles ingratitudes ne me suis‑je pas rendue coupable envers vous ! Je payai tout cela par de cuisants remords, mélangésde lumières, il est vrai, car, en découvrant ma misère, je compris que j'étais capable de tout, même des pires choses, sans la grâce, et j'en devins plus humble.

« Ma compagne de noviciat que je voyais très aimée aussi de Notre Mère, me devint un sujet de jalousie terrible. Un jour que je l'aperçus avec elle, ma souffrance devint atroce. Mais, au même instant, je fus terrassée par cette parole intérieure, si nette que je ne pourrai jamais l'oublier : « Tu me fais souffrir plus encore. »

« Je me demande comment je ne suis pas tombée morte alors, tant ces mots étaient pénétrants. Je ne puis y penser, sans qu'une immense reconnaissance se ravive dans mon coeur.

« Mais cette affection naturelle, bien que vaincue, fit, par ses conséquences, un mal extrême à mon âme ; elle lui fut ce que sont aux arbres fleuris du printemps, les grêles, les giboulées qui jonchent la terre de leurs fleurs. J'en eus pour des années à me guérir de cette blessure. »

Ainsi poursuivie par l'amour de Notre‑Seigneur, la chère postulante prit le Saint Habit du Carmel, le 19 mars 1867. Elle fit ce premier pas dans l'angoisse, bien qu'elle se décidât à ne pas revenir en arrière et à faire tous les sacrifices pour devenir une bonne religieuse.

Jusqu'à sa Profession, elle souffrit encore beaucoup, mais notre sainte Mère Geneviève, sa Maîtresse du Noviciat, l'affermissait, et l'encourageait dans l'épreuve.

La retraite qui précéda sa donation totale se passa tout entière dans la désolation. Et quelle ne fut pas la stupeur de la Communauté, quand, au moment précis de l'émission des voeux, la novice ayant déjà les mains dans celles de sa Prieure, pas un mot ne sortait de ses lèvres et le silence se prolongeait, impressionnant. C'était une dernière attaque du démon, jaloux de la beauté de cette âme et de la gloire qu'elle donnerait à Dieu par de si nombreuses années de fidélité et d'amour. « Je sentais, nous dit‑elle, comme une main de fer qui me serrait les dents avec violence. J'eus besoin d'une force inouïe pour ouvrir enfin la bouche, et c'est la prière seule qui me la donna. Je frémis encore au souvenir de cet instant.

« Lorsque je me prosternai, la paix se fit dans mon âme. C'était le 25 mars 1868, jour de la fête de l'Annonciation ; le Saint Sacrement était exposé, et, entrant au Choeur, en descendant du Chapitre, j'éprouvai alors une douce joie d'être tout au bon Dieu. »

Le soir, agenouillée devant l'autel de la Sainte Vierge, après Complies et déposant sa couronne là où, près de 23 ans plus tard, notre petite sainte devait déposer aussi la sienne, cette nouvelle épouse de Jésus ressentit, non pas la conviction que « bientôt elle s'envolerait au ciel », mais une conviction profonde, au contraire, qu'un long chemin lui restait à parcourir, et elle trembla, à la perspective de nouvelles luttes. Alors Notre‑Seigneur la rassura ; il lui semblait entendre au fond de son coeur ces douces paroles : « Tu n'es plus seule, je suis ton Epoux, tu t'appuieras sur moi. »

Après nous avoir relaté ces faits intimes, dernièrement encore, ma Révérende Mère, et avec une onction difficile à rendre, notre vénérable Doyenne ajoutait d'une façon charmante : « Voyez‑vous, ma Mère, quand je pense à l'appui que Notre‑Seigneur m'a promis ce jour-là il me revient toujours à la mémoire ce petit trait de mon enfance : « Mgr Robin évêque de Bayeux, étant venu dîner chez mes parents, me distingua dans le salon, comme la plus petite fille, ‑ j'avais à peine neuf ans ‑ et, au moment de passer dans la salle à manger, il me dit sérieusement : « Ma petite enfant, donnez‑moi le bras et entrons ensemble. » Bien intimidée, je posai ma petite main sur son grand bras, et nous fîmes ainsi notre entrée, aux applaudissements de tous les convives.

Eh bien ! ma Mère, c'est une image de ce que le bon Dieu a fait pour moi: Il a jeté les yeux sur ma petitesse, et, soutenue par Lui pendant la traversée bien longue de mon existence, j'entrerai enfin, à la joie de tous les élus, dans la Salle du festin éternel. »

La Prise de Voile de la novice, qui eut lieu le 26 juin suivant, fut sa première fête sans nuages. Elle avait le coeur dans l'allégresse, elle sentait que ses épreuves avaient été des grâces. « J'aurais répété volontiers avec Job, nous confiait‑elle : « Qui me rendra ce service que le Seigneur, ayant commencé de me détruire, achève de me mettre en poussière ? » Cesparoles m'avaient saisie fortement et elles m'impressionnent encore dans ma vieillesse, où je vois qu'elles ont continué toujours à se réaliser pour moi. »

Notre si vertueuse Soeur Marie des Anges rendit de grands services dans les différents emplois du monastère. Elle était très adroite, aussi bien pour la couture que pour les ouvrages d'art, et la sacristie garde de beaux ornements brodés par elle dans la perfection. Mais, à son entrée, il n'était pas question de broderie. Elle fut chargée d'aider la première infirmière ; et chaque matin, quelque temps qu'il fît, cette jeune fille délicate, habituée à être servie, s'en allait au lavoir nettoyer les draps d'une pauvre Soeur infirme. Pendant toute sa vie d'ailleurs, jusqu'à ces dernières années où elle fut réduite à l'impuissance, partout où il y avait à se dévouer, on la trouvait des premières. Dans les offices où elle eut plus de rapports avec les Soeurs, elle se montrait tout coeur, toute bonté, et s'ingéniait à leur être agréable, à les aider, même à ses dépens. Elle se serait dépossédée de tout pour obliger, pour faire plaisir. En certains cas, elle excéda et fut presque débonnaire. Elle aurait manqué peut‑être aussi de perspicacité.

Ces légères imperfections, jointes à un esprit distrait, la gênèrent quelque peu dans l'exercice des charges de Sous‑Prieure et de Maîtresse des Novices qu'elle remplit l'une et l'autre pendant 16 ans. Toutefois, cette chère Soeur resta constamment l'édification du monastère par sa piété, son abnégation, son esprit de communauté, son coeur si délicat et si sensible qui lui faisait chérir toutes les Soeurs et prendre part, dans une large mesure, à leurs peines comme à leurs joies.

La Bienheureuse Thérèse de l'Enfant‑Jésus avait remarqué ces vertus et ces grandes qualités puisqu'elle estimait sa Maîtresse « une vraie sainte, le type achevé des premières Carmélites ». Cependant les lacunes dont notre bien‑aimée Soeur se rendait compte, lui furent matière continuelle à des humiliations bien méritoires.

A l'office divin, elle donnait une bonne voix, forte et juste, mais traînait souvent sans s'en apercevoir, sur les finales des versets, de sorte que la dernière syllabe tombait seule dans le silence. Au psaume Benedicite de Laudes, c'était plus marquant, à cause du mot répété de Domino, et il nous fallait, presque chaque soir, l'en avertir au moment même. Elle nous recevait alors avec une expression si humble que nous en étions émues. « Merci, ma Mère, nous disait‑elle, je vais faire plus attention.

« Je suis ennuyeuse pour tout le monde, soupirait‑elle ces derniers temps, « ah! je voudrais tant, au moins, être assez humble pour n'avoir pas de peine de mon infériorité, de ma petitesse en tout, et, malgré moi; j'en suis parfois angoissée. »

Chère Soeur, combien son âme s'élevait à son insu, du sein de cette petitesse ! Combien elle était grande devant Dieu !

Elle aimait chaque membre de sa famille, nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, avec une tendresse et une force inexprimables. Mais les épreuves des siens l'attendrissaient-elles au point de la trop préoccuper, ce qui arrivait de temps en temps, nous ne craignions pas de l'en avertir. Et quelle édification pour nous de voir cette vénérable ancienne, près de laquelle nous avions terminé notre noviciat, recevoir nos observations avec l'humilité la plus sincère et la plus complète, s'y conformer, nous demander de ne pas l'épargner, de lui dire toujours la vérité ; puis, souvent, après ces moments pénibles ; nous prendre les mains et les presser avec une affection touchante. L'expression de son visage, alors, était bien celle d'une sainte ; notre « Petite Thérèse » n'avait pas dit là un vain mot.

Nous avons gardé, de cette vraie religieuse; plusieurs billets, tels que ceux‑ci qui révèlent à fond les sentiments de son coeur, si naïvement, si profondément humble :

                                                                                                         30 Mars 1919
« O ma Mère, que je vous remercie de m'avoir fait comprendre mes torts,
« je ne vous en aime que davantage, mais je vois bien qu'avec mon tempérament
« Impressionnable, je ne me corrigerai jamais complètement. Je me console, parce
« que Notre‑Seigneur disait à sainte Gertrude, qu'il laisse des défauts aux âmes pour leur sanctification, pour les humilier. Je pense que c'est là mon histoire et qu'il me faudra mourir avec mon bagage de misères. Je ferai tout pour me corriger, mais si je tombe encore, vous me relèverez, n'est‑ce pas, ma Mère ? Je suis votre « tout petit ».

8 mars 1920.

« ... Du coup, je crois que vous tenez votre vieille colombe à laquelle, pendant

« sa retraite, qui semble bien s'annoncer, vous allez développer, quoique bien tard, les pauvres ailes. Ne faut‑il pas qu'elle prenne tout de bon son vol vers le Coeur de Jésus, au fin fond duquel elle veut se cacher à jamais ?

« Nous avons fait de bonnes affaires ce matin, et nous continuerons la prochaine fois ; il faut que vous me mettiez la peau à l'envers, ou bien que je vous laisse me plumer comme vous le jugerez bon. Je vois bien des choses encore à corriger, je vous dirai cela. Enfin, ma Mère chérie, je m'abandonne à vous comme à Jésus Lui‑même, faites ce qu'IL vous inspirera, et sachez bien que ma tendresse pour vous n'en fera que s'accroître encore. »

Nous avons voulu vous faire connaître la Maîtresse des Novices de notre Bienheureuse avant de la faire paraître comme telle, ma Révérende Mère.

Lorsque Thérèse entra au Monastère, le 9 avril 1888, Soeur Marie des Anges avait été déjà une première fois Sous‑Prieure, ayant Mère Geneviève de Sainte Thérèse comme Prieure, de 1883 à 1886. C'est en octobre de cette dernière année qu'elle fut chargée du noviciat et le garda jusqu'en février 1893. Renommée Sous -Prieure alors, puis réélue encore au bout de trois ans, elle remit son petit troupeau à Mère Marie de Gonzague et le reprit après la mort de notre Ange. Dans l'office de Sous‑Prieure qu'elle exerça encore pendant sept ans, elle eut à ses côtés quatre Prieures différentes. Et dans cette charge, quel respect de l'autorité, quelle obéissance, quelle déférence ne montra‑t‑elle pas toujours envers celles mêmes qui avaient été ses novices, comme Mère Marie‑Ange et nous !

Ainsi que la Bienheureuse le relate dans sa vie, Sceur Marie des Anges était aussi sa première d'emploi à la lingerie et lui apprenait à travailler. Mais en même temps, elle voulait l'initier au travail intérieur de la perfection et, croyant bien faire, lui parlait de Dieu presque continuellement. Ces instructions ne répondaient pas aux attraits de silence de l'enfant, aussi, comme elle le confesse dans son manuscrit : « Son âme ne se dilatait pas », et la pauvre sainte Maîtresse en ignorait la cause.

Bien plus tard cependant, le 2 septembre. 1897, notre Thérèse nous disait dans l'intimité : « Il y avait peut‑être deux ans que j'étais ici, quand le bon Dieu fît cesser mon épreuve, et je pus ouvrir mon âme à Soeur Marie des Anges qui, depuis, me consolait beaucoup. »

Oui, ma Révérende Mère, cette chère Soeur la consola et en fut aussi consolée bien souvent. Elle se sentait portée, en effet, à lui raconter ses propres peines et en recevait lumière et paix. C'étaient deux saintes qui s'encourageaient mutuellement à soutenir avec vaillance les combats du Seigneur, et à se sacrifier entièrement pour sauver des âmes.

En voici le témoignage inclus, en deux mots, au Procès de Béatification : « Avec une exquise charité Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus me consolait, dans bien des difficultés que je rencontrais et qu'elle sentait m'être si pénibles. »

L'humble Maîtresse ne craignait pas non plus de raconter à la petite novice les faiblesses du commencement de sa vie religieuse, afin de l'engager davantage à fuir le danger de l'affection trop humaine.

Vous attendez sans doute encore, ma Révérende Mère, à l'occasion de cette circulaire, quelques traits inédits de la vie de notre Bienheureuse, mais les pages qui peuvent en être révélées sur la terre seront toujours peu nombreuses ; le Procès lui-même tout entier, n'est certainement qu'une seule et bien petite page : « Mon nom est écrit dans le ciel ! » s'exclamaitThérèse enfant, elle aurait pu dire plus tard « J'écris toute ma vie dans le ciel... »

Voici quelques souvenirs cependant, les uns que nous a transmis notre chère Soeur Marie des Anges, les autres qu'elle a déposés aux Procès. Nous lisons dans l'HISTOIRE D'UNE AME : « Un jour, je surpris notre Maîtresse en lui disant : « Je souffre beaucoup, mais je sens que je puis souffrir encore davantage. » Cette parole restait très présente à la mémoire de l'heureuse Maîtresse qui, bien des fois, nous rappela, le coeur ému, les moindres circonstances du moment où elle fut prononcée.

« C'était un soir, pendant le postulat de ma Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Vers la fin du silence, j'entrai dans sa cellule pour essayer de la consoler un peu, car je la savais dans une très grande peine. Elle se disposait à se coucher, je la trouvai en longue chemise de nuit les cheveux dénoués et retombant sur ses épaules. Elle s'assit près de moi sur sa paillasse. Tout à coup, en la voyant si calme et si belle, j'eus l'impression de parler à une sainte, je la contemplai respectueusement. Il venait par sa fenêtre un rayonnement de lune qui illuminait son visage, et elle me faisait penser à ces Vierges du Ciel qui suivent partout l'Agneau sans tache. J'eus peine à retenir mes larmes. Enfin, je lui adressai quelques encouragements, auxquels elle me répondit par la parole que l'on sait. »

Une autre fois, dans une petite fête de Noël, où les novices avaient représenté « Le Rêve de l'Enfant Jésus », Thérèse faisait le rôle de la Sainte Vierge et tenait le Divin Enfant sur ses genoux. Soeur Marie des Anges était sous le charme : « Est-elle idéale et céleste! » disait‑elle tout bas. Et ensuite : « Nous avons vu la Sainte Vierge ! » Il est vrai que cette impression fut unanime, si bien que jamais, après la mort de la Servante de Dieu, la Communauté ne consentit à revoir la scène, ne pouvant accepter d'y contempler la Sainte Vierge sous d'autres traits.

Mais un détail encore rendit particulièrement cher le souvenir de cette récréation pieuse : Vers la fin, un ange s'était approché de Marie, lui chantant plusieurs strophes pour la consoler du rêve douloureux de l'Enfant Jésus et son cantique se terminait par ces lignes qui semblent emprunter aujourd'hui une signification prophétique:
  ...............il est une famille
Que je présente au petit Roi des Cieux
Dans l'avenir, voyez comme elle brille :
Rêvez, Enfant, au Carmel de Lisieux!...

Une pensée de compassion s'attachait pour notre si bonne Soeur à la « retraite de grâces » de sa Novice, en 1891, parce que la Mère Prieure ne permit pas à la pauvre enfant une seule entrevue de surérogation avec le Prédicateur. « Je ne puis me rappeler cela sans avoir le coeur serré, disait‑elle. Notre petite Sainte était seconde sacristine alors, et elle entendait le religieux aller et venir dans la sacristie du dehors, récitant son bréviaire aprèsavoir prévenu la première sacristine, qu'il se mettait à la disposition des Soeurs. Oh ! elle fut héroïque de patience et de silence pendant cette retraite, et moi je souffris beaucoup de ne pas la voir en profiter aussi largement qu'il eût été possible. »

Ce fait nous amène à citer un passage de la Déposition de Soeur Marie des Anges : « La force de la Servante de Dieu fut dans le silence... Elle y travaillait, elle y priait, elle y souffrait ; et, dans les épreuves de sa vie, comme Notre‑Seigneur en sa Passion, elle se taisait. Ne lui enseignait‑Il pas qu'une âme sans silence est une ville sans défense, et que « Celui qui garde le silence garde son âme. »

On retrouve dans cette Déposition, le fait du petit vase brisé, la tentation de la novice confiée et vaincue à la veille du 8 septembre 1890... Et d'abord l'impression de la Maîtresse, quand elle vit, pour la première fois, Thérèse enfant au parloir : « C'était un ange du ciel plutôt qu'une petite fille de la terre. » Plus tard, au jour de son entrée parmi nous, elle remarque « une sorte de majesté et de simplicité à la fois répandues sur toute sa personne », et ce souvenir, ‑ d'ailleurs partagé par toutes celles qui en furent témoins, ‑ resta gravé jusqu'à la fin, dans la mémoire de notre chère Soeur.

Elle déposa de même au Procès, sur des faveurs personnelles obtenues, et que nous trouvons plus détaillées dans un carnet où de nombreuses pages sont intitulées :« Sourires de ma petite Thérèse. » Ce sont des parfums de roses et de violettes se dégageant des reliques qu'elle prépare, c'est un portrait qui s'anime et lui sourit par deux fois, ce sont encore des chants entendus. Mais ces grâces, très marquantes, il est vrai, furent aussi très rares.

Elle raconte longuement l'histoire d'un rhododendron venu de sa chère forêt de Montpinçon, pour s'épanouir dans le préau du Carmel : Il se dessèche, il est presque mort, alors on veut l'arracher et le jeter au feu. : Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus déjà malade, est présente au débat, et prend la défense de l'arbuste, à cause de la Mère Sous‑Prieure qu'elle voit attristée : « Vous faites de la peine à cette pauvre Mère, dit‑elle, laissez‑le. C'est moi qui vais mourir, mais lui revivra. ». Et depuis 27 ans, le rhododendron donne à chaque printemps des fleurs en abondance. Cette année seulement, il recommence à dépérir.

Nous lisons encore dans la Déposition de notre vénérée Soeur : 
« Après la mort d'amour de la Servante de Dieu, elle fut très belle, sans doute, quoique peu ressemblante, exposée à la grille du Choeur, mais cette beauté était « bien pâle, comparée à l'extraordinaire éclat dont elle rayonnait au moment de la levée.du corps, à la porte de l'infirmerie. J'en fus saisie et me demandai si réellement elle était morte. Elle m'apparaissait tellement vivante, que je n'aurais pas été surprise de la voir sourire à son Petit Jésus en passant devant sa statue, au tournant du cloître. Elle avait l'air d'une Vierge martyre étendue sur sa châsse, plutôt que d'une pauvre Carmélite dans son cercueil. »

Revenant sur la mort de Thérèse, dans ces pages documentaires, elle l'appelle avec enthousiasme « l'explosion, au ciel, de l'amour qui consumait son coeur ici‑bas », et compare la pluie de roses à « des gerbes enflammées qui se répandent sur la terre pour raviver l'amour divin au sein de l'Eglise, à une époque où il est si refroidi ». « J'ignorais qu'elle avait écrit sa vie, lisons‑nous plus loin. Lorsque j'en fis la lecture, je fus dans l'admiration.

« Quelque temps après, pendant ma retraite, je pris ce livre pour l'approfondir, et, un jour, en le fermant, ravie de ce que j'avais lu, je me dis toute pensive : « Et je l'ai connue ! et ses soeurs sont encore parmi nous! et elle fait des miracles ! ...« Que c'est donc extraordinaire ! Pourtant je ne puis en douter... Alors, j'eus l'inspiration d'ouvrir le Saint Évangile, et mes yeux tombèrent sur ce passage : « D'où lui viennent toutes ces choses ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée ? et comment de si grandes merveilles se font‑elles par ses mains ? N'est‑ce pas là ce charpentier, fils de Marie ? et ses soeurs ne sont‑elles pas ici au milieu de‑ nous ? »  Elle cite cette parole entendue : « Vraiment, il n'y a qu'en enfer où elle ne soit pas aimée, et imitée. ‑ Je ne crains pas d'ajouter qu'en enfer elle fait la rage et le désespoir des démons. »

Et ses témoignages se terminent ainsi : « Je ne puis mieux comparer la Servante de Dieu qu'au grain de sénevé de l'Évangile, ce plus petit des grains qui, lorsqu'il a crû, est plus grand que toutes les plantes et s'élève comme un arbre, en sorte que les oiseaux du ciel viennent se reposer sur ses branches. « Il en est pour moi encore, de la Servante de Dieu, lorsque je considère ses vertus, ce qu'il en est pour tout oeil qui regarde les étoiles du firmament : plus il contemple, et plus il en découvre. Eh bien! plus je contemple l'âme de Thérèse, plus je lui découvre de vertus et plus je la proclame une sainte. »

Le portrait de notre chère Doyenne serait inachevé, ma Révérende Mère, si nous ne vous parlions un peu de son courage dans les occasions critiques, et aussi de ses distractions. Quelques traits à l'appui vous feront certainement sourire et d'autres vous édifieront.

Soeur Marie des Anges avait admiré un jour, dans un commencement d'incendie, le sang‑froid de sa sainte Novice, mais celle‑ci ne faisait qu'imiter l'intrépide Maîtresse que rien n'effrayait. Un bidon d'essence avait pris feu dans l'emploi des lampes ; notre courageuse Soeur pénétra dans le petit appartement tout rempli de flammes dont elle fut bientôt environnée, et, invoquant la Sainte Vierge, réussit à éteindre le feu, mais non sans se brûler les mains de telle façon, qu'il fallut des semaines de pansements très douloureux pour les guérir.

Un soir après Matines, on entendait du bruit au premier étage de la sacristie, corps de bâtiment tout à fait isolé des dortoirs. Personne n'osait ni se coucher, ni monter pour en vérifier la cause. Seule, Soeur Marie des Anges alla tout explorer, sans manifester la moindre frayeur. A. l'époque de la grande inondation de 1875, notre chère Soeur eut une bien belle occasion de prouver son courage. Permettez‑nous, ma Révérende Mère, de copier dans nos archives la relation de l'événement, malgré sa longueur et les détails qui pourraient s'écarter de notre sujet.

C'est Mère Geneviève de Sainte‑Thérèse qui parle:
« En 1875 la Mère Prieure (Mère Marie de Gonzague) obtint la permission de faire exhausser le mur de clôture qui borde le chemin des Carmélites du côté des prés ; la régularité exigeait cette dépense, c'est pourquoi, comptant sur la divine Providence, elle engagea l'entreprise pour la somme de 3.000 francs. Mais pendant que s'élevait cette construction, il survint une catastrophe qui faillit la renverser à ses débuts.

«Le 7 juillet, à une heure de l' après‑midi, éclata un orage épouvantable avec pluie torrentielle et grondement de tonnerre sourd et continu. Cet orage se prolongea jusqu'à 8 heures du soir. A ce moment, une trombe d'eau d'une violence inouïe, s'abattit dans la vallée, entre Bernay et Lisieux. Comme il y avait quinze jours seulement que la France entière s'était émue du désastre causé par les inondations de Toulouse et des pays environnants, les Lexoviens, en présence du même fléau furent épouvantés. Le Carmel se trouvant à l'entrée de la ville, juste du côté où sévissait le cyclone, fut inondé par le torrent en moins d'un quart d'heure. Des Soeurs qui se hasardèrent jusqu'à la basse‑cour, et même jusqu'à la buanderie plus proche, pour emporter le linge destiné à être lavé le lendemain, faillirent périr et durent tout abandonner. Les Soeurs tourières terrorisées, suppliaient qu'on les fît entrer, et il n'y eut point d'autre moyen pour y parvenir que de desceller une grille de parloir, au premier étage. Elles eurent ensuite de l'eau jusqu'aux genoux en descendant au rez‑de‑chaussée, d'où elles devaient prendre l'escalier pour monter à l'infirmerie. Cependant la chapelle était déjà envahie. Alors, ma Soeur Marie des Anges (jeune professe à cette époque) demanda à passer par la petite grille de communion pour aller sauver le Saint Sacrement. Elle seule pouvait le faire, étant très mince ; mais c'était quand même périlleux et difficile. La Mère Prieure le lui ayant permis, elle réussit à se glisser par l'étroit espace, et alla prendre en tremblant le Saint Ciboire dans le Tabernacle. La Mère Sous‑Prieure, qui était sacristine, le reçut de ses mains et le porta sur l'Autel de la tribune, accompagnée de deux Soeurs tenant des flambeaux. La Communauté se réunit là et y demeura en prières toute la nuit.

« Ailleurs, des Soeurs qui surveillaient s'aperçurent que la force de l'eau avait fait ouvrir tout à coup la grande porte des ouvriers. La Mère Prieure, voulant sauvegarder la clôture, tenta avec une Soeur d'aller la refermer, mais l'eau ayant atteint la hauteur de six pieds et progressant toujours avec un bruit effrayant, elles furent contraintes de se retirer. En face du péril imminent qui menaçait le monastère, la Mère Prieure fit le voeu, en présence de la Communauté qui priait les bras en croix devant le Saint Sacrement, de faire célébrer 15 messes pour les âmes du Purgatoire, elle promit de plus, une neuvaine de communions et de jeûnes dont plusieurs au pain et à l'eau. Il était alors 11 heures du soir. Il y avait deux heures que l'inondation faisait rage. Mais aussitôt prononcé, ce voeu réalisa la promesse de la bonté divine ; «Demandez et vous recevrez. » Ilfut comme une barrière que le fléau respecta, et, à 4 heures du matin, l'eau s'était complètement retirée.

Le danger étant passé, une inquiétude mortelle saisit l'âme de la pauvre Mère Prieure : elle s'imagina que la permission donnée par elle de retirer le Saint Sacrement du Tabernacle, la rendait très coupable. La Soeur Marie des Anges n'était pas moins malheureuse.

Enfin, vers 6 heures, arriva notre Père Supérieur qui, loin de les blâmer, se hâta au contraire de les consoler et de louer l'action qu'elles avaient faite. Il vit avec stupeur tous les dégâts apportés en quelques heures au Couvent : les cloîtres, le réfectoire dépavés, tout le rez‑de‑chaussée rempli d'une vase infecte et le jardin dévasté.

La ville nous procura quelques secours, Mme la Présidente de Mac Mahon donna 1.000 francs. Les aumônes que la communauté recueillit alors, payèrent le mur de clôture et les réparations. Hélas ! l'année suivante, il fallut les recommencer, car cette vase huileuse qui avait baigné les bâtiments laissait une humidité qu'un second pavage ne put même pas combattre.

Pendant l'inondation, le Seigneur avait veillé à la garde du monastère, en permettant qu'un fort tréteau poussé violemment par l'eau vers la grande porteouverte, en fermât les deux battants d'un seulcoup, de sorte que, non seulement nous étions en sûreté du côté des gens du dehors, mais que tous les baquets de la buanderie, et le bois, et le linge, ainsi que toutes sortes d'ustensiles qui suivaient le courant, se trouvèrent bloqués là et ne purent sortir.

« O Providence ! Vous êtes admirable dans les plus petites choses, aussi méritez‑vous toute notre reconnaissance. »

Ce ne fut pas toujours en des circonstances aussi graves que notre chère Soeur se signala... Un jour elle affronta un combat singulier, qui eut Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus pour témoin et dont celle‑ci riait aux larmes.
C'était un 14 juillet. Dans l'après‑midi, quelle surprise au Carmel solitaire, de voir descendre au milieu du préau un gros ballon de forme humaine, ayant l'aspect d'un nain affreux, vêtu d'un costume couleur chair et si ajusté qu'il le faisait paraître nu. Un peu dégonflé, il glissait le long des arcades du cloître. Soeur Marie des Anges passant par là et l'apercevant, le prit pour un objet de sortilège... Animée alors d'une sainte colère, elle s'arma d'un bâton et le frappa à coups redoublés. Mais le hideux personnage, semblant se moquer d'elle, lui répondait par de grandes révérences avec un rire placide qu'elle jugeait satanique, et elle s'écriait : « Jetez‑lui de l'eau bénite ! »
Peu après, on sonna au tour, demandant si le ballon parti de la grande place n'était pas tombé au Carmel. La portière se tira, comme elle put, sans mentir ni raconter non plus le drame qui venait d'avoir lieu !

Nous vous avons dit, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur était aussi distraite que brave. Un jour où nous faisions, avec des cierges en main, notre procession annuelle en l'honneur de l'Enfant Jésus, nous aperçûmes, marchant un peu en arrière de la communauté, cette bonne Doyenne qui tenait, avec grande dévotion, son bâton en l'air, croyant avoir pris un cierge !

Cette tendance à la distraction eut l'avantage de servir plus d'une fois à exercer la vertu de notre Bienheureuse.
En voici un exemple : Soeur Marie des Anges lui avait prescrit de l'avertir chaque fois qu'elle aurait mal à l'estomac. Et la pauvre postulante, qui s'habituait difficilement à la nourriture du Carmel, vint tous les jours courageusement, et la rougeur au front, avouer qu'elle avait mal à l'estomac ! La Maîtresse oublia vite l'ordre donné et finit par trouver au moins étrange ‑ sa novice le voyait bien - cette confession quotidienne qui dura longtemps, car Thérèse ne voulait pas, en rappelant l'injonction, perdre une si belle rose d'obéissance et d'humilité, à effeuiller chaque jour sous les pas de l'Enfant Jésus.  

De son côté, celle qui donnait l'occasion d'un tel mérite, en effeuillait d'aussi belles sans doute, par les humiliations que lui attiraient forcément ses absences. Elle nous disait avoir remarqué et récité toujours avec une particulière ferveur ce verset de Tierce : « Bonum mihi quia humiliasti me. ‑ Il m'est bon, Seigneur, que vous m'ayez humiliée. ‑ » Il arrivait encore que la bonne Maîtresse, après avoir perdu son crayon, ou sa plume, ou n'ayant plus de papier, allait à tout moment s'approvisionner chez sa Novice. Si celle‑ci était présente, avec un petit acte de patience et de charité, tout allait bien ; mais, en son absence, c'était plus délicat. En effet, d'après un commandement de la Mère Prieure, Thérèse ne devait montrer qu'à elle seule sa correspondance avec le R. P. Pichon. Or, Sceur Marie des Anges apercevait‑elle dans l'écritoire une lettre commencée, ou une autre venant du Canada, il en résultait, on le conçoit, malgré sa discrétion qui était grande, une gêne et une peine pour toutes les deux.

Nous vous parlerons maintenant, ma Révérende Mère, de la piété si vive de notre fervente Soeur. Des paroles de la Sainte Écriture l'alimentaient ; elle se les assimilait et s'en souvenait à propos., Elle aimait la prière vocale : on la rencontrait toujours le chapelet à la main. Elle lisait et relisait les ouvrages de certains auteurs mystiques, connaissait particulièrement les révélations de sainte Gertrude, savait par coeur de longues offrandes des mérites de Notre‑Seigneur, qu'elle redisait pendant la Messe. Au besoin même, elle composait des prières selon les circonstances, comme celle‑ci, vers la fin de la guerre :

« O Jésus si votre justice ne peut nous pardonner, veuillez en laisser la gloire à votre miséricorde.

« Par ma Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, faites, pour le salut de la France et du monde entier, un miracle de votre amour miséricordieux qui renouvelle la face de la terre et jette les pécheurs à vos pieds.

« Que votre justice et votre miséricorde se rencontrent et s'embrassent. Que la paix soit enfin signée et la victoire remportée par votre infinie miséricorde. »

Elle rimait facilement. Aux fêtes de ses Mères Prieures, elle composait des couplets pleins de délicatesse où débordaient les sentiments exquis de son coeur si affectueux.

Nous retrouvons d'elle encore de pieux cantiques dont voici quelques fragments :
A JÉSUS au TABERNACLE.
Jésus est là, son abord est facile,
Comme l'aveugle heureux de l'Évangile,
Je puis ici m'écrier avec foi :
« Fils de David, ayez pitié de moi! »
C'est le Jésus de la Chananéenne,
Le Maître aimé de sainte Madeleine,
Compatissant, sévère, tour à tour,
Pour éprouver, affermir mon amour.
DEVANT LA CRÈCHE.
Il est petit ! pourtant, laisse‑le faire,
Dans le chemin, Il saura te guider,
Détruire en toi ce qui peut lui déplaire,
En Souverain, en Maître, commander.
Jésus fera briller sa force en ta faiblesse,
Sa puissance infinie en ton être impuissant,
Sa grandeur, sa bonté, sa splendeur, sa richesse,
Dans ton infirmité, dans ton pauvre néant.

Cependant, notre vénérée Soeur, un peu craintive et timorée, appelait de tous ses voeux une lumière éclatante et apaisante dans sa vie spirituelle, une « retraite de grâces », disait‑elle, pour être simplifiée, débarrassée de scrupules importuns et voguer ensuite, elle aussi, sur l'océan d'une absolue confiance en Dieu. Elle fut exaucée en 1913, quand le R. P. Foch, de la Compagnie de Jésus, nous prêcha les saints exercices. Dans un élan de gratitude, elle écrivit à sa petite élève de jadis, devenue Là‑Haut sa grande Protectrice :

12 Décembre 1913.

MA BIEN‑AIMEE PETITE THÉRÈSE,

« Après avoir prié, supplié le bon Dieu, que cette retraite soit à mon âme « ce que fut, à la vôtre, celle du R. P. Alexis, je suis tellement exaucée, que je viens vous en dire le plus reconnaissant merci de mon coeur.

« A moi, comme à vous, la paix et la joie ont été données, et je puis m'envoler vers le bon Dieu, sur les ailes de la confiance et de l'amour.

« Il m'a été dit : « Le royaume de Dieu est proche de votre âme, vivez de paix, de joie chantez MAGNIFICAT ! ALLELUIA ! HAEC DIES, voici le jour que le Seigneur a fait ! » ma petite Thérèse chérie, ces paroles si magnifiques, toutes d'allégresse, me semblent un rêve ! Est‑ce possible qu'elles soient dites pour moi ? Je suis anéantie sous le poids d'une telle grâce, d'un tel sourire du. Seigneur.

« Oh ! maintenant, je vous donnerai mes oeuvres, mes joies, mes souffrances, chacune des paroles de l'Office divin, mes oraisons, tout, en un mot, faisant tout par amour, pour l'amour, et qu'ainsi, tout en moi vous enrichisse de roses qui réjouiront le Coeur de Jésus, quand vous les effeuillerez sur la terre, pour atteindre beaucoup d'âmes et les sauver. »

Jusqu'à la fin de sa vie, l'influence de cette retraite lui restera comme un phare lumineux qu'elle ne perdit jamais complètement de vue, malgré les tentatives de l'esprit de ténèbres qui cherchait de temps en temps à l'assombrir. La grâce de son Jubilé vint heureusement en raviver la flamme, quelques années plus tard.

Cette fête du 9 avril 1918, anniversaire de l'entrée au Carmel de notre Bienheureuse Thérèse, fut vraiment belle et complète. Entourée d'une famille nombreuse, et si chère, gratifiée d'une bénédiction de S. S. BENOIT XV, de la présence de Mgr Lemonnier, évêque de Bayeux et Lisieux, la bien‑aimée Jubilaire reçut des mains de Sa Grandeur le bâton fleuri et la couronne de roses, puis renouvela ses voeux dans la ferveur de son âme, d'une voix ferme et vibrante qui fut entendue de tous les assistants.

La veille, Monseigneur lui avait écrit ces lignes qu'elle médita avec délices : 

« Notre‑Seigneur disait un jour à ses Apôtres : « Il y a si longtemps que je suis avec vous et vous ne me connaissez pas encore ! » Vous, ma fille, vous direz à Jésus : « Il y a bien longtemps que vous êtes avec moi, et j'ai le bonheur de vous connaître.  Oui, je sais que vous êtes la bonté, vous me l'avez manifesté tous les jours de ma vie, surtout au Carmel... Vous êtes la réparation, et votre coeur offrira à votre Père celle que mon passé rend nécessaire par ma faiblesse. Je vous connais, vous êtes l'amour, et vous aimerez mon âme ici‑bas jusqu'à la fin de mon existence terrestre, et vous l'aimerez au Ciel éternellement. »

Un parent très cher, le R. P. de Chaumontel, Assistant général des Prêtres de Notre‑Dame de Sion, prononça une allocution touchante, dont le passage suivant avait retenu particulièrement l'attention de l'héroïne du jour : « La croix n'a‑t‑elle, pas commencé en vousl'oeuvre de Dieu ? C'est elle qui l'achèvera. Que de fois n'avez‑vous pas dû redire avec Saint François de Sales : « Je vois devant moi des croix de toutes sortes. Je vous salue, petites et grandes croix, intérieures et extérieures, spirituelles et temporelles, je salue et baise votre pied, indigne que je suis de l'honneur de votre ombre. »

La Communauté fêta de toutes manières, avec joie et grande dilection, la Maîtresse des Novices de Thérèse. Combien de fois ce titre lui fut‑il rappelé ce jour-là ! Des Carmels amis, qui la connaissaient par sa correspondance toujours si religieuse et si délicatement fraternelle, ‑ surtout le cher Poitiers, berceau de Lisieux, - avaient rivalisé de zèle affectueux pour la combler. En face de tant de pieuses et belles choses, elle ne savait plus où arrêter les yeux, et son coeur débordait de reconnaissance.

Le lendemain soir, elle se délecta dans une petite récréation intitulée : « LA NIELLE DES BLÉS » ou « La Mission de Thérèse sur la terre », et nous disait depuis : « Quand je lis cela, Thérèse m'instruit et m'éclaire, je ne puis m'en détacher, je vous demande la permission, ma Mère, de garder ces pages jusqu'à ma mort. »

Sur notre désir, elle écrivit les sentiments qui l'avaient animée à l'occasion solennelle de son Jubilé.

« Devant tous les préparatifs qui se faisaient pour fêter mes Noces d'or, et tant d'honneur qui m'attendait, le bon Dieu me fit sentir que tout cela ne s'adressait pas à moi, mais à Lui, pour le remercier de toutes les grâces dont Il m'a comblée dès le sein de ma mère, puisque déjà, par elle, je lui étais consacrée ; et depuis, dans ma plus petite enfance, mon adolescence, ma jeunesse, enfin, dans le monde comme au Carmel. Grâces, surtout, d'humiliations de toutes sortes, me forçant à ne m'estimer qu'un petit rien.

« Je ne saurais exprimer la vue, le sentiment profond de ma bassesse qui me pénétrait jusqu'à la moelle des os ; mais il me semblait que c'était cela même qui me valait le regard du bon Dieu, et m'attirait sa divine miséricorde. Il me semblait aussi voir la Cour céleste se pencher avec étonnement vers moi, si petite et si fêtée en ce jour, et l'entendre louer davantage le seul Auteur de tout bien. J'aurais voulu pouvoir être plus indigente, plus miséreuse encore, pour être plus encore l'objet de l'amour miséricordieux du Seigneur. »

Et le 12 juin suivant : « J'ai pensé qu'avec mon Jubilé, je devais commencer une nouvelle et vraie vie religieuse. Après avoir été tenue éveillée longtemps cette nuit, par une préoccupation trop humaine, j'ai ce matin, à l'oraison et à la sainte Communion, tout abandonné, tout confié à Jésus. À présent, je tâche de ne plus y penser. Est‑ce bien cela, ma Mère, que vous voulez de votre vieille jubilaire ? Oh! vous voyez que la croix me suit ! Ce n'est pas étonnant, car celle que j'ai vue autrefois était si longue, si longue ! »  

La Béatification de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus apporta une suprême et indicible consolation à cette vénérée Soeur, vous le devinez, ma Révérende Mère. Cependant, les infirmités de la vieillesse étaient venues depuis quelques années, et s'étaient accrues pour elle, à cette époque. Vers la fête du Bon Pasteur, en 1920, elle nous les exposait déjà, dans ces lignes imagées et tendrement filiales : « Ayez pitié de votre vieille brebis, ma Mère chérie, qui, toute voûtée, ne sachant plus bêler que de façon à faire fuir, ayant de pauvres vieilles oreilles qui se bouchent de plus en plus, de pauvres jambes qui fléchissent, une tête qui touche bientôt la terre, a toujours un coeur jeune, pour vous chérir avec une tendresse que Jésus seul connaît. Le coeur est tout ce qu'Il me garde et que j'emporterai au Paradis, s'il m'est donné d'y rejoindre ma petite Thérèse dans les bras de laquelle je m'élancerai, avec quelle joie ! 0 ma Mère, je désire bien voir sa Béatification ; mais ce privilège me sera‑t‑il réservé ? Et pourtant, quel serait mon bonheur de fêter la glorification de votre petite fille et la mienne !

« Je suis plutôt à cacher qu'à montrer », nous disait‑elle, au moment de nos fêtes et des entrées des Prélats au Monastère. Notre chère Soeur, en dépit d'une déformation croissante, gardait pourtant quelque chose de noble et une distinction innée. Voyant notre désir, elle se laissait mettre simplement sur le passage de Leurs Éminences et de Leurs Grandeurs, qui s'arrêtaient émues pour la bénir, quand nous leur disions : « C'est la Maîtresse des novices de la Bienheureuse. » Maiselle s'en excusait aussitôt, avec une humilité touchante : : «Je n'ai rien fait, elle n'avait pas besoin de moi. » Et on la sentait si sincère dans son affirmation !

Parfois, cependant, si on ne l'avait pas connue à fond, il y aurait eu lieu de s'étonner peut‑être, en constatant que, parvenue à la vieillesse, le sacrifice était si vif et si grand pour elle, de ne point tout voir et tout entendre des moindres, comme des grands événements de notre vie de communauté.

« Ce me serait un gros sacrifice, nous disait‑elle, la veille d'une fête exceptionnelle, de ne pas entrevoir par un petit coin comment tout se fera demain. » Nous savons que ce n'était point de l'immortification, mais seulement une compréhension à elle de notre vie en commun. Elle voulait en partager toutes les joies, pour se réjouir de tout en Dieu. Son imagination, restée jeune et fraîche, s'exaltait parfois et lui persuadait des choses invraisemblables. Après le départ de S. E. le Cardinal Vico, elle nous fit cette naïve réflexion : « Quelle envie aura le Saint‑Père de venir chez nous, quand le bon cardinal Vico lui aura dit ses impressions de Lisieux ! » Et, avec une candeur enfantine: « Oh ! s'il pouvait, il serait déjà venu, j'en suis sûre. »

Elle s'intéressait encore à tel point au bien général de notre saint Ordre que nous devions lui en dissimuler les épreuves, de peur qu'elle ne s'en rendît malade.

Lorsqu'il a été question d'introduire le chant grégorien dans le Carmel de France, elle ne pouvait croire qu'une pareille innovation fût possible, et pourtant, nulle plus que cette chère Soeur n'était « fille de l'Eglise » et n'estimait la belle musique religieuse. Mais, comme nous avions besoin de son intercession près de Notre‑Seigneur, nous la mîmes davantage au courant de cette affaire, et, depuis, elle ne cessait de prier pour obtenir le maintien du point de Constitutions. Ce fut une de ses dernières joies de se voir exaucée.

Combien elle aurait goûté, par exemple, l'information précieuse que nous communiquait, peu de jours après sa mort, l'un de nos Carmels : « Nous avons appris par un Archimandrite du rite gréco‑slave que notre récitatif sans note découle du chant primitif de l'Église, lequel se conserva chez les anachorètes, si bien qu'au Ve siècle, on l'appelait : le chant du désert. »

Soeur Marie des Anges partageait grandement aussi nos moindres ennuis et préoccupations. Lorsqu'elle apprit la campagne menée contre les portraits de notre sainte, il fallait voir son indignation ! Enfin, avec la prière, elle s'apaisa et nous dit :

« N'y faisons pas attention, ma Mère, c'est la jalousie du démon qui monte ces coups‑là. Et quand même on crierait sur les toits que notre « petite Thérèse » était laide, est‑ce que ça l'empêcherait d'avoir été jolie et de faire du bien ? Moi je trouve qu'on ne pourra jamais la rendre aussi idéale qu'elle était. J'aime encore mieux mon souvenir que toutes ses photographies. »

Quand on lui montra une certaine reproduction manquée de sa novice avec le voile blanc, derrière la Croix du préau, elle s'exclama : « Quelle photographie infidèle ! » Toutefois, après un agrandissement et les retouches nécessaires, elle se déclara si satisfaite de la ressemblance reconstituée, que l'on choisit ce portrait pour les images‑souvenirs de sa Cinquantaine.

             Depuis plusieurs mois, notre vénérable Doyenne se sentait très fatiguée, très faible, et nous répétait sans cesse : « Ah ! je ne verrai pas la Canonisation ! » Sans le lui avouer, nous partagions ses doutes ; mais son bon tempérament, qui lui avait permis de suivre la règle pendant de longues années, nous rassurait. Toutefois, elle, si active à l'ouvrage, dut, peu à peu, abandonner tout travail, même la confection des images et des sachets‑reliques. Son .unique occupation fut dès lors de couper et de gaufrer d'innombrables pétales de roses de toutes couleurs, en vue des fêtes de l'an prochain. Nous verrons longtemps cette bonne Soeur Marie des Anges, avec son bâton et sa boîte de papier, se rendre péniblement à nos récréations, et là, sans perdre un instant, sans presque lever les yeux, y faire sa charmante besogne. Arrivions‑nous en retard, elle voulait absolument se lever, comme les autres, risquant de renverser sa boîte et de jeter sa pluie de roses à la communauté, ce qui arriva d'ailleurs plus d'une fois, et ce n'était que le moindre malheur, car nous avons vu la pauvre chère Soeur tomber elle‑même au milieu de ses pétales !

Sa surdité devint presque complète, et sa tête s'inclina toujours davantage, menaçant de lui faire perdre l'équilibre. C'était une souffrance de la voir marcher, et une édification d'être témoin de son courage. Si on l'avait écoutée, elle se serait levée plus tôt que la communauté, afin de pouvoir faire son oraison, dire son office, se rendre à la messe des malades, et puis sans aucun retard, se mettre à travailler.

Quelquefois, pendant la nuit, croyant avoir entendu la matraque, elle allait entr'ouvrir doucement la porte de la Soeur infirmière, et lui disait.: « On m'oublie, je ne vais pas être prête pour la Messe. »

A la mort de Soeur Marie‑Philomène de Jésus, au début de l'année, elle nous fit cette réflexion : « C'est à mon tour, maintenant. » Et, après avoir lu sa circulaire « Ah! ma Mère, quelle belle âme !... Mais de moi, qu'est‑ce que vous pourrez dire ? Je me demande comment vous ferez ! »

Son âme traversait parfois de dures phases d'agonie, elle avait peur de la mort. Dernièrement, une de ses premières novices, Soeur Marie du Sacré‑Coeur, qu'elle avait toujours particulièrement aimée, fut inspirée de lui répondre, à ce sujet : « Mais, vous ne vous en apercevrez pas ; vous vous trouverez tout à coup devant le bon Dieu, comme un petit enfant qui s'éveille, après un long sommeil. » « Vous croyez ! » reprit Soeur Marie des Anges, avec bonheur.

Le dimanche, 23 novembre, elle avait passé la journée comme de coutume, était venue le soir à la Bénédiction du Saint Sacrement, et même à la récréation où, arrivée des premières, elle engagea conversation avec une postulante :

« Vous plaisez‑vous au Carmel, ma petite Soeur ? lui demanda‑t‑elle agréablement.

-Oh! Oui, ma Soeur, je suis très heureuse, je trouve tout bien et tout beau ici.

- Alors, c'est parfait : « Ce chemin est bon et saint, allez par icelui...»

Le reste du temps elle parla peu, par charité, car il devenait presque impossible de lui répondre à cause de sa surdité, mais elle nous souriait de temps en temps avec affection, et d'un air si paisible et si doux ! A la fin, nous étant absentée et n'ayant pu la bénir, nous allâmes chez elle, pendant le silence. Elle ne s'attendait plus à nous voir et nous répondit par un sourire tout particulier et plein de reconnaissance. Nous lui promîmes de venir le lendemain passer près d'elle un bon moment: « Oh ! merci, ma Mère », nous répondit‑elle, avec élan.

Hélas! nous ne devions plus entendre sa voix ici‑bas.

Le lundi matin, à 6 heures, sa dévouée infirmière la trouva sans connaissance, avec une respiration courte et gênée qui l'effraya. On vint nous prévenir en toute hâte. Nous essayâmes de parler à la chère agonisante, mais elle ne paraissait pas nous comprendre. Pendant ce temps, on prévint Monsieur l'Aumônier, qui accourut et put encore lui donner la grâce de l'Extrême‑Onction. Elle rendit le dernier soupir très doucement, dès que l'Indulgence in articulo mortis lui fut appliquée. Il était 7 heures un quart ; la Communauté psalmodiait les Petites Heures, tandis que le prêtre récitait avec nous et quelques Soeurs présentes, les prières du Manuel.

Cette mort, si prompte, ne nous laisse pourtant qu'un souvenir de paix... Celle qui voulait bien se regarder comme notre fille et nous témoigna tant de confiance nous avait écrit :  

« Je me vois, de plus en plus, une âme dénuée de tout. Puisse, justement, cette indigence m'attirer le regard miséricordieux de Jésus, comme il en a été toujours pour moi ! Puisse cette miséricorde, sous l'aile de ma Thérèse, me couvrir à l'heure de la mort et m'ouvrir le ciel ! »

Et encore : « Notre Bienheureuse m'enthousiasme, sa petite voie me ravit. Oh! qu'elle m'y fasse entrer et persévérer, pour qu'à ma mort, Jésus soit mon Ascenseur, et que je vole tout droit vers Lui, comme notre cher Ange ! »

Nous copions encore ces lignes, dans une lettre écrite la veille de sa mort à l'un des membres de sa famille : « Que Dieu ait pitié de ma misère, et que son nom soit béni de tout, puisqu'il fait tout pour notre bien. »

Quelle autre dernière parole aurait pu glorifier davantage le bon Dieu, et mériter à notre vénérée et très aimée Soeur une entrée triomphale dans la légion des « petites âmes » qui n'ont vécu que d'humilité, d'amour et d'abandon ?

L'inhumation eut lieu le mardi 26 novembre. La Messe de requiem fut chantée par le R. P. de Chaumontel qui donna la dernière absoute, entouré, pouvons‑nous dire, de la famille entière, car les absents étaient là de coeur et chacun garde pour toujours à la sainte belle‑soeur, tante, ou cousine, sa vénération et sa reconnaissance ; sa confiance aussi, dans une intercession devenue plus efficace encore au ciel que sur la terre.

La sépulture de notre regrettée Soeur se trouve tout près de la dernière tombe, si visitée encore, de notre chère Bienheureuse, et où l'on se propose d'ériger bientôt son Apothéose. C'est donc à l'ombre de sa glorieuse Novice que l'humble Maîtresse reposera, désormais, empruntant, pour louer le Seigneur des fruits de sa longue carrière, ces paroles de Thérèse, gravées sur le socle de sa statue. « 0 mon Dieu, vous avez dépassé mon attente, et moi je veux chanter vos miséricordes. »

Veuillez agréer, ma RÉVÉRENDE ET TRÈS HONOREE MÈRE, l'expression de notre religieux et fraternel respect. Notre bien‑aimée Soeur Marie des Anges vous sera très reconnaissante avec nous, si vous voulez bien ajouter aux suffrages déjà demandés l'indulgence des six Pater et une invocation à la Bienheureuse Thérèse de l'Enfant‑Jésus.

Votre humble Soeur et Servante en N.‑S

Sr AGNÈS DE JÉSUS,
r. c. i.
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée‑Conception des Carmélites de Lisieux, le 25 décembre 1924.