Carmel

Circulaire de Soeur Hermance de Jésus du Mont Carmel

Madeleine Pichery   1834-1898

Paix et très humble salut en Notre seigneur, qui vient de rappeler à Lui notre bien chère Mère Hermance‑Madeleine DU COEUR DE JESUS DU MONT‑CARMEL. Elle était âgée de 64 ans 9 mois, dont 40 ans et 6 mois passés en religion.

D'après la demande qu'elle nous a faite, verbalement et par écrit, de ne pas avoir de circulaire, nous respecterons son désir, tout en donnant à nos coeurs la consolation de tracer seulement quelques lignes à sa mémoire vénérée.

Notre chère Mère était née à Honfleur, d'une famille très honorable. Elle fut l'aînée d'une soeur qu'elle aimait tendrement et que sa mort plonge aujourd'hui dans la plus profonde douleur. Toutes deux reçurent une éducation des plus soignées et firent de brillantes études qui valurent à notre Mère de réels succès dans les fonctions d'institu­trice qu'elle exerça plusieurs années avec distinction, grâce à son intelligence supérieure et à sa grande piété.

Entrée dans notre Monastère à l'âge de 24 ans, elle édifia nos anciennes Mères par son courage à embrasser toutes nos saintes observances, malgré sa constitution des plus délicates. Le jour de sa Profession, elle pria Notre seigneur de lui accorder la grâce de suivre entièrement la règle pendant 15 années. « Que je regrette, disait‑elle plus tard, de n'avoir pas étendu ma demande pour toute ma vie ! » Quoiqu'il en soit, sa prière fut exaucée à la lettre : les 15 ans expirés, elle tomba dans une sorte d'anémie des plus pénibles qu'elle dut supporter jusqu'à sa mort.

Après avoir exercé la charge de Maîtresse des novices, elle fit partie, comme Sous‑Prieure de la petite colonie envoyée pour fonder le Carmel de Coutances. A la mort de la Révérende Mère Aimée de Jésus, de douce mémoire, elle fut élue prieure et nous revint en 1882, avec une santé absolument ruinée. Cependant sa patience et sa résignation. dans les souffrances ne se démentirent pas, malgré tous les sacrifices que son état d'impuissance lui imposait.

Ce que nous admirions le plus dans notre bonne Mère du Coeur de Jésus, c'était son maintien toujours si parfaitement religieux, son respect, nous dirions presque son culte pour l'autorité, et par dessus tout une très grande charité dans ses paroles, charité poussée jusqu'à la plus exquise délicatesse. Ainsi se préparait‑elle à la venue de l'Epoux divin qu'elle appelait de tous ses voeux, malgré sa frayeur de la mort et des jugements de Dieu.

L'année dernière, pendant la maladie de notre angélique petite soeur Thérèse de l'Enfant jésus, nous lisions au réfectoire la vie de saint Louis de Gonzague lorsque notre chère Mère fut frappée de l'affection touchante et réciproque du jeune Saint et d'un vénérable religieux de la Compagnie de Jésus, le Père Corbinelli : « C'est vous le petit Louis, dit‑elle à notre sainte enfant et moi je suis le vieux Père Corbinelli ;  quand vous serez au Ciel, souvenez‑vous de moi ! »

« Voulez‑vous, ma Mère, que je vienne bientôt vous chercher ? »

«.Non, pas encore, je n'ai pas assez souffert. »

« 0 ma Mère, moi je vous dis que vous avez bien assez souffert. »

Et Mère du Coeur de Jésus de répondre : « Je n'ose encore vous dire oui... Pour une chose aussi grave, il nous faut la sanction de l'autorité. »

En effet, la demande nous fut adressée, et, sans y attacher d'importance, nous donnâmes une réponse affirmative. Or, l'un des derniers jours de sa vie, Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus ne pouvant presque plus parler, en raison de sa grande faiblesse, reçut de la part de notre chère Mère, un petit bouquet de fleurs, avec prière instante à l'infirmière de lui transmettre ensuite, comme remerciement, un seul mot de notre ange. Et voici quel fut ce mot véritablement prophétique : « Dites à Mère Coeur de Jésus que, ce matin, pendant la Messe, j'ai vu la tombe du Père Corbinelli tout près de celle du petit Louis. » ‑ « C'est bien, répondit tout émue, notre bonne Mère; dites à soeur Thérèse de l'Enfant Jésus que j'ai compris ! »

À partir de ce moment elle demeura persuadée de sa mort prochaine. Cependant il n' y eut aucun changement dans son état jusqu'au 17 octobre de cette année, jour où elle fut prise d'un rhume qui dégénéra en bronchite, et la mit en quelques heures aux portes du tombeau.. Elle ne cessait alors de nous rappeler la prophétie de notre petite Sainte et ne paraissait plus craindre la mort

Le jeudi 27, elle reçut le saint Viatique et l'Extrême-onction, cérémonie qui nous fit verser des larmes, autant par la ferveur de notre chère malade, que par les exhortations touchantes de notre pieux et digne aumônier, auxquelles vinrent bientôt se joindre les bénédictions et les encouragements de notre vénéré Père Supérieur. L'un et l'autre se promettaient bien néanmoins de venir plus d'une fois encore, renouveler à notre bonne mère leurs consolations ; et ce sentiment fut confirmé par un mieux réel. La bronchite semblait conjurée et nous en étions venues à l'espoir de conserver encore, plusieurs semaines, notre chère malade, lorsque dans la nuit du 30 octobre, à une heure et demie, après avoir répété doucement à la soeur qui la veillait, combien elle souffrait de ne pouvoir dormir, elle perdit subitement connaissance et nous n'eûmes que le temps d'accourir avec plusieurs de nos chères filles pour recevoir son dernier soupir.

Nous ne pûmes nous défendre alors, malgré notre douleur, d'un sentiment indéfinissable de reconnaissance envers Dieu qui, toujours plein de bonté à l'égard de nos âmes, avait demandé comme à l'improviste celle de notre chère Mère, si bien préparée d'ailleurs, pour lui épargner les angoisses tant redoutées des derniers instants. Elle appelait ici‑bas le sommeil matériel pour réparer ses forces épuisées et le Seigneur exauçait immédiatement sa prière, lui donnant le repos éternel, 1e sommeil des épouses fidèles sur son Coeur sacré, repos ineffable que ne suivra plus le réveil souvent pénible des nuits d'exil.

Notre dévoué docteur, qui chaque jour lui avait prodigué ses soins empressés, ne .nous dissimula pas sa surprise lorsqu'à sa visite matinale il ne trouva plus que la dépouille mortelle de notre si bonne Mère. L'ayant vue, la veille encore, lui sourire et lui parler fort aimablement, avec cet esprit fin et délicat qui la caractérisait, il ne put s'empêcher de dire : « Vraiment il est beau de voir mourir au Carmel ! Quelle différence avec le monde ! Ici l'on meurt en souriant !

Puisse le divin Maître avoir souri lui‑même à cette belle âme au sortir de la vie ! C'est là notre désir et notre espoir. De si longues années de souffrances, supportées avec amour, ne sont‑elles pas un véritable purgatoire ?

Cependant, ma Révérende Mère, comme les jugements de Dieu nous sont inconnus, nous vous prions de faire rendre au plus tôt à notre bien chère Mère du Coeur de Jésus les suffrages de notre Saint Ordre - qu'elle abandonne aux âmes du purgatoire, - par grâce une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du chemin de la croix et des six Pater, trois Gloria Patri, quelques invocations au Sacré‑Coeur de Jésus, à Notre‑Dame du Mont‑Carmel et à saint Joseph.. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la croix, Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante,
Soeur Marie de Gonzague,
R. C. ind..

De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception des Carmélites de Lisieux, le 4 novembre 1898.