Carmel

Biographie Soeur Madeleine du Saint Sacrement

Désirée Toutain 1817-1892

Trois cercueils en une semaine (2, 4, 7 janvier 1892)

Personne, ce matin-là, n'a « passé la matraque» à six heures moins le quart, pour le signal du réveil. Thérèse se lève néanmoins comme de coutume pour l'oraison. Dans le corridor, obscurité complète : per­sonne non plus n'a allumé le bec de gaz. Un silence de mort plane sur la maison. Mue par un pressentiment, Thérèse se dirige, lanterne en main, vers la cellule de soeur Madeleine. La porte est grande ouverte. Elle hésite, elle entre : la vieille soeur est morte, « habillée et couchée sur sa paillasse». Thérèse n'éprouve aucune frayeur. Elle contemple le visage paisible: «On aurait dit un doux sommeil» (MsA, 79 v°). Soeur Madeleine, la doyenne des converses, est donc partie seule, ou presque, dans la nuit du 6 au 7, à 1 heure du matin. Quelqu'un a fait sa toilette mortuaire puis l'a quittée. Réflexe de sacristine : Thérèse va chercher le cierge bénit : lueur pascale au chevet de la défunte. Et, selon l'usage, elle la couronne de roses...

Elle descend maintenant au choeur. L'oraison se passera près du cer­cueil de soeur Fébronie, la sous-prieure, morte lundi soir. Demain, vendredi 8, à peine six ou sept soeurs seront-elles présentes à l'inhu­mation, et encore, au prix de quels efforts! Pour les amis du Carmel, quelle émotion de découvrir deux cercueils au lieu d'un! Un même ser­vice funèbre réunira donc les deux religieuses, entrées à quatre mois d'intervalle en 1842. L'une et l'autre a fourni vaillamment son demi- siècle de vie carmélitaine...

« Coeur d'or, humilité profonde »

La coutume veut qu'on mette entre les mains d'une soeur défunte la formule de ses voeux, rappel de l'alliance « jusqu'à la mort ». Le papier de soeur Madeleine est bien à sa place, dans l'écritoire de sa cellule, mais un autre y est joint, couvert d'une écriture malhabile (car, dit la chronique, «Sr Madeleine savait à peine écrire»). Il porte cette humble requête :

«Je prie notre Révérende Mère qui sera en charge quand je mourrai de ne me faire de circulaire que pour demander les suffrages de notre Saint Ordre, n'ayant rien de bon à dire de moi; je désire que toutes les prières et suffrages soient appliqués aux âmes du purgatoire en géné­ral, selon le désir de la Très Sainte Vierge à qui j'ai tout donné, m'abandonnant entièrement à la miséricorde du Bon Dieu, et comptant sur la charité de mes mères et soeurs. Dans l'impossibilité où je pour­rais me trouver de parler au moment de la mort, je supplie mes bien- aimées mères et soeurs de bien vouloir me pardonner tous les sujets de peine que je leur ai donnés par mon mauvais caractère, mon orgueil, par mes manques de douceur, de charité, de régularité et de silence. Je vous supplie de prier pour moi et je vous promets, si le Bon Dieu me fait miséricorde comme je l'espère, de prier pour vous, et je vous dédommagerai au ciel de toutes les peines que je vous ai faites. »

« Le juste s'accuse toujours le premier», dit une sentence, au mur de la salle du Chapitre. Mais « quiconque s'abaisse sera élevé», a promis Jésus...

L'humble billet simplifie sans doute la tâche de Mère Marie de Gonzague, elle-même atteinte par l'influenza, mais non pas celle des futurs « historiens » de soeur Madeleine.

Au coeur du Pays d'Auge (1817 1842)

La chronique du monastère présente Désirée Toutain comme issue « d'une très honorable famille, très estimée, de Beuvillers, près Lisieux ». L'abbé Sauvage, comme plus tard l'acte de décès, la disent ori­ginaire de Saint-Martin-de-la-Lieue, au sud de Lisieux, à «une lieue» précisément de la cathédrale Saint-Pierre. En fait, Désirée est née au hameau de Saint-Hippolyte-des-Prés, le 27 mai 1817.

Ses parents s'y sont mariés quinze mois plus tôt : Marc-Frédéric Tou­tain, 29 ans et demi, de Beuvillers, «toilier», et Luce- Victoire-Jacquette, veuve Lepage, 34 ans, de Lisieux, «propriétaire». Ils se font cultivateurs. Second enfant en 1821 : Frédéric-Isidore (qui deviendra le père de Soeur Saint-Benoît, maîtresse de la petite Thérèse à l'Abbaye de Lisieux). Peut-être est-il suivi d'un ou deux autres garçons.

A Beuvillers, les Toutain prolifèrent : vingt-cinq descendants pour quatre familles en quinze ans (1793-1809). Là demeurent les grand- parents de Désirée (branche Michel Toutain), des oncles, tantes, cou­sins... Ouvriers du textile pour la plupart : très florissante, l'industrie linière mettra Lisieux au premier rang des villes industrielles du Calvados.

« Des revers de fortune l'obligèrent à s'éloigner de la maison pater­nelle. Ses frères établis à Paris l'appelèrent près d'eux, lui faisant espérer de la placer convenablement; là, elle courut les plus grands dangers, mais Dieu la préserva d'une façon toute particulière et admi­rable. » (Chronique du Carmel). Paris ne vaut rien à cette fille des champs, qui revient chez les siens, à Saint-Martin-de-la-Lieue. Elle fait la connaissance de M. Sauvage, qui discerne en elle « toutes les marques d'une bonne vocation ». La famille est bien chrétienne (les Jaquette n'ont-ils pas sauvé un prêtre pendant la Révolution?). Mais quand Désirée parle d'entrer dans le nouveau couvent des carmélites, si pauvre, si austère, c'est le refus catégorique. Elle patiente. Deux tantes Toutain la soutiennent. Finalement, elle s'enfuit de la maison paternelle quelques jours avant ses vingt-cinq ans, à la Pentecôte, le 15 mai 1842.

Au Carmel (1842-1892)

Elle est accueillie par Mère Geneviève de Sainte-Thérèse, 37 ans, prieure depuis quatre mois, et (par la volonté du Supérieur) maîtresse des novices. Elle reçoit le nom de soeur Madeleine du Saint-Sacrement et devient la compagne de soeur Radegonde, converse. Ruche bourdon­nante que le noviciat de la récente fondation! Six jeunes professes y poursuivent leur formation : les soeurs Saint-Joseph de Jésus, Rade­gonde, Louise (une veuve), Adélaïde, Aimée de Jésus, et soeur Saint- Charles. Leurs professions se sont échelonnées de novembre 1839 à octobre 1841. S'y ajoutent la novice, soeur Miséricorde, et soeur Fébronie, postulante entrée le 15 janvier 1842 (Annales, janvier 1983).

Le postulat des soeurs converses dure une année. Ce délai permet à la famille de s'apaiser... L'abbé Farolet, curé de Saint-Pierre, donne le ser­mon de vêture, le 4 juillet 1843. Et soeur Madeleine fait profession le 10 juillet 1844.

« Ame de foi et de dévouement », écrira Mère Marie de Gonzague, en 1892. «Il nous serait impossible d'écrire l'infatigable dévouement de ce coeur aussi grand qu'il était généreux au service de Dieu et de ses mères et soeurs.» La chronique ajoute: «Ma Sr Madeleine avec son caractère un peu vif rachetait ce petit défaut par un coeur d'or et une humilité profonde. Elle était si charitable, si bonne aux malades, ne se ménageant pas lorsqu'il fallait passer les nuits près d'elles; son excel­lent jugement portait même ses Mères Prieures à lui demander cer­tains avis et la faisaient souvent dépositaire de leurs peines. On peut comprendre à ce petit aperçu la tristesse de nos coeurs en la voyant partir sans pouvoir l'entourer de nos prières puisque toutes nos soeurs étaient alitées...»

A soixante-dix ans, soeur Madeleine fait encore la cuisine. Elle est enchantée quand M. Martin envoie du beau poisson (peut-être péché à Saint-Martin-de-la-Lieue, un de ses coins favoris, bien connu aussi de Thérèse enfant) :

« Soeur Madeleine est ravie, elle nous sert des portions dignes de la Mère Fanchon. Cela tient de la place! » (Lettre de Marie du Sacré- Coeur à son père, été 1887).

Elle garde un caractère enjoué, cible de choix pour l'affectueuse taqui­nerie... et Marie du Sacré-Coeur excelle en ce domaine :

« Ce soir à la récréation nous nous sommes bien amusées toutes deux à nous taquiner. Elle dit que je fais griller mes boutures au soleil. Cela ne m'étonne pas, elle qui fait tremper les siennes toutes les nuits dans un baquet d'eau fraîche pour les faire prendre, elle trouve drôle ma manière. Je lui ai dit : Ma Soeur Madeleine, j'habitue mes fleurs à la dure, elles me connaissent... les plus fortes résistent : mes boutures et moi tout cela se ressemble, ça vient comme ça peut, à la grâce de Dieu. » (Lettre de Marie à M. Martin, 23 août 1887.)

Avec Thérèse

Oui, un coeur d'or, cette soeur Madeleine! Pleine de sollicitude pour les novices : elle en a vu plus d'une mourir à la fleur de l'âge, aux temps héroïques de la fondation. Un jour de février 1889, elle croise Thérèse, novice, près de la cuisine. Elle s'alarme :

« Mais qu'est-ce que vous devenez donc, ma pauvre petite Soeur Thé­rèse de l'Enfant Jésus! Vous maigrissez à vue d'oeil! Si vous y allez de ce train-là, avec cette mine qui fait trembler, vous ne suivrez pas long­temps la règle!»

Thérèse est stupéfaite : quelques instants plus tôt, soeur Saint- Vincent-de-Paul vient de s'exclamer, un brin narquoise: «Oh! quelle figure de prospérité! Est-elle forte, cette grande fille! Est-elle grosse...» (C.J., 25 juillet 1915). En février 1889, la «pauvre petite Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus » aurait bien motif d'avoir triste mine : son papa entre au Bon Sauveur de Caen!

Soeur Madeleine a raison : Thérèse ne suivra pas longtemps la règle — encore huit ans seulement — mais elle la suivra jusqu'à la limite de ses forces... comme soeur Madeleine l'a fait pendant cinquante ans (2).

« Si le Bon Dieu me fait miséricorde comme je l'espère... » Près d'elle, une petite carmélite de dix-neuf ans a dû répondre en son coeur: «Vous voulez de la miséricorde, vous aurez de la miséricorde», puisque l'âme reçoit exactement ce qu'elle attend de Dieu.

Sr Cécile ocd