Carmel

Quelques rêves de Marie de la Trinité

« Je n'attache pas d'importance à mes rêves, d'ailleurs j'en ai rarement de symboliques », écrivait Thérèse à la fin de 1895 (Ms A, 79 r°).

1. Privée de la vue de Dieu.
(Marie‑Louise Castel a treize ou quatorze ans à l'époque.)

Vers la même époque le bon Dieu se servit aussi d'un rêve pour me faire comprendre les souffrances du purgatoire. Je n'en avais nulle frayeur et même je me disais: « Cela me serait indifférent d'y rester jusqu'à la fin du monde, puisque je serais sûre après d'avoir une éternité de jouissance. » Or, une nuit je rêve que je venais de mourir. Aussitôt je comparus devant le bon Dieu. A sa vue, mon coeur s'en­flamma d'un tel amour qu'il me semblait que l'éternité ne serait pas assez longue pour contempler une si ravissante beauté. Mais le bon Dieu me dit: « Oui, tu dois rester avec moi éternellement, mais aupa­ravant il faut que tu fasses huit jours de purgatoire.» J'étais ravie !... « Ce n'est pas bien long, pensai‑je, je croyais bien que mes péchés en méritaient davantage, j'en suis tout de même tirée à peu de frais ! »

Mon purgatoire devait consister à être simplement privée de la vue de Dieu, sans aucune autre souffrance. Je me trouvai donc reléguée au fond d'un fossé large et profond; le souvenir du bon Dieu que j'avais vu si beau ne me quittait pas, j'aurais volontiers supporté toutes les tortures imaginables pour le revoir, ne serait‑ce qu'une seconde. J'essayais toujours de grimper au haut du fossé, mais je retombais constamment et me donnais des fatigues inutiles. Le temps me paraissait ne jamais finir! « Ah ! bien sûr qu'on m'oublie, disais‑je, il y a déjà bien des années que je suis ici, et on ne vient pas me délivrer ! » Je vis alors un Ange qui venait chercher une de mes compagnes d'infortune. Aussitôt je lui dis: « Et moi ? Ange de Dieu, emmenez‑moi, on m'a oubliée, je n'avais que huit jours de purgatoire et voilà bientôt un siècle que j'y suis. » Il sourit tristement, et me regardant avec compassion, il me dit: « Un siècle ! il n'y a pas seulement une heure que le bon Dieu vous a mise là ! » J'étais atterrée, mes huit jours m'apparurent comme une éternité, il me sembla que jamais je ne pourrais attendre si longtemps. Ma douleur fut si grande que je me réveillai subitement...

Ah ! depuis ce rêve, les âmes du purgatoire me font une profonde pitié, je compatis à leur souffrance tout comme si je les avais expérimen­tées moi‑même. J'ai maintenant une telle peur de ce lieu d'expiation que je demande souvent au bon Dieu la grâce de me faire souffrir ici­-bas tout ce qu'il voudra à la condition de jouir de Lui immédiatement après ma mort, sans aucun retard.

2. Il vous reste beaucoup à souffrir.

Au mois de Juin 1903, je vis en rêve Sr Th. de l'E.J.—« Oh ! ma petite soeur chérie, m'écriais-je, venez‑vous enfin me chercher ? « Elle me regarda d'un air profond et me dit avec un doux sourire: « Non, pas encore. »— « Pourquoi donc ? répliquai‑je vivement, il me semble pourtant que j'ai déjà beaucoup souffert! » — « Oui, me dit‑elle, vous avez déjà bien souffert, mais il vous reste encore beaucoup à souffrir.... mais n'ayez pas de peine, c'est nécessaire... vous verrez que vous ne vous en repentirez pas... » Puis, elle m'embrassa et disparut.

Je m'éveillai le coeur gros de pressentiments douloureux qui ne tardèrent pas à se réaliser.... Ce fut un déluge épouvantable d'épreuves qui tomba sur ma famille. La ruine, l'humiliation, le déshonneur furent son partage... Au milieu de tant de calamités, ce rêve prophétique me réconfortait, m'encourageait.

A présent, j'ai vu et compris la nécessité d'un si violent orage et mon coeur chante au bon Dieu l'hymne de la reconnaissance.

3. C'est elle que j'ai le plus aimé.
(On ignore la date du rêve.) 

J'ai fait un autre rêve, mais celui‑là bien doux ! J'étais avec ma petite soeur Thérèse, nos deux âmes se fondaient dans un entretien intime et tout céleste, ma tête était appuyée sur son coeur et elle me témoignait beaucoup d'affection.

Une de nos soeurs survenant alors voulut l'emmener, mais elle lui dit: « Je vous en prie, laissez‑moi encore avec ma Sr Marie de la Trinité, j'éprouve beaucoup de bonheur avec elle, c'est elle que j'ai le plus aimé sur la terre avec ma famille. »

4. Des diamants au désert.

Il ne me reste plus maintenant, ma Mère chérie, qu'à vous raconter le rêve que j'ai fait il y a quatre mois (mai 1904), et qui me laisse encore sous l'impression très vive d'une grâce particulière.

Je me trouvais avec ma soeur Geneviève au grand désert du Sahara, nous devions retourner en France mais auparavant nous voulions rapporter quelques curiosités de ce grand désert. Nous nous trouvions à marcher pieds nus dans une vaste plaine dont le sable était rempli de cailloux aigus. C'était une plaine renommée par la richesse des diamants qu'on y découvrait. Soeur Geneviève marchait d'un pas alerte sur ces cailloux coupants, elle cherchait avec ardeur sous toutes les pierres qu'elle rencontrait et ramassait ainsi de nombreux petits diamants. Pour moi, j'étais restée au loin, la regardant faire, et me demandant comment il pouvait se faire qu'elle marche ainsi pieds nus sans se blesser, car sitôt que j'essayais de faire comme elle, les cailloux m'en­sanglantaient les pieds et m'occasionnaient des douleurs intolérables; aussi, je m'étais dit: « A quoi me sert de ramasser ces trésors si je m'estropie pour la vie ? Je préfère ne rien avoir! »

Soeur Geneviève s'apercevant que je restais en arrière revint vers moi et me dit: « Il faut absolument vous hâter, c'est une occasion qu'on ne rencontrera jamais, voyons, faites comme moi bien vite, tant pis si vous souffrez, on vous soignera après ! » En me disant cela elle m'entraînait avec elle et m'apprenait à découvrir les pierres précieuses. Je souffrais indiciblement, chaque pas était pour moi une véritable torture, mais j'allais quand même et faisais une riche moisson. Il n'y avait pas cinq minutes que je marchais ainsi quand je découvris sous une pierre un énorme diamant, grand comme la main et brillant comme un soleil, je ne pouvais en supporter la vue tellement il était éblouissant. Je le cachai bien vite dans mon tablier en me disant: « Ma fortune est faite maintenant, je n'en cherche plus d'autre, dans tout l'univers on n'en trouverait pas de pareil !... » J'étais tellement suffoquée par la joie d'une si riche découverte que je me réveillai.

Je ne connus pas immédiatement la signification de ce rêve. Quel­ques jours après je fus mise à l'infirmerie. Je n'étais pas plutôt installée dans mon nouvel emploi que mon âme se trouva comme dans un désert aride, tout me coûtait extrêmement, j'étais obligée à chaque instant de relever mon courage pour accomplir mes devoirs d'infirmière. J'étais honteuse de moi‑même, voyant mes autres Soeurs accomplir avec facilité des vertus, simples en elles‑mêmes, mais qui me paraissaient des montagnes.

Je ne rencontrais que difficultés sans nombre, la violence que je me faisais pour les vaincre était telle que de toute ma vie religieuse, je ne me rappelle pas avoir tant souffert; de plus, j'éprouvais une ex­trême fatigue physique, je souffrais plus particulièrement d'une faiblesse si grande dans les jambes que je pouvais à peine me tenir debout, et quand je marchais, je sentais sous les pieds des douleurs aussi insup­portables que si j'eusse marché pieds nus sur des cailloux. Un jour les douleurs que je ressentis furent si semblables à celles de mon rêve qu'aussitôt j'en compris toute sa signification. N'étais-je pas, en effet, par mon état d'âme, dans ce grand désert du Sahara qui renfermait des diamants précieux, c'est‑à‑dire des mérites sans nombre, pour les acquérir, n'avais-je pas mille difficultés à vaincre, pareilles à celles de mon rêve ? N'étais-je pas étonnée et confuse de voir les autres marcher avec facilité là où je ne pouvais faire un pas ? Enfin le diamant si beau que j'avais découvert n'était autre que la malade qui m'était confiée et dont les soins demandent tant de renoncement et de dévouements.

Toutes ces pensées furent pour moi un trait de vive lumière, une grâce puissante qui m'encourage à marcher coûte que coûte jusqu'à la mort, dans ce désert fécond où Dieu m'a placée pour y récolter les pierres précieuses qui y sont semées en abondance. Puis, avec un soin jaloux, je veux garder et cacher soigneusement, au prix même de ma vie, le beau diamant que j'y ai découvert jusqu'au moment où le bon Dieu me le réclamera.
(On n'a pas identifié la soeur concernée)

5. Le prix d'une vie de foi.

On avait fait une neuvaine à Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus qui devait se terminer le 30 septembre, anniversaire de sa mort, pour lui demander le miracle de la guérison de Soeur Marie de l'Eucharistie. La nuit qui suivit le premier jour de la neuvaine je rêve que Sr Marie de l'Eucharistie était à l'agonie, et avant de rendre le dernier soupir, elle dit à notre Mère qui pleurait: « N'ayez pas de peine, ma petite Mère, mais soyez sûre que si vous entendez la voix de la petite Thérèse dès que je serai morte, c'est signe que j'aurai été au Ciel tout droit. » Après ces paroles, elle expira.

Au même moment, regardant par la fenêtre, je la vis légère et joyeuse comme une captive délivrée de ses chaînes, traverser rapidement l'allée d'un beau jardin, puis j'entendis la voix de petite Thérèse disant avec un accent mélodieux: « Réjouissez‑vous, elle est heureuse pour toujours avec moi dans le Ciel ! » Je me dirigeai aussitôt du côté où venait la voix et après avoir gravi un grand escalier, j'aperçus ma petite soeur Thérèse de l'Enfant Jésus pressant tendrement sur son coeur ma Soeur Marie de l'Eucharistie. Ma joie n'avait plus de bornes ! Je lui dis: «Quand donc viendra mon tour ? et moi, irai‑je aussi au Ciel tout droit ? Oh ! que je voudrais savoir si je suis agréable au bon Dieu ? »

Elle ne prononça pas une parole, mais sourit en me regardant longuement, et dans ce regard profond je lus tout ce qu'elle pensait. C'est comme si elle m'eût dit: « Je ne puis répondre à vos questions car je vous enlèverais le mérite de votre foi, mais comprenez d'après ce que vous venez de voir... Tant que ma Sr Marie de l'Eucharistie a été sur la terre, quelle n'a pas été sa vie de foi ! Vous ne pouvez imaginer quelles ont été ses craintes, ses angoisses de toutes sortes, se croyant parfois rejetée de Dieu, il lui semblait qu'elle ne faisait rien et que ses souffrances étaient inutiles; et pourtant, c'est cet état qui lui a donné tant de mérites et qui l'a purifiée comme vous le voyez. Pourquoi vous inquiéter pour vous‑même, vous décourager de vos faiblesses, puisque vous voyez que malgré les imperfections qu'on pouvait lui reprocher, cela ne l'a pas empêchée d'aller droit au Ciel. Oui, à son insu, ses fautes étaient grandement rachetées par cet état continuel de souffrances, cette pénible privation de sentiments, de consolations spirituelles, et même elles ont été cause de cette joie éternelle dont elle jouit en ce moment. »

Je me réveillai sous l'impression de ce rêve qui demeura comme une grâce pour mon âme en me faisant apprécier davantage le mérite que nous avons d'aimer Jésus dans la nuit de la foi.

(Octobre 1904)