Carmel

Circulaire de Soeur Marie de Jésus

Eugénie Henriette Amélie Courceaux   1862-1938

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, au lendemain de la fête de Notre Père Saint Jean de la Croix, a rappelé à Lui notre chère Soeur Eugénie, Henriette, Amélie, MARIE DE JÉSUS, professe de notre Communauté. Elle était âgée de 76 ans, deux mois, et avait passé en religion 55 ans et 7 mois.

Après nos fêtes récentes du Centenaire de notre Fondation, la disparition de notre chère Soeur nous est particulièrement sensible. Elle avait été la dernière professe de notre vénérée Fondatrice, Mère Geneviève de Sainte Thérèse, dont le doux souvenir s'est ravivé encore au cours de cette année Jubilaire. Notre regrettée Soeur avait connu aussi Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, privilège qui se raréfie, car aujourd'hui, nous restons quatre seulement à le partager. Ces motifs, et un autre tout personnel qu'elle aimait tant à. nous rappeler : celui d'avoir été son « ange » autrefois, nous attachaient particulièrement à notre chère Soeur Marie de Jésus.

Elle naquit à Rouen, le 13 septembre 1862, dans un foyer chrétien où une soeur et deux frères l'avaient précédée. Un des petits garçons était mort en bas-âge. Toute jeune encore, elle perdit son père et resta sous la garde vigilante de sa pieuse mère qui se consacra doublement à l'éducation de ses trois enfants. Déjà, Eugénie montrait le tempérament calme qu'elle conserva toute sa vie. Toutefois, elle n'était pas apathique comme le prouve le trait suivant : « J'avais dix ans, nous dit‑elle, quand mon frère qui en avait treize, voulut m'aider pendant les vacances à faire mes devoirs. D'habitude, je l'écoutais volontiers, mais un jour qu'il lui prit l'idée de me faire changer d'écriture, je lui répliquai que mes maîtresses m'avaient appris ainsi, donc je ne devais pas changer ma manière d'écrire. Aussitôt, il se fâcha, et voulut me prendre mon cahier. Je lui résistai de sorte que, tirant tous les deux sur le pauvre cahier, il nous en resta la moitié à chacun. A ce moment précis ma mère entra, je ne sus pas me défendre, et c'est moi qui fus grondée pour n'avoir pas voulu céder. » Un jour viendra où ce frère, non plus innocemment, mais gravement obstiné, après avoir abandonné tous ses devoirs religieux, cèdera enfin. aux prières de sa soeur carmélite, et lui devra son salut.

Mais revenons à notre petite Eugénie. Un fait charmant nous révèlera, ma Révérende Mère, sa délicatesse de conscience. C'est encore elle qui parle : « J'avais entendu dire au Catéchisme qu'il ne fallait pas lire de romans. Un jour, Maman voulut m'apprendre une chansonnette et me la mit entre les mains. Je l'examinai et lus avec terreur sous le titre principal : ROMANCE ! Et je pensai aussitôt : « romance » c'est le féminin de « roman », donc c'est mal, je ne vais pas l'apprendre. Et ce ne fut que plusieurs mois après, qu'entendant chanter cette même romance au pensionnat, je compris mon erreur et l'appris sans difficulté.»

Cette âme candide entendit de bonne heure le premier appel de Jésus et le raconte ainsi dans ses notes intimes, peu nombreuses mais si édifiantes ! « Ce fut sur les bancs de la petite classe, chez les religieuses du Sacré‑Coeur d'Ernemont, que Jésus me fit comprendre qu'Il me voulait toute à Lui. Certains jours de la semaine, pendant la leçon de travail manuel, la maîtresse nous racontait des anecdotes de la vie des Saints et je l'écoutais avec grande attention. La première fois qu'elle nous parla de Sainte Thérèse et de la vie austère du Carmel, je fus conquise et me dis : Je serai Carmélite. Cependant, je n'en parlai à personne, aussi étais‑je bien étonnée quand la Maîtresse, en me nommant, ajoutait quelquefois : « Eugénie sera religieuse ». Dieu permit que, plus tard, mon confesseur fût l'agent de la Providence pour me conduire au Carmel de Lisieux. »

En attendant, la jeune fille, sortie du pensionnat, dut aider sa mère un peu dans la gêne, en faisant des journées de couture dans un atelier de la ville. Mais, chaque soir, avant de rentrer à la maison, elle ne manquait pas de s'arrêter dans une église, le plus souvent à Notre‑Dame de Bon Secours, afin de satisfaire sa piété.

Ce fut le 26 avril 1883, conduite par sa généreuse mère, que la pieuse Eugénie, désormais Soeur Marie de Jésus, fit son entrée dans notre Carmel. C'était la fête de Notre‑Dame du Bon Conseil à qui elle voua, dès lors, une particulière. dévotion.

Nous l'avons dit, ma Révérende Mère, notre chère Soeur eut la grâce insigne de connaître notre vénérée Fondatrice, d'être formée par elle à la vie religieuse et de faire profession entre ses mains ; mais elle n'estima pas une moindre grâce d'avoir connu Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, et d'avoir pu s'édifier, s'étonner, pourrions‑nous dire, au spectacle de ses vertus.

Elle ne fut pas appelée à apporter son témoignage officiel dans les Procès, devant le Tribunal Ecclésiastique, mais, dès le début de la Cause, elle écrivit, sur l'ordre de Monseigneur notre Evêque, ce qu'elle pensait de la Servante de Dieu : « Le souvenir que Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus m'a laissé, lisons‑nous dans ces modestes pages, m'est aussi doux que précieux, puisqu'il m'excite, aujourd'hui encore, à la pratique de la vertu. J'entends de tous côtés, l'éloge de ma chère petite Soeur, mais jamais on ne pourra dire, au juste, ce qu'elle fut. C'était une âme cachée et toute son attention était de passer inaperçue. Elle était charitable avec ses soeurs, jusqu'aux moindres détails. Une soeur, infirme, maintenant décédée, m'a cité certains traits exquis de la délicatesse dont elle avait été l'objet, et elle resta grandement édifiée de la perfection de cette enfant. Pour moi, si je parcourais, pour en témoigner, le vaste champ de ses vertus, je serais obligée de me redire, car elle les pratiqua toutes avec une égale perfection. Cependant, ce qui me frappait le plus en elle, c'était son perpétuel sourire ainsi que sa fidélité dans les plus petites choses. Je me rappelle qu'une observation de peu d'importance avait été faite en communauté et un peu oubliée dans la suite. Après plusieurs années, je remarquai notre chère petite Soeur aussi exacte à l'observer qu'au premier jour. J'aidais à l'infirmerie, et plusieurs fois je soutins dans mes bras notre petite Sainte, tandis que le médecin lui appliquait de nombreuses pointes de feu sur le côté. Aussitôt après les trop longues séances, elle reprenait son sourire habituel, ce qui m'édifiait beau­coup. Et pourtant, je m'étais rendu compte, en la soutenant, de l'intensité de sa souffrance. »

Huit jours seulement avant sa mort, la seconde infirmière demandait à Soeur Marie de Jésus ce qui l'avait plus spécialement édifiée dans notre Sainte. Elle lui répondit avec une expression particulière, comme toute recueillie, embaumée encore par ce souvenir ineffaçable : « Ah ! c'est son sourire ! Mais vous savez, ce n'était pas un sourire quelconque, on y devinait la vertu.

‑ L'aviez‑vous remarqué dès le début de sa vie religieuse ? ‑ Oui, parce que, certainement, elle s'était exercée à ce sourire vertueux bien avant son entrée au Carmel. »

Vers la même époque, chaque soir, à 5 heures, pendant l'oraison, elle dut accepter des soins assez longs, et on lui dit avec regret : « Mais cela va vous empêcher de faire votre oraison ? » Elle répondit : 'Oh ! non, je ferai mon oraison comme d' habitude, rien ne peut empêcher de faire oraison. » J'en conclus que son union avec Dieu était constante. »

La modestie de notre vénérée fille, l'a sans doute empêchée de consigner un autre souvenir où son détachement à elle joua un certain rôle.

Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, avec sa perspicacité surnaturelle, avait discerné cette humble compagne, silencieuse et régulière, et tint à lui donner un discret témoignage de son estime. Ayant remarqué qu'elle avait à son usage un très ancien Diurnal, plus grand, plus pesant que tous les autres, elle demanda qu'après sa mort on lui donnât le sien. Mais bientôt, de mystérieux parfums de violettes s'exhalant du livre, à chaque fois que Soeur Marie de Jésus l'ouvrait, elle se jugea indigne de s'en servir et s'empressa de le remettre à sa Mère Prieure. Il nous semble voir, en ce parfum de violettes, une invitation de notre Sainte à cette âme cachée, de poursuivre sa voie toute d'humilité. Plus tard, son influence céleste fut plus profonde encore. Jusque‑là, en effet, notre chère Soeur s'était montrée une religieuse très ponctuelle à ses devoirs mais sans épanouissement intérieur, une certaine timidité craintive arrêtait l'élan de sa piété et, par moment aussi, son jugement avait manqué de clairvoyance. Nous la laisserons rapporter elle‑même les grâces particulières qui lui donnèrent l'essor, car sur notre demande formelle, elle avait accepté de les mettre par écrit. Mais lorsqu'elle précise, comme vous allez le voir, ma Révérende Mère, que sa grâce d'abandon date seulement de l'année 1901, nous vous ferons remarquer ceci : Dans la petite allocution prononcée au moment de la profession de Soeur Marie de Jésus, notre sainte Mère Geneviève qui recevait ses voeux, lui donna ce conseil, avec beaucoup, d'insistance et d'onction : « Mon enfant, si vous voulez vivre très unie à Notre‑Seigneur et toujours en. paix, n'ayez ni désir, ni crainte. » N'était‑ce pas jeter dans l'âme de sa dernière novice la semence du saint abandon ?

Voici maintenant ce qu'elle nous écrivit :

« Vous désirez, ma mère, connaître comment je suis arrivée à faire mon voeu : d'abandon. Il faut remonter à l'année 1901, pendant la retraite générale au mois d'octobre, le prédicateur, dans un de ses sermons, nous expliqua que nous sommes créés pour la gloire de Dieu : vérité, certes bien connue, mais qui, ce jour‑là, me frappa d'une façon extraordinaire et me devint un levier puissant pour me faire avancer dans l'amour de Dieu. « Travailler à ma perfection pour la gloire de Dieu, et non pour moi, cette pensée me ravissait. Cependant comme en toute circonstance, il me faut beaucoup de réflexion, je ne le confiai que six mois après à mon confesseur. L'année suivante, au terme de ma retraite privée, il me fut conseillé de prendre pour résolution d'accomplir toutes mes actions sous le regard de Dieu. Pendant trois jours, je répétai ces mots : « Vivre sous le regard de Dieu » Je ne pouvais faire autre chose, ni même méditer, j'étais absorbée, comme prise par le bon Dieu. Mais Jésus allait poursuivre encore davantage sa petite épouse pour m'avoir à Lui tout entière. Au commencement de 1903, je fis une chute, qui m'obligea au repos, pendant quelques jours. A cette occasion, il me fut dit : « Je sais que vous êtes bien abandonnée, mais il y a quelque chose de mieux que s'abandonner : c'est SE LIVRER. » Pendant plusieurs semaines, ces deux mots s'imposèrent avec force à mon esprit, mais non sans lutte ; enfin, je me rendis. Après cette promesse, le bon Dieu me combla d'une grâce de ­solitude profonde et je fus plusieurs mois sous cette influence divine. Tout en travaillant, je restais en parfaite union avec Notre‑Seigneur. Le son d'une cloche ou le moindre bruit me faisait tressaillir. Je ne puis me rappeler ce temps, sans être dans l'admiration des prévenances de mon Jésus pour moi.,

« Au mois d'octobre suivant, je tombai malade, si malade que l'on crut que j'allais mourir. Ceci me fut encore un nouvel échelon pour arriver à l'abandon total. ‑ Enfin, en 1904, j'en fis le voeu, d'abord pour une période déterminée, puis pour toujours. C'est ainsi que Notre‑Seigneur aima et aime encore sa petite fleur rouge, si insignifiante et bonne à rien. Mais la pauvre petite fleurette ouvre sa corolle bien grande, afin que le divin Soleil la vivifie et la remplisse, toujours plus de Lui‑même. »

Ces dernières lignes, ma Révérende Mère, nous livrent encore un secret de notre humble soeur, qui se plaisait à voir son symbole dans l'une des plus modestes fleurs de nos prairies : le mouron rouge, regardé comme une mauvaise herbe, et le plus souvent arraché ou foulé aux pieds.

Dans la saison, quand nous allions voir notre chère Soeur, nous trouvions toujours près d'elle, devant une image de la Sainte Vierge, une ou plusieurs de ces fleurettes qu'elle avait trouvées au jardin. Et, très souvent alors, ouvrant son Imitation, elle nous faisait lire ce passage : « Rien ne doit donner tant de joie à celui qui vous aime, Seigneur, que l'accomplissement de votre volonté en lui et les décrets éternels de votre bon plaisir. Et cela doit le con­tenter et le consoler de telle manière qu'il désire aussi volontiers d'être le plus petit, qu'un au­tre souhaiterait d'être le plus grand ; qu'il soit aussi paisible, aussi satisfait au dernier rang qu'au premier, aussi disposé à être vil et abject, sans nom et sans réputation que les autres désirent de se voir les plus honorés et les plus grands dans le monde. »

Tous les petits mots que nous écrivait Soeur Marie de Jésus, par exemple à l'occasion de notre retraite annuelle, respiraient ce même parfum d'humilité, particulièrement, il nous semble, les deux suivants:

« Le bon Dieu m'a toujours fait la grâce de trouver bien tout ce qu'Il fait. Ce qui me manque comme talents, beauté physique et morale, a été pour moi une source de paix, acquiesçant à son bon plaisir et ne jalousant pas les autres mieux doués. »

Et encore : « Vous savez bien, ma Mère, que je suis incapable de quoi que ce soit, et vous qui connaissez nos Soeurs, vous êtes à même de constater qu'elles sont des saintes, me dépassant en tout : vertus, talents, et que mon seul chemin est de suivre leurs traces. Alors je suis en paix, heureuse dans ma pauvreté. Jésus me laisse entrevoir que, pour mon âme, c'est ma seule voie, ma seule richesse. Oui, je puis dire, par ce qui se passe en moi, que je suis comblée de grâces. Il me semble que, plus je m'abandonne, plus Dieu m'attire et me fait aimer sa volonté, ou plutôt son bon plaisir. Je suis heureuse ainsi et ne désire rien autre chose, si ce n'est la possession entière de mon Bien‑Aimé, ce qui ne peut se faire que dans le Ciel. Mais ce sera, quand Il voudra. M'étant livrée entièrement, je ne dois plus avoir d'autres désirs que les siens. Je reconnais encore les bontés de Jésus en ce qu'Il permet pour me détacher de moi‑même. C'est ainsi qu'Il me retire toute jouissance terrestre, soit de communauté, soit de pouvoir me dépenser ; mais je puis dire que je suis heureuse en cet état si humble.‑ N'est‑ce pas l'influence de notre Sainte petite Thérèse qui me procure ces grâces ? »

. . . Notre vénérée Soeur vient de faire allusion à la vie solitaire et retirée que de pénibles infirmités, telles que des plaies variqueuses aux jambes, lui imposèrent depuis de longues années. Elle garda cependant, jusqu'à la fin, la direction de nos chères Soeurs du Tour qui la pleurent aujourd'hui et ne cesseront de lui garder la plus filiale reconnaissance. Elle assumait cette direction depuis l'année 1900, avec l'office de première portière. Très longtemps aussi, elle se dévoua à l'emploi des chausses, nous répétant avec complaisance : « Je suis toujours aux pieds de nos Soeurs. C'est ma place, et je m'y trouve si bien ! » Enfin, ces dernières années, elle apportait une collaboration discrète et très ordonnée dans certains services inhérents à notre volumineuse correspondance.

Ces quelques souvenirs seraient incomplets, ma Révérende Mère, si nous n'y faisions pas mention de l'esprit de foi en l'autorité, et de la grande charité fraternelle de notre bon­ne Soeur Marie de Jésus En certaines circonstances, où nous n'étions pas de son avis, elle se rangeait au nôtre avec une promptitude qui nous édifiait, et jamais une parole contre la charité n'effleurait ses lèvres. En outre, elle s'efforçait de suppléer par la prière à ses im­puissances matérielles d'aider ses Soeurs. De plus, en vraie fille de Notre Mère Sainte Thérè­se et en digne soeur et compagne de la Patronne des Missions, tous les intérêts de la Sainte Eglise étaient les siens. Elle se souvenait aussi des besoins de sa Patrie, et l'an dernier, en une circonstance, où tous les coeurs français se trouvaient dans la plus grande inquiétude, elle nous dit, sans se douter de l'originalité du rapprochement :

« Ma Mère, je viens de lire, justement, dans la Bible, ce passage où l'on raconte la révolte d'Absalon contre David. Quand on vint lui dire : Ahitophel est avec Absalon parmi les conjurés, David reprit : Jéhovah, réduisez à néant je vous en conjure, les conseils d'Ahitophel. Cette demande me frappa et, un jour plus angoissant pour notre France, je ne cessai de répéter. Jéhovah, Seigneur, réduisez à néant, je vous en prie, les complots de tous nos ennemis. Eh bien ! le soir même, j'étais exaucée. J'en fus dans la stupeur ! »

Le 5 décembre 1934, nous eûmes la joie de fêter les Noces d'Or de notre si fervente Soeur. Aux témoignages d'affection de tous nos coeurs et aux délicatesses fraternelles de beaucoup de nos Monastères s'ajouta pour elle, la consolation de retrouver plusieurs membres de sa famille qu'elle avait perdus de vue, depuis un demi‑siècle, et qui l'entourèrent des marques de la plus respectueuse sympathie. Une Bénédiction autographe du Saint‑Père vint encore la réjouir et la confondre à la fois. Notre vénérée Jubilaire, si peu expansive par nature, souffrait de ne pouvoir nous exprimer comme elle l'eût voulu, la gratitude de son coeur, et quelques jours après, à la fête de Noël, elle nous remit, les larmes aux yeux, ce billet touchant :

« Puisque l'émotion me gagne et m'a empêchée jusqu'ici de vous traduire de vive­ voix toute ma reconnaissance, ma Mère bien‑aimée, pour toutes les délicatesses dont vous m'avez entourée à l'occasion de ma cinquantaine ; en cette nuit ineffable où Jésus se fait mortel comme nous et pour nous, c'est par Lui que je fais passer mes pauvres accents, mon merci le plus profond et le plus aimant. En ce jour, j'ai senti combien vous aimiez votre ancien « Tobie » ; vous n'auriez pas fait davantage s'il se fût agi de notre petite Sainte. Elle est là, je le sens, avec son ravissant sourire, accueillant et ratifiant toute ma reconnaissance, pour sa « Petite Mère »...          

La mort ne devait pas surprendre cette vierge sage dont la lampe brûlait toujours d'une huile d'amour et d'abandon. En mars 1936, elle nous écrivait :

« L'hiver des ans arrive et comme il se passe dans la nature en cette saison, rien ne pousse, pas même une certaine petite fleur que je connais et que j'aime tant. Voilà l'état de mon âme : je ne sens rien et je vois de plus en plus ma nullité ; mais je ne m'en fais aucune peine. Ne suis‑je pas à Jésus, et n'est‑ce pas Lui qui travaille ma toute petite Ame ? J'aime à Lui répéter :

Ton seul regard fait ma béatitude,

Je vis d'amour.

car c'est ainsi que ma vie se passe au Carmel, toujours sous le regard de mon Bien‑Aimé, mais sans consolation sensible. Que Dieu est. bon pour sa petite fleur ! et combien la petite fleur voudrait le payer de retour ! Mais je ne le pourrai faire qu'au Ciel. »

Et ailleurs, elle répète ce désir secret de son âme : « Quand donc Jésus viendra‑t‑il chercher sa petite fleur ? Elle languit ici‑bas, elle voudrait aller s'épanouir Là-haut, sous les chauds rayons de son Coeur divin. »

En attendant, notre pieuse Soeur cultivait sa vertu d'abandon et s'exerçait déjà à aimer comme au Ciel. « Je suis heureuse sur la terre, nous écrivait‑elle, en attendant le bonheur du Ciel où je pourrai enfin aimer Jésus comme je le désire tant, dès l'exil ! Cette phrase de l'Imitation, parlant des Bienheureux m'impressionne toujours : « Ils m'aiment plus qu'eux‑mêmes et que leurs propres mérites. Car transportés hors d'eux‑mêmes et tirés hors de leur amour‑propre, ils s'abîment totalement dans l'amour qu'ils me portent...» C'est ainsi que je voudrais aimer Jésus. Est‑ce réalisable, ma Mère ?»

Au printemps dernier, elle nous confiait encore : « Ma vie est sur son déclin, je crois que l'année prochaine je ne serai plus sur la terre. » Et le neuvième jour de sa grande retraite, en septembre dernier, elle écrivait dans ses notes intimes :

« Ma journée, offerte aux grandes intentions de la Sainte Eglise, n'a pas été dans une consolation sensible, mais je maintiens ma résolution de ne vivre que pour Jésus. En écrivant ce Nom béni, je sens en mon coeur qu'il est bien tout pour moi. Comment le lui prouver ? Que Jésus Lui‑même m'indique ce qu'Il veut que je fasse pour lui plaire, et moi, je m'engage à lui répondre par un oui joyeux. Bientôt, ce oui sera dit pour l'éternité... »

Rien cependant ne se manifesta d'alarmant dans la santé de notre chère fille avant nos Fêtes du Centenaire auxquelles elle prit part avec joie. Le 20 novembre, elle était même au milieu de nous, à la salle de Communauté pour recevoir la. paternelle Bénédiction de Notre Très Révérend Père Général, venu en pèlerinage à Lisieux. Mais le soir vers cinq heures, se sentant très fatiguée, elle demanda à sa dévouée infirmière qui l'assistait depuis si longtemps dans ses diverses infirmités chroniques, de l'aider à se mettre au lit. Le 21, fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge, elle ne put prendre part à la Cérémonie de la Rénovation des Voeux, mais l'après‑midi, se trouvant mieux, elle fit une heure entière d'Adoration devant le Saint‑Sacrement exposé à l'Oratoire et assista ensuite à la Bénédiction. Le lendemain hélas ! une enflure du visage, qui augmentait d'heure en heure, avec une fièvre intense, nous fit appeler le docteur en toute hâte. Il diagnostiqua un érésipèle avec autres complications très graves, et nous pensâmes de suite à faire administrer notre chère Soeur.

Le Jeudi soir, notre bon Aumônier toujours si dévoué et si empressé à nous procurer les secours de son saint Ministère, visita la vénérée malade qu'il trouva déjà fort absorbée par l'intoxication générale ; mais il fut ému de l'entendre murmurer. ces paroles. « Abandon !‑Abandon ! » qui résumaient pleinement l'état de son âme. Le sacrement, de l'Extrême­ Onction lui fut administré ce soir même. Elle s'y unit et fit à deux reprises le signe de la Croix, répondant encore : Amen, aux formules des onctions.

Quelques heures auparavant, comme nous lui manifestions notre compassion bien vive, car l'enflure de son visage lui permettait à peine d'ouvrir les yeux, elle nous avait répondu : « Ma Mère, ne faut‑il pas dire toujours oui, de bon coeur, à tout ce que le bon Dieu veut pour nous ! » Peu à peu, la vie s'éteignit et tout doucement, le soir du 25, au tinté de l'Office des Matines, plusieurs Soeurs l'entourant avec nous, cette religieuse si fidèle, acheva simplement sa très simple et longue existence, à l'ombre de « cet arbre ineffable qui a pour nom l'amour et pour fruit l'abandon. »

Ses obsèques revêtirent un cachet de solennité inaccoutumée, par la. présidence de S. E. Mgr Rousseau, évêque du Puy, ami de notre Monastère et très dévot de notre chère petite Sainte. Il était venu la veille en pèlerin, et apprenant notre deuil, nous avait demandé, avec une délicatesse qui nous toucha profondément, s'il ne pourrait assister à la messe des funérailles et donner l'une des absoutes.

Et maintenant, notre regrettée Soeur repose dans notre petit enclos du cimetière de la ville, tout près de la statue de notre Sainte, où sont gravées ces paroles qu'elle fait siennes aujourd'hui, nous n'en pouvons douter :

« O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi je veux chanter vos miséricordes. »

Veuillez agréer, ma RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE, l'expression de notre religieux et fraternel respect, et faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre à notre bien‑aimée Soeur Marie de Jésus, en y ajoutant, si vous le voulez bien, une invocation à Notre‑Dame du Bon Conseil et à Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre‑Seigneur,

De votre Révérence, la très humble Soeur et Servante,
SOEUR AGNÈS DE JÉSUS.
c.d.i.
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception sous la protection de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, des Carmélites de Lisieux, le 8 décembre 1938.