Carmel

Circulaire de Soeur Marie de l'Eucharistie

Lire ici une brève analyse de cette circulaire par Claude Langlois

Marie Guérin 1870-1905

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur, qui est venu cueillir en notre monastère une nouvelle fleur pour ses jardins du Ciel, en la personne de notre bien aimée Sœur LOUISE‑HELENE‑MARIE DE L'EUCHARISTIE, âgée de 34 ans, 8 mois ; et de religion, 9 ans, 8 mois.

Elle naquit à Lisieux, d'une famille exceptionnellement chrétienne. Si vous avez lu « l'HISTOIRE D'UNE AME », ma Révérende Mère, vous pourrez facilement vous en convaincre. D'ailleurs, vous le jugerez plus particulièrement au cours de cette circulaire.

Marie avait pour parents l'oncle et la tante si dévoués, si aimés, dont parle Thérèse dans son manuscrit. Elle était la nièce et la filleule de l'admirable père de cette enfant bénie. Elle n'eut qu'une soeur, Jeanne, son ainée, qui l'aima plutôt d'un amour maternel, tant il fut tendre; et un petit frère, un ange, qui vit immédiatement succéder, au premier baiser de sa mère, l'éternel baiser du Seigneur.

Petite enfant, Marie était un vrai lutin, un vif‑argent, comme l'appelait son père. Pour la distraire de ses jeux bruyants, c'eût été peine perdue, il le savait bien, de la prendre comme la petite Thérèse « sur un seul de ses genoux en chantant Barbe‑Bleue d'une voix formidable. » Elle ne rêvait que fendre l'air; mais, oubliant qu'il lui manquait des ailes, elle n'avait aucune conscience du danger, ce qui faisait le désespoir de sa mère.

Chez les Bénédictines de Lisieux, où elle fut pensionnaire, il lui arriva, plus d'une fois, de sérieux accidents. Cette petite semblait croire que les plus épaisses murailles lui donneraient libre passage, et que les arbres du jardin s'écarteraient d'eux‑mêmes, pour la laisser courir.Un peu plus grande, elle se calma cependant, au point de trouver du plaisir à jouer au solitaire; mais, le tragique animait encore les scènes, témoin ces lignes de Thérèse

« Ma petite cousine Marie et moi, nous étions toujours du même avis; nous avions si bien les mêmes goûts que, parfois notre union de volonté passait les bornes. Un soir, en revenant de l'Abbaye, nous voulûmes imiter la modestie des solitaires. Je dis à Marie : « Conduis‑moi, je vais fermer les yeux. » ‑ « Je veux les fermer aussi », me répondit‑elle; et chacune fit sa volonté. Nous marchions sur un trottoir, nous n'avions donc pas à craindre les voitures. Mais, après une agréable promenade de quelques minutes, où les deux étourdies savouraient les délices de marcher sans y voir, elles tombèrent ensemble sur des caisses placées à la porte d'un magasin et les renversèrent du même coup. Aussitôt, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise; mais les aveugles volontaires s'étaient bien relevées toutes seules et marchaient à pas précipités, les yeux grands ouverts et les oreilles aussi, pour entendre les justes reproches de Jeanne qui paraissait aussi fâchée que le marchand ! »

D'une intelligence peu commune, Marie atteignait, comme en se jouant, les premières places de sa classe et remportait tous les prix. Cependant malgré ses succès, l'humble petite fille se croyait l'incapacité même ; aussi, lorsque des pensées d'avenir hantaient sa jeune imagination, seule, une place de servante lui paraissait convenir à ses faibles moyens. Elle voulut donc faire un apprentissage et pendant plusieurs jours, ne quittant plus sa bonne, elle essaya de l'imiter en tout; puis, satisfaite de ses petits résultats, elle crut son avenir assuré.

Marie se prépara comme un ange à sa Première Communion, notant chaque soir, avec fidélité ses défaites et ses victoires. Voici quelques‑unes de ces dernières, dont l'addition, pour un jour, forme un total de 50 sacrifices.
Fait ma prière sans m'appuyer.
Ne pas avoir mis d'eau de Cologne dans mon eau.
M'être fait souffrir en jouant très longtemps des octaves
Avoir dit tout haut une chose pour me faire humilier.
Attendu un moment avant de commencer mon repas.
Pris d'un plat que j'aimais le moins
M'être privée d'un autre que j'aimais beaucoup.
Ne pas avoir mis de tabouret sous mes pieds.
Joué au volant, au lieu de jouer du piano, pour faire plaisir à Jeanne.
M'être privée de mes aises pendant une heure.
Pris une cuiller d'étain au lieu d'une cuiller d'argent.
M'être privée de porter mes petites chaussures découpées.
Attendu que Thérèse ait vu une chose avant de la regarder.
Ne pas avoir bu entre mes repas.
Recommencé une chose que j'avais beaucoup de peine à faire, jusqu'à ce qu'elle fût bien faite, et ne pas m'être impatientée.

Il y avait aussi la préparation plus sérieuse faite par sa bonne maman. Pour en donner une idée, nous transcrivons ici cette touchante prière, que l'on devine avoir été composée pour aider la jeune enfant à se repentir d'une légère faute
«O mon Jésus, hier je vous avais promis d'être bien sage; et, voilà qu'il m'est arrivé de répondre mal à ma bonne ! Oh ! que je suis ingrate ! J'ai donc oublié que cette pauvre fille n'est pas heureuse comme je le suis. Elle est privée de sa mère et de bien des douceurs, obligée de gagner sa vie, tandis que moi, je suis près de ma mère et comblée de toutes sortes de joies. 0 mon aimable Jésus, faites que jamais je ne retombe dans cette faute; aidez‑moi à être polie et douce envers les bonnes. Que je me souvienne qu'elles sont mes égales, et qu'un jour, au Ciel, elles auront, peut‑être, une place bien plus élevée que la mienne. Pardonnez‑moi, Jésus, oubliez mon ingratitude et, pour ma Première Communion, ornez mon âme des vertus qui vous plaisent, surtout de l'humilité. »

Cependant, cette pieuse mère, tout en inspirant à sa fille une vive crainte d'offenser Dieu, ne la voulait pas scrupuleuse, et Marie tomba dans cet excès pour en souffrir cruellement jusqu'à sa dernière maladie ; aussi disait‑elle agréablement : « Thérèse passe son Ciel à faire du bien sur la terre, mais elle s'occupe de tout, elle est universelle... Moi, quand je serai avec. le bon Dieu, je m'occuperai exclusivement des âmes scrupuleuses, ce sera ma spécialité, je passerai mon Ciel à les consoler. »

En attendant, elle profitait de la direction sage et éclairée d'un saint prêtre, dont elle regarda toujours la rencontre providentielle comme une grâce signalée.

Thérèse aussi venait à son aide, et, dès son entrée au Carmel, à quinze ans, lui écrivait des lettres comme celle‑ci :

« Avant de recevoir tes confidences, je pressentais tes angoisses ; mon coeur était uni au tien. Puisque tu as l'humilité de demander des conseils à ta petite Thérèse, elle va te dire ce qu'elle pense : Tu m'as fait beaucoup de peine en laissant tes communions, parce que tu as fait de la peine à Jésus. Il faut que le démon soit bien fin pour tromper ainsi une âme ! Ne sais‑tu pas, ma chérie, que tu lui fais atteindre ainsi le but de ses désirs? Il n'ignore pas, le perfide, qu'il ne peut faire pécher une âme qui désire être toute au bon Dieu; aussi, s'efforce‑t‑il seulement de le lui faire croire. C'est déjà beaucoup ; mais, pour sa rage, ce n'est pas encore assez, il veut autre chose : il veut priver Jésus d'un tabernacle aimé. Ne pouvant entrer lui, dans ce sanctuaire, il veut du moins qu'il demeure vide et sans maître. Hélas ! que deviendra ce pauvre coeur ?... Quand le diable a réussi à éloigner une âme de la communion, il a tout gagné et Jésus pleure !...O ma petite Marie, pense donc que ce doux Jésus est là, dans le Tabernacle, exprès pour toi, pour toi seule, qu'il brûle du désir d'entrer dans ton coeur. N'écoute pas le démon, moque‑toi de lui, et va sans crainte recevoir le Jésus de la paix et de l'amour. Mais, je t'entends dire : Thérèse pense cela, parce qu'elle ne sait pas mes misères... Si, elle sait bien, elle devine tout, elle t'assure que tu peux aller sans crainte recevoir ton seul Ami véritable. Elle a aussi passé par le martyre du scrupule, mais Jésus lui a fait la grâce de communier toujours, alors même qu'elle pensait avoir commis de grands péchés. Eh bien, je t'assure qu'elle a reconnu que c'était le seul moyen de se débarrasser du démon; s'il voit qu'il perd son temps, il nous laisse tranquille. Non, il est impossible qu'un coeur dont l'unique repos est de contempler le Tabernacle, ‑ et c'est le tien, me dis‑tu ‑ offense Notre‑Seigneur au point de ne pouvoir le recevoir. Ce qui offense Jésus, ce qui le blesse au Coeur, c'est le manque de confiance.

Prie bien, afin que tes plus belles années ne se passent pas en craintes chimériques. Nous n'avons que les courts instants de la vie à dépenser pour la gloire de Dieu, le diable le sait bien ; c'est pour cela qu'il essaie de nous les faire consumer en travaux inutiles. Petite soeur chérie, communie souvent, bien souvent, voilà le seul remède si tu veux guérir. »

Aux épreuves intérieures de Marie s'en ajoutaient d'autres, non moins pénibles. La maladie vint, de bonne heure, jeter une note d'exil dans sa vie, d'ailleurs si joyeuse, et lui faire comprendre que la croix serait toujours son partage ici‑bas. Là encore, Thérèse se faisait sa consolatrice, et l'égayait par des mots pleins d'esprit. Avant une retraite de la Pentecôte, elle lui écrivait : « Je vais bien prier le Saint‑Esprit pour toi... Il a fait un grave oubli, le jour de ta Confirmation : Il t'a donné tous ses dons, excepté celui de Force. »

Malgré ces difficultés, Marie devenait le type de la jeune fille aimable et sérieuse, d'un abord un peu froid peut‑être, mais dont les qualités étaient d'autant plus appréciables qu'elle semblait les ignorer totalement.

Tout à fait musicienne, douée d'une voix des plus mélodieuses et des plus sympathiques, jamais elle ne s'en prévalut ; au contraire, on eût dit que son rôle était exclusivement de s'effacer pour laisser briller les autres, tandis que son exquise modestie donnait, à son insu, un charme de plus à ses avantages naturels.

Très simple dans sa piété, elle prenait à tout un innocent plaisir, excepté aux vanités du monde. Même à l'occasion du mariage de sa soeur, elle ne se revêtit, qu'avec une sorte d'indifférence, de la jolie toilette qui lui était préparée, et s'abstint, ce jour‑là, de jeter un seul regard sur le miroir.

Elle préférait les distractions champêtres à toutes les fêtes mondaines. A la maison de campagne de ses parents, gracieux nid d'aigle bâti sur le sommet d'une colline boisée, entouré d'un parc immense, Marie, avec sa soeur et Céline, qui vint fermer là les yeux de son père, ne se lassait pas d'admirer la belle nature, et la poésie de Thérèse : « Ce que j'aimais » put seule traduire ses sentiments d'alors.Cette douce et timide jeune fille n'était donc pas indifférente ; sous une extrême réserve,elle cachait un coeur des plus sensibles. Sensible, il le fut à l'affection de tous les membres de sa famille, à leurs joies comme à leurs douleurs; surtout, il le devenait chaque jour davantage aux touches secrètes de la grâce, à cet appel mystérieux qui, depuis sa Première Communion, la pressait doucement de se donner à Jésus. Mais la pensée de son indignité arrêtait bien quelque peu ses élans, et Thérèse se trouva en droit de lui adresser ces gracieux reproches :

« Tu me fais l'effet d'une petite villageoise, qu'un roi puissant demanderait en mariage et qui n'oserait accepter, sous prétexte qu'elle n'est pas assez riche, qu'elle est étrangère aux usages de la cour. Mais son royal fiancé ne connait‑il pas mieux qu'elle sa pauvreté et son ignorance ? Marie, si tu n'es rien, oublies‑tu que Jésus est tout ? Tu n'as qu'à perdre ton petit rien dans son infini tout et à ne plus penser qu'à ce tout uniquement aimable Tu voudrais voir, me dis‑tu, le fruit de tes eflorts ? C'est justement ce que Jésus veut te cacher. Il se plait à regarder tout seul ces petits fruits de vertu que nous lui offrons et qui le consolent.

Tu te trompes, ma chérie, si tu crois que ta Thérèse marche avec ardeur dans le chemin du sacrifice : elle est faible, bien faible, et, chaque jour, elle en fait une nouvelle et salutaire expérience. Mais, Jésus se plait à lui communiquer la science de « se glorifier de ses infirmités. » C'est une grande grâce que celle‑là, et je le prie de te la donner, car dans ce sentiment se trouvent la paix et le repos du coeur. Quand on se voit si misérable, on ne veut plus se considérer; on regarde seulement l'unique Bien‑Aimé.

Tu me demandes un moyen pour arriver à la perfection. Je n'en connais qu'un seul : l'amour. Aimons, puisque notre coeur n'est fait que pour cela. Parfois, je cherche un autre mot pour exprimer l'amour; mais sur la terre d'exil « la parole qui commence et finit » est bien impuissante à rendre les vibrations de l'âme il faut donc s'en tenir à ce mot unique et simple : Aimer.

Mais, à qui notre pauvre coeur prodiguera‑t‑il l'amour ? Qui donc sera assez grand pour recevoir ses trésors ? Un être humain saura‑t‑il les comprendre ? et surtout, pourra‑t‑il les rendre ? Marie, il n'existe qu'un Etre pour comprendre l'amour : c'est notre Jésus; Lui seul peut nous rendre infiniment plus que nous ne lui donnerons jamais. »

Afin d'être aimée autant qu'elle aimait, afin de livrer son coeur à ce Jésus « qui seul rend infiniment plus que nous ne lui donnons », Marie prit une résolution définitive : elle quitterait le monde.

Mais, à quelle famille religieuse unirait‑elle sa vie ? Cette lumière lui fut donnée le jour de la Prise de voile de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus pendant la cérémonie de prostration ; et cinq ans après, le 15 août 1895, les portes de notre monastère s'ouvraient pour recevoir cette nouvelle colombe, sous le beau nom de MARIE DE L'EUCHARISTIE.

Ses généreux parents .la conduisirent eux‑mêmes jusqu'au seuil du cloître. De nouveau, ce jour‑là, Thérèse aurait pu dire que « ce spectacle était digne des anges » ; car, véritablement, il le fut.
« Ah ! ma chère enfant, lui écrivait son père, quel honneur Dieu te fait ! Mais combien il est encore plus grand pour nous! Nous pouvons maintenant mourir, puisque nous laissons après nous une lampe ardente qui ne cessera jamais de brûler devant la divine. Eucharistie. Que le Dieu de toute bonté, qui a daigné bénir si manifestement ma famille, soit aimé et glorifié dans les siècles des siècles ! »

A. ces accents de foi, sa vertueuse mère, qui bientôt après devait faire la mort la plus sainte, ajoutait aussi les siens :
« Quelle belle vie sera la tienne, ma petite Marie, si tu veux rester obéissante et humble ! Je ne demande pour toi que cette grâce au Seigneur. L'humilité, la soumission parfaite, c'étaient les vertus préférées de la Vierge Marie. Oh ! que j'aime ces paroles qu'elle dit à l'Ange: « Je suis la servante du Seigneur! » Je les répète avec bonheur, pour toi, ma chérie, pour moi, pour tous les nôtres...

Et le soir de la profession de sa fille, 25 mars 1897, elle écrivait encore : « Je souhaite avec ardeur que le dernier jour de ma chère enfant, sur cette pauvre terre, soit aussi rempli de l'amour de Dieu que celui de sa profession. Ces souhaits d'un père et d'une mère si profondément chrétiens furent pleinement exaucés.

Oui, ma Révérende Mère, Soeur Marie de l'Eucharistie se montra vraiment, au milieu de nous, comme une lampe ardente alimentée sans cesse par l'huile de la souffrance, et sa dernière lueur nous parut aussi pure, aussi brillante que sa première flamme, alors que, par ses saints Voeux, elle s'allumait solennellement devant l'autel du Seigneur.

Thérèse de l'Enfant Jésus exprima d'ailleurs toute sa vie, dans ces vers qu'elle lui fit chanter, le soir même de son entrée :
                                       « O Jésus, en ce jour, tu combles tous mes voeux!
                                         Je pourrai désormais, près de l'Eucharistie,
                                        M'immoler en silence, attendre en paix les cieux.
                                         M'exposant aux rayons de la divine Hostie,
                                       A ce foyer d'amour, je me consumerai;
                                         Et comme un séraphin, Seigneur, je t'aimerai.

« S'ïmmoler en silence, attendre en paix les cieux », dans l'humilité, l'obéissance, la simplicité : telle fut la vie religieuse de notre chère enfant. Elle suivit en cela les pieux conseils de sa mère et de sa jeune maîtresse des novices; elle les suivit si joyeusement que Thérèse pouvait écrire : « C'est une grande consolation pour moi, la vieille doyenne du noviciat, de voir tant de gaieté entourer mes derniers jours; cela me rajeunit, et, malgré mes huit ans de vie religieuse, la gravité me fait souvent défaut en présence de cette gentille novice qui réjouit toute la communauté. Sa belle voix fait notre bonheur et le charme de nos fêtes intimes ; mais, ce qui me réjouit bien plus que les talents de notre cher ange, c'est qu'elle possède toutes les qualités désirables pour devenir une sainte. »

Elle ajoute encore, pour la consolation de sa cousine Jeanne à qui cette lettre était adressée : « Il est bien grand, ma chère Jeanne, le sacrifice que Dieu t'a demandé ; mais, rappelle‑toi qu'il a promis le centuple à celui qui, pour son amour, aura quitté son père, ou sa mère, ou sa soeur. Eh bien, puisque tu n'as pas hésité, pour l'amour de Jésus, à te séparer d'une soeur, chérie au-delà de tout ce qu'on peut dire, il se trouve obligé de tenir sa promesse. Je sais qu'ordinairement, ces paroles sont appliquées aux âmes religieuses ; cependant, je sens au fond de mon coeur qu'elles ont été prononcées aussi pour les généreux parents qui font à Dieu le sacrifice d'enfants plus chers qu'eux‑mêmes.

Thérèse parle, ma Révérende Mère, de la gaîté de « sa gentille novice qui. réjouit, dit‑elle, toute la communauté. » Nous transcrivons ici une de ses dernières compositions récréatives qui vous donnera l'idée de son genre d'esprit, à la fois ingénieux et charmant :

LA VERTU
Carrosse royal d'une Epouse de Jésus‑Christ conduisant au sommet de la Perfection
par la Route du Renoncement.
             Ce Carrosse est attelé de deux Chevaux : Joie et Générosité.
             Ils ont aux pieds quatre fers pour les protéger contre les inégalités de la route.
             Les Fers de Joie sont : L'Amour des souffrances, l'Amour des humiliations,
             l'Amour des mépris, l'Amour de l'oubli.
             Les Fers de Générosité sont : Le Zèle, la Persévérance, la Patience, la Mortification
             Les chevaux ont un Harnais : Les bonnes Résolutions.
             Un Collier : La Soumission.
             Un Mors : La Docilité.
             Des Oeillères : L'Esprit de Foi, la Pureté d'Intention.
             Ils sont attelés au Timon : Le Courage.
             Conduits par le Cocher : L'Amour.
             Revêtu de sa Livrée : Pauvreté, Chasteté, Obéissance.
             Assis sur le Strapontin : Le Sacriflce.
             Il tient en mains les Rênes : La Grâce, la Règle.
             Et le Fouet : La Pénitence.
             Tout près de lui se trouve la Mécanique pour serrer le Frein: La Crainte.
             A sa gauche se tient le Laquais : La Charité.
             Revêtu de sa Livrée : La Bonté.
             Le Carrosse est soutenu par deux Essieus : La Régularité, la Résignation.
             Autour du premier Essieu tournent les deux petites Roues : La Fidélité, la Ferveur.
             Autour du second Essieu tournent les deux, grandes Roues : L'Abandon, la Confiance.
             Le Carrosse a pour Ressorts : La Douceur, la Condescendance, le bon Caractère,
             Pour Lanternes : Les Directions spirituelles.
             Il est capitonné d'une étoffe céleste : La Piété.
             Il a deux Portières : La Pureté du coeur, le Recueillement.
             Qui ont pour Glaces : L'Oraison, la Simplicité.
             Pour Marchepieds : Le Détachement, la Mort à soi‑même.
             Dans le Carrosse il y a un Coussin de repos : La Paix.
             Un Tapis : L'Humilité.
             Il a pour Plafond : Le Désir du Ciel.
             A l'arrière du Carrosse se tient le Groom : La Vigilance.
             Revêtu de sa Livrée : L'Austérité.
             Assis sur le Strapontin: La Prière.
             Le Carrosse est précédé par un Ange : Thérèse de l'Enfant‑Jésus.

AVIS
1° Pour prendre place dans ce Carrosse, il faut un Billet : La bonne Volonté. Si l'on vient à le perdre dans la nuit du Découragement, on ne peut le retrouver que grâce à la lumière des Lanternes.
2° 1l ne faut pas trop serrer le Frein, ou le Carrosse ne marche plus, malgré les efforts des Chevaux.
3° Il ne faut pas s'effrayer si, parfois, les Chevaux sont ombrageux et prennent une pierre pour une montagne.
4° Il peut arriver du dérangement dans le service ; par exemple le Cocher s'endort; le Groom oub1ie de remplir sa fonction ; une roue peut manquer, etc.

Pour remédier à tous ces accidents, le divin Maître du Carrosse vient, chaque matin, visiter l'équipage, réparer les dégâts; il réveille le Cocher de son assoupissement, redonne au Groom l'énergie nécessaire pour remplir son devoir, et met de l'huile dans les Rouages par la douceur de ses consolations.

Arrivé au Sommet de la Perfection, le Carrosse est enlevé, comme le Char d'Elie, dans un tourbillon de feu : l'Amour miséricordieux .....et les Portes du Ciel s'ouvrent devant lui.

Avant d'être emportée dans ce « Char d'Elie », ma Révérende Mère, notre chère petite soeur devait rencontrer sur sa route bien des aspérités.

Deux ans après sa profession, elle tomba malade, et dans l'impossibilité de suivre entièrement notre sainte Règle. Une de nos Soeurs, croyant la consoler, lui dit de ne pas se faire trop de peine, parce que la communauté la considérait comme bienfaitrice.

Cette parole la jeta dans un grand trouble qu'elle nous confia, seulement après que Notre‑Seigneur l'eut entièrement consolée. « Ma Mère, nous dit‑elle, je veux bien être la petite bienfaitrice de la communauté en attirant sur elle, par mes vertus tous les bienfaits du Ciel ; mais je ne veux pas l'être pour avoir le droit de manquer à l'obéissance, à la pauvreté, à la mortification. Si je ne suis pas la Règle, je préfère en avoir l'humiliation comme si je n'avais rien apporté au monastère. »

Notre chère enfant se montra fidèle à ses résolutions. Elle pratiqua l'obéissance, au point de n'avoir jamais manqué une seule fois – elle nous en fit l'aveu quelques jours avant sa mort – d'observer non seulement les ordres de ses Mères Prieures, mais encore leurs moindres recommandations. Cette exactitude était vraiment admirable.

Dans les emplois qui lui furent confiés, particulièrement, celui de provisoire, elle se fit constamment remarquer par sa mortification et son esprit de pauvreté. Souvent, nos Soeurs du voile blanc lui enlevaient des restes de poisson ou de légumes, dont elle faisait sa portion, et qu'elle n'aurait voulu servir à personne et cependant, il lui fallait subir le régime du lait, plusieurs mois chaque année.

Lorsqu'elle commençait à se remettre de ces états muqueux, si pénibles par leur ténacité et la faiblesse qu'ils occasionnent, sa famille lui envoyait de petites douceurs. Bien qu'elle les partageât avec les autres malades, et que le manque d'appétit les lui fit souvent laisser, cela l'inquiétait, l'attristait même : « Ma Mère, nous disait-elle, je ne suis pas soignée comme une petite pauvre. Oh! que j'en ai de peine !» Et nous devinions qu'elle se dédommageait ensuite, par certaines mortifications bien méritoires et connues de Dieu seul. Chère enfant ! Tout fut largement compensé d'ailleurs par les souffrances, héroïquement supportées, de sa longue et dernière maladie.

Elle dévoile encore son esprit de pauvreté dans cette lettre adressée à son père : « Je t'écris sur la première feuille blanche qui m'est tombée sous la main; et, je suis sûre que ce misérable chiffon de papier aura plus de prix, à tes yeux, que les belles missives des grandes dames, toutes parfumées et marquées d'un blason.

Mon blason à moi, il est trop beau, trop céleste pour être vu sur la terre; et cependant, je le mets au coin de chacune de mes lettres, mais beaucoup ne le comprennent pas ou le regardent avec indifférence. Une croix et le nom de Jésus, voilà mon blason ! voilà ce qui ravit mon coeur et celui de mon cher petit père!

Oui, la pauvreté a pour moi un attrait spécial; j'aime à la pratiquer en tout, et le bon Dieu vient me servir lui‑même quand je manque de quelque chose. Ainsi je te confie qu'à mon entrée, une de nos Soeurs m'a donné une pelote d'épingles. Depuis longtemps cette pelote est dégarnie, et je n'aurais qu'une permission à demander pour la garnir de nouveau; mais, je préfère mendier aux unes et aux autres, et bien mieux encore, attendre mes épingles du bon Dieu. Quand je n'en ai plus une seule, je commence par m'adresser à Lui, et, presque aussitôt, j'en trouve sous mes pas.

J'use de ces petits moyens, pour me rendre agréable à Jésus. La pensée de devenir sainte, ne me quitte pas, ce serait vraiment. bien triste de voir une enfant de famille si sainte la déshonorer. »

Notre chère enfant, il est vrai, n'avait pas d'autre pensée. Jamais le souvenir du monde ne lui inspira de regret. Au contact de sa belle âme, son père lui-même s'élevait jusqu'à ce détachement absolu des choses d'ici‑bas.

« J'ai. pensé ce matin, lui écrivait‑il, que mon Benjamin sentirait peut‑être un petit déchirement en nous voyant partir pour cet Eden, où elle fut si heureuse autrefois, et qu'elle ne verra plus jamais. Moi‑même j'éprouvais un serrement de coeur. Ah 1 j'étais si joyeux quand je voyais mes deux petites filles, Céline et Marie, papillonner sous les grandes allées ombreuses ! Ton absence, ma chérie, te rend plus présente encore à mon souvenir. Ce n'est pas du regret... Depuis longtemps, Dieu a cautérisé la blessure; non, c'est plutôt un bonheur calme et suave et une sorte d'orgueil qui accompagnent ton image toujours présente à mes yeux. Je le sais, après avoir eu le courage de fouler aux pieds tout le confortable et les satisfactions de l'existence dont tu étais entourée, tu goûtes aujourd'hui bien d'autres joies inconnues au monde. Ces joies, je le devine, ressemblent à ces breuvages amers au goût, mais qui laissent ensuite une saveur délicieuse.

J'ai pensé encore, ma chère enfant, que ton divin Epoux te promène avec amour dans un parc bien plus beau, bien plus captivant que le nôtre; que chaque jour il te découvre des horizons nouveaux, des fleurs enchanteresses qu'il faut, sans doute, cueillir au milieu des épines, mais qui te rendent mille fois plus heureuse que les fleurs éphémères d'ici‑bas.

Après ces réflexions, j'ai été consolé, car j'ai vu que tu avais échangé des joies périssables contre un bonheur sans fin, et que les grâces divines faisaient fuir les regrets qui, de temps à autre, pouvaient surgir de ton coeur en face des mirages de ta vie passée.

Quand je songe à tout cela, je comprends la souffrance extrême des parents qui, n'ayant pas la foi, voient leurs enfants bien‑aimés s'ensevelir dans les cloîtres. Il me semble que leur affection doit s'émousser et même s'éteindre, tandis que la nôtre s'est accrue en devenant plus pure. Elle s'est aussi doublée de reconnaissance pour Celui qui a choisi notre enfant, et pour cette enfant elle‑même, maintenant l'avocate et la protectrice de toute sa famille.”

Le divin Epoux de Soeur Marie de l'Eucharistie la promenait, en effet, dans un domaine incomparable. Elle écrit à la fin d'une retraite : « Une retraite au Carmel, mon cher petit père, peut se comparer aux vacances dans le monde. Pendant les vacances on voyage, on se repose : j'ai fait tout cela. J'ai voyagé dans les contrées du ciel, et j'y ai vu de si belles choses que j'ai dû me reposer pour en savourer les délices. Entre mes oraisons je coupais des pains d'autel, près de l'infirmerie d'où notre ange Thérèse est partie pour le Ciel. Tout me portait donc en haut et pendant les récréations, je chantais de toutes mes forces, en compagnie d'un grand nombre de petits oiseaux qui chantaient avec moi. Au loin, j'entendais un merle dont le sifflet ne faisait pas mal dans le concert. Plus j'élevais la voix, plus ils montaient, eux aussi. Mais, le plus curieux, c'est que tous se taisaient en même temps que moi et ne recommençaient pas avant moi. J'en demeurais aussi étonnée que ravie.

Ecoute, mon cher petit père, puisque, pour le bon Dieu, tu t'es privé d'entendre les roulades de ton petit oiseau, je pense qu'au Ciel tu jouiras d'autant plus, en écoutant ta fille chérie moduler le cantique nouveau, le cantique des vierges. En attendant, je ne puis assez chanter, sur la terre, la grâce inestimable d'être l'épouse d'un Dieu. Non, le beau jour de ma profession n'est pas passé ; il ne passera jamais, car c'est un jour éternel dont l'aurore était hier. »

Vous nous pardonnerez ces nombreuses citations, ma Révérende Mère; mais, il nous semblait que ces rapports intimes de parents si chrétiens avec leur fille carmélite, vous édifieraient comme ils nous ont édifiées nous‑mêmes. Le parfum qui se dégage de cette correspondance est d'ailleurs si rare, que nous n'avons pas hésité à dépasser les bornes d'une circulaire pour vous le faire respirer avec nous.

Si notre chère enfant remplissait les airs de sa belle et douce voix, elle remplissait d'abord, de ses accents pieux, les voûtes de notre humble chapelle. La récitation de l'Office divin, nous disait‑elle, a été toute ma consolation. Je puis bien avouer qu'avec la grâce du bon Dieu, je m'en suis toujours acquittée avec le plus de ferveur possible, sans jamais compter avec la fatigue. »

Quelle joie ne nous donnait pas à nous‑mêmes cette ferveur constante ! Avec quelle satisfaction nous l'entendions chanter, chaque année, soit une leçon aux offices de la Semaine Sainte, soit encore le martyrologe de nos grandes fêtes ! Sa voix prenait des vibrations délicieuses où se dévoilaient tous les sentiments de son âme, où s'exprimait tout le mystère du jour. La veille de Noël, particulièrement, nous ne pouvions retenir nos larmes, lorsque cette voix d'ange, montant, semblait-il jusqu'aux cieux, pour en faire descendre le divin Messie, entonnait ces simples paroles :
IN BETHLEEM JUDA... NATIVITAS DOMINI NOSTRI JESU CHRISTI.

Notre bien‑aimée fille, nous l'avons dit plus haut, avait aussi le don de charmer, par des compositions pleines d'esprit et d'à‑propos, nos petites fêtes de famille.

Mais à tout cela, comme à la vie régulière, comme à la récitation du saint Office, il fallut dire adieu, à la fin de juillet 1903. Alors, elle ne chanta plus qu'à de rares intervalles. Mais sa lyre pourtant ne resta pas suspendue. Au Calvaire, près de son Epoux crucifié, demeurait-elle donc sur une terre étrangère, pour ne plus chanter les cantiques du Seigneur? Non, car elle appela elle‑même ces longs mois de souffrance, les plus beaux, les plus heureux de sa vie.

C'est donc à cette époque, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur Marie de l'Eucharistie fut prise d'une petite toux qui nous inquiéta par sa persistance. Cette inquiétude n'était pas sans fondement ; on découvrit bientôt les symptômes de la phtisie. Rien ne put enrayer le mal ; et les plus énergiques traitements ne servirent qu'à prolonger le martyre de notre pauvre enfant. Sans doute, Dieu le voulait ainsi, pour embellir davantage sa couronne immortelle. Un moment, il est vrai, on eut un réel espoir ; mais il ne tarda pas à s'évanouir sans retour.

Pendant cette sorte d'accalmie, au commencement d'août de l'année dernière., nous nous préparions à faire, autour de nos cloîtres et de nos jardins, une procession, en l'honneur de l'Enfant Jésus, à laquelle nous nous engageâmes il y a quatre ans, pour obtenir du divin Petit‑Grand la grâce de rester dans notre clôture bénie.

« Ma Mère, nous dit notre chère malade, je ne puis suivre nos Soeurs, mais je puis encore chanter au passage de l'Enfant Jésus. Je voudrais lui redire que je suis sa petite victime. ‑» Elle chanta alors, d'une voix affaiblie, mais toujours céleste, une cantate, dont voici le refrain et le premier couplet: 
C'est moi ta petite victime
Quelle douceur, ô mon Jésus !
Je veux l'être de plus en plus
Ce désir fait ma joie intime.
Ah ! qu'une sainte indifférence
Me livre à ton divin plaisir
Je veux bien guérir ou mourir
Donne‑moi, de l'enfant, la belle insouciance.

Quelques mois encore et la petite victime de l'Enfant Jésus allait être immolée pour revivre dans les Cieux, près de l'Agneau divin.

Au commencement de cette année, elle eut plusieurs hémorragies si violentes et si rapprochées, que le docteur nous conseilla de lui faire administrer les derniers sacrements. Elle les reçut dans les dispositions les plus saintes, le dimanche 15 janvier, fête du saint Nom de Jésus. . Mais, l'heure du repos éternel n'avait pas sonné ; il restait à brûler, dans la lampe ardente de Jésus, quelques gouttes d'huile, les plus pures. « La souffrance allait mettre un feu nouveau, purifiant, dans l'encensoir de son coeur pour en consumer les derniers grains d'encens. » ‑ Cette pensée de notre pieux Aumônier l'avait ravie.

Le 25 mars, anniversaire de sa Profession, elle reçut, pour la dernière fois ici‑bas, le feu divin de l'Hostie sainte, dans cet encensoir de choix.

Ce matin‑là, selon son désir, nous avions orné son crucifix de fleurs; et des pétales de camélias jonchaient le lit, ou, pour mieux dire, la croix de la petite épouse‑victime.

L'après‑midi elle souffrait beaucoup et, comme nous nous disposions à la quitter pour aller passer quelques minutes devant le Saint Sacrement, elle nous dit : « 0 ma Mère bien‑aimée, je vous en conjure, demandez à Notre‑Seigneur qu'il se souvienne de tous les instants que j'ai passés, avec un si grand bonheur, à l'adorer, à le contempler dans l'Hostie; je suis sa petite hostie à Lui, suppliez‑le de me regarder à son tour. »

OUI Jésus la regardait, sa petite hostie! Mais, de même qu'autrefois, fascinée par les charmes de la divine Hostie, elle l'avait contemplée dans une adoration muette, de même aussi Jésus, fasciné par les vertus de son épouse fidèle, la contemplait dans un amoureux silence.

Rarement il lui faisait goûter ses ineffables consolations.« Jésus a été ma force toute ma vie, répétait‑elle, mais il ne me gâte pas toujours.. 0 ma Mère, venez souvent me voir, je vous en prie. J'ai besoin d'étre encouragée. Quand vous êtes près de moi, je suis si heureuse que je ne souffre plus. »

Elle accueillait aussi avec joie et reconnaissance les visites de nos dévoués Supérieurs, et gardait surtout le meilleur souvenir d'un entretien avec notre saint évêque, Mgr Amette : « Oh! que Monseigneur est paternel ! nous dit‑elle ensuite. Il a quelque chose de la bonté du bon Dieu. Je lui ai avoué que je ne pouvais me réjouir du Ciel, parce qu'il m'était impossible de me faire une idée du bonheur des élus. Il m'a assuré que personne n'a jamais compris sur la terre ce bonheur que le coeur de l'homme n'a pas goûté; il m'a promis qu'au sortir de cette vie, j'aurais d'autant plus de capacité pour jouir que j'en avais eu pour souffrir ici‑bas. »

« Ah! ma Mère poursuivit‑elle, j'aurai donc une belle place au Ciel, car, vraiment, j'ai beaucoup souffert sur la terre! Je ne sais pas si j'ai bien souffert, je sais seulement que la paix la plus grande règne au fond de mon àme. Il me semble que Thérèse me communique ses sentiments, et que j'ai son même abandon. Oh si je pouvais comme elle mourir d'amour! Ce ne serait pas étonnant, puisque je suis entrée dans la LEGION DES PETITES VICTIMES qu'elle a demandées au bon Dieu. Ma Mère, pendant mon agonie, si vous voyez que la souffrance m'empêche de faire des actes d'amour, je vous en conjure, rappelez‑moi mon désir :
Je veux mourir en disant à Jésus que je l'aime. »

Vers la fin de mars, l'état de notre chère enfant se compliqua de tels vomissements que la mort devint imminente.. Les dernières nuits furent particulièrement pénibles. Enfin, le vendredi matin, 14 avril, fête de Notre‑Dame des Sept Douleurs, elle entra en agonie.

Nous le fîmes savoir immédiatement à son père, qui lui écrivit ces lignes touchantes :

"14 avril 1905.

MON BIEN‑AIMÉ PETIT ANGE,

Je te bénis et je te remercie de tout le bonheur que tu m'as donné... Ne crains pas de m'attrister; j'ai communié ce matin : Notre‑Seigneur m'a fortifié, et je t'ai donné mon dernier baiser sur son Coeur adorable. Que Marie, Mère des douleurs te prenne entre ses bras et te retire de cette misérable vie ! Que Jésus te donne enfin la récompense qu'il t'a préparée dans les cieux, et qu'il paie, par des joies ineffables, toutes tes souffrances d'ici‑bas! Sois sûre, ma chérie, qu'après le premier déchirement passé, mon coeur exultera de te savoir dans la gloire... J'ai senti cela à la mort de ta mère. Dieu venait, comme un ravisseur, saisir sa proie, et répandait en même temps sur nous ses plus suaves consolations. Il semble qu'il veut les prodiguer pour se faire pardonner ..... Ma chérie, ma petite bien‑aimée, épouse de Jésus, portrait vivant de ta mère, je t'embrasse de toutes les forces de mon âme, et je baise la main du Seigneur avec amour et résignation   Ton PÈRE."

Comme il arrive souvent dans cette maladie, ma Révérende Mère, notre chère enfant se faisait encore illusion et ne pensait pas que le dénouement fût si proche. Ce jour‑là, Monsieur l'Aumônier devant dire la Messe dans un sanctuaire de la ville, vint dès sept heures la visiter. Malgré sa faiblesse extrême et une oppression toujours croissante, elle put encore lui parler, recevoir ses encouragements et renouveler le sacrifice de sa vie. Il lui dit, en la quittant, qu'il allait célébrer la sainte Messe à neuf heures et l'offrir, au moment de la Consécration, comme une petite hostie, avec Jésus son Epoux. « Et après ? » reprit‑elle vivement. ‑ « Après, ma chère petite Soeur, c'est le secret du bon Dieu, abandonnez‑vous entièrement à Lui... »

Mais, ce que Monsieur l'Aumônier n'avait pas voulu lui dire, le docteur, son beau‑frère, qui lui prodigua,. pendant cette longue maladie, les soins les plus intelligents et les plus dévoués, le lui apprit bientôt. Lorsqu'elle le vit entrer et s'agenouiller près de son lit sans pouvoir lui parler autrement que par ses larmes, elle lui demanda : « Je vais donc bientôt mourir ?... dans combien de temps?... » Quand elle sut la vérité, elle se recueillit un instant, répondit par les mercis les plus tendres et les plus consolantes promesses aux adieux du docteur, à ceux de son père vénéré, de sa soeur chérie. Et, après avoir donné à toute la communauté les marques les plus gracieuses de son attachement et de sa reconnaissance, elle n'eut plus de pensée que pour l'éternité.

On respirait vraiment, dans cette petite cellule, une autre atmosphère que celle d'ici‑bas. Une de nos Soeurs y apporta « La VIERGE DE THERÈSE. Le regard déjà si beau de notre petite mourante s'illumina d 'un reflet céleste. « Que je l'aime ! dit‑elle, en lui tendant les bras. Oh! qu'elle est belle ! » Il fallut la lui faire embrasser. Elle accueillit avec la même effusion la statue de l'Enfant Jésus, caressant son visage .avec une tendresse enfantine. Nous lui présentâmes aussi son crucifix; elle essaya d'en retirer une petite fleurette qu'elle y avait attachée la veille : « Pas de fleurs fanées à Jésus », dit‑elle, avec un ravissant sourire.

Le moment suprême approchait, et les élans de notre douce mourante devenaient toujours plus expressifs et plus embrasés... « Je ne crains pas de mourir! oh! quelle paix!... Il ne faut pas avoir peur de la souffrance... Il donne toujours la force... Oh ! que je voudrais bien mourir d'amour !... d'amour pour le bon Dieu... Mon Jésus, JE VOUS AIME ! » Et l'âme de notre angélique Soeur, quittant son enveloppe fragile, s'exhala dans cet acte d'amour...

A ce moment précis, notre pieux Aumônier consacrait à l'autel le Pain des Anges, unissant à la grande Victime du Calvaire la petite victime du Carmel qu'il avait laissée expirante. Marie de l'Eucharistie ne disait plus : Et après ? Elle le savait maintenant... Après... c'était pour elle le déchirement de tous les voiles, la claire vision de l'Hostie sacrée ; après... c'était la fin de tout sacrifice, le commencement de toute joie. La lampe ardente brillait dans les cieux. L'encensoir, encore fumant du dernier grain d'encens que Amour y avait brûlé, se balançait dans la main des Anges. On ne cessa point, pendant deux jours entiers, de venir contempler à la grille du choeur notre enfant chérie. Elle était si belle! elle semblait faire un si doux rêve Plus de vingt prêtres, une assistance nombreuse et sympathique lui firent, à son inhumation, un réel cortège d'honneur.

Et maintenant, MARIE DE L'EUCHARISTIE, repose tout près de Therèse DE L'ENFANT JÉSUS; leurs tombes se touchent comme leurs âmes. Mais, si les petits solitaires du monde et du cloître ont fermé pour toujours leurs yeux innocents à la pâle lumière de ce monde, qu'ils s'unissent aujourd'hui, du sein des clartés éternelles, pour jeter nombreuses sur la sainte Eglise, sur la France, sur tous les pauvres habitants de cette terre désolée, les fleurs du pardon de Dieu, les roses de l'amour...

Nous vous prions toutefois, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés, pour notre bien‑aimée Soeur Marie de l'Eucharistie, tout ce que votre charité vous inspirera.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect et la plus religieuse affection, ma Révérende et très Honorée Mère Votre humble soeur et servante, 
Soeur AGNÈS DE JÉSUS
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception des Carmélites de Lisieux, le 9 juin 1905.